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MARXISME ET
MONDE MUSULMAN
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DU MÊME AUTEUR

AUX M Ê M E S ÉDITIONS

L a L u n e c h e z les A r a b e s et d a n s l ' I s l a m
in La Lune, mythes et rites, Paris, 1962.
Islam et Capitalisme
Paris, 1966.

M a h o m e t , édition r e v u e e t a u g m e n t é e
coll. Politique, Paris, 1968.
I s r a ë l e t le r e f u s a r a b e
Paris, 1969.

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Tilka a t h â r o u n â
(l'œuvre archéologique de la France au Levant),
D â r al-makshoûf, Beyrouth, 1943.
Mahomet
Club français du Livre, Paris, 1961.
L'Arabie avant l'Islam
in Encyclopédie de la Pléiade,
Histoire universelle, tome II, Paris, 1957.

L e s S é m i t e s et l ' A l p h a b e t .
Les Écritures s u d - a r a b i q u e s et éthiopiennes
in l'Écriture et la Psychologie des peuples,
Paris, 1963.

L e M o n d e i s l a m i q u e et l ' e x t e n s i o n
de l'écriture arabe
Îlz l'Écriture et la Psychologie des peuples,
Paris, 1963.

Magie, médecine et possession


à Gondar
Paris-La Haye, 1967.

T h e Political System
in Egypt since the Revolution
Londres, 1968.
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MAXIME RODINSON

MARXISME
ET MONDE
MUSULMAN

ÉDITIONS DU SEUIL
2J, rite Jacob, Paris VIe
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( 0 M a x i m e R o d i n s o n , 1972, p o u r les textes.


@ Éditions du Seuil, 1972, p o u r la p r é s e n t e édition.

L a loi d u 11 mars 1957 interdit les copies o u r e p r o d u c t i o n s destinées à une utilisation collective.
Toute représentation o u r e p r o d u c t i o n intégrale o u partielle faite p a r quelque procédé que ce soit,
sans le c o n s e n t e m e n t de l ' a u t e u r o u de ses a y a n t s cause, est illicite et constitue une c o n t r e f a ç o n
sanctionnée p a r les articles 425 et suivant d u C o d e pénal.
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Préface

Ce livre est essentiellement un recueil d'articles dont certains


ont déjà été publiés. Depuis plusieurs années il m'a été demandé
de plus en plus fréquemment, en Orient arabe notamment et à Paris,
de préparer une telle publication. Cette insistance a évidemment
un sens qui dépasse de beaucoup l'intérêt propre que peuvent avoir
ces textes. Cela est encore souligné, au moment où je révise ces
lignes, par l'article que vient de consacrer à ce livre, avant même
qu'il soit donné à l'éditeur, sur le seul bruit de sa préparation,
un obscurantiste algérien (il y a des obscurantistes partout, pourquoi
n'y en aurait-il pas en Algérie?), sous un titre qui dit tout : « Un
livre... à ne pas lire » (El Moudjahid, 1er décembre 1971). Rien ne
saurait mieux me persuader de son utilité, quels que puissent être
ses défauts.
Le marxisme s'est emparé de nombreux esprits dans tous les pays
qui furent autrefois le Dâr al-Islâm « la demeure de l'Islam », comme
dans beaucoup d'autres. Il y préoccupe tout le monde. Certains
peuvent, triomphalement, voir avant tout, dans ce succès, la victoire
de la vérité dissipant les brumes de l'erreur. C'eût été ma tendance
il y a une quinzaine d'années à peine. Sans nier encore maintenant
qu'effectivement cela marque un certain progrès dans la lucidité,
je suis devenu trop sensible au caractère idéologique, donc au moins
partiellement gauchi par rapport à la réalité, des mouvements de
pensée ou d'action qui s'inspirent du marxisme pour me satisfaire
de cette démarche triomphaliste. Plutôt que de jouir à voir devenir
banales des idées autrefois défendues avec peine contre un monde
d'incompréhension en Orient et en Occident, je préfère chercher à
comprendre les raisons véritables de ce ralliement. Cela me sépare,
certes, de la plupart des marxistes qui, toujours déchirés entre la
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pensée et l'action, malgré l'accord miraculeux qu'ils prétendent


avoir réalisé entre l'orientation théorique et la vision stratégique, ont,
en réalité, toujours opté pour celle-ci — le plus souvent à vrai dire
sans un déchirement tellement grand, l'aveuglement idéologique
exerçant encore une fois sa fonction béatifiante.
Je me suis rendu compte à un certain moment qu'il fallait choisir.
Je n'en veux nullement à ceux qui ont opté pour la primauté de
l'action et je suis même convaincu que cette tendance est nécessaire.
Mais mes tendances personnelles m'ont fait préférer de ne plus rien
sacrifier à l'effort de compréhension. Je me désolais autrefois de ce que
je décelais en moi de propension à cette option, j'y voyais une faille
morale nécessitant une sévère autocritique et une pénitence cons-
tante. Cette pénitence m'a amené parfois à des excès verbaux que je
regrette et précisément à des déformations idéologiques de la pensée
que je vois, avec amusement, avec regret, avec résignation ou avec
colère selon mon humeur du moment, se reproduire inévitablement
chez ceux qui, plus jeunes, suivent la voie que j'ai suivie. Mais je me
suis convaincu que ma nouvelle orientation était non seulement
profitable à l'élucidation du réel social, mais utile même à ceux qui la
repoussaient. Je la suis donc sans aucune mauvaise conscience.
J'ai souvent irrité ou désespéré des marxistes. Je me consolerai
aisément de leur irritation. Bien plus mal de leur désespoir. L'action
est inévitable avec toutes les déformations qu'elle entraîne sur la
vision des choses. Il est assez piquant que ceux qui ont placé au
centre de leur doctrine l'idée de contradiction immanente à tout
phénomène naturel ou social se refusent à voir cette contradiction
dans leur pensée et leur action mêmes. Mais cela aussi est instructif.
Je n'espère pas être parfaitement compris des activistes et je ne désire
être que partiellement suivi. Je serais heureux seulement que ceux
qui rejettent mon orientation trouvent quelque chose d'utile dans
mes analyses. Que leur action ne soit pas impeccable en tous points,
qu'elle se révèle et même, je pense, un jour à leurs propres yeux —
porteuse de bien des scories attristantes, à les juger par rapport aux
valeurs elles-mêmes qu'ils ont choisi de servir, cela n'empêche pas
que cette action soit nécessaire et même sans doute utile, pour autant
que quelque chose soit utile sous le regard froid des étoiles qui nous
survivront.
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Quelques explications paraissent nécessaires pour que le lecteur


sache dans quelles circonstances ont été rédigés ces articles.
Aux textes déjà publiés j'ai apporté des additions et de légères
modifications. J'ai ajouté, en même temps que des notes de cor-
rection et de mise à jour, des introductions particulières, comportant
des mises au point un peu détaillées, à beaucoup de textes. Tout
cela n'a pas pour but de dissimuler mes errements du passé. Je
donne la référence de ces textes. Quiconque s'intéresserait à ce que je
me garderai d'appeler pompeusement l'évolution de ma pensée pourra
aisément les retrouver tels qu'ils furent écrits et dans leur originale
nudité. Après hésitations, il ne m'a pas paru possible sans graves
inconvénients pour la compréhension de chacun de ces textes (car je
suppose que bien des lecteurs liront ce recueil par fragments) d'y
pratiquer des coupures étendues. Il en résulte des répétitions (toujours
avec des variantes néanmoins) pour lesquelles je sollicite l'indul-
gence.
Voici donc les explications générales nécessaires, je pense, à la
compréhension du contexte où se situent ces pages. Elles sont forcé-
ment biographiques et je ne puis que demander qu'on m'excuse
de cette intrusion du moi haïssable. Je tâcherai de la limiter à l'indis-
pensable.
Cela fait maintenant à peu près quarante ans que je m'intéresse
au monde musulman et plus longtemps encore que je me situe au
sein de cette vaste nébuleuse, bien plus hétérogène qu'on ne croit,
qu'on peut appeler (non sans précautions, on le verra) la pensée
marxiste. Né dans une famille communiste, le marxisme a été le
milieu mental qui m'a formé, au sein duquel je me suis débattu.
Je me rendrai cette justice qu'il a toujours, pour moi, fait problème,
que j'ai longtemps hésité au cours de mon adolescence à adhérer
formellement à un mouvement marxiste. Dès ce moment, je voyais
assez bien les limitations qu'apportaient à la liberté de la pensée et à
la rectitude du jugement moral les exigences de l'action pour l'amé-
lioration de la condition humaine. Je me convainquis pourtant que
celle-ci était nécessaire et ne pouvait être efficace sans une certaine
discipline, ce qui est sans doute exact, mais dans des limites qu'il est
bien difficile de préciser et de maintenir.
Plus tard, engagé et poussé par la dynamique de l'action, aux pires
moments d'exaltation fidéiste, je n'ai jamais pensé que l'adhésion
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allait de soi. J'ai rédigé de longs textes apologétiques et cela même


