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ÉQUILIBRE GÉNÉRAL ET JUSTICE SOCIALE : LA THÉORIE

NÉOCLASSIQUE COMME PHILOSOPHIE POLITIQUE ?

Vincent Desreumaux

L'Harmattan | « Cahiers d'économie Politique »

2013/1 n° 64 | pages 75 à 110


ISSN 0154-8344
ISBN 9782296994010
DOI 10.3917/cep.064.0075
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2013-1-page-75.htm
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équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

équilibre général et justice sociale :


la théorie néoclassique comme
philosophie politique ?
Vincent Desreumaux1

Nous étudions la volonté d’un certain General Equilibrium and Social Justice:
nombre d’auteurs, au premier rang desquels Neoclassical Theory as a Political
H. Varian dans les années 1970, d’inscrire Philosophy?
une théorie de la justice dans le cadre We study the willingness of some authors,
standard de la théorie de l’équilibre général including H. Varian in the 70’s, to elaborate
dans la version canonique qu’en propose a theory of justice that would fit standard
Pareto. Nous montrons, via une incursion general equilibrium theory in its Pareto’s
dans les travaux de certains socialistes de canonical version. We first show, through an
marché des années 1930, que tout l’édifice analysis of market socialism in the 30’s, that the
normatif de la théorie parétienne repose sur Paretian ethic is based on the value judgment
le jugement de valeur dit de la souveraineté of consumer sovereignty. Then we are able to
du consommateur, ce qui nous permet de discuss the specific contribution of Varian,
mettre en relief et de discuter la contribution who, by introducing the criterion of equity
originale de Varian qui introduit le critère as envy-freeness, produces a – very specific –
d’équité comme absence d’envie, parvenant theory of justice that seems compatible with this
ainsi à inscrire une théorie de la justice value judgment and can stand at the heart of
– très particulière – au cœur du modèle standard general equilibrium analysis.
orthodoxe, qui respecte, autant que possible,
ce jugement de valeur.
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Mots clefs : Pareto, justice sociale, économie du bien-être, socialisme de marché,


absence d’envie, philosophie politique.
Keywords: Pareto, Social Justice, welfare economics, market socialism, envy freeness,
political philosophy.
JEL classification: B13, B20, B40

1. Clersé, université de Lille 1. Courriel : vdesreumaux@hotmail.com


Je remercie les membres su séminaire HPES de l’université de Lille 1 pour leur discussion d’une première
ébauche de ce travail, ainsi que les rapporteurs de la revue des Cahiers d’économie politique pour leurs
critiques d’une première version de ce texte.

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Vincent Desreumaux

Les relations entre la théorie économique de l’équilibre général, telle qu’elle


se développe notamment à la suite du modèle de l’économie pure de Pareto,
et la question de la justice sociale, peuvent apparaître, en première analyse,
relativement claires  : la première est étrangère à la seconde. Autant il est
possible, dans le cadre théorique parétien, de traiter les questions d’efficacité
économique – via le fameux optimum de Pareto –, autant ce cadre est
hermétique à toute incursion des questions d’équité distributive. Pareto
dresse lui-même sans ambiguïtés cet état des lieux :
« Lorsque ensuite on arrive en un [optimum de Pareto] où [augmenter
la satisfaction de tous] n’est plus possible, il faut, pour s’arrêter ou pour
continuer, recourir à d’autres considérations, étrangères à l’économie.  »
[Pareto, 1916, p. 1339]

Si ce message est assez largement répandu et admis, force est de constater,


pourtant, que persiste la volonté, chez certains auteurs, de le dépasser.
Comme le signale d’Aspremont :
«  La “nouvelle économie du bien-être” a fait du concept de Pareto son
point de départ pour tenter d’obtenir une détermination plus précise
de l’optimum social […] L’idéal est en quelque sorte d’utiliser la même
information quant aux utilités individuelles que celle qui est requise dans
la théorie microéconomique du consommateur2. » [d’Aspremont, 1995,
p. 219]

Il s’agit donc, en pratique, d’inscrire une théorie de la justice sociale au sein


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du modèle de l’équilibre général, qui viendrait compléter l’analyse en termes
d’efficacité. Intégrer, en quelque sorte, au cœur de la théorie économique
les «  considérations étrangères à l’économie  » qu’évoque Pareto. Nous
voudrions, dans la présente contribution, rendre compte de cette gageure
et montrer quels enjeux révèle la persévérance à lui trouver une solution. Ce
faisant, nous cherchons à mettre au jour l’étendue des facultés que certains
théoriciens néoclassiques3 prêtent au modèle de l’équilibre général, lesquelles
relèvent en définitive d’une philosophie politique, bien davantage que de la
science économique.
Il nous semble que l’on peut lire la volonté de la théorie du bien-être
d’inscrire son analyse dans le cadre théorique de l’équilibre général parétien à
travers deux prismes différents. Suivant le premier, on constatera simplement

2. Pour une présentation récente de la question de la base informationnelle en économie du bien-être, on


pourra consulter Fleurbaey [2008].
3. Dans le présent article, le qualificatif “néoclassique” renvoie aux auteurs de tradition parétienne (ou
néo-walrassienne), qui inscrivent donc leur démarche dans le cadre analytique de l’équilibre général.

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équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

que cette volonté a une source principalement méthodologique : ce cadre,


rigoureux et formel, est simplement celui au sein duquel l’économiste
appréhende ses objets d’étude. Suivant le second, il s’agit de mettre en
avant un enjeu en termes de conception philosophique des individus et de
la société, et de la coordination des activités de la multitude des premiers
qui composent la seconde. Dans cette perspective, le modèle de l’équilibre
général est incontournable parce qu’il est attrayant bien au-delà de sa rigueur
et de son élégance analytique  : il formalise un certain type d’individus et
une forme précise d’organisation sociale. Dans la présente contribution,
nous cherchons à montrer la prégnance, dans les développements récents de
l’économie normative néoclassique, de ce second registre d’explication.
Ainsi est-ce suivant ce registre que nous lisons la volonté d’inscrire une
théorie de la justice sociale au sein du modèle de l’équilibre général. Nous
avons vu, ci-dessus, comment d’Aspremont l’identifiait : l’objectif est bien
de ne pas excéder la base informationnelle de la théorie parétienne positive, à
savoir les préférences ordinales et non comparables4. Dans une revue récente
de la littérature, Maniquet signale de façon laconique, à propos des théories
de l’équité plus contemporaines comme l’équivalence égalitaire et l’absence
d’envie, qu’elles mobilisent les mêmes informations que celles qui sont
requises pour la mise en évidence du caractère pareto-optimal des équilibres
concurrentiels : « Indiquons simplement [que l’information requise par ces
théories de l’équité] est identique à celle des deux théorèmes fondamentaux
de l’économie normative.  » [Maniquet, 1999, p.  789, note  3] Ce n’est
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évidemment pas une coïncidence. L’élaboration de ce type de critères
procède d’une volonté de compléter les deux théorèmes du bien-être sur la
Pareto-optimalité, en inscrivant une théorie de la justice sociale dans le cadre
de l’équilibre général. Autour de cette volonté d’insérer une analyse de la
justice sociale dans ce que Pazner appelle « le cadre d’analyse économique »
[Pazner, 1985, p. 298-299], à savoir la théorie de l’équilibre général, se pose
en effet selon nous un enjeu de philosophie politique : parvenir à étudier, du
point de vue de l’analyse économique, les mérites normatifs d’une société de
marché composée d’homines œconomici. Ladite analyse économique a établi,
déjà, qu’une telle société, sous les conditions de la concurrence parfaite, est
efficace – c’est le message des deux théorèmes du bien-être. Mais on sait que
cette preuve ne résout pas la question de l’équité distributive. Il s’agit donc

4. Voir aussi Fleurbaey [1996], dont le chapitre 10 est consacré aux théories de la justice relatives au
modèle de l’équilibre général. Dans ces théories, «  les préférences des individus sont auto-centrées (la
satisfaction de chacun ne dépend que de sa propre consommation) et purement ordinales » [Fleurbaey,
1996, p. 203].

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Vincent Desreumaux

de chercher à y remédier sans s’écarter des hypothèses propres à ce cadre, en


restant ainsi fidèle à la représentation particulière de la société qu’il constitue.
Nous procédons, pour rendre compte de ces enjeux, en trois temps.
D’abord, nous présentons notre grille de lecture, en montrant de quelle
manière certaines des questions centrales ressortissant du domaine de la
philosophie politique peuvent être posées à la théorie économique parétienne,
et comment, selon nous, elles contribuent à façonner la théorie économique
elle-même. Ensuite, pour dégager de façon plus explicite les caractéristiques
éthiques du modèle de l’équilibre général, nous étudions certains travaux de
Lange et Lerner, auteurs néoclassiques défendant, dans les années 1930, le
concept de marché concurrentiel dans une optique ouvertement politique.
Nous constaterons qu’en dernier ressort ces auteurs sont amenés à introduire
dans leur discours une fonction de bien-être social qui tranche avec le
projet individualiste qu’est censé implémenter le mécanisme de marché.
Nous verrons, enfin, comment Varian tente de pallier cette difficulté en
introduisant, au début des années 1970, un critère d’équité, l’absence d’envie,
qui lui permet, sans recourir à une fonction de bien-être social, d’inscrire une
théorie de la justice au cœur du modèle de l’équilibre général.

1. Le marché comme réponse de la science économique


à un problème de philosophie politique
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Nous voudrions défendre l’idée selon laquelle il s’avère éclairant et pertinent
de saisir la théorie néoclassique de l’équilibre général non pas seulement
comme une élaboration analytique présentant de manière mathématique
les rapports d’interdépendance entre acteurs économiques sur les marchés,
mais aussi, et surtout peut-être, comme un ambitieux projet de philosophie
politique. Il s’agit, pour l’exprimer de manière très ramassée, de faire du
marché concurrentiel la principale source de solution au problème de la
bonne société. Cela esquisse un modèle de société particulier. On pourrait
synthétiser les choses de la façon suivante  : sur le marché concurrentiel,
sans intervention d’un quelconque acteur central, chaque individu, libre de
toute forme de contrainte, poursuit l’accroissement de son bien-être par la
satisfaction de ses préférences de consommateur souverain, sans qu’aucune
commune mesure n’ait à être supposée entre les individus ni qu’aucune
comparaison interpersonnelle d’utilité n’ait à être effectuée. On parvient,
dans les termes parétiens, à montrer que l’équilibre obtenu est efficace. Il
nous semble que la volonté de compléter ce résultat par un propos relatif
à l’équité, prononcé également dans les termes parétiens, s’explique par

