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ANARCHISME

&
SYNDICALISME

Le Congrès Anarchiste
International
d’Amsterdam (1907)

Introduction
Ariane Miéville et Maurizio Antonioli

NAUTILUS
EDITIONS DU MONDE LIBERTAIRE
*

4
NAUTILUS
9, me Malakoff - 35000 Rennes

EDITIONS DU MONDE LIBERTAIRE


145, me Amelot - 75011 Paris
ANARCHISME
&
SYNDICALISME

Le Congrès Anarchiste
Internationa!
d'Amsterdam (1907)

Introduction
Ariane Miéville et Maurizio Antonioli

NAUTILUS
EDITIONS DU MONDE LIBERTAIRE
Remerciements

Nous remercions toutes les personnes, amies ou


camarades, qui, de quelque façon, nous ont aidé et
encouragé dans la réalisation de cet ouvrage. En particu¬
lier, Naïma qui effectua la saisie d'une partie de ce
document, Claude Templier pour la traduction de la partie
italienne, Franck pour la relecture et les corrections
d'usage.

Nous adressons toute notre sympathie à Jean-Louis qui


nous suggéra l'idée même de cet ouvrage.

Les Editeurs
Table des matières

INTRODUCTION

7 Entre anarchie et syndicalisme - Ariane MIEVILLE

89 Notes

107 Errico Malatesta, le syndicalisme révolutionnaire


et le Congrès d'Amsterdam - Maurizio ANTONIOLI

121 Notes

CONGRES ANARCHISTE TENU A AMSTERDAM


(Août 1907)
Compte rendu analytique des séances et résumé
des rapports sur l’état du mouvement dans le monde entier.

125 Introduction historique


133 Les préliminaires

Le Congres
140 Première séance - Fixation de l’ordre du jour
142 Deuxième séance - Lecture des rapports sur l’état
du mouvement
149 Troisième séance - Lecture des rapports sur l’état
du mouvement (fin)
155 Quatrième séance - Anarchisme et organisation
162 Cinquième séance - Anarchisme et organisation (suite)
166 Sixième séance - Anarchisme et organisation (suite)
169 Septième séance - Anarchisme et organisation (fin)
175 Huitième séance - Constitution de l’Internationale
178 Neuvième séance - Syndicalisme et Anarchisme
187 Dixième séance - Syndicalisme et Grève générale -
La révolution Russe
190 Onzième séance - Syndicalisme et Grève générale (suite) -
' La révolution Russe (suite)
199 Douzième séance - Syndicalisme et Grève générale (suite) -
La révolution Russe (fin)
204 Treizième séance - Syndicalisme et Grève générale (fin) -
L’antimilitarisme comme tactique de l’Anarchisme
213 Quatorzième séance - Séance commune du Congrès
anarchiste et du Congrès antimilitariste
214 Quinzième séance - Alcoolisme et Anarchisme -
L’Association de production et l’Anarchisme
215 Seizième séance - Constitution de l’Internationale (fin)
217 Dix-septième séance - Fin des débats - Clôture du Congrès

225 Appendice - Deux réunions syndicalistes

229 Notes
INTRODUCTION

ENTRE ANARCHIE ET SYNDICALISME

Lorsque l’on m’a proposé d’adapter le texte de mon


mémoire1, afin d’en faire l’introduction à la réédition du
compte rendu du congrès d’Amsterdam, j’ai volontiers
accepté; même si mon travail, de caractère académique,
n’avait pas précisément été réalisé dans ce but. Avec le
recul, je constate qu’il n’est pas évident d’expliquer au
public pourquoi il faudrait lire les actes d’un congrès
anarchiste qui a eu lieu il y a quatre-vingt-dix ans.
L’événement est peu connu et peut-être même peu
important. C’est en tout cas ce dont l’expert a voulu me
convaincre au moment de ma défense ! Bien sûr, ce congrès
n’a pas changé la face du monde et l’on peut imaginer que si
les anarchistes venaient à disparaître, plus personne n’en
parlerait. Mais le fait est qu’il existe aujourd’hui un public
intéressé, et qu’il est utile de mettre à disposition des
militants et des historiens un document difficilement
accessible.
Ce congrès est surtout connu pour son débat sur le
syndicalisme entre Errico Malatesta et Pierre Monatte. De
celui-ci on retient généralement que le syndicalisme est
réformiste voire conservateur pour Malatesta, alors qu’il est
révolutionnaire pour Monatte. Quand j’ai choisi le sujet de
ma recherche, c’est ce débat qui m’intéressait. Le problème
tel qu’il était posé semblait condamner les anarchistes et les
syndicalistes révolutionnaires à des querelles scolastiques

7
Ariane Mieville

irréconciliables et étemelles. En me penchant sur le texte du


congrès, mon ambition était de dépasser cette dispute stérile.
Je pense y être en partie parvenue, en montrant notamment
que les deux principaux acteurs de la rencontre sont passés à
côté d’un fait nouveau qui n’entrait pas dans leur représenta¬
tion de la réalité : l’émergence de l’anarcho-syndicalisme.
J’aurais aussi pu choisir d’autres pistes, car le compte
rendu du congrès est très riche en informations fragmen¬
taires qu’il faudrait vérifier, illustrer, approfondir... J’espère
que sa diffusion suscitera de nouvelles vocations chez les
historiens en herbe. Personnellement, je poursuis une
réflexion sur les problèmes du mouvement libertaire2 et je
peux affirmer qu’il reste du pain sur la planche.
La méthode que je me suis efforcée de suivre dans cette
étude est celle de la sociologie compréhensive (Max
Weber). Il s’agissait pour moi de restituer les raisonnements
des acteurs dans leur contexte. J’ai essayé de me mettre à
leur place en me demandant chaque fois : pourquoi tel ou tel
affirme-t-il ce qu’il dit ? Cette démarche étant bien sûr
favorisée par le recul historique. Quand on connaît la suite
(la guerre de 1914-1918), les déclarations de certains acteurs
ont quelque chose de pathétique.
La recherche historique est rarement innocente. Les
questions que l’on pose au passé sont souvent celles qui
nous préoccupent et on espère y trouver des recettes pour
l’action. C’est tout à fait légitime, mais il est important
d’éviter les simplifications et les approximations. Certains
trouveront peut-être que ce qui se passait à l’époque
ressemble furieusement à des situations actuelles. Il ne
faudrait pas aller trop vite en besogne. Des choses
semblables à première vue, ne sont pas toujours
comparables et c’est seulement lorsque les situations ont été
suffisamment décrites que l’on peut savoir si une analogie
est pertinente ou non. A la lecture du compte rendu, on peut
cependant assez facilement relever certaines erreurs qui se
reproduisent périodiquement.

8
Entre anarchie et syndicalisme

Il est frappant de voir, par exemple, que les participants


au congrès ne semblent pas tirer les leçons de la situation
dans laquelle ils se trouvent. Le débat entre Monatte et
Malatesta se présente comme un affrontement entre deux
doctrines, entre deux stratégies révolutionnaires. Leurs
arguments ne reposent pas sur une analyse approfondie de la
réalité, mais sont construits à partir de la conception qu’ils
se font de la révolution à venir. Cette façon d’opérer est
fréquente dans la tradition socialiste. Le matérialisme
historique de Karl Marx, par exemple, n’opère pas
autrement. Mais cette manière d’appréhender le présent, ou
même le passé, a un défaut, elle laisse de côté les éléments
qui n’entrent pas dans la doctrine, d’où la stérilité des débats
qui s’en suivent.
Le passé permet aussi de se construire une identité, de se
donner une légitimité. Ce souci, qui est le nôtre aujourd’hui,
était déjà celui des promoteurs du congrès anarchiste de
1907. Malgré leurs divergences, ils se considéraient comme
les héritiers légitimes d’une histoire commune, celle de
l’opposition révolutionnaire à l’évolution parlementaire de
la social-démocratie. A Amsterdam, en 1907, ils se retrou¬
vent pour la première fois vraiment seuls face à eux-
mêmes.. . pour découvrir l’ampleur de leurs divergences.
Il s’agit d’un mouvement au sein duquel convergent
plusieurs écoles. Nous trouvons des révolutionnaires en
rupture avec la deuxième Internationale qui sont rejetés par
les sociaux-démocrates dans le camp anarchiste et des
anarchistes issus de la scission de la première Internationale.
Ces anarchistes sont eux-mêmes divisés. Après la dispari¬
tion de l’Internationale anti-autoritaire, en 1877, le
mouvement a poursuivi sa propre évolution. Concevant la
révolution comme imminente, il a adopté la « propagande
par le fait » dans le but de provoquer les événements.
L’échec de cette stratégie a entraîné une division entre un
courant individualiste, qui refuse de sacrifier le présent à un
avenir hypothétique et qui choisit de vivre sa révolte au

9
Ariane Mieville

quotidien, et un courant organisationnel qui tente de mettre


en place une stratégie révolutionnaire cohérente. .
L’anarchisme apparaît encore, en 1907, comme un
référent favorable au sein du mouvement ouvrier. Le
congrès se présente alors comme un congrès d’affirmation :
affirmation de l’existence du mouvement anarchiste en tant
que tel et, pour les militants, affirmation de la légitimité
anarchiste de leur propre pratique : « notre anarchisme vaut
le vôtre » déclare par exemple Pierre Monatte.
Comme cela se produit souvent, le mythe de l’unité
constitue un argument puissant. A l’époque comme
aujourd’hui, les anarchistes sont divisés tant sur le plan
organisationnel que sur le plan doctrinal, mais ils représen¬
tent alors un mouvement d’opposition qui frappe l’imagina¬
tion et qui, malgré ses évolutions disparates, est ressenti
comme unitaire. C’est pourquoi nous verrons que ceux qui
tentent de se construire une identité particulière, impliquant
une division, soit du mouvement anarchiste, soit du
mouvement ouvrier, ne parviennent pas à se faire entendre.
Avant d’entreprendre la lecture du compte rendu, il faut
être conscient du fait que les éléments rapportés au congrès
ne donnent pas un panorama exhaustif du mouvement
libertaire de l’époque. Il y a de grands absents. Le
mouvement anarchiste argentin, très puissant à l’époque, est
représenté par un délégué italien qui s’exprime fort peu.
Quant aux anarchistes espagnols, leur représentant,
Fernando Tarrida del Marmol, n’est pas parvenu à rejoindre
le congrès. On ne saura jamais si sa présence aurait modifié
le contenu des débats, mais il est clair qu’une bonne
connaissance de l’anarchisme hispanique3 constitue un
complément indispensable pour avoir une vision générale du
sujet qui nous préoccupe.

Pour entrer dans les débats qui ont lieu au congrès


anarchiste d’Amsterdam en 1907, il est nécessaire de revenir
en arrière. En suivant les indications qui figurent dans le

10
Entre anarchie et syndicalisme

compte rendu, nous allons brièvement présenter les


événements dans la continuité desquels s’inscrit ce congrès.
D’abord nous allons suivre et vérifier la chronologie que
nous propose l’auteur du document, qui est vraisemblable¬
ment Amédée Dunois4.
Né en 1878 dans la petite bourgeoisie de province,
Dunois est titulaire d’une licence en droit et d’une licence
en lettres. Il s’agit d’un journaliste de talent qui fait ses
premières armes aux Temps nouveaux où il a remplacé Paul
Delesalle à la rubrique « Mouvement social »5.
L’histoire qu’il nous présente est à situer dans une
évolution faite à la fois de continuité et de ruptures. La
continuité, c’est la persistance des « anarchistes, ou plus
exactement ou [d’J un certain nombre d’entre eux » à
vouloir « se rattacher spirituellement à la grande famille du
socialisme universel »6. La rupture avec le mouvement
socialiste, ou plutôt social-démocrate, est liée à l’anti-
étatisme des anarchistes qui va se cristalliser dans le rejet de
l’activité électorale et parlementaire.

Des divergences anciennes

L’introduction du compte rendu situe le divorce « entre


anarchistes et démocrates-socialistes » en France, au
congrès du Havre, en septembre 1880. Le mouvement
faisant ensuite tâche d’huile et s’étendant à tous les pays. En
fait, ce n’est pas exactement ainsi que les choses se sont
passées. En ce qui concerne la France la rupture a eu lieu en
mai 1881, lors d’un congrès régional du mouvement
socialiste7.
Mais les divergences entre les anarchistes et le reste du
mouvement socialiste sur le thème de la participation électo¬
rale sont beaucoup plus anciennes. Jean Maitron en situe
l’origine en Suisse en 1870, soit avant même la scission de
la première Internationale. Déjà les « bakouninistes »
rejetaient « toute participation de la classe ouvrière à la

11
Ariane Mieville

politique bourgeoise... » alors que les « marxistes »


préconisaient comme moyen d’agitation « l’intervention
politique et les candidatures ouvrières »8.
On peut affirmer que nous touchons là à une question de
principes. L’opposition à l’Etat, le rejet des pouvoirs consti¬
tués étant la base de l’anarchisme, les dirigeants élus ne sont
pas plus légitimes, aux yeux des anarchistes, que ceux qui
parviennent au pouvoir par d’autres moyens. De ce point de
vue, celui qui va voter pour un candidat au parlement ou au
gouvernement ne fait qu’abdiquer sa souveraineté person¬
nelle. L’abstentionnisme libertaire témoigne aussi de la
conviction révolutionnaire suivant laquelle il est pas
possible de changer la structure du système capitaliste par
des réformes politiques; celles-ci pouvant, au contraire,
consolider l’ordre existant.
Les anarchistes et les socialistes « autoritaires » sont
anti-capitalistes. Ils poursuivent des objectifs communs,
comme la suppression de l’exploitation de l’homme par
l’homme, la disparition des classes sociales, de l’Etat...
Leurs principales divergences portent sur les moyens, non
sur les fins. Partant du principe suivant lequel les moyens
mis en œuvre ne doivent pas être en contradiction avec les
buts poursuivis, les libertaires rejettent l’idée de conquête du
pouvoir politique et celle de son instrument : le parti
politique centralisé. Pour eux, une organisation hiérar¬
chique, parti ou Etat ouvrier, ne peut donner naissance à une
société libre et égalitaire.
En 1871, dans la tourmente qui suit l’écrasement de la
Commune de Paris, Michel Bakounine explique ainsi les
divergences entre les deux tendances qui divisent le
socialisme : « l’un et l’autre parti veulent également la
création d’un ordre social nouveau, fondé uniquement sur
l’organisation du travail collectif, (...) des conditions
économiques égales pour tous, et (...) l’appropriation
collective des instruments de travail. Seulement les
communistes [d’Etat] s’imaginent qu’ils pourront y arriver

12
Entre anarchie et syndicalisme

par le développement et par l’organisation de la puissance


politique des classes ouvrières et principalement du proléta¬
riat des villes, avec l’aide du radicalisme bourgeois, tandis
que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage
et de toute alliance équivoque, pensent, au contraire, qu’ils
ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par
l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et
par conséquent anti-politique, des masses ouvrières tant des
villes que des campagnes, y compris tous les hommes de
bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec
tout leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux
(...)• C’est la contradiction, devenue déjà historique, qui
existe entre le communisme scientifiquement développé par
l’école allemande (...) et le proudhonisme largement
développé et poussé jusqu’à ses dernières conséquences...»9.
Dans la première internationale, la scission entre
socialistes « autoritaires » et socialistes « libertaires » se
produit, au congrès de La Haye, en 1872. Un article des
statuts, l’article 7a, adopté par la majorité « marxiste »,
indique que « dans sa lutte contre le pouvoir collectif des
classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe
qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct » et
que « la conquête du pouvoir politique devient le grand
devoir du prolétariat »10. A cette occasion, James Guillaume
et Michel Bakounine, figures de proue de la minorité
opposée à cet article, sont exclus de l’Internationale.
Suite à cette rupture et jusqu’en 1877, la Fédération
jurassienne va poursuivre l’organisation des congrès
internationaux de la branche libertaire de FAIT11. C’est en
Suisse, au sein de cette Fédération, que vers 1876, sous
l’impulsion de Kropotkine, apparaît un nouveau concept :
celui du communisme anarchiste.

Communistes anarchistes

Pour se différencier des communistes « marxistes » au


/

13
Ariane Mieville

sein de l’Internationale, les partisans de Bakounine se


déclaraient socialistes révolutionnaires ou collectivistes. Ce
dernier terme signifiant, pour eux, que le travailleur devait
avoir droit à l’intégralité du produit de son travail : « à
chacun selon ses œuvres ». La nouvelle conception prévoit
quant à elle un autre mode de répartition du produit du
travail : le mode communiste, c’est-à-dire : « à chacun
selon ses besoins ». C’est la « prise au tas » théorisée par
Pierre Kropotkine, puis par de nombreux autres penseurs
anarchistes de l’époque (Elisée Reclus, Jean Grave...). On
imagine que si l’humanité était débarrassée de la propriété
privée et de l’Etat, elle pourrait, grâce au développement
scientifique et technique, satisfaire tous les besoins. On
supprimerait l’argent, chacun se servirait, à son gré, des
biens produits par tous.
Au moment où les disciples de Bakounine adoptent ce
principe communiste, ceux de Marx, avec Jules Guesde,
s’affirment collectivistes. Entre les deux écoles, il y a
inversion des dénominations.
Donc, par le biais de la Fédération jurassienne, les
anciens socialistes révolutionnaires « bakouninistes »
deviennent les communistes anarchistes. Dès lors, ils vont
constituer le principal, mais pas le seul courant du
mouvement libertaire. Une école antérieure, celle du
mutuellisme proudhonien, subsiste en particulier aux Etats-
Unis où, avec Benjamin R. Tucker, elle évoluera vers
l’anarchisme individualiste. La conception collectiviste reste
encore dominante en Espagne.
Le principe communiste s’appuie sur une conception
optimiste de l’évolution socio-économique. Un autre
présupposé, qui lui est en quelque sorte complémentaire, va
jouer un rôle fondamental dans l’évolution ultérieure; c’est
la croyance en l’imminence de la révolution. A ce moment-
là, les anarchistes pensent qu’il suffirait d’une étincelle pour
mettre le feu aux poudres. Comme le dira plus tard l’un
d’eux : « ceux qui, à une rumeur lointaine au milieu de la

14
Entre anarchie et syndicalisme

nuit, couraient à leur fenêtre, pensant que c’était le peuple


qui se révoltait, peuvent dire ce que fut notre espérance »12.
Il ne faut pas confondre les espoirs révolutionnaires des
anarchistes avec ceux des marxistes de cette époque. Pour
ces derniers, c’est l’évolution économique, censée entraîner
la prolétarisation des classes moyennes, qui doit inéluctable¬
ment mener à la révolution, à l’affrontement final entre la
bourgeoisie et le prolétariat. Le modèle marxiste est
évolutionniste et déterministe. L’aboutissement communiste
constituant la fin d’une histoire déjà écrite, la conséquence
du développement des forces productives.
Les communistes anarchistes tablent sur la spontanéité et
l’esprit de révolte des masses. L’usure de l’économie
libérale, ses crises, la misère et le chômage qu’elles
engendrent constituant autant de failles propices, dont il faut
saisir les potentialités à chaque moment. Kropotkine donne
une justification « scientifique » à cette conception. Prenant
à contre-pied l’idée qu’on se faisait alors du modèle
darwiniste, Kropotkine prétend que c’est l’appui mutuel, au
sein d’une même espèce et non la lutte pour la vie, qui
garantit la survie et la prospérité de l’espèce en question. Le
système capitaliste de concurrence généralisée est le résultat
d’un dérèglement provisoire de l’espèce humaine et un
logique retour de balancier devrait ramener les hommes à la
société « naturelle », c’est-à-dire une société solidaire et
égalitaire.

La propagande par le fait

Forts de la conviction que le bonheur est à portée de


main, les compagnons adoptent une nouvelle stratégie, celle
de la « propagande par le fait ». Celle-ci est inaugurée le 5
avril 1877 par l’équipée du Bénévent en Italie. Errico
Malatesta avec une trentaine d’hommes armés brûlent les
archives de deux petits villages et distribuent au peuple
l’argent trouvé dans le bureau du receveur des impôts.

15
Ariane Mieville

L’aventure se termine quelque jours plus tard, par l’arresta¬


tion, sans résistance, des protagonistes transis par.le froid.
Les compagnons partaient de l’idée que les ouvriers et
les paysans, harassés par leur dur labeur, seraient plus
facilement convaincus par des démonstrations concrètes que
par la propagande orale ou écrite. Cette équipée est aussi à
situer dans le contexte italien de l’époque. Entre 1873 et
1877, des tentatives insurrectionnelles et des soulèvements
populaires éclatent dans plusieurs régions d’Italie.
Malgré son piteux échec, l’affaire du Bénévent a un
grand retentissement. Le procès des participants se termine
même par un acquittement. Mais la propagande par le fait va
évoluer dans le sens de l’attentat politique.
En juillet 1881, un congrès socialiste révolutionnaire se
tient à Londres. Cette rencontre, organisée par les
anarchistes, adopte la propagande par le fait comme moyen
d’action privilégié. Il est recommandé aux organisations
adhérentes de porter l’action « sur le terrain de l’illégalité,
qui est la seule voie menant à la révolution... »13. Ce
congrès est important à plus d’un titre. Au moment où
l’anarchisme se présente comme une force politique
distincte des autres écoles socialistes, des interprétations
divergentes apparaissent en son sein. Alors que Kropotkine
et Malatesta sont venus à ce congrès avec l’objectif de
reconstruire l’Association internationale des travailleurs,
c’est-à-dire de réorganiser les forces révolutionnaires, une
majorité, échaudée par les abus commis antérieurement par
le Conseil général de Londres, opte pour l’autonomie
complète des groupes et des individus. C’est l’émergence
d’un courant anti-organisationnel qui s’épanouira, par la
suite, surtout parmi les anarchistes individualistes14.

L’introduction historique du compte rendu du congrès ne


fait pas mention des attentats individuels qui ont pourtant
fortement contribué à la notoriété des anarchistes au
tournant du siècle. Comment, en effet, oublier les attentats

16
Entre anarchie et syndicalisme

de Ravachol en 1892 ou l’assassinat du président Carnot par


Caserio en 1894, celui du roi d’Italie Humbert Ier par Bresci
en 1900 et celui du président américain McKinley par
Czolgocz en 1901...? Pour ne citer que quelques affaires
parmi les plus connues. Cette omission n’est probablement
pas fortuite. Il est peut-être des événements sur lesquels
Dunois, s’il est bien l’auteur de cette introduction, préfère
ne pas insister. Cependant, personne, durant le congrès de
1907, ne va condamner les attentats, au contraire.
Max Baginski15 qui vient des Etats-Unis fera même
l’éloge de Czolgosz. « L’acte de Czolgosz fut vraiment un
acte de lutte de classe. En tuant Mac-Kinley, Czolgosz
frappait le capitalisme américain, cette ploutocratie barbare
qui se nourrit vraiment de chair humaine (...). L’exécution
de Mac-Kinley valut aux anarchistes de longues persécutions;
nos idées cependant n’en ont pas souffert, loin de là »16.
Pour Pierre Monatte, le terrorisme n’est tout simplement
plus d’actualité. En 1907, le syndicalisme remplace en
quelque sorte les attentats. « ...le syndicalisme est né;
l’esprit révolutionnaire s’est ranimé, s’est renouvelé à son
contact, et la bourgeoisie, pour la première fois depuis que
la dynamite anarchiste avait tu sa voix grandiose, la
bourgeoisie à tremblé ! »17
Emma Goldman 18, dans une motion contresignée par
Baginsky, qu’elle présentera à la fin du congrès, va proposer
une nouvelle approche. L’acte de révolte individuel est
un droit. Il doit avant tout être compris, d’un point de
vue « socio-psychologique », comme la conséquence du
système et non « loué ou condamné ». D’autre part, dans
certaines circonstances, il est utile. Cette motion sera
approuvée à l’unanimité par le congrès. En voici l’essentiel :
« Le congrès anarchiste international se déclare en faveur
du droit de révolte de la part de l’individu comme de la part
de la masse entière.
Le congrès est d’avis que les actes de révolte, surtout
quand ils sont dirigés contre les représentants de l’Etat et de

17
Ariane Mieville

la ploutocratie, doivent être considérés d’un point de vue


psychologique.
(...) On pourrait dire, comme règle, que seul l’esprit le
plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de
profondes impressions se manifestant par la révolte interne
et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte
peuvent être caractérisés comme les conséquences socio-
psychologiques d’un système insupportable; et comme tels,
ces actes, avec leurs causes et motifs doivent être compris,
plutôt que loués ou condamnés.
Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie,
l’acte de révolte (...) sert un double but : il mine la base
même de la tyrannie et soulève l’enthousiasme des
timides... »19.
Peut-on dire, comme le fait un peu rapidement Daniel
Guérin, qu’à la suite de l’adoption de la propagande par le
fait, l’anarchisme va s’isoler du mouvement ouvrier,
s’étioler, s’égarer dans le sectarisme?20 Notre sentiment,
c’est que les attentats anarchistes sont un peu comme l’arbre
qui cache la forêt. A trop les regarder on néglige des
mouvements de fond qui sont à l’origine du mouvement
ouvrier moderne et dans lesquels les anarchistes jouent un
rôle aussi bien concret que théorique. Aux Etats-Unis, par
exemple, le congrès de Chicago en 1881, qui voit naître le
parti socialiste révolutionnaire, ratifie les décisions de
Londres et lance un appel aux organisations ouvrières pour
qu’elles défendent, par les armes, toute atteinte à leurs droits 21.
Or, dans la période qui suit, les anarchistes vont avoir une
grande influence sur le mouvement ouvrier américain.
D’autre part, en France, avant même l’épidémie des
attentats, les militants les plus en vue essaient de rectifier le
tir et de réorienter les compagnons vers l’action de masse.
En août 1888, durant la grève des terrassiers à Paris, Joseph
Tortelier, accompagné par Louise Michel et Charles Malato,
soutient déjà publiquement que seule la grève générale est
capable de conduire à la révolution sociale22. En mars 1891,

18
Entre anarchie et syndicalisme

Kropotkine écrit dans La Révolte « ce n’est pas par des actes


héroïques que se font les révolutions (...). La révolution,
avant tout, est un mouvement populaire (...). Ce fut (...)
l’erreur des anarchistes en 1881. Lorsque les révolution¬
naires russes eurent tué le Tsar (...), les anarchistes
européens s’imaginèrent qu’il suffirait désormais d’une
poignée de révolutionnaires ardents, armés de quelques
bombes, pour faire la révolution sociale... Un édifice basé
sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques
kilos d’explosifs. »23
Un travail sérieux sur les effets réels des attentats
anarchistes nécessiterait une étude comparative pour chacun
des pays concernés. Ceci ne constituant pas le thème de
notre recherche, nous ne nous y lancerons pas.
Ce qu’il faut dire, c’est que la propagande par le fait
n’ayant pas eu l’effet escompté, celle-ci va être abandonnée
au profit d’autres moyens d’action; d’autant que la répres¬
sion qui l’accompagne déstructure profondément les
groupes. En ce qui concerne la France, il faut signaler que la
flambée terroriste des années 1892-1894 a abouti à une
scission entre le courant « sociétaire » ou « orthodoxe » de
l’anarchisme qui préconise alors l’action dans les syndicats
et les individualistes qui défendent la beauté du sacrifice
personnel, voire la jouissance du poseur de bombe24. A ce
propos, il faut mentionner que les anarchistes individualistes
américains, sous la houlette de B. R. Tucker, ont, dès le
départ, rejeté le principe d’une organisation violente. De
l’autre côté de l’Atlantique, la propagande par le fait a plutôt
eu la faveur des communistes anarchistes.

Les anarchistes et les congrès de la deuxième


Internationale

Revenons à l’introduction qui nous est proposée.


L’auteur du document rappelle la participation d’anarchistes
aux quatre premiers congrès de la deuxième Internationale,

19
Ariane Mieville

soit à ceux de Paris (1889), Bruxelles (1891), Zürich (1893)


et Londres (1896). Nous nous arrêterons un peu-longuement
sur ces deux derniers congrès qui consacrent la rupture entre
les deux orientations du mouvement ouvrier et qui sont le
théâtre, en parallèle, des premières rencontres internatio¬
nales « libertaires et communistes »25 depuis le congrès de
1881 à Londres. Rencontres « libertaires et communistes »
donc, et non rencontres anarchistes.
Les chroniqueurs de l’époque, comme la plupart des
historiens après eux, parlent de l’expulsion des anarchistes
des congrès socialistes. En approfondissant la question, nous
avons constaté que les opposants à l’évolution électoraliste
et parlementaire du mouvement socialiste de l’époque ne
peuvent pas tous, et loin de là, être définis comme
anarchistes. Pour illustrer le problème, nous avons décidé de
suivre l’itinéraire de l’un des protagonistes, celui du hollan¬
dais Christian Cornélissen. Cet homme constitue, à nos
yeux, un fil conducteur entre Zürich (1893) et Amsterdam
(1907) puisqu’il participe à toutes ces rencontres26. Dire de
lui qu’il était un anarchiste serait faire preuve d’une grande
imprécision, en tout cas en ce qui concerne 1893.

Christian Cornélissen

Dans la brochure27 écrite par Cornélissen, en vue du


congrès de Zürich, nous constatons que celui qui venait de
réaliser la première traduction hollandaise du Manifeste
communiste28 était pour le moins autant marxiste que
libertaire; témoins les nombreuses citations de Marx sur
lesquelles il s’appuie pour défendre son point de vue. Selon
lui, la principale division au sein du mouvement socialiste
international est liée à l’existence, d’une part, d’un courant
purement parlementaire et d’autre part, à celle de groupes
socialistes non parlementaires. Parmi ceux-ci, il range son
parti : le parti ouvrier démocratique socialiste de Hollande,
qui ne considère « les élections législatives (...) que comme

20
Entre anarchie et syndicalisme

un moyen d'agitation, et l’action des élus ouvriers dans les


parlements que comme moyen de propagande. »29.
S’opposant au credo des sociaux-démocrates allemands
qui prétendent que la prise du pouvoir politique doit
nécessairement précéder l’appropriation des moyens de
production par la classe ouvrière, Comélissen, qui s’appuie
sur le principe marxiste suivant lequel l’infrastructure
détermine la superstructure, affirme au contraire que « la
classe ouvrière ne peut conquérir le pouvoir politique tant
qu’elle n’aura pas socialisé les moyens de production »30.
En lisant sa brochure, on constate qu’avant le congrès de
Zürich, Comélissen espérait rallier à son point de vue toutes
les organisations privilégiant l’action économique de la
classe ouvrière, c’est-à-dire les organisations de travailleurs
comme les Bourses du travail en France... ou même la
société du Grütli en Suisse. Pourtant il craignait que les
socialistes parlementaires, parviennent à « exclure une
fraction de leurs adversaires du congrès, sous le fallacieux
prétexte “d’anarchisme” »31. Dans ce cas les socialistes
parlementaires seraient responsables de la scission du
mouvement ouvrier et du « deuxième congrès (dissident) »32
qui ne manquerait pas de s’organiser.

Zürich 1893 et Londres 1896

Ces deux congrès socialistes internationaux ont consacré,


nous le savons, la scission définitive entre socialistes
parlementaires et socialistes « anarchistes ». Il n’est pas
inutile de rappeler les circonstances de cette rupture.
A Zürich, le problème est posé lors du premier débat sur
les conditions d’admission au congrès. Le comité d’organi¬
sation fait adopter une résolution suivant laquelle : « sont
admis au Congrès tous les syndicats professionnels ouvriers,
ainsi que ceux des partis et associations socialistes qui
reconnaissent la nécessité de l’organisation ouvrière et de
l’action politique »33.

21
Ariane Mieville

Afin de sanctionner l’expulsion des « anarchistes » un


amendement, proposé par l’Allemand Bebel et accepté par
la majorité précisait que « par action politique, il est entendu
que les partis ouvriers emploient tous leurs efforts à utiliser
les droits politiques et la machinerie législative (corps
législatif, législation directe) en vue des intérêts du proléta¬
riat et de la conquête des pouvoirs publics »34.
Comme le craignait Comélissen, avec cette résolution, le
congrès ne mettait pas en marge que les anarchistes
patentés; des socialistes indépendants, comme les « jeunes
socialistes » allemands, opposés au parlementarisme étaient
aussi directement visés. Mais qu’en était-il des socialistes
qui se situaient entre les deux camps, soit parce que pour
eux l’action parlementaire n’était qu’une tactique parmi
d’autres, soit parce qu’après l’avoir pratiquée, ils la
rejetaient ?
Dans ce cas se trouvait F. Domela Nieuwenhuis, le
principal leader socialiste hollandais, qui participa tout de
même activement aux débats. Comme il l’avait déjà fait au
congrès socialiste de Bruxelles en 1891, il défendit, sans
succès, la grève générale et la grève militaire en cas de
guerre. Cela dit, pour les anarchistes ainsi que pour certains
des socialistes indépendants, l’essentiel des discussions va,
dès lors, se dérouler à l’extérieur.
Plusieurs réunions ont lieu au Plattengarten de Zürich,
groupant jusqu’à plus de 500 participants. On y discute des
thèmes à l’ordre du jour du congrès officiel, comme de
l’organisation du premier mai, de la grève générale et de la
lutte économique qui doivent « préparer la révolution »35.
Notons qu’un certain Wemer de Berlin présente déjà le
credo des socialistes antiparlementaires des deux
décennies à venir. Son intervention commence par une
critique libertaire de la social-démocratie qui, d’après lui,
voudrait « seulement remplacer l’esclavage actuel par un
autre esclavage en demandant la centralisation de la
consommation des produits »36. Ensuite le même Werner

22
Entre anarchie et syndicalisme

fait une proposition concrète pour l’action : « nous voulons


seulement des syndicats professionnels pour surveiller nos
intérêts, et ces syndicats, nous les constituerons nous-
mêmes...»37. Toute la difficulté va être de relier ces deux
prémisses.
C’est à dessein que nous allons utiliser, pour le moment,
le terme d’antiparlementaire plutôt que ceux d’anarchiste ou
d’anti-autoritaire pour désigner les socialistes opposés au
courant social-démocrate parlementaire qui va imposer son
hégémonie au sein de la deuxième Internationale.
Dans le domaine politique, surtout en ce qui concerne les
organisations révolutionnaires ou simplement d’opposition,
l’utilisation d’une désignation adéquate et précise est
toujours problématique. Il y a les termes par lesquels les
acteurs se désignent eux-mêmes, qui sont souvent les plus
neutres possibles et ceux, polémiques, que leurs adversaires
emploient pour les désigner. En l’occurrence les sociaux-
démocrates, et la presse « bourgeoise » parlent systémati¬
quement d’anarchistes, alors que le terme d’antiparlemen¬
taire qui est utilisé par les protagonistes, est plus précis.
C’est le terme que Cornélissen emploie pour désigner son
camp38. Il va également figurer dans le titre de la principale
rencontre parallèle au congrès de Londres : « Meeting
anarchiste et antiparlementaire ».
Ce terme a le mérite d’englober tout ceux qui privilé¬
gient l’action directe, de base, sans nécessairement se
revendiquer de l’idéologie libertaire; c’est-à-dire les
anarchistes qu’ils soient ou non syndicalistes, certains
socialistes révolutionnaires et les futurs syndicalistes révolu¬
tionnaires. Nous reviendrons par la suite sur les divergences
qui verront le jour dans ce conglomérat « antiparlementaire ».
Les rapports officiels ou les comptes-rendus de la presse
ne reflètent que très partiellement les échanges d’idées dont
les congrès ouvriers sont le théâtre. Dans n’importe quelle
assemblée de ce type, c’est souvent en coulisses que les
discussions les plus importantes ont lieu. Les rapports

23
Ariane Mieville

directs entre les individus sont importants lorsque l’on


analyse l’évolution des idées socialistes. Dans ses souvenirs,
Cornélissen relate les promenades qu’il fit alors, dans la
région zurichoise, en compagnie de Domela Nieuwenhuis et
de Jean Allemane39. Il nous dit combien l’hostilité de son
collègue français, vis-à-vis de l’ensemble des délibérations
du congrès, le frappèrent : « il s’agissait chez lui littérale¬
ment d’une conversion : d’un passage, sinon carrément à
l’anarchie, du moins à l’aile gauche des “socialistes
indépendants” »40.
Nous savons aussi que c’est à l’occasion du congrès
ouvrier de Ziirich que Christian Cornélissen va se lier
d’amitié avec Fernand Pelloutier. Les liens personnels entre
deux hommes qui vont occuper des responsabilités
semblables dans le mouvement ouvrier de leurs pays respec¬
tifs méritent d’être relevés41. Une étude plus approfondie
permettrait peut-être de dire en quoi Cornélissen a directe¬
ment influencé Pelloutier et en quoi la cohérence et le
rayonnement ultérieur du syndicalisme révolutionnaire
français est redevable au mouvement ouvrier hollandais42.

Au congrès de Londres (1896), le problème que l’on


croyait avoir résolu à Zürich se posa avec plus d’acuité
encore, au point qu’une bonne moitié de la rencontre lui fut
consacré. Quand on met les anarchistes à la porte, ils
rentrent par les fenêtres auraient pu s’écrier les leaders de la
social-démocratie !
Officiellement toutes les chambres syndicales
ouvrières avaient été invitées. Seuls les partis et organisa¬
tions socialistes étaient tenus de reconnaître la nécessité
de « l’action politique ». Or, depuis quelques années, les
anarchistes préconisaient l’entrée dans les syndicats. Des
leaders extrêmement connus du mouvement libertaire
allaient se présenter au congrès munis de mandats
syndicaux. Malatesta, par exemple, disposait des mandats
d’un syndicat français, de groupes italiens et de syndicats

24
Entre anarchie et syndicalisme

espagnols. Sur les quarante-trois représentants syndicaux


français vingt étaient des anarchistes notoires. Le dilemme
était donc le suivant : expulser les anarchistes, c’était
fermer la porte à des représentants ouvriers.
Nous savons que cette situation n’était pas le simple
résultat des circonstances. Par une action concertée, un
groupe de militants avait décidé de tout tenter pour modifier
l’évolution du mouvement socialiste.
L’idée de mener, à Londres, la lutte contre la social-
démocratie venait de Fernand Pelloutier et d’Augustin
Hamon en France. Si l’on en croit ce dernier, ce sont eux
deux qui organisèrent, à Paris, la délégation « syndicalo-
anarchiste ». Hamon insiste sur la collaboration de
Malatesta qui, vivant à Londres, était en rapport avec les
milieux syndicaux anglais. Il relève aussi l’aide apportée par
Cornélissen pour la Hollande43. En effet, pour cette
occasion, Cornélissen élabore un texte intitulé : Le
communisme révolutionnaire. Projet pour une entente et
pour l’action commune des Socialistes révolutionnaires et
des Communistes anarchistes44. L’entente préalable de
libertaires et d’antiparlementaires est également attestée par
le fait qu’un « comité anarchiste » de préparation du
congrès, constitué dans un premier temps, est dissout et
remplacé par un « anarchist socialist and antiparlementary
committee »45.
Avant le congrès, les anarchistes et leurs amis s’efforcè¬
rent de démontrer que les sociaux-démocrates étaient des
sectaires, coupables de diviser le mouvement ouvrier. Dans
l’un de ses articles, Domela Nieuwenhuis déclare qu’en cas
d’exclusion des anarchistes, il faudrait « admettre que ce ne
serait plus un congrès socialiste, mais seulement un congrès
parlementaire, un congrès réformiste des social-démocrates,
un congrès d’une secte... »46.
Le thème de l’unité du mouvement ouvrier est une
constante dans l’argumentation des « anarchistes ». Un
article de Malatesta et d’Augustin Hamon paru en anglais

25
Ariane Mieville

dans le Labour leader l’hebdomadaire de l’Independant


Labour Party47 et en français dans Parti ouvrier, l’organe
des, allemanistes, mérite d’être cité un peu longuement, car il
synthétise assez bien le message que l’on voulait faire
passer.
« Il est dans l’intérêt de tous les ennemis de la société
capitaliste que les ouvriers soient unis et solidaires dans la
lutte (...). Cette lutte est nécessairement de caractère
économique. Ce n’est pas que nous méconnaissons
l’importance des questions politiques (...) [mais] toute
tentative pour imposer une opinion politique unique au
mouvement ouvrier aboutirait à la désagrégation du
mouvement et empêcherait les progrès de l’organisation
économique ». Et l’article de conclure : « si les social-
démocrates veulent persister dans leur tentative d’embriga¬
dement et semer ainsi la division entre les travailleurs,
puissent ceux-ci comprendre et faire triompher la grande
parole de Marx : Travailleurs du monde, unissez-vous ! »48.
La tentative des antiparlementaires ne fut pas couronnée
de succès. Finalement les sociaux-démocrates l’emportèrent.
Mais pour expulser définitivement les anarchistes, ils durent
faire admettre qu’au prochain congrès socialiste, seules
seraient admises les « organisations purement corporatives »
reconnaissant « la nécessité de l’action législative et
parlementaire »49. Ils acceptaient donc de porter la responsa¬
bilité de la division du mouvement ouvrier, ce qui allait
éloigner d’eux, pour un temps en tout cas, un certain
nombre de socialistes non « orthodoxes » ainsi que les
syndicalistes qui n’étaient pas directement sous leur
influence50.
Venons-en maintenant aux rencontres anarchistes et
antiparlementaires qui ont lieu parallèlement au congrès
socialiste. Le mardi 28 juillet un grand meeting est organisé.
Selon Hamon51 l’assistance y est si nombreuses (plusieurs
milliers de personnes) que l’on doit diviser le meeting en
deux. Le premier des orateurs à s’exprimer n’est pas

26
Entre anarchie et syndicalisme

précisément un anarchiste puisqu’il s’agit de Keir Hardie52,


le président de l’ILP. Bien que partisan de l’action politique,
Keir Hardie est venu souhaiter la bienvenue aux délégués
anarchistes. Favorable à la solidarité entre tout ceux qui ont
foi en le socialisme, il déclare à l’assemblée que « le crime
des anarchistes c’est d’être la minorité ». Ensuite c’est le
secrétaire de l’ILP, le syndicaliste Tom Mann53 qui
s’exprime. Il est encore plus chaleureux, et avoue que sur le
plan tactique, il ne diffère pas beaucoup des anarchistes.
Suivent de nombreux orateurs anarchistes ou antiparlemen¬
taires : Elisée Reclus, Christian Comélissen, Louise Michel,
Kropotkine, Tortelier, Malatesta, Domela Nieuwenhuis...
Les jours suivants, les socialistes anarchistes allemands,
suisses et italiens qui ont été expulsés du congrès, rejoints
par des Anglais, des Français et les socialistes antiparlemen¬
taires de Hollande organisent trois journées de débats et
conférences. Dans ce cadre, il est beaucoup question de la
priorité à accorder à la lutte et à l’organisation économique,
c’est-à-dire syndicale. Pelloutier souligne les progrès de
l’idée de grève générale, la propension des syndiqués à
rejeter le parlementarisme... soit les thèmes du syndicalisme
révolutionnaire, portés alors par les anarchistes.
Sur un autre sujet, la question agraire, un débat assez
curieux oppose des socialistes anglais à plusieurs orateurs
anarchistes. Alors que les premiers déclarent que la proléta¬
risation des paysans et la constitution de grandes propriétés
constituent un préalable nécessaire à la diffusion des idées
socialistes à la campagne, les seconds refusent cette concep¬
tion déterministe54. Parmi eux, Malatesta fait une remarque
qui mérite d’être citée, en vue des débats ultérieurs auxquels
nous allons nous intéresser. En voici l’essentiel : « Les
marxistes ont abandonné les théories de Marx et les
anarchistes les conservent trop précieusement. Les théories
sont surannées en beaucoup de points. Pourquoi attendre la
prolétarisation des paysans qui n’aura peut-être jamais lieu ?
Les conditions économiques (...) peuvent changer; elles

27
Ariane Mieville

sont à la merci d’une découverte, d’une invention. La


centralisation (...) peut faire place à l’individualisation de
l’industrie, si un moteur nouveau est trouvé. Donc il ne faut
pas attendre que les paysans soient dépossédés pour (...)
leur montrer la nuisance de l’Etat...»
L’adhésion aux idées socialistes est-elle tributaire de
l’appartenance de classe et de l’évolution des rapports de
production ou naît-elle de l’aspiration de l’homme à la
liberté que la propagande peut réveiller ? Un débat de fond
qui n’allait pas être résolu de sitôt.

Paris 1900 — le congrès interdit

Ce dilemme « lutte des classes » ou « propagande »


apparaît à nouveau dans les contributions écrites pour le
congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900. Ce
congrès, prévu pour les 19, 20, 21 et 22 septembre 1900, fut
interdit au nom des lois françaises dites « scélérates »55,
mais on peut consulter les rapports rédigés pour l’occasion56.
Dans la présentation de ces textes, la filiation avec le
congrès de Londres est affirmée. Il est dit que, suite aux
incidents de 1896, « les groupes révolutionnaires de divers
pays avaient reconnu la nécessité de se séparer de la social-
démocratie dont l’intolérance voulait imposer à tous les
groupements, mêmes syndicaux, la nécessité de l’action
législative et parlementaire »57. On nous signale que le
premier appel pour cette rencontre a été signé par F. Domela
Nieuwenhuis, Fernand Pelloutier et Emile Pouget58 et qu’il
a été adressé « aux groupes ouvriers, aux socialistes révolu¬
tionnaires et aux communistes anarchistes »59. On nous dit
aussi que le congrès a été préparé « bien avant que les
socialistes parlementaires eussent décidé de faire le leur à
Paris »60. Cette remarque mérite qu’on s’y arrête un peu.
Nous ne croyons pas que ces deux congrès aient été
convoqués pratiquement à la même date par hasard.
D’ailleurs, pour Jean Maitron « le congrès de 1900, qui se

28
Entre anarchie et syndicalisme

qualifiait d’antiparlementaire, était destiné à donner la


réplique au congrès international socialiste qui devait se
réunir à Paris en septembre 1900 »61. Coïncidence non
avouée, mais voulue. Elle révèle peut-être un désir, en partie
inconscient, de prolonger la cohésion que, jusqu’ici,
l’opposition aux « socialistes domestiqués » avait donnée au
camp révolutionnaire. Avec l’éloignement de l’adversaire
commun, les divergences allaient affleurer la surface.
Les sujets qui auraient dû être discutés à Paris étaient fort
nombreux. En voici un aperçu : organisation de relations
suivies entre les groupes communistes révolutionnaires d’un
même pays et de pays différents; propagande dans les
syndicats; publications et propagande par le placard, par la
brochure à distribuer; théâtre d’avant-garde; élections de
protestation; publication d’un organe international; question
agraire; les sans-travail; enseignement libertaire; coopérati-
visme et néo-coopérativisme; la question de la femme; la
grève générale; attitude des anarchistes en cas de guerre;
propagande antimilitariste, etc.

Outre de nombreux Français, des délégués étaient venus


d’Amérique du Nord, d’Argentine, d’Angleterre,
d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, d’Espagne, de Belgique,
de Hollande, de Bohème et de Russie. D’autres avaient
envoyé leur adhésion par écrit de Bulgarie, de Roumanie, de
Grèce, du Portugal, du Brésil, des Iles Sandwich et
d’Uruguay. A noter aussi la participation de personnalités
anarchistes connues comme Kropotkine, Elisée Reclus,
Tcherkesoff, Domela Nieuwenhuis, Max Nettlau, Jean
Grave ou Emma Goldman.
Comme pour les rencontres de Zürich et de Londres, les
participants prévus n’étaient pas tous anarchistes. Les non-
libertaires n’étaient pas nombreux, mais des Français
membres du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR -
allemaniste) s’étaient annoncés. La contribution qu’ils ont
laissée, intitulée « Tactique libertaire, tactique révolution-

29
Ariane Mieville

naire » a le mérite de présenter les divergences qu’ils


perçoivent et de préciser certaines définitions. Pour les
allemanistes, libertaires et révolutionnaires poursuivent les
mêmes buts : « le renversement de la société capitaliste et
son remplacement par une ère nouvelle (...) un état social
sans gouvernement. (...) Tous les deux acceptent le principe
de la grève générale... »62. Les divergences portent sur les
moyens. Pour les allemanistes « le libertaire, en général, ne
croit et n’espère que sur le mouvement individuel et
révolution des cerveaux (...) seule l’idée (...) gouverne [les
libertaires] »63. Le POSR est plus « pratique » puisqu’il
propose « la conquête des pouvoirs publics comme moyen
de propagande »64.
L’entente sur ce point semble bien difficile, même si, une
fois ou l’autre, des libertaires s’essayèrent à la propagande
par le moyen de la candidature électorale 65. Ce qui est
intéressant de noter, c’est la persistance du dialogue. Elle
provient de la convergence existant à l’époque entre allema¬
nistes et libertaires dans les syndicats.
Une dernière précision, à propos du terme libertaire. Les
allemanistes croient que « les libertaires se sont ainsi
dénommés pour se séparer des anarchistes opposés à tout
groupement »66. A notre avis rien ne prouve que la frontière
entre « libertaire » et « anarchiste » repose sur l’acception
ou non de l’organisation. Mais l’existence des deux termes
et l’analyse ainsi faite par le POSR montrent que les princi¬
pales divergences tournent autour du thème de l’organisa¬
tion.
Justement, comme l’a fait remarquer Jean Maitron, au
cours de la préparation du congrès de 1900 apparaît, en
France, « la première tentative depuis 1895 en vue d’établir
des liens permanents entre les compagnons à la fois sur le
plan national et international »67. L’initiative vient de
Cornélissen et du groupe des Etudiants socialistes révolu¬
tionnaires internationalistes (ESRI)68. Leur préoccupation :
remédier à l’état d’inorganisation du mouvement anarchiste

30
Entre anarchie et syndicalisme

par la constitution d’un « bureau de correspondance » et


d’une « Fédération communiste libertaire internationale »69.
Le rapport de Cornélissen pour le congrès « sur la
nécessité d’établir une entente durable entre les groupes
anarchistes et communistes révolutionnaires »70 constitue un
appel, une supplique presque, pour que le mouvement
s’organise. « Ce que nous voudrions, en un mot, c’est
quelque chose qui nous permit de nous mettre en rapport les
uns avec les autres... »71. Cornélissen qui vit depuis peu à
Paris72 donne une image qui n’est guère optimiste du
mouvement libertaire. « Les événements de ces dernières
années, tant en France que dans les autres pays, ont montré
que les révolutionnaires se trouvaient dispersés, que leurs
forces étaient morcelées (...) ces derniers temps (...) nous
n’avons rien pu entreprendre de sérieux »73. Sans doute fait-
il références à la période des attentats lorsqu’il ajoute que
« si les révolutionnaires de France et, en particulier ceux de
Paris avaient été plus unis (...) beaucoup d’erreurs auraient
pu être évitées »74.
Il est très sévère à l’encontre de la presse anarchiste.
Regrettant que les journaux de propagande soient «
considérés comme la propriété de telle ou telle personne », il
prétend que « vis-à-vis des rédacteurs de ces journaux ou
revues, [les] groupes sont aussi impuissants que vis-à-vis de
la presse capitaliste »75.
Conscient de ne pas pouvoir convaincre l’ensemble des
participants, ni même sans doute la majorité, Cornélissen
parle d’organiser une réunion après le congrès, avec ceux
qui seraient d’accord de « créer des rapports réguliers entre
les groupes »76. Il demande aussi à ceux qui sont opposés à
ce projet de ne pas faire obstacle à sa réalisation.
Sage précaution, car les ennemis de l’organisation, ou
plutôt les partisans de l’organisation naturelle et spontanée,
tiennent alors le haut du pavé dans le milieu libertaire
parisien. Jean Grave77, par exemple, conteste vertement les
critiques à la presse libertaire et les propositions d’organisa-

31
Ariane Mieville

tion du mouvement, avancées par les ESRI et Comélissen.


Les arguments de Grave ne manquent pas de saveur et
méritent qu’on s’y arrête. « [Les ESRI] pensent faire le
procès des journaux anarchistes, en constatant qu’ils sont
aux mains de ceux qui les font, et que le parti n’a aucun
recours contre eux (...). En formulant cette critique, nos
camarades du groupe des étudiants se montrent ignorants de
ce que peut et de ce que doit être un journal pour faire de la
bonne besogne, et ils n’oublient qu’une chose, que s’il y a
un courant d’idées se dénommant anarchisme, courant qui a,
en effet, quelques lignes générales nettement définies quant
au but, par contre les façons d’en concevoir la réalisation
sont multiples; et la divergence est telle que l’on se traite,
plus d’une fois, mutuellement de réactionnaire. Et ces
divergences subsisteront toujours (...) et, loin de désirer à
les voir s’atténuer, nous devons, au contraire, espérer
qu’elles évolueront chacune dans leur direction. (...) Une
unité de vue est irréalisable; ensuite, elle serait funeste,
parce que ce serait l’immobilité »78. Grave s’oppose au
projet de bureau de correspondance, car il est « inutile de
créer un rouage qui peut être une entrave »79. Les groupes
n’ont qu’à correspondre les uns avec les autres au gré de
leurs envies et de leurs besoins. L’existence de cette institu¬
tion ne ferait que flatter « l’inertie des individus; ceux-ci
n’ayant que trop tendance à se reposer de la besogne à faire
sur ceux qui leur promettent de les remplacer »80.
Sur un thème syndicaliste comme celui de la grève
générale, il est intéressant de comparer l’opinion de Grave à
celle qu’expriment d’autres militants. Le rapport sur la
grève générale des délégués de l’Union du Bronze reprend
les principaux arguments élaborés quelques années aupara¬
vant par Fernand Pelloutier. Pour ces militants, la grève
générale, c’est la révolution car « les temps épiques des
barricades sont passés (...) il est aujourd’hui presque
impossible de lutter contre la force armée avec les mêmes
armes dont dispose celle-ci »81. D’autre part, en disant

32
Entre anarchie et syndicalisme

qu’une minorité de travailleurs est suffisante pour déclen¬


cher la grève générale, ils répondent implicitement à
l’argument des sociaux-démocrates qui prétendent que, si
tous les travailleurs étaient prêts à faire grève, celle-ci serait
inutile82. Selon les délégués du Bronze, il suffirait qu’une
minorité de travailleurs conscients, situés dans les secteurs
clé (les chemins de fer en premier lieu) cessent le travail
pour que la désorganisation qui en résulterait fasse tourner
la grève en révolution...
Jean Grave n’est pas du tout opposé à la grève générale,
mais n’en fait pas une panacée. Il faut faire de la
propagande pour la grève générale au même titre que de la
propagande antimilitariste, pour le refus de l’impôt ou pour
la résistance à certaines lois. On peut aussi essayer de
disputer à l’Etat le monopole de l’éducation des enfants, en
créant des écoles libertaires, ou s’associer pour organiser
une entente économique visant à « se procurer des facilité
de la vie »83. Grave se différencie aussi des syndicalistes sur
le thème de la révolution. Il déclare que les « transforma¬
tions catastrophiques (...) ne relèvent que de la foi à la
providence »84 et dit « nous voulons la Révolution,
d’accord. Mais la Révolution n’a aucune vertu par elle-
même; elle n’accomplira que ce que sauront faire ceux qui y
participeront (...). Et puis la Révolution ne se fait pas d’un
bloc, il faut qu’elle soit amenée par un état d’esprit, par une
évolution d’idée qui la prépare »85.
Au sein du camp antiparlementaire, propagande et idées
anarchistes vont maintenant se confronter aux propositions
pratiques et concrètes du syndicalisme révolutionnaire en
gestation et non plus seulement à la conception « marxiste »
d’une évolution inévitable des mécanismes économiques.