indiquait que j'entendais démontrer, prouver des thèses que d'autres
jugeaient trop évidentes pour leur intellect, trop nécessaires à leur
activité vitale pour qu'ils courent le risque de les défendre ration-
nellement. Car c'est un risque. Les esprits exclusivement idéologiques
et politiques le savent bien (ou plutôt le sentent bien), qui se méfient des
théoriciens, fussent-ils de leur bord.
Convaincu de la réalité essentielle des thèses marxistes, engagé
dans une organisation qui me paraissait la chance unique du progrès
de la vérité et de la justice dans le monde, pensant néanmoins (pensée
dangereuse) que tout n'était pas dit, j'ai abordé l'étude du monde
musulman avec une préparation philologique, ethnologique et socio-
logique. Les modèles prestigieux qui s'imposaient à moi alors — dans
les années qui précédèrent la seconde guerre mondiale — me faisaient
envisager une double activité, savante d'une part, militante d'une
autre. On était encore dans le cadre de cette modestie méthodologique
du xixe siècle qui imposait à chaque jeune chercheur de commencer
par des travaux de détail, et non avec l'idée, si courante par la suite,
qu'il lui appartenait d'emblée de révolutionner la science. Je voyais
mal la liaison entre les recherches de détail auxquelles je m'attelais,
l'activité militante réduite à un plan local et fort limité et mes réflexions
portant au contraire sur des problèmes très généraux. Je ne sais si
c'est dès cette époque que m'est venue à l'esprit une comparaison
utilisée par moi fort souvent plus tard : celle du soldat de deuxième
classe, discipliné, qui, dans sa musette, porte Clausewitz sur lequel il
médite de temps à autre au bivouac.
L'intérêt érudit, l'intérêt militant et peut-être, simplement, la curio-
sité humaine me firent dès mes années d'études, autour de 1934,
fréquenter des Musulmans, tout au moins des Musulmans sociolo-
giques (je veux dire des hommes insérés par leurs origines dans la
communauté musulmane, quelles que soient leurs opinions sur les
dogmes de l'Islam), ceux que je pouvais rencontrer à Paris vers cette
date. Je pense à cet instituteur communiste, fils d'un mufti algérien,
resté depuis trente-cinq ans mon ami, à ces étudiants syriens, mes
condisciples, à la société des ulémas algériens dont je fréquentais,
avec mes maîtres arabisants, les branches de Paris et de sa banlieue,
aux cheikhs azharistes en mission d'étude en France (je donnai quel-
ques leçons de français à l'un d'eux retrouvé il y a deux ans au poste
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suprême de l'Islam égyptien), et, pourquoi pas, à cet ouvrier maghré-


bin rencontré sur les quais où il employait ses maigres économies à
racheter les exemplaires du Coran afin qu'ils ne tombent pas aux
mains des infidèles.
La guerre me plongea de façon beaucoup plus complète dans le
milieu musulman lui-même, à Homs, à Damas, à Beyrouth. Je vis
de près ce monde dont je n'avais connu que de rares échantillons.
J'y vécus même, plongé pendant six mois inoubliables, seul profes-
seur français, dans un collège musulman à Saïda où je partageais
totalement la vie de mes collègues du cru, puis, pendant six ans, à
Beyrouth, accompagné cette fois de ma famille, et fonctionnaire
français il est vrai, mais vivant une vie proche de celle de nos voisins
libanais, faisant aussi des voyages assez fréquents dans les pays de la
région. C'est alors que, en communiste ayant pris quelque recul par
suite de mon éloignement forcé des structures du parti communiste
français et des événements dramatiques de l'époque, commencèrent
pour de bon mes contacts avec les organisations et les hommes de
gauche arabes, à peine entamés auparavant. Je commençai à
entrevoir la liaison possible entre mes idées générales et mon
activité savante.
C'est le parti communiste libano-syrien qui publia mon premier
essai général, « Sociologie durkheimienne et sociologie marxiste »,
en arabe, dans la revue progressiste qu'il inspirait, en 1943. Je consi-
dérais cela comme un texte de vulgarisation, acceptable parce que
destiné à un public peu au courant de ces choses et, déjà, il me fut
suggéré quelques infléchissements (que j'acceptais volontiers, per-
suadé de leur utilité) en fonction de la situation d'alors. Un peu plus
tard, je donnais à Beyrouth un cycle de cours de marxisme patronné
par des cercles proches de ce parti, suivi, entre autres, par de jeunes
communistes de divers pays de la région faisant leurs études au Liban.
Il s'agissait encore pour moi de vulgarisation, mais aussi d'un tour
d'horizon encyclopédique destiné à fixer mes propres idées sur ces
problèmes. Le texte de ces cours, ronéotypé, et parfois traduit en
diverses langues, a circulé dans quelques groupes marxistes du Proche-
Orient. Plus tard, ce texte soumis aux Éditions du P.C. français
devait être pratiquement repoussé, en partie pour d'excellentes raisons
— les insuffisances de cette œuvre de jeunesse —, en partie pour de
moins bonnes, les germes d'hérésie (des germes seulement) que les
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professionnels des idéologies organisées savent subodorer bien


mieux que les auteurs eux-mêmes.
C'est après mon retour définitif à Paris en 1947 que se fit peu à peu
le rapprochement organique de ces trois filières, la pratique savante,
l'activité militante et les réflexions théoriques synthétiques. Mes
études de détail en venaient à toucher des problèmes pour lesquels ma
vision du monde me fournissait des fils conducteurs. A côté des
humbles besognes militantes de base au moyen desquelles les partis
communistes trempent leurs adhérents, accomplies avec plaisir ou
avec résignation comme actes de foi, participation modeste à une
œuvre grandiose de salut de l'humanité, le P.C. français me demandait,
comme à tous ses intellectuels, une activité idéologique intense. Sans
doute, dans l'esprit des dirigeants, s'agissait-il avant tout de la défense
et de l'illustration de dogmes intangibles. Mais, les défendant, on
pouvait en venir à les préciser, à les qualifier, parfois même à en
apercevoir les limites. Bien d'autres mouvements idéologiques avant
le mouvement communiste ont vu, avec horreur, se produire la
même évolution.
J'étais appelé ainsi à prendre parti, dans de multiples comptes
rendus et dans quelques articles, soit sur des sujets très généraux,
soit sur les problèmes du monde musulman qui me devenaient de plus
en plus familiers. Sans l'encouragement et même la « commande »
du Parti, j'eusse certainement eu beaucoup plus de modestie et de
réticences à aborder des problèmes aussi vastes. Cela eût-il mieux
valu? Peut-être. D'un autre point de vue, la polémique peut braquer
les esprits et les cantonner dans une attitude de refus hargneux. Elle
peut aussi, si elle pèse honnêtement les arguments de l'adversaire,
enrichir. II appartient au lecteur, suivant ses tendances, de juger lequel
de ces processus l'a emporté dans mon cas.
De toutes manières, pendant cette période, je maintins et j'étendis
— de Paris — mes contacts avec les mouvements de gauche des pays
musulmans. En 1950-1951, j'assumai, sur la demande du P.C. français,
le titre de rédacteur en chef d'une petite revue mensuelle, Moyen-
Orient, qui joua un certain rôle. Elle était en fait rédigée par des
Arabes, des Persans, des Turcs, résidant en France occasionnellement
ou pour toujours. A cette époque, pas si lointaine pourtant, les spécia-
listes européens de cette région étaient persuadés encore, pour la
plupart, qu'elle échappait aux grands mouvements de l'humanité
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contemporaine, par la grâce de l'Islam ou de ce qu'on n'appelait