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équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

l’attrait du modèle de société de marché à l’instant suggéré ; une société dont


la valeur centrale est la liberté de choix de l’homo œconomicus, et qui, selon la
métaphore de la main invisible, pourrait obtenir, de manière décentralisée,
une forme de bien-être social : l’efficacité économique et la justice sociale.
Selon notre interprétation, la théorie néoclassique de l’équilibre général
nourrit l’ambition, en partie implicite, de prendre place dans la lignée des
théories de philosophie politique individualistes – qui fondent la notion de
bien social sur une forme ou une autre d’agrégation des biens individuels
– en tant qu’héritière, plus aboutie, palliant les limites des incarnations
antérieures de cette tradition. On identifiera schématiquement deux
versions de ce courant individualiste en philosophie politique5 : la théorie
du contrat social et l’utilitarisme. La théorie de l’équilibre général s’inscrit
dans la même tradition individualiste que ces dernières, mais elle est censée
avoir réussi là où ces dernières auraient échoué : dans la production d’une
théorie authentiquement respectueuse des individus, évitant l’introduction
problématique d’une entité plus ou moins holiste – écueil contre lequel se
seraient brisés tant l’utilitarisme que la théorie du contrat social. Suivant cette
lecture, ces deux théories, en effet, parties d’un projet initialement inspiré
par l’individualisme, c’est-à-dire par la volonté de justifier les institutions
socio-économiques et politiques à partir des jugements des individus libres,
menaceraient de dériver vers un système totalitaire, où un acteur central
omnipotent peut user de moyens contraignants au nom d’un intérêt général
qui peut léser bien souvent les individus. À la limite de cette dérive se
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trouve l’image d’un corps social personnifié, doté d’une conscience propre,
indépendant des membres de la collectivité. Une certaine lecture de ce
passage connu de Rousseau peut conduire à déceler ce type de dérive dans la
théorie de la volonté générale. Dans les termes de Rousseau, immédiatement
après qu’est signé le contrat social par tous les membres de la communauté,
se trouve créé un « corps moral » :
« À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet
acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant
de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son
unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » [Rousseau, 1966, p. 52]

Ce corps peut s’incarner dans l’État, et sa volonté est la volonté générale.


Dès lors que le « corps moral » acquiert une existence autonome, une vie

5. Compte tenu des principes éthiques mis en évidence pour la théorie économique parétienne, notre
analyse fait mention des seules philosophies politiques individualistes, dans la lignée desquelles se situe
selon nous la théorie néoclassique. L’absence d’autres traditions philosophiques – holistes par exemple –
dans le présent article, n’est dictée que par cette raison.

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Vincent Desreumaux

et une volonté propres, on conçoit qu’une certaine lecture de la théorie de


Rousseau conduise à craindre que l’omnipotence dudit corps moral puisse
constituer une menace pour les individus. Or on trouve trace d’une telle
lecture, et donc de cette réticence à l’égard de la théorie de Rousseau, chez les
quelques économistes néoclassiques qui se sont exprimés sur ces questions.
C’est en particulier à l’occasion du débat qu’a suscité, autour de la question
du choix collectif, la démonstration du théorème d’impossibilité de Arrow
[1950], que quelques-uns des plus influents théoriciens parétiens du bien-
être ont clairement exprimé leur hostilité à l’égard de la théorie de Rousseau6.
Il suffira de citer les railleries – teintées d’une véritable inquiétude à l’égard
du respect de la liberté individuelle – de Little, le plus véhément sur ce point,
pour en donner une idée :
«  [L]es philosophes […] ont inventé la doctrine d’un consensus
métaphysique. Lorsque les individus étaient effectivement (i.e. réellement)
en désaccord sur un problème affectant l’intérêt commun, ils étaient
effectivement (i.e. métaphysiquement) d’accord. Rousseau […] est le
premier responsable de ce non-sens. » [Little, 1952, p. 429]

Figure emblématique de l’économie du bien-être, A. Bergson lui-même


confie son accord avec la position de Little dans un texte de 19547.
L’utilitarisme n’est pas épargné par cette difficulté. À suivre l’interprétation
de Dupuy – dont nous voudrions montrer, là encore, qu’elle est partagée
par beaucoup d’économistes de tradition parétienne –, l’antagonisme entre
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l’hypothèse de la poursuite par les individus de leur intérêt et le critère moral
de maximisation de l’utilité collective est insurmontable, et il s’ensuit que
l’utilitarisme ne peut que déboucher sur ce que Dupuy nomme une logique
sacrificielle  : au nom de l’utilité collective, on ne fera plus aucun cas de
l’intégrité des membres de la collectivité, et on sacrifiera, le cas échéant,
certains individus. Ici, c’est en quelque sorte le froid calcul des gains et des
pertes d’utilité totale qui règne de façon totalitaire. Ce calcul sera conduit
par la figure du spectateur impartial. Comme l’explique Dupuy :
« Il s’agit de poser un spectateur impartial et doué d’une faculté parfaite de
sympathie, qui s’identifie à l’ensemble des membres de la collectivité. […]
Cet être hypothétique souffre et jouit de la même manière, exactement,
que la société considérée comme un tout. C’est bien là ce qui motive la
critique des anti-utilitaristes. L’utilitarisme, disent-ils, […] ne prend pas

6. Pour une présentation détaillée de ce débat et des ses implications philosophiques, voir Desreumaux
[2009].
7. Voir Bergson [1954].

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au sérieux le caractère pluriel et distinct des personnes. » [Dupuy, 1994,


p. 348]

La méfiance des économistes néoclassiques à l’endroit de l’utilitarisme


est plus ambiguë, parce que l’on peut de fait affirmer que, dans son projet,
l’économie du bien-être, qui vise à définir le bien-être social, est d’inspiration
utilitariste. Il n’en reste pas moins que les économistes parétiens ont pris
fermement leurs distances avec cette doctrine philosophique. C’est en
particulier au moment d’effectuer des comparaisons interpersonnelles
d’utilité, là où se noue, précisément, l’enjeu du « caractère pluriel et distinct
des personnes  », que les parétiens ont signalé leur rejet des préceptes
utilitaristes8. Puisque cette problématique a étroitement partie liée avec le
concept de fonction de bien-être social, nous y revenons ci-dessous dans le
paragraphe qui lui est dédié.
En définitive, théorie du contrat social et utilitarisme, deux théories qui
cherchaient à fonder la légitimité de l’organisation sociale sur le jugement des
individus libres, tendraient, suivant la lecture privilégiée par les économistes
parétiens, à produire, au contraire, la vision d’un corps social totalitaire,
dont l’intérêt, à bien y regarder, prendrait le dessus sur celui de chacun
des individus, lequel n’est plus conçu que comme moyen à manipuler ou
à sacrifier au nom du bien commun, comme matière homogène à modeler
selon les exigences que dicte le bien de la société. L’individualisme est alors
deux fois nié. D’une part, les individus sont menacés par les diktats arbitraires
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d’un acteur surplombant aux pouvoirs exorbitants ; d’autre part, l’originalité
des individus, leur incommensurabilité, est diluée, dans la mesure où ceux-ci
ne sont plus que les moyens d’accomplir l’intérêt général.
Comment penser une organisation sociale qui permettrait d’éviter ces
menaces anti-individualistes ? C’est l’organisation de la société sous forme de
marché qui pourrait résoudre la difficulté. Telle est en substance l’hypothèse
que développe Rosanvallon dans Le libéralisme économique, histoire de l’idée
de marché : l’économie politique classique théorise selon lui, bien plus que
l’économie de marché, la société de marché. C’est là selon lui la véritable portée
de la Richesse des nations de Smith. Celui-ci voit dans le marché la réponse la
plus convaincante à la question principale de la philosophie politique, celle
de l’institution et de la régulation du social.

8. Que l’on songe aux critères de compensation potentielle (des années 1930 et 1940), qui visaient
précisément à esquiver ce problème des comparaisons interpersonnelles. Sur ce point, voir Desreumaux
[2009].

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Vincent Desreumaux

Selon cette interprétation, la société est harmonieuse simplement tant


que les individus agissent comme des marchands, c’est-à-dire des individus
situés dans l’espace des échanges de biens et services, où il s’agit pour eux de
poursuivre leur intérêt. « L’idéologie économique traduit d’abord le fait que
les rapports entre les hommes sont compris comme des rapports entre des
valeurs marchandes. » [Rosanvallon, 1989, p. 42] Le marché est la société,
et cette dernière est harmonieuse parce que l’organisation marchande des
rapports sociaux conduit à l’intérêt général, selon l’image de la main invisible.
Dès lors,
«  La notion de “main invisible” permet de dépasser cette difficulté
du fondement de l’obligation dans le pacte social sans revenir à une
conception despotique. Elle permet de penser une société sans centre,
d’abolir pratiquement la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre
l’individu et la société. » [Ibid., p. 46].

Les difficultés propres à la théorie du contrat social et à l’utilitarisme sont du


même coup contournées. Les membres de la société vivent harmonieusement,
sans l’autorité d’une entité totalitaire édictant un ensemble de règles
contraignantes, auxquelles les individus, privés d’une véritable liberté, ne
pourraient que se plier. Ainsi, quant à la loi et à la légitimité de celle-ci ou de
son auteur, le marché, parce qu’il produit l’harmonie naturelle (et non plus
artificielle) des intérêts, permet d’éviter la difficulté : « Le marché constitue
ainsi une loi régulatrice de l’ordre social sans législateur. » [Ibid., p. 46] Sur
le marché, chacun poursuit son intérêt privé, nul n’a à faire preuve d’une
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vertu littéralement surhumaine le conduisant à se sacrifier pour l’intérêt
commun ; et le « miracle » de la main invisible conduit, sans qu’aucune entité
surplombante n’y œuvre de façon délibérée et autoritaire, à l’avènement de
l’intérêt collectif. « La loi de la valeur règle les rapports d’échange entre les
marchandises, et les rapports entre les personnes qui sont compris comme
des rapports entre des marchandises, sans aucune intervention extérieure. »
[Ibid., p. 46-47]
Il nous semble que cette hypothèse de Rosanvallon peut être appliquée
au modèle de l’équilibre général parétien, et nous cherchons, ci-dessous, à
en apporter des éléments de preuve. C’est en ces termes que nous proposons
d’interpréter deux concepts centraux de la théorie néoclassique : le modèle
de l’équilibre général, et la notion, propre à l’économie du bien-être, de
fonction de bien-être social.