Le contexte

Nous avons suivi l’itinéraire du mouvement anarchiste


international au travers des différentes étapes que nous

33
Ariane Mieville

suggérait le compte rendu du congrès de 1907. Avant de


présenter la rencontre, il est utile de mentionner deux
éléments qui caractérisent cette période : le développement
du syndicalisme révolutionnaire en France et la révolution
russe de 1905.
Le début du XXe siècle est une période d’expansion
économique. Entre les crises de 1900 et de 1907, l’améliora¬
tion de la conjoncture favorise d’une manière générale une
élévation, certes modeste mais bien réelle, du niveau de vie
des ouvriers.
En France, la multiplication et surtout les succès des
grèves revendicatives font évoluer les théories syndicalistes.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les grèves partielles
étaient « l’objet d’une défiance systématique de la part des
dirigeants syndicalistes »86. On les rejetait parce que leurs
résultats, quand ils n’étaient pas négatifs, étaient si
modestes qu’ils décourageaient les ouvriers et les
éloignaient de l’objectif de transformation sociale. On
croyait à une « loi d’airain » des salaires, suivant laquelle
de réelles améliorations salariales étaient impossibles en
régime capitaliste. A partir du moment où les faits contredi¬
sent la théorie, une révision devient nécessaire.

Les syndicalistes révolutionnaires français

Dès 1902, après l’accession de Victor Griffuelhes au


secrétariat de la CGT, c’est toute une équipe de révolution¬
naires qui va se trouver à la tête du mouvement syndical
français.
Victor Griffuelhes (1874-1922) était cordonnier.
Originaire du Cantal, il quitte l’école à quatorze ans pour
devenir apprenti à Bordeaux. En 1893, il s’établit à Paris où
il travaille pour les bottiers de luxe du faubourg Saint-
Honoré. Tout en participant activement à la vie du syndicat
général de la cordonnerie de la Seine, Griffuelhes adhère,
vers 1896, au parti blanquiste. En 1899, il devient secrétaire

34
Entre anarchie et syndicalisme

de l’Union des syndicats de la Seine et en 1900, secrétaire


de la Fédération nationale des cuirs et peaux. De par sa
notoriété croissante dans le mouvement syndical,
Griffuelhes est souvent sollicité par la direction blanquiste.
En 1900, il se présente aux élections municipales comme
candidat socialiste dans le Xe arrondissement de Paris.
Pourtant, il a acquis la conviction que l’action syndicale est
le seul moyen efficace pour libérer la classe ouvrière. En
1908, dans une brochure intitulée L’Action syndicaliste, il
déclare : «... j’ai été au syndicat pour y lutter contre le
patronat responsable direct de mon asservissement et contre
l’Etat, défenseur naturel, parce que bénéficiaire, du patronat ».
En novembre 1901, il est élu secrétaire général de la CGT.
C’est en 1902, sous son mandat (qui va durer jusqu’en
1909) que se réalise la fusion entre la CGT et la Fédération
des Bourses du travail, dans laquelle prédominent les
anarchistes. A l’époque qui nous intéresse, Griffuelhes87 est
l’incarnation même du syndicalisme révolutionnaire
français. Selon Jacques Julliard, Griffuelhes comme son
collègue Merrheim « ne sont ni des théoriciens, ni des
organisateurs : ce sont des meneurs de grève88 ».
Alphonse Merrheim (1871-1925) occupe une place
charnière dans l’évolution du syndicalisme français. Il va
jouer un rôle clé dans le passage du syndicalisme révolu¬
tionnaire du début du siècle au syndicalisme nettement plus
raisonnable qui va suivre, à partir de 1909. Né dans une
famille d’ouvriers, il quitte l’école à dix ans pour travailler
dans une savonnerie. Il sera par la suite chaudronnier en
cuivre. Après un bref passage au Parti ouvrier français
(POF) de Guesde, puis chez les allemanistes, il devient
simplement syndicaliste. Il sera alternativement secrétaire
de la Fédération des métaux et de celle du cuivre. Œuvrant
d’ailleurs pour réunir tous les métallurgistes en une seule
fédération. Bien que très proche de Griffuelhes, il en diffère
beaucoup, c’est un modéré. Merrheim est aussi opposé à la
collaboration avec le parti socialiste, qù’au verbalisme

35
Ariane Mieville

révolutionnaire. Doué d’une grande puissance de travail, il


étudie les mécanismes des grèves et publie en 1905 et 1906
des monographies dans Le Mouvement socialiste. A
l’époque qui nous occupe, il commence à s’intéresser à
l’étude des mécanismes économique. Son objectif :
« adapter le syndicalisme à la lutte contre le grand patronat
moderne ». Son approche « réaliste » contraste avec celle
d’autres membres de l’école syndicaliste révolutionnaire 89.
Celui qui va tenter d’articuler la nouvelle pratique
gréviste avec l’aspiration révolutionnaire des anarchistes,
c’est Emile Pouget : un journaliste de talent qui a derrière
lui un long passé d’anarchiste et de syndicaliste.
Originaire de l’Aveyron, Emile Pouget a quitté le lycée à
quinze ans pour aller gagner sa vie à Paris. Vendeur dans un
magasin de nouveautés, il fonde en 1879, à l’âge de dix-
neuf ans, le premier syndicat du textile parisien. A cette
époque, il fréquente déjà les cercles anarchistes. En 1883,
Pouget participe, au côté de Louise Michel, à une manifesta¬
tion de chômeurs organisée par la Chambre syndicale des
menuisiers. Cette manifestation s’achève par le pillage de
trois boulangeries. Pouget est arrêté. Il est condamné à huit
ans de prison pour pillage et antimilitarisme. La police ayant
trouvé chez lui six cents exemplaires d’une brochure
intitulée A /’armée. Libéré trois ans plus tard, lors de
l’amnistie de 1886, il vit alors de représentation de librairie.
Cette occupation lui laisse du temps et, en 1889, il fonde Le
Père Peinard, un périodique anarchiste rédigé par lui dans
une langue imagée qui n’épargne rien ni personne. Voici ce
qu’en dit Colette Chambelland : « A travers toutes les pages
du journal, on sentait le style d’un grand pamphlétaire
prolétarien (...) l’anarchisme de Pouget était essentiellement
ouvrier. On y retrouvait tous les thèmes de la propagande
anarchiste : contre le gouvernement, contre la politique et
les députés (les bouffe-galette de l’aquarium), contre
l’armée, contre les patrons. Il prônait la grève générale (...) »90.
En 1894 Le Père Peinard est interdit et Pouget se réfugie en

36
Entre anarchie et syndicalisme

Angleterre. De retour à Paris, il publie d’abord La Sociale


entre 1895 et 1896 puis à nouveau Le Père Peinard jusqu’en
avril 1900. A partir du 1er décembre 1900 et jusqu’en 1908,
il va être le responsable de la rédaction de La Voix du
Peuple, l’hebdomadaire de la CGT. En renonçant à sa
vocation de journaliste libertaire pour se consacrer à la
propagande syndicaliste, Pouget, qui a alors quarante ans, va
marquer de son influence la vie de la Confédération
syndicale.
Le concept-clé qu’il développe est celui d’« action
directe »; une idée qui recouvre la grève générale bien sûr,
mais aussi les grèves partielles, le sabotage, le boycott... La
résistance ouvrière quotidienne constitue, pour Pouget, une
« gymnastique révolutionnaire » qui permet à l’individu
exploité d’échapper à»sa condition de « zéro humain », de se
préparer à l’émancipation intégrale. En 1890 déjà, Pouget
avait réalisé la synthèse entre l’idée de grève générale
révolutionnaire et la grève réformiste. Cette dernière « en
est la préparation et c’est après une série de conflits allant
s’élargissant de plus en plus que les travailleurs aboutiront à
la grève finale »91.
Pour compléter le tableau, il faut encore présenter deux
syndicalistes anarchistes influents. Tout d’abord Georges
Yvetot (1868-1942) qui était typographe. Devenu anarchiste
sous l’influence de Pelloutier dont il était très proche, il
reprend, à la mort de ce dernier en 1901, le poste de
secrétaire de la Fédération des Bourses du travail. Fonction
qu’il va occuper jusqu’à la guerre. A partir de 1902, suite à
la fusion avec la CGT, Yvetot est en titre, le second dans la
hiérarchie syndicale française. Yvetot était un anarchiste
proudhonien et l’est resté en devenant syndicaliste. En
décembre 1902, il fonde avec d’autres anarchistes, une ligue
antimilitariste qui devient, après un congrès à Amsterdam en
juin 1904, une section de l’Association internationale
antimilitariste. Sa propagande très active dans ce domaine
lui vaut de nombreuses arrestations et condamnations92.

37
Ariane Mieville

Evoquons finalement Paul Delesalle (1870-1948).


Ajusteur-mécanicien de précision, Delesalle était un ouvrier
très .qualifié. Il a construit, par exemple, l’appareil chrono-
photographique des frères Lumière. Très jeune, il s’oriente
vers l’anarchisme. Sa participation au mouvement, à Paris,
est attestée à partir de 1891. En 1893, il adhère à la
Chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision.
De 1895 à 1906, il collabore aux Temps nouveaux de Jean
Grave où il tient la rubrique « Mouvement social ». En
1897, il devient secrétaire adjoint de la Fédération des
Bourses du travail, en même temps que secrétaire adjoint de
la CGT. En 1901, au congrès de la CGT, il participe à une
commission dont les conclusions préfigurent la Charte
d’Amiens, puisqu’elle « invite le congrès à décider que
l’action syndicale doit conserver sa vie propre (...) en
dehors de toute influence politique, laissant aux individus le
droit imprescriptible de se livrer au genre de lutte qui leur
convient dans le domaine politique ». De 1904 à 1906, il est
très actif dans le cadre de la campagne en faveur des huit
heures qui culmine avec la grève générale du 1er mai 1906,
dont il sera question plus loin. Delesalle s’attache à
démontrer que la lutte pour les huit heures est avant tout une
lutte révolutionnaire, « un tremplin destiné à intensifier
pendant un certain temps la propagande ». En 1908, il ouvre
une librairie ainsi qu’une petite maison d’édition à Paris.
Devenu commerçant, il décide de quitter la CGT. Il se
consacre, dès lors, à l’édition et à la diffusion de brochures
syndicalistes, mais aussi d’œuvres littéraires. Il rédige lui-
même quelque brochures sur le syndicalisme, dont : La
Confédération générale du Travail (1907), Les Bourses du
Travail et la CGT (1909), etc. Il est aussi l’éditeur du
compte rendu du congrès anarchiste de 1907 que nous
étudions93.

38
Entre anarchie et syndicalisme

Vers la grève générale

Au congrès de la CGT à Bourges, en 1904, un jeune


militant, Dubéros, représentant des coiffeurs, propose
d’engager un vaste mouvement pour qu’au 1er mai 1906, les
travailleurs cessent de travailler plus de huit heures par
jours. Cette proposition, issue de la base, surprend
Griffuelhes, elle est combattue par les réformistes tels que
Keufer du Livre qui « suggère une action par paliers, ne
s’interdisant pas le recours à des moyens législatifs »94. Par
contre, elle obtient le soutien de Pouget qui attendait depuis
longtemps une initiative de ce genre et qui parvient à
convaincre la majorité. Cette proposition a le mérite
d’associer à l’idée des huit heures, celle du 1er mai comme
journée revendicative annuelle et celle de la grève générale.
A partir de ce moment-là, la CGT va entreprendre une
vaste campagne de propagande : affiches, brochures,
papillons... On ne lésine pas sur les moyens et chaque
numéro de La Voix du Peuple revient sur le sujet. Grève
revendicative ou révolution ? La CGT laisse planer le
doute. Si pour ses dirigeants, la journée du 1er mai 1906 ne
peut être conçue que comme une étape dans la perspective
d’un mouvement révolutionnaire, certains ouvriers,
syndiqués ou non, sont prêts à croire que le moment de
l’émancipation est venu. Mais la grève générale décevra ces
espoirs. D’abord un événement imprévu, la catastrophe de
Courrières, le 10 mars 1906, dans laquelle périssent plus de
1 200 mineurs est à l’origine d’une grève et d’incidents
violents qui se termineront par des arrestations et par un
compromis négocié à la fin avril, au moment même où les
autres syndicats vont engager la lutte. A la veille du 1er mai,
le gouvernement interdit toute manifestation, on s’y
attendait, mais Clémenceau crée la surprise en accusant les
dirigeants syndicaux de comploter avec l’extrême-droite.
Griffuelhes ainsi que Lévy, le trésorier de la CGT, sont
arrêtés, tout comme le bonapartiste Durand de Beauregard 95.

39
Ariane Mieville

Il s’agit évidemment d’une affaire montée de toute pièce


pour créer la confusion, mais qui sur le moment a dû faire
son effet.
Certes il y eu grève le 1er mai 1906, ainsi que les jours
suivants. Plus de 200 000 participants à Paris surtout dans le
Bâtiment. Des manifestations aussi et des affrontements
malgré (ou à cause de) l’interdiction et de la présence de 50
000 hommes de troupe dans la région parisienne. En
province, les travailleurs des ports et des arsenaux militaires
arrêtent le travail. Le mouvement est important dans les
verreries du Nord, dans certaines grandes usines, chez les
mineurs du Massif Central... mais ni les cheminots (sauf
dans l’Hérault), ni les postiers ne se mobilisent. On voit des
manifestations dans les grandes villes ou parfois, comme à
Brest, Bordeaux et Toulon, les drapeaux noirs des
anarchistes se mêlent aux drapeaux rouges des socialistes et
des syndicalistes.
« La CGT avait suggéré deux méthodes différentes : ou
bien commencer le 1er mai une grève illimitée en vue
d’obliger les patrons à accepter les huit heures; ou bien à
partir du 2 mai cesser le travail chaque jour à la fin de la
huitième heure. Les terrassiers et les maçons ont suivi la
seconde méthode, les ouvriers bijoutiers et les ouvriers du
Livre ont employé la première. Tantôt on réclame les huit
heures sans diminution de salaire; tantôt on réclame en
même temps une augmentation. Le Livre a limité son
ambition à neuf heures; mais les métallurgistes demandent
en outre la semaine anglaise. »96.
Certaines de ces revendications seront satisfaites, certes
pas les huit heures, mais tout de même des réductions
d’horaire ou des augmentations de salaire dans certains
secteurs comme le Livre, la Bijouterie, le Bâtiment... Les
coiffeurs obtiennent un repos hebdomadaire à dater du 1er
mai, mais on espérait plus. Dans la tête des syndicalistes
révolutionnaires français, on fera mieux la prochaine fois. Et
c’est auréolés de ce demi succès que certains d’entre-eux se

40
Entre anarchie et syndicalisme

rendront au congrès anarchiste d’Amsterdam. Ils ignoraient


alors que le 1er mai 1906 constitue l’apogée et que, malgré
les nombreuses grèves revendicatives qui suivront, le
mouvement a amorcé son déclin.
Nous avons vu combien l’empreinte anarchiste est
importante dans le mouvement syndical français, pour la
période qui nous occupe. Mais si influence il y a, celle-ci est
réciproque : les militants anarchistes vont eux-mêmes
modifier leurs idées au contact de la vie syndicale. Cette
évolution connaît un moment décisif lors du congrès
d’Amiens de 1906, à l’occasion duquel Pouget et ses
camarades renoncent officiellement à leur identité
d’anarchiste pour adopter celle de simple syndicaliste.

La Charte d’Amiens

La Charte d’Amiens qui constitue, aujourd’hui encore, la


référence obligée du syndicalisme français est le résultat
d’un compromis circonstanciel. D’une entente implicite
entre le syndicalisme révolutionnaire majoritaire à ce
congrès et l’aile modérée, réformiste, du mouvement
syndical. A cette occasion, les deux tendances s’entendent
pour condamner le troisième courant dirigé par le guesdiste
Victor Renard, qui souhaite que des relations s’établissent
entre la CGT et le parti socialiste réunifié SFIO.
La charte consacre certes la théorie syndicaliste révolu¬
tionnaire en articulant « l’œuvre revendicatrice quotidienne
(...) l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la
réalisation d’améliorations immédiates... » avec les idées de
d’« émancipation intégrale (...) [d’J expropriation capita¬
liste »97, mais surtout, en décrétant que les syndicats
n’avaient pas « à se préoccuper des partis et des sectes »,
elle constitue pour Pouget et ses camarades, une rupture
avec leur anarchisme originel. A partir du témoignage de
Paul Delessale, Jean Maitron résume bien l’état d’esprit des
militants anarchistes qui ont participé à la rédaction de cette

41
Ariane Mieville

charte.
Paul Delesalle : « A la première lecture, Pouget tenant la
plume, je m’étais cabré sur le passage “les partis et les
sectes”, les sectes visaient les anarcho-syndicalistes et, je ne
sais pourquoi, ne me plaisaient pas. J’eus à ce sujet une
prise de bec avec Griffuelhes et j’entends encore Pouget me
répétant : “Qu’est-ce que cela peut te fiche ?” Au bout d’un
instant, “la secte des égaux” me passe par l’esprit, j’étais
vaincu et, ne voulant le paraître, je dis à Pouget : “C’est
bien, je dirai que tu fais allusion aux communistes de 1797
et tout sera dit.” Je n’ai pas besoin de vous dire que tous
mes camarades éclatèrent de rire. »
« Quel document curieux et qui montre l’évolution,
consciente pour les uns, inconsciente pour les autres, qui
s’était faite dans les esprits à cette époque, qui montre bien
aussi le pouvoir attractif de la nouvelle doctrine, puisqu’un
honnête militant comme Delessale pouvait tranquilliser sa
conscience anarchiste par le grossier mensonge qu’il nous
rapporte plus haut, mensonge qui provoque les éclats de rire
de ses camarades ! »98

La révolution russe de 1905

Nous n’allons pas ici analyser les événements qui


débutent par le massacre des manifestants venus remettre
une pétition au Tsar, le dimanche 7 janvier 1905, à Saint-
Petersbourg et qui s’achèvent, en décembre de la même
année, par l’insurrection de Moscou, écrasée elle aussi dans
le sang. Ce qu’il faut retenir des événements, c’est que la
grève générale révolutionnaire qui était jusque-là une idée
abstraite devient une réalité concrète. Les événements de
Russie sont, en effet, ponctués de mouvements de grèves
jusqu’ici inconnus, prenant tout à tour un sens économique
et politique. Plus d’un million de grévistes ont contraint le
Tsar à renoncer au principe autocratique, donnant à la
Russie sa première constitution. Mais les grévistes obtien-

42
Entre anarchie et syndicalisme

nent aussi, dans certains cas, une réduction de la journée de


travail et des hausses de salaires. D’autre part, le
mouvement s’est étendu dans les campagnes et va
contraindre le pouvoir à entreprendre une réforme agraire".
Nous avons vu antérieurement, comment l’idée de
conquête du pouvoir politique avait entraîné les sociaux-
démocrates dans une stratégie électoraliste. L’obtention du
suffrage universel, puis la conquête de la majorité de
l’électorat, leur apparaissant comme le seul moyen réaliste
d’arriver au socialisme. Les événements de 1905 changent
les données du problème. Des marxistes comme Rosa
Luxembourg, Lénine ou Trotski envisagent alors, chacun à
leur manière, la grève générale comme une étape préparant
l'insurrection100, la conquête du pouvoir par les socialistes.
Ce thème sera débattu lors du VIIe congrès socialiste de
Stuttgart, en août 1907, où la grève générale est alors
envisagée comme une arme politique à utiliser notamment
en cas de guerre. Après 1905, il devient évident que, sur un
plan théorique en tout cas, le champ révolutionnaire n’est
plus le monopole des anarchistes.

La préparation du congrès

La volonté d’établir des relations durables entre les


anarchistes des différents pays, qui s’était manifestée autour
du congrès manqué de 1900, est aussi à l’origine de celui
d’Amsterdam. Les sources disponibles montrent que nous
n’avons pas affaire à un mouvement structuré qui décide
périodiquement de se réunir, mais à une initiative qui part de
quelques groupes et qui se propage ensuite.
L’idée du congrès, nous dit-on, était née « presque
simultanément, dans l’esprit des compagnons belges et
hollandais. Dès sa fondation (1905) la Fédération des
communistes libertaires de Hollande avait émis le vœu de
voir s’établir entre les anarchistes des relations internatio¬
nales. Ce vœu, le jeune groupement communiste libertaire

43
Ariane Mieville

de Belgique songeait de son côté à le réaliser »101.


Pour les Hollandais, nous avons affaire à une douzaine
de groupes. Ceux-ci ont en commun un périodique
bimensuel, Vrije Communiste (le communiste libre, de La
Haye). Depuis la fondation de la Fédération, ils se sont
réunis deux fois en assemblées générales, à Utrecht, le 23
septembre 1906 et à Haarlem, le 28 avril 1907. Les
membres de la Fédération sont « partisans de l’action collec¬
tive ». Ils se déclarent à la fois « anarchistes, communistes
et syndicalistes »102, mais ils ne représentent qu’une
minorité des anarchistes hollandais. Un intervenant au
congrès, G. Rijnders, déclare à ce propos « que les groupes
non fédérés sont beaucoup plus nombreux que les groupes
fédérés »103.
Le problème était le suivant : F. Domela Nieuwenhuis,
le plus populaire des anarchistes hollandais104, était devenu
assez individualiste. Il était favorable aux groupes libres et
indépendants, ne coopérant que pour des objectifs concrets
et opposé à une organisation anarchiste nationale. D’autre
part, la première centrale ouvrière hollandaise (NAS), de
tendance syndicaliste révolutionnaire, avait connu un
important échec 105 en 1903 et ses effectifs avaient fondu
(10 526 membres en 1902, plus que 3 250 en 1906). Dès
1906, le NAS doit aussi faire face à une nouvelle centrale
syndicale concurrente, fondée par les syndicats socialistes
liés au parti social-démocrate hollandais. Celle-ci, très
réformiste, voit ses effectifs augmenter rapidement. Or les
militants la Fédération des communistes libertaires de
Hollande étaient justement ceux qui s’employaient à
stimuler le NAS par leur propagande et leurs travaux
théoriques.
Les membres du groupement communiste libertaire de
Belgique (GCL) sont aussi partisans de l’organisation « bien
que convaincus qu’une organisation quelconque ne possède,
en elle-même, qu’une force émancipatrice relative »106. Le
GCL est lui-même constitué de plusieurs sections et «

44
Entre anarchie et syndicalisme

chaque section se réunit au moins une fois par mois. Le


GCL se réunit en assemblée générale au moins une fois par
an »107. Constitué en 1905 lui aussi, il publie un organe
hebdomadaire L’Emancipateur1^.
La pression d’anarchistes individualistes 109 semble
moins forte en Belgique qu’en Hollande. Le syndicalisme
n’est pas mentionné par les Belges; l’objectif déclaré du
GCL étant la propagande communiste-anarchiste. Toutefois
le rapport présenté au congrès signale qu’Henri Fuss, de
Liège, publie Y Action directe, un organe de propagande
syndicaliste-révolutionnaire. Or c’est le même Henri Fuss
qui prend la responsabilité de publier le bulletin de
propagande gratuit pour le congrès.
Outre les Belges et les Hollandais, les premiers groupes
qui adhèrent au projet110 sont la Fédération anarchiste
d’Allemagne, la Fédération anarchiste de Bohème et la
Fédération des anarchistes parlant le jeddish (yiddish) de
Londres.
Ici une remarque d’ordre général s’impose. L’initiative
part de groupes jeunes, d’orientation anarchiste
communiste, partisans de l’organisation et du syndica¬
lisme. Elle touche, dans un premier temps, des fédérations
qui ont certes un certain poids, mais qui sont relativement
« périphériques » et dont l’influence extérieure est limitée,
ne serait-ce que pour des raisons de langues m. En tout
cas l’initiative ne vient pas des têtes de file de
l’anarchisme. Elle ne vient pas non plus des pays du sud de
l’Europe où les groupes sont traditionnellement plus
importants.
Cornélissen s’exprime sur ce point, dans un appel lancé
dans Y Almanach de la Révolution : « je suis sûr d’être
l’interprète des camarades qui concourent à l’organisation
du congrès si je déclare que nous ne pourrions être plus
heureux que de voir en 1907, à Amsterdam, les pays
méridionaux nous donner encore une fois le bon exemple de
l’élan révolutionnaire et libertaire, et de rencontrer autant de

45
Ariane Mieville

camarades français, suisses, espagnols, italiens que


d’Allemands, d’Anglais, de Belges, de Hollandais ou de
Tchèques »112.
L’attente est particulièrement manifeste vis-à-vis de la
France. « Nous comptons vivement, dans les pays du Nord,
que les groupes communistes anarchistes, les syndiqués
révolutionnaires, les délégués de colonies communistes, des
journaux et revues libertaires, etc. viendrons aussi de tous
les côtés de la France (souligné par nous) en nombre
considérable »113 ajoute-t-il.

Un objectif du congrès : créer une internationale

L’objectif poursuivi s’affiche dans le titre même du


bulletin de propagande, publié par le Belge H. Fuss,
puisque celui-ci s’intitule Bulletin de l’Internationale
libertaire. Son premier éditorial adressé « aux anarchistes »
affirme que « l’Internationale libertaire sera créée d’ici
quelques mois » même si « seul le congrès d’Amsterdam
aura qualité pour l’édifier et lui donner les formes et
l’allure qui lui conviennent »114. Cette façon de proclamer
les résultats d’une rencontre avant qu’elle n’ait lieu fut
diversement appréciée. Les individualistes de Paris, par la
voix de L’Anarchie ne manquèrent pas de relever la contra¬
diction et de railler l’enthousiasme des Belges en déclarant «
voilà donc le congrès d’Amsterdam mué en Père Eternel.
(...) sa baguette magique sera la majorité. Lui seul a qualité
pour codifier libertairement. A quand les prochaines
exclusions »115. Plus sérieux, Amédée Dunois signale aux
Belges qu’ils anticipent sur les résultats du congrès et leur
reproche aussi de vouloir « s’assigner pour objet l’organisa¬
tion de toutes pièces (et par en haut, ce qui est bien un peu
gouvernemental !) d’une Internationale nouvelle... »116.

46
Entre anarchie et syndicalisme

Le nom du congrès

Dans ce même article, Dunois soulève un autre


problème, celui du nom que les organisateurs veulent
donner au congrès : « congrès ouvrier libertaire et
communiste international ». Pour Dunois « ce titre est long
(...) vague; voulant embrasser trop, il étreint mal ». De plus
« l’adjectif libertaire ne manque pas seulement de bravoure
mais de netteté et de force ». Il exprime aussi « une
objection plus grave. — Est-il exact que le congrès
anarchiste d’Amsterdam sera un congrès ouvrier ? Pas le
moins du monde. Il viendra à Amsterdam des congressistes
de toutes les classes (...). Les questions qu’on y débattra, ne
serons pas spéciales aux travailleurs (...). Ainsi ni par sa
composition, ni par son objet, le congrès d’Amsterdam
n’aura le “caractère ouvrier”. (...) Le congrès anarchiste
international d’Amsterdam ne réunira pas les délégués d’une
classe, mais les militants d’une idée »117.
Les remarques de Dunois semble avoir eu un écho,
puisque c’est le titre « congrès anarchiste » qui est finale¬
ment adopté. Mais évoquons d’abord la chronologie des
changements de nom.
Dans le Bulletin de /’ internationale libertaire n° 2, de
novembre 1906, il est d’abord question d’un « congrès
anarchiste international ».
Comélissen, dans son article pour l’Almanach illustré de
la Révolution, parle d’un « congrès ouvrier révolutionnaire
et libertaire international »118, soit le titre du congrès de
1900 avec le mot « libertaire » en plus; ce qui témoigne de
sa volonté d’inscrire cette rencontre internationale dans la
continuité de celles auxquelles il avait participé antérieure¬
ment. « En 1907, il s’agira de continuer l’œuvre entreprise
en 1900, c’est-à-dire de discuter des rapports venus de tous
les coins du monde (...) et de chercher ensemble les
meilleurs moyens de propagande révolutionnaire et
libertaire »119.

47
Ariane Mieville

La dénomination « congrès ouvrier libertaire et


communiste international » apparaît dans le supplément au
bulletin n° 3, de février 1907 et c’est à partir du bulletin n° 4,
de mai 1907, que le titre « congrès anarchiste international »
est définitivement adopté.

Anarchiste ou libertaire ?
Les mots ne sont pas neutres et ils n’ont pas le même
sens suivant qui les utilise. Nous avons vu ci-dessus que le
nom d’anarchiste fut attribué aussi bien aux communistes-
anarchistes, disciples de Bakounine et de Kropotkine, qu’à
des socialistes révolutionnaires qui ne s’identifiaient pas
nécessairement à cette appellation.
Nous constatons maintenant que certains anarchistes se
moquent du projet d’internationale défendu par des groupes
libertaires, alors que des fédérations anarchistes y
répondent favorablement. Essayons de comprendre les
enjeux du problème.
Une clé nous est donnée, une fois encore, par
Comélissen. Dans un article écrit en 1905, il nous explique
pourquoi les membres de la nouvelle Fédération des
communistes libertaires de Hollande ont renoncé à s’appeler
anarchistes. « Les révolutionnaires hollandais, pour la plus
grande partie accepteraient volontiers ce titre; dans le pays,
ils sont désignés sous le nom “d’anarchistes” par tous leurs
adversaires. Et de même que les “gueux” acceptaient
volontiers jadis l’épithète que leurs ennemis leur avaient
lancée, personne de nous ne s’opposerait au titre
d’anarchiste (...). Mais nous avons en Hollande des
“anarchistes” de toutes nuances : des anarchistes mystiques,
tolstoïens et chrétiens; des anarchistes individualistes; autant
de fractions différentes qui n’ont avec les aspirations et la
tactique de propagande des révolutionnaires communistes
que très peu d’analogie ». C’est donc pour « préciser plus
encore le caractère du nouveau mouvement [que] les

48
Entre anarchie et syndicalisme

promoteurs de l’entente se sont qualifiés de Communistes


libertaires »120. Tout au long de son article, il insiste sur la
nécessité d’organiser le mouvement ouvrier dans une
perspective révolutionnaire et il fustige l’esprit individua¬
liste, facteur de désorganisation, d’abord des syndicats puis
du mouvement libertaire et révolutionnaire en Hollande121.
La jeunesse libertaire italienne ressentit, elle aussi, la
nécessité de mettre en rapport le titre donné au congrès et le
rejet de l’individualisme, mais pour elle, l’utilisation du
terme libertaire ne facilitait pas spécialement la compréhen¬
sion. Voici de qu’elle en dit : « Le qualificatif de
“libertaire”, ajouté à ce congrès ne doit pas engendrer
d’équivoque. Il est maintenant avéré que la grande partie
des anarchistes sont communistes (désignés communément
en Italie sous le nom de socialistes-anarchistes) et que
seulement un nombre très restreint d’individus professent
encore un anarchisme tout à fait propre et original, (...) qui
accepte bouche bée, sans les comprendre, les abstruses
définitions de Nietzsche et de Stimer et qui (...) proclame
infaillible son propre dogme...»122.
En choisissant l’adjectif libertaire pour désigner leur
propre fédération, les compagnons hollandais voulaient
donc se différencier d’autres anarchistes. C’est pour cela
qu’ils souhaitaient organiser un congrès libertaire interna¬
tional. Sans doute voulaient-ils aussi que ce congrès soit un
congrès ouvrier, afin d’encourager les syndicalistes du NAS,
en leur faisant rencontrer d’autres ouvriers libertaires.
Les termes « anarchiste » et « libertaire » bien que
souvent synonymes ne recouvrent pas, dans le cas qui nous
intéresse, les mêmes réalités. Le terme anarchiste apparaît
comme plus vaste, puisqu’il peut être appliqué aussi bien
aux individualistes, aux adversaires de l’organisation qu’à
ses partisans. En l’utilisant, en convoquant un congrès
anarchiste, on ratissait plus large, on revendiquait la légiti¬
mité, l’héritage de tout le mouvement.
En revenant à la remarque de Dunois, nous voulons bien

49
Ariane Mieville

admettre que l’adjectif anarchiste peut être.considéré


comme plus subversif, plus prestigieux, plus révolution¬
naire... mais certainement pas qu’il embrasse bien, qu’il
étreint mieux, qu’il est plus précis que celui de libertaire.
C’est plutôt le contraire, pour la Hollande en tout cas. Le
congrès anarchiste allait-il répondre aux attentes des
libertaires hollandais ? C’est ce que nous essaierons de voir
maintenant.

Le congrès

Quelques mots tout d’abord sur le meeting international


qui a lieu la veille du congrès, le dimanche 25 août, dans
un jardin public. Là, devant un millier de personnes,
plusieurs orateurs prennent la parole. Deux d’entre-eux
évoquent le « congrès social-démocratique de Stuttgart »
qui vient de se terminer. L’Autrichien Pierre Ramus 123
pour montrer que « seuls, les anarchistes étaient restés
fidèles à la cause de la révolution »124 et le Français René
de Marmande 125 pour affirmer le congrès de Stuttgart est
une « banqueroute » et que « seuls les syndicalistes révolu¬
tionnaires et les anarchistes détiennent en leurs mains la
force qui créera l’avenir »126. Une affirmation bien
optimiste face à la petite foule venue écouter les
anarchistes. A Stuttgart, un meeting public avait réunit
60 000 participants !
Nous ne savons pas si, une fois encore, les anarchistes
avaient volontairement souhaité se mesurer à leurs rivaux de
la deuxième Internationale. Mais en tous cas, la différence
d’ordre de grandeur des meetings publics organisés par les
uns et par les autres est éloquente, malgré l’optimiste affiché
de de Marmande.
Pourtant il serait faux d’en conclure, qu’en 1907,
l’anarchiste est une espèce en voie de disparition. Les
différents rapports sur l’état du mouvement, présentés au
congrès, témoignent plutôt d’un mouvement en expansion,

50
Entre anarchie et syndicalisme

et presque tous font référence au syndicalisme. Voyons


plutôt.
Nous avons déjà parlé des groupes belges et hollandais.
Relevons ici quelques éléments des rapports présentés sur le
mouvement anarchiste dans les autres pays.
Le rapport sur la Suisse romande de Jean Wintsch de
Lausanne, lu par Amédée Dunois, peut être comparé à celui
du groupe révolutionnaire de Lausanne publié en 1900, par
le supplément littéraire des Temps Nouveaux. Celui-ci
expliquait qu’à la fin du siècle dernier les communistes
anarchistes n’étaient plus que quelques « vieux internationa¬
listes, perdus dans la masse des chauvins »127. En 1907, le
mouvement apparaît comme beaucoup plus actif. Wintsch
déclare que « la Fédération communiste-anarchiste de la
Suisse romande compte 200 membres presque tous
prolétaires (...). Leur principale activité se dépense donc au
sein des syndicats [qui] sont entrés depuis deux ou trois
années dans les voies du syndicalisme révolutionnaire »128.
Le rapport se termine par un récit des grèves vaudoises de
mars 1907. Mouvement « mémorable » et spontané, mais
qui prit au dépourvu les anarchistes. Ceux-ci se trouvèrent
alors dans l’impossibilité de lui donner « un caractère plus
accentué de guerre sociale »129.
K. Vohryzek de Bohème signale qu’« après les mouvements
français et espagnols c’est peut-être notre mouvement
anarchiste tchèque [qui est] le plus puissant d’Europe »130. Les
anarchistes tchèques se déclarent « syndicalistes » mais le
syndicalisme n’est pour eux « qu’un moyen d’action et non une
fin ». Ils y voient « un instrument de propagande anarchiste ».
Les syndicats des tisserands et des mineurs du nord de la
Bohème sont sous leur influence et « la plupart de ces syndicats
sont doublés d’un groupe anarchiste »131.
Après un bref historique de leur mouvement, les
américains Max Baginsky et Emma Goldman mettent
surtout en évidence le travail de propagande effectué, par le
biais de différentes publications, au sein de nombreuses

51
Ariane Mieville

communautés d’émigrés. Emma Goldman estime que c’est


en partie sous l’influence des idées anarchistes que « la
classe ouvrière, tend de plus en plus, surtout dans l’Ouest, à
abandonner le vieux trade-unionisme (...) pour marcher
dans les voies du syndicalisme révolutionnaire »132.
Rudolf Lange présente, pour l’Allemagne, un
mouvement en plein essor, après une stagnation de 1898 à
1904. Par contre « le syndicalisme révolutionnaire est
encore dans les limbes ». Lange porte ses espoirs sur les
syndicats « localistes », c’est-à-dire ceux qui n’appartien¬
nent pas aux fédérations nationales de métier. Il espère que
la décision que les sociaux-démocrates prendront à leur
sujet, lors de leur prochain congrès donnera « la première
impulsion à un syndicalisme calqué sur celui de la
Confédération générale du travail en France »133.
Rudolf Rocker (1873-1958) présente le mouvement
anarchiste juif de l’East-End de Londres. Voyons tout
d’abord qui est Rocker. Il s’agit d’un Allemand, né dans une
famille catholique, qui a appris le yiddish pour défendre des
pauvres parmi les pauvres, les travailleurs immigrés juifs en
Angleterre. Né à Mayence, Rocker a appris le métier de
relieur. En 1890, il adhère au parti social-démocrate, mais il
en est rapidement exclu. En 1891, son tour de compagnon
l’amène à Bruxelles où il assiste au congrès socialiste
international. C’est de là que date son adhésion à
l’anarchisme. Impressionné par Domela Nieuwenhuis, il
décide de ramener en Allemagne des brochures clandestines
confiées par des anarchistes allemands. Son retour au pays
sera de courte durée. Menacé d’arrestation à l’issue d’un
meeting de chômeurs qu’il avait organisé, Rocker s’exile à
Paris en décembre 1892. Là, il participe au Club des
socialistes indépendants, un groupe constitué surtout
d’exilés allemands. C’est dans ce cadre qu’il se lie d’amitié
avec Max Baginsky qui passe par Paris avant d’émigrer aux
Etats-Unis et Jean Wilquet (1866-1940) qui est comme lui
originaire de Mayence. Ces trois participants au congrès de

52
Entre anarchie et syndicalisme

1907 se connaissent donc de longue date.


En 1894, en butte à la police française, Rocker s’exile à
Londres alors terre d’asile de bon nombre d’anarchistes. Il y
rencontre Malatesta, Louise Michel... mais surtout il va se
lier au mouvement anarchiste juif. C’est sa compagne Milly
Witkop qui l’introduit dans ce milieu dont il va devenir, un
peu malgré lui, le leader. A Paris où il se rend chaque fois
qu’il en a l’occasion, Rocker s’imprègne des idées syndica¬
listes révolutionnaires. A Londres, il les met en pratique
parmi les travailleurs juifs. Tour à tour orateur, journaliste,
éditeur de journaux et brochures, Rocker est très actif134.
Venons-en maintenant aux travailleurs juifs vivant en
Angleterre. C’est en 1886 qu’a débuté, parmi eux, la
propagande anarchiste. Originaires pour la plupart de Russie
orientale, leur mouvement se développe au gré des vagues
d’immigrants que provoquent les pogroms en Russie.
D’abord confondu avec l’athéisme, l’anarchisme développe
dans leurs rangs, à l’époque qui nous intéresse, « les côtés
sociaux et révolutionnaires de sa doctrine »135. Rocker fait
état de l’influence de la révolution russe de 1905. Durant les
événements, de nombreux compagnons sont rentrés au pays
ou ont soutenu financièrement l’action révolutionnaire en
Russie. Rocker parle aussi de syndicalisme. Entre 1904 et
1906, plusieurs grèves importantes, lancées par les syndicats
juifs aboutissent à des succès. Parfois les syndicats anglais se
montrent solidaires. Sur les quatorze syndicats ouvriers juifs
de Londres, huit « sont révolutionnaires et l’influence des
anarchistes peut y être considérée comme prépondérante »136.
Karl Walter présente les anarchistes anglais. Ceux-ci ne
constitueraient pas un véritable mouvement. Mais il y a des
petits groupes relativement influents. Presque tous les
travailleurs manuels anarchistes sont adhérents à des Trade-
Unions où ils sont, à quelques exceptions près, peu
influents. Autre cas de figure : certains anarchistes,
également syndicalistes révolutionnaires, refusent de
participer aux Trade-Unions existantes. Ils ont récemment

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Ariane Mieville

créé leur propre organisation : l’« Union of Direct


Actionnist » qui regroupe huit petits syndicats.
Pierre Mougnitch de Belgrade fait état des difficulté des
anarchistes serbes et signale qu’ils « essaient d’implanter les
idées syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats
fondés par les social-démocrates »137.
Nicolas Rogdæf parle du développement récent (depuis
cinq ans) du mouvement anarchiste en Russie. Il existerait
une bonne cinquantaine de groupes, divisés en deux
courants principaux : « le premier est le courant syndica¬
liste : les camarades qui en font partie ont fondé des
syndicats de sans-travail dont l’objectif est d’obliger le
gouvernement à donner du travail et qui emploient l’action
directe. Le second est le courant anti-syndicaliste : les
camarades de ce courant sont partisans de l’organisation,
mais seulement entre anarchistes; ils ne croient pas au
mouvement ouvrier ni à la lutte de classes »138.
La situation italienne que présente Errico Malatesta est
particulièrement compliquée, les camarades se divisant « en
organisateurs et anti-organisateurs d’une part, en syndica¬
listes et anti-syndicalistes de l’autre »139. Malgré tout,
Malatesta a bon espoir, car « le prolétariat italien a toujours
eu du goût pour l’action révolutionnaire »140. De plus, l’une
des fractions du parti socialiste « celle qui se dit syndicaliste
et anti-étatiste » devrait « si elle est logique »141 rejoindre
l’anarchisme.

Les organisateurs avaient prévu un ordre du jour impres¬


sionnant et tous les sujets prévus ne purent être traités, par
manque de temps, ou à cause de l’absence des rapporteurs.
Ce fut le cas notamment des thèmes comme : la littérature
moderne et l’anarchisme; l’anarchisme et la religion;
l’anarchisme comme vie et activité individuelle142.
D’autres thèmes furent seulement abordés sans que le
congrès ne parvienne à se prononcer sur la question ou sans
être approfondis. Ce fut le cas des sujets suivants :

54
Entre anarchie et syndicalisme

alcoolisme et anarchisme; les libertaires et la langue


mondiale (l’Espéranto); l’antimilitarisme : objet sur lequel
nous allons maintenant dire quelque mots.

Antimilitarisme : l’incident Domela Nieuwenhuis

Le congrès débute le lundi 26 août. Avant même que l’on


fixe définitivement l’ordre du jour, un incident se produit. F.
Domela Nieuwenhuis demande « que le congrès détache de
son ordre du jour la partie relative à l’antimilitarisme »143
pour participer le vendredi suivant au congrès de
l’Association internationale antimilitariste qui va avoir lieu
à Amsterdam (et dont Domela est le secrétaire général). Le
document nous dit que « cette proposition soulève une
émotion considérable surtout parmi ceux des congressistes
qui savent que, dès le premier jour, Domela s’est posé en
adversaire du congrès anarchiste et l’a combattu de tout son
pouvoir »144.
Nous avons déjà parlé des divergences qui divisent les
anarchistes hollandais. Venant d’un homme qui a alors
soixante ans, l’intervention faite au début du congrès n’est
pas une provocation puérile. Les organisateurs hollandais du
congrès sont ses adversaires et son intervention est à
comprendre dans ce cadre. La façon dont l’affaire du
congrès antimilitarisme va être réglée est donc intéressante
pour nous. Elle nous éclaire sur le rôle central que Malatesta
va jouer tout au long de la rencontre. Suite à l’intervention
de Domela Nieuwenhuis, Malatesta s’efforce d’affirmer la
prééminence du congrès anarchiste en déclarant : « ou bien
(...) le congrès [antimilitariste] de vendredi, ne réunira que
des anarchistes, et alors il fera double emploi avec celui-ci,
et je n’en saisis pas du tout la nécessité; ou bien des
éléments non-anarchistes, voire même des éléments
bourgeois et pacifistes, participeront aussi à ce congrès, et
alors notre devoir d’anarchiste est, avant de nous y rendre,
de discuter ici-même, entre nous (...) la question de

55
Ariane Mieville

F antimilitarisme »145. Malatesta parvient aussi à faire


admettre que le congrès anarchiste ne peut préjuger, avant
d’en‘ avoir discuté, de sa participation ou non à la rencontre
antimilitariste.
Pourtant le vendredi suivant, Malatesta renoncera facile¬
ment à ce que le congrès ait une discussion approfondie sur
F antimilitarisme en déclarant que, sur la question « tous les
anarchistes sont bien d’accord »146. Et les deux congrès se
réuniront en séance commune, malgré les réserves de
Cornélissen qui souhaitait voir les anarchistes prendre
position sur cette question après la résolution de Stuttgart147.
Il a été dit que cette résolution « jugée par les historiens
comme le plus important document de l’histoire socialiste
en matière de guerre se révéla destiné à couvrir les
profondes divergences entre les socialistes »148. On pourrait
sans doute en dire autant de la motion anarchiste approuvée
sans discussion à Amsterdam. Celle-ci s’oppose de façon
très générale à « toute force armée entre les mains de l’Etat :
armée, gendarmerie, police, magistrature ». Contre ces
institutions tous les moyens sont bons : refus de servir isolé
ou collectif, désobéissance passive et active, grève militaire.
Et en conclusion les anarchistes « expriment l’espoir que
tous les peuples intéressés répondront à toute déclaration de
guerre par l’insurrection. Ils déclarent penser que les
anarchistes donneront l’exemple »149. Incantations
dérisoires quand on sait que, la guerre venue, les anarchistes
seront complètement divisés sur l’attitude à adopter150.
Nous tenions à relever l’attitude de Malatesta face à
Domela Nieuwenhuis et au congrès antimilitariste. Elle
témoigne d’une volonté d’appuyer les organisateurs du
congrès anarchiste tout en maintenant une unité du
mouvement. Une attitude conciliatrice qui va aussi être la
sienne sur le problème de l’organisation que nous allons
aborder maintenant.

Le mardi 27 août, au matin, il avait été prévu à l’ordre du

56
Entre anarchie et syndicalisme

jour de discuter de la question du syndicalisme et de


l’anarchisme. Mais, en l’absence du syndicalise anglais John
Turner151, rapporteur annoncé sur ce thème, le congrès
décida de traiter en premier lieu la question de l’organisation.
Amédée Dunois avait été chargé de présenter ce sujet.
L’objectif, nous le savons, était de constituer une
Internationale. Il fallait donc légitimer ce projet en réfutant
les objections possibles. Selon Dunois, celles-ci pouvaient
provenir de deux horizons opposés : l’individualisme et le
syndicalisme. Pour conserver une certaine cohérence à notre
présentation, nous ne traiterons ici que du conflit entre
individualisme et organisation, tel qu’il apparaît dans
l’exposé de Dunois et chez les autres intervenants. Les
aspects concernant le syndicalisme et l’organisation
anarchiste seront traités ultérieurement.

Le débat sur l’organisation

Dunois commence par évoquer les temps encore proches


où « la majeur partie des anarchistes était opposée à toute
pensée d’organisation »152. Il décrit une évolution qui mène
à l’isolement, à l’individualisme. Dunois considère que cet
épisode constitue une sorte de déviation du projet initial de
l’anarchisme. Certains anarchistes « déniant toute réalité à la
lutte de classe, ne consentaient à voir dans la société actuelle
que des antagonismes d’opinion... »153. Or Dunois est
partisan de la lutte des classes. Pour lui, l’anarchisme est
issu du mouvement ouvrier, de la première Internationale. Il
est « une des modalités du socialisme révolutionnaire. Ce
qu’il nie, ce n’est donc pas l’organisation (...), c’est le
gouvernement (...). L’anarchisme n’est pas individualiste; il
est fédéraliste, “associationniste”, au premier chef. On
pourrait le définir : le fédéralisme intégral »154.
Dunois reproche aux anarchistes d’avoir essayé de
constituer leur propre idéologie, alors qu’ils auraient mieux
fait de se contenter de rester « une protestation abstraite

57
Ariane Mieville

contre les tendances opportunistes et autoritaires de la


social-démocratie »155. Pour conclure, il attribue la crise que
connaît l’anarchisme (tout particulièrement en France) à
l’absence d’organisation. C’est pourquoi, selon lui,
l’objectif des anarchistes doit être de regrouper « autour
d’un programme d’action pratique »156, non pas tous ceux
qui se réclament de l’idée d’anarchie, mais ceux qui sont
prêt à travailler ensemble.
Dans le débat qui suit l’intervention de Dunois, on ne va
pas discuter de ses arguments, ni de sa conception de
l’anarchisme, de l’éventuel programme ou des modalités
pratiques d’une organisation internationale anarchiste, mais
d’un point particulier, celui du vote. L’un des participants, le
Belge Georges Thornar, soulève une question de principe. Il
se déclare opposé à tout scrutin et demande au congrès de
reconnaître qu’il a agit déraisonnablement, la veille, en
votant sur la proposition de Domela Nieuwenhuis...
Finalement on se met d’accord pour reconnaître que le vote
n’a pas un caractère décisionnel, mais qu’il n’est qu’un
moyen de connaître l’importance des opinions en présence.
Un sondage, dirions-nous aujourd’hui.

Le mardi après-midi, la parole est à l’individualiste H.


Croiset d’Amsterdam. Son exposé donne une assez bonne
idée du fossé qui divise alors les anarchistes individualistes
et ceux qui sont partisans de l’organisation. Croiset
commence sa démonstration par une définition de l’anarchie
et non de l’anarchisme comme l’a fait Dunois. Celle-ci sera,
d’après lui, « un état social dans lequel l’individu trouvera la
garantie de sa liberté intégrale (...) dans lequel il sera donné
à l’individu de vivre sans restriction d’aucune sorte »157. La
devise de Croiset c’est : « moi, moi, moi... et les autres
ensuite ! »158. Opposition à toute organisation permanente,
retour à une prétendue pureté ancienne des idées, tel est le
credo de Croiset. Devenir pratique, s’organiser ? C’est une
« vaine ambition » qui ne peut mener les anarchistes qu’à

58
Entre anarchie et syndicalisme

« se réconcilier avec l’autorité elle-même »159.


Les interventions des orateurs qui suivent portent sur les
possibilités de concilier la liberté individuelle et l’organisa¬
tion, et il serait rébarbatif d’analyser ici toutes les nuances
des opinions qui se manifestent sur le sujet. Il faut toutefois
s’arrêter sur l’intervention de Malatesta qui, pour clore la
discussion, essaie de manière assez habile, à la fois
d’imposer le principe de l’organisation et de rassembler tout
le monde.
Malatesta prétend d’abord que tout ce débat n’est qu’une
querelle de mots et que « sur le fond même de la question
(...) tout le monde est d’accord »160, car dans la pratique les
anti-organisateurs s’organisent, parfois même mieux que les
autres ! Il dit aussi qu’« il arrive qu’on rencontre beaucoup
plus d’autoritarisme effectif dans les groupements qui se
réclament bruyamment de la “liberté absolue de l’individu”,
que dans ceux que l’on regarde ordinairement comme
autoritaires parce qu’ils ont un bureau et prennent des
décisions »161, et termine son intervention sur la nécessité
de constituer une Internationale anarchiste. Chose qui sera
réalisée, du moins sur le papier, le lendemain.
L’attitude extrêmement conciliatrice de Malatesta est
confirmée par ce qu’il a écrit, à propos de ce débat : « Il y
eut des camarades (principalement Creuze (sic)
d’Amsterdam) qui insistèrent sur les droits de l’individu, sur
la libre initiative et les dangers de l’oppression de l’individu
par la collectivité et il y en eut (principalement Dunois) qui
insistèrent par (sic) l’idée de solidarité, de coopération,
d’organisation. Mais les différences ne dépendaient que du
point de vue où chaque orateur se plaçait, et je ne sus
découvrir dans tout ce qui fut dit aucune dissension
fondamentale. Et tel dut être l’impression de tous les
congressistes, si l’on peut en juger par l’accueil favorable
que je reçus quand je fis remarquer cet accord général »162.
Et bien nous ne sommes pas si sûrs que Malatesta croyait
vraiment à l’inexistence de dissensions fondamentales. Il y

59
Ariane Mieville

avait en tout cas un participant qui dut difficilement être


convaincu par le tour de passe passe auquel s’était livré
Malàtesta. Et cet homme lui était très proche, nous voulons
parler de Luigi Fabbri163.
En prévision du congrès anarchiste italien de Rome
(16-20 juin 1907) et de celui dont nous nous occupons,
Luigi Fabbri avait rédigé un rapport sur l’organisation
anarchiste. Dans ce rapport, il affirme l’impossibilité d’une
entente entre les partisans de l’organisation, dont il fait
partie, et les individualistes, «...la division qui existe sur ce
point chez les anarchistes est beaucoup plus profonde qu’on
le croit (...). Je dis cela pour répondre aux bons amis de
l’entente à tout prix qui affirment : “nous ne faisons pas de
problème de méthode ! L’idée est une seule, le but est le
même; nous sommes donc unis sans nous déchirer pour un
petit désaccord sur la tactique”. Et, au contraire, je me suis
rendu compte depuis longtemps que nous nous déchirions
justement parce que nous sommes trop voisins, et que nous
le sommes artificiellement. Sous le verni apparent de la
communauté de trois ou quatre idées — abolition de l’Etat,
abolition de la propriété privée, révolution, antiparlementa¬
risme — il y a une différence énorme (...). La différence est
telle qu’on ne peut pas prendre la même route sans se
quereller, sans neutraliser notre travail réciproquement, (...)
sans renoncer chacun à ce qu’il croit être la vérité »164.
Pourquoi Malatesta, qui était nécessairement informé des
oppositions existantes, tenait-il tant à faire prévaloir l’unité,
ou du moins l’apparence d’unité du mouvement anarchiste.
C’est ce que nous allons essayer d’expliquer maintenant.
Jean Maitron a écrit qu’au congrès de 1907, Malatesta
« apparaissait comme le gardien vigilant de la pure doctrine
anarchiste »165. Peut-être qu’une majorité des participants a
eu cette impression. Impression que le doyen166 du congrès
voulait sans doute donner. Cependant, il serait faux de croire
qu’il y avait, à l’époque, une pure doctrine anarchiste et que
Malatesta en ait été le réceptacle. Voyons qui était Malatesta

60
Entre anarchie et syndicalisme

et quelles étaient ses idées à ce moment-là.