pas encore sa spécificité. Ils croyaient toujours (et ils en persuadaient
les autres) que la meilleure préparation à la connaissance de ce monde
d'aujourd'hui était l'étude de la théologie musulmane. Même si mon
idéologie marxiste, à l'époque fort peu assouplie, et mon engagement
fidéiste me firent commettre beaucoup d'erreurs que je déplore aujour-
d'hui, je leur rends grâce (ainsi qu'à la connaissance vivante des
hommes de gauche de ces pays qu'ils me facilitaient aussi) de m'avoir
ouvert les yeux et fait comprendre et dire, dès cette époque, que le
monde de l'Islam était soumis aux mêmes lois ou aux mêmes tendances
que le reste de l'humanité.
Un séjour de deux mois en Égypte en 1954, pour une étude fort
éloignée de ces préoccupations, me permit aussi de resserrer mes liens
avec un des plus attachants des milieux communistes du Moyen-
Orient. J'y ai contracté ou développé des amitiés durables, en même
temps que je pouvais toucher de très près les problèmes posés à des
groupes marxistes indépendants et ouverts (en partie) par la recherche
d'un contact efficace avec les masses de leur pays. Il me fut même
donné de me mêler dans la rue aux manifestations des foules égyp-
tiennes.
On entrait dans une période toute nouvelle pour le mouvement
communiste et, par contrecoup, pour mon humble personne, époque
dont datent pratiquement tous les textes reproduits dans cet ouvrage.
Les luttes pour la succession qui suivirent la mort de Staline en 1953
étaient de nature à ouvrir les yeux de bien des communistes sur des
aspects du mouvement qu'ils se refusaient à voir jusque-là et, en
conséquence, s'ils savaient réfléchir, sur des points de la doctrine elle-
même, discutables ou au moins nécessitant une élucidation plus pro-
fonde que les formules dogmatiques adoptées jusque-là.
Je ne crois pas que ce soit ici le lieu de décrire et d'expliquer le
monde mental du militant stalinien. Cela demanderait trop de déve-
loppements. J'en donne quelques aperçus dans les introductions aux
articles qui suivent. Il est facile maintenant de s'en indigner et de
s'en moquer, même pour des gens qui, sans s'en rendre compte, qu'ils
soient marxistes ou non, font sur la même route un trajet parfois fort
long. Il est dommage que les explications qui en ont été données
jusqu'ici, notamment sous forme autobiographique, proviennent
surtout de gens d'origine bourgeoise, d'éducation secondaire et supé-
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rieure. Les choses se sont passées autrement pour moi, fils de prolé-
taires, d'éducation primaire, ayant travaillé comme très modeste
salarié dans mon adolescence, avant d'aborder les études supérieures.
Je sais par expérience que le sens de classe n'est pas un vain mot
ni l'exigence de fidélité à la masse des humiliés et des offensés, devoir
qui semblait impliquer la discipline envers ce qui paraissait être l'armée
de la revanche et de la libération. Je m'obstinai plus longtemps
que les intellectuels d'origine bourgeoise qui avaient été souvent plus
loin d'abord dans le fidéisme pour vaincre ce qu'ils estimaient être
les mauvais penchants venus du péché originel de leur enracinement.
Je m'irritai de leurs doutes, de leurs réserves et de leurs abjurations.
Si les généraux se trompaient, commettaient même des crimes, des
mensonges, des fourberies, exigeaient des soldats de telles déviations,
rien, pensai-je avec bien d'autres, n'excusait la désertion, la trahison
à l'égard d'une troupe tendue vers la victoire finale du bien et du juste.
Le soldat discipliné dont je parlais tout à l'heure — et nulle armée
ne vainc sans discipline — pouvait bien trouver dans son Clausewitz
que le mouvement par lequel on l'envoyait se faire tuer était absurde,
pouvait bien penser que les ordres étaient parfois inutilement brutaux
et inhumains, il n'en restait pas moins que le monde radieux, que devait
instaurer la victoire, délivrerait des millions d'enfants plus innocents
mille fois que Radek, Rajk ou Slansky de la menace d'être livrés aux
cochons comme en Chine, de traîner une vie de misère, de tourments et
de prostitution. Dès lors, comment abandonner son fusil et fuir la
bataille aux applaudissements d'un ennemi cynique, odieux, camou-
flant ses crimes à lui, mille fois plus inexpiables que les nôtres, sous
un appel hypocrite à l'humanité, à la liberté et à la raison?
Il fallait des chocs très violents pour ébranler une telle vision.
Nous les eûmes. Ceux qui ont un peu compris ce que j'ai essayé de
faire sentir dans le paragraphe précédent saisiront peut-être pourquoi
notre évolution fut longue et hésitante. Le rapport Khrouchtchev
nous fit enfin admettre des faits que nous nous refusions à voir. Avec
d'autres, je pensai d'abord que le parti communiste pouvait être
réformé de l'intérieur, que sa base, enfin éclairée, aidée par les intel-
lectuels, ceux qui savaient ces choses-là au moins, trouverait la voie
droite, le moyen d'accomplir, sans les sacrifices consentis par nos
chefs à la vérité et à l'humanité, la tâche immense qui lui restait à
accomplir. C'était sous-estimer la soumission des dirigeants à des
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règles de pensée et d'action qui leur étaient devenues congénitales, la


pression des exigences de l'action politique, l'emprise inentamée
sur les militants de base de la mentalité même qui avait été la mienne
et que j'ai essayé de décrire. Les réactions de ces dirigeants et de cette
base finirent par m'éclairer.
Peu à peu, devant la révélation des erreurs tragiques ou criminelles
des chefs, la modestie des soldats de deuxième classe comme moi
fondait, la hardiesse nous venait de penser les problèmes nouvelle-
ment dévoilés sans nous attarder à leurs faux-fuyants. Il s'avérait
que nos doutes refoulés d'autrefois avaient été souvent plus justifiés
que la confiance (apparente au moins) de nos dirigeants. Cela nous
enhardissait à penser que nous pouvions parfois ne pas avoir tort,
que nos réticences n'étaient pas seulement explicables par les déforma-
tions professionnelles dues à l'activité intellectuelle ou par notre ori-
gine éventuellement bourgeoise, que nos dirigeants avaient leurs
déformations qui égalaient bien les nôtres, bref que nous pouvions
avoir raison contre des Bureaux politiques et des Comités centraux.
Une révélation m'était venue au lendemain de la lecture du rapport
Khrouchtchev. C'était qu'un régime despotique était parfaitement
possible, les faits le prouvaient, dans une société délivrée de la pro-
priété privée des moyens de production. C'était, du même coup,
découvrir une autonomie relative aux paliers du politique, de l'orga-
nisation et aussi de l'idéologie (je me borne à renvoyer à l'article sur
« Sociologie marxiste et idéologie marxiste » dont on trouvera la
référence ci-dessous). C'était comprendre enfin que leurs buts éminem-
ment moraux, la légitimité certaine des revendications de leur base
ne garantissaient non plus aucune innocence impeccable aux partis
communistes. La pratique de la lutte interne montrait enfin le carac-
tère autocratique de leur structure. La discipline se révélait non seule-
ment une exigence de l'action efficace, mais une soumission servile
à une élite de dirigeants dont l'expérience avait montré les failles
intellectuelles et morales. On en venait au point de se demander si
le but lui-même auquel on avait tant sacrifié avait toutes les vertus
que l'idéologie lui attribuait. C'était là le point de non-retour, celui
où la désertion devenait non plus seulement excusable, mais un impé-
ratif pour sauvegarder les droits de la vérité et de la justice qui pré-
cisément nous l'avaient fait exclure.
C'est alors que je trouvai le courage de réviser mes idées préalables.
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Le monde de l'Islam m'offrait un riche matériel de données de fait