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équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

L’attrait de l’équilibre général parétien

Nous esquissons l’attrait, aux yeux des économistes du bien-être eux-mêmes,


du modèle de l’équilibre général en termes de représentation de l’organisation
des rapports sociaux9. Nous identifions deux caractéristiques principales en
la matière. D’une part, le modèle est conçu de telle sorte que les relations
interindividuelles directes soient strictement absentes. Les agents sont des
price takers isolés, qui ne font que réagir aux prix qui sont supposés être
portés à leur connaissance. Le système de prix permet la coordination sociale
sans aucune forme de relation interpersonnelle. Cette conception d’une
collectivité sans relation sociale est loin d’être neutre d’un point de vue
éthique. Elle permet d’exclure toutes les formes de pressions, de contraintes,
d’influences, qu’un individu ou un groupe pourrait chercher à exercer sur
un autre. Comme le résume Perroux, «  force, pouvoir et contrainte sont
tendanciellement exclus du marché libre où les seules pressions sont celles du
prix qui répartit, entre les emplois et les sujets, les ressources économiques »
[Perroux, 1969, p. 61]. Ainsi, il faut également souligner que l’isolement des
personnes préserve la souveraineté de chaque individu, son expression libre
dans ses préférences10.
La seconde caractéristique de l’organisation sociale spécifique que
formalise l’équilibre général est synthétisée par la formule de la main invisible.
Elle représente l’idéal que décrit Dupuy : l’harmonie collective que produit
le mécanisme de marché, c’est-à-dire la compatibilité globale des offres et
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des demandes individuelles qui caractérise l’équilibre11, n’est « fabriquée » par

9. Le contenu normatif du modèle de l’équilibre général a déjà fait l’objet d’analyses critiques, dont celles
de Dupuy [1977] et Perroux [1969], entre autres. À l’issue d’une analyse qui montre que le modèle de
l’équilibre général de Walras était un chaînon d’une construction ambitieuse de philosophie morale, un
peu comme chez Smith la notion de main invisible est un élément participant d’une analyse éthique plus
vaste, et après avoir signalé que les théoriciens de l’équilibre général succédant à Walras conservèrent son
modèle mathématique mais abandonnèrent toute la partie éthique de la réflexion de l’auteur de Lausanne,
Bridel conclut quant à lui par l’interrogation suivante : « Même si beaucoup d’économistes ne s’en soucient
guère, on peut légitimement se demander si, ce qui passe pour de la théorie pure n’est pas, en fait, une
variante implicite et sophistiquée de l’approche explicitement normative de Smith. » [Bridel, 1988, p. 97]
10. Voir Dupuy [1977, p. 94-95].
11. En supposant au moins l’existence et une forme de stabilité de l’équilibre général concurrentiel. On
sait pourtant que la stabilité de l’équilibre n’est en réalité pas démontrée, comme cela ressort des travaux
de Sonnenschein, Mantel et Debreu dans les années 1970. Il est remarquable que les théories d’économie
normative que nous étudions ici ne fassent pas mention de ces résultats négatifs, qui auraient pu, pourtant,
apparaître rédhibitoires. Cela peut supporter l’idée selon laquelle le modèle de l’équilibre général est trop
attrayant à leurs yeux pour que soit abandonnée la tentative d’y inscrire une théorie de la justice sociale.
Plus généralement, alors que Bridel [2000] cherche à expliquer l’attachement des économistes au modèle
de l’équilibre général, qui persiste malgré ses « hypothèses restrictives », son caractère « caricatural » et les

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Vincent Desreumaux

personne, mais « agie » par tous12. Autrement dit, c’est la somme de tous les
choix individuels isolés – leurs actions – qui la produit, mais personne ne
l’a pensée – c’est-à-dire fabriquée, à partir d’un plan d’ensemble préalable –
dans sa globalité13. En termes d’organisation socio-économique, cette grille
de lecture permet de faire apparaître le contraste entre économie de marché
et économie centralisée. Comme le fait remarquer Dupuy, la planification
consiste précisément en « la fabrication d’états sociaux » [ibid., p. 86]. Or cette
fabrication serait nécessairement l’œuvre d’un acteur central, dont il faudrait
supposer l’omnipotence et l’omniscience. Cette figure serait en principe
absente de la société de marché que formalise la théorie de l’équilibre général.

À propos de la fonction de bien-être social

Nous adoptons le même principe d’analyse dans notre appréhension d’un


autre concept crucial de la théorie parétienne, spécifiquement dédié celui-là
aux questions de bien-être collectif : la fonction de bien-être social. Une telle
fonction est une manière d’exprimer formellement la relation entre le « bien-
être social  », noté W, et les variables qui sont jugées pertinentes comme
arguments de la fonction. Une fonction de bien-être social « individualiste »
choisit d’identifier ces variables pertinentes aux utilités individuelles, et sera
notée, par conséquent, W(Ui). Il est possible de l’envisager comme un concept
strictement technique, élaboré dans le but de synthétiser formellement
une analyse particulière du bien-être, d’en faciliter la présentation via une
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formulation mathématique. Mais il nous semble que cette appréhension
est insuffisante. Pour rendre compte de façon pleinement convaincante
du sort de ce concept, il faut, postulons-nous, donner toute sa place à une
interprétation philosophique du sens qu’il prend.
Dans cette optique, les problèmes que pose ce concept ressortissent
aux enjeux de philosophie politique et morale esquissés ci-dessus. Pour
reprendre les termes de Dupuy, nous dirions volontiers que la fonction de
bien-être social joue le rôle du plan qu’un acteur central aurait à suivre pour

problèmes liés à la stabilité, il mentionne « l’aura quasi mystique que d’innombrables économistes attribuent
aux mécanismes de marché », [Bridel, 2000, p. 59] liée au mystère du « miracle » de la main invisible.
12. Voir Dupuy [1977, p. 86-87].
13. Il faut signaler le caractère en partie illusoire de cette vision de la théorie de l’équilibre général. Selon
la formule de Berthoud, la théorie de l’équilibre général s’apparente à une « machine ». Il faut donc non
seulement qu’elle ait été fabriquée, mais encore, que son fonctionnement soit régi par un centre. Voir,
sur ce thème, l’analyse de Berthoud [1988]. Walras lui-même ne l’ignorait pas, ce dont témoigne l’image
célèbre du crieur de prix.

84
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

« fabriquer » l’état social idéal. Plus généralement, selon notre interprétation,


tout se passe comme si le concept de fonction de bien-être social cristallisait
toutes les difficultés propres aux théories contractualistes et utilitaristes
que nous avons présentées ci-dessus. D’abord, la fonction de bien-être
social procède de la construction délibérée d’un choix collectif, de sorte
qu’elle est coextensive, semble-t-il, de l’idée d’un acteur central effectuant
cette opération de construction. Immédiatement alors, dans la perspective
de l’individualisme, se pose la question du statut et de la légitimité de cet
acteur central. Dès lors cet acteur risque, de par son statut exceptionnel,
de devenir tyrannique. Plus généralement, la fonction de bien-être social
pourra apparaître comme l’outil idéal au service d’un planificateur central
éventuellement despotique. Rappelons que l’essentiel des théories du bien-
être en question est conçu durant la partie du xxe siècle où l’éventualité d’une
économie planifiée, opposée à une économie de marchés libres, était tout à
fait crédible. En témoigne ce commentaire, en rien iconoclaste à l’époque, de
Nyblén, à propos du concept de fonction de bien-être social :
« Une foi très grande en la capacité de progrès des processus “libres” est
encore enracinée profondément ; ce courant d’idées peut être caractérisé
dans sa forme la plus nette par la devise  :  “Tout schéma de valeurs
pour la société entière est une illusion.” Durant les dernières décades,
la planification centrale de l’économie a été présentée comme substitut
d’une économie de groupes libres, soit en discussions, soit en réalisations.
La base rationnelle de cette attitude est une profonde défiance vis-à-vis
d’un progrès libre. Ce courant d’idées peut être caractérisé dans sa forme
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la plus pure par la devise  : “Un schéma de valeurs communes pour la
société est la seule chose nécessaire”. » [Nyblén, 1952, p. 499]

La construction d’une fonction individualiste de bien-être social apparaît


à vrai dire comme une opération intrinsèquement ambivalente. Si, d’une
part, l’idée même de produire un jugement de bien-être social semble
nécessiter l’existence d’une entité quelconque centralisant les jugements
individuels et en tirant le jugement collectif, d’autre part la manière avec
laquelle les économistes ont généralement procédé à la construction de
la fonction de bien-être social a consisté à représenter le plus fidèlement
possible l’agrégation des choix d’individus souverains ; le bien-être social est
en effet défini comme agrégation du bien-être des individus. La démarche
semble donc contenir intrinsèquement une ambiguïté : la fonction de bien-
être social se situerait quelque part entre l’autorité indiscutable de la volonté
générale et le reflet fidèle des choix individuels14.

14. Voir, sur cette ambivalence, l’analyse éclairante d’Albert et Hahnel [1990, chapitre 1, sous-section
1-6 de l’édition en ligne].

85
Vincent Desreumaux

Le concept même de fonction de bien-être social ferait donc planer sur


la théorie parétienne la menace de la dictature du calcul implacable de l’ob-
servateur impartial de l’utilitarisme. L’exclusion des comparaisons interper-
sonnelles d’utilité cardinale, propre au parétianisme auquel se conforment
en principe Bergson et Samuelson15 en la matière, est emblématique de cette
difficulté. De façon générale, au moment de prononcer un jugement sur
la distribution du revenu, la fonction de bien-être social paraît arbitraire,
l’origine des jugements de valeur la sous-tendant n’étant pas élucidée. Nom-
breux sont les économistes à avoir signalé cette difficulté. Citons Baumol,
qui regrette que l’injustice d’une distribution « ne puisse être définie sinon
à travers l’évaluation personnelle du théoricien  » [Baumol, 1986, p.  6].
Mishan parle quant à lui, au sujet d’un tel jugement, d’un deus ex machina
[Mishan, 1960, p. 235]. Le rejet massif des comparaisons interpersonnelles
d’utilité est fondé sur la même méfiance : à qui prêter l’exorbitant pouvoir
d’arbitrer entre le bien-être d’individus intrinsèquement distincts et incom-
mensurables16 ? Pour Schumpeter, le péril inhérent au concept de fonction
de bien-être social est en substance le même, à ceci près que lui associe plutôt
le concept à la dictature de la volonté générale. L’utilité sociale que formalise
la fonction de bien-être social, argue-t-il,
« n’est que la volonté générale du xviiie siècle. Cela devrait être évident. Le
danger que cet agent ne devienne qu’un nom pour les intérêts et les idéaux
de l’individu qui analyse devrait être aussi évident » [Schumpeter, 1983,
p. 416-417].
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L’unicité même de la fonction de choix social suscite des questionnements
sur un registre voisin. Comment les individus, mus par la poursuite d’un
bien-être dont chacun, souverainement, se fait l’idée qui lui semble la
meilleure, peuvent-ils être tous d’accord avec le choix collectif unique,
l’unique définition du bien-être social, quelle que soit la façon dont ceux-
ci ont été construits ? Le concept de fonction de bien-être social fait surgir
le thème de l’homogénéisation des subjectivités individuelles. Le centre
n’est-il pas nécessairement amené, en effet, pour élaborer une notion de
bien-être social, à amalgamer le bien-être d’individus distincts ? Comment
concilier, dès lors, la construction d’une fonction de bien-être social et l’un

15. Les deux principaux auteurs ayant élaboré le concept de fonction de bien-être social. Voir Bergson
[1938] et Samuelson [1947, chapitre 8].
16. Ce point de vue est très largement partagé par les économistes parétiens. Depuis le rejet fondateur
des comparaisons interpersonnelles par L. Robbins au début des années 1930, dont le pas est emboîté
par Kaldor et Hicks, et par tout un courant parétien en économie du bien-être au xxe siècle. Voir sur ce
point Desreumaux [2008].