Malatesta

Errico Malatesta (1853 - 1932) est né dans la région de


Naples. Ses parents appartenaient à la classe moyenne.
Rebelle précoce, une lettre anti-monarchiste écrite au roi
Victor Emmanuel, lui vaut sa première arrestation à l’âge de
quatorze ans. Il termine son lycée en 1869 et commence des
études de médecine qu’il n’achèvera pas. L’année suivante,
ses parents meurent et il vit désormais sous la tutelle d’une
tante qui lui laisse beaucoup de liberté. Après les
événements de la Commune de Paris, il adhère à la section
napolitaine de l’Internationale, dont il devient rapidement le
secrétaire. En septembre 1872, à Zürich, il rencontre
Bakounine pour la première fois. Avec ce dernier, il
participe aux différentes réunions de constitution de
l’Alliance des révolutionnaires socialistes. Il se rend aussi
au congrès de Saint-Imier.
Ce premier séjour en Suisse est le début d’une série de
périples entre l’Italie, la Suisse, l’Espagne... pour propager
et soutenir les thèses de l’Internationale anti-autoritaire et
pour trouver des appuis en vue d’un mouvement insurrec¬
tionnel en Italie, que Malatesta considère comme imminent.
Après la tentative du Bénévent, dont nous avons déjà parlé,
commence une première période d’exil pour l’ancien
étudiant en médecine167. En Egypte, en Syrie, en France, en
Suisse, en Roumanie, en Belgique... partout en Europe il est
expulsé. Il trouve finalement asile à Londres en 1881, mais
il n’y reste pas longtemps. Chaque fois que des opprimés se
révoltent, qu’une insurrection semble imminente, il accourt.
L’été 1882, par exemple, on le retrouve en Egypte où, avec
d’autres camarades italiens, il tente de participer à
l’insurrection d’Arabï Pacha.
En 1885, il s’exile pour l’Argentine où il va vivre
jusqu’en 1889. Dans ce pays, il réalise une intense activité

61
Ariane Mieville

de propagande parmi les immigrés italiens, en particulier par


la publication du périodique Questione Sociale. Il participe
aussi à la constitution des premières organisations ouvrières
argentines.
Dès son retour en Europe, il se montre un ardent partisan
de l’organisation anarchiste. Le périodique qu’il commence
à publier à Nice, en septembre 1889, porte un titre évocateur :
L’Associazione. « Pour Malatesta, l’objectif immédiat était
la formation d’un parti socialiste anarchiste-révolutionnaire.
Il croyait utile et possible une Internationale libertaire-
révolutionnaire unissant les éléments anarchistes révolution¬
naires de toutes les tendances »168. Mais Malatesta est
expulsé de France et son projet, qui va à l’encontre de
l’esprit anti-organisateur des anarchistes français, passe
presque inaperçu.
Malatesta était opposé au spontanéisme, inspiré des
théories de Kropotkine, qui dominait alors une bonne partie
du mouvement. Il avait rencontré Kropotkine pour la
première fois en Suisse, en 1879. Il le retrouve par la suite à
Londres et se lie d’amitié avec lui, bien qu’une divergence
théorique importante les oppose. Tous deux sont
communistes anarchistes, mais Kropotkine porte surtout ses
espoirs sur la Science alors que Malatesta porte les siens sur
l’activisme, sur la volonté avant tout. Dans un article écrit
en 1925, Malatesta a résumé ses divergences avec
Kropotkine. En voici quelques extraits : « Kropotkine,
essayant de “donner à l’Anarchie sa place dans la science
moderne”, pense que “l’Anarchie est une conception de
l’univers, basée sur l’interprétation mécanique des
phénomènes qui embrasse toute la nature, y compris la vie
de la société”.
Cela, c’est de la philosophie (...) ce n’est ni de la science
ni de l’anarchisme (...). L’Anarchie (...) est une aspiration
de l’homme qui n’est fondée sur aucune nécessité naturelle,
véritable ou supposée, et qui pourra ou ne pourra pas être
réalisée de par la volonté de l’homme. Elle profite des

62
Entre anarchie et syndicalisme

moyens que la science met à la portée de l’homme (...) elle


peut profiter des progrès de la pensée philosophique (...)
mais elle ne peut être confondue, sous peine d’absurdité, ni
avec la science ni avec un système philosophique. »169
Malatesta pensait que l’optimisme de Kropotkine était
irréaliste. La spontanéité créatrice, l’appui mutuel,
l’abondance à portée de main n’étaient pas, pour Malatesta,
des éléments palpables sur lesquels on pourrait compter au
moment où la révolution éclaterait.
Pendant de nombreuses années, Malatesta va critiquer
périodiquement les thèses de Kropotkine, en évitant
soigneusement de se référer à leur auteur, car il veut éviter
que les divergences débouchent sur une scission. Selon
Nettlau, il existait un accord tacite entre les deux hommes,
de ne pas affaiblir le mouvement en insistant sur leurs
désaccords 170. La rupture n’interviendra qu’en 1914, à
propos de la guerre.
A l’occasion d’une tournée de propagande aux Etats-
Unis en 1899, Malatesta a expliqué sa stratégie. A Paterson
(New Jersey), où il séjourne durant l’été 1899, il déclare
dans une conférence « que si la révolution éclatait en Italie,
l’anarchie ne pourrait peut-être pas s’imposer, mais qu’il y
aurait face aux anarchistes un gouvernement faible (...)
auquel on pourrait imposer toute une série d’obstacles :
refus du service militaire, grève des impôts et des loyers,
conflits du travail »171. Pour renverser la monarchie,
Malatesta envisage de s’allier avec les socialistes voire avec
les républicains. Un programme publié à cette époque172
synthétise ses conceptions.
Dans ce programme, Malatesta exprime tout d’abord son
credo volontariste. Selon lui « la plus grande partie des
maux qui affligent les hommes découlent de la mauvaise
organisation sociale (...). [Cependant] les hommes, par leur
volonté et leur savoir peuvent les faire disparaître »173. Le
projet anarchiste est avant tout, pour Malatesta, un projet
éthique. Les anarchistes rejettent la lutte dé tous contre tous,

63
Ariane Mieville

ils veulent donner aux hommes « une solution en remplaçant


la haine par l’amour, la concurrence par la solidarité »174.
Historiquement les hommes « ont méconnu les avantages
qui pouvaient résulter pour tous de la coopération et de la
solidarité »175 et l’on en est arrivé à l’état actuel « où
quelques hommes détiennent héréditairement la terre et
toutes les richesses sociales »176. Mais plus encore que la
possession des biens matériels, c’est celle du pouvoir, qui
pose problème à l’humanité. Pour l’anarchiste qu’est
Malatesta, le gouvernement n’est pas une simple superstruc¬
ture entre les mains des capitalistes. C’est « une classe
spéciale (...) qui, pourvue des moyens matériels de répres¬
sion (...) se sert (...) de la force qu’elle possède, pour
s’arroger des privilèges et soumettre, si elle le peut, à sa
suprématie même la classe des propriétaires »177. Il est donc
fondamental, pour lui, de supprimer le gouvernement, car
« si l’exploitation capitaliste était détruite, et le principe
gouvernemental conservé, alors, le gouvernement (...) ne
manquerait pas de rétablir un nouveau capitalisme. Ne
pouvant contenter tout le monde, le gouvernement aurait
besoin d’une classe économiquement puissante pour le
soutenir, en échange de la protection légale et matérielle
qu’elle recevrait de lui. On ne peut donc abolir les privilèges
et établir définitivement la liberté et l’égalité sociale, sans
mettre fin (...) à l’institution gouvernementale elle-même. »178.

De cette certitude découle la stratégie qu’il propose. La


première tâche des anarchistes est la propagande. Il faut
persuader les gens, car le bonheur et la liberté ne peuvent
être imposés. Pourtant la propagande ne suffit pas, car le
gouvernement ne se laissera pas dépouiller de son pouvoir
sans réagir. C’est pourquoi l’affrontement violent est
inévitable. Voici concrètement, selon Malatesta, la stratégie
que doivent adopter les anarchistes : « Lorsque nous aurons
la force suffisante, nous devrons, profitant des circonstances
favorables qui se produiront, ou les provoquant nous-même,

64
Entre anarchie et syndicalisme

faire la révolution sociale : abattre par la force le gouverne¬


ment, exproprier par la force les propriétaires, mettre en
commun les moyens de subsistance et de production, et
empêcher que de nouveaux gouvernants ne viennent
imposer leur volonté et s’opposer à la réorganisation sociale
faite directement par les intéressés. »179.
Pour Malatesta, « l’insurrection victorieuse est le fait le
plus efficace pour l’émancipation populaire, parce que (...)
la distance, qu’il y a entre la loi (toujours retardataire) et le
niveau de civisme auquel est parvenu la masse de la popula¬
tion peut être franchie d’un saut. L’insurrection détermine la
révolution, c’est-à-dire l’activité rapide des forces latentes
accumulées durant l’évolution précédente [mais] tout
dépend de ce que le peuple est capable de vouloir »180.
L’insurrection est une étape nécessaire mais non suffisante
vers l’anarchie. Un moment propice durant lequel les
anarchistes peuvent peut-être, s’ils en ont la force, s’ils sont
assez nombreux, imposer leurs vues. Si après l’insurrection
les anarchistes ne parviennent pas à convaincre la majorité,
il devront quand même appliquer le plus possible leurs
idées, c’est-à-dire : « ne pas reconnaître le nouveau gouver¬
nement, maintenir vive la résistance, faire que les
communes, où nos idées sont reçues avec sympathie,
repoussent toute ingérence gouvernementale et continuent à
vivre à leur manière »181. A ce propos Malatesta précise :
« nous ne savons pas si à la prochaine révolution l’anarchie
et le socialisme triompheront; (...) nous aurons sur les
événements l’influence que nous donnera notre nombre,
notre énergie, notre intelligence, notre intransigeance; et,
même si nous sommes vaincus, notre travail n’aura pas été
inutile, puisque, plus nous aurons été décidés à atteindre la
réalisation de tout notre programme, moins de gouverne¬
ment et moins de propriété existeront dans la nouvelle
société »182.
Avant comme après l’étape insurrectionnelle, tout est
bon selon Malatesta pour élever la conscience des gens. Ce

65
Ariane Mieville

qu’il faut, c’est que l’action soit produite par la volonté des
protagonistes et aussi sous l’influence directe des
anarchistes qui doivent être actifs, qui doivent s’appuyer sur
la combativité du peuple pour faire adopter leurs idées.
« Nous ne devons pas attendre de pouvoir réaliser
l’anarchie; et, en attendant, nous limiter à la propagande
pure et simple. Si nous faisons ainsi, nous aurons bientôt
épuisé notre champ d’action (...). Et, même si les transfor¬
mations du milieu élevaient de nouvelles couches populaires
à la possibilité de concevoir des idées neuves, cela aurait
lieu sans notre œuvre, voir contre, et donc au préjudice de
nos idées. Nous devons chercher à ce que le peuple, dans sa
totalité et dans ses différentes fractions, réclame, impose et
réalise lui-même, toutes les améliorations, toutes les libertés
qu’il désire (...) en propageant toujours notre programme
intégral...»183
A cette stratégie ambitieuse, qui s’appuie sur le volonta¬
risme, sur l’activisme, sur la force des idées et l’aspiration à
la liberté, tous les anarchistes actifs, même les plus extrava¬
gants 184 pouvaient être utiles.
Malatesta, qui depuis plus de vingt ans était resté dans le
mouvement, malgré les divergences qu’il avait avec
Kropotkine, malgré l’hostilité qu’avaient rencontré ses
projets d’association, comprenait sans doute l’impatience de
ses jeunes partisans. Mais il savait aussi qu’il y avait
beaucoup d’indécis, de militants qui n’étaient pas très
favorables à l’organisation mais qui n’y étaient pas non plus
totalement opposés. C’était le cas par exemple d’Emma
Goldman, de Max Baginsky et de Pierre Ramus qui, durant
le congrès, s’opposent à la constitution d’un bureau interna¬
tional. Malatesta s’efforce de les rassurer. L’Internationale
anarchiste n’est « qu’un lien moral, une affirmation du désir
de solidarité et de lutte communes ». Le bureau qui a été
nommé n’a « qu’une importance secondaire »185.
Il nous reste maintenant à voir pourquoi cette unité qui
était parvenue à s’imposer, du moins officiellement, à

66
Entre anarchie et syndicalisme

propos de l’organisation, ne put se réaliser sur le thème du


syndicalisme.

LE DEBAT SUR LE SYNDICALISME

La présentation de la discussion sur le thème « syndica¬


lisme et anarchisme » commence par ces mots : « Mercredi
28 août — Séance du soir. La vaste salle de Plancius est
littéralement comble (...) Le camarade Pierre Monatte de
Paris, membre du comité de la Confédération générale du
travail, a la parole...»186.

Monatte

Avant de donner les principaux éléments du discours


qu’il va exposer devant le congrès et le nombreux public
hollandais venus pour l’entendre, présentons brièvement
Pierre Monatte. En 1907, il a vingt-six ans. Il est actif dans
le mouvement syndical depuis quatre ou cinq ans. Bien que
d’origine modeste (il est fils d’un maréchal ferrant) Monatte
a obtenu son baccalauréat. De 1899 à 1902, il travaille
comme répétiteur de collège (pion comme il disait lui-
même) dans plusieurs villes du nord de la France. A cette
époque, il lit assidûment les publications anarchistes. La vie
de collège ne lui convenant pas, en 1902, il rejoint Paris où
il se fait embaucher par la librairie de la revue Pages libres.
C’est là qu’il fait la connaissance d’Emile Pouget et
d’Alphonse Merrheim. Dès lors, Monatte apparaît comme
un militant très actif. Il participe à la fondation du syndicat
des employés de librairie, aux activité des Etudiants
socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), il
collabore aux Temps Nouveaux et au Libertaire. En 1904, il
devient correcteur d’imprimerie. Cette même année, Emile
Pouget le fait entrer au comité confédéral de la CGT,
comme représentant de la Bourse du travail de Bourg-en-

67
Ariane Mieville

Bresse187. En 1905, il est à Lens où il remplace Benoît


Broutchoux, alors emprisonné, à la tête de la rédaction de
l’hebdomadaire VAction syndicale. Il retourne à nouveau
dans le Pas-de-Calais en mars 1906, après la catastrophe
minière de Courrières. La grande grève, les manifestations
et les émeutes qui suivent le drame ont dû constituer pour
Monatte une sorte de baptême du feu de la combativité
ouvrière. Il est même arrêté lors d’un affrontement avec la
troupe et accusé de collusion avec les bonapartistes188. Ces
événements vécus récemment, nous donnent une idée de ce
que pouvait être son état d’esprit à l’époque du congrès.
Lui-même s’est expliqué sur les circonstances qui l’ont
amené à se rendre à Amsterdam. « J’avais pas mal
vagabondé les dernières années : 1905, dans le Pas-de-
Calais (...) 1906 pour la grève des mineurs après la
catastrophe de Courrières, (...) à la prison de Béthune pour
l’affaire du complot; 1907, à Amsterdam, pour le congrès
anarchiste international, où Cornélissen m’avait entraîné
faute de pouvoir y emmener des anarchistes de la CGT
autrement connus, comme Pouget ou Yvetot. »189
Autrement dit, nous avons affaire à un jeune activiste,
venu remplacer des personnalités connues qui n’ont pas pu
se déplacer. Monatte n’est pas l’un des artisans du congrès,
il est le « représentant » de la CGT invité au congrès. Un
militant encore peu connu de la centrale syndicale française,
sur qui Cornélissen a dû se rabattre, faute de mieux en
quelque sorte 19°.
Dans son intervention, Monatte présente les grandes
lignes du syndicalisme révolutionnaire : « la doctrine qui
fait du syndicat l’organe, et de la grève générale le moyen
de la transformation sociale »191. Il commence par préciser
que le syndicalisme révolutionnaire, « à la différence du
socialisme et de l’anarchisme qui l’ont précédé »192,
s’affirme avant tout par des actes et non par des théories,
c’est pourquoi Monatte se propose de « faire parler les faits »193.
Il déclare que le syndicalisme révolutionnaire renoue avec

68
Entre anarchie et syndicalisme

l’aile anti-autoritaire de la première Internationale, à qui il


emprunte l’idée de fédération et celle de grève générale. Il
ne manque pas de rappeler l’influence des militants comme
Pelloutier, Delesalle et Pouget qui sont les symboles de
l’évolution des anarchistes vers le mouvement ouvrier, des
militants qui ont contribué à constituer la doctrine syndica¬
liste révolutionnaire; qui lui ont fait adopter les tactiques qui
font son originalité, comme le boycottage et le sabotage.
Tout en insistant sur ce que le syndicalisme français a de
commun avec l’anarchisme : le fédéralisme, l’autonomie,
l’action directe, l’antiparlementarisme, le projet révolution¬
naire... Monatte déclare que celui-ci n’est pas anarchiste.
Comme le fait la Charte d’Amiens, il affirme que la CGT
n’a pas de doctrine, qu’elle tolère en son sein toutes les
tendances, tout en demeurant autonome des partis. Du parti
socialiste évidemment, mais aussi des anarchistes. Le
syndicat doit être neutre politiquement. Le principe c’est
« un seul syndicat par profession et par ville »194. Avec le
syndicat unique, la lutte des classes n’est plus entravée « par
les chamailleries des écoles ou des sectes rivales »195.
Désormais, « la classe ouvrière, devenue majeure, entend
enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur
personne du soin de sa propre émancipation »196.
Quant aux anarchistes ils doivent abandonner « la tour
d’ivoire de la spéculation philosophique »197 pour rejoindre
le mouvement syndical et faire connaître, dans tous les pays
du monde, l’expérience syndicale française. Ils doivent
opposer ce syndicalisme neutre au syndicalisme d’opinion,
même aux syndicats anarchistes russes.
Comme pour prévenir les critiques qui vont être
formulées, Monatte termine sa démonstration en évoquant
certaines imperfections; par exemple, le fonctionnarisme
syndical. Il y a des permanents syndicaux qui « n’occupent
plus leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées,
mais parce qu’il y a là un gagne-pain assuré »198. Pourtant
les syndicats ne peuvent souvent pas se passer de

69
Ariane Mieville

permanents. Monatte compte sur l’esprit critique pour


corriger les défauts de ce genre.

Monatte prétend « faire parler les faits ». Son expérience


personnelle de syndicaliste confirme-t-elle ses dires ? Sur
un point central en tout cas, on peut répondre par la
négative. Chez les mineurs du Pas-de-Calais il n’y a pas
« un seul syndicat par profession et par ville ».
En France, depuis 1902, le syndicalisme minier est
divisé. Il y a d’une part la Fédération nationale des mineurs,
majoritaire et de tendance réformiste qui n’appartient pas à
la CGT, et d’autre part l’Union générale des mineurs qui en
fait partie. En 1906, les deux entités acceptent le principe de
se réunifier au sein de la CGT. Dans la plupart des régions,
les syndicats locaux appartiennent en bloc à l’une ou à
l’autre des deux organisations et la réunification ne pose
pas de problème. Mais dans le Pas-de-Calais, les deux
syndicats rivaux se mènent une lutte sans merci.
Le « vieux syndicat », membre de la Fédération
nationale, est le plus puissant. Il est dirigé par Emile Basly,
député-maire de Lens, un socialiste de tendance milleran-
diste très opposé à la CGT. Au cours des années, Basly a
transformé le « vieux syndicat » en un comité électoral au
service de sa carrière politique.
Face à lui, il y a le « jeune syndicat », membre de
l’Union générale et donc de la CGT, avec à sa tête Benoît
Broutchoux (1879-1944) qui accompagne Monatte à
Amsterdam. Broutchoux a connu la vie chaotique des
prolétaires révolutionnaires du début de ce siècle. D’abord
charretier dans une ferme, puis mineur à Montceaux-les-
Mines, l’action directe n’est pas pour lui un vain mot. Sa
révolte contre l’Etat et le patronat lui a fait connaître la
prison à plusieurs reprises. A la fin de 1902, il se rend à
Lens où il participe à la constitution du « jeune syndicat »;
une initiative guesdiste qui évolue rapidement vers le
syndicalisme révolutionnaire. En 1903, Broutchoux prend la

70
Entre anarchie et syndicalisme

direction du périodique du « jeune syndicat » le Réveil


syndical qui devient ensuite Y Action syndicale. De 1906 à
1908, il tient un café à Lens et ayant acheté une petite
imprimerie, il rédige et imprime lui-même, avec Georges
Dumoulin, Y Action syndicale qui est hebdomadaire et qui
tire entre 3 500 et 5 000 exemplaires, allant parfois jusqu’à
12 000 exemplaires199. Selon Monatte l’anarchisme de
Broutchoux « n’était pas doctrinaire. Il était fait de syndica¬
lisme, d’antiparlementarisme, de libre pensée, d’amour
libre, de néo-malthusianisme et de beaucoup de gouaille »200.
Durant la grève de Courrière, le « jeune syndicat » a
connu un véritable essor, qui menace sérieusement le « vieux
syndicat ». Il « a pu compter sur un nombre d’adhérents
dépassant 1 500 »201, mais la partie n’est pas gagnée. Le
« vieux syndicat » n’est certes pas très actif, mais il dispose
d’une implantation bien supérieure, estimée à 6 000 ou
7 000 membres 202. Certes on peut espérer, comme
Broutchoux au congrès d’Amsterdam, que « l’évolution qui
se dessine (...) dans les milieux ouvriers »203 va se
poursuivre dans le sens révolutionnaire. Le fait est que dans
le Pas-de-Calais, les choses ne se passeront pas ainsi. L’été
1908, la Fédération nationale des mineurs rejoindra la CGT
par surprise. Pour les syndicalistes révolutionnaires de Lens,
ce sera le coup de grâce. « Le “jeune syndicat” survivra
encore un peu plus d’un an avec des effectifs de plus en plus
théoriques »204. « Le 2 octobre 1910, Y Action syndicale, qui
est revenue à l’anarchisme pur et simple, annonce qu’elle
fusionne avec le Combat, journal anarchiste d’Arras, pour
former le Révolté. »205
Monatte ne fait nullement mention des difficultés qu’il a
pu rencontrer à Lens. Son discours est de type idéologique.
Il présente le syndicalisme non pas tel qu’il est dans ses
contradictions et ses difficultés, mais tel que les dirigeants
syndicalistes révolutionnaires de la CGT souhaitent qu’il
soit. Impossible pour lui, en 1907, de penser ou en tout cas
d’admettre qu’une évolution différente de celle prévue par

71
Ariane Mieville

la doctrine puisse se produire.

La réplique de Malatesta

Parmi les réactions au discours de Monatte, celle de


Malatesta est la plus conséquente, mais aussi la plus difficile
à comprendre, voyons plutôt.
Malatesta commence son intervention en précisant qu’il
est partisan de l’organisation et de l’action des travailleurs.
Mais il rejette l’idée suivant laquelle « le syndicalisme se
suffit à lui-même ». Pour lui, le syndicalisme n’est pas le
« moyen nécessaire et suffisant de la révolution sociale »206.
Malatesta propose de préciser les concepts. A son avis, il
serait plus juste de parler de mouvement ouvrier que de
syndicalisme. Le mouvement ouvrier est « un fait », le
syndicalisme est « une doctrine ».
Malatesta est partisan de l’unité et de la neutralité du
mouvement ouvrier. Sur ce point il est absolument catégorique.
« Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légiti¬
meraient, tout aussitôt des syndicats social-démocratiques,
républicains royalistes ou autres et seraient, tout au plus,
bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-
même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce
que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au
contraire des syndicats largement ouverts à tous les
travailleurs sans distinction d’opinion, des syndicats absolu¬
ment neutres. »207
Malatesta a une conception dualiste du mouvement
révolutionnaire. Le mouvement ouvrier est certes pour lui le
sujet révolutionnaire, mais il doit avoir en son sein un
moteur qui l’entraîne dans la direction voulue. Ce moteur,
c’est les anarchistes. Ceux-ci doivent considérer le
mouvement ouvrier comme « un terrain propice à la
propagande révolutionnaire »208. Dans la perspective
révolutionnaire qui est la sienne, « le syndicalisme [est un]
moyen d’action excellent à raison des forces ouvrières qu’il

72
Entre anarchie et syndicalisme

met à (...) disposition [des anarchistes] »209. Les syndicats


seront également utiles après la révolution, «...il faut que
les anarchistes aillent dans les unions ouvrières (...) parce
que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposi¬
tion, le jour voulu, des groupes capables de prendre en
mains la direction de la production...»210
Mais bien qu’il assigne au mouvement syndical des
objectifs importants dans sa stratégie révolutionnaire,
Malatesta en fait une description des plus déprimantes : « le
syndicalisme n’est et ne sera jamais qu’un mouvement
légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et
encore ! — que l’amélioration des conditions de travail »211.
Cette apparente contradiction repose sur la conception que
Malatesta se fait de la lutte des classes qui est très différente
de celle des syndicalistes révolutionnaires.
Pour le montrer nous allons comparer les propos de
Malatesta avec ceux tenus, à la même époque, par les
syndicalistes révolutionnaires d’obédience socialiste.
Lors d’une conférence internationale portant sur les
rapports entre le syndicalisme et le socialisme, qui a eu lieu
à Paris, le 3 avril 1907, Arturo Labriola déclarait : « nous
n’avons ni dogmes ni idéaux tout prêts à réaliser. L’unique
réalité que nous reconnaissions est l’existence de la lutte de
classe »212. Hubert Lagardelle devait préciser ce point de
vue dans l’avant-propos du compte rendu de cette
conférence, en attaquant directement les anarchistes : « Le
socialisme anarchiste, malgré ses audacieuses révoltes, n’a
pas eu des classes et de la lutte de classe une conception
claire. Dans sa méconnaissance des choses de l’économie, il
s’est adressé à tous les hommes indistinctement et a fait
porter son principal effort sur la réforme individuelle par le
procédé illusoire de Y éducation littéraire, rationaliste et
scientifique (...). Le syndicalisme, au contraire, saisit la
classe ouvrière dans ses formations de combat. Il la
considère comme la seule classe qui puisse, par les
conditions de sa vie et les affirmations de sa conscience,

73
Ariane Mieville

renouveler le monde (...) la lutte de classe est parfaite.


Aucune des valeurs traditionnelles ne peut survivre à ce
travail de destruction progressive. Nous sommes vraiment
en face d’une classe qui n’utilise que ses acquisitions et qui
est emportée par une formidable volonté de puissance. Elle
entend être l’unique artisan de sa destinée et n’avoir de
protecteur qu’elle-même. Où trouver force révolutionnaire
plus active ? »213

Aux yeux de Malatesta la conception syndicaliste révolu¬


tionnaire de la lutte des classes est simpliste. Pour lui, ce qui
fait la spécificité du système capitaliste, ce n’est pas une
contradiction fondamentale entre la bourgeoisie et le
prolétariat, mais la lutte de tous contre tous, « la concur¬
rence universelle qui dérive du régime de la propriété
privée »214. Il rejette « la conception selon laquelle les
intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe
ouvrière — seraient solidaires, la conception selon laquelle
il suffit que les travailleurs prennent en main la défense de
leurs intérêts propres pour défendre du même coup les
intérêts de tout le prolétariat contre le patronat »215.
Malatesta rejette même le concept de classe ouvrière. Celle-
ci comme la bourgeoisie n’a pas d’unité et est traversée par
des différences d’intérêts. « Il n’y a donc pas de classes, au
sens propre du mot, puisqu’il n’y a pas d’intérêt de classes.
Au sein de la ‘classe’ ouvrière elle-même, existent, comme
chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts
économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductible¬
ment en opposition avec ceux d’une autre catégorie »216 . Ne
pouvant s’appuyer sur la convergence des intérêts
économiques, « la solidarité, dans la société actuelle, ne
peut être que le résultat de la communion au sein d’un
même idéal »217.
Ce qui fait la complexité de la pensée de Malatesta, c’est
qu’il insiste sur le contenu idéaliste du projet révolution¬
naire, qu’il nie la notion de classe homogène, mais qu’il ne

74
Entre anarchie et syndicalisme

rejette pas le principe de la lutte ouvrière. Le mouvement


ouvrier est « un fait » dit-il, mais un « fait » réformiste par
essence. Comme il se produit au sein du système, il ne peut
le transformer. « Le syndicalisme, je dis, même s’il se corse
de l’adjectif révolutionnaire, ne peut être qu’un mouvement
légal, un mouvement qui lutte contre le capitalisme dans le
milieu économique et politique que le capitalisme et l’Etat
lui imposent. Il n’a donc pas d’issue, et ne pourra rien
obtenir de permanent et de général, si ce n’est en cessant
d’être syndicalisme, et en s’attachant non plus à l’améliora¬
tion des conditions des salariés et à la conquête de quelques
libertés, mais à l’expropriation de la richesse et à la destruc¬
tion radicale de l’organisation étatiste. »218
Les anarchistes doivent participer à ce « fait » qu’est le
mouvement ouvrier, qu’est le syndicat, pour le transformer.
« C’est le rôle des anarchistes d’éveiller les syndicats à
l’idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution
sociale...»219
Mais paradoxalement, Malatesta, qui se base sur les
connaissances qu’il a du mouvement syndical sur le plan
international, décrit une évolution qui va en sens inverse.
Pour prouver que le syndicalisme n’est pas révolutionnaire,
il évoque « les grandes unions nord-américaines [qui] après
s’être montrées d’un révolutionnarisme radical au temps où
elles étaient encore faibles (...) sont devenues, à mesure
qu’elles croissaient en force et en richesse, des organisations
nettement conservatrices »220. Des organisations corpora¬
tistes hostiles à « ce prolétariat toujours croissant de sans-
travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme [et que]
nous autres anarchistes (...) devons défendre parce qu’il est
le pire des souffrants »221.
Sur un autre point l’opinion de Malatesta est assez
étonnante. Il a saisi au vol la remarque que Monatte a faite à
propos des permanents syndicaux. Il émet sur ce point un
jugement catégorique. « Règle générale : l’anarchiste qui
accepte d’être le fonctionnaire permanent et salarié d’un

75
Ariane Mieville

syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour


l’anarchisme ! »222
Pourtant Malatesta n’est pas opposé au principe même
du permanent syndical. « Un anarchiste fonctionnaire
permanent et stipendié d’un syndicat est un homme perdu
comme anarchiste. Je ne dis pas que quelque fois il ne
puisse pas faire du bien; mais c’est un bien que feraient à sa
place et mieux que lui des hommes d’idées moins avancées,
tandis que lui pour conquérir et retenir son emploi doit
sacrifier ses opinions personnelles. »223 Cette idée restera la
sienne tout au long de sa vie. Le syndicat est réformiste,
mais en son sein les anarchistes doivent rester purs, doivent
être et rester des révolutionnaires. C’est pourquoi certaines
tâches leurs sont interdites. En 1925, il écrira par exemple :
« s’il faut vraiment transiger, céder, en arriver à des contacts
impurs avec l’autorité et avec les patrons pour que l’organi¬
sation vive ou parce que les syndiqués en éprouvent le
besoin ou parce que c’est là leur volonté, soit. Mais que ce
soit les autres qui le fassent et non pas les anarchistes »224.
Cette stratégie apparaît comme difficilement praticable.
C’est un peu comme demander aux anarchistes de marcher
dans la boue sans se salir les pieds. Comment avoir une
quelconque crédibilité dans un syndicat si on laisse les
responsabilités et le soin de mener les négociations aux
autres courants politiques ?
Le point de vue de Malatesta peut s’expliquer de deux
manières. D’abord, il n’était pas un véritable syndicaliste.
A-t-il une fois dans sa vie connu le salariat ? Nous
l’ignorons. Ses biographes le décrivent tour à tour comme
apprenti mécanicien auprès d’un vieux camarade, chercheur
d’or en Argentine, vendeur de sucreries dans les rues de
Londres, à nouveau mécanicien ou électricien dans son
propre atelier... Mais là n’est peut-être pas l’essentiel.
Monatte n’a pas tort quand il lui attribue « les vieilles
idées du blanquisme »225. Malatesta est avant tout un
insurrectionnaliste. Sa stratégie de subversion du

76
Entre anarchie et syndicalisme

mouvement ouvrier ne s’explique que de cette manière.


C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les propos
qu’il tient à propos de la grève générale. La grève générale
est « un moyen excellent pour ouvrir la révolution sociale »226,
mais ce n’est pas un moyen suffisant. Les ouvriers en grève
mourront de faim après quelques jours ou alors ils devront
s’affronter à la troupe pour s’emparer des vivres et « ce sera
l’insurrection, et la victoire restera au plus fort »227. C’est
pourquoi Malatesta appelle à se préparer « à cette insurrec¬
tion inévitable »228.
Notons en passant que la conception de la grève générale
que Malatesta critique, n’est pas celle du syndicalisme
révolutionnaire. En 1892, Pelloutier et Briand avaient
imaginé une grève générale pacifiste. Mais dès 1894, au
congrès de Nantes, Pelloutier a abandonné cette idée. Le
mouvement qu’il décrit en 1895, dans sa brochure —
Qu est-ce que la grève générale ? — n’est certes pas une
insurrection, mais un mouvement d’expropriation actif229.
Les syndicalistes révolutionnaires rejettent l’insurrection
contre le pouvoir central, trop facile à réprimer militaire¬
ment, et imaginent un mouvement qui s’attaque à tous les
points névralgiques de la société. Une mobilisation
multiforme durant laquelle les travailleurs s’approprient leur
outil de production. Cette conception n’exclut pas les
affrontements violents230. La propagande antimilitariste à
laquelle se consacrent certains d’entre-eux, (Yvetot, par
exemple) visant par ailleurs à neutraliser l’armée.
Difficile d’imaginer que Malatesta qui était avec
Pelloutier lors du congrès de Londres, en 1896, l’ait ignoré.
Valait-il la peine de polémiquer avec les syndicalistes
révolutionnaires pour une différence d’appréciation minime,
portant sur le degré de violence nécessaire au moment de la
conflagration révolutionnaire ?
A notre avis, le problème se posait surtout sur un plan
pratique. Pour Malatesta, qui se basait sur la situation
italienne, mais sans doute aussi sur les événements russes de

77
Ariane Mieville

1905, la préparation matérielle de l’affrontement était


urgente. Si les meilleurs compagnons consacraient
l’essentiel de leur énergie à l’activité syndicale, qui donc se
chargerait « des mesures spéciales et délicates auxquelles la
grande masse est le plus souvent inhabile »231. Autrement
dit, Malatesta et ses partisans avaient besoin de militants
décidés et organisés « pour faire acte, en temps voulu,
d’initiative révolutionnaire »232.
Pour qu’elle ait une quelconque chance de succès, la
conception stratégique de Malatesta présupposait l’existence
d’une part d’une situation pré-révolutionnaire, et d’autre
part celle d’une « organisation anarchiste basée sur une
théorie et une pratique communes à tous les militants »233.
Si la première condition a pu se rencontrer dans différents
pays, à différentes époques, la seconde était, nous l’avons
vu, une vue de l’esprit.
On pouvait bien imaginer, comme le faisait l’autrichien
Siegfried Nacht, que les « masses, dans la révolution future,
constitueront en quelque sorte, /’infanterie de l’armée
révolutionnaire [et les] groupes anarchistes, spécialisés dans
les besognes techniques (...) l’artillerie »234, encore fallait-
il disposer d’autre chose que d’une artillerie qui tirait de
façon désordonnée dans toutes les directions.
A la même époque, Lénine réfléchissait aussi en termes
militaires, mais il avait conçu l’idée d’un état-major centra¬
lisé. Le moment venu certains anarchistes en tireront les
conséquences... et rejoindront le parti communiste. Mais
restons en 1907, au congrès d’Amsterdam.

Une voix discordante

Malgré leurs divergences affichées, les conceptions


syndicalistes révolutionnaires de Monatte et celles insurrec-
tionnalistes de Malatesta convergent sur les notions d’unité
et de neutralité du mouvement ouvrier. Monatte parce qu’il
considère que le syndicalisme doit évoluer, partout comme

78
Entre anarchie et syndicalisme

en France, dans un sens révolutionnaire et Malatesta parce


qu’il imagine que le mouvement ouvrier organisé constitue
un excellent tremplin pour son projet révolutionnaire.
Pourtant à Amsterdam, une voix discordante, passée
quelque peu inaperçue, s’est faite entendre. Cette voix,
c’est celle qui suggère qu’il n’existe pas un mouvement
ouvrier, un syndicalisme, qui serait réformiste ou révolu¬
tionnaire par essence, mais qu’il faudrait plutôt parler de
syndicalismes au pluriel.
Dans sa brève intervention, Cornélissen dit ne « désap¬
prouver en rien le discours de Monatte »235, mais il émet
pourtant des réserves sur le syndicalisme. Celui-ci n’est
pas, pour lui, révolutionnaire en soit. Cornélissen s’en
prend tout particulièrement au principe d’action directe.
Celle-ci peut être utilisée dans un but révolutionnaire, et
dans ce cas les anarchistes doivent la soutenir, mais elle
peut également être employée « dans un but conservateur,
voire réactionnaire »236.
Il y a dans la conception syndicaliste de Cornélissen un
contenu éthique qui semble absent tant de la doctrine
syndicaliste révolutionnaire, que des théories de
Malatesta. Dans ces deux conceptions l’action revendica¬
trice va, en tant que telle, dans le sens de l’émancipation.
L’idée de « gymnastique révolutionnaire » développée par
Pouget se retrouve chez Malatesta. Voici ce qu’il en dit
dans son « programme » de 1899 : « Quels que soient les
résultats pratiques de la lutte pour les améliorations
immédiates, leur utilité principale est dans la lutte elle-
même. (...) S’ils [les travailleurs] réussissent à obtenir ce
qu’ils veulent, ils vivront mieux. Ils gagneront davantage,
ils travailleront moins, ils auront plus de temps et de force
pour réfléchir aux choses qui les intéressent; ils sentiront
soudain des désirs et des besoins plus grands. S’ils ne
réussissent pas, ils seront conduits à étudier les causes de
leur échec et à reconnaître la nécessité d’une plus grande
union, d’une plus grande énergie; et ils comprendront

79
Ariane Mieville

enfin que pour vaincre sûrement et définitivement, il faut


détruire le capitalisme237. La cause de la révolution, la
cause de l’élévation morale des travailleurs et de leur
émancipation ne peuvent que gagner du fait que les
ouvriers s’unissent et luttent pour leurs intérêts. »238
Pour les syndicalistes révolutionnaires, l’action directe
entraîne dans un mouvement quasi mécanique le prolétariat
vers la révolution. Pour Malatesta, elle émancipe les
travailleurs en les faisant se prendre en charge; ce qui les
rend susceptibles de rejoindre le « parti » anarchiste et ainsi
de faire le nombre quand faudra abattre le gouvernement,
exproprier les propriétaires, s’opposer à toute réorganisation
de l’autorité.
Cornélissen fait preuve d’une connaissance autrement
plus fine du phénomène syndical que Monatte ou Malatesta.
Il illustre ses réserves vis-à-vis du syndicalisme avec
l’exemple des diamantaires d’Amsterdam et d’Anvers qui
utilisent l’action directe pour défendre leurs intérêts
corporatistes. Il évoque les Trade-Unions anglaises ou
américaines qui défendent les intérêts de leurs membres
contre les travailleurs non qualifiés ou étrangers. Il déclare
que les anarchistes ne peuvent approuver « les typo de
France et de Suisse [qui] refusent de travailler avec les
femmes »239. Pour Cornélissen, la valeur du syndicalisme ne
se mesure pas seulement à sa combativité, elle se mesure
également à son contenu et sur ce contenu les anarchistes
sont en droit d’émettre des jugements de valeurs.
Malatesta se rapprochera ultérieurement du point de vue
de Cornélissen. En 1922, il écrira : «...les syndicats ne
mènent pas naturellement, de par leur propre force intrin¬
sèque, à l’émancipation de l’homme (...). Je pense qu’ils
peuvent produire le mal comme le bien; qu’ils peuvent être,
aujourd’hui, des organes de conservation sociale comme de
transformation sociale et servir, demain, la réaction comme
la révolution; selon qu’ils se limitent à leur rôle propre qui
est de défendre les intérêts actuels de leurs membres, ou

80
Entre anarchie et syndicalisme

qu’ils sont animés et travaillés par l’esprit anarchiste qui


leur fait oublier les intérêts au profit des idéaux »240.

Pour conclure le débat sur le syndicalisme quatre


motions sont rédigées par différents participants; « malgré
leurs évidentes contradictions »241, elles sont toutes quatre
adoptées; chacune d’entre-elles ayant obtenu une majorité
de suffrages. Le mode de scrutin choisi : le vote successif
de chaque texte visant à ne pas étouffer la minorité.
Il ne faut pas imaginer trouver une stratégie définie dans
ces motions, il s’agit plutôt de recommandations et de
déclarations de principes. A leur lecture on a le sentiment
que chaque rédacteur a tenu à ce que ses principales
préoccupations soit mentionnées. Un peu comme si chacun
tirait la couverture à soi. C’est tout à fait évident dans la
première motion rédigée par Cornélissen, Vohryzek et
Malatesta, pour laquelle on nous indique qui est l’auteur de
chacun des paragraphes.
Malatesta s’efforce de résumer les thèses qu’il a
défendues dans son intervention en affirmant que : « les
anarchistes considèrent le mouvement syndicaliste et la
grève générale comme de puissants moyens révolution¬
naires, mais non comme des succédanés de la Révolution »
et que « les anarchistes pensent que la destructions de la
société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement
par l’insurrection armée et l’expropriation violente »242.
Comme les rédacteurs d’autres motions, Cornélissen
rappelle que les anarchistes doivent constituer l’élément
révolutionnaire des syndicats en insistant sur le fait qu’ils ne
doivent soutenir que les manifestations d’« action directe »
allant « dans le sens de la transformation de la société »243.
La motion de Dunois contresignée par Monatte et
quelques autres reprend les principaux arguments du
syndicalisme révolutionnaire. Elle insiste sur la lutte de
classe, l’absence de préoccupation doctrinaire de l’organisa¬
tion syndicale et la transformation du syndicat en groupe

81
Ariane Mieville

producteur dans la société future.


Cependant, deux éléments nouveaux qui n’ont pas été
débattus en congrès apparaissent dans les motions.
Parlant des moyens à mettre en œuvre, en vue de
l’émancipation du prolétariat, Raphæl Friedeberg s’oppose
aux moyens préconisés par le socialisme marxiste. C’est-à-
dire au parlementarisme, mais aussi au mouvement syndical
réformiste, parce que « ces deux moyens ne peuvent que
favoriser le développement d’une nouvelle bureaucratie »244.
D’autre part, Cornélissen envisage la possibilité du
pluralisme syndical. Il le fait avec une grande prudence en le
présentant comme une exception à la règle. «... le Congrès,
en admettant la nécessité éventuelle de la création de
groupements syndicalistes révolutionnaires particuliers,
recommande aux camarades de soutenir les organisations
syndicales générales où ont accès tous les ouvriers d’une
même catégorie. »245
Cette seule mention de l’éventualité de la division
syndicale doit être mise en rapport avec les deux réunions «
strictement privées » tenues par les syndicalistes révolution¬
naires présents au congrès, que le document nous indique en
appendice.
Il s’agit de la reprise d’un article de Dunois publié dans
La Voix du Peuple de Lausanne246 dans lequel on peut lire
que « le syndicalisme révolutionnaire fait dans tous les pays
des progrès incessants ». Il est présenté comme « un
nouveau mouvement ouvrier (...) lequel n’a rien de
commun avec l’ancien »247. Comme l’avait défini Monatte
dans son rapport et comme le veut la doctrine syndicaliste
révolutionnaire, ce nouveau mouvement se considère
comme l’avant-garde d’une évolution générale. La discus¬
sion porte d’ailleurs sur la possibilité de s’entendre « sans
s’occuper des retardataires »248.
Les participants à ces deux réunions prennent la décision
de créer un « Bureau international de presse » chargé de
recueillir les journaux ouvriers de tous les pays, de les

82
Entre anarchie et syndicalisme

dépouiller et de retranscrire les informations importantes


dans un bulletin « envoyé à tous les centres et journaux
corporatifs affiliés au Bureau »249. C’est Comélissen qui est
chargé de la réalisation de ce bulletin.
Le congrès de 1907 aboutit donc à la création de deux
instances distinctes. Le Bureau de correspondance de
l’Internationale anarchiste, situé à Londres, dont les
membres sont Errico Malatesta, les Allemands Rudolf
Rocker et Jean Wilquet, le Russe Alexandre Schapiro250 et
l’Anglais John Turner. Et le Bureau international de presse,
pris en charge par Comélissen. De cette scission de fait, il
n’est pas fait mention dans les débats du congrès.
La plupart des participants aux deux réunions privées
n’entrent pas dans le cadre qui a été défini par Malatesta. Ils
ne sont pas des militants anarchistes qui tentent de subvenir
un mouvement ouvrier réformiste ou « neutre ». Mais à
l’exception des Français, ils ne font pas non plus partie
d’une centrale comme la CGT; quels que soient les cas de
figure nous n’avons pas, dans ce congrès, d’autres syndica¬
listes qui puissent affirmer appartenir à une centrale
syndicale d’orientation révolutionnaire, à la fois majoritaire
et neutre politiquement. Pourtant, durant les séances du
congrès anarchiste, c’est à peine si la voix de ces syndica-
listes-là s’est faite entendre. Aucune discussion sur leurs
orientations syndicales, sur leurs pratiques réelles n’a eu lieu
publiquement.
Le syndicalisme d’obédience anarchiste s’est manifesté,
mais personne n’y a vraiment fait attention. Le tchèque
Vohrysek a parlé des syndicats de mineurs et de tisserands
du nord de la Bohème qui sont sous l’influence directe des
anarchistes. La situation des syndicats ouvriers juifs de
Londres, décrite par Rudolf Rocker, est celle d’un
mouvement ouvrier dominé par les anarchistes. Le russe
Nicolas Rogdæf a parlé de syndicats de sans-travail fondés
par les anarchistes. Aristide Ceccarelli, qui représente les
compagnons argentins, a signalé que lors du récent congrès

83
Ariane Mieville

de la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA), une


grande majorité a approuvé « la proposition faite aux
syndicats de contribuer à la propagande du communisme
anarchiste »251.
Nous avons vu que Malatesta avait participé à la création
des premières organisations ouvrières argentines, nous
pensons qu’il est utile de dire quelques mots sur l’évolution
du mouvement ouvrier argentin, car il va tout à fait à
l’encontre du principe de neutralité syndicale admis à la fois
par Monatte et par Malatesta.
En 1901, les organisations ouvrières de ce pays se sont
regroupées en une Fédération ouvrière argentine.
Rapidement, en 1902, les éléments sociaux-démocrates
quittent cette fédération pour constituer une éphémère
Union générale des travailleurs, créant ainsi la première
division du mouvement ouvrier argentin. En 1904, la
Fédération prend le nom de FORA et adopte des principes
clairement libertaires. En 1905, un congrès recommande à
tous ses adhérants de propager, auprès des ouvriers, les
« principes économiques et philosophiques du communisme
anarchiste ». La FORA préfère se définir comme une
organisation de résistance ouvrière, plutôt que comme une
organisation syndicale. Le terme syndicalisme impliquant,
pour ses militants, une neutralité idéologique qu’ils rejettent.
Les membres de la FORA sont regroupés par profession ou
par secteur d’activité, mais l’action de la FORA ne se limite
pas au monde du travail. En 1907, elle est à l’origine d’une
importante grève des loyers. Jusque dans les années 20, elle
restera la principale organisation du mouvement ouvrier
argentin, malgré une répression féroce252.
Par ailleurs, nous avons des représentants de syndicats
minoritaires. C’est le cas de Fritz Kater, président de
l’Union libre des syndicats allemands, venu au congrès
anarchiste spécialement dans le but « de réaliser à brève
échéance l’union des organisations ouvrières qui se donnent
pour but l’abolition du salariat et pour moyen la grève

84
Entre anarchie et syndicalisme

générale »253. C’est aussi celui de l’anglais Karl Walter de


l’« Industrial Union of Direct Actionnists », une organisa¬
tion en rupture avec les Trade-Unions. Quant au NAS, la
première centrale ouvrière hollandaise, nous savons qu’elle
est devenue minoritaire, mais qu’elle subsiste à côté de la
centrale syndicale sociale-démocrate.

Pour la majorité des syndicalistes révolutionnaires,


libertaires ou anarchistes présents au congrès, l’unité et la
neutralité du mouvement syndical est un mythe qui ne se
vérifie pas dans les faits. Nous avons affaire à un
mouvement « anarcho-syndicaliste »254 qui existe dans la
réalité mais qui n’a aucune légitimité.
La petite phrase de Comélissen concernant « la nécessité
éventuelle de la création de groupements syndicalistes
révolutionnaires particuliers » ne passa d’ailleurs pas
inaperçue. Dans YHumanité du 26 septembre 1907, Louis
Niel de la CGT en fit le commentaire suivant : « nous voilà
donc menacés de syndicats anarchistes à côté des syndicats
généraux ». Il lui fut répondu par Y Action-directe de Liège
que « les anarchistes, malgré leurs divergences d’opinions
sur le syndicalisme se sont trouvés d’accord unanimement
pour repousser les syndicats anarchistes et préconiser la
formation de syndicats purement économiques. Dans l’esprit
des congressistes d’Amsterdam, il ne s’agissait, pensons-
nous, de créer des syndicats révolutionnaires particuliers
que là ou les syndicats généraux sont inféodés à un parti
politique quelconque. Et le syndicalisme n’est donc point
menacé de syndicats anarchistes »255.
Cornélissen ajoute qu’il a déjà expliqué aux camarades
syndicalistes français présents au congrès « qu’ils ne
devaient pas trop penser à la situation dans leur propre pays;
qu’en France, sans doute, les tendances des syndicats sont
révolutionnaires (il ne s’agit nullement d’anarchisme) mais
qu’il n’en est pas de même dans d’autres pays : Autriche,
Allemagne, Angleterre, Etats-Unis. Il se pèut donc que dans

85
Ariane Mieville

ces autres pays un nouveau mouvement syndicaliste de


caractère révolutionnaire doive être créé contre un
mouvement de tendances trop conservatrices. Or c’est pour
cette œuvre éventuelle que le congrès d’Amsterdam a
demandé l’aide des camarades anarchistes. »256 Derrière la
modestie et la prudence de Comélissen on sent tout le poids
que représente l’idée d’unité du mouvement ouvrier. Un
homme qui, depuis le congrès de Zürich de 1893, a person¬
nellement vécu la mise en marge des antiparlementaires par
la deuxième Internationale, se trouve obligé de présenter le
mouvement ouvrier libertaire comme une exception à la
règle unitaire.
Les idées de Monatte comme celles de Malatesta se
basent plus sur la représentation qu’ils se font de l’avenir,
que sur une analyse précise des différentes réalités rencon¬
trées par les militants. Contrairement à Georges Sorel, la
grève générale ou la révolution ne constituent pas un mythe
pour eux. Ce sont des projets concrets pour lesquels il faut
mettre en place une stratégie adéquate. Si mythe il y a, c’est
celui de l’unité : unité de la classe ouvrière, unité du
mouvement ouvrier, unité du mouvement anarchiste.
Malgré la description qu’il fait de la division qui existe
parmi les travailleurs, malgré son rejet de la notion de classe
ouvrière, Malatesta ne peut envisager un mouvement
ouvrier divisé car, dans ce cas, le projet révolutionnaire qu’il
échafaude cesserait d’être crédible.
Quels enseignements les militants libertaires hollandais
du NAS pouvaient-ils tirer du débat qui avait eu lieu au
congrès anarchiste d’Amsterdam ? Certainement pas celui
de rejoindre le mouvement ouvrier réformiste, soit le
syndicat social-démocrate, pour s’en servir de levier lors
d’un hypothétique mouvement révolutionnaire, comme le
suggérait Malatesta.
Pas plus que les militants du « jeune syndicat » des
mineurs du Pas-de-Calais, les syndicalistes libertaires
hollandais ne rejoindront le syndicat majoritaire. Ne tenant

86
Entre anarchie et syndicalisme

pas compte des idées et recommandations émises au congrès


anarchiste, ils maintiendront leur propre centrale syndicale
minoritaire. Celle-ci, qui n’avait plus que 3 250 membres en
1906, dépassera les 50 000 membres en 192 0 257.
Dans les années qui vont du début du siècle à la première
guerre mondiale, aux Etats-Unis, en Amérique latine, en
Espagne, au Portugal, en Italie, en Suède, en Suisse
romande... des syndicats révolutionnaires voient le jour, le
plus souvent sous l’impulsion de travailleurs anarchistes.
Une histoire comparative de ces différents mouvements
reste encore à écrire.
Cornélissen publiera le Bulletin international du
mouvement syndicaliste jusqu’en 1915. Cet hebdomadaire
dont le but était « de renseigner les syndicalistes révolution¬
naires sur le mouvement syndical international, donne de
très précieux renseignements sur les activités de toutes les
centrales syndicalistes révolutionnaires du monde entier
(...). Il publie aussi quelquefois des extraits de la presse
syndicale ou révolutionnaire (en particulier anarchiste) »258.
De son côté le Bureau de l’Internationale anarchiste va
publier un Bulletin de l’Internationale anarchiste. D’abord
mensuel, puis irrégulier, ce périodique s’éteindra au numéro
13, en avril 1910. Les groupes anarchistes rechignant à
envoyer des articles, malgré les vibrants appels du Bureau
de correspondance. Celui-ci devait relever que malgré ses
efforts, son bulletin n’était pas « pour la presse anarchiste ce
que le “Bulletin international du mouvement syndicaliste”
de notre camarade Cornélissen est pour la presse syndica¬
liste révolutionnaire »259.
Un nouveau congrès anarchiste, prévu dans un premier
temps pour 1909, sera constamment repoussé. Finalement,
les dates 28 août au 5 septembre 1914 seront retenues, mais
la guerre empêchera la tenue de la rencontre.
L’Internationale anarchiste avait vécu.
Deux des anciens membres de son Bureau de correspon¬
dance, Rocker et Schapiro se retrouveront, en décembre

87
Ariane Mieville

1922, au sein du secrétariat d’une nouvelle Association


internationale des travailleurs, de tendance anarcho-syndica-
liste-, renonçant ainsi publiquement au principe d’unité et de
neutralité idéologique du mouvement ouvrier. Mais entre¬
temps, la guerre et la révolution russe de 1917 avaient opéré
une nouvelle distribution des cartes.

Ariane Miéville

88
NOTES

1. Entre anarchie et syndicalisme. Le congrès d’Amsterdam - Août 1907. Mémoire


en sociologie et anthropologie, Université de Lausanne, mars 1994.
.
2 Notamment dans L'Affranchi, « Réflexions sociales », case postale 172, CH -
1000 Lausanne 6.
.
3 Les ouvrages sur le mouvement libertaire espagnol sont très nombreux. Pour une
première approche on peut lire en français : José Peirats, Les anarchistes
espagnols - Révolution de 1936 et luttes de toujours, Toulouse, Repères-Silena,
1989.
.
4 D’après les souvenirs de Pierre Monatte in La révolution prolétarienne, n°347,
janvier 1951, p. 17. Si cette information est exacte, Dunois ne manquait pas
d’humour car, dans le compte rendu, il cite ses propres articles de façon tout à fait
impersonnelle. Cette modestie est peut-être à mettre sur le compte de ce qu’il
estimait être un travail collectif, rédigé par lui certes, mais à partir de notes prises
par différentes personnes. Nous savons qu’un certain A. Pratelle s’était annoncé
pour sténographier les débats du congrès en français et en anglais. Voir Bulletin de
VInternationale Libertaire, Herstal-Liège, n°4, mai 1907.
.
5 Bien qu’il écrive dans un périodique anarchiste, Dunois ne peut être considéré
comme un véritable libertaire. En 1908, il décide de servir le syndicalisme révolu¬
tionnaire et collabore à la Bataille syndicaliste; mais le marxisme, dont il avait eu
la révélation en 1905-1906 va le conduire ensuite à un choix capital : en 1912, il
adhère à la SFIO et devient collaborateur à l’Humanité. Très proche de Jaurès, il
est à ses côtés le soir de son assassinat. Après la guerre, Dunois se rallie aux
partisans de la Ille Internationale. Le congrès de Tours le porte au comité directeur
du parti communiste. Il sera aussi secrétaire général de 1 Humanité. Il quitte le PC
en 1927, pour rejoindre la SFIO en 1930. Animateur du parti socialiste clandestin
et de son journal en zone occupée pendant la seconde guerre mondiale, il est arrêté
par la Gestapo et meurt à Bergen-Belsen en février 1945. D’après le Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier français, Tome XII, Paris, Editions ouvrières,
1974, pp. 109-113.
6. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam, Août 1907 — compte rendu analytique
des séances et résumé des rapports sur l’état du mouvement dans le monde entier,
Paris, La Publication Sociale, M. Delessale, 1908, p. 125.
.
7 Le congrès régional de l’Union fédérative du Centre (région parisienne). Voir
Madeleine Rebérioux, « Le socialisme français de 1871 à 1914 », in Jacques Droz
(dir.). Histoire générale du socialisme, Tome II, Paris, PUF, 1974, p. 153, ou Jean
Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome I, Paris, Maspero, 1975, p.
111.
8. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 56 et suivantes.