pour poser à nouveau les problèmes que j'avais supposés réglés
à jamais par le dogme. D'autre part, les théorisations non marxistes
me semblaient toujours entachées de multiples failles. Il fallait
trier ce que les idées, les intuitions de Marx avaient de vivant et de
mort, le noyau valable subsistant sous les déviations rationnelles
et morales que le fondateur lui-même déjà, mais surtout ses disciples,
lui avaient fait subir. Ce noyau valable expliquait seul la supériorité
partielle, limitée, mais réelle d'analyses marxistes sur d'autres en
bien des points. Et il fallait expliquer aussi l'enthousiasme pour le
marxisme qui s'emparait de nombreux milieux du monde musulman
au moment même où l'intelligentsia du monde occidental s'en dégoû-
tait (provisoirement).
Mes études publiées qu'on retrouvera dans ce livre ont été écrites
à divers moments de l'effort de révision que j'entreprenais. Cela
explique sans doute qu'on découvrira des décalages, peut-être même
des contradictions, entre certaines formulations. Un processus de
ce genre ne pouvait être que progressif, lent et pénible. Au début,
il impliquait une polémique constante et quelque peu agressive à
l'égard du marxisme institutionnel. Plus tard, une attitude plus calme
pouvait être prise à son égard. J'ai essayé, sans m'abstenir jamais
de critiquer ce qui me semblait critiquable, de le faire objectivement
et sans hargne. Derrière les mythes et les institutions, il faut savoir
déceler les exigences réelles qui leur ont donné naissance, la dyna-
mique inévitable qui les fait se développer de telle ou telle façon.
Cela sans cesser de maintenir les exigences de la vérité, du raisonne-
ment rationnel, notre seule arme, quoi qu'on dise, pour connaître
le monde et pour y agir d'une façon relativement assurée ainsi que
les droits de la justice et de l'humanité. Cela est assez facile sur le
papier. Ce l'est moins, face aux hommes vivants possédés par ces
mythes, engagés fanatiquement dans ces institutions, surtout quand
ils accompagnent leurs extravagances (au sens étymologique) du
rire méprisant de la bonne conscience et de la supériorité intellec-
tuelle, du contentement d'avoir accompli la « coupure épistémolo-
gique » — nom à la mode sur la rive gauche parisienne de la metanoia,
de la conversion, du dépouillement du vieil homme qui permet
miraculeusement de situer la discussion hors des règles normalès du
raisonnement rationnel et scientifique. Il faut néanmoins essayer
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de résister à l'irritation qui peut légitimement vous saisir. Deux cents


ans d'anticléricalisme européen ont insufflé aux chrétiens une certaine
humilité, l'acceptation pratique d'un certain relativisme, au moins
du respect des options et des opinions des autres avec une auto-
critique intelligente des leurs qui rendent plus facile une telle attitude
vis-à-vis de leurs institutions et de leurs idéologies. Les marxistes
institutionnels n'en sont pas encore là. Mais ils sont si jeunes!

Toute étude sur les rapports du marxisme et du monde musulman


implique forcément deux volets. D'une part, l'apport des idées
marxistes en sociologie à l'étude de ce monde dans le passé et dans
le présent. Ce côté du problème est bien représenté (je veux dire
quantitativement) dans les pages qui suivent. D'autre part, il y a
l'étude du rôle de l'idéologie marxiste dans l'évolution actuelle et
future du monde dominé jadis par la foi musulmane. On trouvera aussi
ci-dessous des études historiques synthétiques sur ce problème. Il y man-
quait quelque chose, ce que les hommes du Tiers Monde inclinant
plus ou moins du côté marxiste y cherchaient précisément le plus.
Il est assez curieux de constater que, tout en s'élevant en principe
contre tout « paternalisme » occidental, les gens du Tiers Monde
se tournent souvent en pratique avec avidité vers les marxistes d'Eu-
rope (entre autres Européens) pour leur demander le secret de leur
avenir, voire des directives pour le préparer. Malgré toutes les erreurs
du passé, on concède souvent, en fait, à l'Europe, sur ce point comme
sur d'autres, une supériorité théorique. Il serait trop long et trop
difficile d'essayer de démêler ici ce qu'il y a d'objectivement fondé
et de faux dans cet octroi de qualités spéciales aux théoriciens d'Eu-
rope. J'ai bénéficié en tout cas de cette attitude malgré toutes les
suspicions que pouvait à bon droit susciter ma façon très spéciale
d'être marxiste (je ne tiens pas à l'étiquette et, dans un autre sens,
on peut me décrire comme très anti-marxiste). A ce titre, j'ai souvent
déçu des auditoires et des lecteurs orientaux. Je me suis refusé, en
effet, à énoncer des règles d'action, à conseiller des attitudes précises
dans telle ou telle situation. J'ai compris (ou essayé de comprendre)
également des amis qui prenaient des options opposées les unes
aux autres. Le théoricien peut être lointain, mais le stratège doit être
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intégré dans le peuple qui aura à bénéficier ou à souffrir de sa stratégie.


D'un côté, une grande partie des données échappe audit théoricien,
même s'il étudie de très près les problèmes, ce qui naturellement ne m'a
pas été possible dans tous les cas. D'un autre côté, si sympathique
soit-il au mouvement qui porte ces peuples vers leur liberté et vers
une vie meilleure, toute option implique des sacrifices auxquels
il ne participera pas. La balance entre les sacrifices et les avantages
qu'on pourra en retirer est toujours délicate à établir. Les stratèges
ont une lourde responsabilité que souvent ils endossent d'un cœur
trop léger. Au moins, ils souffriront avec les leurs des résultats de
leur option (sauf ceux qui préfèrent donner des directives de loin).
Je ne crois pas qu'on puisse honnêtement, du dehors, assumer une
telle responsabilité. J'admire l'inconscience des révolutionnaires
parisiens (entre autres) qui se croient le droit d'exhorter des peuples
lointains à suivre une voie sanglante et pénible, persuadés qu'ils
sont qu'elle leur apportera le bonheur — du moins aux survivants.
Je ne crois pas devoir les imiter. Si c'est cela le marxisme, je l'avoue
bien haut, ils ont raison de ne pas voir en moi un marxiste.
Pourtant, réunissant les écrits qui pouvaient entrer dans cet ouvrage,
il m'est venu un scrupule. A la suite de la conférence que j'ai donnée
au Caire en décembre 1969 et dont on trouvera ci-dessous un texte
reconstitué, un des auditeurs, auteur et militant marxiste, Ibrâhîm
Sa'd ad-dîn, m'a posé une question embarrassante. « Vous vous
décrivez, a-t-il dit, comme un marxiste indépendant. Comment peut-
on définir un marxiste indépendant? » C'était là poser des problèmes
très complexes et je n'ai pas voulu y répondre sur-le-champ. La
question implique entre autres, précisément, l'attitude à prendre
devant l'exigence de l'action et la demande de directives pour l'action.
Justement, après ladite conférence, les marxistes et marxisants pré-
sents m'exprimèrent clairement leur déception. Beaucoup de ce que
j'avais dit les avait plutôt désespérés et, en tout cas, ils n'avaient
trouvé aucune conclusion pratique à en tirer pour répondre aux pro-
blèmes qui les préoccupaient le plus. Ils avaient entendu peu aupara-
vant une conférence de Roger Garaudy, dont ils attendaient aussi des
indications de ce genre — avec plus de raison, car, malgré son
excommunication par le P.C. français, il était encore à l'époque un
marxiste institutionnel, croyant à la possibilité d'une action dirigée
par un « bon » parti communiste, sûr de réussir pleinement en
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étant fidèle aux dogmes — et ils en étaient également déçus. Ils