86
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

des postulats de base de la théorie parétienne, celui de l’incommensurabilité


des préférences individuelles17 ?
En définitive, selon notre interprétation, en tant que construction
délibérée d’un choix collectif, la fonction de bien-être social est en contraste
radical avec la notion de marché. À bien des égards, elle en est même l’exact
opposé  : alors qu’elle représente l’expression d’un centre conscient qui
décide sciemment sur les questions collectives, sur le marché personne ne
se préoccupe consciemment des choix sociaux, ceux-ci émergent de fait sans
que ce soit l’intention de quelque acteur central organisateur ; alors qu’elle
procède d’une forme d’homogénéisation des préférences individuelles, sur le
marché s’expriment souverainement les subjectivités de chacun.
Ce qui se joue est la possibilité même, pour la tradition individualiste, de
concevoir et d’admettre la construction délibérée d’une fonction de bien-être
social : cette construction suppose l’existence d’un constructeur, lequel devra
être doué d’une omniscience et plus généralement de pouvoirs considérables.
C’est ce que dépeint Picavet :
«  On crée ainsi, sur le papier, un processus d’agrégation original, qui
n’existe pas dans la vie sociale phénoménale. Dès lors, la métaphore du
décideur social ne se sépare plus du schéma d’agrégation, car ce schéma
rend nécessaire de postuler le discernement d’un être intelligent capable
de rassembler une information “invisible” sur les préférences. » [Picavet,
1996, p. 331]
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Nous postulons donc que c’est ce faisceau de préoccupations, diffuses, qui
entoure le concept de fonction de bien-être social. Puisque encore une fois,
sur le marché, aucun choix collectif n’est, à proprement parler, délibérément
ou consciemment créé, puisque la société de marché n’a nul besoin d’un
décideur et se coordonne harmonieusement sans centre, l’exclusion de
concepts construits de choix collectifs signifie aussi une plus grande
conformité à ce modèle d’organisation socio-économique. Autrement dit,
schématiquement, nous postulons que la mise au ban de la fonction de bien-
être social va de pair, dans la théorie parétienne, avec un appui accru sur les
supposées vertus normatives du marché.

17. Cette difficulté est particulièrement aiguë dans la théorie utilitariste où, comme le résume Picavet, « la
fiction théorique de l’observateur impartial est comme le point-limite d’une doctrine de l’homogénéité :
tous les systèmes d’évaluation sont d’emblée ramenés à la perspective d’une seule personne » [Picavet,
1996, p. 311]. Il nous semble qu’aucune théorie individualiste du bien-être social, dès lors qu’elle éla-
bore une fonction de bien-être social unique censée agréger la multitude des préférences individuelles,
n’échappe à cet écueil.

87
Vincent Desreumaux

Ces dernières ont rarement été explicitement revendiquées par les auteurs
néoclassiques, qui présentent le plus souvent l’équilibre général comme une
abstraction scientifique. Il y a toutefois à ce constat une exception instructive.
Nous proposons ci-dessous, en procédant à une incursion dans les travaux
néoclassiques relevant de ce qu’on a appelé le socialisme de marché, de
mettre au jour les propriétés éthiques que des auteurs néoclassiques prêtent
au marché.

2. Liberté et égalité : la souveraineté du consommateur


ou l’attrait éthique du modèle de l’équilibre général

Notre incursion dans les travaux des socialistes de marché – essentiellement


ceux de O.  Lange et A.  Lerner dans la deuxième moitié des années 1930
– permet de mettre au jour une expression explicite du contenu normatif
du modèle parétien de l’économie pure, puisque ces auteurs poursuivent
délibérément un but éthique, dont ils font de ce modèle un vecteur de
promotion. D’abord, le marché est l’institution qui, par essence, est
censée être au service de la liberté de choix des individus. Il est ensuite
systématiquement opposé, pour cette raison, par les auteurs socialistes, au
totalitarisme ou à la dictature. Enfin, pour synthétiser, il est décrit comme
le lieu d’expression parfait de la «  souveraineté du consommateur  », dont
nous verrons qu’elle constitue le jugement de valeur fondateur de toute la
théorie néoclassique du bien-être. C’est à une analyse de ces trois aspects
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qu’est consacrée la présente section.

2.1. Le marché comme reflet des préférences individuelles

Le marché, tel qu’il est conçu dans la tradition de l’équilibre général qui
nous occupe ici, est d’abord le lieu où s’exercent les choix individuels. Sur
le marché règne la liberté de choix, liberté d’offrir et de demander des biens
et services conformément à ses goûts. Grâce à cette dernière, les préférences
individuelles sont révélées sur le marché, de sorte que ce sont lesdites
préférences qui dictent ce qui est produit dans l’économie et déterminent
les destinataires de cette production. Cette thématique, qui relève de la
« démocratie économique », est sous-jacente à tous les textes de Lerner et
Lange. Le second, notamment, fait explicitement état des liens étroits qu’il
suppose entre le marché, la liberté de choix, et l’expression des préférences
individuelles :

88
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

«  Supposons maintenant que sont préservées la liberté de choix de


consommation et la liberté de choix d’occupation, et que les préférences
des consommateurs, telles qu’elles s’expriment dans leurs demandes
monétaires, constituent le principe guidant la production et l’allocation
des ressources. […] Dans le système socialiste ainsi décrit, nous avons un
véritable marché (dans le sens institutionnel de ce terme) des biens de
consommation et des services du travail » [Lange, 1937, p. 73].

Cette sorte de démocratie économique se détraque, explique Lange, dès


lors que les revenus sont trop inégalement répartis. C’est d’abord sur ce
premier thème, que l’on peut, sans trahir sa pensée, nommer « l’égale liberté
de choix », qu’il défend l’égalité dans la distribution des revenus. Revenons
en effet à sa dénonciation, déjà évoquée ci-dessus, des excessifs écarts de
revenus entre riches et pauvres. Il l’assortit des considérations suivantes :
«  [D]ans de telles conditions la demande monétaire ne reflète pas
l’urgence relative des besoins des différentes personnes, et l’allocation des
ressources déterminée par la demande monétaire exprimée pour les biens
de consommation est loin d’atteindre le maximum de bien-être social.
Alors que certains sont affamés, d’autres peuvent se permettre de baigner
dans le luxe. Dans une société socialiste, les revenus des consommateurs
pourraient être déterminés de façon à maximiser le bien-être total de toute
la population. » [Lange, 1937, p. 100]

Derrière le thème de la maximisation du bien-être social, évidemment


présent dans ces lignes, on lit assez clairement, nous semble-t-il, un plaidoyer
en faveur de l’égale liberté de choix, et une analogie nette se dessine entre
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la démocratie et le marché. Comme l’explique Lange, le système productif
capitaliste produit les biens pour lesquels existe une demande solvable.
Autrement dit, l’expression des préférences individuelles est biaisée en faveur
des riches et, par conséquent, l’allocation des ressources l’est également. La
possibilité pour les pauvres d’exprimer l’intégralité de leurs désirs est réduite
et, en tout état de cause, inférieure à celle des riches : quand les inégalités de
revenu sont fortes, le suffrage économique qui se joue sur le marché devient
censitaire.
Bref, sur le thème de la démocratie économique, l’égalité des revenus
est justifiée par un principe d’égale liberté de choix. Lippincott, dans son
introduction à l’article de Lange dont il est ici question, l’a lui-même fort
bien exprimé :
« Si l’égalité est une caractéristique fondamentale de la démocratie, c’est
aussi le cas de la liberté. À cet égard également, une économie socialiste
est plus en harmonie avec la démocratie qu’une économie capitaliste ; en

89
Vincent Desreumaux

effet, avec une distribution plus égalitaire du revenu, le choix libre des
consommateurs serait encore plus libre. » [Lippincott, 1938, p. 32]

Autrement dit, avec une distribution plus égalitaire du revenu, la liberté


de choix des individus est mieux répartie, et elle est, notamment, accrue
pour ceux qui étaient initialement les plus pauvres. L’égalité dans les
revenus est donc au service de la liberté de choix de tous. Et cette liberté
est elle-même essentielle, car, ainsi qu’on l’a vu avec Lange, en permettant
aux consommateurs d’exprimer leurs préférences, elle fait d’eux la source
authentique des choix collectifs de production et d’allocation des biens  :
seront produits les biens que les consommateurs demandent, et ils seront
alloués à ceux qui en expriment la demande. Tel est l’idéal démocratique
que l’on voit explicitement défendu par les socialistes de marché. De fait,
l’alternative pour Lerner est simple : soit on se fie au résultat que produit le
marché, soit on court tout droit à la dictature.

2.2. Le marché ou la dictature

Pour défendre le recours au marché face aux auteurs socialistes marxistes


comme M. Dobb notamment, méfiants vis-à-vis de cette institution, Lerner
présente l’alternative suivante : soit on laisse aux consommateurs la liberté
d’exprimer leurs préférences, et l’on reconnaît que l’allocation souhaitable
est celle qui se plie à leur souveraineté, soit on laisse à un dictateur le soin de
décider unilatéralement ce qu’il convient de faire.
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Ainsi, Lerner défend la souveraineté du consommateur avec une grande
fermeté. Comme Lange, il en fait l’un des piliers de l’idéal socialiste, sur le
thème de la démocratie. L’objectif consistant à «  donner aux individus ce
qu’ils veulent » [Lerner, 1934, p. 53] est tout à fait en phase avec le socialisme,
affirme Lerner. De ce point de vue, le marché, c’est-à-dire le mécanisme de
prix, est un outil qui concourt à l’avènement du socialisme, puisqu’il est
le lieu d’expression des préférences des individus libres. Comme l’affirme
Lerner, le marché contribue, en un certain sens, à la maximisation de la
satisfaction des préférences individuelles, et conformément au principe de la
souveraineté du consommateur, c’est là une réalisation appréciable :
«  En tant qu’être humain, et partisan des valeurs du socialisme, il me
semble qu’une maximisation de ce type est complètement dans l’esprit des
idéaux socialistes et, en particulier, correspond au slogan du “socialisme
scientifique” – “[…] à chacun selon ses besoins”. » [Ibid., p. 54]

90
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

L’alternative en tout cas, qui consisterait à confier à une autorité supérieure


le soin de décider pour le peuple ce qui est bon pour lui, n’est guère séduisante.
Elle est teintée d’un « mépris condescendant pour les goûts et le jugement
des “masses”, et [d’] une sollicitude paternaliste consistant à décider à la place
des gens ce qui est bon pour eux » [ibid., p. 54]. Non seulement, elle ne rend
pas l’analyse plus scientifique, mais, surtout, elle trahit l’idéal démocratique
du socialisme :
«  Cela consiste plutôt à remplacer l’hypothèse démocratique selon
laquelle – en l’absence de facteurs vicieux – les gens essaient d’obtenir ce
qu’ils aiment, par la proposition beaucoup plus douteuse selon laquelle
quelqu’un d’autre (le Gouvernement, M.  Dobb  ?) sait mieux qu’eux-
mêmes ce qui est vraiment bon pour les gens. » [Ibid., p. 54]