89
Ariane Mieville

9. Cité in James Guillaume, L’Internationale — Documents et souvenirs, vol. 1


(1864-1872), Genève, Grounauer, 1980, troisième partie, chapitre X, pp. 160-161.
.
10 Résolutions du Congrès général tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1872, in
Jacques Freymond (dir.), La première internationale, Genève, Droz, 1962, Tome
11. p. 373.
11. Sur ce sujet consulter Marianne Enckell, La Fédération jurassienne, Saint-
Imier, Canevas, 1991.
.
12 Elie Murmain, « l’Evolution de l’anarchisme », L’Œuvre nouvelle, n° 9-10,
déc. 1903-janv. 1904. Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France,
op. cit., p. 152.
13. Cité in Jean Maitron, ibid., p. 114.
14. Pour une analyse tout en finesse de l’émergence de l’individualisme anarchiste
au congrès de Londres en 1881, se référer à la thèse de Gætano Manfredonia,
L’individualisme anarchiste en France (1880-1914), Paris, Institut d’études
politiques, 1984, pp. 39-49.
.
15 Max Baginski (1864-1943) est né en Prusse-Orientale. Son père, cordonnier de
métier, était social-démocrate. Lui-même fait un apprentissage de cordonnier et
adhère aux idées socialistes. Membre des « jeunes socialistes », il est en 1890 le
rédacteur en chef du principal journal social-démocrate de Silésie. Condamné à
deux ans demi de prison pour des délits de presse, il s’exile dès sa sortie de prison
en 1893. A New-York, il rejoint le cercle du célèbre anarchiste allemand Johann
Most et devient l’un des collaborateur de Freiheit, le journal de Most. Baginski y
écrit avant tout des articles satiriques. En 1894, il est nommé rédacteur de la
Chicagoer Arbeiter-Zeitung, un quotidien socialiste qui devient anarchiste sous son
influence. Dès lors, il gagnera sa vie comme publiciste. D'après Itinéraire n° 8,
1990, pp. 28-29.
16. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 147.
17. Ibid., p. 185.
.
18 Emma Goldman (1869-1940) est née à Kovno en Lituanie. En 1882 sa famille
s’installe à Saint-Pétersbourg où Emma découvre la vie d’usine dans une entreprise
textile. En 1885, elle émigre aux Etats-Unis où elle travaille également en fabrique.
Elle apprend le métier de couturière. En 1889, après un mariage raté, elle s’installe
à New York. Elle y rencontre Johann Most ainsi qu’Alexandre Berkman, un jeune
russe qui devient son compagnon. Après quelque mois de fréquentation des cercles
anarchistes, Most l’envoie faire une tournée de conférences. Dès lors elle se
consacrera à cette forme de propagande qui la rendra célèbre. En 1892, suite à un
massacre d’ouvriers grévistes, Alexandre Berkman attente à la vie du directeur de
la firme concernée. Celui-ci survit, mais Berkman va passer quatorze ans en prison.
Emma Goldman connaît elle aussi la prison, en 1893, pour avoir incité des
chômeurs à la révolte dans un meeting. En 1895, elle fait un séjour à Vienne et
apprend le métier d’infirmière sage-femme, métier qu’elle pratique dès lors aux
Etats-Unis tout en continuant son activité militante. Féministe convaincue, elle est
l’une des pionnière du combat pour le contrôle des naissances. Le n° 8 de la revue
Itinéraire lui est consacré. Voir également Emma Goldman, Epopée d’une
anarchiste, Paris, Hachette, 1979.
19. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 210.

90
Entre anarchie et syndicalisme

20. Daniel Guérin, L’anarchisme — De la doctrine à l'action, Paris, Gallimard,


1965, p. 86.
21. Ronald Creagh, Histoire de l’anarchisme aux Etats-Unis d’Amérique — Les
origines : 1826-1886, Grenoble, La pensée sauvage, 1981, p. 215.
22. Voir Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
(Article Tortelier), Tome XV, op. cit., 1977, p. 241.
23. Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 260.
24. Sur ce point consulter la thèse de Gætano Manfredonia, L’individualisme
anarchiste en France, op. cit.
25. Pour les auteurs de la première circulaire de convocation, mentionnée en page
128 de Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., la réunion de 1907 serait
le quatrième congrès international libertaire et communiste après Zurich (1893),
Londres (1896) et le congrès ouvrier révolutionnaire international de Paris (1900)
qui fut interdit et sur lequel nous reviendrons.
26. Présent aux congrès de Bruxelles (1891), Zürich (1893) et Londres (1896).
Auteur d’une contribution pour le congrès interdit de Paris (1900), Comélissen
(1864-1942) est vraisemblablement le principal organisateur du congrès
d’Amsterdam de 1907. C’est en tout cas ce qu’affirme Jean-Yves Bériou in F.
Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Paris, Payot, 1975, p. 257.
.
27 Christ. Comélissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international — A
propos de l’ordre du jour du congrès international ouvrier socialiste de Zürich,
Bruxelles, 1893. Fac-similé in Congrès international ouvrier socialiste tenu à
Zürich du 6 au 12 août 1893, Genève, Minkoff Repint, 1977, pp. 513-534.
28. Het Kommunistisch Manifest van Karl Marx en Friedrich Engels. Naar de
vierde geautoriseerde Duitsche uitgave bewerkt door C. Cornelissen, ‘s
Gravenhage, 1892. Selon Bert Andréas, Le Manifeste Communiste de Marx et
Engels —Histoire et Bibliographie 1848-1918, Milan, FeltrineUi, 1963.
Bert Andréas nous signale qu’en 1891 Comélissen « avait déjà publié, sous le
pseudonyme de Clemens, une défense des théories économiques de Marx ».
29. Christ. Comélissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international...,
op. cit., p. 5.
Notons ici l’acceptation, par les socialistes hollandais, de la participation électorale
et parlementaire « comme moyen de propagande ». Elle s inscrit dans 1 évolution
présente du socialisme hollandais. De 1888 à 1891, son principal dirigeant F.
Domela Nieuwenhuis (1846-1919) fut député au parlement. Son évolution vers
l’anarchisme est contemporaine au congrès de Zürich. La rupture définitive entre
socialistes parlementaires et antiparlementaires hollandais se produit l’année
suivante (1894) avec la constitution d’un parti social-démocrate concurrent sur le
modèle allemand. A ce propos consulter Rudolf de Jong, « Le Mouvement
libertaire aux Pays-Bas » in Le Mouvement social, n°83, avril-août 1973, pp. 167-
180.
30. Christ. Comélissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international...,
op. cit., p. 9.
31. Ibid., p. 21.
32. Ibid.

91
Ariane Mieville

33. Congrès international ouvriel socialiste tenu à Zürich du 6 au 12 août 1893,


op. cit., p. 8.
34. Ibid.
35. Journal de Genève 13 août 1893, repris in Congrès international ouvrier
socialiste tenu à Zürich..ibid., p. 585.
36. Journal de Genève 12 août 1893, ibid.. p. 581.
37. Ibid.
38. « Il suffit de lire attentivement l’ordre du jour du Congrès de Zürich, pour
acquérir la conviction qu’il existe, dans le mouvement ouvrier socialiste interna¬
tional, deux tendances luttant pour la préséance (...). D’un côté apparaît le courant
purement parlementaire, tendant à conquérir le pouvoir politique et plus spéciale¬
ment la majorité dans les parlements (...); de l’autre, il y a le courant anti¬
parlementaire, en partie exclusivement syndical, lequel, en premier lieu, tend à
l’organisation des travailleurs et qui, pour ne pas avoir abandonné complètement
toute action parlementaire, n’y participe cependant qu’avec méfiance... ». Les
diverses tendances du Parti ouvrier international... op. cit., p. 3.
39. Jean Allemane (1843-1935) était le leader du Parti ouvrier socialiste révolu¬
tionnaire (POSR), l’une des principales organisations socialistes françaises de
l’époque. A l’opposé de leurs rivaux marxistes orthodoxes du Parti ouvrier français
(POF) de Jules Guesde, les « allemanistes » étaient très pragmatiques, ils pensaient
que tous les moyens étaient bons pour faire avancer la cause ouvrière. Ils étaient
aussi favorables à l’agitation électorale qu’à la grève générale, la première devant
d’ailleurs préparer la seconde. Pour eux, l’ébauche de la société future pouvait
aussi bien être tentée par la conquête d’un conseil communal que par la participa¬
tion au mouvement syndical.
.
40 Cette citation est tirée d’un extrait des mémoires de Christian Cornélissen
figurant en annexe d’un document signé Homme Wedman et intitulé : Pour une
biographie de Christian Cornélissen, s.d., disponible à l’Institut international
d’histoire sociale d’Amsterdam (IIHS).
.
41 C’est justement en 1893 que Christian Cornélissen crée le NAS (Secrétariat
national du travail), l’équivalent hollandais de la Fédération des Bourses du Travail
en France dont Pelloutier va être le secrétaire général de 1895 à sa mort en 1901.
42. La présence de Pelloutier au congrès de Zürich ainsi que ses liens avec
Cornélissen ne sont curieusement pas signalés dans la biographie établie par
Jacques Julliard : Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action
directe, Paris, Seuil, 1971. Voir à ce sujet : Homme Wedman, « Christiaan
Cornélissen : Marxism and revolutionary syndicalism » in Die Rezeption der
Marxschen Théorie in den Niederlanden — Schriften aus dem Karl-Marx-Haus, n°
45, Trier, 1992, p. 94.
.
43 Cf. Augustin Hamon, « Pelloutier et le Congrès de Londres » in La Révolution
Prolétarienne, n°53, 1er mars 1928.
44. La Société Nouvelle de Bruxelles, 1896. Cité in Homme Wedman, Pour une
biographie de Christian Cornélissen, op. cit.
45. A. Hamon, Le socialisme & le congrès de Londres, Paris, P.-V. Stock, 1897, p.
83.

92
Entre anarchie et syndicalisme

46. Ibid., p. 84.


47. Fondé en 1893, le Parti indépendant du travail (Indépendant Labour Party, ILP)
est alors le principal parti de gauche de Grande-Bretagne. Bien que constitué dix
ans après la Fédération sociale-démocratique (Social Démocratie Fédération, SDF)
d’obédience marxiste, FILP s’avère, dès le départ, plus efficace que la SDF et
constitue en quelque sorte le précurseur du parti travailliste. L’orientation de l’ILP
est socialiste, collectiviste, libertaire et fédéraliste, mais pas révolutionnaire. Après
un cuisant échec aux élections de 1895, ce parti, qui s’appuie sur le nouveau
syndicalisme d’action directe incarné par ses dirigeants comme Keir Hardie ou
Tom Mann, part à la conquête des Trade-Unions pour rallier à lui la base ouvrière
nécessaire à sa stratégie électorale.
48. Cité in A. Hamon, Le socialisme & le congrès de Londres, op. cit., pp. 219-
222.
49. Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales
ouvrières, Londres, 26 juillet — 2 août 1896, Genève, Minkoff Repint, 1980, p. 6
et p. 459.
50. En premier lieu, les syndicalistes révolutionnaires français et tous les groupes
syndicaux qui, dans différents pays, s’inspireront de leur doctrine. Bien sûr aussi
les organisations ouvrières d’inspiration anarchiste, en particulier en Espagne et en
Amérique latine. Mais également, dans une certaine mesure, les Trade-Unions
britanniques et tout le mouvement syndical américain, qu’il s’agisse des Chevaliers
du travail, de l’American Fédération of Labor ou des Industrial Workers of the
World...
51. Pour toute cette partie nous nous référons à l’ouvrage d’Augustin Hamon, Le
socialisme & le congrès de Londres, op. cit., p. 171 et suivantes.
52. Keir Hardie (1856-1915) est sans doute l’un des socialistes les plus connu de
l’époque en Grande-Bretagne. Mineur dès l’âge de dix ans, puis journaliste et
leader syndicaliste dans le Lanarkshire en Ecosse, il devient, dès 1886 et pendant
sept ans secrétaire de la Fédération des mineurs écossais. Son socialisme, chrétien
à l’origine, ne s’appuie sur aucune théorie précise. Il prêche une révolution non-
violente et est tout à fait imperméable au marxisme. Elu député d’une circonscrip¬
tion ouvrière de l’East End de Londres en 1892, il perd son siège en 1895, mais le
récupère en 1900 et le conserve jusqu’à sa mort.
53. Mineur à dix ans, puis métallurgiste, Tom Mann (1856-1941) s’est fait
connaître par le rôle important qu’il a joué dans la grande grève des dockers de
Londres en 1889 et ensuite comme partisan infatigable de la défensé et de l'organi¬
sation des travailleurs non qualifiés.
D’abord militant de la Fédération sociale démocratique (SDF), Tom Mann est
l’une des personnalités marquantes de l’ILP à sa fondation. Secrétaire du parti de
1894 à 1897, il s’en sépare pour présider la Fédération internationale des dockers.
Emigré en Nouvelle-Zélande, puis en Australie, entre 1901 et 1910, il adhère aux
principes du syndicalisme révolutionnaire. Dès son retour, en 1910, il devient l’un
des leaders les plus influents du monde ouvrier britannique, dans lequel il s’efforce
de populariser les principes de la CGT française. En 1920, il sera 1 un des
fondateurs du parti communiste britannique.
54. Emile Pouget considère que le paysan est d’instinct presque anarchiste; pour
lui, le gouvernement c’est le gendarme et le percepteur. Il est donc facile du lui

93
Ariane Mieville

montrer l’inutilité de l’Etat. Sur le plan économique « il faut lui montrer la


maigreur de son lopin de terre et l’énormité des propriétés des accapareurs, des
couvents. Il comprendra ». Quant à l’exploitation collective de la terre, il y viendra
peu à peu par expérimentation. L’anarchiste allemand Gustave Landauer est, quant
à lui, encore plus opposé à la conception marxiste du collectivisme agraire. Pour
Landauer «. les grandes fermes sont une forme de socialisme d’Etat ». Il souhaite
voir les petits propriétaires former des coopératives avec leurs ouvriers pour
« empêcher l’accroissement de la grande propriété et créer des organismes qui
pourraient être le nucléus d’une société socialiste ». Le socialisme & le congrès de
Londres, op. cit.
55. Entre 1893 et 1894, en pleine période des attentats, trois lois visant les
anarchistes et qui restèrent célèbres sous le nom de lois scélérates furent adoptées.
Elles prétendaient, entre autre, atteindre ceux qui « font par un moyen quelconque
acte de propagande anarchique ». Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste
en France, op. cit., p. 252, note 2.
56. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire paraissant tous les samedis, nos
23 à 32 publiés entre le 29 septembre et le 1er décembre 1900 . Ces rapports
existent sous la forme d’un Tiré à part numéroté de la page 129 à la page 342.
57. Ibid., p. 129.
58. Cet appel est paru dans le Père Peinard, n°128, 16-30 avril 1899.
59. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 129.
60. Ibid.
61. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 441. Le congrès
de Paris de la deuxième Internationale a lieu du 24 au 27 septembre 1900, il débute
donc le lendemain du jour où aurait dû s’achever celui des révolutionnaires.
62. Les Temps Nouveaux —Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 199.
63.Ibid.
64. Ibid., p. 200.
65. Ce fut le cas de Sébastien Faure à Lyon en 1901. Détail signalé in Gætano
Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France, op. cit., p. 206.
66. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 199.
67. Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 442.
68. Constitué au départ par des étudiants socialistes de diverses tendances, le
groupe des ESR1 devient clairement anarchiste à partir de 1894. Les ESRI ont joué
un rôle important dans la maturation et la diffusion des idées syndicalistes révolu¬
tionnaires. Une véritable collaboration des étudiants avec des syndicalistes comme
Paul Delessale ou Pierre Monatte, qui fut leur dernier secrétaire en 1903, est
attestée par une étude de Jean Maitron : « Le groupe des Etudiants Socialistes
Révolutionnaires Internationalistes de Paris (1892-1902) » in Le Mouvement social
n°46, 1964.
L’activité des ESRI consistait en l’organisation d’assemblées publiques de discus¬
sion et en l’élaboration et la publication de brochures sur des thèmes en rapport
avec le socialisme, l’anarchisme et le mouvement ouvrier. Les ESRI rédigèrent
plusieurs rapports pour le congrès de 1900.

94
Entre anarchie et syndicalisme

69. Selon Jean Maitron, Le Mouvement social n°46, ibid., p. 21.


70 .Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 177.
71. Ibid., p. 178.
72. Comélissen s’est installé à Paris au printemps 1898. Son départ de Hollande est
à mettre en rapport avec l’évolution du socialisme hollandais et surtout avec les
différents qui l’opposent à F. Domela Nieuwenhuis. Depuis 1893, il existe en
Hollande un nouveau parti socialiste parlementaire, le SDAP de Trœlstra. Le
Socialistenbond (Fédération socialiste) à la tête duquel se trouve Domela
Nieuwenhuis se décompose. Domela qui évolue vers l’anarchisme, se méfie de
plus en plus des organisations permanentes et quitte le Socialistenbond à Noël
1897. Comélissen, suite à une affaire amoureuse avec la fille de Domela, a des
rapports très tendus avec ce dernier. Il refuse de le remplacer à la tête du
Socialistenbond, tout comme il refuse, pour des questions de principes, un poste
permanent au NAS, la centrale syndicale qu’il avait contribué à créer. Agé de
trente-quatre ans au moment de son installation à Paris, Comélissen qui avait été
instituteur, commence un apprentissage de peintre décorateur avant de s’établir
comme journaliste. Il conserve des liens avec son pays en collaborant au quotidien
Volksblad de tendance syndicaliste et à des périodiques anarchistes. Par ailleurs, il
est au cœur de tentatives visant à fédérer, en Hollande, les socialistes antiparlemen¬
taires et les communistes anarchistes. Cf. Homme Wedman, Pour une biographie
de Christian Comélissen, op. cit.
73. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900,op. cit., p. 177.
74. Ibid.
75. Ibid, p. 178.
76. Ibid., p. 179.
77. Jean Grave (1859-1939) incarne de façon typique l’idéologie communiste-
libertaire entre 1880 et 1914. Il est l’ami d’Elisée Reclus et de Kropotkine, qu’il
connaît depuis 1883, date à laquelle il avait accepté de prendre en charge la
publication du Révolté à Genève. Dès lors et jusqu’à la première guerre mondiale,
Jean Grave va effectuer un constant et colossal travail de propagande anarchiste.
Pendant trente et un ans, il va porter à bout de bras un journal bi-mensuel ou
hebdomadaire anarchiste, souvent accompagné d’un supplément littéraire. D’abord
Le Révolté, qui le suit à Paris en 1885 et qui disparaît en 1887 pour faire place à La
Révolte, qui elle-même disparaît en 1894, au moment des attentats, et qui sera
suivie, dès 1895, par Les Temps nouveaux. Auteur lui-même de plusieurs livres et
brochures de propagande, Grave a publié au total 12 millions d’exemplaires de
périodiques, 88 brochures avec un tirage global de 2 236 000 exemplaires, 240 000
tracts et des livres pour un total de 12 000 volumes environ. Chiffres donnés par
Jean Maitron in « Jean Grave 1854-1939 » Revue d’Histoire économique et
sociale, n°l, 1950, pp. 105-115.
Sans être un très fervent partisan du syndicalisme, comme nous allons le voir,
Grave ouvre Les Temps Nouveaux aux syndicalistes qui y tiennent une rubrique à
partir de 1895. D’abord Fernand Pelloutier y écrit quelques articles, ensuite Paul
Delessale inaugure la rubrique « Mouvement ouvrier » tenue après lui par des
militants comme Amédée Dunois ou Pierre Monatte.
Grave était, par contre, un fervent adversaire de l’individualisme. Voici ce qu’il en

95
Ariane Mieville

disait : « Affirmer que l’individu n’a qu’à rechercher son propre bien-être, à ne
s’occuper de son propre développement — tant pis pour ceux qui,-sur sa route, lui
sont une entrave — c’était introduire, sous le couvert de l’anarchie, la théorie la
plus férocement bourgeoise ». Jean Grave, Quarante ans de propagande
anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 25.
78. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., pp. 181-183.
79. Ibid., p. 184.
80. Ibid.
81. Ibid., p. 246.
82. Si une telle situation se présentait cela signifierait, selon les sociaux-
démocrates, que depuis longtemps, les travailleurs auraient pu prendre le pouvoir
par les urnes.
83. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 186.
84. Ibid., p. 187.
85. Ibid., p. 185.
86. Jacques Julliard, «Théorie syndicaliste révolutionnaire et pratique gréviste» in
Le Mouvement social, n°65, 1968, p. 57. Article repris in Autonomie ouvrière —
Etudes sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Seuil, 1988, pp. 43-68.
87. Pour une biographie détaillée se référer au Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français. Tome XII, op. cit., pp. 331-333.
88. Souligné par l’auteur, Jacques Julliard, Le Mouvement social, n°65, 1968, op.
cit., p. 58
89. D’après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome
XIV, op. cit., 1976, pp. 70-73
90. In Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Tome XIV, op.
cit., p. 300.
Pouget est aussi l’auteur de plusieurs brochures syndicalistes parmi lesquelles :
Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire (1903), Boycottage et
sabotage, L’Action directe (1910), Le Parti du Travail... ainsi que d’un livre écrit
avec Emile Pataud : Comment nous ferons la Révolution (1909).
.
91 Le Père Peinard n°45, 12 janvier 1890, p. 17. Cité in Christian de Goustine,
Pouget — Les matins noirs du syndicalisme, Paris, Tête de Feuilles, 1972, p. 85.
92. D’après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome
XV, op. cit., pp. 345-346.
93. Informations tirées du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français. Tome XI, 1973, pp. 347-349.
94. Selon Georges L.efranc, Le mouvement syndical sous la troisième république,
Paris, Payot, 1967, p. 127.
.
95 On accuse Monatte, emprisonné après les événements de Courrière, d’avoir
reçu une très grosse somme d’agrent du comte Durand de Beauregard pour
fomenter des troubles dans le Pas-de-Calais.
96. Georges Lefranc, Le mouvement syndical..., op. cit., p. 137.
97. Pour des analyses et réflexions détaillées sur la Charte et le congrès d’Amiens

96
Entre anarchie et syndicalisme

se référer à Georges Lefranc, ibid., pp. 138-146. Voir également Nicole


Decoopman, et al.. L’actualité de la Charte d’Amiens, Paris, PUF, 1987.
.
98 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, op. cit., p. 321.
Les propos de Paul Delessale proviennent d’une lettre à E. Dolléans du 27 mai
1938.
99. D’après Patrick de Laubier, 1905 : mythe et réalité de la grève générale.
Tournai, Editions Universitaires, 1989.
.
100 Alors que Rosa Luxembourg et Trotski reconnaissent, dans ce cadre, un rôle
positif à la spontanéité des masses, celle-ci est vigoureusement rejetée par Lénine
qui attribue un rôle majeur aux révolutionnaires professionnels. Toutefois, les trois
considèrent que la grève générale ne résout pas la question, essentielle à leurs
yeux, de la conquête du pouvoir. Elle n’est qu’un moyen, un préalable. Ibid., pp.
31-38.
101. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 127.
102. Ibid., p. 144.
103. Ibid., p. 148.
.
104 Le représentant de la Fédération I. I. Samson, reconnaît dans son rapport que
le journal appartenant à Domela Nieuwenhuis, le Vrije Socialist (le socialiste libre)
est « de beaucoup le plus connu de nos journaux », ibid., p. 23.
.
105 En janvier 1903, une grève des cheminots, avait aboutit à une victoire
éclatante. « Le succès de la paralysie de la circulation sembla justifier les idées
anarchistes au sujet de la grève générale ». Mais le gouvernement réagit en
proposant des lois interdisant la grève dans les chemins de fer et autres services
publiques. La grève générale, lancée en avril de la même année, échoua et les lois
furent adoptées. De nombreux militants perdirent leurs emplois. D’après Rudolf de
Jong, Le Mouvement social n°83, op. cit., pp. 171-172.
.
106 Selon les «Déclarations et commentaires du G.C.L. de Belgique» publiées in
Bulletin de l'Internationale Libertaire, Herstal-Liège, n°l, octobre 1906.
107. Ibid.
108. Ibid.
.
109 Leur existence est mentionnée en une phrase. «En dehors du G.C.L., il existe
une colonie libertaire à Stockel-Bois; deux petites feuilles de langue française,
mensuelles, et deux bi-mensuels flamands. D’autre part, certains camarades, tout
en étant adversaires de l’organisation, ont organisé une bibliothèque à Verviers.»
Ibid.
Il existe une description assez cocasse de la colonie libertaire de Stockel, dont
Emile Chapelier, l’un des participants du congrès, était le promoteur. Fondée en
1905, il s’agissait d’une colonie agricole, mais elle ne comptait pas un seul paysan,
tous ces membres étaient « d’honnêtes ouvriers ». La production « allait cahin-caha
(...) [mais] le travail de la terre se révélait rebutant au point que plusieurs colons se
découvrirent une soudaine vocation artistique. Plutôt que de manier la bêche et le
râteau, ils entreprirent de décorer au pinceau des assiettes, achetées au rabais (...).
Bourgeois et curieux visitaient volontiers la colonie communiste (...). Les visiteurs
étaient reçu comme autant d’adeptes possibles. On leur servait des tartines de pain
bis, du fromage blanc, des radis, des oignons et, les principes s’opposant à toute

97
Ariane Mieville

activité mercantile, chacun après avoir mangé et parfois empaqueté une assiette
décorée de symboles parlants, versait sa contribution dans un tronc préparé à cet
effet. (...) nombre de visiteurs considéraient l’expérience comme une plaisanterie
ou une attraction foraine (...) [et] limitaient leur contribution à quelques boutons
dont ils s’étaient munis au préalable ». L’expérience s’acheva lorsque le proprié¬
taire « apprit quel nid de serpents occupait le domaine dont il était maître, il
signifia aux anarchistes l’ordre de déguerpir dans les délais légaux. Ce fut la fin ».
Jean de Meur, L’anarchisme ou la contestation permanente, Essai, Bruxelles,
Pierre de Méyère, 1970, pp. 55-57.
110. C’est-à-dire les signataires de la première circulaire de convocation. Celle-ci,
datée de décembre 1906 - janvier 1907, a été imprimée en sept langues : français,
anglais, allemand, hollandais, espagnol, italien et espéranto. Selon A. Dunois, Les
Temps nouveaux, n°42, 16 février 1907.
111. Exception faite des relations entre les Allemands de souche et les immigrés
allemands principalement aux Etats-Unis.
112. Almanach illustré de la Révolution, Paris, 1907, pp. 39-41.
113. Ibid.
114. Bulletin de T Internationale Libertaire, n°l, op. cit.
L’article dont nous tirons cette citation n’est pas signé, comme c’est d’ailleurs le
cas de la plupart des contributions publiées dans ce Bulletin. L’éditeur (?) ayant
décidé, dès le premier numéro, de « dépersonnaliser les débats, en supprimant les
signatures ».
115. Poursuivant la réflexion sur le sujet, une voix individualiste ajoute quelques
lignes sur « la création et le libertarisme » qui témoignent bien, selon nous, des
sentiments de ce courant à l’égard des partisans de l’Internationale : « rien ne se
perd, rien ne se crée, a dit Lavoisier. Ce n’est pas un copain des bulletineurs
internationalistes. Rien que dans le premier article du B.I.L. [Bulletin de l’interna¬
tionale libertaire], adressé je ne sais pourquoi aux anarchistes, article de cinquante
ou soixante lignes, on y lit sept ou huit fois les mots créer et création. A présent
peut-être que les copains l’ont fait volontairement : ce qu’ils créent est si peu de
chose qu’on peut le dire sans se tromper : rien ne se crée. » L’Anarchie n°80,
Paris, 17 octobre 1906.
116. Les Temps nouveaux, n°42, 16 février 1907. Dans cet article Dunois se
demande également s’il n’y a pas « grande illusion à croire les congrès capables de
créer quelque chose ? Leur rôle est d’échanger des idées, de confronter des
opinions, des faits, des hypothèses, des espérances, - et de laisser à chacun le soin
de conclure et d’agir ». Une argumentation, on le voit, assez proche de celle de
L’Anarchie dont pourtant tout le sépare.
117. Ibid.
118. Op. cit., p. 39.
119. Ibid.
120. « L’évolution de l’anarchisme dans le mouvement ouvrier hollandais » in Le
Mouvement socialiste, 15 juillet 1905, pp. 392-400.
121. A propos de l’évolution de certains anarchistes hollandais, Comélissen fait
référence à la philosophie de Stimer prônée dans certain cercles « comme un

98
Entre anarchie et syndicalisme

nouvel évangile même par ceux (ou surtout par ceux) qui ne pouvaient pas lire
Stimer, son Unique n’étant pas traduit en hollandais ». Ibid., p. 397.
122. La Gioventu Libertaria, Bulletin de Tinternationale libertaire, n° 3, février
1907.
123. Rudolf Grossmann dit Pierre Ramus (1878-1942) est l’un des principaux
propagandistes et écrivains libertaires autrichiens. Journaliste, il collabore, dès
1900, au journal Freiheit que l’anarchiste allemand Johann Most publie à New
York. En 1907, il s’établit à Vienne où il fonde un organe anarchiste Wohlstand
für Aile. Il éditera de nombreuses autres publications (revues, brochures...). En
1907, à côté du congrès anarchiste, il participe au congrès international antimilita¬
riste d’Amsterdam où il présente un long rapport. Son idéologie était celle de la
non-violence. Il approuvait la grève générale, l’expropriation, l’action directe, la
révolution, mais réprouvait la méthode militariste de l’armement de cette révolu¬
tion. Il combattait aussi toute violence armée individuelle. Voir le Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier international (Autriche), Paris, Editions
ouvrières, 1971, pp. 243-244.
124. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 137.
125. Né en 1875, de Marmande était vicomte. Journaliste anarchiste, il collaborait
aux Temps Nouveaux et à La Guerre sociale de Gustave Hervé. Selon le
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Tome XIV, op. cit., p.
13.
126. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 137.
127. Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire, 1900, op. cit., p. 224.
128. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 145.
129. Ibid., p. 146.
130. Ibid., pp. 142-143.
131. Ibid., pp. 142-143.
132. Ibid., p. 148.
133. Ibid., p. 150.
134. Fort de son expérience londonienne, Rocker a consacré sa vie au développe¬
ment du mouvement ouvrier libertaire international. Il a laissé une œuvre relative¬
ment importante, principalement publiée en anglais et en espagnol. Nationalism
and Culture (1937) est sans doute son ouvrage le plus important. Se référer au
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international (Allemagne), Paris,
Editions ouvrières, 1990, pp. 402-403, ainsi qu’au numéro que la revue Itinéraire
(n°4, décembre 1988) lui a consacré.
135. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 151.
136. Ibid., p. 152.
137. Ibid., p. 153.
138. Ibid., p. 153.
139. Ibid., p. 154.
140. Ibid., p. 154.
141. Ibid., p. 154.

99
Ariane Mieville

142. Emile Armand qui s’était engagé à présenter son point de vue individualiste à
Amsterdam avait de bonnes raisons d’être absent. Il venait d’être arrêté pour une
affaire de fausse monnaie. Selon G. Manfredonia, L’individualisme anarchiste en
France'., op. cit., p. 346.
143. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 140.
144. Ibid., p. 140.
145. Ibid., p. 140.
146. Ibid., p. 211.
147. Suite à un amendement commun de Vaillant et de Jaurès, le congrès de la
deuxième Internationale avait admis que la classe ouvrière et ses représentants
dans les parlements se devaient d’empêcher la guerre par tous les moyens.
Auparavant, les résolutions des congrès sociaux-démocrates affirmaient qu’une
grève générale en cas de guerre livrerait l’Europe au pays le moins civilisé (la
Russie) et donc retarderait l’avènement du socialisme.
148. Georges Haupt, in Congrès socialiste international — Stuttgart 6-24 août
1907, Tome 17, Genève, Minkoff Repint, 1985, p. 10.
149. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 212.
150. Alors que Kropotkine, Jean Grave, James Guillaume, Comélissen et d’autres
se rallieront à l’Union sacrée. Malatesta, Domela Nieuwenhuis, Emma Goldman,
Rocker, etc. maintiendront leur opposition de principe à la guerre.
151. Finalement John Turner (1864-1940), anarchiste et trade-unioniste anglais, ne
participa pas au congrès.
152. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 155.
153. Ibid., p. 156.
154. Ibid., p. 157.
155. Ibid., p. 156.
156. Ibid., p. 160.
157. Ibid., p. 162.
158. Ibid., p. 162.
159. Ibid., p. 162.
160. Ibid., p. 166.
161. Ibid.,p. 168.
162. Les Temps Nouveaux, 28 septembre 1907, p. 2.
163. Dans la préface de l’édition espagnole de la biographie que Luigi Fabbri a
consacrée à Malatesta, sa fille, Luce Fabbri a écrit ceci : « Quand Luigi Fabbri
intervint dans le congrès international anarchiste d’Amsterdam, Malatesta lui mit le
bras sur l’épaule et le présenta aux compagnons de ces deux mots “mon fils”. Cette
paternité d’esprit n’était pas faite que de tendresse, il s’agissait aussi d’une intime
compénétration intellectuelle ». In Luis Fabbri, Malatesta, Buenos Aires, Editorial
Americalee, 1945, p. 7.
164. Luigi Fabbri, L'organisation anarchiste, Paris, Volonté anarchiste, 1979, p.
20.

100
Entre anarchie et syndicalisme

165. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, op. cit., p. 324.
166. Jean Maitron, ibid., considère Malatesta comme le doyen du congrès. Il avait
alors cinquante-trois ans, soit sept ans de moins que Domela Nieuwenhuis qui, il
est vrai, ne fit qu’une brève apparition au congrès.
167. Pour gagner sa vie, Malatesta apprendra le métier de mécanicien, puis celui
d’électricien.
168. D’après Max Nettlau, Errico Malatesta. El hombre, el revolucionario, el
anarquista, s. 1., Ed. Tierra y Libertad, 1945, p. 18.
169. Malatesta poursuit son exposé en mettant en pièces le déterminisme
mécanique de Kropotkine. Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, traduit in Errico
Malatesta, Ecrits choisis 1, Annecy, Groupe 1er Mai, 1978, p. 46-47.
170. Max Nettlau, Errico Malatesta..., op. cit., p. 13.
171. Ibid., p. 33.
172. Ce texte fut tout d’abord publié en 1899, dans différents numéros de la
Questione sociale de Paterson, puis édité, en 1903, sous forme de brochure à New
London (Connecticut). Quand en 1920, le congrès de l’Union anarchiste italienne
demanda à Malatesta de rédiger un programme. Il proposa ce texte, qui fut alors
réédité avec quelques modifications. Nous nous sommes basés sur la traduction
publiée in Errico Malatesta, Articles politiques, Paris, 10/18, 1979, pp. 63-88,
réalisée à partir du texte de 1903.
173. Ibid., p. 64.
174. Ibid., p. 66.
175. Ibid.
176. Ibid., p. 65.
177. Ibid.
178. Ibid., p. 82.
179. Ibid., pp. 71-72.
180. Ibid., p. 85.
181. Ibid., p. 86.
182. Errico Malatesta, « L’Anarchie », La Brochure mensuelle n°79-80, Paris,
1929 (réédition « in extenso » de la brochure parue en 1907, à Paris).
183. Articles politiques, op. cit., p. 75.
184. Malatesta pensait que ceux-ci « servent peut-être, comme le font souvent les
extravagants, à ouvrir de nouveaux chemins à la pensée et à l’action de l’avenir...»
Les Temps nouveaux, 28 septembre 1907.

185. Ibid.
186. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 178.
187. A l’époque, les Bourses de province se faisaient volontiers représenter dans
les instances nationales par des membres bénévoles des syndicats parisiens.
188. Voir ci-dessus les événements qui précèdent la grève générale du 1er mai
1906.
189. C’est nous qui soulignons. Voir Pierre Monatte, « Il y a cinquante ans — La

101
Ariane Mieville

fondation de la “Vie Ouvrière” » in La Révolution Prolétarienne, nouvelle série,


n° 142, octobre 1959.
Au moment du congrès Georges Yvetot était en prison.
190. Par la suite, Monatte va jouer un rôle significatif dans le mouvement ouvrier
français. Voici quelques éléments de son itinéraire ultérieur. En 1908, il travaille à
l’imprimerie confédérale de la CGT. Après l’échec de La Révolution, le quotidien
syndicaliste d’Emile Pouget, Monatte crée sa propre revue La Vie ouvrière, avec
l’aide financière de James Guillaume entre autres. En 1914, il s’oppose à l’Union
sacrée. Partisan des minoritaires de la CGT contre Jouhaux en 1922, il est amené à
soutenir, contre l’avis des anarchistes, l’adhésion de la CGTU à l’Internationale
syndicale rouge. En 1923, il devient journaliste à L’Humanité, puis membre du
parti communiste, mais il en est exclu en 1924. Il fonde alors une nouvelle revue
La Révolution prolétarienne. A la fin de sa vie, Monatte ne reniait pas la concep¬
tion du syndicalisme qu’il avait exprimée à Amsterdam en 1907. On retrouve son
« Discours au congrès anarchiste d’Amsterdam » dans La Révolution prolétarienne
n° 347 en janvier 1951. Informations provenant principalement du Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier français. Tome XIV, op. cit., pp. 117-123.
191. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 183.
192. Ibid., p. 178.
193. Ibid., p. 178.
194. Ibid., p. 183.
195. Ibid., p. 186.
196. Ibid., p. 186.
197. Ibid., p. 185.
198. Ibid., p. 187.
199. D’après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome
XI, op. cit., pp. 73-74.
200. Cité par Jacques Julliard, « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-
de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte) », Le Mouvement social n°47,
avril-juin 1964, p. 15.
201. Ibid., p. 21.
202. Ibid., p. 20.
203. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 201.
Durant son séjour à Amsterdam, Broutchoux avait confié la rédaction de l’Action
syndicale à des anarchistes individualistes. Le 18 août 1907, on peut y lire, dans un
éditorial intitulé « La lâcheté ouvrière » et signé « Lord Hulot » (Lorulot) les
propos suivants : « La classe ouvrière, matée à coups de fusils par les despotes
qu’elle accepte, n’a que ce qu’elle mérite. (...) Par son silence, son inconscience,
sa peur, sa lâcheté, elle s’est rendue complice des dirigeants et des capitalistes ».
Cité par Jacques Julliard, Le Mouvement social n°47, op. cit., p. 27. Ce texte, qui
contredit les allégations de Monatte et de Broutchoux au congrès, est révélateur de
l’hétérogénéité de l’anarchisme français de l’époque. Il ne manqua pas de semer la
discorde parmi les militants du « jeune syndicat ». Le 10 novembre suivant,
l’équipe de Dumoulin dénonçait dans Y Action syndicale « les misérables tentatives

102
Entre anarchie et syndicalisme

des politiciens et des anarchistes sans scrupules » à l’encontre du syndicat. Cité par
Jacques Julliard, ibid.
204. Jacques Julliard, ibid., p. 30.
205. Ibid., Pour ne pas devoir rejoindre le syndicat de Basly, ni quitter la CGT, les
mineurs du « jeune syndicat » se réfugieront dans le syndicat des ardoisiers... Voir
également Joël Michel, « Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-de-
Calais : le cas Basly (1880-1914) » in Le Mouvement social n°87, avril-juin 1974,
pp. 9-33.
206. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 193.
207. Ibid., p. 194.
208. Ibid., p. 194.
209. Ibid., p. 199. En 1922, Malatesta précise ainsi sa pensée « le mouvement
ouvrier est un moyen à utiliser aujourd’hui pour élever et éduquer les masses, et à
utiliser demain pour la secousse révolutionnaire inévitable. Mais c’est un moyen
qui a ses inconvénients et ses dangers. Et nous anarchistes, nous devons mettre tout
en œuvre pour neutraliser les inconvénients en question (...) et utiliser du mieux
possible le mouvement pour nos propres fins ». Umanità Nova, 6 avril 1922, in
Malatesta, Ecrits choisis III, Annecy, Groupe 1er Mai, 1982, p. 11.
210. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 195.
211. Ibid., p. 195.
212. Hubert Lagardelle et al.. Syndicalisme & socialisme, Paris, Rivière, 1908, p.
17.
213. Ibid., pp. 4-6.
214. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 196.
215. Ibid., p. 196.
216. Ibid., p. 196.
217. Ibid., p. 196.
218. Malatesta, « Le Congrès d’Amsterdam », in Les Temps nouveaux, 5 octobre
1907.
219. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., pp. 196-197.

220. Ibid., p. 195.


221. Ibid., p. 195.
222. Ibid., p. 197.
223. Malatesta, Les Temps nouveaux, 5 octobre 1907.
224. Pensiero e Volontà, 16 avril 1925, in Malatesta, Ecrits choisis III, op. cit., p. 14.
225. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 203.

226. Ibid., p. 197.


227. Ibid., p. 198.
228. Ibid., p. 198.
229. Voir Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme
d’action directe, Paris, Seuil, 1971, p. 88.

103
Ariane Mieville

230. Voici comment Victor Griffuelhes abordait le thème « grève générale et


violence » en 1908 : « La grève générale, dans son expression dernière, n’est pas
pour les ouvriers le simple arrêt des bras; elle est la prise de possession des
richesses sociales mises en valeur par les corporations, en l’espèce les syndicats, au
profit de tous. Cette grève générale, ou révolution, sera violente ou pacifique, selon
les résistances à vaincre. » In Griffuelhes, L’action syndicaliste, Paris,
Bibliothèque socialiste, 1908.
231. Selon l’euphémisme de Dunois, in Congrès anarchiste tenu à Amsterdam...,
op. cit., p. 159.
232. Malatesta, Ibid., p. 169.
233. Selon Massimo Varengo, in Itinéraire n° 5-6, juin 1989, p. 70.
234. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 163.
235. Ibid., p. 191.
236. Ibid., p. 192.
237. Le fait que Malatesta considère que dans la lutte contre le capitalisme, une
grève perdue est aussi utile qu’une grève gagnée, témoigne de sa méconnaissance
pratique de la lutte syndicale. Les syndicalistes hollandais du NAS, qui avaient vu
leur organisation pratiquement disparaître après la grève de 1903, auraient pu lui
en apprendre un bout sur la question.
238. Errico Malatesta, Articles politiques, op. cit., p. 77.
239. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 192.
240. Umanità Nova, 13 avril 1922, in Malatesta, Ecrits choisis III, op. cit., p. 5.
241. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 209.
242. Ibid., p. 206.
243. Ibid., p. 206.
244. Ibid., p. 207.
245. Ibid., p. 205.
246. La Voix du Peuple de Lausanne, n°40, 5 octobre 1907. Repris in Congrès
anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., pp. 225-228.
247. Ibid., p. 225.
248. Ibid., pp. 225-226.
249. Ibid., p. 228.
250. Né à Rostov-sur-le-Don en 1882, Alexandre Schapiro était fils d’un révolu¬
tionnaire. Enfant, on l’avait envoyé en Turquie faire ses études au lycée français. Il
avait eu ainsi la chance de pratiquer quatre langues (le russe, le yiddish, le français
et le turc; il devait plus tard connaître aussi bien l’anglais et l’allemand); à l’âge de
onze ans, il lit les œuvres de Kropotkine, d’Elisée Reclus et de Jean Grave. A seize
ans, il entre à la Sorbonne pour y étudier la biologie car il envisage de faire des
études de médecine, mais il est bientôt obligé d’abandonner, faute d’argent. En
1900, Schapiro rejoint son père à Londres et va travailler pendant de nombreuses
années en étroite collaboration avec Kropotkine, Tcherkezov et Rocker au sein de
la Fédération anarchiste de Jubilee Street. D’après Paul Avrich, Les anarchistes
russes, Paris, Maspero, 1979, p. 160.

104
Entre anarchie et syndicalisme

251. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 205.


252. D’après Antonio Lopez, La FORA en el movimiento obrero, Buenos Aires,
1987.
Voir également « Anarchisme ouvrier contre “syndicalisme révolutionnaire”. Un
combat de la Fédération ouvrière régionale argentine » in L’Affranchi, n°9,
octobre-novembre 1994.
253. Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 226.
254. Parler d’anarcho-syndicalisme en 1907 est un anachronisme en français.
Comme l’a démontré Daniel Colson « avant 1922 il n’est pas question d’anarcho-
syndicalisme dans le mouvement ouvrier français ». Voir Daniel Colson, Anarcho-
syndicalisme et communisme — Saint-Etienne 1920-1925, Université de Saint-
Etienne, 1986, p. 20. Toutefois l’existence du concept est attestée, dès 1905, pour
la Russie, cf. Paul Avrich, Les anarchistes russes, op. cit., pp. 92-93 et dès 1904
pour la l’Angleterre, cf. Itinéraire n°4, p. 15.
255. Cité in Bulletin international du mouvement syndicaliste, n°7, 20 octobre
1907.
256. Ibid.
257. Cf. Rudolf de Jong, Le Mouvement social, n°83, op. cit., pp. 172-172
258. Selon le descriptif de René Bianco in Un siècle de presse anarchiste d'expres¬
sion française, Thèse pour le doctorat d’Etat, Aix-Marseille, 1987.
259. Bulletin de lInternationale anarchiste, n°l 1, octobre 1909.

105


ERRICO MALATESTA,
LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE
ET LE CONGRES D’AMSTERDAM

Le congrès anarchiste international d'Amsterdam (août


1907) est resté dans la mémoire historique comme le
moment décisif de la confrontation entre l’anarchisme
“pur”, traditionnel, que représentait à cette occasion Errico
Malatesta, et la tendance, représentée par Pierre Monatte,
qui s’auto-définissait, selon les mots d’Amédée Dunois,
“anarchisme ouvrier”, un anarchisme qui “sans abandonner
jamais la terre ferme des réalités concrètes, se dévouait avec
continuité à l’organisation du prolétariat en vue de la révolte
économique, autrement dit lutte de classe”1.
En effet, au cours des premières années de ce siècle, la
présence des anarchistes dans les organisations syndicales
avait sensiblement augmenté, contribuant dans une assez
grande mesure à orienter certains groupes vers la pratique
de l’action directe, en accord avec les éléments qui, en
partant de différentes expériences politiques, préféraient
se définir comme des syndicalistes tout court. Il ne
s’agissait pas uniquement de la Confédération Générale
du Travail française, qui était pourtant le principal point
de référence sur le plan international, mais également du
National-Arbeids-Sekretariaat (NAS) hollandais, que les
syndicats proches du Sociaal-democratische Arbeiders
Partij avaient fini par abandonner en 1906 en constituant
leur propre centrale2, de la Freie Vereinigung Deutscher
Gewerkschaften, de la modeste Cgt belge, de la Ceskà

107
Maurizio Antonioli

Federace vsech odborii, des regroupements au sein des


Trade Unions anglais comme la Industrial Union, for Direct
Actionnists, ou de la Fédération des unions ouvrières de la
Suisse Romande.
“L’action directe - écrivaient les promoteurs du congrès
dans une circulaire apparue au début de 1907 - a été si
fortement et si consciencieusement inaugurée dans plusieurs
pays, précisément sous l’influence de nos camarades,
témoignant ainsi du progrès que font nos idées dans les
cercles ouvriers, que la discussion des problèmes qu’elle
soulève justifierait déjà, à elle seule, la convocation d’un
congrès international”.
La conviction que l’élément fort de la discussion était
l’action directe, autrement dit la pratique syndicaliste était
telle que les Suisses de la FuoSR pensaient à une
Internationale “anarchiste syndicaliste”3 et que Georg
Herzig reprochait à la circulaire même de trop s’inspirer de
“la propagande syndicaliste”4.
On peut donc dire qu’à la veille du congrès était en train
d’apparaître une sorte d’exclusivisme syndicaliste, une
tendance à réduire l’anarchisme, ses idéaux et son action, à
un mouvement à l’intérieur de F “univers” syndicaliste, qui
subordonnait sa vitalité, pas tant à la force de son projet
social qu’à sa capacité à adhérer à la pratique de l’action
directe. Une telle conception est clairement exprimée par
Monatte qui, en proposant comme modèle l’évolution du
mouvement ouvrier français après la Commune et de la
CGT, indiquait dans le syndicalisme la clé pour ouvrir à
l’anarchisme “trop longtemps replié sur lui-même, des
perspectives et des espérances nouvelles”5.
La thèse exposée par Malatesta à Amsterdam présentait
une systématisation presque définitive de sa pensée en
matière de syndicalisme, conférant une forme organique aux
idées que, depuis le début du siècle, cet anarchiste italien
avait formulées de façon fragmentaire. Pour Malatesta, le
congrès d’Amsterdam fut un point d’ancrage, stable, et au

108
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

cours des années suivantes, tout en répondant aux sollicita¬


tions d’une réalité fluctuante, il se maintint constamment
fidèle à cette position.
L’intérêt de Malatesta pour l’organisation ouvrière
remontait à de nombreuses années, et tout particulièrement à
la période suivant son retour d’Argentine en 1889 6, qui lui
avait permis de tirer les leçons de la grande grève des
dockers londoniens7. Et ce fut précisément dans son exil
londonien que Malatesta approfondira les idées qu’il
développa après son retour en Europe. A Londres, en effet,
l’anarchiste italien avait non seulement l’occasion de suivre
de près l’important développement de l’unionisme britan¬
nique mais surtout la possibilité d’avoir des contacts avec
certains des membres les plus connus de l’anarchisme
anglais et international, dont la plupart étaient enclins à voir
dans le mouvement ouvrier organisé la “pierre angulaire” de
l’action libertaire et socialiste.
Pourtant le fait qui fit accomplir à Malatesta le pas
décisif, en le convainquant que les “chances” de
l’anarchisme étaient liées au développement du mouvement
ouvrier fut sans aucun doute le Congrès londonien de la
Deuxième Internationale (1896). Le congrès de Londres,
offrant aux anarchistes la possibilité d’y participer sous
couvert de délégations syndicales en contournant les résolu¬
tions de Zurich, prouvait une fois de plus que seul un “bain”
dans la réalité de l’associationnisme ouvrier, comme l’avait
écrit Malatesta en 1894 8, sauverait les anarchistes de
l’isolement et de la décadence.
Le mouvement syndical ne devait pas devenir le terrain
de lutte des différentes tendances politiques mais le lieu de
l’unité des travailleurs, où les divisions étaient dépassées par
l’objectif commun de l’auto-émancipation. A la veille du
congrès de Londres Malatesta parvenait à une conception du
syndicat que l’on pourrait définir, sans crainte d’équivoques,
proto-syndicaliste, y parvenant en partie grâce à la leçon
française mais surtout en développant ,avec cohérence les

109
Maurizio Antonioli

idées centrales qu’il avait déjà commencé à diffuser depuis


1889.
La synthèse la plus complète des positions de Malatesta
à ce sujet apparut à quelques jours de l’ouverture des
travaux du congrès dans The Labour Leader9. Les points
fondamentaux autour desquels elle s’articulait étaient l’unité
des travailleurs sur la base des “intérêts” de classe et
l’autonomie du mouvement syndical par rapport aux écoles
politiques (comme le dira dix ans plus tard la Charte
d’Amiens).
Il est clair que Malatesta n’arrivait pas ouvertement à
assigner à l’organisation ouvrière une fonction révolution¬
naire, il différenciait même l’action économique de l’action
politique (révolutionnaire). Néanmoins ses positions ne
semblaient pas très éloignées de celles que Pelloutier
exposait dans son rapport sur la situation française pendant
les séances des conférences anarchistes, tenues en marge du
congrès10. Et elles étaient désormais l’expression accomplie
d’un tournant qui apparaissait non seulement tactique mais
idéologique et qui impliquait le dépassement de la vision
catastrophique de l’internationalisme pour faire place à une
sorte de “gradualisme révolutionnaire qui se différenciait du
projet réformiste sur la question des moyens mais qui inscri¬
vait dans son programme la transformation progressive de la
société et la défense même des transformations réalisées”11
On eut une confirmation concrète de cette orientation
lors du retour de Malatesta en Italie en 1897 et avec la
publication de la revue “L’Agitazione”, qui devint fort
rapidement le point de référence des socialistes anarchistes.
A côté de la propagande pour la reconstruction du “parti”
anarchiste se développa une intense propagande pour
l’adhésion des anarchistes aux ligues ouvrières, ainsi qu’un
travail permanent de clarification du rôle et des fonctions de
celles-ci12.
“Nous estimons suffisant - assurait Malatesta - que les
ouvriers apprennent par eux-mêmes, qu’ils reconnaissent

110
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

l’antagonisme d’intérêts qui existe entre eux et les patrons


(...)• Le socialisme, l’anarchie, conscients, systématiques,
viendront petit à petit, à mesure que le conflit s’élargira et
s’approfondira”13.
La tâche des anarchistes consistait justement à “cultiver
dans le prolétariat la conscience de l’antagonisme de classe,
et dans la nécessité de la lutte collective”, en dehors des
“voies trompeuses du parlementarisme”. Le rôle du
mouvement ouvrier devait ainsi permettre de conjuguer les
exigences d’émancipation quotidienne auxquelles donnait
lieu “la conscience de l’antagonisme de classe” et l’idéal
d’émancipation intégrale dont se faisaient porteurs les
anarchistes.
La propagande de Malatesta et du groupe de
“L’Agitazione”, favorisée par la combativité ouvrière
toujours plus importante, eut des effets immédiats sur de
vastes secteurs du mouvement anarchiste. L’arrestation de
Malatesta et du groupe proche de la revue en janvier 1898,
après les révoltes d’Ancône pour le pain, et la répression qui
suivit les mouvements du mois de mai (tant à Milan qu à
Florence et à Naples) empêcha toutefois les anarchistes de
poursuivre dans la direction amorcée pendant l’année 1897.
Devant l’impossibilité, pour les travailleurs, de “s’unir et
de lutter pacifiquement non seulement pour l’émancipation
mais pour améliorer même dans de légères proportions leurs
conditions de vie misérables et inhumaines” 14, la confiance
en une solution révolutionnaire fondée sur la croissance
progressive des aspirations ouvrières allait en s’atténuant.
Convaincu que les institutions politiques (et, pour 1 Italie, la
monarchie) empêchaient “tout progrès”, Malatesta, après
s’être enfui de sa résidence surveillée au printemps 99,
proposait non seulement l’unité des forces anti-institution¬
nelles, mais la proposait sous la forme d’un retour à l’idée
de l’insurrection armée.
Dans des articles parus dans “La Questione Sociale”, lors
de son séjour aux Etats-Unis (1899-1900), mais surtout dans