en concluaient que les marxistes européens, centrés sur leurs propres
problèmes, n'avaient rien à leur dire d'utile. Je crois, il est vrai, que
les marxistes du Tiers Monde auraient beaucoup à apprendre en réflé-
chissant sur notre expérience et sur nos problèmes. Mais il leur
faudrait un travail d'élaboration très complexe, très poussé pour
intégrer ces réflexions dans une doctrine, un programme valables pour
leur propre situation. Beaucoup ont préféré rejeter nos idées comme
révisionnistes, social-démocrates, liées de façon obscure à la situation
néo-colonialiste de nos pays, etc. La tradition du mouvement marxiste
leur fournit avec abondance des étiquettes permettant aisément de
rejeter nos efforts d'élucidation dans l'enfer de l'hérésie et de ne pas
chercher à en tenir compte. C'est la voie de la facilité et il n'est pas
étonnant qu'elle soit suivie de préférence — au moins dans un pre-
mier temps.
Je me suis donc demandé par la suite s'il n'était pas possible
quand même de faire quelques pas dans le sens qu'ils souhaitaient.
Que peut dire exactement un « marxiste indépendant », plein de
méfiance envers les institutions et les idéologies où se trouvent intégrés
les éléments scientifiquement et éthiquement valables du marxisme,
sur des stratégies possibles de mouvements qui s'en inspireraient dans
le Tiers Monde et notamment dans le monde musulman? Il est
évident (pour moi) qu'il ne s'agit pas de recettes infaillibles, uniques,
toutes prêtes et, par conséquent, le texte que j'ai écrit sur ce sujet,
spécialement pour ce livre (on le trouvera ci-après sous le titre « D'une
politique marxiste dans les pays arabes » précédé d'une réponse plus
spéciale à la question directe d'Ibrâhîm Sa'd ad-dîn, « Qu'est-ce
qu'un marxiste indépendant? »), ce texte décevra encore, car ce
qu'on demande au marxisme ce sont précisément des recettes infailli-
bles. Je souhaite que les plus réfléchis et les plus ouverts trouvent
pourtant dans cet essai, entrepris avec beaucoup de réserve et de
défiance, des indications utiles, fussent-elles négatives. Je n'en suis
pas très sûr. Du moins aurai-je fait mon possible.

Encore un mot sur un point délicat. L'expérience stalinienne


m'avait fait comprendre que la légitimité de la protestation d'un
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ensemble d'hommes exploités ou opprimés ne suffisait pas à garantir


leur impeccabilité, la justesse de leurs programmes, de leurs stratégies
et de leurs tactiques. Cela ne s'applique pas seulement aux prolé-
taires et aux couches sociales défavorisées de l'Europe. C'est tout
aussi vrai des peuples du monde musulman et notamment des peuples
arabes. Toute la sympathie que j'ai pour eux, tout le soutien que
j'apporte à leurs revendications légitimes ne débouchent pas sur
une approbation sans critique de toutes leurs démarches, sur un amour
total et inconditionnel du genre de celui que je vois fleurir chez pas
mal d'arabophiles sentimentaux qui ne savent s'orienter dans le
monde complexe des luttes d'aujourd'hui que suivant les options
simplistes, voire puériles, de l'amour et de la haine, également incondi-
tionnels. Aucun peuple n'est entièrement pur et innocent, aucun
n'est coupable sans rémission. Encore moins leurs dirigeants, quand
bien même ils se pareraient de l'étiquette de révolutionnaires, trop
facile à s'attribuer. D'ailleurs, aucun peuple ne forme un bloc indiffé-
rencié et, même vis-à-vis des mêmes projets globaux, les attitudes
des divers groupes qui le composent sont inégalement sympathiques
ou critiquables. Et puis, l'amour de soi que développe chez les inté-
ressés eux-mêmes toute orientation nationaliste, fût-elle justifiée
au départ, produit tous les effets néfastes que suscite toujours ce
sentiment, aussi bien chez les individus que chez les groupes. Au moins,
nous autres, vieux staliniens, quand nous sacrifiions certaines des
exigences de la vérité et de la justice, c'était dans notre pensée pour
le bonheur futur de l'humanité, pour construire des structures qui
étaient supposées — à tort c'est vrai — garantir le monde entier de
la fatalité de l'exploitation, de l'humiliation et de la guerre. Combien
plus condamnable est de sacrifier les mêmes exigences au triomphe,
voire à la libération d'un peuple particulier, sans rien qui garantisse
que celui-ci ne se fera pas, comme il est arrivé tant de fois dans le
passé, exploiteur et oppresseur à son tour. En tout cas, cette garantie
ne saurait résider dans les théorisations infantiles et prétentieuses
(malgré leur accompagnement parfois d'une grande science économi-
que) des révolutionnaires de tendance plus ou moins « tiers-mondiste »,
avec leur postulat qui ramène la cause de tous les conflits interna-
tionaux du passé, du présent et de l'avenir à la dynamique de l'écono-
mie capitaliste et à elle seule. C'est pourquoi je montrerai, à l'égard
des hommes et des groupes appartenant aux peuples concernés, la
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même liberté critique que j'ai si péniblement acquise à l'égard des


mouvements de protestation européens. Je sais que cela suscitera
bien des calomnies que favorisera encore mon ascendance juive.
Mais qu'y faire? Je n'achèterai pas une réputation d'amitié sans
faille en sacrifiant mon droit à la critique d'actes ou d'attitudes que
je trouve injustifiables. Je sais qu'il y a assez d'hommes libres dans
ces pays pour les critiquer eux-mêmes, même s'ils ne peuvent exprimer
cette critique à haute voix. Je sais qu'ils comprendront que mes
critiques sont la marque d'une véritable amitié et que beaucoup me
savent gré de publier ce qu'ils ne peuvent pas dire tout haut. Pour
les autres, pour ceux qui mettent en avant leur peuple victime (dont
souvent ils sont loin de partager le sort) afin de désarmer la critique,
de préserver leur autosatisfaction et les avantages personnels dont
ils jouissent, peu m'importe leur jugement.