Plus généralement, se départir de ce jugement de valeur, et donc du marché


comme outil au service de cette forme de démocratie, c’est courir le risque,
crucial aux yeux de Lerner, du totalitarisme : le pouvoir exorbitant attribué
au gouvernement central remplace très vite la «  dictature du prolétariat  »
[ibid., p. 54]. L’exemple de ce qui se produit à l’époque en Russie lui semble
attester du caractère inéluctable de «  la tendance universelle d’une classe
gouvernante à identifier la communauté à elle-même, au point de considérer
que ses propres intérêts constituent ce qui est socialement désirable, et que sa
propre attitude correspond à la volonté générale » [ibid., p. 54]. La dérive de
l’idéal socialiste tourne alors au dévoiement :
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« Le peuple devient de plus en plus un matériau plus ou moins récalcitrant
dans la confection du modèle social qui correspond à l’esthétique des
bureaucrates ; et l’usurpation de la liberté individuelle du choix de son
propre mode de vie est justifiée par des variantes mineures du vieux
prétexte employé par les tyrans : “C’est pour leur propre bien !” » [Ibid.,
p. 54]

En définitive, chercher à se défaire du verdict du marché, c’est accepter


d’instaurer un pouvoir totalitaire :
« De la même manière que la bureaucratie essaie de se défaire du contrôle
démocratique direct des masses qu’elle finit par mépriser, elle tâche aussi
de se placer au-dessus et au delà du contrôle d’une machine encore plus
démocratique, le mécanisme des prix, à laquelle, sinon, elle serait, sous
certains aspects, asservie18. » [Ibid., p. 58]

18. Lerner s’appuie alors sur Trotsky (et son ouvrage Soviet Economy in Danger) pour montrer qu’un des
plus grands révolutionnaires russes affirme avec force l’importance du marché, qu’il associe, lui aussi, à la
démocratie ; voir Lerner [1934, p. 59].

91
Vincent Desreumaux

On peut finalement laisser à Lerner le soin de résumer son propos :


«  Si le critère de ce que les gens souhaitent avoir doit jouer un rôle
dans la décision concernant quelles choses il faut leur fournir, il faut
nécessairement un marché sur lequel le consommateur peut exprimer son
choix et sur lequel les prix refléteront les coûts d’opportunité marginaux
des différents biens. » [Ibid., p. 60]

Lerner, comme Lange, associe systématiquement souveraineté du


consommateur et liberté de choix – et donc marché19.
À cet égard, il n’est pas anodin de rencontrer chez Lerner une évocation de
la « volonté générale », présentée comme expression des diktats d’un despote.
De ce point de vue, le marché est bel et bien appréhendé comme un garant de
la liberté individuelle. L’alternative entre le marché comme lieu de la liberté et
la volonté générale comme incarnation de l’oppression est clairement posée.
Dès lors, puisque le concept de volonté générale renvoie nécessairement à la
théorie du contrat social, nous sommes à nouveau ramenés à un registre de
discours qui relève de la philosophie politique. L’organisation de la société
sous forme d’un vaste ensemble de marchés concurrentiels est bel et bien
présentée comme une solution concurrente au contrat social.
Cette ambition, pensons-nous, n’habite pas les seuls socialistes de marché.
De même, ce n’est pas seulement pour ces théoriciens que la souveraineté du
consommateur constitue la valeur centrale. Plus précisément, selon nous, ça
n’est pas seulement – ni principalement – parce qu’ils sont socialistes que
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Lerner et Lange adhèrent à ce jugement de valeur, mais parce qu’ils sont
économistes néoclassiques. La souveraineté du consommateur est en fait à la
base de toute la théorie économique du bien-être néoclassique, comme nous
nous appliquons à le montrer ci-dessous.

2.3. La souveraineté du consommateur :


credo des économistes néoclassiques

Cette incursion dans le socialisme de marché visait, nous l’avons dit, à


déceler l’arrière-plan éthique de la théorie néoclassique de l’équilibre général.
Avant d’être socialistes, Lange et Lerner sont, en effet, économistes. Et c’est
à ce titre qu’ils défendent la souveraineté du consommateur. Ce jugement de

19. Sur les implications normatives du critère de Pareto, et pour une démonstration de ce que, philoso-
phiquement, ce critère est bien moins « individualiste » qu’il n’y paraît, voir Picavet [1999]. De façon
générale, il n’entre pas dans notre propos de discuter la valeur normative des principes parétiens. Notre
objectif consiste à les mettre en évidence et à montrer leur influence sur ce courant de pensée.

92
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

valeur constitue, selon nous, la pierre angulaire de tout l’édifice normatif de


la théorie économique néoclassique. Pour Little, par exemple, qui commente
le débat sur le socialisme de marché, ce jugement est bien le fait de l’économie
du bien-être en général :
« Les protagonistes des deux bords, ou de tous les bords, acceptent les deux
jugements de valeur fondamentaux de la théorie du bien-être, c’est-à-dire,
pour le dire brièvement, qu’ils acceptent le point de vue selon lequel il est
bon que les individus obtiennent ce qu’ils veulent, et que ce sont eux qui
savent le mieux ce qu’ils veulent » [Little, 1957, p. 258].

On retrouve, presque littéralement, la formule de Pareto : « L’économie


pure […] a choisi une norme unique, soit la satisfaction de l’individu, et a
établi qu’il est l’unique juge de cette satisfaction. » [Pareto, 1916, p. 1330-
1331] Le fameux « optimum de Pareto » est de toute évidence conçu pour
être au service de ce jugement de valeur, en ce sens qu’il accomplit la volonté
unanime des préférences individuelles20.
Samuelson commente de façon significative l’introduction de ce jugement
de valeur dans l’économie du bien-être :
« Une hypothèse plus exceptionnelle, qui a son origine dans la philosophie
individualiste de la Civilisation occidentale moderne, suppose que les
préférences des individus doivent “compter” […]. En réalité, un examen
des principes de la jurisprudence, des coutumes et des mœurs, montre
que cette hypothèse dans sa forme extrême est rarement proposée de
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façon sérieuse. Même des adultes “sains” d’esprit n’ont pas le droit de
manger et de boire ce qu’ils considèrent comme le meilleur, des individus
ne peuvent pas se vendre pour consommer davantage dans le présent, des
tickets de ration de lait ne peuvent être échangés pour de la bière au gré
de leur possesseur, etc. Mais les économistes de la tradition orthodoxe
ont eu tendance à envisager les cas ci-dessus comme des exceptions.  »
[Samuelson, 1965, p. 287]

Samuelson constate bien que, dans les faits, la souveraineté du


consommateur est très rarement appliquée, que les lois du monde réel la
contournent souvent, et qu’elle est, finalement, critiquée dans la plupart
des systèmes éthiques ou des traditions. C’est ce que prouve un exemple de
politique publique tel que la prohibition de l’alcool. Mais c’est, en quelque
sorte, le jugement de valeur de l’économie néoclassique, et il ne requiert, à
ce titre, pas davantage de justification. En guise d’explication, Samuelson

20. Le terme lui-même s’applique conventionnellement à toutes les fonctions de bien-être social forma-
lisées sous la forme W = f (U ) , ce qui signifie qu’elles endossent le jugement de valeur selon lequel le
i
bien-être social dépend exclusivement des préférences individuelles. Voir Graaf [1957, p. 9].

93
Vincent Desreumaux

évoque simplement le lien de ce jugement de valeur avec la « philosophie


individualiste de la Civilisation occidentale moderne ». Cette formule est à
la fois très vague et, selon nous, révélatrice : l’individualisme – et sans qu’il
soit nécessaire de longuement expliciter ce que recouvre cette notion – est un
terme jugé suffisamment fort et convaincant pour qu’il n’y ait pas à justifier
plus avant le jugement de valeur en question, lequel s’impose comme une
évidence pour tous les économistes relevant de cette “philosophie”21.
Dans un texte tardif sur cette question, Lerner qui, à l’époque où il
l’écrivit, avait pris quelque peu ses distances avec l’idée du socialisme de
marché, énonce avec force conviction un véritable plaidoyer en faveur de la
souveraineté du consommateur, presque un aveu personnel sur la valeur qu’il
accorde à ce principe. De notre point de vue, il rend explicite une position
philosophique commune à toute la tradition de l’économie du bien-être que
nous considérons dans ce travail. Il vaut la peine de le citer longuement :
«  L’idée de base de la souveraineté du consommateur est vraiment très
simple : que chacun puisse avoir ce qu’il préfère tant que cela n’implique
de sacrifice supplémentaire pour personne d’autre. Il pourrait sembler que
le seul problème concernerait alors la possibilité d’atteindre cet objectif
hautement désirable. En fait, il y a d’autres objections. L’une des plus
profondes cicatrices de ma prime jeunesse m’a été infligée lorsque mon
professeur m’a dit “Tu ne veux pas cela”, après que je lui eus affirmé que je
le voulais. Je n’aurais pas été aussi blessé si elle avait dit que je ne pouvais
pas l’avoir, quoi que cela soit, ou que c’était mal de ma part de le vouloir.
Ce que je n’avalais pas, c’était la négation de ma personnalité – une sorte
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de viol de mon intégrité. J’avoue que mes poils se hérissent toujours de la
même manière lorsque je vois que les préférences des gens sont écartées
parce qu’on les juge non authentiques au motif qu’elles sont influencées,
voire créées, par la publicité, et que quelqu’un d’autre explique aux gens
ce qu’ils “veulent vraiment”.
[…] En tant qu’économiste, je dois me préoccuper des mécanismes qui
permettent aux gens d’obtenir ce qu’ils veulent, quelle que soit la manière
dont ces désirs ont été acquis. » [Lerner, 1972, p. 258]

Il est alors important de dégager un deuxième aspect essentiel de ce


jugement de valeur. On l’a dit, par ce jugement, le théoricien affirme,
comme une définition, que le bien-être individuel, celui que la théorie vise
ensuite à maximiser, consiste en la satisfaction des préférences. Il reste à
insister sur la nature des préférences en question. L’expression, à vrai dire,
est assez parlante sur ce point : c’est bien le “consommateur” qui est présumé
souverain. Et, de toute évidence, le consommateur est “souverain” lorsqu’il se

21. Voir Lange [1942].

94
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

trouve amené à choisir sur un marché. Autrement dit, l’acceptation de cette


norme de la souveraineté du consommateur implique une grande confiance
dans le marché, mécanisme qui, par excellence, respecte la souveraineté du
consommateur. Cela explique le vif intérêt systématiquement accordé aux
deux théorèmes du bien-être, qui montrent comment le marché maximise
la satisfaction des préférences individuelles, en permettant d’atteindre un
optimum de Pareto  ; c’est-à-dire comment le marché, en quelque sorte,
accomplit la norme de la souveraineté du consommateur. C’est encore
Lerner, dans son texte de 1972, qui l’exprime le plus explicitement :
«  Je trouve ce point de vue très proche de l’idée de démocratie ou de
liberté – l’idée consistant normalement à laisser chaque membre de la
société décider ce qui est bon pour lui, plutôt que quelqu’un d’autre ne
joue un rôle paternaliste. Il est aussi vraiment très lié à l’idée d’efficacité –
efficacité dans l’usage des ressources produisant la plus grande satisfaction
possible des besoins et des désirs des gens. » [Lerner, 1972, p. 258]