111
Maurizio Antonioli

une série de journaux publiés après son retour à Londres à la


fin de 1900, “L’internazionale”, “Lo Sciopero generale”,
“La Rivoluzione sociale” (1901-1902), il apparaissait claire¬
ment que le thème dominant était désormais la préparation
de la lutte armée. Dans une phase de recul, où “ce que l’on
appelle les libertés élémentaires” étaient même “impudem¬
ment bafouées”, n’était-il pas opportun - se demandait
l’anarchiste italien - “de revenir, dans la substance comme
dans la forme, aux luttes du passé?”15.
Les positions du groupe londonien rassemblé autour de
Malatesta s’affirmaient clairement avec la publication de
“Lo Sciopero generale”, un journal qui, malgré son titre, ne
se situait pas dans une perspective syndicaliste. Sorti après
l’échec de la grève générale lancée par les anarchistes
catalans à Barcelone et après la repression de celle pour le
suffrage universel des travailleurs belges, le périodique
lançait le mot d’ordre de la “grève armée”16.
La nécessité de l’insurrection armée fut réaffirmée avec
encore plus de force dans “La Rivoluzione sociale”, qui fit
paraître son premier numéro en octobre 1902. Dans la
circulaire qui annonçait la sortie du journal était donnée
l’orientation qui, même si celle-ci fut nuancée et réfléchie
tactiquement, distinguera la pensée de Malatesta jusqu’à la
guerre mondiale. On a parfois insisté sur le poids que
l’échec de la campagne pour les huit heures en France, en
mai 1906, aurait eu sur la confiance de Malatesta dans le
syndicalisme révolutionnaire lui faisant assumer la position
critique qui a été la sienne lors du congrès d’Amsterdam. En
réalité, la méfiance de Malatesta se révéla clairement en
1902.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un revirement complet. Dans
un article de “La Rivoluzione sociale”, non signé, mais
selon toute probabilité de Malatesta, l’accent était mis sur la
valeur de la grève comme “révolte morale”17 et à une autre
occasion on insistait sur l’importance des sociétés ouvrières 18,
mais seuls les groupes sachant utiliser “le fer, le feu, les

112
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

explosifs” 19 étaient capables de fournir au mouvement de


masse le support militaire qui s’était avéré indispensable en
1898 en Italie et quelques mois auparavant à Barcelone.
En réalité, Malatesta ne refusait pas l’aspect de la lutte
quotidienne. Dans un article envoyé à “L’agitazione” après
l’attentat de Buffalo, il avait affirmé “le secret de notre
succès c’est de savoir concilier l’esprit et l’action révolu¬
tionnaire avec l’action pratique de tous les jours; savoir
participer aux petites luttes, sans perdre de vue la grande
lutte définitive” 20. Mais l’évolution dans un sens institu¬
tionnel de quelques grands syndicats anglais et américains,
la tendance de nombreux anarchistes, en France et en Italie,
à assumer “des fonctions autoritaires”21 dans les organismes
syndicaux, l’amenaient probablement à radicaliser certaines
de ses positions et à réaffirmer à maintes reprises les
caractères d’un anarchisme “pur” que le syndicalisme
révolutionnaire ou “l’anarchisme ouvrier”, comme on
l’appela par la suite, semblait altérer.
Après l’expérience de “La Rivoluzione sociale”, qui
d’ailleurs s’acheva rapidement, Malatesta allait se retirer
dans un silence interrompu occasionnellement par la
réédition d’anciens articles et opuscules ou par des interven¬
tions, relativement marginales, dans “Il Pensiero” de Luigi
Fabbri et Pietro Gori.
En 1906, Malatesta se rendit clandestinement à Paris
pour suivre de près les grands mouvements lançés par la
CGT pour les “huit heures”, qui devaient culminer lors
d’une importante grève générale le premier mai. A cette
occasion, l’anarchiste italien publia le numéro unique
“Verso l’emancipazione”, dans lequel - tout en valorisant le
mouvement - il en soulignait la fonction de préparation et
d’entraînement pour la lutte décisive, au cours de laquelle
(...) s’abattra le pouvoir politique et sera mise en commun
la richesse sociale par le biais de la révolution”22.
Les interventions sporadiques de Malatesta entre 1902 et
1907 ne permettent pas de présenter un tableau complet de

113
Maurizio Antonioli

sa pensée et surtout des différentes étapes de sa conception


au sujet de l’organisation ouvrière. En août 1907 le congrès
anarchiste international d’Amsterdam offrait cependant à
Malatesta l’opportunité d’intervenir et de définir clairement
sa position dans le cadre d’une question - le rapport entre
anarchisme et syndicalisme - qui suscitait depuis longtemps
des débats enflammés dans le camp libertaire.
L’intervention de Malatesta s’articulait autour de la
distinction entre syndicat, mouvement ouvrier (“un fait que
personne ne peut ignorer”) et syndicalisme (“une doctrine,
un système”). Alors qu’il se déclarait - et ce depuis toujours
- favorable au premier, il s’opposait résolument au second.
Jusqu’ici, Malatesta ne semblait pas s’éloigner de ce
qu’il avait écrit en 1896. Mais on y voyait réaffirmée
vigoureusement une vision instrumentale qui était difficile à
concilier avec une prétendue neutralité politique: en fait la
conviction que les anarchistes devaient adhérer aux organi¬
sations syndicales pour y faire de la propagande anarchiste
et d’autre part pour avoir à leur disposition, une fois la
révolution éclatée, des groupes ouvriers capables de
s’emparer de la production et d’en assumer la gestion. Alors
que pour Monatte l’unité et la neutralité syndicale étaient les
conditions indispensables pour le développement complet
de la lutte de classe, en partant des intérêts concrets et
objectifs des masses ouvrières, il semblait presque pour
Malatesta qu’elles signifient l’assurance d’un auditoire plus
vaste pour la propagande anarchiste.
La neutralité politique syndicaliste permettait de
souligner l’autonomie complète à l’égard de tout idéal
extérieur à la classe ouvrière, même si Monatte, Dunois et
les autres considéraient que le point d’arrivée était
l’anarchie, anarchie non théorisée mais née du processus
d’auto-émancipation des travailleurs, réalisée quotidienne¬
ment dans l’action directe et dans l’appropriation des instru¬
ments de leur propre libération. Et non pas simplement la
cohabitation de différentes tendances en une unique organi-

114
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

sation.
Par contre Malatesta, convaincu que le syndicalisme ne
pouvait être qu’un mouvement “légalitaire et conservateur”
pensait à une unité opérationnelle ayant de petits objectifs,
mais en mesure de devenir, en fonction des capacités de
persuasion des anarchistes, une base de consensus indispen¬
sable pour le saut révolutionnaire.
Pour Monatte et Dunois “l’anarchisme ouvrier” qu’ils
identifiaient avec le syndicalisme, était “une philosophie de
classe” 23, il tirait sa raison d’être d’une identité sociale
précise, appartenait à l’horizon des besoins et des désirs
ouvriers et se résumait dans l’image de la “disparition du
salariat et du patronat”. Malatesta, en revanche, contraire¬
ment à ce qu’il avait soutenu dans le passé (il avait parlé de
conscience et d’antagonisme de classe) mettait en discussion
l’existence des intérêts de classe et par conséquent des
classes elles-mêmes. La solidarité de classe ne naissait pas
de l’objectivité de l’élément sociologique, mais de la
volonté de convergence en un même idéal politique. La
tâche des anarchistes consistait par conséquent à orienter les
syndicats vers la révolution sociale, au risque même de
négliger les “avantages immédiats”.
Il en découlait une critique du fonctionnarisme syndical,
dont les aspects “corrupteurs” étaient comparés au
parlementarisme, et de “l’utopie” de la grève générale qui
orientait l’action contre le pouvoir économique et non vers
le véritable ennemi, le pouvoir politique. Alors que la
révolution envisagée par les syndicalistes se voulait être
l’émancipation de la classe ouvrière, la révolution anarchiste
s’élargissait à toute l’humanité et visait toutes les formes
d’asservissement: économique, politique et moral.
La distance entre les deux positions ne pouvait pas être
plus grande même si parmi les membres du congrès, peu en
saisirent la réelle portée. Dans la confrontation entre
Malatesta et Monatte certains ne virent que la réaffirmation
du traditionnel insurrectionnalisme à l’égard de la grève

115
Maurizio Antonioli

générale. D’autres concentrèrent leur attention sur le


problème de la fin et des moyens, en soulignant que c’était
l’anarchisme qui devait contenir le syndicalisme et non
l’inverse. D’autres encore se contentèrent de ne percevoir
que les critiques malatestiennes du conservatisme des
syndicats.
Malatesta lui-même eut l’occasion d’écrire, après le
congrès: “Sur les questions ainsi traitées par Monatte et
moi-même s’engagea une discussion fort intéressante bien
qu’un peu étouffée par le manque de temps et la fastidieuse
obligation de traduire dans de nombreuses langues. Pour
conclure, on prit différentes résolutions, mais je n’ai pas
l’impression que les différences de tendance aient été bien
définies; il faut même une grande clairvoyance pour les
découvrir et de fait, la plupart des congressistes n’en
découvrirent point et votèrent de la même façon pour les
différentes motions. Ce qui n’empêche pas le fait que deux
tendances bien réelles se sont manifestées, bien que la
différence existe davantage dans le développement à venir
tel qu’il est prévu que dans les intentions actuelles des
personnes”24.
Parmi ceux qui votèrent à la fois les deux motions
figurait Luigi Fabbri, certainement pas par manque de
“clairvoyance” mais pour minimiser leurs différences,
comme il le fit peu de temps après dans “La Protesta
umana” de Milan25.
Après le congrès, Malatesta rédigea une sorte de bilan
des travaux, qui parut dans de nombreuses revues
anarchistes 26 et dans lequel il semblait atténuer certaines de
ses affirmations ( le compte rendu sténographique en
français ne fut publié que l’année suivante). Les déclarations
a-classistes s’estompaient pour laisser place à une simple
condamnation des “intérêts particuliers”, de la “dégénéra¬
tion” trade-unioniste. Mais qui, sur ce point, parmi les
syndicalistes, pouvait être en désaccord ? La solidarité de
classe ne voulait certainement pas dire, pour les syndica-

116
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

listes mais également pour les sociaux-démocrates, une pure


et simple communauté d’intérêts contingents, mais la
conscience de sa propre identitée face aux détenteurs des
moyens de production.
Malatesta, à cette occasion, comme à Amsterdam, se
référait surtout à l’unionisme nord-américain: en d’autres
termes, il prenait comme exemple le modèle syndical le plus
corporatif et exclusif, contre lequel et ce n’est pas un hasard,
s’étaient constitués, en 1905, les Industrial Workers of the
World (IWW). Au fond les syndicalistes ne demandaient-ils
pas eux-mêmes une “transformation complète de la
société”? Pouget avait-il voulu dire autre chose, quelques
années plus tôt, en écrivant qu’il fallait “préparer la transfor¬
mation sociale par la grève générale qui, désagrégeant
révolutionnairement la société capitaliste, permettra aux
travailleurs de prendre possession de la production sociale”27?
Et quelle valeur pouvait on accorder à la polémique sur le
syndicalisme, comme moyen et non comme fin, si l’objectif
était commun: une société nouvelle, libérée de toute forme
d’oppression morale et économique, comme le disait la
Charte d’Amiens elle-même ?
En réalité, il existait des différences et elles étaient
profondes. L’exclusivisme fondé sur la lutte des classes des
anarchistes syndicalistes, que Malatesta considérait comme
un reliquat marxiste, les amenait à sous-évaluer la question
du pouvoir. Pour Malatesta, il ne s’agissait pas seulement
d’aboutir à la disparition du salariat et du patronat, mais
d’aller à la racine des inégalités, autrement dit de détruire le
pouvoir politique qui légitimait les différentes formes
d’oppression. Le syndicalisme avait comme objectif la
destruction de l’organisation capitaliste, dans l’illusion que
son écroulement viderait automatiquement les institutions
de l’ancienne société. Aux yeux de Malatesta, l’attaque
contre le capitalisme et contre l’état devait avoir lieu
simultanément; si l’on n’abattait pas l’état et les
mécanismes de pouvoir, l’oppression sociale se reproduirait.

117
Maurizio Antonioli

éventuellement sous une autre forme. L’exemple des Unions


américaines montrait plus que tout autre que le syndicat lui-
même tendait à créer de nouvelles élites, de nouvelles
inégalités, sans la stimulation critique d’une présence
spécifiquement anarchiste.
Toutefois ces considérations n’émergèrent jamais
complètement. Malatesta, malgré la très grande clarté de ses
positions, était toujours plus enclin à recoudre les déchirures
qu’à envenimer les dissensions, à partir du moment où les
moyens adoptés et les objectifs proposés conservaient leur
cohérence anarchiste, et ce bien qu’il écrive à la fin de 1907:
“La faute d’avoir abandonné le mouvement ouvrier a fait
beaucoup de mal à l’anarchie, mais au moins l’a laissée pure
avec son caractère distinctif” 28. De même son intransi¬
geance sur la question du fonctionnarisme syndical s’atténua
lorsque de nombreux anarchistes entrèrent dans les
organismes centraux ou périphériques de l’Unione sindacale
italiana (USI) ou eurent des fonctions au sein du syndicat
des cheminots italiens.
Les échos du débat d’Amsterdam parvinrent en Italie
assez assourdis. Le seul anarchiste qui avait fait pour s’y
rendre le voyage d’Italie à Amsterdam, Luigi Fabbri, insista
à plusieurs occasions sur le fait que les deux tendances qui
se dessinèrent au congrès étaient “semblables et concor¬
dantes sur un plan pratique, mais un peu différentes quant
aux motivations”29. En outre, en Italie, les anarchistes
favorables à l’action syndicale devaient se situer par rapport
à un courant syndicaliste, celui des Labriola et Leone, de
souche socialiste et extrêmement rigide pour en souligner le
caractère profondément éloigné de l’anarchisme. Si en
France les anarchistes “ouvriéristes” pouvaient se définir
syndicalistes, en Italie les termes n’étaient pas interchan¬
geables. Au lieu d’être absorbés par un syndicalisme indiffé¬
rencié, les italiens s’appliquaient plutôt à démontrer que le
véritable syndicalisme ne pouvait être séparé de
l’anarchisme. “En bref, le syndicalisme est à nos yeux la

118
ERRICO MALASTESTA ET LE SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

méthode anarchiste de la lutte appliquée au mouvement


ouvrier et économique”30.
D’ailleurs les anarchistes italiens, même lorsqu’ils se
consacrèrent presque exclusivement à l’activité revendica¬
tive et à l’organisation syndicale, ne mirent jamais entre
parenthèses leur identité politique. En cela ils furent
probablement aidés par la solide tradition que l’anarchisme
italien, malgré ses tendances anti-organisationnelles
récurrentes, avait en tant que mouvement populaire, comme
“parti” historique des classes subalternes. L’anarchisme
italien, dans son acception socialiste, sans négliger son
autocritique, n’avait pas une image de lui-même aussi
asphyxiée que celle que les “ouvriéristes” attribuaient au
mouvement français. Et si certains étaient prêts à voir dans
le “néo-syndicalisme importé en Italie par Enrico Leone”
l’élément qui avait ramené à l’anarchisme “les énergies qui
s’étaient fourvoyées dans les méandres obscurs du vague
idéalisme polychrome”31, la plupart des anarchistes
admettaient que c’était “la tactique anarchiste appliquée aux
organisations prolétaires qui (avait) précisément influencé le
mouvement syndicaliste”32.
En définitive, les socialistes anarchistes, grâce à
l’habileté de la propagande de Luigi Fabbri, adoptèrent une
ligne médiane par rapport aux positions de Malatesta et de
Monatte, tout en se réclamant souvent de Malatesta, mais
plus du Malatesta de 1897 que de celui de 1907. Un
exemple: la tension insurrectionnelle n’était pas rejetée.
Fabbri lui-même écrivait: “l’organisation syndicale,
l’antimilitarisme, l’action directe et la grève générale ne
suffisent pas”. Cependant elle s’intégrait au sein d’un long
processus d’organisation et de préparation des “conditions
matérielles” et des “éléments sociaux ; on lui ôtait les
aspects volontaristes qui pour Monatte l’assimilaient au
blanquisme, La propagande et l’action anarchistes n étaient
certainement pas en mesure de hâter 1 époque de la révolu¬
tion, mais elles pouvaient contribuer à (a faire mûrir, en

119
Maurizio Antonioli

créant ses prémisses. “Nous désirons préparer la révolution,


et nous nous considérons de par notre oeuvre comme un des
nombreux facteurs de l’évolution” 33. La révolution perçue
ainsi comme le débouché final d’une évolution. En
conséquence les suggestions “armées” devenaient caduques,
non parce que l’on pensait à une solution pacifique du
conflit social, mais parce que le choix des moyens devait
également mûrir dans la conscience populaire sans
contrainte.
L’équilibre politique de Fabbri, sa disponibilité pour le
débat mais en même temps sa fermeté pour faire face aux
tendances individualistes et soutenir un anarchisme
organisé, enraciné dans la réalité de classe, contribuèrent
dans une grande mesure à éviter que les critiques du
syndicalisme ne se transforment en hostilité envers les
syndicats et que l’enthousiasme à l’égard du syndicalisme
ne vide de sa spécificité le mouvement anarchiste.
Après Amsterdam, Malatesta espaça à nouveau ses
interventions et, surtout, ne s’engagea pas dans des
polémiques directes avec les syndicalistes. Il s’attacha
surtout à relever, dans un panorama international où se
précisait la perspective d’une guerre franco-allemande, les
symptômes d’une éventuelle occasion insurrectionnelle. Il
faudra attendre son retour en Italie, en 1913, pour que le
débat sur le syndicalisme s’ouvre à nouveau, même s’il
reprend sur de nouvelles bases, étant donné le changement
du contexte national au regard des années précédentes.

Maurizio Antonioli

120
NOTES

1. A. Dunois, Les anarchistes et le mouvement ouvrier en France, « Bulletin de


l’Internationale Libertaire », juillet 1907.
2. Il s’agit de la Nederlandsch Verbond van Vakvereeningen. Cf. G. Harmsen - B.
Reinalda, Voor de bevrijding van der arbeid, Nijmegen, SUN Werkuitgave, 1975,
430.
3. Cf. note au Rapport sur le mouvement anarchiste en Suisse romande, « Bulletin
de l’Internationale Anarchiste », 29 février 1908.
4. G. Herzig, Le Congrès d’Amsterdam, « Le Réveil socialiste-anarchiste », 20
juillet 1907.
5. Intervention de Monatte au congrès, cf. infra.
6. Sur la présence de Malatesta en Argentine, cf. G. Zaragora, Anarquismo
argentino (1876 - 1902), Ladrid, Ediciones de la Torre, 1996, p. 85.
7. E. Malatesta, A proposito di uno sciopero, « L’Associazione », 6 settembre
(ottobre) 1889.
8. E. Malatesta, Andiamo fra il popolo, « L’art.248 », 4 février 1894 et The Duties
for the présent hour, « Liberty », August 1894.
9. E. Malatesta, Should anarchists be admitted to the coming international
congress, « The Labour Leader », July 11, 1896.
10. Cf. Fragment uit de autobiographie van Christiaan Cornelissen, publié par A.
Lehning in « Medelelingenblad », juni, juli 1957 (ns 10 et 11) et aussi (E. Pouget),
Conférences anarchistes à Londres, « La Sociale », du dimanche 9 au 16 août
1896.
11. P. C. Masini, Storia degli anarchici nell'epoca degli attentati, Milano, Rizzoli,
1981, P- 83.
12. « Les ligues de résistance, tout en combattant pour la bataille quotidienne de la
résistance, doivent viser à quelque chose de plus haut et de plus général, la
transformation du système de propriété et de production ». Cf. Leghe di resistenza,
« Agitiamoci per il socialismo anarchico », 1° maggio 1897, n. u. publie en
remplacement du n. 8 de « L’Agitazione ».
13. E. Malatesta, /’anarchismo nel movimento operaio, « L Agitazione », 7 ottobre
1897.
14. (E. Malatesta), La tragedia di Monza, « Cause ed effetti, 1898-1900 »,
settembre 1900.
15. Circulaire-annonce de « L’Intemazionale », décembre 1900.
16. Lo sciopero armato, « Lo Sciopero generale », juin 1902.

121
17. A proposito di scioperi, « La rivoluzione sociale », 18 octobre 1902.
18. Gli anarchici ne lie società operaje, idem, Ie novembre 1902
19. L’ insurrezione armata, idem, 5 avril 1903
20. E.‘Malatesta, Arrestiamoci sulla china (A proposito dell’attentato di Bujfalo),
« L’Agitazione », 22 septembre 1901.
21. Gli anarchici nella società operaje, « La Rivoluzione sociale », 4 octobre
1902.
22. E. Malatesta, Verso l’emancipazione, « Verso l’emancipazione » Ie mai 1906.
23. A. Dunois, Le Congrès d'Amsterdam, « Le Réveil socialiste-anarchiste », 21
septembre 1907.
24. Resoconto generale del Congresso Internazionale Anarchico di Amsterdam,
Paterson, Libreria Sociologica, 1907, p. 5.
25. L. Fabbri, A proposito del Congresso d'Amsterdam, Due parole di schiari-
mento, « La Protesta umana », 28 septembre 1907.
26. Le Congrès d’Amsterdam, « Les Temps nouveaux », 21, 28 septembre, 5
octobre 1907; Il Congresso anarchico di Amsterdam, « Il Risveglio socialista
anarchico », 21 septembre, 5 et 19 octobre 1907; Il Congresso anarchico interna¬
zionale di Amsterdam, « Il Pensiero » 16 octobre - Ie novembre 1907; Il Congresso
di Amsterdam, « La Vita operaia », 15 novembre 1907.
27. E. Pouget, Le VII Congrès de la Confédération générale du Travail, « Le
Mouvement socialiste », Ie janvier 1903.
28. E. Malatesta, Anarchisme et syndicalisme, « Les Temps nouveaux », 28
décembre 1907, Cf. aussi Anarchism and syndicalism, « Freedom », novembre
1907 et Anarchismo e sindacalismo, « Il Risveglio socialista anarchico », 11
janvier 1908.
29. L. Fabbri, Il Congresso internazionale di Amsterdam, « La Gioventù libertaria »,
28 septembre 1907.
30. Movimento sindacale, « L’Alleanza Libertaria », 8 mai 1908.
31. E. Sottovia, L’influenza sindacalista nel movimento anarchico, « L’Alleanza
Libertaria » 7 août 1908.
32. A. Ceccarelli, L’influenza anarchico nel movimento sindacalista, idem, 21 août
1908
33. L. Fabbri, Insurrezione e organizzazione. Polemiche con « La Giustizia » di
Reggio Emilia, idem, 30 octobre 1908.

122
CONGRES ANARCHISTE
tenu à

AMSTERDAM
Août 1907

COMPTE RENDU ANALYTIQUE DES SEANCES


ET RESUME DES RAPPORTS SUR L’ETAT
DU MOUVEMENT DANS LE MONDE ENTIER

PARIS
La Publication Sociale
M. DELESALLE
46, rue Monsieur-le-Prince
1908
_

i l U ' - ' , y

a
INTRODUCTION HISTORIQUE

En France, le divorce entre anarchistes et démocrates-


socialistes date de 1880. L’année précédente, au congrès de
Marseille, toutes les tendances s’étaient confondues;
possibilistes, collectivistes et anarchistes s’étaient rangés
sous un même drapeau. « Nous étions alors, écrivait naguère
le vieux possibiliste Foumière 1, séparés des anarchistes par
une cloison extrêmement mince, purement idéale, ou plutôt
verbale... Dans le groupe même de l’Egalité, il y eut des
anarchistes jusqu’en 1880 : Jeallot, Maria, Jean Grave
préposé avec moi à la confection des bandes, au pliage et à
l’expédition du journal, dont j’étais le gérant, c’est-à-dire le
délégué aux amendes et aux mois de prison, en même temps
que j’étais le secrétaire du journal ouvrier le Prolétaire. Ils
ne nous quittèrent qu’au moment où le jeune Parti ouvrier
décida d’entrer dans l’action électorale, et c’est au congrès
du Havre 2, où fut adopté le programme rédigé à Londres
sous la dictée de Karl Marx et présenté à notre acceptation
par Malon, que se consomma la scission entre anarchistes et
collectivistes révolutionnaires. »
Le divorce était définitif et devait rapidement s’étendre
aux anarchistes et aux social-démocrates de tous les pays.
Toutefois les anarchistes, ou plus exactement un certain
nombre d’entre d’eux, ne cessèrent jamais, malgré tout, de
se rattacher spirituellement à la grande famille du socialisme
universel. Aussi lorsque à Paris en 1889, à Bruxelles en
1891, les social-démocrates s’efforcèrent de ressusciter la
pratique des congrès socialistes internationaux, quelques

125
Le congres d’Amsterdam

anarchistes crurent-ils pouvoir y participer.


Leur présence y donna lieu aux plus âpres conflits. Les
social-démocrates, ayant la force du nombre, étouffèrent
toute contradiction de la part de leurs adversaires qui furent
expulsés au milieu des huées : « Il est vrai, a écrit Bernard
Lazare3 qu’une grande partie des délégués ouvriers anglais,
hollandais et italiens se retirèrent en manière de protestation.
Cependant, comme les triomphateurs ne se sentaient pas
assez forts encore, ils ne votèrent aucune résolution
importante et ils préférèrent écarter la question du parlemen¬
tarisme et celle de l’alliance avec les partis gouvernemen¬
taux. Néanmoins l’attitude de la majorité signifiait
nettement : nous ne nous occuperons plus de luttes
économiques, mais de luttes politiques, et à l’action révolu¬
tionnaire, nous substituerons l’action légale et pacifique. »
Au congrès international suivant, qui se tint à Zurich en
1893, les social-démocrates réussirent enfin, (ils le croyaient
du moins) à se débarrasser de leurs adversaires. Un
règlement fut voté qui portait notamment : « Toutes les
chambres syndicales seront admises au prochain congrès;
aussi les partis et groupements socialistes qui reconnaissent
la nécessité de l’organisation des travailleurs et de l’action
politique. »
Mais l’avenir n’est à personne, et ce qu’on n’avait pas
prévu arriva. Au congrès suivant (Londres, 1896) de
nombreux anarchistes se présentèrent, non plus, il est vrai,
en qualité d’anarchistes mais de syndiqués, délégués de
chambre syndicales4. C’est alors que les social-démocrates,
après une bataille de trois jours où ils faillirent avoir le
dessous, édictèrent ces résolutions fameuses excluant des
congrès futurs tous les groupements, même corporatifs, qui
se refuseraient à confesser la « nécessité » du parlementa¬
risme.
La majorité voulait en finir avec les anarchistes; elle ne
se doutait pas qu’elle venait d’éloigner d’elle, à jamais, le
prolétariat organisé.

126
Compte Rendu Analytique

Mis dans l’impossibilité de participer désormais aux


congrès socialistes internationaux, les anarchistes conçurent
le projet de tenir des congrès spéciaux et d’y convier la
classe ouvrière. Mais le « Congrès ouvrier révolutionnaire
international » qui, préparé de longue main, devait s’ouvrir à
Paris le 19 septembre 1900, fut interdit le veille par une
décision du ministère Waldeck-Rousseau.
Plusieurs années s’écoulèrent. Il semblait que les
anarchistes eussent abandonné toute velléité de congrès. Il
n’en était rien cependant, et dans l’été de 1906, l’idée du
congrès d’Amsterdam naquit, presque simultanément, dans
l’esprit des compagnons belges et hollandais. Dès sa
fondation (1905), la Fédération des Communiste libertaires
de Hollande avait émis le vœu de voir s’établir entre les
anarchistes des relations internationales. Ce vœu, le jeune
Groupement communiste libertaire de Belgique songeait de
son côté à le réaliser. Aussi un compagnon hollandais vint-il
à l’assemblée que le Groupement tint à Stockel-Bois le 22
juillet 1906. C’est là que, d’un commun accord, un congrès
international fut décidé pour l’année suivante. Il fut entendu
qu’il se tiendrait à Amsterdam. Les Hollandais, à leur
assemblée générale d’Utrecht (23 septembre) ratifièrent ces
décisions. De plus ils prenaient à leur charge l’organisation
matérielle du congrès, cependant que les Belges, soucieux
d’assurer au congrès le plus de publicité possible, commen¬
çaient la publication d’un bulletin de propagande gratuit : le
Bulletin de l’Internationale libertaire, dont le principal
rédacteur fut Henri Fuss 5.
Les Hollandais se mirent sans tarder à l’œuvre. Leur
premier soin fut de s’assurer l’adhésion formelle des organi¬
sations européennes déjà existantes. Ils 1 obtinrent sans la
moindre peine, toutes ces organisations ressentant
également la nécessité d’un congrès. La première circulaire,
qui fut lancée en décembre-janvier, portait donc les
signatures suivantes : Joh. J. Lodewijk, pour la Fédération
des Communistes libertaires de Hollande; ,G Thonar, pour le

127
Le congres d Amsterdam

groupement communiste libertaire de Belgique; Paul


Fraubôse, pour la Fédération anarchiste d’Allemagne; K.
Vohryzek et L. Knotek pour la Fédération anarchiste de
Bohème; et A. Schapiro, pour la Fédération des anarchistes
parlant le jeddish, à Londres.

En voici les passages principaux :

Les Fédérations soussignées de groupes libertaires et


communistes ont décidé de convoquer un quatrième congrès
international 6, dont la préparation à été assumée par la
Belgique et la Hollande et qui se tiendra, à une date à fixer
ultérieurement pendant l’été de 1907, à Amsterdam.
Il est de notre intention d’admettre à ce congrès, non
seulement les délégués des groupes libertaires et
communistes, mais également les camarades venus à titre
individuel.
En effet, tout en désirant peut-être compter les voix pour
et contre certaines propositions, nous ne saurions attribuer
à Vexistence d’une majorité et d’une minorité le même sens
que leur donnent les groupements et les congrès parlemen¬
taires, où les minorités sont tenues de se soumettre aux
décisions de la majorité. Nous n’admettons pas de décisions
à caractère obligatoire, ce qui ne nous empêche pas de
trouver intéressant de savoir combien de groupes et de
camarades partagent une opinion déterminée. Les discus¬
sions dans nos séances ont le même caractère que celles des
congrès scientifiques internationaux. Nous ne voyons donc
aucun inconvénient à ce que des camarades venus indivi¬
duellement soient les bienvenus au congrès, au même titre
que les délégués des groupements, pourvu que ces
camarades puissent être supposés de bonne foi.
En plus des groupes et des camarades libertaires, tous
délégués de syndicats et tous organisateurs syndicalises
venus individuellement, tous délégués des colonies
communistes, etc., seront également les bienvenus. Nous

128
Compte Rendu Analytique

nous adressons à tous ceux qui désirent travailler à la


préparation d’une meilleure société, d’une société où
régneront les principes du communisme et de la liberté...

La circulaire continuait ainsi :

Nous vous convoquons, à notre congrès, à des discus¬


sions, non seulement sur une partie de nos principes et de
notre propagande libertaires et communistes, comme le font
par exemple les congrès de la libre-pensée et les congrès
antimilitaristes, mais à des discussions sur ces principes et
sur cette propagande dans toute leur étendue. Car nous
savons combien dans la vie sociale tous les problèmes se
tiennent. Et nous croyons que la nécessité de vous entendre
sur plusieurs points essentiels de principe et de tactique,
rend utile, sinon indispensable, une rencontre en réunion
internationale.
Ces dernières années, les principes et la tactique
communistes-libertaires et anarchistes ont montré des voies
nouvelles. Sans vouloir anticiper sur l’ordre du jour, qui
sera ultérieurement fixé par les groupes, nous remarquerons
que l’action directe a été si fortement et si consciencieuse¬
ment inaugurée dans plusieurs pays, précisément sous
l’influence de nos camarades, témoignant ainsi du progrès
que font nos idées dans les cercles ouvriers, que la discus¬
sion des problèmes qu elle soulève justifierait déjà, à elle
seule, la convocation d’un congrès international.
Mais il est d’autres questions aussi intéressantes, tels la
propagande antimilitariste, les rapports entre le mouvement
communiste-libertaire et anarchiste d’une part, et d’autre
part, certains mouvements religieux (Tolstoïsme,
anarchisme chrétien), point qui n a pas pu être discuté au
congrès de 1900. Enfin, les moyens à employer pour entrer
internationalement en relations plus directes, réclament une
discussion approfondie, et ainsi de suite.

Cette circulaire rédigée en sept langues et répandue dans

129
Le congres d'Amsterdam

le monde entier, ne contribua pas médiocrement à éveiller


l’intérêt des camarades. En France, un article de Comélissen
dans Y Almanach de la Révolution et un article de Dunois
dans les Temps Nouveaux en avaient même précédé l’appari¬
tion de quelques semaines. Il n’en est pas moins vrai qu’en
France le congrès rencontra plus de résistances que partout
ailleurs; il y contrariait les vieilles habitudes d’individua¬
lisme et c’est ce qui explique que la représentation française
au congrès ait été des plus restreintes.
Cependant, à leur conférence de Harlem (28 avril 1907), les
Hollandais réglaient les derniers détails d’organisation. Il fut
décidé que le congrès aurait lieu du 26 au 31 août 1907, et
l’ordre du jour en fut dressé de la manière suivante :

1. L’ANARCHISME ET FE SYNDICALISME;
rapporteurs : PIERRE MONATTE (Paris) et JOHN
TURNER (Londres).

2. GREVE GENERALE ET GREVE POLITIQUE;


rapporteurs : ERRICO MALATESTA (Italie) et Dr.
R. FRIEDEBERG (Berlin).

3. ANARCHISME ET ORGANISATION;
rapporteurs : GEORGES THONAR (Liège),
AMEDEE DUNOIS (Paris) et H. CROISET
(Amsterdam).

4. L’ANTI-MILITARISME COMME TACTIQUE DE


L’ANARCHISME;
rapporteurs : R. de MARMANDE (Paris)
et PIERRE RAMUS (Londres).

5. EDUCATION INTEGRALE DE L’ENFANCE;


rapporteur : LEON CLEMENT (Paris).

6. L’ASSOCIATION PRODUCTRICE ET
L’ANARCHISME;
rapporteurs : E. CHAPELIER (Belgique)
et 1.1. SAMSON (La Haye).

130
Compte Rendu Analytique

7. LA REVOLUTION EN RUSSIE;
(rapporteur à désigner par les groupes russes).

8. ALCOOLISME ET ANARCHISME;
rapporteur : Dr. J. VAN REES (Hollande).

9. LA LITTERATURE MODERNE ET
L’ANARCHISME;
rapporteur : R RAMUS.

10. LES LIBERTAIRES ET LA LANGUE


MONDIALE;
rapporteurs : E. CHAPELIER et GASSY
MARIN.
11. L’ANARCHISME ET LA RELIGION;
rapporteur; G. RIJNDERS (Amsterdam).

12. L’ ANARCHISME COMME VIE ET ACTIVITE


INDIVIDUELLES;
rapporteurs : E. ARMAND et MAURICIUS
(Paris).

De plus, deux séances devaient être réservées aux


camarades partisans de relations internationales. Les points
suivants y devaient être discutés :

1. ORGANISATION DE L’INTERNATIONALE
LIBERTAIRE. Proposition du Groupement
Communiste Libertaire de Belgique.
2. REDACTION D’UNE DECLARATION DE
PRINCIPES COMMUNISTES-ANARCHISTES.
Proposition de la Fédération Anarchiste
d’Allemagne.
3. CREATION D’UN BULLETIN INTERNATIONAL,
ORGANE DE RENSEIGNEMENTS.
Proposition du journal brésilien Terra Livre.

131
Le congres d'Amsterdam

4. LE BUT DE LA NOUVELLE «INTERNATIONALE».


Proposition de HANS PETER
(Autriche), rapporteur.

Dans les premiers jours de juin, le bruit courut à travers


la presse que, sur la demande formelle des Puissances, le
gouvernement hollandais venait d’interdire le congrès.
Ce bruit, dont l’origine policière ne saurait être mise en
doute, était dénué de tout fondement. La monarchie hollan¬
daise - le fait vaut d’être noté - observa du commencement à
la fin, vis-à-vis du congrès et des congressistes, une attitude
de neutralité que nous qualifierons de républicaine, si nous
ne nous souvenions de notre congrès de 1900 interdit par la
République française, Messieurs Waldeck-Rousseau et
Millerand étant ministres.

132
LES PRELIMINAIRES
(24 et 25 août)

Dans un article de la revue Pages Libres7, le camarade


Dunois a consacré un assez long passage à l’énumération
des congressistes les plus connus. Empruntons-le lui :
« Une bonne soixantaine de militants étaient là, apparte¬
nant à des nationalités très diverses ».
« Au premier rang des Hollandais figurait Christian
Comélissen, mince, élancé, le geste vif, la parole rapide, - le
type bien caractérisé du révolutionnaire moderne en qui
l’esprit scientifique s’allie intimement aux qualités de
l’agitateur ».
« Les Français étaient en très petit nombre : les plus
connus étaient Pierre Monatte, Broutchoux et de Marmande.
Les Belges avaient délégué Henri Fuss, hier étudiant
ingénieur, aujourd’hui ouvrier typographe, G. Thonar,
Chapelier et S. Rabauw, ce dernier rédacteur en chef d’une
belle revue flamande, Ontwaking ».
« La délégation allemande occupait à elle seule tout un
angle de la salle : Sepp Oerter y représentait le Freie
Arbeiter, Fraubose le Révolutionar, R. Lange, qui présida,
tonitruant et grave, presque toutes les séances du congrès,
l'Anarchiste mais surtout on y remarquait la haute et fine
stature du Dr R. Friedeberg, qui, la veille encore, était dans
la social-démocratie allemande, le champion des tendances
les plus larges et les plus avancées ».
« Les Russes étaient nombreux aussi, Russes de Paris, de
Londres et même de Russie, porteurs de volumineux
rapports sur ce mouvement anarchiste russe si important et
si méconnu ».

133
Le congres d'Amsterdam

« L’Amérique avait envoyé l’ardente conférencière


Emma Goldman, et le publiciste Baginsky; l’Italie, le jeune
et vaillant écrivain Luigi Fabbri et son ami Ceccarelli,
lequel représentait aussi des groupes argentins; la Bohème,
K. Vohryzek, petit homme à tête ronde, infatigable et
volontaire, et son inséparable frère d’armes, le grand, blond
et doux Knotek. »
« De Londres étaient venus, avec quelques silencieux
Anglais, toute une escouade réfugiés politiques : le jeune et
intelligent Schapiro, l’Autrichien Siegfried Nacht, dont les
démêlés avec toutes les polices d’Europe ont à maintes
reprises défrayé les journaux bourgeois; l’écrivain P. Ramus,
de Freie Génération, R. Rocker, l’organisateur (je n’ose dire
le rédempteur, et cependant...) de ces misérables ouvriers
juifs de l’East End de Londres, rédacteur d’une revue,
Germinal, et d’un journal hebdomadaire, YArbeiter Freund,
en jargon juif; Frigerio, Wilquet, et surtout le célèbre révolu¬
tionnaire italien Errico Malatesta, le dernier représentant,
peut-être - avec son ami Malato - de l’ancien anarchisme
insurrectionnel, l’homme dont quarante ans de lutte sans
merci n’ont affaibli ni le corps ni la confiance. Guère plus
grand que Blanqui, noir et barbu comme un Napolitain, le
geste aisé, l’éloquence imagée, vivante et familière,
Malatesta est certainement une des plus impressionnantes
figures de l’anarchisme international. Après la disparition
du bon doyen Reclus, il demeure, avec kropotkine, avec
Tcherkessof, avec James Guillaume, l’un des survivants
fidèles de cette noble génération des bakounistes de
l’Internationale, - nos vrais pères intellectuels. »
Cette énumération est, on le voit, particulièrement
incomplète. On peut affirmer tout d’abord, sans exagération
aucune, qu’à de certaines séances le nombre des congres¬
sistes atteignit et même dépassa quatre-vingts. Toutes les
séances étaient publiques (sauf les deux séances consacrées
à la création du Bureau international) et celles du soir furent
suivies du commencement à la fin par une foule de

134
Compte Rendu Analytique

travailleurs d’Amsterdam remarquablement silencieux et


intéressés.
Il convient, malgré les difficultés de cette tâche, de
dresser une liste approximative des camarades de tous les
pays qui assistèrent au Congrès et dont les noms nous sont
connus.

Voici cette liste :


HOLLANDE - Christian Cornélisen (Paris), J. L. Bruijn,
J. J. Lodewijk, I. I. Samson, Reijndorp, Schermerhorn,
Klein, Stad, Koekoek, Domela Nieuwenhuis, Altink, Nelly
Korver, Prof. J. Van Rees, G. Rijnders, Hesp, Croiset, etc.,
etc.
ITALIE - Errico Malatesta et Corio (Londres), Luigi
Fabbri (Rome), Belleli.
ALLEMAGNE - Dr. R. Friedeberg, Sepp Oerter, Rudolf
Lange, Paul Fraubose, Wagner, Ludwig, etc.
ETATS-UNIS -Emma Goldman, Max Baginsky, D. A.
Bullard.
ARGENTINE - Ceccarelli (Rome).
ANGLETERRE - Keell, Karl Walter, Jean Wilquet
(Allemand), Siegfried Nacht (Autrichien), A. Schapiro
(Russe), Rudolf Rocker (Allemand), Pierre Ramus
(Autrichien), C. Frigerio (Suisse), Schreiber, Flatt, etc.

POLOGNE - Mme Zielinsky (Paris), Schweber.

BELGIQUE - Georges Thonar et Henri Fuss (Liège),


Emile Chapelier (Boistfort), Segher Rabauw et Samson
(Anvers), Janssen et Heiman (Gand), Schouteten
(Bruxelles), Hamburger, Willems, etc.

BOHEME - K. Vohryzek, L. Knotek.

RUSSIE - Nicolas Rogdaef, Wladimir Zabrejnew,


Sophie Wodnef, Emilie Wetkoff, Vladnef,'etc.

135
Le congres d'Amsterdam

SERBIE - Pierre Mougnitch.

BULGARIE - Veleff.

FRANCE - Benoit Broutchoux (Lens), R. de Marmande,


Pierre Monatte, H. Beylie, Zibelin, Margoulis (Nancy),
Coriol, Brillé.
SUISSE ROMANDE; - Amédée Dunois (Paris).

Dès le samedi 24 août, un assez grand nombre de


congressistes étaient déjà arrivés à Amsterdam. Le soir, dans
la grande salle du Plancius sise Plantage Kerklaan, 61, où
devait se tenir le congrès, eut lieu en leur honneur une
réunion privée que le compagnon I. I. Samson, au nom du
comité d’organisation, ouvrit par quelques paroles de
bienvenue. Beaucoup de ceux qui se trouvaient là se rencon¬
traient pour la première fois; d’autres se retrouvaient qui ne
s’étaient pas vus depuis des années. Des vues diverses
furent échangées entre les délégués sur le Congrès qui allait
s’ouvrir et principalement sur la fixation de l’ordre du jour :
rien cependant ne fut décidé, le Congrès seul étant souverain
en cette matière.

Le lendemain, dimanche 25 août, fut marqué par un


grand meeting international. Dès une heure de l’après-midi,
une foule d’environ un millier de personnes emplissait le
jardin du Plancius, chantant Y Internationale et des hymnes
socialistes néerlandais, tandis que les orateurs et, derrière
eux, une vingtaine de délégués prenaient place sur la petite
scène aménagée dans le fond du jardin.

Ce fut R. FRIEDEBERG qui ouvrit la série des discours.


Il fit une véhémente critique de la social-démocratie
allemande, et de ce parlementarisme corrupteur en quoi
consiste son unique moyen d’action. Au parlementaire, il
opposa l’action directe sous toutes ses formes et la propaga¬
tion méthodique de l’idée de la grève générale révolution¬
naire.

136
Compte Rendu Analytique

MALATESTA, après un salut aux révolutionnaires de la


petite Hollande, déclara que le peuple ne doit compter que
sur lui-même pour s’émanciper. Le progrès humain ne
redeviendra possible que lorsque la violence ouvrière aura
détruit les oppressions économiques, politiques et
religieuses qui caractérisent la société actuelle.

R. DE MARMANDE évoqua la conférence diplomatique


de la Haye et le congrès social-démocratique de Stuttgart.
C’est, affirma-t-il, une double banqueroute. Seuls les
syndicalises révolutionnaires et les anarchistes détiennent en
leurs mains la force qui créera l’avenir, et c’est ce que
prouvent les persécutions dont la République française les
accable les uns et les autres. Il termina en déclarant que le
Congrès d’Amsterdam ferait beaucoup pour la propagande
des idées anarchistes dans le monde.
PIERRE RAMUS, lui aussi, parla de Stuttgart. Et il
montra que, seuls, les anarchistes étaient restés fidèles à la
cause de la Révolution abandonnée par les social-
démocrates de tous les pays. Il releva vivement un mot
outrageant pour l’anarchisme récemment prononcé par M.
Troëlstra, député socialiste hollandais, et termina sa
harangue par le cri de : Vive l’Anarchie !
NICOLAS ROGDAËFF parla de la révolution russe et
du rôle considérable qu’y jouent les anarchistes. Tandis que
libéraux, radicaux et socialistes bornent leurs efforts à la
conquête d’une constitution, les anarchistes, dit-il, essaient
de donner à la révolution commencée un caractère
économique.
EMMA GOLDMAN esquissa à grands traits un tableau
des progrès accomplis par les idées anarchistes dans les
dernières années, aux Etats-Unis, où la révolution aura à
vaincre la double force de la démocratie bourgeoise et de la
démocratie socialiste.
EMILE CHAPELIER prononça contre le militarisme

137
Le congres d'Amsterdam

dont l’influence a corrompu profondément les sociétés, une


vibrante harangue.
PIERRE MOUGNITCH décrivit la misère qui règne
parmi les tristes populations balkaniques, surtout parmi celle
de la Macédoine.
KARL VOHRYZEK déclara que les anarchistes
tchèques étaient d’accord pour la constitution d’un groupe¬
ment international où entreraient tous les ennemis de
l’autorité de l’homme sur l’homme et de l’exploitation de
l’homme par l’homme.

PAUL FRAUBÔSE rapporta comment les anarchistes


allemands, renonçant à l’individualisme, s’étaient organisés
nationalement pour mieux combattre et dit qu’ils désiraient
vivement que leur exemple fut partout suivi.

CHRISTIAN CORNELISSEN prit le dernier la parole. Il


se félicita de voir son pays hospitaliser* le premier congrès
anarchiste international. Il rappela que la scission entre les
éléments autoritaires et les éléments anarchistes de la grande
Association internationale des Travailleurs avait eu lieu non
loin d’Amsterdam, à la Haye, en 1872, et que les délégués
hollandais s’étaient trouvés alors dans la minorité
anarchiste. Il rappela encore qu’au lendemain de ce congrès
tristement célèbre, les anarchistes s’étaient rendus à
Amsterdam et, que parmi les internationaux de cette ville,
ils avaient, selon le mot de James Guillaume, retrouvé
« vivace et nettement réfractaire aux velléités centralisa¬
trices, l’esprit de solidarité et d’indépendance qui jadis créa
la Fédération des sept libres Provinces ». Et l’orateur
déclara en terminant qu’il espérait que les anarchistes de
1907 emporteraient, d’Amsterdam et de la Hollande, la
même impression que leurs ancêtres, les anarchistes de
1872.

*(Sic) Hospitaliser pour hospitalité - Accueillir - Nd.E

138
Compte Rendu Analytique

Les camarades F. TARRIDA DEL MARMOL et JOHN


TURNER, de Londres, qui devaient prendre la parole, le
premier en espagnol et le second en anglais, s’étaient fait
excuser. Quant au camarade chinois TSUNMIN, inscrit lui
aussi, il fut retenu à Paris par l’état de sa santé.

139
LE CONGRES

PREMIERE SEANCE
Lundi 26 août. - Séance du matin.

La séance du matin est ouverte à 9 heures. Le camarade


HENRI FUSS est nommé président. Il prie les congressistes
de se grouper autant que possible par nationalités, ce qui est
fait. Puis l’on passe à la fixation de l’ordre du jour.
C’est alors que F. DOMELA NIEUWENHUIS soulève
un long incident. Il dit que le vendredi suivant VAssociation
internationale antimilitariste (dont Domela est le secrétaire
général) doit tenir, à Amsterdam même, son 2e congrès. Il
propose donc que le Congrès anarchiste détache de son
ordre du jour la partie relative à l’antimilitarisme et assiste
en corps, le vendredi suivant, au Congrès de l’A.I.A. où la
question sera discutée dans toute son étendue.
Cette proposition soulève une émotion considérable
surtout parmi ceux des congressistes qui savent que, dès le
premier jour, Domela s’est posé en adversaire du Congrès
anarchiste et l’a combattu de tout son pouvoir. Pourtant R.
FRIEDEBERG et après lui PIERRE RAMUS, MAX
BAGINSKY et EMMA GOLDMAN appuient sa proposi¬
tion.
MALATESTA, que soutiendront tout à l’heure,
Marmande, Thonar et Chapelier, s’oppose avec énergie à la
proposition Domela-Friedeberg. - Ou bien, dit-il, le Congrès
de vendredi, ne réunira que des anarchistes, et alors il fera
double emploi avec celui-ci, et je n’en saisis pas du tout la
nécessité; ou bien des éléments non-anarchistes, voire même
des éléments bourgeois et pacifistes, participeront aussi à ce
Congrès, et alors notre devoir d’anarchistes est, avant de
nous y rendre, de discuter ici-même, entre nous et à notre

140
Compte Rendu Analytique

point de vue propre, la question de l’antimilitarisme. Et


Malatesta demande, en terminant, le passage à l’ordre du
jour.
Cette conclusion soulève une vive agitation parmi les
partisans de Domela Nieuwenhuis, qui sont venus, ce matin-
là, très nombreux. C’est alors que DE MARMANDE
demande et obtient une suspension de séance.
A la rentrée (11 h. 1/2), EMMA GOLDMAN au nom de
Friedeberg et en son nom personnel, lit une proposition où il
est dit que dans l’après-midi du vendredi 30 août, le
Congrès anarchiste, après avoir pris position sur la question
de l’antimilitarisme, se réunira au Congrès antimilitariste
pour tenir avec lui une séance commune.
MALATESTA répond que la question de savoir si Ton
ira oui ou non au Congrès antimilitariste ne saurait être
préjugée. De nouveau, il demande le passage à l’ordre du
jour pur et simple, appuyé par une pétition de 32 délégués.
F. DOMELA NIEUWENHUIS demande le vote de la
proposition Friedeberg-Goldman.
MARMANDE demande en vain à Domela de se rallier à
la proposition Malatesta; après une discussion des plus
confuses, on finit par passer au vote. Et, contrairement à la
demande des amis de Domela, on décide de voter par tête et
non par nationalité.
La proposition Malatesta obtient 38 voix; la proposition
Friedeberg 33. La proposition Malatesta est donc adoptée.

141
Le congres d'Amsterdam

DEUXIEME SEANCE
Lundi 26 août. - Séance de l’après-midi.

On décide d’entendre la lecture des rapports sur l’état du


mouvement anarchiste international et de passer, aussitôt
après, à la lecture et à la discussion du rapport Dunois sur
l’organisation.

Belgique
G. THONAR expose la situation de l’anarchisme en
Belgique. C’est le 25 juillet 1905 qu’a été fondé le
Groupement Communiste libertaire, lequel « se donne
comme mobile essentiel de conserver les idées
communistes-anarchistes intactes de toutes compromissions,
de les propager, de faire l’éducation libertaire de ses
membres, de les soutenir, de les défendre et d’assurer à sa
propagande l’appui d’efforts communs ». Une brochure de
Thonar : Ce que veulent les Anarchistes dont le texte a été
approuvé par un congrès tenu à Charleroi en 1904, lui a
servi jusqu’ici de déclaration de principes. Les groupes de
Liège, de Court-St-Etienne, Flemalle, Charleroi sont les plus
actifs du Groupement qui a tenu un congrès (d’où est sorti le
Congrès International), en juillet 1906 à Stockel-Bois et un
autre à Bruxelles le 4 août dernier.
Il existe à Boitsfort une colonie communiste qui a publié
quelques numéros d’une petite feuille mensuelle, Le
Communiste. A Anvers S. Rabauw publie depuis sept ans
une revue flamande, Onkwating. Le Groupement a eu pour
organe Y Emancipateur, actuellement disparu8. A Bruxelles
paraît enfin Opstanding, rédigé par Schouteten, et à Liège
H. Fuss publie Y Action Directe, organe de propagande
syndicaliste-révolutionnaire.

Bohème
VOHRYZEK - Après les mouvements français et
espagnol c’est peut-être notre mouvement anarchiste

142
Compte Rendu Analytique

tchèque le plus puissant qui soit en Europe. Il est malheu¬


reusement, à cause de la difficulté qu’ont les étrangers à lire
notre langue, très mal connu.
Naguère encore, nombreux étaient les compagnons qui
se déclaraient contre toute espèce d’organisation. Mais les
idées à ce sujet se sont bien modifiées depuis que nous nous
sommes fédérés et que les compagnons ont pu juger des
résultats de l’action collective. Notre organisation a mainte¬
nant quatre ans d’existence.
L’anarchisme tchèque dispose en Bohême de huit feuilles
périodiques. L’une d’elles, Chudras tire 12 000 exemplaires;
Komuna, plus théorique, tire à 3 000. Notre propagande
écrite s’exerce encore par le moyen de la brochure. Une de
ces brochures, La Grève générale politique de Vohryzek a
été répandue à 50 000 exemplaires : la Grève générale
sociale (traduite de l’allemand de Roller) a été tirée à 14 000.
Et malgré leur tirage élevé, la plupart de nos brochures sont
épuisées ou en voie d’épuisement.
Les élections au Reichsrath autrichien qui se sont faites
pour la première fois cette année sur la base du suffrage
universel, ont été pour nous une occasion d’excellente
propagande; et nous en avons profité pour faire pénétrer nos
idées jusque chez les paysans.
Nous sommes syndicalistes. Mais le syndicalisme n est
pour nous qu’un moyen d’action et non une fin. Nous y
voyons un instrument de propagande anarchiste. C est grâce
à lui que nous avons réussi à nous implanter fortement
parmi les tisserands et les mineurs du Nord de la Bohême,
dont les syndicats sont sous notre influence directe. La
plupart de ces syndicats sont doublés d’un groupe anarchiste
où entrent les ouvriers les plus instruits et les plus
conscients.
Nos mineurs révolutionnaires s’apprêtent à la lutte pour
la conquête de la journée de 8 heures.