Il me resterait à remercier tous ceux qui m'ont aidé à écrire ces


textes. Ils sont trop nombreux pour que ce soit possible. Il me faudrait
consacrer bien des lignes à tous mes amis du monde musulman qui
m'ont appris quelque chose et ils sont légion. J'y inclus naturellement
tous ceux qui me critiquent ou qui m'auraient critiqué s'ils avaient
vécu, car ce n'est pas la réflexion sur ce que je considère, moi, comme
leurs erreurs qui m'a été le moins profitable. Je nommerai seulement
l'ancien secrétaire du P.C. libanais, Farajallâh al-Heloû, un homme
honnête et droit, que je considérais comme un ami, mort dans des
conditions horribles, torturé à mort par les services secrets de la R. A.U.
pendant la période d'union de la Syrie et de l'Égypte en 1958-1961
(voir plus bas des détails, p. 417 ss., 422). Il m'eût sans doute désap-
prouvé. Mais son exemple m'a beaucoup appris et une estime réci-
proque peut réunir, au-delà des divergences et même des conflits, tous
ceux qui ne se sont pas contentés de gémir sur les maux de l'humanité,
qui n'en ont pas non plus pris allègrement leur parti ou ont cherché
à en profiter, mais qui se sont crus obligés de chercher à leur porter
remède, ont dépensé dans ce but leur peine et leur temps, ont sacrifié
leurs jouissances même légitimes, ont été parfois jusqu'à l'extrême
de l'abnégation, quand bien même ces efforts et ces sacrifices auraient
été vains, illusoires, voire auraient abouti à des conséquences néfastes.
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Sur un plan pratique, il me faut remercier les maisons d'édition


et les revues qui m'ont autorisé à reproduire les textes que je leur
avais donnés. Je dois une reconnaissance spéciale à mon «collabo-
rateur technique », Alexandre Popovic, qui a poursuivi avec zèle
et intelligence dans les bibliothèques bien des recherches de détail
permettant à ce livre de gagner en précision et en exactitude sur de
nombreux points.
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EN GUISE D'INTRODUCTION
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1. Bref tableau du monde musulman


contemporain

Je crois utile, dès le départ, de reproduire ici (avec de très minimes


corrections) un court exposé synthétique de nature à orienter le lecteur. Il
s'agit d'un article « Musulman contemporain (monde) » donné à l'Ency-
clopaedia Universalis et publié au volume XI de cet ouvrage collectif (Paris,
Encyclopaedia Universalis France S. A., 1971, p. 489-492). Il est vrai que
le tableau qu'il trace concerne surtout les vingt-cinq dernières années alors
que l'ouvrage présent rassemble des textes qui plongent dans l'histoire
jusqu'à 1917 et parfois au-delà. Mais on trouve d'autant plus facilement
des informations élémentaires sur le cadre historique où se situent les
esquisses reproduites* ci-dessous qu'il s'agit de périodes plus anciennes.
Mon texte est en fait le résumé de la partie non événementielle d'un gros
chapitre sur le motide musulman depuis la Seconde Guerre mondiale
rédigé pour la nouvelle édition de la grande histoire universelle collective
Peuples et Civilisations (première édition publiée sous la direction de
L. Halphen et Ph. Sagnac). Ce chapitre doit paraître dans le dernier
volume de cette nouvelle édition que dirige M. Maurice Crouzet (aux
Presses universitaires de France).

Le concept de monde musulman, qui correspondait au Moyen Age


et encore plus tard à une unité indéniable, à un bloc idéologico-
politique, soulève des difficultés pour le temps présent. Il y a des
« États musulmans », formant deux ensembles géographiques cohé-
rents, qui ont une population en majorité musulmane et qui mani-
festent vis-à-vis de la religion islamique un respect ostensible. Pourtant
la volonté de faire observer intégralement par l'État la loi religieuse
est exceptionnelle, son application réelle encore plus. Ces États
sont loin de fbrmer une unité. Insérés dans le Tiers Monde sous-
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développé, ils ont des régimes différents et des politiques différentes


où l'intérêt social ou national prime toute considération d'affiliation
religieuse. Il existe encore des territoires plus ou moins autonomes,
mais dépendants, peuplés en majorité de Musulmans et qui, dans
la défense de leur autonomie, mettent en relief cette affiliation.
Enfin une diaspora résiste plus ou moins bien, suivant les circons-
tances, à l'assimilation. Le sentiment d'unité entre les masses placées
dans ces conditions disparates affleure au niveau de la piété populaire,
de l'affirmation d'originalité des élites. Il n'acquiert une importance
politique que dans des conjonctures d'opposition commune à un
projet qui les heurte dans leur ensemble, qui peut être présenté
comme une croisade anti-islamique et ces masses font alors une
pression plus ou moins efficace sur les gouvernants. Mais la situation
la plus normale est un front commun avec les autres peuples sous-
dé veloppés ou du moins certains d'entre"eux.

I. DÉFINITION, EXTENSION, STATISTIQUE

On peut entendre par « monde musulman » l'ensemble cohérent


de pays et de régions où les Musulmans forment au moins une partie
importante de la population. On peut distinguer, à l'intérieur de
cette entité, un « bloc d'États musulmans », c'est-à-dire d'États
indépendants à majorité musulmane. Ce bloc forme en réalité deux
groupes cohérents inégaux, le groupe malayo-indonésien séparé
du groupe que forme tout le reste par une vaste région (Inde, Birmanie,
Thaïlande, etc.) où l'Islam est en minorité. Ce dernier groupe enserre
deux îlots : Israël à majorité non musulmane et le Liban à moitié
chrétien ou à faible majorité musulmane, mais où l'égalité fictive
des confessions est postulée (plus Ceuta et Melilla chrétiens et espa-
gnols). Les parties du monde musulman en dehors du bloc des
États musulmans peuvent être tenues pour une frange extérieure de
celui-ci.
On entend ici par « musulmans » les populations qui se rattachent
sociologiquement à l'Islam, par le rite de la circoncision islamique
par exemple, sans préjuger de l'intensité de leur foi. L'Albanie,
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État à majorité musulmane dans ce sens, est classée ici néanmoins


dans la frange extérieure. Isolé du « bloc », il a répudié officiellement
l'Islam et nous ne disposons d'aucune donnée pour mesurer l'atta-
chement ou le détachement de la population de souche musulmane
vis-à-vis de cette foi.
Voici une statistique très approximative des Musulmans dans le
monde d'après des chiffres valables pour la fin de la dernière décennie.

1. Bloc des États musulmans (avec le Liban)


(entre parenthèses population totale en millions)
1. Afrique noire occidentale 11,71
(Sénégal, Mali, Guinée, Niger, Gambie) (16,84)
2. Maghreb et Mauritanie 33,20
(Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie) (34,13)
3. Afrique orientale 2,75
(Somalie) (2,75)
4. Moyen-Orient à dominance arabe 68,55
(Libye, Égypte, Soudan, Arabie séoudite et autres (84,35)
États d'Arabie, Jordanie, Liban, Syrie, Irak)
5. Ceinture turco-irano-pakistanaise 167
(Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan, Maldives) (196,97)
6. Groupe malayo-indonésien 91
(Malaisie, Indonésie) (125,60)
374,21
(460,64)

2. Frange musulmane (nombre de Musulmans en millions)


1. Afrique noire occidentale 32,46
2. Maghreb (possessions espagnoles) 0,05
3. Afrique orientale 11,41
4. Asie et U.R.S.S. 93,86
5. Balkans, Chypre, Israël (frontières de 1948-1967) 4,47
142,25

3. Diaspora (nombre de Musulmans en millions)


1. Afrique 1
2. Asie et Océanie 1
3. Europe et Amérique 0,7
2,7
Nombre total de Musulmans : 520 millions.
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11. LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