La métaphore de la main invisible prend alors tout son sens : c’est sans
chercher à le faire que les individus, par leur comportement intéressé,
aboutissent à un résultat collectivement favorable, c’est-à-dire efficace.
Mais si les marchés concurrentiels garantissent un résultat efficace, ils ne
produisent pas, seuls, la justice sociale. L’argument est connu, et parfaitement
synthétisé par Arrow :
«  L’idée selon laquelle l’équilibre d’un système de prix concurrentiel
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est efficient ou optimal en un sens où le rationnement ne l’est pas est
ancienne. Ce sens et l’énoncé exact du théorème d’optimalité ont été
clarifiés par Pareto (1909) et dans les années 1930 par mon professeur,
Harold Hotelling (1938), et par Abram Bergson (1938). […] Bien sûr,
tous reconnaissaient, et Bergson le plus explicitement peut-être, que la
pareto-efficacité n’impliquait en aucun cas la justice distributive. Une
allocation des ressources peut être efficace au sens de Pareto et conduire
pourtant à une énorme opulence pour certains et une extrême pauvreté
pour d’autres. » [Arrow, 1983, p. 202]

C’est tout l’intérêt du socialisme de marché, et son avantage sur le


système capitaliste, on l’a vu, que de ménager la possibilité de modifier la
distribution des revenus en un sens favorable à la justice. Pour déterminer
la distribution souhaitable du revenu, Lange préconise alors l’élaboration
d’une fonction de bien-être social, dont il dessine les contours dans un article
de 194222. Mais, ce faisant, il réintroduit un concept qui, nous l’avons dit,

22. Intitulé quant à lui « Distributive Justice » [Nozick, 1973]. Tout au long de ce qui suit, nous excluons
l’analyse de la théorie de Nozick en elle-même. Notre seul objet est bien celle de Varian.

95
Vincent Desreumaux

s’avère problématique dans l’optique de l’individualisme parétien. Dès lors,


le modèle des socialistes de marché prête le flanc aux critiques, nombreuses,
qui sont adressées à la fonction de bien-être social : la main trop visible d’un
planificateur omniscient seconde en définitive la main invisible des marchés.
Pour que la théorie de l’équilibre général accomplisse pleinement le projet de
philosophie politique individualiste, tel que nous l’avons présenté plus haut,
il faut, décidément, parvenir à se passer du concept de fonction de bien-être
social.

3. La société juste ou le marché efficace et équitable

L’état des lieux à l’instant dressé par Arrow, fixé en fait depuis le début du
siècle, devait rester longtemps comme un achoppement incontournable de
la théorie néoclassique du bien-être : le marché concurrentiel conduit à un
optimum de Pareto, ce qui, du point de vue de l’éthique de la souveraineté
du consommateur, constitue un résultat à saluer, mais, seul, il ne fournit
pas de jugement sur la justice distributive, ce qui rend son propos sur le
bien-être social incomplet. L’indétermination en question ne semble pouvoir
être levée qu’à l’aide d’une fonction de bien-être social, laquelle permet de
produire un jugement sur la distribution – au prix d’une entorse à l’éthique
individualiste. C’est cette sorte de dilemme que Varian entend résoudre, en
introduisant au début des années 1970 le critère de l’équité comme absence
d’envie, parachevant par-là le projet philosophique de la théorie de l’équilibre
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général. Nous montrons d’abord comment la contribution de Varian s’inscrit
pleinement dans l’histoire des idées présentée ci-dessus, avant de discuter la
portée philosophique de sa solution originale : le concept d’équilibre général
concurrentiel sans envie, équilibre optimal au sens de Pareto et équitable au
sens du critère très particulier popularisé par Varian.

3.1. Le marché ou la fonction de bien-être social :


comment résoudre la quadrature du cercle ?

Nous concentrons notre attention sur un article précis de Varian, paru en


1975, intitulé « Distributive Justice, Welfare Economics and the Theory of
Fairness ». L’argumentaire de Varian dans ce texte prend pour point de départ
une réponse critique à un texte de Nozick sur les théories de la justice23.
Il constitue pour lui, surtout, l’occasion d’exposer sa propre conception de

23. Davantage que dans son article de l’année précédente, « Equity, Envy and Efficiency » (publié dans le
Journal of Economic Theory), plus strictement dédié à des lecteurs avertis en théorie économique.

96
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

la justice distributive d’une manière explicite et approfondie24. C’est bien


en tant qu’il rend plus lisible la perspective de philosophie politique sous-
jacente à sa théorie de l’équité comme absence d’envie que ce texte de 1975
nous occupera ici25.
Nous lisons le propos de Varian comme un prolongement du socialisme
de marché analysé ci-dessus. Il vise à exploiter les théorèmes fondamentaux
du bien-être  : puisque ceux-ci établissent le lien étroit entre mécanisme
marchand et allocation efficace au sens de Pareto, il convient de les compléter
de façon à ce que la résolution du problème de la justice distributive passe
par le marché lui-même.
La démonstration de Varian s’articule en deux temps. Pour résoudre le
problème du choix d’un unique optimum de Pareto, équitable au plan de la
distribution, l’économie du bien-être a en général, explique Varian, recours
à une fonction de bien-être social :
« Même si nous choisissons de nous limiter aux allocations efficaces au sens
de Pareto, il reste encore un vaste ensemble d’allocations parmi lesquelles
il faut choisir. L’idée de base de l’économie du bien-être est de supposer
qu’il existe une fonction de bien-être qui évalue le caractère “bon” des
états sociaux comme fonction des évaluations que les agents composant
la société en font en termes d’utilité. Ainsi toute fonction de bien-être est
de la forme W(u1(x1), u2(x2), …, un(xn)), où ui est la fonction d’utilité
de l’agent i et xi est une description de son panier de consommation-
travail. » [Varian, 1975, p. 229-230]
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Puis Varian montre très simplement que si cette fonction de bien-
être social est croissante en chacun de ses arguments, son maximum est
nécessairement un optimum de Pareto26. D’où il conclut qu’une telle fonction
permet effectivement d’effectuer le choix parmi les optima de Pareto : « Par
conséquent, le choix d’une fonction de bien-être “résout” le problème du
choix du meilleur optimum de Pareto. » [Ibid., p.230]

24. Notons que Varian s’inscrit ici dans un débat avec Nozick et Rawls sur les théories de la justice, ce
qui confirme notre thèse selon laquelle la théorie économique néoclassique a une vocation relevant de la
philosophie politique.
25. La démonstration se fonde sur un raisonnement par l’absurde. Supposons atteint le maximum d’une
fonction de bien-être social W(ui) croissante en chacun de ses arguments. Supposons qu’il ne s’agisse pas
d’un optimum de Pareto. Alors il est possible d’accroître au moins un ui, sans en réduire aucun autre.
Mais dans ce cas W augmente, et n’était donc pas à son maximum.
26. La solution de Nozick à cette question est basée sur la notion de “clause lockéenne”, laquelle d’ailleurs
ne convainc pas Varian.

97
Vincent Desreumaux

Face à cette première modalité de choix de l’allocation à laquelle il


convient que se situe la société, il s’en présente potentiellement une seconde :
le recours au marché. C’est ainsi que Varian affirme qu’« il existe une voie
complètement différente pour choisir l’allocation à laquelle l’économie peut
opérer : à savoir, utiliser le mécanisme de marché » [ibid., p. 230]. Ensuite,
cependant, il note que la valeur du panier de biens finals des individus
dépend de façon cruciale de la répartition initiale des dotations en biens (et
en facteurs). D’où il tire le commentaire suivant, qui ne sera pas sans nous
rappeler l’objection essentielle que les socialistes de marché, mais également
Arrow, formulaient à l’encontre du fonctionnement des marchés :
« Dès lors, considérer que le marché “résout” le problème de la distribution
de lui-même n’est pas raisonnable. La distribution de marché dépend
complètement de la distribution initiale des ressources dans l’économie. »
[ibid., p. 231]

L’opposition entre fonction de bien-être social et marché n’est donc,


en définitive, pas intégralement recevable, et de fait Varian la rectifie en
soulignant la différence suivante : alors que la fonction de bien-être social
permet de statuer sur la question de la justice de la distribution, le mécanisme
de marché, quant à lui, est sur ce point muet. Si l’on souhaite recourir à
ce mécanisme pour atteindre un état social final particulier, on reste en
dernière analyse confronté à la question du choix de la distribution initiale
des ressources. Et il faut bien se demander, comme le fait valoir Varian,
«  comment cette distribution doit-elle être déterminée  ?  » [ibid., p.  231],
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puisque « l’équilibre de marché est complètement indéterminé tant que l’on ne
spécifie pas qui possède quoi au début » [ibid., p. 231].
Varian présente alors une version du second théorème du bien-être qui
inclut l’idée que tout optimum de Pareto est le maximum d’une certaine
fonction de bien-être social (idée dont on s’est fait l’écho à l’instant), de quoi
il déduit que le marché peut conduire, après application d’une redistribution
initiale appropriée, au maximum de n’importe quelle fonction de bien-être
social. Il commente alors le deuxième théorème du bien-être dans les termes
suivants :
« Ce théorème est beaucoup plus profond [que le premier] : il établit que
le mécanisme de marché peut être utilisé pour atteindre n’importe quelle
allocation efficace que la société souhaiterait atteindre. » [Varian, 1975,
p. 232].

Logiquement, Varian mentionne alors les socialistes de marché, dont il


est clair qu’il s’inspire ici. Lange et Lerner, rappelle-t-il, se sont inspirés de

98
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

ce deuxième théorème du bien-être : en substance, leur proposition consiste


à s’appuyer sur le marché pour allouer la masse des biens et des facteurs de
façon efficace, et sur le gouvernement pour décider de l’allocation initiale
appropriée, c’est-à-dire équitable [voir ibid., p. 232-233].
Comme le décrit Varian :
«  Au sein du mécanisme marchand, les prix ont deux rôles  : un rôle
d’allocation et un rôle de distribution. […] Il est parfaitement possible
d’utiliser les prix pour l’allocation, et dans le même temps baser la
distribution sur des facteurs autres que le hasard aveugle de la répartition
initiale des dotations. » [Ibid., p. 238-239]

Il reste alors à compléter les deux théorèmes par un critère distributif


relatif à la répartition initiale des ressources27.
Varian exclut alors le recours à une fonction de bien-être social
traditionnelle :
« Malheureusement, l’économie du bien-être est elle-même trop arbitraire
en ce sens qu’elle n’analyse pas la question normative de base qui est celle
du choix de la fonction de bien-être social. » [Ibid., p. 240]

L’écho aux problématiques relatives au caractère arbitraire de toute


fonction de bien-être social, et donc à la non-conformité de ce concept à
l’éthique de la souveraineté du consommateur, est ici évident. À vrai dire, seul
le marché, lieu du respect de la souveraineté des individus, peut légitimement
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être la source de jugements sur le bien-être social. Il faudrait dès lors – et c’est
précisément ce que va proposer ensuite Varian – mettre au jour un critère de
justice qui, en quelque sorte, “fonctionne” lui-même sur le marché :
« Dans la section suivante, je vais considérer une alternative à la théorie
classique du bien-être. Cette alternative aboutit à une réponse mieux
déterminée à la question distributive, et relie également les critères
concernant la justice des états finaux à une procédure permettant
d’atteindre des allocations justes. » [Ibid., p. 240]

Les deux éléments constitutifs de la théorie de la justice distributive


de Varian sont dès lors les suivants. Le critère distributif sera l’absence
d’envie, dont la qualité essentielle, comme on le verra ci-dessous, est qu’il
“provient des préférences individuelles”, et qui est présenté, à ce titre, comme
mieux justifié – plus conforme à l’éthique individualiste – que le choix

27. On a établi ci-dessus (section 1), plus en profondeur, la signification du rejet de la fonction du bien-
être social, sur lequel on ne s’étend donc plus ici.