143
Le congres d'Amsterdam

Hollande (I)
I.I. SAMSON donne des renseignements sur l’activité
des anarchistes hollandais au cours des récentes années. La
Fédération des Communistes libertaires, où militent tous les
camarades partisans de l’action collective, a été fondée le 23
avril 1905. On peut dire que ce fut là le prélude de la
réaction salutaire contre cet individualisme dissolvant qui,
après la rupture entre révolutionnaires et parlementaires
(1894) avait fait d’énormes ravages dans les rangs des
premiers. La Fédération, comprenant une douzaine de
groupes très actifs, a déjà tenu deux assemblées générales,
l’une à Utrecht (23 septembre 1906) l’autre à Harlem (28
avril 1907); une troisième aura lieu en septembre et tous les
groupes hollandais, fédérés ou non, y seront convoqués. Il
convient de dire en effet que nombre de groupes locaux se
tiennent encore à l’écart de notre Fédération.
Nous disposons d’une douzaine de journaux en comptant
le Volksdagblad, quotidien à tendances syndicalistes et
libertaires, et YArbeid, organe officiel des syndicats révolu¬
tionnaires groupés dans le Secrétariat national du travail et
très sympathiques à l’idée anarchiste.
Notre organe fédéral est le Vrije Communist (de la haye)
bi-mensuel. Quand au Vrije Socialist, de beaucoup le plus
connu de nos journaux, il est le seul qui n’appartienne pas à
un groupe, mais à un individu (le camarade Domela
Nieuwenhuis).
Nous sommes, dans le Fédération, anarchistes,
communistes et syndicalistes. Mais il y a encore en
Hollande des communistes hostiles à l’action révolution¬
naire collective; des individualistes déclarés; puis des
humanitaires et même des chrétiens ou des tolstoïens. Les
anarchistes de l’Union pour la communauté du sol ont à
Blaricum un organe spécial, le Pionner (4000 exemplaires).

144
Compte Rendu Analytique

Suisse romande
AMEDEE DUNOIS donne lecture d’un rapport du
compagnon Jean Wintsch, de Lausanne, sur le mouvement
anarchiste en Suisse romande.
Ce mouvement est en bonne voie. Les camarades,
presque tous prolétaires, se placent nettement sur le terrain
économique et ouvrier. Leur principale activité se dépense
donc au sein des syndicats, et si ceux-ci sont entrés depuis
deux ou trois années dans les voies du syndicalisme révolu¬
tionnaire (création de la Fédération des Unions ouvrières
romandes et de la Voix du Peuple) c’est pour une grande part
aux anarchistes qu’on le doit.
C’est à Neuchâtel (9 décembre 1906), en une assemblée
à laquelle assistaient une trentaine de camarades, que les
quelques groupes anarchistes romands décidèrent de se
fédérer. La Fédération communiste-anarchiste de la Suisse
romande compte actuellement 200 membres, répartis entre
neuf groupes (groupes de la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel,
St-Imier, Genève, Lausanne, Vevey, Montreux, Fribourg, et
Groupement libertaire valaisan). Chaque groupe entièrement
autonome; un secrétariat est le seul organe administratif.
A la 2e réunion générale (10 février 1907) on a décidé de
se préoccuper tout spécialement de la propagande rurale.
Une brochure de 20 pages, le Manifeste aux travailleur des
villes et de la campagne, due à la collaboration d une
centaine de camarades au moins, a été peu de temps après
tirée à 15000 exemplaires et distribuée partout. Elle reflète
très bien l’esprit profondément ouvrier des anarchistes
romands.
Un des groupes fédérés publie à Genève le Réveil,
organe socialiste-anarchiste (en français et en italien) parais¬
sant régulièrement depuis juillet 1900. Principaux rédacteurs :
Louis Bertoni, Georges Herzig, Jean Wintsch, etc.
Le rapport contenait également un bref récit des grèves
vaudoises de mars 1907. A la suite du renvoi brutal d’un

145
Le congres d’Amsterdam

travailleur, les ouvriers des chocolateries Peter-Kohler


d’Orbe, de Bussigny et de Vevey s’étaient mis successive¬
ment en grève. Le mouvement traînait depuis dix jours,
quand le 25 mars, l’Union ouvrière de Vevey déclara
soudain la grève générale locale. Le travail s’arrêta net. Le
même jour, les gendarmes tirèrent sur la foule, blessant une
dizaine de grévistes des deux sexes. A cette nouvelle, la
grève générale fut déclarée à Montreux, Lausanne et
Genève; elle l’eut été ailleurs encore si, sous la pression
gouvernementale, les patrons chocolatiers n’avaient cédé à
temps sur tous les points en litige.
Ce mouvement mémorable montra tout ce qu’il est
permis d’attendre de l’esprit de révolte et de solidarité de la
classe ouvrière. Mais il surprit les camarades anarchistes,
lesquels, n’étant prêts à rien, se trouvèrent quelque peu
désemparés et durent se borner à prendre part au
mouvement sans pouvoir lui imprimer un caractère plus
accentué de guerre sociale. Cette leçon n’a pas été perdue
pour eux et quand le prolétariat romand se soulèvera de
nouveau, il pourra compter cette fois sur le concours
énergique des anarchistes préparés de longue main à toutes
les exigences de la situation.

Etats-Unis
MAX BAGINSKY - D’où vient que la propagande
anarchiste s’effectue aux Etats-Unis plus difficilement que
dans la plupart des monarchies ? Il est peu de nations
cependant où le régime démocratique soit plus largement
développé que dans notre grande République. N’est-ce pas
une preuve que les « libertés politiques » si convoitées des
peuples qui ne les ont pas encore obtenues, loin de favoriser
l’expansion des idées révolutionnaires constituent pour elles
un obstacle presque insurmontable ?
C’est en 1884 que le mouvement anarchiste commence à
se dessiner aux Etats-Unis, dans la région de Pittsburg.
Johann Most était arrivé d’Europe à New-York avec la

146
Compte Rendu Analytique

Freiheit depuis décembre 1882 et il menait une propagande


intense. Dans les années qui suivirent, les anarchistes - pour
la plupart d’origine allemande - prirent part au mouvement
ouvrier pour la journée de huit heures. Cette phase de notre
activité se termina en 1886-1887 par la sanglante tragédie de
Chicago, où périrent Spies, Parsons, et trois autres.
Une longue période de stagnation et d’atonie commence
alors; peut-être durerait-elle encore sans le coup de revolver
de Czolgosz qui, en tuant Mac-Kinley, ranima le
mouvement et ouvrit pour nos idées une ère d’expansion
nouvelle. L’acte de Czolgosz fut vraiment un acte de lutte de
classe. En tuant Mac-Kinley, Czolgosz frappait le capita¬
lisme américain, cette ploutocratie barbare qui se nourrit
vraiment de chair humaine, dans son représentant le plus
qualifié. Nul plus que Mac-Kinley n’avait contribué à mettre
la puissance politique aux pieds du capital et à fonder le
règne brutal de l’argent.
L’exécution de Mac-Kinley valut aux anarchistes de
longues persécutions; nos idées cependant n’en ont pas
souffert, loin de là. Most est mort en 1906, mais la Freiheit
lui a survécu et développe. Mother Earth a été fondée et fait
parmi les Américains de langue anglaise une active et
incessante propagande.
EMMA GOLDMAN. - Le mouvement anarchiste a, aux
Etats-Unis, des racines dans toutes les nationalités, et c’est
pourquoi il est si difficile d’en parler d’une manière satisfai¬
sante. Les Allemands, les Russes, les Italiens ont. chacun un
mouvement anarchiste à eux, avec des organes spéciaux
pour la propagande. Il y a même des groupes arméniens et
japonais. Les Japonais, concentrés en Californie ont
récemment montré la plus vive sympathie pour nos idées.
Quant aux juifs, ils sont peut-être les mieux organisés de
tous et ils ont réussi depuis deux ans à faire passer en Russie
plus de 40 000 dollars pour la lutte révolutionnaire.
Treize journaux et revues anarchistes (en comptant
Liberty, l’organe individualiste de Tucker) se publient

147
Le congres d'Amsterdam

actuellement aux Etats-Unis. Ce sont : en langue anglaise


Mother Earth (mensuel, 3500 exemplaires) à New-York;
Démonstrator et Emancipator (mensuels) à Lak-Bay,
colonie de Home (Etat de Washington) ; Liberty (individua¬
liste, mensuel) à New-York; - en langue allemande :
Freiheit (Hebd.) à New-York; Arbeiterzeitung (quotidien),
Fackel et Vorbote (hebdomadaires), tous trois antiparlemen¬
taires, paraissant à Chicago, et Freie Wort (mensuel) à New-
York; - en tchèque, Volné Listy (bi-mensuel) à New-York;
en italien, la Questione sociale (hebd.) à Paterson, et
Cronaca sovvervisa (hebd.) à Barre; - enfin en jeddish,
Freie Arbeiterstimme (hebd.) à New-York.
Sous l’influence, en partie, de nos idées, la classe ouvrière,
tend de plus en plus, surtout dans l’Ouest, à abandonner le
vieux trade-unionisme routinier et conservateur, pour marcher
dans les voies du syndicalisme révolutionnaire. Ainsi la
grande Fédération des Mineurs de l’Ouest, dans ses luttes
mémorables contre la bourgeoisie et le gouvernement du
Colorado, a usé énergiquement de l’action directe.

Hollande (II)
G. RIJNDERS demande à ajouter quelques mots au
rapport de Samson sur le mouvement hollandais. Samson,
dit-il a trop regardé le mouvement avec les lunettes de la
Fédération. Il convient qu’on sache que les groupes non
fédérés sont beaucoup plus nombreux que les groupes
fédérés. Or les non-fédérés font, eux aussi, une propagande
active qu’il serait injuste de passer sous silence. C’est ainsi
que le groupe d’Amsterdam a publié, cette année même, un
calendrier de propagande. D’autres organisent des meetings
de propagande, etc.
Rijners termine en déclarant que la représentation hollan¬
daise au Congrès donne une idée inexacte de la puissance
respective des groupes fédérés et des groupes non fédérés.

148
Compte Rendu Analytique

Vienne (Autriche)
PIERRE RAMUS - Le mouvement anarchiste qui
autrefois était des plus florissants à Vienne, est actuellement
presque ruiné. Les causes de cette décadence sont de deux
sortes : il y a d’abord les persécutions de l’autorité, il y a
ensuite les calomnies dont les social-démocrates ont abreuvé
les anarchistes auprès de la classe ouvrière.
La plupart des camarades capables de tenir une plume ou
de prendre la parole en public ont été expulsés de Vienne et
obligés de quitter l’Autriche. Ceux qui restent cependant
n’ont pas perdu toute espérance. Ils constatent depuis
quelque temps un léger réveil de nos idées et quelques-uns
font le propos de publier bi-mensuellement un organe de
propagande qui réussira peut-être à reconstituer le
mouvement anarchiste 9.
Le président donne lecture des télégrammes de
sympathie qu’adressent au Congrès le Salon Communiste de
coiffure de Genève et un groupe de compagnons d’Essen.
La séance est levée à six heures et demie.

TROISIEME SEANCE
Lundi 26 août. - Séance du soir.

A 8h. 1/2, on reste en séance. Plus de trois cents


compagnons d’Amsterdam et des environs sont dans la
salle, mélangés aux congressistes. La lecture des rapports
sur l’état du mouvement anarchiste est reprise.

Allemagne
RUDOLF LANGE parle sur le mouvement anarchiste
allemand. Après une période de stagnation qui dura de 1898
à 1904, ce mouvement est maintenant en plein essor. Les
idées anarchistes-communistes pénètrent peu à peu le

149
Le congres d'Amsterdam

prolétariat, en dépit de difficultés de toutes sortes, dont la


plus grande est évidement l’état d’esprit que l’éducation
autoritaire de la social-démocratie a créé dans les masses.
L’accueil qui nous est fait décèle cependant que celles-ci
commencent à secouer le joug et que leur confiance dévote
dans le Parti est déjà ébranlée.
Nous avons actuellement 4 journaux et une revue
mensuelle. Le Freie Arbeiter tire chaque semaine à plus de
5000 exemplaires et a gagné depuis 2 ans 2000 lecteurs
nouveaux; il parait sur 8 pages; - Le Révolutionàr,
hebdomadaire également, tire à 3000; c’est l’organe de notre
Fédération; pendant quelque temps, il eut pour supplément
la Direkte Aktion, dont le nom indique les tendances; -
VAnarchist est mensuel et tire à 2000. Ces trois journaux,
ainsi que la revue Freie Génération (700 exs.) paraissent à
Berlin. Quant à YErkenntnis, il parait hebdomadairement à
Mannheim depuis 3 mois.
Depuis 2 ans, les anarchistes ont publié de nombreuses
brochures (35 000 exs. en tout) et plus de 100 000 feuilles
volantes.
Inutile de dire que nos rangs sont décimés par
d’incessantes persécutions gouvernementales.
Le syndicalisme révolutionnaire est encore dans les
limbes. Peut-être la décision que le prochain Congrès des
social-démocrates prendra au sujet des syndicats dits
localistes (non adhérents à leurs fédérations nationales de
métier et délibérément révolutionnaires) donnera-t-elle la
première impulsion à un syndicalisme calqué sur celui de la
Confédération générale du travail de France.
Les anarchistes allemands sont des fédéralistes
déterminés. Ils ont des groupes dans la plupart des villes
importantes, et presque tous ces groupes sont maintenant
entrés dans la Fédération anarchiste d’Allemagne.
Lange termine en assurant que les anarchistes allemands,
quelque grandes que soient les difficultés qu’ils ont à
vaincre, n’abandonneront pas la lutte et combattront particu-

150
Compte Rendu Analytique

lièrement la social-démocratie qui est devenue une force


essentiellement contre-révolutionnaire dont les intérêts n’ont
presque plus rien de commun avec ceux du prolétariat. La
Révolution ne se fera en Allemagne que le jour où la
puissance de la social-démocratie aura disparu.

Juifs de Londres
RUDOLF ROCKER - Le mouvement anarchiste parmi
les Juifs de l’East-End de Londres mérite d’attirer
l’attention; il est cependant peu connu des camarades du
continent. Presque tous les Juifs londoniens sont originaires
de la Russie occidentale, d’où les a chassés la misère et les
persécutions. Ils sont au nombre de 120 000.
La propagande anarchiste a été commencée parmi eux en
1886. Par une réaction nécessaire contre le religiosisme
hébraïque, l’anarchisme se confondit tout d’abord avec
l’athéisme; ce n’est qu’un peu plus tard qu il s attacha à
développer les côtés sociaux et révolutionnaires de sa
doctrine.
Aujourd’hui, l’influence morale des anarchistes sur les
Juifs de l’East-End est considérable; bien supérieure à celle
des social-démocrates, par exemple, ou à celle des sionistes.
Cette dernière est presque nulle.
La Fédération des Anarchistes Juifs parlant le jeddish
(jargon juif) a été fondée en 1904. Son organe est 1 Aibeitei
Freund, journal hebdomadaire fondé en 1886 et devenu
anarchiste en 1892 : il tire à 2500 exemplaires10.
La Fédération possède aussi une revue mensuelle,
Germinal (également en jeddish) que Rocker fonda en 1900
et qui tire à 2000 exemplaires.
En plus de ces périodiques, la Fédération publie de
nombreuses brochures : 40 000 exemplaires de celles-ci ont
été depuis 4 ans mises en circulation.
Il existe en Angleterre 17 groupes de Juifs anarchistes.
Sur ce nombre 10 ont leur siège à Londres (9 sont fédérés);
les autres sont à Liverpool (2 groupes), Birmingham,

151
Le congres d'Amsterdam

Cardiff, Glasgow, Leeds, Manchester, Newcastle et


Newport.
La révolution russe a fourni aux camarades juifs
l’occasion de développer leur activité. Beaucoup sont
rentrés en Russie pour prendre part aux événements; ceux
qui ne pouvaient partir n’ont cessé de soutenir l’action
révolutionnaire par des envois d’argent.
Il y a à Londres 14 syndicats ouvriers juifs. Sur ce
nombre, 4 font partie à titre de sections juives, des trade-
unions anglaises : ils ont donc des statuts anglais.
Les dix autres sont autonomes et ils ont des statuts juifs.
Sur ces dix, deux seulement sont conservateurs; les autres
sont révolutionnaires et l’influence des anarchistes peut y
être considérée comme prépondérante.
Les conditions de la propagande des anarchistes juifs à
Londres et dans toute l’Angleterre tendent à devenir
beaucoup plus difficiles, surtout depuis que le nouvel act sur
les étrangers a fermé en fait la porte du Royaume-Uni aux
immigrants trop pauvres (par conséquent aux immigrants
juifs). Dans les groupes, les mouchards se multiplient depuis
quelque temps. Aussi la Fédération a-t-elle décidé de se
mettre dans ses meubles. Depuis janvier 1906, elle a loué un
immeuble pour une durée de 21 ans et elle y a installé un
club et une imprimerie, ce qui lui permet d’échapper aux
tracasseries de la police internationale.

Russie
N. ROGDAËFF - Les premiers groupes anarchistes
russes n’ont pas plus de cinq ans de date : c’étaient ceux de
Bielostock, d’Odessa et d’autres villes de la Russie méridio¬
nale. Ces groupes ont peu à peu poussé des racines au sein
de la classe ouvrière; c’est dire qu’ils admettent les
principes de la lutte de classes. Le groupe d’Ekatérinoslav,
un des plus puissants de tous, est même purement ouvrier.
Une bonne cinquantaine de groupes existent actuelle¬
ment. Mais la vie de la plupart est intermittente; il serait

152
Compte Rendu Analytique

difficile qu’il en fût autrement. Ces groupes sont répandus


sur toute la surface du territoire russe; il y en a jusque dans
l’Oural et le Caucase. Dans les gouvernements de
Tchernigov et de Koutaïs, il y a des groupes de paysans
anarchistes. Il existe enfin des groupes dans l’armée pour la
propagande parmi les soldats.
On remarque parmi les anarchistes russes deux courants
principaux. Le premier est le courant syndicaliste : les
camarades qui en font partie ont fondé des syndicats de
sans-travail dont l’objectif est d’obliger le gouvernement à
donner du travail et qui emploient l’action directe. Le
second est le courant antisyndicaliste : les camarades de ce
courant sont partisans de l’organisation, mais seulement
entre anarchistes; ils ne croient pas au mouvement ouvrier ni
à la lutte de classes.
Le martyrologe anarchiste est énorme. Encore est-on loin
de connaître toutes les victimes.
La littérature de propagande est extrêmement abondante.
Elle consiste soit en traductions, soit en œuvres originales.

Serbie
PIERRE MOUGNITCH En août 1905, quelques
camarades serbes, étudiants et ouvriers, fondèrent à
Belgrade un groupe anarchiste-communiste. Ils essayèrent
de faire paraître un journal, Pain ei Liberté, mais celui-ci,
qui était bi-mensuel, disparut au troisième numéro par suite
du manque d’argent et du boycottage suscité par les social-
démocrates.
En janvier 1907, le groupe se reconstitua. La Lutte
ouvrière fut publiée hebdomadairement et atteignit son 17
numéro; la publication dut en être abandonnée, les
camarades, cette fois encore, se trouvant sans argent. Mais
l’agitation n’a pas cessé depuis lors.
Les anarchistes essaient d’implanter les idées syndica¬
listes révolutionnaires dans les syndicats fondés par les
social-démocrates.

153
Le congres d'Amsterdam

Nous espérons, pour nos prochaines tentatives, que les


camarades de l’extérieur nous appuieront de leur mieux.

• Italie
ERRICO MALATESTA - Quelques mots brefs sur le
mouvement anarchiste italien. Celui-ci traverse une crise,
tout à fait semblable à celle qui a frappé le parti socialiste
italien. Les camarades se divisent en organisateurs et anti¬
organisateurs d’une part, en syndicalistes et anti-syndica¬
listes de l’autre.
Malgré tout, le mouvement, s’il subit un temps d’arrêt
sous l’effet des discordes intérieures, a conservé sa force :
elle est grande dans le Nord et dans le Centre où les
journaux abondent; elle est beaucoup moindre dans le Sud.
Le prolétariat italien a toujours eu du goût pour l’action
révolutionnaire; aussi est-il douteux que le Parti socialiste,
organisé à la manière allemande, parvienne à l’amener au
parlementarisme; il est d’ailleurs divisé en fractions diverses
dont l’une, si elle est logique, viendra à l’anarchisme (c’est
celle qui se dit syndicaliste et anti-étatiste); les anarchistes
ont donc devant eux beaucoup d’avenir, s’ils savent éviter
les écueils dont la route est semée.

Angleterre
KARL WALTER - Je n’apporte malheureusement pas
sur l’Angleterre des renseignements bien encourageants. Il
n’est pas possible de dire qu’il existe chez nous un
mouvement anarchiste au vrai sens de ce mot. Cependant
l’activité et même l’influence relative des petits groupes
existants est grande. Presque tous ceux de nos camarades
qui sont des travailleurs manuels appartiennent à une trade-
union (syndicat), mais à l’exception de quelques-uns
(Turner, par exemple), ils n’y sont guère influents.
Le syndicalisme révolutionnaire a fait son apparition
avec la Voice of Labour, de John Turner. Mais à ce sujet, les
camarades sont divisés sur la marche à suivre. Les uns, avec

154
Compte Rendu Analytique

Tumer, pensent qu’il faut agir dans le sein des trade-unions


existantes; les autres veulent créer des unions révolution¬
naires. Ces derniers ont créé récemment YUnion of Direct
Actionnist qui a groupé huit petits syndicats.
A Londres paraît mensuellement depuis 1886 le journal-
revue Freedom qui est tiré à 2 000 exemplaires et auquel
nos idées sont redevables pour une grande part de n’avoir
pas tout à fait disparu de la Grande-Bretagne.

La séance est levée à minuit.

QUATRIEME SEANCE
Mardi 27 août. - Séance du matin.

Il est neuf heures environ quand s’ouvre la séance


RUDOLF LANGE est nommé président du congrès, avec
CHRISTIAN CORNELISSEN et R. DE MARMANDE
pour assesseurs.
L’ordre du jour appelle la discussion de la question :
Syndicalisme et Anarchisme n. Mais l’un des rapporteurs, le
camarade John Turner, n’étant pas encore arrivé 12, le
Congrès décide de discuter en premier lieu la question :
Anarchisme et Organisation. La parole est donnée à
Amédée Dunois, rapporteur.
AMEDEE DUNOIS - Le temps n’est pas loin derrière où
la majeure partie des anarchistes était opposée à toute
pensée d’organisation. Alors, le projet qui nous occupe eut
soulevé parmi eux des protestations sans nombre et ses
auteurs se fussent vus soupçonnés d arrière pensées
rétrogrades et de visées autoritaires.
C’était le temps où les anarchistes, isolés les uns des
autres, plus isolés encore de la classe ouvrière, semblaient
avoir perdu tout sentiment social; où l’anarchisme, avec ses
incessants appels à la réforme de l’individu, apparaissait à

155
Le congres d Amsterdam

beaucoup comme le suprême épanouissement du vieil


individualisme bourgeois.
L'action individuelle, « l’initiative individuelle » était
censée suffire à tout. On tenait généralement pour
négligeables l’étude de l’économie, des phénomènes de la
production et de l’échange, et même certains des nôtres
déniant toute réalité à la lutte de classe, ne consentaient à
voir dans la société actuelle que des antagonismes
d’opinions auxquels la « propagande » consistait justement
à préparer l’individu.
En tant que protestation abstraite contre les tendances
opportunistes et autoritaires de la social-démocratie,
l’anarchisme a joué depuis vingt-cinq ans un rôle considé¬
rable. Pourquoi, au lieu de s’en tenir là, a-t-il essayé de
construire, en face du socialisme parlementaire, une
idéologie qui lui appartint en propre ? Dans ses audacieuses
envolées, cette idéologie a trop souvent perdu de vue le
terrain solide de la réalité et de l’action pratique et, trop
souvent aussi, a fini par atterrir, qu’elle le voulut ou non,
aux rives désolées de l’individualisme. C’est ainsi qu’on en
vint parmi nous à ne plus concevoir l’organisation que sous
des formes inévitablement oppressives pour « l’individu » et
à repousser systématiquement toute action collective.
Cependant, sur cette question de l’organisation qui, précisé¬
ment, nous occupe, une évolution significative est en voie
de s’accomplir. Sans nul doute, cette évolution particulière
doit être rattachée à l’évolution générale que l’anarchisme a
subie en France depuis quelques années.
En nous mêlant plus activement qu’autrefois au
mouvement ouvrier, nous avons franchi la distance séparant
l’idée pure, qui si aisément se transforme en dogme
inviolable, de la vivante réalité. Nous nous sommes de
moins en moins intéressés à nos abstractions d’antan et de
plus en plus au mouvement pratique, à l’action : le syndica¬
lisme, l’antimilitarisme ont pris chez nous la première place.
L’Anarchisme nous apparaît beaucoup moins sous l’aspect

156
Compte Rendu Analytique

d’une doctrine philosophique et morale que comme une


théorie révolutionnaire, que comme un programme concret
de transformation sociale. Il nous suffit de voir en lui
l’expression théorique la plus parfaite des tendances du
mouvement prolétarien.
L’organisation anarchiste soulève encore des objections.
Mais ces objections sont fort différentes, selon qu’elles
émanent des individualistes ou des syndicalistes.
Contre les premiers, il suffit d’en appeler à l’histoire de
l’anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement,
du « collectivisme » de l’Internationale, c’est-à-dire, en
dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n’est donc pas
une forme récente, la plus perfectionnée, de l’individua¬
lisme, mais une des modalités du socialisme révolutionnaire.
Ce qu’il nie, ce n’est donc pas l’organisation; tout au
contraire, c’est le gouvernement, avec lequel, nous a dit
Proudhon, l’organisation est incompatible. L’anarchisme
n’est pas individualiste; il est fédéraliste, « associationniste
», au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme
intégral.
Au reste, on ne voit pas comment une organisation
anarchiste pourrait nuire au développement individuel de ses
membres. Personne en effet ne serait tenu d’y entrer, ni
même, y étant entré, de n’en pas sortir.
Les objections élevées d’un point de vue individualiste
contre nos projets d’organisation anarchiste ne résistent pas
à l’examen : elles se retourneraient tout aussi bien contre
toute forme de société. Celles des syndicalistes ont plus de
solidité. Arrêtons-nous y un instant.
L’existence d’un mouvement ouvrier d’orientation
nettement révolutionnaire est actuellement en France, le
grand fait auquel risque de se heurter, sinon de se briser,
toute tentative d’organisation anarchiste; et ce grand fait
historique nous impose certaines précautions auxquelles ne
sont plus tenus, j’imagine, nos camarades des autres pays.
- Le mouvement ouvrier vous offre; nous dit-on, un

157
Le congres d'Amsterdam

champs d’action à peu près illimité. Tandis que vos groupe¬


ments d’opinion, petites chapelles où ne pénètrent que des
fidèles , ne peuvent espérer grossir indéfiniment leurs
effectifs, l’organisation syndicale, elle, ne désespère pas
d’arriver à contenir, dans ses cadres souples et mobiles, le
prolétariat tout entier.
Or, continue-t-on, c’est à l’union ouvrière qu’est votre
place d’anarchistes, et là seulement. L’union ouvrière n’est
pas simplement une organisation de lutte, c’est elle le germe
vivant de la société future, et celle-ci sera ce que nous
aurons fait le syndicat. La faute, c’est de rester entre initiés,
à remâcher toujours les mêmes problèmes de doctrine, à
tourner sans fin dans le même cercle de pensée. Sous aucun
prétexte, il ne faut se séparer du peuple, car si arriéré, si
borné que soit encore le peuple, c’est lui - et, non
l’idéologue, - le moteur indispensable de toute révolution.
Avez-vous donc, comme les social-démocrates, des intérêts
différents de ceux du prolétariat à faire valoir - intérêts de
parti, de secte ou de coterie ? - Est-ce au prolétariat de venir
à vous, ou bien à vous d’aller à lui pour vivre de sa vie,
gagner sa confiance et l’exciter, par la parole et par
l’exemple, à la résistance, à la révolte, à la révolution ?
Je ne vois pas pourtant que ces objections vaillent contre
nous. Organisés ou non, les anarchistes (j’entends ceux de
notre tendance qui ne séparent pas l’anarchisme du proléta¬
riat) ne prétendent pas au rôle de « sauveurs suprêmes ».
Convaincus de longue date que l’émancipation des
travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ou ne
sera pas, nous assignons volontiers au mouvement ouvrier
la première place dans l’ordre de l’action. C’est dire que,
pour nous, le syndicat n’a pas à ne jouer qu’un rôle
purement corporatif, platement professionnel, comme
l’entendent les guesdistes et, avec eux, quelques anarchistes
attardés à des formules surannées. Le temps du corporatisme
est passé : ce fait a pu contrarier à l’origine les conceptions
qui lui étaient antérieures; nous l’acceptons, nous, avec

158
Compte Rendu Analytique

toutes ses conséquences. - Notre rôle donc, à nous


anarchistes qui pensons être la fraction la plus avancée, la
plus audacieuse et la plus affranchie, de ce prolétariat
militant organisé dans les syndicats, c’est d’être toujours à
ses côtés et de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles.
Loin de nous l’inepte pensée de nous isoler dans nos
groupes d’études; organisés ou non, nous resterons fidèles à
notre mission d’éducateurs, d’excitateurs de la classe
ouvrière. Et si aujourd’hui nous croyons devoir nous
grouper entre camarades, c’est, entre autres raisons, pour
conférer à notre activité syndicale le maximum de force et
de continuité. Plus nous serons forts, et nous ne serons forts
qu’en nous groupant, plus forts aussi seront les courants
d’idées que nous pourrons diriger à travers le mouvement
ouvrier.
Mais nos groupes anarchistes devraient-ils se borner à
parfaire l’éducation des militants, à entretenir en eux la sève
révolutionnaire, à leur permettre de se connaître et de se
rencontrer ? N’auraient-ils pas à exercer directement une
activité propre ? - Nous pensons que si.
La révolution sociale ne peut être l’œuvre que de la
masse. Mais toute révolution s’accompagne nécessairement
d’actes qui par leur caractère - en quelque sorte technique -
ne peuvent être le fait que d’un petit nombre, de la fraction
la plus hardie et la plus instruite du prolétariat en
mouvement. Dans chaque quartier, chaque cité, chaque
région, nos groupes formeraient, en période révolutionnaire,
autant de petites organisations de combat, destinées à
l’accomplissement des mesures spéciales et délicates
auxquelles la grande masse est le plus souvent inhabile.
Mais l’objet essentiel et permanent d’un groupe, ce
serait, j’y arrive enfin, la propagande anarchiste. Oui, nous
nous unirions avant tout pour propager nos conceptions
théoriques, nos méthodes d’action directe et de fédéralisme.
Jusqu’ici la propagande s’est faite individuellement. La
propagande individuelle a donné des résultats fort

159
Le congres d Amsterdam

appréciables jadis, mais il faut bien avouer qu’il n’en est


plus ainsi aujourd’hui.
Depuis plusieurs années, une sorte de crise a frappé
l’anarchisme. Le manque, presque complet, d’entente et
d’organisation entre nous est pour beaucoup dans cette crise.
Les anarchistes, en France, sont en très grand nombre. Dans
l’ordre théorique, ils sont déjà bien divisés; dans l’ordre
pratique, ils le sont plus encore. Chacun agit à sa guise et à
son heure. Les efforts individuels, pour considérables qu’ils
soient, se dispersent et se gaspillent souvent en pure perte. Il
y a des anarchistes partout : ce qui manque, c’est un
mouvement anarchiste ralliant, sur un terrain commun,
toutes les forces qui, jusqu’à ce jour, bataillèrent isolément.
Ce mouvement anarchiste sortira de notre action
commune, de notre action concertée, coordonnée. Inutile de
dire que l’organisation anarchiste n’aurait pas la prétention
d’unir tous les éléments qui se réclament, bien à tort parfois,
de l’idée d’anarchie. Il suffirait qu’elle groupât, autour d’un
programme d’action pratique, tous les camarades acceptant
nos principes et désireux de travailler avec nous.
GEORGES THONAR - Je m’associe à tout ce qui vient
d’être dit par Dunois sur la question de l’organisation et je
renonce à la parole, mais non sans avoir au préalable fait
une déclaration.
Hier nous avons terminé par un vote la longue discussion
élevée sur la proposition de Domela Nieuwenhuis. J’ai pris
part à ce vote, bien que je sois l’adversaire de tout scrutin,
parce qu’il m’a paru que la question discutée était sans
importance. Beaucoup ici étaient sûrement dans mon cas. Je
demande tout simplement au Congrès de déclarer
aujourd’hui qu’il a agi déraisonnablement et que, dans la
suite, il s’efforcera à plus de sagesse.
(Les paroles de Thonar créent un léger tumulte; quelques
congressistes applaudissent avec bruit, tandis que de vives
protestations se font entendre.)

160
Compte Rendu Analytique

ERRICO MALATESTA - La question du vote, que


soulève ici Thonar, rentre tout naturellement dans celle de
l’organisation que nous sommes en train de discuter.
Discutons donc cette question du vote; pour moi, je n’y vois
nul inconvénient.
PIERRE MONATTE - Je n’arrive pas à comprendre ce
qu’il y avait d’anti-anarchique, autrement dit d’autoritaire,
dans notre scrutin d’hier. Il est absolument impossible
d’assimiler le vote par lequel une assemblée décide d’une
question de procédure, au suffrage universel ou aux scrutins
parlementaires. C’est à chaque instant que, dans nos
syndicats, nous usons du vote, et je le répète je n’y vois rien
de contraire à nos principes anarchistes.
Il y a des camarades qui, à propos de tout, même des
choses les plus futiles, éprouvent le besoin de soulever des
questions de principe. Incapables de comprendre l’esprit de
notre anti-parlementarisme, ils attachent de l’importance au
simple fait de déposer un carré de papier dans une ume ou
de lever la main pour manifester une opinion.
CHRISTIAN CORNÉLISSEN. - Le vote ne serait
blâmable que s’il obligeait la minorité. Il n’en est pas ainsi,
et nous n’employons le vote que comme un moyen facile de
déterminer la puissance respective des diverses opinions en
présence.
R. DE MARMANDE - Il est indispensable de recourir au
vote, compris de cette façon. Si nous décidons de ne pas
voter après chaque discussion, comment ferons-nous pour
arriver à connaître quelle est l’opinion du Congrès, ou en
combien de courants d’opinion le Congrès se partage ?

161
Le congres d'Amsterdam

CINQUIEME SEANCE
Mardi 26 août. - Séance de l’après-midi

La parole est donnée au camarade H. Croiset,


d’Amsterdam, qui représente, dans le Congrès, la tendance
individualiste.
H. CROISET - Ce qui importe avant tout autre chose,
c’est de donner une définition de l’anarchie qui servira de
base à mes démonstrations. Nous sommes anarchistes en ce
sens que nous voulons instaurer un état social dans lequel
l’individu trouvera la garantie de sa liberté intégrale, dans
lequel chacun pourra vivre pleinement sa vie; autrement dit,
dans lequel il sera donné à l’individu de vivre sans restric¬
tion d’aucune sorte, toute sa vie à lui, et non plus comme
aujourd’hui, la vie des autres, je veux dire la vie que
d’autres lui imposent.
Ma devise, c’est : Moi, moi, moi... et les autres ensuite !
Les individus ne doivent s’associer que lorsqu’il est
démontré que leurs efforts individuels ne peuvent leur
permettre d’atteindre isolément le but. Mais le groupement,
l’organisation, ne doit jamais, sous aucun prétexte, devenir
une contrainte pour celui qui y est entré librement.
L’individu n’est pas fait pour la société, c’est au contraire la
société qui est faite pour l’individu.
L’anarchie veut mettre chaque individu à même de
développer librement toutes ses facultés. Or l’organisation a
pour résultat fatal de limiter, toujours plus ou moins, la
liberté de l’individu. L’anarchie est donc opposée à tout
système d’organisation permanente. Par la vaine ambition
de devenir pratiques, les anarchistes se sont réconciliés avec
l’organisation. C’est une pente glissante sur laquelle ils se
sont placés là. Ils finiront un jour ou l’autre par se réconcilier
avec l’autorité elle-même, - tout comme les social-démocrates !
Les idées anarchistes doivent conserver leur pureté
ancienne, plutôt que tendre à devenir plus pratiques.

162
Compte Rendu Analytique

Retournons donc à l’ancienne pureté de nos idées !

SIEGFRIED NACHT - Je ne suivrai pas Croiset sur le


terrain où il s’est placé. Ce qui, par dessus tout, me paraît
devoir être élucidé, ce sont les rapports entre l’anarchisme,
ou plus exactement les organisations anarchistes, et les
syndicats ouvriers. C’est pour faciliter la tâche de ces
derniers que nous, en tant qu’anarchistes, nous devons
constituer des groupes spéciaux de préparation et
d’éducation révolutionnaire.
Le mouvement ouvrier a une mission qui lui est propre et
qui découle des conditions de vie faites au prolétariat par la
société actuelle : cette mission, c’est la conquête de la
puissance économique, l’appropriation collective de toutes
les sources de production et de vie. C’est à quoi aussi aspire
l’anarchisme : mais celui-ci ne saurait y parvenir avec ses
seuls groupements de propagande idéologique. Pour bonne
qu’elle soit, la théorie ne pénètre pas profondément le
peuple, et c’est avant tout par Yaction que celui-ci s’éduque.
L’action, peu à peu, lui donnera une mentalité révolution¬
naire.
Les idées de grève générale et d’action directe exercent
une grande séduction sur la conscience des masses
ouvrières. Ces masses, dans la révolution future, constitue¬
ront en quelque sorte, l’infanterie de l’armée révolution¬
naire. Nos groupes anarchistes, spécialisés dans les
besognes techniques, en formeront, pour ainsi dire
l’artillerie, laquelle, pour être moins nombreuse, n’est pas
moins nécessaire que l’infanterie.
GEORGES THONAR - Communisme et individualisme,
dans l’ensemble de l’idée anarchiste, sont égaux et insépa¬
rables. L’organisation, l’action en commun, est indispensable
au développement de l’anarchisme et n’est pas contradic¬
toire avec nos prémisses théoriques. L’organisation est un
moyen, et pas un principe; mais il va de soi que, pour être
acceptable, elle doit être constituée libertairement.

163
Le congres d'Amsterdam

L’organisation a pu être inutile, au temps où nous


n’étions qu’un très petit nombre d’anarchistes, se connais¬
sant tous et se fréquentant assidûment. Nous sommes
devenus légion, et nous devons veiller à ce que nos forces
ne s’éparpillent pas. Organisons-nous donc, non seulement
pour la propagande anarchiste, mais encore et surtout pour
l’action directe.
Je suis loin d’être hostile au syndicalisme surtout quand
ses tendances sont à la révolution. Mais enfin l’organisation
ouvrière n’est pas anarchiste, et par conséquent nous ne
serons jamais, dans son sein, absolument nous-mêmes; notre
activité n’y pourra jamais être intégralement anarchiste.
D’où la nécessité pour nous de créer des groupements et des
fédérations libertaires, fondées sur le respect de la liberté et
de l’initiative de tous et de chacun.
K. VOHRYZEK - C’est en qualité d’individualiste que je
veux plaider la cause de l’organisation ! - Il est impossible
de prétendre que l’anarchisme, du fait même de ses
principes, ne saurait admettre l’organisation. L’individua¬
liste attitré lui-même ne condamne pas radicalement
l’association entre les individus.
Dire, comme on le fait quelquefois : ou Stirner ou
Kropotkine, en opposant ainsi ces deux penseurs, c’est faire
une erreur. Kropotkine et Stirner ne peuvent être opposés
l’un à l’autre : ils ont exposés la même idée à des points de
vue différents. Voilà tout. Et la preuve que Max Stirner
n’était pas l’individualiste forcené qu’on se plait à dire, c’est
qu’il s’est prononcé en faveur de « l’organisation ». Il a
même consacré un chapitre entier à l’association des
égoïstes.
Notre organisation n’ayant aucun pouvoir exécutif ne
sera pas contraire à nos principes. Dans les syndicats
ouvriers, nous défendons les intérêts économiques des
travailleurs. Mais pour tout le reste, nous devons nous
grouper à part, créer des organisations à bases libertaires.

164
Compte Rendu Analytique

EMMA GOLDMAN - Moi aussi, je suis en principe


favorable à l’organisation. Cependant je redoute que celle-
ci, un jour ou l’autre, ne tombe dans l’exclusivisme.
Dunois a parlé contre les excès de l’individualisme. Mais
ces excès n’ont rien à faire avec l’individualisme vrai, pas
plus que les excès du communisme n’ont à faire avec le
véritable communisme. J’ai exposé ma manière de voir dans
un rapport dont la conclusion est que l’organisation tend
toujours, plus ou moins, à absorber la personnalité de
l’individu. C’est là un danger qu’il faut prévoir. Aussi
n’accepterai-je l’organisation anarchiste qu’à une seule
condition, c’est qu’elle soit basée sur le respect absolu de
toutes les initiatives individuelles et ne puisse en entraver le
jeu ni l’évolution.
Le principe essentiel de l’anarchie, c’est /’autonomie
individuelle. L’Internationale ne sera anarchiste que si elle
respecte intégralement ce principe.
PIERRE RAMUS - Je suis favorable à l’organisation et à
tous les efforts qui seront faits parmi nous en ce sens.
Pourtant il ne me semble pas que les arguments présentés
dans le rapport de Dunois aient toute la qualité désirable.
Nous devons nous efforcer de revenir aux principes
anarchistes, tels que, tout à l’heure, les a formulés Croiset,
mais en même temps nous devons systématiquement
organiser notre mouvement. En d’autres termes, il faut que
l’initiative individuelle s’appuie sur la force de la collecti¬
vité, et que la collectivité trouve son expression dans
l’initiative individuelle. Mais pour qu’il en soit pratique¬
ment ainsi, nous devons garder intacts et purs nos principes
fondamentaux. Au reste nous sommes loin de créer du
nouveau. En réalité, nous sommes les successeurs
immédiats de ceux qui, dans la vieille Association interna¬
tionale des Travailleurs, étaient avec Bakounine contre
Marx. Nous n’apportons donc rien de nouveau et le plus que
nous pouvons faire, c’est de donner à nos vieux principes

165
Le congres d Amsterdam

une impulsion nouvelle, en favorisant partout la tendance à


l’organisation.
.Quant au but de la nouvelle Internationale, ce ne doit pas
être de constituer une force auxiliaire de celle du syndica¬
lisme révolutionnaire. Ce doit être de travailler à la
propagande de l’anarchisme dans son intégrité.

SIXIEME SEANCE
Mardi 26 août. - Séance du soir.

La séance est ouverte à 8 heures et demie. Un public


nombreux se presse dans la salle et compagnon I. I. Samson
résume, à son intention, les travaux de la journée. Puis la
parole est donnée à Malatesta qui doit parler sur l’organisa¬
tion.
ERRICO MALATESTA - J’ai écouté avec attention tout
ce qui a été dit avant moi sur cette question de l’organisa¬
tion, et mon impression très nette est que ce qui nous divise,
ce sont des mots que nous entendons de manière différente.
Nous nous cherchons querelle sur des mots. Mais sur le fond
même de la question je suis persuadé que tout le monde est
d’accord.
Tous les anarchistes, à quelque tendance qu’ils appartien¬
nent, sont d’une certaine façon, des individualistes. Mais la
réciproque est loin d’être vraie : tous les individualistes ne
sont pas, tant s’en faut, des anarchistes. Les individualistes
se divisent donc en deux catégories bien tranchées : les uns
revendiquent, pour toutes les individualités humaines, la
leur aussi bien que celle d’autrui, le droit au développement
intégral; les autres ne songent qu’à leur seule individualité et
n’hésitent jamais à lui sacrifier autrui. Le tsar de toutes les
Russies est de ces derniers individualistes-là. Nous sommes,
nous, parmi les premiers.

166
Compte Rendu Analytique

On s’écrie, avec Ibsen, que l’homme le plus puissant du


monde, c’est celui qui est le plus seul ! - Non-sens énorme !
- Le Dr Stockmann dans la bouche duquel Ibsen a mis cette
maxime, n’était pas un isolé dans toute la force du terme : il
vivait dans une société constituée et non dans l’île de
Robinson. L’homme « seul » est dans l’impossibilité
d’accomplir la plus petite tâche utile, productive; et si
quelqu’un a besoin d’un maître au-dessus de lui, c’est bien
l’homme qui vit isolé. Ce qui libère l’individu, ce qui lui
permet de développer toutes ses facultés, ce n’est pas la
solitude, c’est l’association.
Pour accomplir un travail réellement utile, la coopération
est indispensable, aujourd’hui plus que jamais. Sans doute,
l’association doit laisser une entière autonomie aux
individus qui y adhèrent, et la fédération doit respecter dans
les groupes cette même autonomie : gardons-nous bien de
croire que le défaut d’organisation soit une garantie de
liberté. Tout démontre qu’il en est autrement.
Un exemple : il y a des journaux anarchistes français qui
ferment leurs colonnes à tous ceux dont les idées, le style ou
plus simplement la personne ont eu le malheur de déplaire à
leurs rédacteurs habituels. Le résultat, c’est que ces
rédacteurs sont investis d’un pouvoir personnel qui limite la
liberté d’opinion et d’expression des camarades. Il en serait
différemment si ces journaux, au lieu d’être la propriété
personnelle de tel ou tel individu, appartenaient à des
groupements : alors toutes les opinions pourraient librement
y être confrontées.
On parle beaucoup d’autorité, d’autoritarisme. Mais là-
dessus il faudrait s’entendre. Contre l’autorité incarnée dans
l’Etat et n’ayant d’autre but que de maintenir l’esclavage
économique au sein de la société, nous nous élevons de
toute notre âme et ne cesserons pas de nous révolter. Mais il
y a cette autorité purement morale qui découle de
l’expérience, de l’intelligence ou du talent, et, tout
anarchistes que nous sommes, il n’est personne d’entre nous

167
Le congres d'Amsterdam

qui ne respecte cette autorité-là.


C’est un tort que de se représenter les « organisateurs »,
les fédéralistes, comme des autoritaires; et c’en est un autre,
non moins grave, que de se figurer les « anti-organisateurs
», les individualistes, comme se condamnant délibérément à
l’isolement.
Pour moi, je le repète, la querelle entre individualistes et
organisateurs est pure querelle de mots, qui ne tient pas
devant l’examen attentif des faits. Dans la réalité pratique,
que voyons-nous donc ? - C’est que les « individualistes »
sont parfois mieux organisés que les « organisateurs » pour
la raison que ces derniers se bornent trop souvent à prêcher
l’organisation sans la pratiquer. D’autre part, il arrive qu’on
rencontre beaucoup plus d’autoritarisme effectif dans les
groupements qui se réclament bruyamment de la « liberté
absolue de l’individu », que dans ceux que l’on regarde
ordinairement comme autoritaires - parce qu’ils ont un
bureau et prennent des décisions.
Autrement dit, organisateurs ou anti-organisateurs, tous
s’organisent. Il n’y a que ceux qui ne font rien ou pas grand’
chose qui peuvent vivre dans l’isolement et s’y complaire.
Voilà la vérité; pourquoi ne pas la reconnaître ?
Une preuve à l’appui de ce que j’avance : en Italie tous
les camarades qui sont actuellement dans la lutte se
réclament de mon nom, les « individualistes » aussi bien
que les « organisateurs » et je crois bien que tous ont
raison, car, quelles que soient entre eux les divergences
théoriques, tous également pratiquent l’action collective.
Assez de querelles de mots; tenons-nous en aux actes !
Les mots divisent et l’action unit. Il est temps de nous
mettre tous ensemble au travail pour exercer une influence
effective sur les événements sociaux. Il m’est pénible de
penser que pour arracher l’un des nôtres aux griffes de ses
bourreaux, il a fallu que nous nous adressions à d’autres
partis que le nôtre. Et pourtant, Ferrer ne devrait pas sa
liberté aux francs-maçons et aux libres-penseurs bourgeois,

168
Compte Rendu Analytique

si les anarchistes groupés en une Internationale puissante et


redoutée, avaient pu prendre eux-mêmes en mains la
protestation universelle contre l’infamie criminelle du
gouvernement espagnol.
Tâchons donc que l’Internationale anarchiste devienne
enfin une réalité. Pour nous mettre à même de faire rapide¬
ment appel à tous les camarades, pour lutter contre la
réaction, comme pour faire acte, en temps voulu, d’initiative
révolutionnaire, il faut que notre Internationale soit !

SEPTIEME SEANCE
Mercredi 28 août. - Séance du matin.

La séance s’ouvre quelques minutes après 9 heures. On


commence par confirmer le compagnon R. Lange dans ses
fonctions de président. Puis après que le discours de
Malatesta a été traduit en hollandais et en allemand, il est
donné lecture de la correspondance, et notamment d’une
lettre du compagnon Tsumin, de Paris, s’excusant d’être
empêché par la maladie de prendre part au Congrès. Puis on
reprend la discussion commencée la veille sur
l’Organisation anarchiste.
MAX BAGINSKY - Une grave erreur trop souvent
commise, c’est de croire que l’individualisme répudie toute
organisation. Les deux termes, au contraire, sont insépa¬
rables. Individualisme signifie plus spécialement un effort
dans le sens de l’affranchissement intérieur, moral, de
l’individu; organisation signifie association entre individua¬
lités conscientes en vue d’un but à atteindre ou d’un besoin
économique à assouvir. Il importe toutefois de ne jamais
oublier qu’une organisation révolutionnaire a besoin
d’individualités spécialement énergiques et conscientes.
AMEDEE DUNOIS - Je constate que j’avais essayé de

169
Le congres d'Amsterdam

faire descendre la discussion du ciel des idées.abstraites et


vagues sur la terre ferme des idées concrètes, précises,
humblement relatives. Croiset au contraire l’a fait remonter
au ciel, à des hauteurs métaphysiques où je me refuse à le
suivre.
La motion dont je propose l’adoption au congrès, ne
s’inspire pas d’idées spéculatives sur le droit de l’individu
au développement intégral. Elle part de considérations
toutes pratiques sur la nécessité qu’il y a à s’organiser, à
solidariser les efforts de propagande et de combat.
(Et notre camarade lit la motion dont on trouvera plus
loin le texte, légèrement amendé.)
CHRISTIAN CORNELISSEN - Rien n’est plus relatif
que le concept d’individu. L’individualité en soi n’existe pas
dans la réalité, où nous la voyons toujours limitée par
d’autres individualités. Les individualistes oublient trop ces
limites de fait, et le grand bienfait de l’organisation sera
précisément de rendre l’individu conscient de ces limites en
l’accoutumant à concilier son droit au développement
personnel avec les droits d’autrui.
BENOIT BROUTCHOUX - Mon expérience de militant
révolutionnaire m’a fortement convaincu que l’organisation
est encore le moyen le plus efficace pour empêcher ce
fétichisme qui s’attache trop souvent à la personne de
certains agitateurs et leur confère une autorité de fait on ne
peut plus dangereuse. Vous savez que nous avons, dans le
Pas-de-Calais, une puissante organisation d’ouvriers
mineurs. Eh bien, on ne trouverait pas chez nous la moindre
trace d’autorité ni d’autoritarisme. Seuls nos ennemis
peuvent soutenir le contraire et dénoncer, par exemple, dans
les secrétaires de nos sections syndicales quelque chose
comme des autorités constituées.
G. RIJNDERS - Je ne suis pas, moi non plus, hostile à
l’organisation. Du reste il n’y a pas un seul anarchiste qui au
fond ne lui soit favorable. Tout dépend de la manière dont

170
Compte Rendu Analytique

l’organisation est conçue et établie. Ce qu’il convient avant


tout d’y éviter, ce sont les personnalités. En Hollande, par
exemple, la Fédération existante est loin de satisfaire tout le
monde; il est vrai que ceux qui ne l’approuvent pas n’ont
qu’a n’y pas entrer.
EMILE CHAPELIER - Je demande que les discours
soient moins longs et plus substantiels. Depuis le discours
prononcé hier soir par Malatesta, lequel a épuisé la question,
on n’a pas apporté pour ou contre l’organisation, un seul
argument nouveau. Avant de parler d’autorité ou de liberté,
il serait bon de s’entendre sur le sens de ces mots. Par
exemple, qu’est-ce que l’autorité ? Si c’est l’influence
qu’exercent et qu’exerceront toujours dans un groupement
les hommes de capacité réelle, je n’ai rien à dire contre elle.
Mais l’autorité qu’il faut à tout prix éviter entre nous, c’est
celle qui découle de ce fait que certains camarades suivent
aveuglément tel ou tel. C’est là un danger, et pour le
conjurer, je demande que l’organisation qui sera créée
ignore les chefs et les comités généraux.
EMMA GOLDMAN - Je suis, comme je l’ai déjà dit,
pour l’organisation. Seulement je voudrais que, dans la
motion Dunois, fut explicitement affirmée la légitimité de
l’action individuelle, à côté de l’action collective. Je
présente donc un amendement à la motion Dunois.
(Goldman donne lecture de son amendement qui, accepté
par Dunois, sera ensuite incorporé, en termes abrégés, à la
motion de ce dernier.)
I. I. SAMSON - Ici, en Hollande, existe une Fédération
de Communistes libertaires, à laquelle j’appartiens. Sans
doute, comme le disait tout à l’heure le compagnon
Rijnders, beaucoup de camarades ont refusé d’y adhérer.
Pour des raisons de principes ? Non pas : pour des raisons
de personnes seulement. Nous n’excluons, n’avons jamais
exclu personne. Nous ne nous opposons pas même à l’entrée
des individualistes. Qu’ils viennent donc à nous, s’ils le

171
Le congres d'Amsterdam

veulent. A la vérité, je ne me dissimule pas que,quelque soit


la forme de l’organisation, ils s’y conduiront toujours en
mécontents. Ce sont des mécontents par nature et il n’y a
pas trop à s’émouvoir de leurs critiques.
K. VOHRYZEK - La motion Dunois ne disant rien sur la
caractère que doit revêtir l’organisation anarchiste, je
demande qu’elle soit complétée par une adjonction précisant
ce caractère, adjonction que Malatesta a bien voulu signer
avec moi.
(Vohryzek lit cette adjonction qu’on trouvera plus loin.)

La discussion est close. On va passer au vote sur les


motions déposées. Il y en a deux : la première est celle de
Dunois, légèrement amendée par Goldman et complétée par
Vohryzek et Malatesta; la seconde est celle du camarade
Pierre Ramus.

MOTION DUNOIS :13


Les anarchistes réunis à Amsterdam le 27 août 1907,
Considérant que les idées d’anarchie et d’organisation,
loin d’être incompatibles, comme on l’a quelque fois
prétendu, se complètent et s’éclairent l’une l’autre, le
principe même de l’anarchie résidant dans la libre organi¬
sation des producteurs;
Que l’action individuelle, pour importante qu’elle soit,
ne saurait suppléer au défaut d’action collective, de
mouvement concerté; pas plus que l’action collective ne
saurait suppléer au défaut d’initiative individuelle;14
Que l’organisation des forces militantes assurerait à la
propagande un essor nouveau et ne pourrait que hâter la
pénétration dans la classe ouvrière des idées de fédéralisme
et de révolution;
Que l’organisation ouvrière, fondée sur l’identité des
intérêts, n’exclut pas une organisation fondée sur l’identité
des aspirations et des idées;
Sont d’avis que les camarades de tous les pays mettent à

172
Compte Rendu Analytique

l’ordre du jour la création de groupes anarchistes et la


fédération des groupes déjà créés.