En dépit de leur disparité, les régions et les États musulmans entrent


dans la vaste catégorie des pays sous-développés. Ils partagent les
caractéristiques socio-économiques de ces pays résultant apparemment
des rapports inégaux entre leur économie et celle des pays industrialisés.
La population a augmenté partout énormément depuis la fin de la
seconde guerre mondiale, avec une croissance se situant en général
entre 2, 5 et 3 % par an, parfois plus. L'ensemble des États musulmans
est passé de 290 à 470 millions d'habitants de 1950 à 1969 selon une
estimation grossière. Le nombre des Musulmans, de façon encore
bien plus approximative, est passé de 365 à 520 millions pendant
la même période sans prosélytisme notable.
Les ressources sont loin d'avoir augmenté en proportion. La produc-
tion agricole n'a crû que modérément (seuls le Soudan, la Malaisie,
le Liban et la Turquie ont connu un accroissement annuel de plus
de 10 % par tête). Son insuffisance cause, malgré l'importation de
produits agricoles, une sous-alimentation fréquente. En dehors
même de l'alimentation, aucun de ces pays ne se suffit à lui-même
pour assurer la continuité de son existence sociale (« la reproduction »),
encore moins pour faire les investissements nécessaires à un certain
développement. Un complément de ressources doit être cherché,
notamment par la vente de produits indigènes au monde développé.
Les produits industriels étant en général exclus, il s'agira de matières
premières, agricoles ou produits du sous-sol.
Le monde des États musulmans fournissait en 1969 40 % de la
production mondiale de pétrole. D'autres produits du sous-sol
et du sol sont abondants. Mais l'industrie de l'extraction pétrolière,
jusqu'ici, a peu rapporté relativement aux États en question et,
enkystée dans les économies nationales, n'a pas été un pôle de déve-
loppement. En général, les ressources de ce genre ont été diminuées
par la détérioration, très accusée à partir de 1954, des termes de
l'échange entre matières premières et biens d'équipement.
Le commerce de transit, le tourisme et les pèlerinages apportent
beaucoup à quelques pays. Mais ces ressources sont restées insuffi-
santes pour assurer cette modernisation qu'exigent maintenant tous
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les peuples. Les pays développés ont dû accorder une aide importante,
sous forme de crédits ou de techniciens, ne serait-ce que pour maintenir
des débouchés à leurs biens d'équipement ou s'assurer une clientèle
politique.
L'affectation de ces ressources a été très différente suivant les
États, notamment en fonction de leur régime économique et social.
Dans les États despotiques d'Arabie, les recettes, souvent considé-
rables grâce au pétrole, ont surtout servi à la consommation luxueuse
de l'aristocratie dominante et à la thésaurisation. Il reste peu pour
l'infrastructure, la santé et l'éducation. Les profits privés sont essen-
tiellement réinvestis dans le commerce.
Dans les États d'économie libérale, une classe capitaliste a pu
se développer fortement, provenant surtout maintenant de la majorité
musulmane, au lieu des minoritaires et des étrangers qui avaient prédo-
miné dans ce secteur à l'époque coloniale. Cette classe, à la recherche
de profits rapides, s'est en général tournée vers le commerce et le cré-
dit. Pourtant de gros commerçants ont parfois investi dans l'industrie
(surtout légère), notamment en Turquie, au Pakistan et au Maroc.
Mais cela a été insuffisant. L'État a dû intervenir, favoriser cer-
tains investissements (pour la plupart [étrangers), investir lui-même,
élaborer des plans de développement plus ou moins contraignants.
Les États d'économie dirigée ont créé des secteurs publics impor-
tants, ont cherché à augmenter les terres cultivables par de grands
travaux, à développer l'infrastructure (souvent héritée des régimes
coloniaux), à promouvoir l'industrialisation. Ils ont réalisé (comme
certains États libéraux) des réformes agraires qui ont souvent réussi
à démanteler la grande propriété foncière. Mais les parcelles ou les
coopératives (parfois autogérées) qui en ont résulté ont rarement
été pourvues de moyens propres à les rendre rentables et à garantir
une croissance satisfaisante de la production.
Pour tous les pays, une certaine « croissance -» a été obtenue, le
niveau d'éducation technique a partout augmenté, l'alphabétisation
a progressé, la mécanisation et la consommation d'énergie se sont
accrues. Mais le brain drain a privé ces pays de beaucoup de techni-
ciens de valeur et les cadres moyens, susceptibles de transmettre à la
masse des travailleurs les directives des centres de décision, restent en
nombre tragiquement insuffisant.
Cette croissance a laissé place cependant à bien des problèmes
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redoutables. Dans les pays libéraux, les investissements ont été incohé-
rents, liés à la rentabilité rapide plus qu'à l'utilité générale. L'État
a dû faire un effort démesuré pour assurer un minimum de « reproduc-
tion » et de croissance. D'où son appel à l'aide étrangère. Celle-ci
maintient la subordination des grandes options à l'économie européo-
américaine en position dominante dans le système de l'économie
libérale mondiale. Les pays musulmans ont été maintenus en général
ainsi dans la production des matières premières sujette aux fluctua-
tions des cours, à la concurrence des matières synthétiques, etc.
Une industrie nationale sérieuse et concurrentielle a rarement pu
se constituer. La distribution des revenus a été très inégale. Des
besoins et aspirations ont été développés sans que soient créés les
moyens de les satisfaire et sans mise en place de freins efficaces.
Dans les pays étatiques, la croissance a été plus cohérente. Mais
la répartition des investissements a été souvent critiquable. Outre
les dépenses militaires et le gonflement du coût de l'administration,
on a multiplié fréquemment les dépenses pour le prestige ou une
modernisation superficielle. Cela maintient aussi dans la dépendance
de l'aide étrangère. Mais l'État dirigiste peut plus aisément louvoyer
entre les grandes puissances, manœuvrer sans devoir céder aux
pressions incontrôlables des intérêts privés anarchiques de l'intérieur
ou de l'extérieur. La répartition a été inégale là aussi. Une classe
bureaucratique de gestionnaires et de militaires a recueilli une part
disproportionnée des fruits du travail social. Sa pression est efficace
pour la continuation de cette ponction, pour des dépenses impro-
ductives ou inopportunes. Là aussi, des aspirations et des besoins
ont été créés sans possibilité de les satisfaire, mais des freins idéolo-
giques puissants et la contrainte étatique conditionnent une certaine
résignation. Ceux qui y sont réfractaires émigrent.

III. LES GRANDES TENDANCES POLITIQUES DES ÉTATS

Ces orientations différentes résultent de choix politiques. Mais


ceux-ci se situent sur un même fond de tableau. Le développement
économique de l'Europe avait conditionné la sujétion d'une partie
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du monde musulman (entre autres) et la subordination du reste.


Plus tard, l'évolution économique des pays assujettis ou dépendants
aida à les mobiliser pour leur indépendance et le modèle européo-
américain leur inspira un désir ardent de modernisation.
Le bloc actuel des États musulmans s'est constitué par l'adjonction
aux pays restés formellement indépendants (Turquie, Iran, Afgha-
nistan, Arabie) d'États décolonisés avant la Seconde Guerre mondiale
par suite de compromis (Égypte, Jordanie, Irak), puis d'États ayant
acquis leur indépendance par des luttes vigoureuses grâce à l'affai-
blissement et aux rivalités des puissances coloniales. Une première
vague de décolonisation, surtout asiatique, de 1943 à 1951, fut suivie
d'une vague africaine de 1954 à 1963.
L'indépendance assurée, on se rendit compte qu'elle serait précaire
tant qu'elle ne s'accompagnerait pas d'un développement économique
autocentré. Les élites indigènes anciennes, maintenues au pouvoir
ou ayant simplement remplacé les fonctionnaires coloniaux dans leur
rôle de gestion, choisirent souvent l'économie libérale. On a vu les
effets de dépendance que produisait celle-ci à l'égard du monde
capitaliste européo-américain. Mais des couches sociales plus ou
moins larges pouvaient y trouver profit ou s'y résigner. La crainte
du communisme interne y aida, surtout en Malaisie et en Indonésie.
En Iran et en Turquie, ce fut essentiellement la crainte de l'Union
soviétique dont l'intervention ou les revendications territoriales dans
les années 1944-1948 heurtèrent le sentiment national.
Par contre, les manifestations trop visibles de la dépendance
(comme dans le cas de l'Iran révolté dès 1951-1953 contre la domi-
nance des intérêts pétroliers étrangers) et les efforts des Occidentaux
pour embrigader les peuples musulmans dans des alliances anti-
soviétiques (qui les intéressaient peu) poussaient les masses et des
groupes d'élites restreintes à chercher d'autres modèles et à vouloir
se dégager du camp occidental. Cela était surtout manifeste quand les
objectifs nationaux propres, négligés par les Occidentaux, paraissaient
particulièrement impérieux. Ainsi dans le cas du Pakistan en conflit
avec l'Inde et des pays arabes d'Orient en lutte avec Israël. Ces
conflits paraissaient en effet d'importance mineure aux puissances
qui favorisaient le statu quo et souhaitaient un engagement plus net
à leurs côtés dans le seul conflit important à leurs yeux, celui avec
l'Union soviétique. D'où la vague du neutralisme dont un grand
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moment fut la conférence afro-asiatique de Bandoung en avril 1955.