99
Vincent Desreumaux

nécessairement arbitraire d’une fonction de bien-être social28. La procédure


permettant de conduire à l’état social juste sera le mécanisme de marché,
pour ses vertus d’efficacité, certes, mais également parce qu’il participe,
comme lieu d’expression des préférences des consommateurs souverains,
d’une forme de démocratie – telle que cette notion est conçue selon l’éthique
individualiste.

3.2. L’équilibre concurrentiel à revenus égaux

L’équilibre concurrentiel à revenus égaux repose donc sur les deux éléments
suivants : un critère statique d’évaluation de la distribution, l’absence d’envie,
une procédure permettant de faire converger la société vers un état social
final, le mécanisme marchand. Il est temps de présenter dans le détail ces
deux éléments.
Par essence, un critère statique de justice distributive doit répondre à
la question simple suivante : quelle est la bonne répartition d’un stock de
ressources ou de biens quelconques ayant de la valeur. Il s’agit de la question
du partage. Varian souligne alors que, si l’on n’ajoute aucune autre indication
aux données du problème, les individus ont tous, a priori, le même statut,
chacun peut faire valoir le même droit à obtenir une part des ressources.
Varian parle de “symétrie” :
« Nous remarquons que ce problème de division est symétrique – aucun
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agent n’est privilégié par rapport à aucun autre – et de ce fait nous
souhaitons que la solution soit symétrique elle aussi. Mais symétrique en
quel sens ? » [Varian, 1975, p. 240]

Le critère d’absence d’envie est alors présenté comme la solution


symétrique à ce problème symétrique du partage :
«  Je soutiens que nous voulons que la solution soit symétrique dans le
sens où aucun agent ne souhaite détenir le panier final d’un autre agent.
Je définis une allocation ayant cette propriété comme une allocation
équitable. Il s’agit d’une définition formelle d’un concept abstrait qui ne
reflète pas nécessairement l’usage ordinaire. » [Ibid., p. 240]

La symétrie en question, on le saisit, correspond à l’idée selon laquelle


dans un problème de partage de ce type, il faut adopter une solution qui
respecte l’égalité des individus. L’absence d’envie est la définition particulière

28. On a établi ci-dessus (section 1), plus en profondeur, la signification du rejet de la fonction du bien-
être social, sur lequel on ne s’étend donc plus ici.

100
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

permettant ce respect. Au lieu de déduire du postulat d’égalité la nécessité


d’égaliser les paniers de biens, ou encore d’égaliser le niveau de bien-être des
individus29, l’absence d’envie formalise l’égalité en s’appuyant sur le jugement
que chaque individu, isolément, se fait lui-même de l’égalité de traitement.
Autrement dit, chaque individu doit, à l’aune de ses préférences subjectives
de consommateur, évaluer les paniers de biens de tous, et s’il préfère le sien
à l’issue de cet examen, alors il n’est pas envieux, et la théorie pose comme
définition le fait qu’il s’estime traité équitablement. Par définition également,
si aucun individu n’est envieux, la théorie pose que la répartition des biens
est équitable :
« Ainsi, pour savoir si une allocation est équitable, nous devons seulement
présenter à chaque agent le panier de consommation détenu par chacun
des autres agents afin de voir si un agent quelconque souhaiterait échanger
son panier contre celui d’un autre. Si ce n’est pas le cas, l’allocation est
équitable. » [Ibid., p. 241]

Il reste à associer le critère d’équité à l’autre critère d’évaluation des états


sociaux  : l’efficacité. La conjonction de ces deux propriétés définit chez
Varian la « justice ». Cette définition, et c’est là son grand mérite, est « basée
sur les préférences des individus ». Comme le synthétise Varian :
« Les propriétés d’équité et d’efficacité sont toutes deux désirables. Est-
il possible de trouver une allocation qui possède ces deux propriétés  ?
Une telle allocation sera appelée une allocation juste. Remarquons que le
concept de justice est tout à fait opérationnel : nous n’avons pas postulé
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une hypothétique fonction de bien-être ni une hypothétique position
originelle. Au lieu de cela, nous avons fourni un critère simple basé sur
les préférences des individus, qui peut être utilisé pour déterminer une
solution au problème de la division équitable.  » [Ibid., p.  241, nous
soulignons.]

L’allocation idéale, dans cette optique, est alors aisément identifiée  : il


s’agit de l’équilibre concurrentiel à revenus égaux. Varian en rend compte
comme suit :
«  D’abord, procédons à une division égale du panier de biens global à
disposition de la société. Le résultat est à coup sûr équitable, mais si les
agents ont des préférences différentes, il ne sera généralement pas efficace.
Ensuite, laissons les agents échanger jusqu’à atteindre un équilibre de

29. Ce sont les deux autres manières de mettre en œuvre le principe de l’égalité. La première ne tient pas
compte de la diversité des préférences individuelles. Quant à la seconde, elle suppose comparable l’utilité
des individus. Ni l’une ni l’autre, pour ces raisons respectives, ne se conforme convenablement à l’éthique
individualiste parétienne.

101
Vincent Desreumaux

marché par usage du système de prix. À présent, d’après les théorèmes


basiques de l’économie du bien-être, l’allocation atteinte est efficace. La
question est alors : est-elle toujours équitable ? » [Ibid., p. 242]

En montrant très simplement qu’on doit répondre par l’affirmative à cette


question, Varian conclut que le mécanisme de marché, associé à l’hypothèse
d’égalité des dotations initiales, instaure les conditions d’une égalité des
opportunités.
Varian va au-delà de cette définition formelle de la justice, il l’incarne
en exposant les grandes lignes d’une mise en pratique réelle de l’équilibre
concurrentiel à revenus égaux. L’égalité initiale des dotations en ressources
prendrait alors la forme d’une redistribution des richesses répétée à chaque
fois que « débuterait » une nouvelle génération :
« Les agents acquièrent, à la naissance (ou lorsqu’ils atteignent la majorité)
une dotation initiale correspondant à une part égale des ressources de la
société. Une fois décédé, la propriété de chaque agent est reversée à l’État
afin qu’elle soit distribuée à nouveau de façon égalitaire parmi la nouvelle
génération. » [Ibid., p. 247]

Grâce à cette redistribution, nous l’avons indiqué, chaque situation


initiale sera sans envie (donc équitable). Elle sera toutefois vraisemblablement
inefficace. C’est alors l’organisation intégrale des échanges par le mécanisme
du marché concurrentiel qui permet de remédier à cette inefficacité :
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« Les agents peuvent transférer la propriété des biens et services seulement
via le mécanisme de marché. Si nécessaire, l’État peut faire office de gardien
de la concurrence, en prévenant les interférences monopolistiques sur le
marché. Les autres transferts, au moins d’une magnitude importante,
sont proscrits. Chaque bien qu’un agent désire vendre est ainsi rendu
disponible pour tous les acheteurs intéressés ; il n’y a pas de “transactions
privées”30. » [Ibid., p. 247]

C’est ainsi, par la concurrence sur des marchés parfaits, que se trouve
incarnée l’égalité des opportunités, ce qui renvoie, nous l’avons vu, à la
notion de démocratie entendue comme égale liberté de choix. Le résultat
de cette organisation marchande a été théoriquement démontré : il s’agira
d’un état social final efficace (premier théorème du bien-être) et équitable
(absence d’envie préservée), c’est-à-dire juste.

30. Autrement dit les dons, et les autres formes de transactions non marchandes comme les legs, sont
interdits. Dupuy y décèle une prohibition de l’altruisme et en tire ce commentaire : «  Cette “justice”
marche la tête en bas. » [Dupuy, 1992, p. 72] Cette prohibition est le prix à payer pour assurer l’égalité
des opportunités, comme on l’a vu.

102
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

3.3. La justice distributive selon la théorie économique parétienne

Nous voudrions, enfin, mettre en évidence l’ambition philosophique qui


porte ce modèle, qui va selon nous au-delà de la résolution technique
d’un problème formel d’indétermination. Encore une fois, il nous semble
indispensable, pour appréhender cette théorie de l’équité comme absence
d’envie et plus généralement ce courant visant à intégrer les problématiques
de bien-être et de justice sociale au cœur du modèle de l’équilibre général, d’en
cerner les implications philosophiques. Le modèle de Varian nous apparaît
ainsi comme le point d’orgue d’une théorie normative fondamentalement
basée sur le principe de la souveraineté du consommateur, version – très
spécifique31 – de la liberté individuelle pour les théoriciens néoclassiques :
seule une théorie de la justice respectant ce principe pouvait trouver place au
sein de la théorie néoclassique de l’équilibre général.

Socialisme et liberté

Aux yeux de Varian, la poursuite d’objectifs de justice distributive


devient compatible avec l’éthique individualiste, le respect de la liberté
du consommateur souverain. En effet, grâce au marché concurrentiel et
à une redistribution initiale adéquate, il devient possible d’atteindre à la
fois l’efficace et le juste, autrement dit, de choisir un optimum de Pareto
équitable : « De cette façon, l’état socialiste pouvait être assuré d’opérer de
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manière efficace, quelle que soit la distribution désirée.  » [Varian, 1975,
p. 233]
Pour Varian, le terme «  socialisme  » renvoie clairement ici à l’idée de
socialisme de marché. Cette organisation socio-économique est basée,
comme nous l’avons vu ci-dessus, sur la liberté des échanges sur des marchés
concurrentiels  ; en s’appuyant sur les théorèmes de l’économie du bien-
être, elle se fonde sur la démonstration de ce que des individus libres sont
conduits vers un optimum de Pareto. En ajoutant que, pour une certaine
distribution initiale, l’équilibre concurrentiel atteint est également équitable,
Varian parvient à montrer que la poursuite de la justice sociale ne se fait
pas nécessairement au détriment de la liberté individuelle  : sous certaines
conditions, les individus libres sont conduits vers un état social compatible
avec un certain critère de justice sociale. C’est le principe de l’équilibre

31. Il n’entre pas dans notre propos de discuter d’un point de vue moral les présupposés normatifs de
l’économie du bien-être. Notre objectif est bien de les mettre en évidence, et de montrer comment ils ont
contribué à animer et façonner ce courant, pour aboutir aux formulations de Varian.