ADJONCTION VOHRYZEK - MALATESTA :


La Fédération anarchiste est une association de groupes
et d’individus où personne ne peut imposer sa volonté ni
amoindrir Vinitiative d’autrui. Vis-à-vis de la société
actuelle, elle a pour but de changer toutes les conditions
morales et économiques et, dans ce sens, elle soutient la
lutte par tous les moyens adéquats.15

MOTION PIERRE RAMUS :


Le Congrès anarchiste d’Amsterdam, propose aux
groupes de tous les pays de s’unir en fédérations locales et
régionales, d’après les diverses divisions géographiques.
Nous déclarons que notre proposition s’inspire des
principes mêmes de l’anarchisme, car nous ne voyons pas la
possibilité de l’initiative et de l’activité individuelle en
dehors du groupement, lequel, constitué selon nos vœux,
fournira seul un terrain pratique à la libre expansion de
chaque individualité.
L’organisation fédérative est la forme qui convient le
mieux au prolétariat anarchiste. Elle unit les groupes
existants en un tout organique qui s’accroît par l’adhésion
de groupes nouveaux. Elle est anti-autoritaire, n’admet
aucun pouvoir législatif central à décisions obligatoires
pour les groupes et individus, ceux-ci ayant un droit
reconnu à se développer librement dans notre mouvement
commun et à agir dans le sens anarchiste et économique
sans aucun ordre ou empêchement. La fédération n exclut
aucun groupe et chaque groupe est libre de se retirer et de
rentrer en possession des fonds versés, quand il le juge
nécessaire.
Nous recommandons en outre aux compagnons de se
grouper selon les besoins et nécessités de leur mouvement

173
Le congres d'Amsterdam

respectif, et aussi de ne pas perdre de vue que. la force du


mouvement anarchiste, national et international, dépend de
sa constitution sur des bases internationales, les moyens
d’émancipation ne pouvant dériver que d’une action
internationale concertée.
Compagnons de tous les pays, organisez-vous en groupes
autonomes et unissez-vous en une fédération internationale :
l’Internationale anarchiste.
Lecture de ces motions ayant été donnée en français,
hollandais et allemand, il est passé au vote.
La motion Dunois obtient 46 voix; l’adjonction Vohryzek
48. A la contre-épreuve, une seule main se lève contre la
motion, aucune contre l’adjonction qui réunit ainsi
l’unanimité des suffrages.
La motion Ramus est ensuite mise aux voix : elle réunit
13 pour 17 contre. Beaucoup de congressistes déclarent
s’abstenir pour la raison que la motion Ramus n’ajoute rien
à celle qui vient d’être votée.
Le compte rendu de Pages libres, que nous avons déjà
cité, a souligné ainsi l’importance du vote émis par le
Congrès :
« Cette résolution d’Amsterdam, y est-il dit, n’est pas
tout à fait sans importance : désormais, il ne sera plus
possible à nos adversaires social-démocrates d’invoquer
notre vieille haine de toute espèce d’organisation pour nous
bannir du socialisme sans autre forme de procès. Le
légendaire individualisme des anarchistes a été tué publique¬
ment à Amsterdam par les anarchistes eux-mêmes, et toute
la mauvaise foi de certains de nos adversaires ne saurait
parvenir à le ressusciter ».
On remarquera toutefois que dans les discussions
précédentes, aussi bien que dans les motions déposées, il n’a
été traité jusqu’ici de l’organisation qu’au seul point de vue
théorique. Restaient à prendre des décisions d’un caractère
pratique; restait à créer l’Internationale anarchiste. Ce fut
l’œuvre de la séance suivante.

174
Compte Rendu Analytique

HUITIEME SEANCE
Mercredi 28 août. - Séance de l’après-midi.

Cette séance est privée. La presse a été avisée qu’elle ne


serait pas admise et ne se présente pas. En dehors des
congressistes - dont l’appel se fait par nationalités pour
éviter les intrus, - il n’y a dans la salle qu’un très petit
nombre d’auditeurs, entre autres Fritz Kater, président de
l’Union libre des syndicats allemands, qui suit depuis deux
jours, au banc des délégués allemands, les séances du
Congrès, - et quelques camarades d’Amsterdam connus des
organisateurs.
Dès le début de la séance, la commission d’organisation
du Congrès présente son rapport financier. Il en résulte que
les dépenses ont de beaucoup dépassé les dépenses et qu’on
prévoit un déficit d’environ 250 francs. Après un bref
échange de vues, on décide qu’une collecte sera faite en fin
de séance parmi les congressistes et qu’un appel à la solida¬
rité des camarades de tous les pays sera adressé le plus tôt
possible par le trésorier du Congrès (J.-L. Bruijn) à tous les
journaux se réclamant de l’anarchisme.
Le Congrès ayant décidé que le compte rendu de cette
séance ne pourrait être publié d’une manière détaillée, nous
devons nous borner à un aperçu rapide. Tout le monde était
d’accord sur l’utilité d’établir, entre les anarchistes, des
relations internationales; mais sur la meilleure manière
d’établir ces relations, les opinions divergeaiènt quelque
peu. Un très grand nombre de délégués intervinrent dans la
discussion. Ce sont : les camarades Georges Thonar, Henri
Fuss, Chapelier, Malatesta, Fabbri, Ceccarelli, Monatte,
Zielinska, Marmande, Broutchoux, Walter, Wilquet, Ramus,
Goldman et Baginsky, Nacht, Samson et Cornélissen,
Rogdaëff, Vohryzek, Lange et Friedeberg.
THONAR demanda que l’Internationale fut composée de
fédérations nationales ou régionales groupant chacune un

175
Le congres d'Amsterdam

certain nombre de sections locales; les fédérations corres¬


pondraient entre elles directement, par l’intermédiaire de
personnes sûres. A quoi H. Fuss répondit que le Congrès,
sans entrer dans tous ces détails, devait se borner à créer un
bureau de correspondance chargé de relier les divers
mouvements nationaux. VOHRYZEK posa cette question :
Recevra-t-on l’adhésion des individus isolés ? et demanda
que ceux-ci ne pussent être admis que sur présentation.
NACHT soutint cette idée que les délégués des organisa¬
tions existantes devaient commencer par s’entendre entre
eux et présenter ensuite au Congrès un projet ferme
d’internationale.
LANGE propose la création à Londres d’un Bureau
international de correspondance de cinq membres, chargé de
servir d’intermédiaire entre les groupes, et cette proposition
fut, comme on le verra, adoptée par le Congrès. Puis
FRIEDEBERG demanda que le Bureau se tint en communi¬
cation permanente avec les groupes et constituât, avec les
journaux et les rapports écrits qu’il en recevrait, les archives
de l’anarchisme international.
EMMA GOLDMAN s’éleva contre l’idée du Bureau de
correspondance. Les dépenses qu’occasionnerait ce bureau,
pensait-elle, seraient beaucoup mieux employées à la
publication d’un Bulletin international, dont, au reste, les
camarades d’Amérique s’engageaient à faire les frais. A
quoi CORNELISSEN répliqua que ce Bulletin lui semblait
en effet de la plus réelle utilité, mais que nul n’était mieux
placé pour le publier que le Bureau international.
A un certain moment, le président Lange fit connaître
qu’un certain nombre de propositions concrètes avaient été
déposées sur le bureau au cours de la discussion. Ces
propositions émanaient des camarades Vohryzek,
Marmande, Freideberg, Lange, Nacht, Fabbri, Fuss,
Broutchoux et Samson, et loin d’être incompatibles se
complétaient l’une l’autre. Alors quelqu’un proposa la
fusion en une seule de toutes ces propositions et la séance

176
Compte Rendu Analytique

fut suspendue à cet effet.


Elle fut reprise au bout d’une demi-heure. Vohryzek,
Marmande, Friedeberg et les autres s’étaient mis d’accord
sur le texte suivant qui, soumis aussitôt à la ratification du
Congrès, recueillit 43 voix contre 6.16
Les anarchistes (fédérations, groupes représentés et
individus) réunis à Amsterdam, déclarent que
l’Internationale anarchiste est constituée.
Elle est formée des organisations déjà existantes, des
groupes et des camarades isolés qui y adhéreront ultérieure¬
ment.
Les individus, groupes et fédérations restent autonomes.
Un bureau international est institué. Il sera composé de
5 membres.
Pour le cas où l’un des membres du B. I. se trouverait
dans l’impossibilité absolue de remplir son mandat, les
autres membres auront, d’un accord unanime, à le
remplacer par un autre camarade.
Le Bureau a pour tâche de créer des archives
anarchistes internationales accessibles aux camarades.
Il entre en rapports avec les anarchistes des différents
pays, soit directement, soit par V intermédiaire de 3
camarades choisis par les fédérations ou groupes des pays
intéressés.
Pour faire partie de l’Internationale à titre individuel, les
camarades devront avoir été identifiés soit par une organi¬
sation, soit par le Bureau, soit encore par des camarades
connus du Bureau.
Les frais du Bureau et des archives seront couverts par
les fédérations, groupes et individus adhérents.

De leur côté, Baginsky, E. Goldman et Ramus présentèrent


la motion suivante qui ne recueillit que 4 voix :

Le congrès international anarchiste déclare


LInternationale constituée. Celle-ci est> dépourvue de tout

177
Le congres d'Amsterdam

office central. Son fonctionnement est assuré de la manière


suivante : les fédérations, groupes et mouvements de
tendance anarchiste de chaque pays éliront individuellement
ou collectivement deux correspondants dont les noms et
adresses seront publiés dans chaque numéro des
périodiques anarchistes internationaux. Ces correspondants
se tiendront, conformément aux instructions de leurs
groupes ou fédérations, en contact constant avec les corres¬
pondants des autres pays. La publication d’un Bulletin
international est résolue17.

Ainsi fut constituée cette Internationale anarchiste que de


nombreux camarades, en Hollande, en Belgique, en
Allemagne et en Bohême, appelaient depuis longtemps de
leurs vœux ! A la proclamation du scrutin, les applaudisse¬
ments éclatèrent unanimes18. Il était sept heures et la séance
fut levée, tandis que de toutes les poitrines montait le chant
de l’Internationale.

NEUVIEME SEANCE
Mercredi 28 août. - Séance du soir.

La vaste salle de Plancius est littéralement comble


quand, à 9 heures, Lange déclare ouverte la séance. L’ordre
du jour appelle la discussion de la question suivante :
Syndicalisme et Anarchisme. Le camarade Pierre Monatte,
de Paris, membre du comité de la Confédération générale du
travail, a la parole en qualité de premier rapporteur.
PIERRE MONATTE - Mon désir n’est pas tant de vous
donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire
que de vous le montrer à l’œuvre et, ainsi, de faire parler les
faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du
socialisme et de l’anarchisme qui l’ont précédé dans la
carrière, s’est affirmé moins par des théories que par des

178
Compte Rendu Analytique

actes, et c’est dans l’action plus que dans les livres qu’on
doit l’aller chercher.
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir tout ce qu’il y a
de commun entre l’anarchisme et le syndicalisme. Tous les
deux poursuivent l’extirpation complète du capitalisme et du
salariat par le moyen de la révolution sociale. Le syndica¬
lisme, qui est la preuve d’un réveil du mouvement ouvrier, a
rappelé l’anarchisme au sentiment de ses origines ouvrières;
d’autre part, les anarchistes n’ont pas peu contribué à
entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire
et à populariser l’idée de l’action directe. Ainsi donc,
syndicalisme et anarchisme ont réagi l’un sur l’autre, pour le
plus grand bien de l’un et de l’autre.
C’est en France, dans les cadres de la Confédération
générale du travail, que les idées syndicalistes révolution¬
naires ont pris naissance et se sont développées. La confédé¬
ration occupe une place absolument à part dans le
mouvement ouvrier international. C’est la seule organisation
qui tout en se déclarant nettement révolutionnaire, soit sans
attaches aucunes avec les partis politiques, même les plus
avancés. Dans la plupart des autres pays que la France, la
social-démocratie joue les premiers rôles. En France, la
C.G.T. laisse loin derrière elle, par la force numérique autant
que par l’influence exercée, le Parti socialiste : elle prétend
représenter seule la classe ouvrière, et elle a repoussé
hautement toutes les avances qui lui ont été faites depuis
quelques années. L’autonomie a fait sa force et elle entend
demeurer autonome.
Cette prétention de la C.G.T., son refus de traiter avec les
partis, lui a valu de la part d’adversaires exaspérés, le
qualificatif d’anarchiste. Aucun cependant n’est plus faux.
La C.G.T., vaste groupement de syndicats et d’unions
ouvrières, n’a pas de doctrine officielle. Mais toutes les
doctrines y sont représentées et y jouissent d’une tolérance
égale. Il y a dans le comité confédéral un certain nombre
d’anarchistes; ils s’y rencontrent et y collaborent avec des

179
Le congres d'Amsterdam

socialistes dont la grande majorité - il convient de le noter


au passage - n’est pas moins hostile que ne le sont les
anarchistes à toute idée d’entente entre les syndicats et le
parti socialiste.
La structure de la C.G.T. mérite d’être connue. A la
différence de celle de tant d’autres organisations ouvrières,
elle n’est ni centralisatrice ni autoritaire. Le comité
confédéral n’est pas, comme l’imaginent les gouvernants et
les reporters des journaux bourgeois, un comité directeur,
unissant dans ses mains le législatif et l’exécutif : il est
dépourvu de toute autorité. Le C.G.T. se gouverne de bas en
haut; le syndicat n’a pas d’autre maître que lui-même; il est
libre d’agir ou de ne pas agir; aucune volonté extérieure à
lui-même n’entravera ou ne déchaînera jamais son activité.
A la base donc de la Confédération est le syndicat. Mais
celui-ci n’adhère pas directement à la Confédération; il ne
peut le faire que par l’intermédiaire de sa fédération
corporative, d’une part, de sa Bourse du travail, d’autre part.
C’est l’union des fédérations entre elles et l’union des
bourses qui constituent la Confédération.
La vie confédérale est coordonnée par le comité
confédéral formé à la fois par les délégués des bourses et par
ceux des fédérations. A côté de lui fonctionnent des
commissions prises dans son sein. Ce sont la commission du
journal (la Voix du Peuple), la commission de contrôle, aux
attributions financières, la commission des grèves et de la
grève générale.
Le congrès est, pour le règlement des affaires collectives,
le seul souverain Tout syndicat, si faible soit-il, a le droit de
s’y faire représenter par un délégué qu’il choisit lui-même.
Le budget de la Confédération est des plus modiques. Il
ne dépasse pas 30 000 francs par an. L’agitation continue
qui a abouti au large mouvement de mai 1906 pour la
conquête de la journée de 8 heures n’a pas absorbé plus de
60 000 francs. Un chiffre aussi mesquin a fait jadis, quand il
a été divulgué, l’étonnement des journalistes. Quoi ! c’est

180
Compte Rendu Analytique

avec quelques milliers de francs, que la Confédération avait


pu entretenir, durant des mois et des mois, une agitation
ouvrière intense ! - C’est que le syndicalisme français, s’il
est pauvre d’argent, est riche d’énergie, de dévouement,
d’enthousiasme, et ce sont là des richesses dont on ne risque
pas de devenir l’esclave.
Ce n’est pas sans effort ni sans longueur de temps que le
mouvement ouvrier français est devenu ce que nous le
voyons aujourd’hui. Il a passé depuis trente-cinq ans -
depuis la Commune de Paris - par de multiples phases.
L’idée de faire du prolétariat, organisé en « sociétés de
résistance, » l’agent de la révolution sociale, fut l’idée mère
l’idée fondamentale de la grande Association internationale
des travailleurs fondée à Londres en 1864. La devise de
l’Internationale était, vous vous en souvenez : L’émancipation
des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, - et
c’est encore notre devise, à nous tous, partisans de l’action
directe et adversaires du parlementarisme. Les idées
d’autonomie et de fédération si en honneur parmi nous, ont
inspiré jadis tous ceux qui dans l’Internationale se sont cabrés
devant les abus de pouvoir du conseil général et, après le
congrès de la Haye, ont adopté ouvertement le parti de
Bakounine. Bien mieux, l’idée de la grève générale elle-
même, si populaire aujourd hui, est une idée de
l’Internationale qui, la première, a compris la puissance qui
est en elle.
La défaite de la Commune déchaîna en France une
réaction terrible. Le mouvement ouvrier en fut arreté net, ses
militants ayant été assassinés ou contraints de passer à
l’étranger. Il se reconstitua pourtant, au bout de quelques
années, faible et timide tout d abord; il devait s enhardir
plus tard. Un premier congrès eut lieu à Paris en 1876 :
l’esprit pacifique des coopérateurs et des mutualistes y
domina d’un bout à l’autre. Au congrès suivant, des
socialistes élevèrent la voix; ils parlèrent d’abolition du
salariat. A Marseille (1879) enfin, les nouveaux venus

181
Le congres d'Amsterdam

triomphèrent et donnèrent au congrès un caractère socialiste


et révolutionnaire des plus marqués. Mais bientôt des
dissidences se firent jour entre socialistes d’écoles et de
tendances différentes. Au Havre, les anarchistes se retirè¬
rent, laissant malheureusement le champ libre aux partisans
des programmes minimums et de la conquête des pouvoirs.
Restés seuls, les collectivistes n’arrivèrent pas à s’entendre.
La lutte entre Guesde et Brousse déchira le parti ouvrier
naissant, pour aboutir à une scission complète.
Cependant, il arriva que ni guesdistes ni broussistes
(desquels se détachèrent plus tard les allemanistes) ne
purent bientôt plus parler au nom du prolétariat. Celui-ci,
justement indifférent aux querelles des écoles, avait reformé
ses unions, qu’il appelait, d’un nom nouveau, des syndicats.
Abandonné à lui-même, à l’abri, à cause de sa faiblesse
même, des jalousies des coteries rivales, le mouvement
syndical acquit peu à peu de la force et de la confiance. Il
grandit. La Fédération des Bourses se constitua en 1892, la
Confédération générale du travail, qui dès l’origine, eut soin
d’affirmer sa neutralité politique, en 1895. Entre temps un
congrès ouvrier de 1894 (à Nantes) avait voté le principe de
la grève générale révolutionnaire.
C’est vers cette époque que nombre d’anarchistes,
s’apercevant enfin que la philosophie ne suffit pas pour faire
la révolution, entrèrent dans un mouvement ouvrier qui
faisait naître, chez ceux qui savaient observer, les plus belles
espérances. Fernand Pelloutier fut l’homme qui incarna le
mieux, à cette époque, cette évolution des anarchistes.
Tous les congrès qui suivirent accentuèrent plus encore
le divorce entre la classe ouvrière organisée et la politique.
A Toulouse, en 1897, nos camarades Delesalle et Pouget
firent adopter les tactiques dites du boycottage et du
sabotage. En 1900, la Voix-du Peuple fut fondée, avec
Pouget pour principal rédacteur. La C.G.T., sortant de la
difficile période des débuts, attestait tous les jours davantage
sa force grandissante. Elle devenait une puissance avec

182
Compte Rendu Analytique

laquelle le gouvernement d’une part, les partis socialistes de


l’autre devaient désormais compter.
De la part du premier, soutenu par tous les socialistes
réformistes, le mouvement nouveau eut alors à subir un
terrible assaut. Millerand, devenu ministre, essaya de
gouvemementaliser les syndicats, de faire de chaque Bourse
une succursale de son ministère. Des agents à sa solde
travaillaient pour lui dans les organisations. On essaya de
corrompre les militants fidèles. Le danger était grand. Il fut
conjuré, grâce à l’entente qui intervint alors entre toutes les
fractions révolutionnaires, entre anarchistes, guesdistes et
blanquistes. Cette entente s’est maintenue, le danger passé.
La Confédération - fortifiée depuis 1902 par l’entrée dans
son sein de la Fédération des Bourses, par quoi fut réalisé
l’unité ouvrière - puise aujourd’hui sa force en elle; et c’est
de cette entente qu’est né le syndicalisme révolutionnaire, la
doctrine qui fait du syndicat l’organe, et de la grève générale
le moyen de la transformation sociale.
Mais - et j’appelle sur ce point, dont l’importance est
extrême, toute l’attention de nos camarades non français - ni
la réalisation de l’unité ouvrière, ni la coalition des révolu¬
tionnaires n’auraient pu, à elles seules, amener la C.G.T. à
son degré actuel de prospérité et d’influence, si nous
n’étions restés fidèles, dans la pratique syndicale, à ce
principe fondamental qui exclue en fait les syndicats
d’opinion : un seul syndicat par profession et par ville. La
conséquence de ce principe, c’est la neutralisation politique
du syndicat, lequel ne peut et ne doit être ni anarchiste, ni
guesdiste, ni allemaniste ni blanquiste, mais simplement
ouvrier. Au syndicat, les divergences d’opinion, souvent si
subtiles, si artificielles, passent au second plan; moyennant
quoi, l’entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts
priment les idées : or toutes les querelles entre les écoles et
les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu’ils
sont tous pareillement assujettis à la loi du salariat, n aient
des intérêts identiques. Et voilà le secret de 1 entente qui

183
Le congres d Amsterdam

s’est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et


qui lui a permis, l’année dernière, au Congrès d’Amiens,
d’affirmer fièrement qu’il se suffisait à lui-même.
Je serais gravement incomplet si je ne vous montrais les
moyens sur lesquels le syndicalisme révolutionnaire compte
pour arriver à l’émancipation de la classe ouvrière.
Ces moyens se résument en deux mots : action directe.
Qu’est-ce que l’action directe ?
Longtemps, sous l’influence des écoles socialistes et
principalement de l’école guesdiste, les ouvriers s’en
remirent à l’Etat du soin de faire aboutir leurs revendica¬
tions. Qu’on se rappelle ces cortèges de travailleurs, en tête
desquels marchaient des députés socialistes, allant porter
aux pouvoirs publics les cahiers du quatrième Etat ! - Cette
manière d’agir ayant entraîné de lourdes déceptions, on en
est venu peu à peu à penser que les ouvriers n’obtiendraient
jamais que les réformes qu’ils seraient capables d’imposer
par eux-mêmes; autrement dit, que la maxime de
l’Internationale que je citais tout à l’heure, devait être
entendue et appliquée de la manière la plus stricte.
Agir par soi-même, ne compter que sur soi-même, voilà
ce que c’est que l’action directe. Celle-ci, cela va sans dire,
revêt les formes les plus diverses.
Sa forme principale, ou mieux sa forme la plus éclatante,
c’est la grève. Arme à double tranchant, disait-on d’elle
naguère : arme solide et bien trempée, disons-nous, et qui,
maniée avec habileté par le travailleur, peut atteindre au
cœur le patronat. C’est par la grève que la masse ouvrière
entre dans la lutte de classe et se familiarise avec les notions
qui d’en dégagent; c’est par la grève qu’elle fait son
éducation révolutionnaire, qu’elle mesure sa force propre et
celle de son ennemi, le capitalisme, qu’elle prend confiance
en son pouvoir, qu’elle apprend l’audace.
Le sabotage n’a pas une valeur beaucoup moindre. On le
formule ainsi : A mauvaise paye, mauvais travail. Comme la
grève, il a été employé de tout temps, mais c’est seulement

184
Compte Rendu Analytique

depuis quelques années qu’il a acquis une signification


vraiment révolutionnaire. Les résultats produits par le
sabotage sont déjà considérables. Là où la grève s’était
montrée impuissante, il a réussi à briser la résistance
patronale. Un exemple récent est celui qui a été donné à la
suite de la grève et de la défaite des maçons parisiens en
1906 : les maçons rentrèrent aux chantiers avec la résolution
de faire au patronat une paix plus terrible pour lui que la
guerre : et, d’un accord unanime et tacite, on commença par
ralentir la production quotidienne; comme par hasard, des
sacs de plâtre ou de ciment se trouvaient gâchés, etc., etc.
Cette guerre se continue encore à l’heure actuelle et, je le
répète, les résultats ont été excellents. Non seulement le
patronat a très souvent cédé, mais de cette campagne de
plusieurs mois, l’ouvrier maçon est sorti plus conscient plus
indépendant, plus révolté.
Mais si je considère le syndicalisme dans son ensemble,
sans m’arrêter davantage à ses manifestations particulières,
quelle apologie n’en devrai-je pas faire ! - L’esprit révolu¬
tionnaire en France se mourait, s’alanguissait tout au moins,
d’année en année. Le révolutionnarisme de Guesde, par
exemple, n’était plus que verbal ou, pis encore, électoral et
parlementaire; le révolutionnarisme de Jaurès allait, lui,
beaucoup plus loin : il était tout simplement, et d’ailleurs
très franchement, ministériel et gouvernemental. Quant aux
anarchistes, leur révolutionnarisme s’était réfugié superbe¬
ment dans la tour d’ivoire de la spéculation philosophique.
Parmi tant de défaillances, par l’effet même de ces
défaillances, le syndicalisme est né; l’esprit révolutionnaire
s’est ranimé, s’est renouvelé à son contact, et la bourgeoisie,
pour la première fois depuis que la dynamite anarchiste
avait tu sa voix grandiose, la bourgeoisie a tremblé !
Eh bien, il importe que l’expérience syndicaliste du
prolétariat français profite aux prolétaires de tous les pays.
Et c’est la tâche des anarchistes de faire que cette
expérience se recommence partout où il y a une classe

185
Le congres d'Amsterdam

ouvrière un travail d’émancipation. A ce syndicalisme


d’opinion qui a produit, en Russie par exemple, des
syndicats anarchistes, en Belgique et en Allemagne, des
syndicats chrétiens et des syndicats social-démocratiques, il
appartient aux anarchistes d’opposer un syndicalisme à la
manière française, un syndicalisme neutre ou, plus exacte¬
ment, indépendant. De même qu’il n’y a qu’une classe
ouvrière, il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et
dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière, qu’un
unique syndicat. A cette condition seule, la lutte de classe -
cessant d’être entravé à tout instant par les chamailleries des
écoles ou des sectes rivales - pourra se développer dans
toute son ampleur et donner son maximum d’effet.
Le syndicalisme, a proclamé le Congrès d’Amiens en
1906, se suffit à lui-même. Cette parole, je le sais, n’a pas
toujours été très bien comprise, même des anarchistes. Que
signifie-t-elle cependant, sinon que la classe ouvrière,
devenue majeure, entend enfin se suffire à elle-même et ne
plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipa¬
tion. Quel anarchiste pourrait trouver à redire à une volonté
d’action si hautement affirmée ?
Le syndicalisme ne s’attarde pas à promettre aux
travailleurs le paradis terrestre. Il leur demande de la
conquérir, en les assurant que leur action jamais ne
demeurera tout à fait vaine. Il est une école de volonté,
d’énergie, de pensée féconde. Il ouvre à l’anarchisme, trop
longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des
espérances nouvelles. Que tous les anarchistes viennent
donc au syndicalisme; leur œuvre en sera plus féconde, leurs
coups contre le régime social plus décisifs.
Comme toute œuvre humaine, le mouvement syndical
n’est pas dénué d’imperfections et loin de les cacher, je
crois qu’il est utile de les avoir toujours présentes à l’esprit
afin de réagir contre elles.
La plus importante c’est la tendance des individus à s’en
remettre du soin de lutter à leur syndicat, à leur Fédération,

186
Compte Rendu Analytique

à la Confédération, à faire appel à la force collective alors


que leur énergie individuelle aurait suffi. Nous pouvons,
nous anarchistes, en faisant constamment appel à la volonté
de l’individu, à son initiative et à son audace réagir
vigoureusement contre cette néfaste tendance au recours
continuel, pour les petites comme pour les grandes choses,
aux forces collectives.
Le fonctionnarisme syndical, aussi, soulève de vives
critiques, qui, d’ailleurs, sont souvent justifiées. Le fait peut
se produire, et se produit, que des militants n’occupent plus
leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées, mais
parce qu’il y a là un gagne-pain assuré. Il ne faut pourtant
pas en déduire que les organisations syndicales doivent se
passer de tous permanents. Nombre d’organisations ne
peuvent s’en passer. Il y a là une nécessité dont les défauts
peuvent se corriger par un esprit de critique toujours en éveil.

DIXIEME SEANCE
Jeudi 22 août. - Séance du matin.

La séance est ouverte à 9 heures et demie. On décide que


le président restera en fonction jusqu’à la fin du Congrès.
Après la traduction en hollandais et en allemand du discours
de Monatte, Friedeberg se lève pour faire observer que tous
les grands journaux d’Europe ont publié des comptes-rendus
du Congrès anarchiste, à l’exception toutefois des journaux
social-démocratiques. Ceux-ci, le Vorwaerts en tête,
observent le plus religieux silence; sans doute leur semble-t-il
préférable d’entretenir leurs lecteurs de la farce diplomatique
qui se joue actuellement à la Haye !
MALATESTA - Loin de regretter ce silence unanime je
m’en féliciterais plutôt. Chaque fois que, dans le passé, la
presse des social-démocrates s’est occupée des anarchistes,

187
Le congres d'Amsterdam

ç’a été pour les calomnier. Maintenant, elle se tait : c’est un


progrès !
Mais MONATTE ne veut pas qu’on mette sur la même
ligne VHumanité le journal socialiste français et le
Vorwaërts, le riche et puissant « organe central » de la
social-démocratie allemande. L’Humanité est pauvre et n’a
pas de correspondant à Amsterdam. Monatte est persuadé
que c’est la seule raison de son silence de l’Humanité.
MALATESTA - Le temps s’écoule et nous sommes loin
d’avoir épuisé notre ordre du jour, d’ailleurs trop chargé. Il
nous reste à discuter encore trois questions capitales :
Syndicalisme et Anarchisme ; Grève générale économique et
grève générale politique; Antimilitarisme et Anarchisme,
sans parler de questions d’ordre secondaire. Comme il est
difficile de séparer en fait la question du syndicalisme de
celle de la grève générale, je demande que nous les
discutions ensemble afin de gagner du temps.
On décide que la question du syndicalisme et celle de la
grève générale seront fondues en une seule, sous la dénomina¬
tion de Syndicalisme et Grève générale, et que la discussion en
aura lieu dans l’après-midi.
La parole est alors donnée au compagnon NICOLAS
ROGDAEFF sur ce sujet : La Révolution russe. Rogdaëff
parle en russe et la plupart des congressistes ne le
comprenne pas. Tous cependant ont les yeux fixés sur ce
pâle jeune homme dans les yeux duquel brille une flamme
étrange. Ce qu’il dit, au reste, tout le monde le devine. Il dit
la lutte engagée par les anarchistes russes - au milieu
desquels Rogdaëff était hier encore et retournera demain -
contre le tsarisme assassin; il évoque les révoltes et les
martyres, les souffrances et les exécutions, tout l’énorme
drame qui se joue en Russie devant l’indifférence de
l’Europe19.
A ce moment, SIEGFRIED NACHT soulève un incident.
Il accuse le compagnon Croiset d’avoir remis, la veille au

188
Compte Rendu Analytique

soir, à des journalistes bourgeois d’Amsterdam des rensei¬


gnements sur la séance privée tenue dans la journée. Il
somme Croiset de s’expliquer publiquement.
Les paroles de Nacht produisent sur le Congrès une
émotion très vive. On ignore encore quels sont les rensei¬
gnements qu’a pu livrer Croiset et l’on craint qu’ils ne
soient de nature à nuire à certains délégués (particulièrement
aux allemands) à leur retour dans leur pays.
Mais Croiset se lève et demande la parole. Il est pâle. On
l’écoute en silence présenter sa défense tour à tour en
hollandais, en allemand et en français.
H. CROISET - Le fait rapporté par Nacht est matériel¬
lement exact, je le reconnais avec un profond regret. Je
mérite vos reproches et d’avance m’y soumets, à cause de
ma légèreté coupable. Seulement je tiens à protester
énergiquement contre une certaine expression employée
par Nacht. Celui-ci dit m’avoir « surpris ». On ne surprend
que celui qui se cache. Or c’est au cours de la réunion
publique d’hier soir que j’ai parlé aux journalistes. J’ajoute
que les renseignements que je leur ai transmis ne peuvent
compromettre personne parmi nos compagnons.
MALATESTA demande alors que le Congrès, tout en
déplorant la légèreté du compagnon Croiset, passe à l’ordre
du jour.
La majorité se range à l’opinion de Malatesta et adresse
un blâme à Croiset. Ajoutons qu’un certain nombre de
congressistes, dont Chapelier a été l’interprète s’est montrée
opposée à ce blâme à cause des regrets exprimés par Croiset
et du peu de mal qu’il a commis.

189
Le congres d'Amsterdam

ONZIEME SEANCE
Jeudi 29 août. - Séance de Vaprès-midi.

Dès que la séance est ouverte, EMMA GOLDMAN


donne lecture d’une résolution en faveur de la révolution
russe, proposée par le camarades Rogdaëff, Wladimir
Zabrejneff, conjointement avec Goldman, Cornélissen,
Baginsky, Peter Mougnitch, Luigi Fabbri et Malatesta. Voici
cette résolution qui fut naturellement votée à l’unanimité20 :

Considérant
a) Qu avec le développement de la révolution russe, on
remarque de plus en plus que le peuple russe - le prolétariat
des villes et des campagnes - ne sera jamais satisfait par la
conquête d’une vaine liberté politique; qu’il exige la
suppression complète de V esclavage économique et
politique et emploie les mêmes méthodes de lutte, qui,
depuis longtemps, sont déjà propagées par les anarchistes
comme les seules efficaces; qu’il n attend rien d’en haut,
mais s’efforce d’arriver à la réalisation de ses exigences
par l’action directe;
b) Que la révolution russe n’a pas seulement une
importance locale ou nationale, mais que l’avenir le plus
prochain du prolétariat international en dépend;
c) Que la bourgeoisie du vieux et du nouveau monde
s’est unie pour défendre ses privilèges afin de retarder
l’heure de son anéantissement et a fourni l’aide matérielle
et morale au plus fort soutien de la réaction - le gouverne¬
ment du tzar, qu’au détriment du peuple russe, elle soutient
avec de l’argent et des munitions;
d) Qu au moment critique elle est toujours prête à lui
apporter l’aide de ses canons et des fusils (tel est le cas des
gouvernements d’Autriche et d’Allemagne) ;
Que l’appui intellectuel se traduit par le silence complet
qu on fait sur la lutte menée par le peuple russe, ainsi que
sur toutes les brutalités de /’ autocratie.

190
Compte Rendu Analytique

Le Congrès constate : que les prolétaires de tous les pays


doivent opposer V action la plus énergique émanant de
VInternationale Anarchiste ouvrière à toutes les agressions
de VInternationale Jaune composée des capitalistes unis,
des gouvernements de toute sorte : monarchiques-constitu-
tionnels et républicains-démocratiques, par cette action ils
donneront la preuve de leur solidarité au prolétariat russe
en révolte. Dans son propre intérêt, bien compris, il doit se
refuser catégoriquement à tous les essais qui seraient
entrepris pour étouffer les grèves et insurrections en Russie.
- Jamais le prolétaire étranger en uniforme ne doit prêter la
main à une action quelconque dirigée contre son frère
russe. Si le prolétariat industriel, au moment d’une grève en
Russie, n’avait pas la possibilité de déclarer une grève
générale dans la branche correspondante, par suite des
conditions locales, il devrait alors avoir recours aux autres
moyens de lutte, au sabotage, à la destruction ou détériora¬
tion des produits envoyés à l’ennemi commun, à la destruc¬
tion des voies de communication, des chemins de fer, des
bateaux, etc.
Le Congrès recommande avec insistance à tous ceux qui
partagent son point de vue, la plus large propagande en
faveur de tous les moyens par lesquels on pourrait aider et
soutenir la Révolution russe.
On reprend alors la discussion relative à la grève
générale et au syndicalisme. Christian Comélissen prend le
premier la parole.
CHRISTIAN CORNELISSEN - Je ne crois pas que des
anarchistes puissent désapprouver en rien le discours de
Monatte. Toutefois, il faut convenir que celui-ci a trop
uniquement parlé en militant syndicaliste et que, de notre
point de vue anarchiste, son discours aurait besoin d’être
complété.
Anarchistes, c’est notre devoir de soutenir et le syndica¬
lisme et l’action directe, mais à une condition : c’est qu’ils

191
Le congres d’Amsterdam

soient révolutionnaires dans leur but, c’est qu’ils ne cessent


pas de viser à la transformation de la société actuelle en une
société communiste et libertaire.
Ne nous dissimulons pas que le syndicalisme d’une part,
l’action directe de l’autre, ne sont pas toujours et forcément
révolutionnaires. On peut les employer aussi dans un but
conservateur, voire réactionnaire. Ainsi les diamantaires
d’Amsterdam et d’Anvers ont grandement amélioré leurs
conditions de travail sans recourir aux moyens parlemen¬
taires, par le seule pratique de l’action syndicale directe. Or
que voit-on ? Les diamantaires ont fait de leur corporation
une sorte de caste fermée, autour de laquelle ils ont élevé
une vraie muraille chinoise. Ils sont restreint le nombre des
apprentis et s’opposent à ce que d’anciens diamantaires
retournent à leur métier abandonné. Nous ne pouvons
cependant approuver ces pratiques !
Elles ne sont d’ailleurs pas spéciales à la Hollande. En
Angleterre, aux Etats-Unis, les trade-unions, elles aussi,
ont largement pratiqué l’action directe. Par l’action directe,
elles ont créé à leurs adhérents une condition privilégiée;
elles empêchent les ouvriers étrangers de travailler même
lorsque ces ouvriers sont des syndiqués; composées
d’ouvriers « qualifiés », enfin, on les a vues parfois
s’opposer aux mouvements tentés par les manœuvres, les
« non-qualifiés ». Nous ne pouvons approuver cela.
De même, quand les typos de France et de Suisse
refusent de travailler avec les femmes, nous ne pouvons les
approuver. Si actuellement, une guerre menace entre les
Etats-Unis et le Japon, la faute n’en est pas aux capitalistes
et bourgeois américains; ceux-ci auraient même plus de
profit à exploiter les ouvriers japonais que les ouvriers
américains. Non, ce seraient les ouvriers américains eux-
mêmes qui auraient déchaîné la guerre en s’opposant
violemment à l’importation de la main-d’œuvre japonaise.
Il y a enfin certaines formes d’action directe que nous ne
devons pas cesser de combattre : par exemple, celles qui

192
Compte Rendu Analytique

s’opposent à l’introduction du machinisme (linotype,


élévateurs), c’est-à-dire au perfectionnement de la produc¬
tion par le perfectionnement de l’outillage.
Je me réserve de formuler ces idées dans une motion qui
dira quelles formes de syndicalisme et d’action directe
peuvent soutenir les anarchistes21.
La parole est donnée ensuite au compagnon Malatesta
qui va prononcer, en réponse à Monatte, un de ses plus
vigoureux discours. Un grand silence se fait dans la salle dès
les premiers mots du vieux révolutionnaire, dont la rude et
franche parole est unanimement aimée.

ERRICO MALATESTA - Je tiens à déclarer tout de suite


que je ne développerai ici que les parties de ma pensée sur
lesquelles je suis en désaccord avec les précédents orateurs,
et tout particulièrement avec Monatte. Agir autrement serait
vous infliger de ces répétitions oiseuses qu’on peut se
permettre dans les meetings, quand on parle pour un public
d'adversaires ou d’indifférents. Mais ici nous sommes
entres camarades, et certes aucun d’entre vous, en
m’entendant critiquer ce qu’il y a de critiquable dans le
syndicalisme, ne sera tenté de me prendre pour un ennemi
de l’organisation et de l’action des travailleurs; ou alors
celui-là me connaîtrait bien mal !
La conclusion à laquelle en est venu Monatte, c’est que
le syndicalisme est un moyen nécessaire et suffisant de
révolution sociale. En d’autres termes, Monatte a déclaré
que le syndicalisme se suffit à lui-même. Et voilà, selon moi,
une doctrine radicalement fausse. Combattre cette doctrine
sera l’objet de ce discours.
Le syndicalisme, ou plus exactement le mouvement
ouvrier (le mouvement ouvrier est un fait que personne ne
peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un
système, et nous devons éviter de les confondre) le
mouvement ouvrier, dis-je a toujours trouvé en moi un
défenseur résolu, mais non aveugle. C est que je voyais en

193
Le congres d'Amsterdam

lui un terrain particulièrement propice à notre propagande


révolutionnaire, en même temps qu’un point de contact
entre les masses et nous. Je n’ai pas besoin d’insister là-
dèssus. On me doit cette justice que je n’ai jamais été de ces
anarchistes intellectuels qui, lorsque la vieille Internationale
eut été dissoute, se sont bénévolement enfermés dans la tour
d’ivoire de la pure spéculation; que je n’ai cessé de
combattre, partout où je la rencontrais, en Italie, en France,
en Angleterre et ailleurs, cette attitude d’isolement hautain,
ni de pousser de nouveau les compagnons dans cette voie
que les syndicalistes, oubliant un passé glorieux, appellent
nouvelle, mais qu’avaient déjà entrevue et suivie, dans
l’Internationale, les premiers anarchistes.
Je veux, aujourd’hui comme hier, que les anarchistes
entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd’hui
comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan
des syndicats. Je ne demande pas des syndicats anarchistes
qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats social-
démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient,
tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe
ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de
syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats
dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement
ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinions,
des syndicats absolument neutres.
Donc je suis pour la participation la plus active possible
au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans
l’intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait
ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation
ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus
chères idées. Au syndicat, nous devons rester des
anarchistes, dans toute la force et toute l’ampleur de ce
terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen,
- le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont
offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et
même je n’en voudrais plus s’il devait nous faire perdre de

194
Compte Rendu Analytique

vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus


simplement nos autres moyens de propagande et d’agitation.
Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen
un fin, à prendre la partie pour le tout. Et c’est ainsi que,
dans l’esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndica¬
lisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de
menacer l’anarchisme dans son existence même.
Or, même s’il se corse de l’épithète bien inutile de
révolutionnaire, le syndicalisme n’est et ne sera jamais
qu’un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but
accessible - et encore ! - que l’amélioration des conditions
de travail. Je n’en chercherai d’autre preuve que celle qui
nous est offerte par les grandes unions nord-américaines.
Après s’être montrées d’un révolutionnarisme radical, aux
temps où elles étaient encore faibles, ces unions sont
devenues, à mesure qu’elles croissaient en force et en
richesse, des organisations nettement conservatrices,
uniquement occupées à faire de leurs membres des privilé¬
giés dans l’usine, l’atelier ou la mine et beaucoup moins
hostiles au capitalisme patronal qu’aux ouvriers non
organisés, à ce prolétariat en haillons flétri par la social-
démocratie ! Or ce prolétariat toujours croissant de sans-
travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt
qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne
pouvons pas l’oublier, nous autres anarchistes, et nous
devons le défendre parce qu’il est le pire des souffrants.
Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les
unions ouvrières. D’abord pour y faire de la propagande
anarchiste : ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous
d’avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes
capables de prendre en mains la direction de la production;
nous devons y aller enfin pour réagir énergiquement contre
cet état d’esprit détestable qui incline les syndicats à ne
défendre que des intérêts particuliers.
L’erreur fondamentale de Monatte et de tous les syndica¬
listes révolutionnaires provient, selon moi, d une conception

195
Le congres d'Amsterdam

beaucoup trop simpliste de la lutte de classe. C’est la


conception selon laquelle les intérêts économiques de tous
les ouvriers - de la classe ouvrière - seraient solidaires, la
conception selon laquelle il suffit que des travailleurs
prennent en mains la défense de leurs intérêts propres pour
défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat
contre le patronat.
La réalité est , selon moi, bien différente. Les ouvriers,
comme les bourgeois, comme tout le monde, subissent cette
loi de concurrence universelle qui dérive du régime de la
propriété privée et qui ne s’éteindra qu’avec celui-ci. Il n’y a
donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu’il n’y a
pas d’intérêts de classes. Au sein de la « classe » ouvrière
elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compéti¬
tion et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie
ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux
d’une autre catégorie. Et l’on voit parfois qu’économique¬
ment et moralement certains ouvriers sont beaucoup plus
près de la bourgeoisie que du prolétariat. Comélissen nous a
fourni des exemples de ce fait pris en Hollande même. Il y
en a d’autres. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que, très
souvent, dans les grèves, les ouvriers emploient la
violence... contre la police ou les patrons ? Non pas : contre
les Kroumirs 22 qui pourtant sont des exploités comme eux
et même plus disgraciés encore, tandis que les véritables
ennemis de l’ouvrier, les seuls obstacles à l’égalité sociale,
ce sont les policiers et les patrons.
Cependant , parmi les prolétaires, la solidarité morale
est possible, à défaut de la solidarité économique. Les
ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts
corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour
où une volonté commune de transformation sociale aura
fait d’eux des hommes nouveaux. La solidarité, dans la
société actuelle, ne peut être que le résultat de la
communion au sein d’un même idéal. Or c’est le rôle des
anarchistes d’éveiller les syndicats à l’idéal, en les

196
Compte Rendu Analytique

orientant peu à peu vers la révolution sociale, - au risque


de nuire à ces « avantages immédiats » dont nous les
voyons aujourd’hui si friands.
Que l’action syndicale comporte des dangers, c’est ce
qu’il ne faut plus songer à nier. Le plus grand de ces
dangers est certainement, dans l’acceptation par le militant
de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont
rémunérées. Règle générale : l’anarchiste qui accepte d’être
le fonctionnaire permanent et salarié d’un syndicat est
perdu pour la propagande, perdu pour l’anarchisme ! Il
devient désormais l’obligé de ceux qui le rétribuent et,
comme ceux-ci ne sont pas anarchistes, le fonctionnaire
salarié placé désormais entre sa conscience et son intérêt,
ou bien suivra sa conscience et perdra sa son poste, ou bien
suivra son intérêt et alors, adieu l’anarchisme !
Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un
danger qui n’est comparable qu’au parlementarisme : l’un et
l’autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il
n’y a pas loin !
Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi,
j’en accepte le principe que je propage tant que je puis
depuis des années. La grève générale m’a toujours paru un
moyen excellent pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois
gardons-nous bien de tomber dans l’illusion néfaste qu’avec
la grève générale, l’insurrection armée devient une superfé¬
tation.
On prétend qu’en arrêtant brutalement la production, les
ouvriers en quelques jours affameront la bourgeoisie qui,
crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis
concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever la
faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les
bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés,
mais les ouvriers qui n’ont que leur travail pour vivre.
La grève générale telle qu’on nous la décrit d avance est
une pure utopie. Ou bien l’ouvrier, crevant de faim après
trois jours de grève, rentrera à l’atelier, la tête basse, et nous

197
Le congres d'Amsterdam

compterons une défaite de plus. Ou bien, il voudra


s’emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il
devant lui pour l’en empêcher ? Des soldats, des gendarmes,
sifion les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien que la
question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera
l’insurrection, et la victoire restera au plus fort.
Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au
lieu de nous borner à préconiser la grève générale, comme
une panacée s’appliquant à tous les maux. Qu’on n’objecte
pas que le gouvernement est armé jusqu’aux dents et sera
toujours plus fort que les révoltés. A Barcelone, en 1902, la
troupe n’était pas nombreuse. Mais on n’était pas préparé à
la lutte armée et les ouvriers, ne comprenant pas que le
pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient
des délégués au gouverneur pour lui demander de faire
céder les patrons.
D’ailleurs la grève générale, même réduite à ce qu’elle
est réellement, est encore une de ces armes à double
tranchant qu’il ne faut employer qu’avec beaucoup de
prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de
suspension prolongée. Il faudra donc s’emparer par la force
des moyens d’approvisionnement, et cela tout de suite, sans
attendre que la grève se soit développée en insurrection.
Ce n’est donc pas tant à cesser le travail qu’il faut inviter
les ouvriers; c’est bien plutôt à le continuer pour leur propre
compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait
vite en famine générale, même si l’on avait été assez
énergiques pour s’emparer dès l’abord de tous les produits
accumulés dans les magasins. Au fond l’idée de grève
générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée :
c’est la croyance qu’avec les produits accumulés par la
bourgeoisie, i’humanité pourrait consommer, sans produire,
pendant je ne sais combien de mois ou d’années. Cette
croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de
propagande publiées il y a une vingtaine d’années : Les
Produits de la Terre et les Produits de l’Industrie 23, et ces

198
Compte Rendu Analytique

brochures ont fait, à mon avis, plus de bien que de mal. La


société actuelle n’est pas aussi riche qu’on le croit.
Kropotkine a montré quelque part qu’à supposer un brusque
arrêt de production, l’Angleterre n’aurait que pour un mois
de vivres; Londres n’en aurait que pour trois jours. Je sais
bien qu’il y a le phénomène bien connu de surproduction.
Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la
crise qui ramène bientôt l’ordre dans l’industrie. La surpro¬
duction n’est jamais que temporaire et relative.
Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les
compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier.
Aujourd’hui je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant
dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même
mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la
grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le
sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là
que des moyens. L’anarchie est le but. La révolution
anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les
intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète
de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue
économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout
moyen d’action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme,
moyen d’action excellent à raison des forces ouvrières qu’il
met à notre disposition, ne peut pas être notre unique
moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul
but qui vaille un effort : l’Anarchie !

La séance est levée à 6 h. 1/2.

DOUZIEME SEANCE
Jeudi 29 août. - Séance du soir.

La séance s’ouvre, vers neuf heures, par la traduction en


hollandais du discours de Malatesta. Puis la discussion se

199
Le congres d'Amsterdam

poursuit.
R. FRIEDEBERG - D’accord avec Malatesta sur la
question des rapports entre l’anarchisme, d’une part, le
syndicalisme et la grève générale de l’autre, j’abuserais des
instants du Congrès si je ne renonçais à la parole.
Avec Malatesta, je pense que l’anarchisme ne se propose
pas seulement l’émancipation d’une classe, si intéressante
soit-elle, mais de l’humanité tout entière, sans distinction de
classe, comme sans distinction de sexe, de nationalité, ni de
race. Faire tenir toute l’action anarchiste dans les cadres du
mouvement de la classe ouvrière, c’est donc, selon moi,
méconnaître gravement le caractère essentiel et profond de
l’anarchisme.
Je dépose sur le bureau une motion inspirée de cette idée
et la soumets à l’approbation du Congrès.
HENRI FUSS - Je tiens à affirmer à Malatesta qu’il y a
encore des anarchistes qui, pour engagés qu’ils soient dans
le mouvement ouvrier, n’en restent pas moins ouvertement
fidèles à leurs convictions. La vérité est qu’il leur est
impossible de ne voir dans le prolétariat organisé qu’un
fertile terrain de propagande. Loin donc de la considérer
comme un simple moyen, ils lui attribuent une valeur propre
et ne désirent pas être autre chose que l’avant-garde de
l’armée du travail en marche vers l’émancipation.
Nous luttons contre la bourgeoisie, c’est-à-dire contre le
capital et contre l’autorité. C’est là la lutte de classe; mais à
la différence des luttes politiques, celle-ci s’exerce
essentiellement sur le terrain économique, autour de ces
ateliers qu’il s’agira de reprendre demain. Le temps n’est
plus où la révolution consistait à mettre la main sur
quelques hôtels-de-ville et à décréter, du haut d’un balcon,
la société nouvelle. La révolution sociale à laquelle nous
marchons consistera dans l’expropriation d’une classe. Dès
lors, l’unité de combat n’est plus, comme autrefois, le
groupe d’opinion, mais le groupe professionnel, union

200
Compte Rendu Analytique

ouvrière ou syndicat. Celui-ci est l’organe le mieux


approprié à la lutte de classe. L’essentiel est de l’orienter
progressivement vers la grève générale expropriatrice, et
c’est à quoi nous convions les camarades de tous les pays.
I. I. SAMSON - Parmi les moyens d’action ouvrière que
recommandent à la fois les syndicalistes révolutionnaires et
les anarchistes, le sabotage occupe une des meilleures
places. Je tiens cependant à faire certaines réserves à son
égard. Le sabotage n’atteint pas son but; il veut nuire au
patron, il nuit avant tout à celui qui l’emploie, en même
temps qu’il indispose le public contre les travailleurs.
Nous devons tendre de toutes nos forces au perfectionne¬
ment moral de la classe ouvrière; or, j’estime que le
sabotage va contre ce but; s’il ne dégradait que l’outillage, il
n’y aurait encore que demi-mal, mais il dégrade surtout la
moralité professionnelle de l’ouvrier, et c’est pourquoi je
lui suis opposé.
BENOIT BROUCHOUX - Je suis bien loin de partager
les craintes du camarade Malatesta à l’endroit du syndica¬
lisme et du mouvement ouvrier. Comme je l’ai déjà dit,
j’appartiens à un syndicat d’ouvriers mineurs absolument
acquis aux idées et aux méthodes révolutionnaires. Ce
syndicat a soutenu des grèves énergiques et violentes dont le
souvenir n’est pas éteint; il en soutiendra d’autres, dans
l’avenir; on sait trop, dans notre syndicat, à quoi mènent les
hypocrites tactiques de conciliation et d’arbitrage que
prêchent les apôtres de la paix sociale, et nous ne croyons
plus qu’à la lutte, à la revendication violente et à la révolte.
L’évolution qui se dessine chez nous dans les milieux
ouvriers me semble donner un démenti formel aux théories
de Malatesta.
VOHRYZEK - Je compte proposer au congrès une
motion spécialement relative à la grève générale politique.
L’idée de cette grève générale gagne tous les jours du terrain
dans les pays allemands, surtout depuis que les social-

201
Le congres d'Amsterdam

démocrates l’on faite leur, croyant nuire, sans doute, à la


grève générale économique préconisée par les.anarchistes.
Les anarchistes doivent s’opposer à la propagande en
faveur d’une grève générale destinée non pas à mettre fin à
l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, mais à
sauvegarder l’institution du suffrage universel menacé par
les gouvernements ou encore à conquérir le pouvoir
politique.
Toutefois si une telle grève éclatait, le rôle des
anarchistes serait alors d’y prendre part, pour pousser
énergiquement les travailleurs dans la voie révolutionnaire
et pour imprimer au mouvement un caractère de revendica¬
tion économique.
PIERRE RAMUS - Bien que le camarade Monatte, en se
plaçant au point de vue exclusif du syndicalisme révolution¬
naire, eut justifié d’avance toutes les réserves qu’à fait
valoir ensuite Malatesta, je ne puis m’associer pleinement à
ces dernières.
Il me parait absolument nécessaire de ne jamais perdre
de vue que le syndicalisme, la grève générale, l’action
directe avec toutes ses variantes, ne peuvent être considérées
que comme des moyens d’action proprement anarchistes.
On peut dire que le syndicalisme est contenu dans
l’anarchisme; mais il serait inexact de dire que le syndica¬
lisme contient l’anarchisme.
Le mérite supérieur du syndicalisme, de l’action
syndicale, consiste essentiellement dans ce fait d’évidence
qu’il s’oppose pratiquement au parlementarisme bourgeois.
Mais de même que je ne puis regarder la grève générale
comme un succédané de la révolution sociale, de même je
ne puis admettre, à la suite des syndicalistes, que le syndica¬
lisme se suffise à lui même. L’anarchisme lui a déjà fourni
toutes ses armes de guerre; quand il en aura reçu encore une
philosophie et un idéal, alors, mais alors seulement nous
admettrons que le syndicalisme se suffit à lui-même. Il se

202
Compte Rendu Analytique

suffira à lui-même parce qu’il sera devenu - l’anarchisme !


En terminant, je dirai : Soyons anarchistes d’abord et par
dessus tout; soyons ensuite syndicalistes. Mais réciproque¬
ment, non pas !

(Il est plus de minuit quand le camarade Ramus termine


son discours. La fatigue est grande chez tous les congres¬
sistes et, peu à peu, la salle, dont l’atmosphère s’échauffe,
est devenue houleuse. On veut terminer à tout prix le débat
sur le syndicalisme et c’est en vain que Dunois demande le
renvoi au lendemain de la réplique de Monatte.)
PIERRE MONATTE - En écoutant ce soir Malatesta
adresser d’âpres critiques aux conceptions révolutionnaires
nouvelles, j’ai cru entendre résonner la voix d’un passé
lointain. A ces conceptions nouvelles dont le réalisme brutal
l’effraie, Malatesta n’a fait qu’opposer en somme, les
vieilles idées du blanquisme qui se flattait de renouveler le
monde par le moyen d’une insurrection armée triomphante.
D’autre part, on a beaucoup reproché ce soir aux
syndicalistes révolutionnaires qui sont ici de sacrifier délibé¬
rément l’anarchisme et la révolution au syndicalisme et à la
grève générale. Eh bien, je vous le déclare, notre anarchisme
vaut le vôtre et nous n’entendons pas plus que vous mettre
notre drapeau dans notre poche. Comme tout le monde ici,
l’anarchie est notre but final. Seulement, parce que les
temps sont changés, nous avons modifié aussi notre concep¬
tion du mouvement et de la révolution. Celle-ci ne peut plus
être faite au moule de Quarante-huit. Quant au syndica¬
lisme, si sa pratique a pu, en certains pays engendrer des
erreurs et des déviations, l’expérience est là qui nous
empêchera d’y retomber. Si au lieu de critiquer de haut les
vices passés, présents ou même futurs du syndicalisme, les
anarchistes se mêlaient plus intimement à son action, les
dangers que le syndicalisme peut receler, seraient à tout
jamais conjurés !
GEORGES THONAR - Quoi qu’en, ait dit Monatte, il

203
Le congres d'Amsterdam

n’y a pas ici des jeunes et des vieux, les uns défendant des
idées nouvelles, les autres de vieilles idées.. Beaucoup de
jeunes, dont je suis, se font gloire de ne pas abandonner un
pôuce des idées anarchistes, lesquelles sont à l’abri des
injures du temps.
D’ailleurs, je crois qu’entre les « jeunes » d’une part, et
les « vieux » de l’autre, il n’y a que des différences
d’appréciations, insuffisantes pour diviser en deux camps
rivaux l’armée anarchiste.

La séance est levée à 1 heure du matin.

TREIZIEME SEANCE
Vendredi 30 août. - Séance du matin.

Il est neuf heures, quand Lange, demeuré à la présidence,


déclare la séance ouverte. Le débat sur le syndicalise et la
grève générale est clos et l’on n’a plus qu’à voter sur les
différents ordres du jour en présence avant d’aborder
l’antimilitarisme. Mais le camarade Aristide Ceccarelli,
demande à dire quelques mots sur le mouvement ouvrier et
anarchiste argentin. Il a la parole.

ARISTIDE CECCARELLI - Depuis quelques années


s’est dessiné, dans l’Argentine, un fort mouvement ouvrier.
Tout un groupe de militants s’y intitulent syndicalistes. Mais
comme les syndicalistes italiens auxquels ils ressemblent
beaucoup, ils n’ont pas renoncé aux errements du parlemen¬
tarisme; et les seuls à faire, au sein de la classe ouvrière, un
travail sérieux dans le sens révolutionnaire, ce sont les
anarchistes. On peut dire que presque toutes les organisa¬
tions de la Fédéracion Obrera Régional argentine, montrent
des tendances libertaires; et nombre d’entre elles font de la
propagande anarchiste directe. Le récent congrès ouvrier

204
Compte Rendu Analytique

argentin, dit d’unification, a approuvé à une grande majorité


la proposition faite aux syndicats de contribuer à la
propagande du communisme anarchiste.
A. Ceccarelli fait ensuite un sombre tableau de la misère
des travailleurs argentins et termine en se déclarant mandaté
pour proposer aux congrès anarchiste le vote d’une résolu¬
tion destinée à entraver, dans la mesure du possible,
l’émigration européenne en un pays où, autant et plus
qu’ailleurs, le pain et la liberté font défaut.
ERRICO MALATESTA et quelques autres délégués font
alors observer que la résolution proposée par Aristide
Ceccarelli mériterait une discussion spéciale à laquelle le
congrès ne peut procéder aujourd’hui, ayant avant toute
chose à en finir avec le syndicalisme.
Sans statuer sur la question soulevée par Ceccarelli, on
décide donc de passer au vote sur les motions relatives au
syndicalisme et à la grève générale. Ces motions sont au
nombre de quatre :

10 MOTION CORNÉUSSEN-VOHRYZEK-MALATESTA 24. -

Le Congrès Anarchiste International considère les


syndicats à la fois comme des organisations de combat dans
la lutte de classe en vue de l’amélioration des conditions de
travail et comme des unions de producteurs pouvant servir à
la transformation de la société capitaliste en une société
communiste anarchiste.
Aussi le Congrès, en admettant la nécessité éventuelle de
la création de groupements syndicalistes révolutionnaires
particuliers, recommande aux camarades de soutenir les
organisations syndicales générales où ont accès tous les
ouvriers d’une même catégorie.
Mais le Congrès considère comme la tâche des
anarchistes de constituer dans ces organisations l’élément
révolutionnaire et de propager et de soutenir seulement
telles formes et manifestations d’« action directe » (grèves,

205
Le congres d'Amsterdam

boycottage, sabotage, etc.) qui portent en elles-mêmes un


caractère révolutionnaire et vont dans le sens de la transfor¬
mation de la société.
' Les anarchistes considèrent le mouvement syndicaliste et
la grève générale comme de puissants moyens révolution¬
naires, mais non comme des succédanés de la Révolution.
Ils recommandent d’autre part aux camarades, dans le
cas de la proclamation d’une grève générale en vue de la
conquête du pouvoir, de se mettre en grève, mais les invite
en même temps à exciter les syndicats sous leur influence à
faire alors entendre leurs revendications économiques.
Les anarchistes pensent que la destruction de la société
capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par
l’insurrection armée et V expropriation violente et que
l’emploi de la grève plus ou moins générale et le
mouvement syndicaliste ne doivent pas faire oublier les
moyens plus directs de lutte contre la force militaire des
gouvernements.

Cette motion qui porte, outre les signatures de ses


auteurs, celles des camarades Wilquet, Emma Goldman, de
Marmande, Rogdaëff et Knotek, est approuvée par 33 voix
contre 10.

2° MOTION R. FRIEDEBERG25 :

La lutte des classes et l’émancipation du prolétariat ne


sont pas identiques avec les idées et les aspirations de
Vanarchisme, qui tend - par dessus les aspirations
immédiates des classes - à la délivrance économique et
morale de la personnalité humaine, à un milieu exempt
d’autorité, et non pas à un pouvoir nouveau, celui de la
majorité sur la minorité.
L’anarchisme considère toutefois l’abolition de l’oppres¬
sion des classes, la suppression de la dépendance
économique de la majorité des êtres humains, comme une
étape absolument nécessaire et essentielle dans la voie vers

206
Compte Rendu Analytique

le but final. U anarchisme doit toutefois s’opposer à ce que


la lutte pour V émancipation du prolétariat se poursuive par
des moyens qui contredisent l’idée de l’anarchisme et sont
un obstacle 26 au but précis de ce mouvement. Il s’oppose,
partant, à engager cette lutte par le moyen préconisé par le
socialisme marxiste, c’est-à-dire par le parlementarisme et
par un mouvement syndical corporatif ayant uniquement en
vue l’amélioration des conditions du prolétariat, - ces deux
moyens ne pouvant que favoriser le développement d’une
nouvelle bureaucratie, d’une autorité intellectuelle patentée
ou non, et nous conduire à l’oppression de la minorité. Les
moyens anarchistes pour la suppression de F oppression de
classe ne peuvent être que ceux qui découlent directement
de l’affirmation de la personnalité individuelle : « l’action
directe » et « le non-consentement de l’individu » - c’est-à-
dire de l’individualisme actif et passif, soit d’une seule
personne, soit d’une masse pénétrée d’une volonté collec¬
tive.
Le Congrès Communiste Libertaire repousse par
conséquent la grève pour les droits politiques (Politischer
Massenstreik) dont le but est inacceptable pour
l’anarchisme, mais reconnaît dans la grève générale
économique révolutionnaire, c’est-à-dire dans le refus du
travail de tout le prolétariat comme classe, le moyen apte à
désorganiser la structure économique de la société actuelle
et à émanciper le prolétariat de l’oppression du salariat. -
Pour la réalisation de cette grève générale, la pénétration
des syndicats par l’idéal anarchique doit être considérée
comme indispensable. Un mouvement syndicaliste pénétré
de l’esprit anarchiste, peut, au moyen d’une grève générale
révolutionnaire, détruire l’oppression de classe et ouvrir la
voie au but final de l’anarchisme : l’avènement d’une
société exempte de toute autorité.

Cette motion est approuvée par 36 voix contre 6.

207
Le congres d'Amsterdam

3° MOTION DUNOIS, contresignée par Monatte, Fuss,


Nacht, Ziélinska, Fabbri, K. Walter :

. Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août


1907;
Considérant que le régime économique et juridique
actuel est caractérisé par l’exploitation et F asservissement
de la masse des producteurs, et détermine, entre ceux-ci et
les bénéficiaires du régime actuel, un antagonisme
d’intérêts absolument irréductible qui donne naissance à la
lutte de classe;
Que l’organisation syndicale, solidarisant les résistances
et les révoltes sur le terrain économique, sans préoccupa¬
tions doctrinaires, est /’ organe spécifique et fondamental de
cette lutte du prolétariat contre la bourgeoisie et toutes les
institutions bourgeoises;
Qu’il importe qu’un esprit révolutionnaire toujours plus
audacieux oriente les efforts de l’organisation syndicale
dans la voie de l’expropriation capitaliste et de la suppres¬
sion de tout pouvoir;
Que V expropriation et la prise de possession collective
des instruments et des produits du travail ne pouvait être
accomplies que par les travailleurs eux-mêmes, le syndicat
est appelé à se transformer en groupe producteur, et se
trouve être dans la société actuelle le germe vivant de la
société de demain;
Engagent les camarades de tous les pays, sans perdre de
vue que l’action anarchiste n est pas toute entière contenue
dans les limites du syndicat, à participer activement au
mouvement autonome de la classe ouvrière et à développer
dans les organisations syndicales les idées de révolte,
d’initiative individuelle et de solidarité qui sont l’essence de
F anarchisme.

Cette motion, fut approuvée par 28 voix contre 7.


Comme elle était muette sur la grève générale elle fut
complétée par la motion suivante :

208
Compte Rendu Analytique

4° MOTION NACHT-MONATTE, contresignée par


Fuss, Dunois, Fabbri, Zélinska, et Karl Walter :

Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août


1907 déclarent tenir la grève générale expropriatrice pour
un remarquable stimulant de l’organisation et de l’esprit de
révolte dans la société actuelle et pour la forme sous
laquelle peut s’accomplir F émancipation du prolétariat.
La grève générale ne peut-être confondue avec la grève
générale politique (Politischer Massenstreik) qui n’est autre
chose qu’une tentative des politiciens pour détourner la
grève générale de ses fins économiques et révolutionnaires.
Par des grèves généralisées à des localités, à des
régions, à des professions entières, on soulèvera progressi¬
vement la classe ouvrière et on l’entraînera vers la grève
générale expropriatrice qui comprendra la destruction de la
société actuelle et l’expropriation des moyens de production
et des produits.
Cette motion recueillit 25 voix et, par conséquent, fut
approuvée elle aussi.

Le lecteur s’étonnera peut-être que ces quatre motions


aient pu, malgré leurs évidentes contradictions, être toutes
adoptées. Il y a là, en effet un manquement aux usages
parlementaires, mais un manquement voulu. Il ne convenait
pas que l’opinion de la majorité étouffât ou paru étouffer
celle de la minorité. La majorité a donc pensé qu’il fallait
voter successivement, par pour et par contre, sur chacune
des motions déposées. Or toutes les quatre ont recueilli une
majorité de pour. Par conséquent toutes les quatre ont été
approuvées.27
Il semble qu’on en ait fini avec le syndicalisme et la
grève générale. Mais Emma Goldman se lève et dit qu’il
serait étrange qu’un congrès anarchiste ne se déclarât pas en
faveur du droit de révolte entendu dans son acceptation la
plus large; et elle lit la déclaration suivante que le camarade

209
Le congres d'Amsterdam

Baginsky a signée avec elle :


Le Congrès Anarchiste International se déclare en faveur
du droit de révolte de la part de /’ individu comme de la part
de la masse entière.
Le Congrès est d’avis que les actes de révolte, surtout
quand ils sont dirigés contre les représentants de F Etat et
de la ploutocratie, doivent être considérés d’un point de vue
psychologique. Ils sont les résultats de l’impression
profonde faite sur la psychologie de l’individu par la
pression terrible de notre injustice sociale.
On pourrait dire, comme règle, que seul l’esprit le plus
noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de
profondes impressions se manifestant par la révolte interne
et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte
peuvent être caractérisés comme les conséquences socio-
psychologiques d’un système insupportable; et comme tels,
ces actes, avec leurs causes et motifs doivent être compris,
plutôt que loués ou condamnés.
Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie,
l’acte de révolte - sans considérer son caractère psycholo¬
gique - sert de double but : il mine la base même de la
tyrannie et soulève Venthousiasme des timides. C’est le cas
surtout, quand l’activité terroriste est dirigée contre les
agents les plus brutaux et les plus haïs du despotisme.
Le Congrès en acceptant cette résolution, exprime son
adhésion à V acte individuel de révolte de même que sa
solidarité avec l’insurrection collective.

MALATESTA - J’accepte pour ma part la déclaration


Goldman-Baginsky. Mais étant donné qu’on ne peut la
rattacher ni à la discussion sur le syndicalisme, qui est close,
ni à la discussion sur l’antimilitarisme qui va s’ouvrir dans
un instant, je propose qu’on la considère comme une simple
déclaration de principes et non comme une motion
ordinaire, et que le congrès la vote comme telle.

210
Compte Rendu Analytique

EMMA GOLDMAN - Quelque nom qu’on donne à notre


proposition, Max Baginsky et moi tenons, avant tout, à ce
que le congrès la vote.
Mise aux voix, la déclaration Goldman-Baginsky est
approuvée à l’unanimité.

Il est près de onze heures lorsque le président déclare la


discussion ouverte sur cette question : V antimilitarisme
comme tactique de l’anarchisme.
Les rapporteurs sont les compagnons R. DE MARMANDE
et PIERRE RAMUS. Le président rappelle le vote émis à ce
sujet dans la première séance du Congrès.
R. Friedeberg demande la parole pour une motion
d’ordre.

R. FRIEDEBERG - Etant donné que l’heure tardive ne


nous permet pas une discussion approfondie de la question
antimilitariste, étant donné, d’autre part, que le Congrès
international antimilitariste a commencé ses travaux ce
matin même, dans une salle voisine, je propose que nous
joignions à lui pour discuter la question avec lui.

MALATESTA - Le temps nous manque, en effet, pour


une discussion approfondie. Il est vrai que cette discussion
n’est pas indispensable. Sur la question antimilitariste, tous
les anarchistes sont bien d’accord. Je propose donc que nous
allions au Congrès antimilitariste, mais non sans avoir au
préalable indiqué notre manière de voir dans une motion que
les rapporteurs seront chargés de défendre au Congrès
antimilitariste.
DE MARMANDE - Je me range à l’opinion exprimée
par Malatesta.
CHRISTIAN CORNÉLISSEN - Je pense au contraire
qu’il est indispensable que la discussion ait lieu tout au long
ici même. Il ne faut pas qu’après que les social-démocrates
de Stuttgart ont dénaturé T antimilitarisme, les anarchistes
négligent de prendre position sur cette question capitale.

211
Le congres d Amsterdam

MALATESTA - Je m’oppose énergiquement à cette


manière de faire. Le temps nous manque,-tandis qu’au
congrès antimilitariste où nous irons ce soir, toutes les
discussions pourront être instituées. Je demande que le
Congrès se range à l’opinion que j’ai exprimé tout à l’heure
et vote la motion que Marmande et Ramus soutiendront
devant le Congrès antimilitariste.

Voici cette motion à laquelle finalement se rallie


Comélissen :

Les anarchistes, voulant la délivrance intégrale de


l’humanité et la liberté complète des individus, sont naturel¬
lement, essentiellement, les ennemis déclarés de toute force
armée entre les mains de VEtat : armée, gendarmerie,
police, magistrature.
Ils engagent leurs camarades - et en général tous les
hommes aspirant à la liberté, à lutter selon les circons¬
tances et leur tempérament, et par tous les moyens, à la
révolte individuelle, au refus de service isolé ou collectif, à
la désobéissance passive et active et à la grève militaire -
pour la destruction radicale des instruments de domination.
Ils expriment V espoir que tous les peuples intéressés
répondront à toute déclaration de guerre par l’insurrection.
Ils déclarent penser que les anarchistes donneront
l’exemple.

Cette motion qui porte les signatures de Malatesta,


Marmande, Thonar, Cornélissen, Ramus et Domela
Nieuwenhuis, est approuvée sans discussion.

La séance est levée. Il est midi.

212
Compte Rendu Analytique

QUATORZIEME SEANCE
Vendredi 30 août. - Séance de Vaprès-midi.

Conformément aux résolutions prises, cette séance est


commune au Congrès anarchiste et au Congrès antimilita¬
riste. Celui-ci a tenu dans la matinée sa première séance,
réservée aux sections hollandaises de l’Association interna¬
tionale antimilitariste.
Les congressistes sont donc très nombreux, ainsi que le
public. Le camarade Vohryzek, délégué de la Fédération
anarchiste de Bohème, est élu président.
La parole est donné, en premier lieu, à R. de Marmande,
que le congrès anarchiste a chargé de s’exprimer en son
nom.
R. DE MARMANDE fait d’abord rapidement
l’historique du mouvement antimilitariste en France. Il
montre le rôle considérable joué par les anarchistes. Il
rappelle les poursuites de 1887 contre la Ligue des antipa¬
triotes; la condamnation qui frappa Jean Grave en 1894 pour
son livre de révolte, la Société mourante et l’anarchie. Il
signale la campagne continue, menée dans les Temps
Nouveaux et le Libertaire, contre l’armée et l’idée de patrie.
« Vraiment, dit-il, l’esprit anarchiste inspire partout l’action
antimilitariste et révolutionnaire ». Il entre ensuite dans le
détail des manifestations antimilitaristes de ces dernières
années : Manuel du Soldat, de Georges Yvetot; création de
la section française de l’A.I.A.; déclaration de Gustave
Hervé au Tivoli Vaux-Hall, en 1905; procès de VAffiche
Rouge et condamnation des signataires, affiche des douze,
etc. Depuis lors des poursuites judiciaires n’ont cessé d’être
exercées, suivies pour la plupart de condamnations féroces.
L’antimilitarisme reste en France à l’ordre du jour.
Avant de terminer, Marmande indique que la forme de le
propagande a changé. Le rôle de l’A.I.A. semble terminé, en
France du moins; les sections, formées en majeure partie

213
Le congres d'Amsterdam

d’anarchistes, reprennent leur autonomie. Le programme de


l’A.I.A. contenait un certain particularisme qui devait être
assez tôt épuisé. L’antimilitarisme n’est pas une doctrine. Il
y a des conceptions anarchistes où trouve place tout naturel¬
lement l’antimilitarisme. L’anarchisme a lancé, semé à la
volée et fait germer partout la révolte.
Marmande, en terminant, lit la motion antimilitariste
approuvée dans la matinée par le Congrès anarchiste, et
propose que le Congrès antimilitariste la vote à son tour.
A l’unanimité, le Congrès adopte cette motion, dont le
texte a été donné plus haut.
Prennent ensuite la parole les délégués suivants :
Friedeberg, Rogdaëff, Domela Nieuwenhuis, Croiset, Pierre
Ramus, Emma Goldman, la citoyenne Sorgue. Luigi Fabbri,
délégué des sections italiennes de l’A,I.A. et du journal
antimilitariste La Pace, expose l’état de l’antimilitarisme
italien, dont parle également la citoyenne Sorgue.

QUINZIEME SEANCE
Vendredi 30 août. - Séance du soir.

Il est près de neuf heures quand le président déclare


ouverte la séance. Les congressistes sont en petit nombre.
C’est que beaucoup d’entre eux assistent à la troisième et
dernière séance publique du Congrès antimilitariste.
D’autres sont retenus, dans une petite salle voisine, à une
réunion privée des syndicalistes révolutionnaires.
L’ordre du jour appelle la discussion sur la question
suivante : Alcoolisme et Anarchisme, dont le rapporteur est
le professeur J. VAN REES.
Celui-ci a fait, sur la question, un rapport assez bref. Il y
combat l’alcool non seulement dans ses abus, mais aussi
dans son usage modéré, et s’élève, avec une conviction

214
Compte Rendu Analytique

profonde, contre l’usage des boissons « hygiéniques » elles-


mêmes.
On décide de renvoyer la discussion à la séance du
lendemain soir et d’entendre immédiatement le camarade
Samson faire son rapport sur l’Association de production et
l’anarchisme.
I.I. SAMSON a la parole. Il se déclare favorable à la
coopération de production et aux « colonies libertaires »,
non seulement parce qu’elles offrent des images réduites de
cet état social sans autorité ni propriété auquel aspirent les
anarchistes, mais aussi parce que, au sein même de la
société présente, elles peuvent contribuer efficacement à
l’effort des travailleurs en vue de l’émancipation. La
coopération de production, habilement maniée, peut devenir
une arme de lutte, et c’est à quoi les syndicats pourraient dès
aujourd’hui songer.
La discussion du rapport de Samson est renvoyée au
lendemain, et la séance est levée de bonne heure.

SEIZIEME SEANCE
Samedi 31 août. - Séance du matin.

Cette séance, somme celle de l’après-midi du mercredi,


est privée. On doit y prendre un certain nombre de mesures
relatives au fonctionnement du futur Bureau anarchiste
international.
Le camarade R. LANGE, auquel le congrès est redevable
pour beaucoup du bon ordre qui a régné dans toutes ses
séances, est, à cause de son état de fatigue, relevé de ses
fonctions. Il est remplacé à la présidence par E.
MALATESTA.
HENRI BEYLIE et BENOIT BROUTCHOUX
proposent à l’adoption du Congrès l’ordre du jour suivant :

215
Le congres d'Amsterdam

Le Congrès constate que le gouvernement républicain


agit vis-à-vis des travailleurs comme tous les gouverne¬
ments n’ ont cessé de le faire;
• Envoie ses salutations fraternelles aux camarades Yvetot,
Marck, Lévy, Bousquet, Torton, Lorulot, Berthet, Clémentine
Delmotte, Gabrielle Petit; aux douze antimilitaristes actuel¬
lement détenus à Paris et à tous les camarades qui sont
dans les geôles républicaines.
Le Congrès adresse en même temps ses chaleureuses
salutations à tous les défenseurs de la liberté qui sont dans
les forteresses du capitalisme mondial, -
Et invite le Bureau International à défendre et à soutenir
tous nos amis emprisonnés comme un des premiers actes de
ses travaux.

Cet ordre du jour est adopté à l’unanimité.

La discussion relative au Bureau International commence


ensuite. Elle est assez confuse et le compte rendu en serait
malaisé. La plupart des congressistes participent à cette
discussion qui ne prend fin qu’à midi.
Il s’agit de décider où le Bureau aura son siège.
Quelques délégués tout d’abord proposent Paris ou Genève,
mais ces propositions, vivement combattues par d’autres
camarades, sont abandonnées; Bruxelles et Amsterdam
n’ont pas plus de succès et l’on se met d’accord sur
Londres, centre essentiellement international où résident des
militants de tous les pays.
Reste à choisir les cinq membres du Bureau. Une liste
circule, sur laquelle figurent les noms de : ERRICO
MALATESTA, (malgré ses protestations) RUDOLF
ROCKER, A. SCHAPIRO, JOHN TURNER (absent) et
JEAN WILQUET.
Ces cinq camarades sont élus, Malatesta en tête avec 53
suffrages. Malatesta est Italien; Rocker et Wilquet sont
allemands : Schapiro est Russe : Turner est Anglais.
Sur la proposition de Malatesta, le Congrès charge le

216
Compte Rendu Analytique

Bureau International d’engager, dans tous les pays


d’Occident où il aura des relations, une action simultanée en
faveur du camarade belge Edouard Jooris, condamné à mort
par les tribunaux turcs pour participation à un attentat contre
le Sultan (21 juillet 1905)28.
Avant de lever la séance, un délégué demande qu’on fixe
la date et le lieu du prochain Congrès. Un échange de vues à
lieu à cet effet. On décide qu’un nouveau congrès aura lieu
dans deux ans et on laisse au Bureau International le soin
d’en fixer le lieu et la date exacte, d’accord avec les fédéra¬
tions et groupements adhérents.

On se sépare à midi et demi.

DIX-SEPTIEME ET DERNIERE SEANCE


Samedi 31 août. - Séance de l’après-midi.

Cette séance, la dernière du Congrès, se tient, par


exception, dans une salle du premier étage. Les délégués
sont nombreux, autant, sinon plus, qu au premier jour, mais
on sent une lassitude générale, - la lassitude de toutes les
fins de Congrès. Cependant l’ordre du jour n’est pas épuisé,
mais tout le monde est d’accord pour en finir au plus vite.
La présidence est conférée à EMMA GOLDMAN.
L’Education intégrale de l’Enfance est le premier point
porté à l’ordre du jour de la séance. Le rapporteur en est
LÉON CLÉMENT, de Paris, mais celui-ci est absent, et
c’est le camarade DE MARMANDE qui se charge de
résumer à grands traits l’intéressant rapport envoyé par
Léon Clément.
L’idée générale de ce rapport est que, les ouvriers étant
plus aptes que personne à déterminer le caractère de
l’éducation à donner à leurs enfants, le soin de l’éducation
revient essentiellement aux syndicats ou mieux aux Bourses

217
Le congres d'Amsterdam

du travail et Unions ouvrières.


Tout le monde est d’accord pour approuver une telle idée
et pour souhaiter que le rapport de Léon Clément soit publié 29
et répandu; mais aucune résolution n’est prise à son sujet.
PIERRE RAMUS renonce, à cause du manque de temps
à faire entendre le rapport qu’il a préparé sur cette question :
La littérature moderne et l’Anarchisme, et le camarade. G.
RIJNDERS, qui devait parler sur Anarchisme et Religion,
renonce lui aussi à la parole.

Sur la question de l’Alcoolisme, le Prof. J. VAN REES


apporte la motion suivante30 :

1. L’Alcoolisme est un ensemble de phénomènes sociaux


caractérisés par l’assujettissement des hommes aux
boissons alcooliques.
2. Tandis que l’usage immodéré de la boisson avec ses
suites funeste est censé constituer T alcoolisme, l’usage
modéré de la boisson n’ en constitue pas moins un
phénomène spécial d’alcoolisme.
3. Cet alcoolisme général, suite de T alcoolisme modéré
qui affecte spécialement notre jugement à l’égard de
T habitude de boire modérément, est beaucoup plus
dangereux et beaucoup plus inguérissable que l’intempé¬
rance ordinaire.
4. L’alcoolisme, menaçant surtout le niveau déjà acquis
par V humanité, aussi bien que la race future, il est
nécessaire d’en finir avec les habitudes de boire, pour tout
homme d’esprit et de cœur.
5. L’anarchisme veut dire cette conception de vie qui a
rompu avec la croyance en la nécessité d’une autorité
extérieure pour tous les hommes normaux.
6. L’influence qu ont les habitudes « alcooliques » sur
les idées et sur la manière de vivre des individus, exerce
précisément une de ces autorités extérieures que les
anarchistes désapprouvent.
7. Ainsi /’alcoolisme (outre qu’il est un des plus grands

218
Compte Rendu Analytique

fléaux de l’humanité entière) est encore au plus haut point


autoritaire, et par conséquent contraire à l’idée anarchiste
qui réclame /’affranchissement de l’esprit et de la
conscience, de toute autorité extérieure.
8. Les anarchistes, ennemis de toute mesure législative,
sont encore, plus que les autres socialistes, tenus de
combattre V alcoolisme par des moyens purement indivi¬
duels.
9. La propagation de toute idée socialiste et anarchiste
est énormément entravée par l’alcoolisation immodérée ou
modérée.
10. La société future anarchiste sera ennemie des
boissons intoxicantes, ou elle ne sera pas.
Cette motion est complétée par l’adjonction suivante,
proposée par E. CHAPELIER et acceptée par J. VAN
REES.
1. L’alcoolisme est, à cause de la démoralisation qu’il
provoque, un des plus puissants soutiens de la société
capitaliste.
2. Les gouvernements sont incapables de combattre
l’alcoolisme et sont du reste intéressés à l’entretenir, car
c’est grâce à lui qu’ils peuvent équilibrer leur budget.

Cette motion ne fut pas mise aux voix, la presque


unanimité des congressistes s’y étant montrée nettement
opposée. Malatesta a donné les raisons de cette opposition :
« On avait proposé, a-t-il écrit, 31 une résolution contre
l’alcoolisme, mais on passa à l’ordre du jour. Personne
certainement n’aurait hésité à acclamer une résolution
contre l’abus de boissons alcooliques, quoique peut-être
avec la conviction que cela ne servait à rien; mais la résolu¬
tion proposée condamnait même l’usage modéré, qu’on
considérait plus dangereux que l’abus. Cela nous parut trop
fort; dans tous les cas, on pense que c’est un argument qui
devrait plutôt être discuté par les médecins..., en admettant

219
Le congres d'Amsterdam

qu’ils en sachent quelque chose. »


L’ordre du jour appelle ensuite la discussion sur ce sujet :
L’anarchisme comme vie et comme activité individuelle. (E.
ARMAND et MAURICIUS, de Paris, rapporteurs.)
Mais les deux rapporteurs sont absents et l’on passe
outre, personne n’ayant demandé à traiter la question.
Sur la question de l’association de production, l’un des
rapporteurs, I.I. SAMSON a été entendu la veille; l’autre,
EMILE CHAPELIER, imitant l’exemple précédemment
donné par Ramus et Rijnders, renonce à prendre la parole.
Mais le congrès est en présence d’une résolution de
Samson dont voici le texte32 :

Le Congrès international anarchiste d’Amsterdam est


d’avis que l’association de production, soit isolément soit de
concert avec le mouvement syndical révolutionnaire, est
compatible avec l’idéal anarchiste et peut lui venir en aide.
Il serait avantageux qu avant et après la grève générale,
un grand nombre de sociétés de production, pussent venir
en aide, fortes de leur expérience, à toute la classe ouvrière
émancipée, en organisant la production et l’échange sur une
base nettement anti-capitaliste et anti-parasitaire.
De même le congrès est d’avis que dans les circons¬
tances actuelles, le mouvement syndical révolutionnaire,
ainsi que toute la classe ouvrière, peut tirer profit de la
pratique des sociétés de production.

Mais ici encore, le congrès refuse de passer au vote. La


question soulevée par la résolution Samson n’est pas de
celles qu’on peut résoudre en quelques minutes; or le temps
matériel manque pour l’examiner sous toutes les faces;
mieux vaut donc la laisser en suspens jusqu’à un congrès
prochain.
On aborde enfin la question dernière : /’Espéranto. Le
camarade CHAPELIER a apporté sur cette question un
volumineux rapport, mais il se borne à demander l’adoption

220
Compte Rendu Analytique

de la résolution suivante qu’ont signé avec lui Malatesta et


Rogdaëff33 :
Le Congrès Communiste-Anarchiste International
d’Amsterdam, considérant :
1. que la multiplicité des langues constitue des frontières
intellectuelles et morales et par suite une entrave à la
propagation des idées révolutionnaires;
2. qu au cours même de ses débats, il a été constaté que
les difficultés et les inexactitudes fatales de traduction nous
ont fait perdre au moins les trois quarts de notre temps;
3. que l’emploi d’une langue commune faciliterait
V échange des communications de l’INTERNATIONALE
LIBERTAIRE;
4. qu’aucune langue vivante ne réunit les conditions
nécessaires de neutralité, de facilité et de souplesse;
5. que de toutes les langues artificielles, l’Espéranto est
la seule qui soit sérieusement employée et qui semble être
appelée au succès;
Emet le vœu que tous les anarchistes ou tout au moins les
militants étudient l’Espéranto et que dans un avenir
prochain nos congrès internationaux puissent se faire en
langue internationale.
AMEDEE DUNOIS, soutenu par HENRI FUSS, se
déclare hostile à cette résolution. « Nous ne sommes
qualifiés, ni les uns ni les autres, dit-il, pour juger de la
valeur de l’Espéranto. Nous ne sommes point des linguistes.
» - Et il propose que le congrès se borne à conseiller à tous
les camarades l’étude et la pratique d au moins une langue
vivante.
E. CHAPELIER - S’il en est ainsi, je demande que le
Congrès entende la lecture de mon rapport où j ai réuni tous
les arguments qui militent en faveur de 1 Espéranto. Ces
arguments n’ont rien d inaccessible et peuvent etre compris
par tout le monde. Les nombreux groupes d’espérantistes

221
Le congres d'Amsterdam

qui m’ont délégué ici ne comprendraient pas qu’un Congrès


anarchiste, dont tous les membres se disent internationa¬
listes, se refusât à m’entendre.
E. MALATESTA- Cependant on ne peut demander au
Congrès de voter une motion qui n’a pas été préalablement
discutée et sur laquelle tous ne sont pas d’accord. Or le
temps manque et je crois qu’il serait préférable de voter une
résolution se bornant à recommander aux camarades
d’étudier le problème d’une langue internationale.
Et l’on met aux voix l’ordre du jour suivant qui est
adopté sans difficulté :

Le Congrès, tout en reconnaissant l’utilité d’un mode


international de communication, se déclare incompétent
pour juger de la langue internationale proposée
(Espéranto).
Le Congrès émet le vœu que les camarades pouvant s’en
occuper, étudient le problème d’une langue internationale.

La camarade Emma Goldman, présidente, déclare alors


que l’ordre du jour est épuisé et que le Congrès a terminé
ses travaux. Et elle invite le vaillant doyen 34 Errico
Malatesta à prononcer quelques paroles de clôture.

MALATESTA se lève et d’une voix pénétrante et forte,


prononce le discours suivant :

Compagnons, notre Congrès est terminé. Les journaux


bourgeois de toutes les couleurs avaient annoncé au monde
que ce premier Congrès international se passerait dans le
tumulte, le trouble et l’incohérence. Certains camarades
eux-mêmes avaient prédit qu’il n’aboutirait logiquement
au’à jeter dans nos rangs un peu plus de discorde.
L’événement a démenti tous ces prophètes. Malgré
l’insuffisance de préparation matérielle, imputable à notre
seule pauvreté, malgré la difficulté qu’il y avait à s’entendre
entre délégués de langue et d’origine différentes, ce premier
Congrès a admirablement réussi. Il n’a pas seulement ruiné

222
Compte Rendu Analytique

de fond en comble les espérances perfides de tous ses


adversaires; je puis dire qu’il a dépassé les plus optimistes
espérances de ses partisans.
Loin de provoquer une scission dans le camp anarchiste,
il a ouvert la voie qui mène à l’union féconde; il d exhorté
les compagnons qui luttaient isolément jusqu’ici, à se
donner la main par-dessus les frontières pour marcher tous
ensemble vers l’avenir anarchiste. Sans doute, des
divergences de vues se sont manifestées entre nous; elles
n’affectaient pourtant que des points secondaires.. Tous,
nous nous sommes trouvés d’accord dans l’affirmation des
principes essentiels.
Et pouvait-il en être autrement ? Ne voulons-nous pas
tous, d’un même élan de tout notre être, la délivrance de
l’humanité, la destruction complète du Capitalisme et de
l’Etat, - la Révolution sociale ?
Notre premier Congrès portera ses fruits, si tous ceux
qui sont ici, une fois rentrés dans leur pays, voient moins le
travail accompli que celui qui reste à accomplir, si tous
nous nous remettons à la propagande et à T organisation
avec plus que jamais de confiance et d’énergie. A l’œuvre,
compagnons !
Une salve d’applaudissements accueille ces paroles
vibrantes. L’enthousiasme est à son comble. La joie éclaire
les visages. Alors un camarade entonne Y Internationale.
Debout ! les damnés de la terre !
Debout ! les forçats de la faim !
Tous accompagnent le chanteur. L’hymne révolutionnaire
français a vraiment conquis l’universalité. Partout où des
hommes, anarchistes ou socialistes, luttent contre 1 iniquité
sociale et rêvent de délivrance humaine, Y Internationale est
devenue le refrain de guerre qui retentit sur les champs de
grève, dans les meetings ou les congrès.
C’est fini. La salle se vide peu ^ peu. Les mains

223
Le congres d'Amsterdam

s’étreignent; des adieux, des au-revoir plutôt, s’échangent,


car si la plupart des congressistes ne quittent Amsterdam
que dans la journée de demain, il en est qui doivent prendre
les trains du soir et de la nuit.

A 9 heures, dans la grande salle du premier étage du


Plancius, a lieu le dernier meeting populaire. La salle est
pleine de ce public remarquablement attentif et calme qu’est
le public hollandais. Tour à tour Cornélissen, Broutchoux,
Monatte, Ramus, Chapelier, Samson, Mougnitch, Sepp
Oerter, Fraubose et Ludwig prennent la parole. Une même
pensée se retrouve dans leurs discours à tous : c’est que le
Congrès d’Amsterdam laissera dans le monde révolution¬
naire une impression durable et que l’anarchisme interna¬
tional en sortira grandi et fortifié.

224
APPENDICE

DEUX REUNIONS SYNDICALISTES

Sur les deux réunions strictement privées où se rencon¬


trèrent les syndicalistes révolutionnaires venus au Congrès
d’Amsterdam, nous trouvons quelques renseignements assez
précis dans l’article suivant publié par LA VOIX DU
PEUPLE, de Lausanne, (2e année, N°40, 5 octobre 1907)
sous ce titre : Le Bureau International de Presse :

La nécessité d’une entente entre les groupements


ouvriers dès maintenant acquis aux principes du syndica¬
lisme révolutionnaire et aux méthodes de l’action directe,
préoccupe en plus d’un pays plus d’un militant. - On sait
que le Secrétariat international ouvrier, dont le siège est
quelque part en Allemagne, s’est signalé jusqu’à ce jour
bien plus par son antipathie déclarée à l’égard des idées
révolutionnaires que par sa réelle activité pratique. Ses
démêlés avec la Confédération générale du travail sont
encore dans toutes les mémoires. Issus du refus du
Secrétariat d’inscrire à l’ordre du jour des deux dernières
conférences des questions aussi considérables que celles de
la grève générale et de l’antimilitarisme, ces démêlés, firent
au congrès d’Amiens, l’objet d’un débat retentissant, et l’on
peut prévoir qu’ils aboutiront avant longtemps à quelque
rupture éclatante dont la responsabilité incombera sans
partage au Secrétariat international.
Cependant le syndicalisme révolutionnaire fait dans tous
les pays des progrès incessants. Partout où il apparaît, on
peut dire qu’un nouveau mouvement ouvrier commence,
lequel n’a rien de commun avec l’ancien. Pourquoi donc les
organisations où le syndicalisme révolutionnaire a

225
Le congres d'Amsterdam

aujourd’hui cause gagnée ne s’uniraient-elles pas entre elles


sans s’occuper des retardataires ?
. Cette question, le National Arbeiders-Sekretariat in
Nederland (Secrétariat national des travailleurs de
Hollande) se l’est posée le premier, et il a voulu profiter de
la venue au congrès anarchiste d’Amsterdam d’un grand
nombre de syndicalistes déterminés pour étudier avec eux
les moyens de réaliser à brève échéance l’union internatio¬
nale des organisations ouvrières qui se donnent pour but
l’abolition du salariat et pour moyen la grève générale. Sur
son initiative, deux réunions strictement privées, auxquelles
ces militants avaient été convoqués, eurent lieu à
Amsterdam même, l’une le 27 août, l’autre le 30.
Assistaient à ces deux réunions : les camarades Fritz
Kater, président de l’Union libre des syndicats allemands
qui était venu spécialement dans ce but de Berlin; Karl
Vohryzek et L. Knotek, qui avaient mandat de la Fédération
des ouvriers tchèques de tous les métiers de prendre langue
avec le plus grand nombre possible de militants ouvriers en
vue d’une entente immédiate; Pierre Monatte, de la
Confédération générale du Travail; Benoît Broutchoux, des
Mineurs du Pas-de-Calais; Henri Fuss-Amoré de la
Fédération du Travail de Liège; Karl Walter pour la toute
récente Industrial Union of Direct Actionnists d’Angleterre;
et des militants anarchistes-syndicalistes tels que Christian
Cornélissen, de Hollande, Ziélinska de Paris; Dr R.
Friedeberg, d’Allemagne; Luigi Fabbri d’Italie; Ceccarelli,
d’Argentine, etc.
Nous entendîmes, le premier soir, des rapports d’un très
vif intérêt sur l’état du mouvement ouvrier dans les diverses
nations européennes. Fritz Kater, notamment, nous fit
connaître la situation actuelle de l’Union libre des syndicats
allemands qui, pour ne s’être pas docilement aplatie sous la
férule des politiciens social-démocrates, s’est vu refuser
l’accès du Secrétariat international ouvrier. Monatte exposa,
avec sa netteté coutumière, l’origine et les péripéties du

226
Compte Rendu Analytique

différend survenu entre le Secrétariat et la G.G.T. Fabbri


indiqua ce qu’il faut entendre par syndicalisme révolution¬
naire en Italie : ce syndicalisme n’est pas, ainsi que
beaucoup l’imaginent un mouvement ouvrier autonome,
mais un simple courant idéologique au sein du Parti
socialiste.
Le sentiment unanime des militants qui se trouvaient, ce
soir-là, au National Arbeiders-Secrétariat, fut que l’institu¬
tion d’un nouveau bureau international était, dans les
circonstances actuelles, d’une évidente nécessité. Pourtant,
aucun de nous, sauf Kater et les Tchèques, n’étant mandaté
à cet effet, nous ne pouvions prendre de résolution effective.
Nous nous engageâmes seulement à faire parvenir au plus
tôt au National Arbeiders-Secrétariat un rapport sur la
situation du mouvement ouvrier et, plus particulièrement, du
syndicalisme révolutionnaire, dans nos contrées respectives;
une brochure en sera faite en trois langues et, de plus, les
rapports, au fur et à mesure de leur réception seront publiés
en hollandais dans le Volksdagblad, quotidien d’Amsterdam
des plus favorables à nos idées.

Ce n’est pas tout. On a maintes fois déploré l’ignorance


où sont les uns des autres les divers mouvements ouvriers.
Qu’un lock-out surgisse à Berlin, qu’une grève éclate à
Anvers ou à Belfast, c’est généralement aux dépêches
inexactes, mensongères ou obscures des agences et des
journaux bourgeois qu’il nous faut recourir pour être rensei¬
gnés. Pourquoi les travailleurs organisés ne créeraient-ils
pas, à leur usage collectif, une sorte d’office international de
renseignements ? La proposition en fut précisément faite à
notre seconde réunion par quelques camarades et reçut de
tous les autres un chaleureux accueil.
Voici donc ce qui fut décidé : les journaux ouvriers de
tous les pays seront centralisés et dépouillés en un Bureau
international de presse, dont notre ami Christian
Cornélissen, le révolutionnaire hollandais bien connu, a

227
Le congres d'Amsterdam

assumé la direction. Le Bureau en extraira tous les rensei¬


gnements d’un intérêt général et ces renseignements
formeront la matière d’un bulletin hebdomadaire qui sera
envoyé à tous les centres et journaux corporatifs affiliés au
Bureau. L’Union libre des syndicats allemands, la
Fédération tchèque de tous les métiers et le Secrétariat
national hollandais couvriront les premiers frais de la
publication de ce bulletin.

Telles sont les résolutions que prirent à Amsterdam, dans


l’intérêt du syndicalisme révolutionnaire, un certain nombre
de militants « anarchistes ». Il y a loin de ces résolutions-là -
qu’il me soit permis d’en faire la remarque - à celles des
social-démocrates de Stuttgart. Pas une seule fois, tant au
cours des deux réunions privées dont je viens de rapporter
les résultats qu’au cours des séances du congrès anarchiste,
il ne fut parmi nous question de mettre la main sur les
organisations ouvrières. Après comme avant le congrès
d’Amsterdam, celles-ci trouveront en nous des collabora¬
teurs, les plus assidus et les plus énergiques, sans aucune
arrière-pensée de domination.
Il me reste à formuler l’espoir que le congrès des Unions
ouvrières romandes portera à son ordre du jour la question
de leur participation aux frais du Bureau de presse nouvelle¬
ment créé, ainsi que la création d’une entente permanente
entre les organisations ouvrières révolutionnaires du monde
entier.
Pour le succès de nos luttes futures, gardons-nous
d’oublier que notre internationalisme théorique et
sentimental n’effrayera les gouvernements que lorsqu’il se
doublera d’un internationalisme pratique, destiné à
maintenir entre les prolétaires de tous les pays qu’écrase
tous, indifféremment, la « grande roue » du capitalisme, les
liens de la plus étroite solidarité. - AMEDEE DUNOIS.

228
NOTES

1. Eugène FOURNIÈRE, La Crise socialiste, p. 41-42


2. Novembre 1880.
3. Dans un article de l’Echo de Paris de juillet 1896.
4. Jean Grave et Malasteta y représentaient les métallurgistes d’Amiens; Emile
Pouget, alors directeur du Père Peinard, les métallurgistes de Beauvais et les
ardoisiers de Trélazé; Tortellier, les menuisiers de la Seine; Guérineau, les
polisseurs sur métaux de Paris, etc, etc.
5. Faute de fonds, cinq numéros seulement furent publiés, d’octobre 1906 à
août 1907.
6. Pendant la durée du congrès de Zurich (1893) les révolutionnaires et
anarchistes s’étaient retrouvés chaque soir au Plattengaren pour y tenir des
conférences qui furent très remarquées. Il en fut de même en 1896 à Londres (au St
Martin’s Town-Hall), où les anarchistes, après leur exclusion du congrès, et les
révolutionnaires qui s’étaient joints à eux, tinrent plusieurs séances spéciales -
Mais quel qu’en ait été l’intérêt, ni les conférences de Zurich ni celles de Londres
n’ont droit au nom de congrès. Quant au congrès de Paris, il fut interdit. Le
congrès d’Amsterdam fut donc bien vraiment le premier congrès anarchiste
international et non pas le quatrième.
7. AMEDEE DUNOIS : Le congrès d’Amsterdam et l'Anarchisme (Pages
libres, n°360, 23 novembre 1907.)
8. Thonar a fait reparaître tout récemment VInsurgé.
9. Ce journal est effectivement paru sous le nom de Wohlsand fur Aile.
10. L’Arbeiteur Freund est dirigé par Rocker depuis 1898
U. « Lorsque dans le courant de mars, nous formâmes à Paris un groupe
d’études en vue du congrès d’Amsterdam, un de nos premiers soins fut de
demander qu’on inscrivît, à l’ordre du jour les questions du syndicalisme et de la
grève générale avant celle de l’organisation. Nous voulions faire comprendre par là
que nous attribuions aux syndicats, organes essentiels du mouvement ouvrier, plus
d’importance encore qu’aux groupes anarchistes. Les camarades hollandais firent
droit à notre demande, et c’est ainsi que le syndicalisme et la grève générale figurè¬
rent en tête de l’ordre du jour du congrès. Mais des raisons de pure opportunité
inclinèrent le congrès à discuter en premier lieu la question de l’organisation. »
(A. DUNOIS, le Reveil de Genève, n° 212).
12. Turner, retenu contre toute attente par une conférence syndicale, ne put
venir à Amsterdam.
13. Le texte de cette motion a été quelque peu altéré dans l’édition française

229
Le congres d'Amsterdam

des Résolutions approuvées par le congrès anarchiste tenu à Amsterdam. Nous le


donnons ici tel qu’il fut rédigé et voté.
14. La proposition soulignée résume l’amendement d’Emma Goldman.
15. Même observation que pour la motion Dunois.
.
16 Nous donnons le texte publié officiellement par le Bureau International. Il
pst suivi dans la brochure éditée par celui-ci d’un alinéa qui n’a pas été, croyons-
nous, soumis au Congrès : « Que de chaque publication (journaux et brochures) il
soit envoyé trois exemplaires au bureau international (archives) qui s’en servira au
besoin pour les mettre à la disposition des groupes ou des individualités qui en
auraient besoin à titre de document. »
17. Traduit sur le texte italien publié par Luigi Fabbri dans le Pensiero, de
Rome.
.
18 Voici comment notre ami Malatesta qu’on peut considérer comme le plus
ancien champion de l’organisation et de l’action collective a jugé dans les Temps
Nouveaux, de Paris, (28 septembre 1907) l’institution de l’Internationale : « Ce
n’est en réalité qu’un lien moral, une affirmation du désir de solidarité et de luttes
communes. Mais c’est aussi ce qui importe le plus. »
« Comme organe matériel, on a nommé un bureau de correspondance pour
faciliter les relations entre les adhérents et constituer les archives du mouvement
anarchiste qui resteront à la disposition des camarades. Mais cela n’a, selon moi,
qu’une importance moindre. »
« L’important, je le répète, c’est le désir de lutter ensemble et l’intention de se
tenir en relation pour n’avoir pas à se chercher quand il arrive le moment d’agir,
avec le risque que le moment passe avant qu’on se soit trouvés. »
.
19 Le rapport de Rogdaëff a été publié par les Temps Nouveaux (13e année,
nos 20 à 23), ainsi qu’un rapport de W. Zabrejnew intitulé Les Prédicateurs de
T anarchisme individuel en Russie et dont, faute de temps,le congrès n’entendit pas
la lecture (Temps Nouveaux, id. nos 24-27).
.
20 Le texte est celui qu’a publié le Bureau international. Toutefois nous
avons cru devoir lui faire subir quelques corrections grammaticales.
.
21 Voir les trois premiers paragraphes de la résolution Cornélissen -
Vohryzek - Malatesta
.
22 En Italie et en Suisse, on appelle ainsi les jaunes, ceux qui travaillent en
temps de grève.
23. Genève, 1885, et Paris, 1887. Ces brochures, attribuées à Elisée Reclus,
sont l’œuvre d’un de ses collaborateurs suisses, actuellement retiré du mouvement.
.
24 Les trois premiers paragraphes de cette motion commune sont de
Cornélissen; le cinquième de Vohryzek, le quatrième et le sixième de Malatesta.
.
25 Texte de l’édition française des Résolutions approuvées par le Congrès
anarchiste tenu à Amsterdam. Ce texte est assez différent dans la forme de celui
que nous avons connu à Amsterdam.
.
26 L’édition française des Résolutions porte ici; « soient d’obstacle » Nous
rectifions.
.
27 Nous détachons de la courte préface mise par le Bureau International en
tête des Résolutions du Congrès d’Amsterdam, les lignes suivantes qui confirment

230
Compte Rendu Analytique

ce que nous venons de dire :


« Pour ceux qui sont habitués à considérer les Congrès comme des corps
législatifs qui dictent aux membres du parti la doctrine officielle et la conduite à
suivre, il peut paraître étrange qu’on ait pris sur les mêmes questions plusieurs
résolutions plus ou moins différentes. Mais pour les camarades cela n’aura rien que
de très naturel ».
« Le Congrès d’Amsterdam, étant un congrès d’anarchistes, n’avait pu, et ne
pouvait pas, avoir la prétention de faire la loi aux autres : il voulait seulement
exprimer les opinions des camarades intervenus et des groupes représentés, et
proposer ces opinions à la discussion et, possiblement, à l’approbation de tous les
anarchistes ».
28. Cette campagne a eu lieu en novembre-décembre. Au moment ou nous
écrivons ces lignes (25 décembre); nous apprenons que Jooris vient d’être gracié et
libéré.
29. Ce rapport a été publié dans les Temps Nouveaux (13e année, n°44).
30. Texte publié par EMILE CHAPELIER dans Le Communiste (n°4, 21
septembre 1907).
31. Les Temps Nouveaux (13e année, n°23).
32. D’après le Pensiero, de Rome.
33. Texte du Communiste (n°4).
34. Bien qu’il n’eût que 53 ans au moment du Congrès Malatesta n’en était pas
moins le doyen des congressistes !

231
Editions du Monde Libertaire
(Derniers ouvrages parus)

Collection Bibliothèque Anarchiste


- Collectif, Bonaventure, une école libertaire, 1995, 176 pages, 60 F
-Collectif, L'anarchisme, images et réalités, 1996, 168 pages, 60 F
- René Berthier, Ex Yougoslavie,
ordre mondial et fascisme local,1996, 192 pages, 70 F,
co-édiîé avec l'Atelier de Création Libertaire et Reflex

Collection Pages Libres


- Collectif, Le hasard et la nécessité,
comment je suis devenu libertaire, 1997, 100 pages, 40 F (*)

Collection La Brochure Anarchiste


- Régis Balry, Drogues : le débat censuré, 1996, 20 F (*)
- Collectif, L’anarchisme aujourd'hui, 1996, 20 F (*)
- Collectif, Mondialisation du capitalisme et luttes de classe,
1996, 20 F
- Floréal, A la petite semaine - Chroniques libertaires
sans Dieu ni Maître, 1997, 20 F

Collection Humeurs noires


- Patsy, No pasaran, 1996, 30 F (*)
- Patsy, Ramadan plombé, 120 pages, 45 F (A paraître)
(*) En co-édition avec Alternative Libertaire - Bruxelles

Editions Nautilus
- P. C. Masini, Anarchistes et communistes
dans le mouvement des Conseils à Turin, 72 pages, 35 F
- Palmiro Togliatti, Appel aux fascistes, 64 pages, 35 F
- Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, 160 pages, 60 F
- Frans Masereel, L'Idée - Oeuvres gravées - 104 pages,
Préface de Michel Ragon, 100 F

Achevé d’imprimer, le 20 octobre 1997,


sur les presses de l’imprimerie La Grafica Nuova a Torino - Italia
Dépôt légal: 4cme trimestre 1997
Dans l'histoire de l'anarchisme le Congrès
d'Amsterdam, qui s'est tenu du 24 au 31 Août 1907,
constitue un des évènements les plus significatifs :
les délégués de 14 pays participèrent à ce Congrès ;
la présence de figures historiques du mouvement
anarchiste international, telles que Malatesta,
Fabbri, Monatte, Brouchoux, Goldman, Rocker,
Cornelissen... lui donna un relief particulier ;
l'importance des sujets traités : antimilitarisme,
anarchisme et organisation, rapport majorité/minorité,
anarchisme et syndicalisme, anarchisme et grève
générale, l'éducation, la religion., est inédit.
Parmi tous les problèmes débattus, celui qui fera
date dans l'histoire de l'anarchisme international fut
celui sur le développement futur du mouvement
ouvrier et en particulier sur le rapport entre
anarchisme et syndicalisme, entre organisation
spécifique et organisation syndicale, de masse. Le
débat entre Malatesta et Monatte constitue encore
aujourd'hui une référence et un témoignage
historique d'une valeur indiscutable pour tout
militant investi dans la lutte sociale.

Ariane Miéville, sociologue, assistante à


l'Université de Lausanne, prépare actuellement
une thèse sur le syndicalisme.

Maurizio Antonioli, historien du mouvement


ouvrier et syndical, auteur de plusieurs essais
sur le syndicalisme révolutionnaire. Membre du
comité de rédaction de la Rivista Storica
dell'Anarchismo (Pisa). Auteur de l'introduction
à l'édition italienne des Actes du Congrès
d'Amsterdam, Anarchismo e/o Sindacalismo,
CP Editrice, 1979.

ISSN 0184-1513
ISBN 2-903013-44-6 60 F

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