103
Vincent Desreumaux

concurrentiel à revenus égaux : avec une situation initiale correspondant à


l’égalité des dotations, le fonctionnement des marchés concurrentiels conduit
les individus libres à atteindre un état social final efficace au sens de Pareto et
équitable au sens du critère d’absence d’envie.
Ce constat permet à Varian de contrer l’objection principale des libéraux
à l’encontre du socialisme, ou plus généralement de la poursuite d’objectifs
d’équité distributive. Cette étape de l’argumentaire de Varian est pour
notre propos d’une grande importance. à l’instar de Nozick, les libéraux
objectent en effet à la société socialiste l’absence de liberté qui est censé la
caractériser. Bien sûr, la conception que Nozick se fait du socialisme est loin
de celle de Varian, chez qui le socialisme est en fait une économie de marché
soucieuse d’atteindre une forme de justice sociale. Pour Nozick, le socialisme
correspond nécessairement à une société dirigée de façon autoritaire par un
gouvernement central, d’où la liberté individuelle est bannie au nom de la
poursuite d’objectifs prétendument communs comme l’intérêt général ou la
justice sociale. Dans une telle société seraient interdits ce que Nozick se plaît
à nommer des « actes capitalistes entre adultes consentants » (Nozick, cité
par Varian [1975, p. 233]), à savoir des échanges mutuellement avantageux.
La réponse de Varian à cette objection est édifiante :
« Si la société était efficace au sens de Pareto, de tels échanges ne seraient
pas possibles puisqu’ils contrediraient l’hypothèse d’efficacité. Si l’objectif
de la société socialiste était l’usage pareto-efficace des ressources, il ne serait
pas nécessaire d’interdire aux agents d’utiliser les ressources de la manière
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qu’ils jugent convenable. Comme le dit Lerner, “l’objectif fondamental
du socialisme n’est pas l’abolition de la propriété privée, mais l’extension
de la démocratie”. » [Ibid., p. 233]

Une économie de marchés concurrentiels peut conduire les individus


libres vers l’efficacité et la justice sociale. Voilà, nous semble-t-il, l’expression
la plus ramassée et la plus parlante de la philosophie politique parétienne.
Une philosophie selon laquelle le marché sert la démocratie parce qu’il est
le lieu de la liberté de choix des consommateurs souverains, c’est-à-dire non
contraints, ou encore libres. L’efficacité au sens de Pareto est d’abord au
service de cette liberté et, comme on l’a vu, le cadre de l’équilibre général des
marchés concurrentiels est le lieu d’expression de la subjectivité d’individus
autonomes. Il manquait à cette construction une détermination convaincante
de la juste distribution, mais la théorie parétienne affirme qu’une fois qu’on
l’aura, la procédure marchande nous permettra de l’atteindre dans le plus total
respect de l’éthique individualiste, celle de la souveraineté du consommateur.
C’est grâce au concept d’équilibre concurrentiel à revenus égaux, qui s’appuie

104
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

sur le critère d’absence d’envie comme critère individualiste de justice, qu’est


trouvé ce chaînon manquant. Alors se trouve entièrement mise au jour la
philosophie politique de la théorie économique néoclassique.

La théorie néoclassique de la justice

Si nécessaire, on achèvera de convaincre de la portée de l’ambition


philosophique qui anime Varian en rapportant la manière avec laquelle
il introduit sa théorie de l’équité comme absence d’envie et le concept
d’équilibre concurrentiel à revenus égaux qui en constitue le résultat central :
«  Je souhaite […] discuter une autre théorie de la justice distributive
qui peut, je crois, constituer une alternative viable à la théorie
fondamentalement utilitariste de l’économie du bien-être, à la théorie
contractualiste de Rawls et à la théorie des droits de Nozick.  » [Ibid.,
p. 240]

La vocation de la théorie de l’équité comme absence d’envie ne saurait


être exposée avec plus de clarté. Les théories concurrentes sont désignées.
L’utilitarisme, d’abord, et avec lui l’économie du bien-être traditionnelle,
celle qui se base sur une fonction de bien-être social «  arbitraire  » pour
évaluer les mérites normatifs des états sociaux. C’est tout l’enjeu du rejet de
la fonction de bien-être social, du spectateur impartial, du procédé même
de définition d’un bien-être social amalgamant les préférences individuelles
et niant ce faisant leur originalité et le respect qui lui est dû. La théorie de
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la justice de Rawls, ensuite, est également écartée. Là encore, et les termes
de Varian sont explicites, il y a derrière Rawls la tradition « contractualiste »
qui démarre avec Rousseau. Par extension, nous suggérons qu’il y a aussi
la volonté générale, expression despotique d’un jugement transcendant les
préférences individuelles. La circonspection entourant chez Varian le voile
d’ignorance peut être lue comme une réticence forte en ce sens. Bref, ce sont
bien toutes les figures prestigieuses de la philosophie politique idéaliste qui
sont ici visées, et la théorie de Varian, qui associe le critère d’absence d’envie
au résultat de l’équilibre concurrentiel à revenus égaux, se pose explicitement
en alternative à celles-ci  : elle fournira la réponse à la question du bien-
être social conforme à l’éthique individualiste, celle de la souveraineté des
préférences du consommateur.
Il faut, à cet égard, insister sur le contenu éthique du critère d’absence
d’envie : il nous apparaît qu’il est au fond conçu pour étendre le domaine
d’application du jugement des consommateurs à la question même de la
distribution. Varian le souligne, on l’a vu. Pazner, l’un des pionniers, avec

105
Vincent Desreumaux

Varian, de la théorie de l’équité comme absence d’envie, insiste lui aussi sur
ce mérite du critère d’absence d’envie, grâce auquel « chaque personne peut
évaluer sa position par rapport aux autres sans aucune aide extérieure32  »
[Pazner, 1977, p. 461].
En définitive, il nous apparaît que l’équilibre concurrentiel à revenus
égaux constitue l’achèvement de la quête des auteurs parétiens : intégrer une
analyse de la justice sociale dans le modèle de l’équilibre général. Avec cette
solution, c’est, d’une certaine manière, la théorie économique elle-même,
avec son cadre d’analyse – celui de l’équilibre général concurrentiel – et ses
jugements de valeur – la liberté de choix du consommateur souverain –,
qui constitue une théorie de philosophie politique au sens fort du terme,
se présentant comme alternative à l’utilitarisme et au contrat social. Se
trouve bel et bien dévoilée par Varian la « théorie économique de la justice »,
c’est-à-dire la réponse typique de la théorie économique néoclassique à la
question de la justice sociale. Cette ambition, à notre sens, transparaît dans
la remarque suivante :
« Cette approche de la question de la justice distributive a la caractéristique
très séduisante suivante  : elle permet de puiser dans les méthodes et
techniques de l’analyse économique pour prouver que des allocations
justes, en général, existent. » [Varian, 1975, p. 242]

L’équilibre concurrentiel à revenus égaux constitue à notre sens, au-delà


de la preuve de l’existence d’au moins une allocation juste, l’archétype de la
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conception de la justice sociale chez les économistes néoclassiques.

Conclusion

Si nous nous sommes concentré, ci-dessus, sur la contribution très claire


de Varian, qui parle d’une solution «  particulièrement juste  », c’est parce
qu’elle a le mérite d’exposer explicitement la portée philosophique de
l’équilibre concurrentiel à revenus généraux. Mais il faut insister sur le
fait que l’enthousiasme de Varian est incontestablement représentatif d’un
intérêt largement partagé par les théoriciens du domaine pour cette solution
efficace et équitable33. Comme le résume Arnsperger, « essentiellement, pour

32. Voir sur cette question Desreumaux [2008].


33. Ainsi, ce résultat est souligné et jugé favorablement par tous les auteurs travaillant sur le concept
d’équité comme absence d’envie. Selon Maniquet [1999], il s’agit, avec l’équivalence-égalitaire, de l’une
des deux solutions centrales de la théorie de l’équité en environnement économique (Maniquet [1999],
792-3). Pour Thomson et Varian, « Le fait que le concept de revenus égaux émerge dans de si nombreux

106
équilibre général et justice sociale : la théorie néoclassique comme philosophie politique ?

de nombreux économistes, il apparaît comme une description de la justice


parfaite » [Arnsperger, 1994, p. 161].
Ainsi, le modèle de l’équilibre général parétien, élaboré au début du siècle
par Pareto, devait-il devenir, près de 70 ans plus tard, l’expression même
d’une théorie de la justice. Quand on sait que l’auteur italien avait pris
soin d’expurger de toute considération morale la théorie mathématique de
l’équilibre dont il hérita de Walras, son prédécesseur à Lausanne, on peut
relever là comme une sorte de paradoxe. Pareto lui-même, en effet, entendait
faire œuvre de science, et ne porter aucune espèce de jugement. Son économie
pure ne devait certes pas constituer la base d’une théorie de la justice, mais
seulement une description abstraite des phénomènes économiques. Et c’est
là le legs principal qu’il transmet à la théorie économique néoclassique du
20e siècle. Pour suggérer, néanmoins, que la société idéale de l’économie
pure peut, y compris pour Pareto l’agnostique, apparaître comme une utopie
séduisante, on peut considérer la réflexion suivante, repérée par Aron, qui la
fait figurer dans sa préface au Traité de sociologie générale :
« À la fin du chapitre IX des Systèmes socialistes, note Aron, nous lisons les
lignes suivantes : “Le problème de l’organisation sociale ne peut se résoudre
par des déclamations reposant sur un idéal plus ou moins vague de justice
mais seulement par des recherches scientifiques. […] pour trouver le
moyen de proportionner les moyens au but, et, pour chaque homme,
l’effort et la peine à la jouissance, en sorte que le minimum de peine et
d’effort assure au plus grand nombre possible d’hommes le maximum de
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bien-être.” Le rationaliste se mue en économiste : et ce dernier précise que
cet énoncé du problème, “loin d’être précis et rigoureux, ne deviendrait
tel que grâce aux théories de l’économie pure”.» [Aron, préface au Traité
de sociologie générale, XXVII-XXVIII].

Le paradoxe de Pareto est tout entier contenu dans cet étrange aveu  :
si soucieux, en élaborant sa théorie de l’économie pure, de science et
d’objectivité, Pareto trahit néanmoins, à l’occasion explicitement, l’ambition
normative qui le porte aussi dans cette construction analytique. Cette
attitude éminemment ambivalente peut contribuer à expliquer l’émergence
du projet de l’économie du bien-être parétienne qui, comme on a cherché à
le montrer ici, nourrit pour la théorie de l’équilibre général une ambition qui
relève bel et bien de la philosophie politique.

contextes suggère certainement que cette idée est centrale pour toute discussion de la justice écono-
mique  » [Thomson et Varian 1985, 126]. Pour Fleurbaey, il s’agit de «  la règle d’allocation la mieux
justifiée par la théorie de l’équité », [Fleurbaey 2000, 1227], qui « [joue] un rôle privilégié d’allocation
particulièrement équitable » [Fleurbaey 1996, 204].

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