L'influence de noyaux acquis à l'idéologie socialiste fut renforcée
par les pressions souvent brutales et maladroites pour ramener dans
le camp, atlantique les nouvelles élites modernisatrices qui avaient
pris le pouvoir et qui voulaient remédier seulement à la corruption,
à l'inefficience, à la subordination des anciens régimes. L'évolution
de la politique soviétique qui cessa de dénoncer les bourgeoisies
nationales neutralistes comme complices de l'adversaire, puis le
développement de la coexistence pacifique soviéto-américaine per-
mirent des attitudes plus nuancées des divers régimes.
Actuellement, l'option pour l'économie étatique qualifiée de
socialiste n'empêche pas le recours éventuel à l'aide occidentale de
même que les États d'économie libérale, fussent-ils d'un anticommu-
nisme violent (comme l'Indonésie et l'Iran), ne se privent pas de
demander (et d'obtenir) l'aide soviétique. Chaque État manœuvre
au mieux de ses intérêts, tels qu'ils sont vus par l'élite dirigeante
dans le cadre du système mondial d'hégémonie bipolaire. Il y a seule-
ment des alignements dominants, toujours sujets à révision d'ailleurs.
Cependant, ici et là, des groupes plus ou moins nombreux se
révoltent contre ces règles du jeu. L'impatience des masses d'amé-
liorer leur sort misérable peut être canalisée par des groupes révolu-
tionnaires, surtout là où les problèmes nationaux ne paraissent plus
impérieux, où les privilèges des classes dirigeantes (anciennes ou
nouvelles) paraissent le plus ostensiblement excessifs. De même,
là où des objectifs nationaux se heurtent aux impératifs de la coexis-
tence pacifique (Palestiniens). Le modèle chinois exerce ici et là sa
séduction ainsi que l'influence exaltante des guerilleros d'Amérique
latine.

IV. LES COMMUNAUTÉS DÉPENDANTES OU MARGINALES

En Afrique noire occidentale où résident une quarantaine de millions


de Musulmans (très approximativement), cinq États ont une majorité
musulmane : Sénégal, Guinée, Mali, Niger et Gambie. Mais cette
affiliation n'affecte que faiblement leur politique. Celle-ci s'analyse
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essentiellement par rapport aux facteurs actifs dans l'ensemble de


l'Afrique noire. Les Musulmans forment encore un bloc important
(minoritaire dans chaque État) au Nord de la Haute-Volta, du Tchad
et de la Nigéria. Dans ces deux derniers, le clivage entre Musulmans
et non-Musulmans, recoupant des différenciations ethniques et
sociales, a eu, comme au Soudan, une portée politique.
Il existe une communauté musulmane minoritaire (30 % de la
population?) en Éthiopie, soumise à l'État chrétien en général, mais
qui, dans la province d'Érythrée, anciennement italienne et récupérée
par l'Éthiopie en 1950, joue un rôle dominant dans la guerilla contre
le pouvoir éthiopien. Zanzibar, en majorité musulman, indépendant
depuis 1963, garde une certaine autonomie au sein de la Tanzanie
née de son union avec le Tanganyika en avril 1964. L'aristocratie
possédante, arabe et musulmane, avait beaucoup souffert de la
sanglante révolution du 12 janvier 1964.
Dans l'Inde, où 50 millions de Musulmans sont restés après la
sécession pakistanaise, l'État indien a multiplié ses attentions à cette
communauté pour démontrer sa vocation pluraliste et l'erreur
qu'aurait constituée cette sécession. La vie intellectuelle et sociale
y est, à bien des égards, plus riche et plus vivante que chez les Pakis-
tanais.
Comme territoires pleinement musulmans restés dépendants
figurent, sur l'océan Indien, le territoire des Afars et Issas (ancienne-
ment Somalie française) — où les Issas, de souche Somalie, sont
favorables au rattachement à la Somalie musulmane et indépendante —
et les îles Comores, également autonomes et unies à la France. Les
îles Maldives forment un État pleinement indépendant depuis 1965.
Une minorité musulmane, les Moros des Philippines (environ 4 % de
la population) a commencé récemment à formuler des revendications,
se jugeant opprimée par l'État catholique.
Les importantes communautés musulmanes des pays communistes
ont à faire face à des problèmes spéciaux. Les territoires à majorité
musulmane se sont souvent vus reconnaître des structures étatiques
fédératives et plus ou moins autonomes suivant en principe les délimi-
tations des différentes ethnies. Mais des mécanismes subtils prévien-
nent les tentatives séparatistes éventuelles. Le développement écono-
mique a été souvent spectaculaire. L'effort éducatif intense a produit
des intelligentsias musulmanes nombreuses et ambitieuses. L'endoctri-
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nement athéiste a été en général efficace. Une tolérance aux limites


fluctuantes à l'égard de la religion musulmane n'a pas empêché
l'organisation religieuse, déjà de faible structure, de pâtir spécialement
des entraves apportées par le pouvoir à son fonctionnement. Pour-
tant celui-ci a cédé parfois à la tentation d'utiliser à son profit ce
qui restait de force morale à cette organisation. L'autonomie culturelle
des territoires musulmans a été développée, les langues indigènes
favorisées, toujours dans le cadre solidement maintenu de l'État
et de l'idéologie d'État. Cela n'a fait d'ailleurs que renforcer les
tendances nationalistes souterraines.
En Yougoslavie, on a reconnu récemment une ethnie de Musulmans
(avec majuscule), distincte de la communauté religieuse musulmane
(1969). En Albanie, aux trois quarts musulmane, où aucun problème
national lié à l'appartenance musulmane ne se posait, un effort sans
précédent d' « athéisation » forcée s'est produit en 1967 : mosquées et
églises ont été fermées sans réaction visible de la population.
Ailleurs, on rencontre en bien des pays une diaspora musulmane
(notamment en France). Ces minorités ne posent pas en général de
problème politique spécifique.

v. L'INTÉGRATION TECHNIQUE ET CULTURELLE

La diffusion dans le monde musulman des techniques modernes


inventées dans le monde européo-américain a atteint une importance
considérable. L'industrialisation, même limitée, jointe au développe-
ment des importations et à l'implantation d'administrations modernes,
a causé une urbanisation croissante. Ce nouveau milieu s'est montré
très favorable à la diffusion des communications et distractions de
masse. Les modèles de vie imposés par la civilisation technique se
sont ainsi répandus, sous leur facies européo-américain purement et
simplement ou avec des adaptations. Cette intégration au monde
moderne a été reconnue de façon institutionnelle par la participation
des États musulmans aux grandes organisations internationales.
Elle s'est reflétée de façon considérable dans la culture littéraire et
artistique.
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L'intégration s'est pourtant heurtée à des obstacles qui la main-


tiennent dans certaines limites. Le système d'attitudes auquel l'indus-
trialisation a fait accéder le monde européo-américain n'a pas toujours
été diffusé profondément dans l'ensemble des sociétés musulmanes —
avec de remarquables exceptions. Les couches, les régions et les
domaines non touchés profondément par l'industrialisation ont
aidé au maintien de spécificités que, d'autre part, exaltait l'idéologie
nationaliste, toute ambivalente qu'elle soit et prônant en même
temps l'adoption intensive des valeurs et attitudes de la modernité.
La « réception » de la nouvelle culture mondiale s'est faite avec des
adaptations locales spécifiques.
De toutes manières, le modèle toujours présent de la société indus-
trielle avec toutes ses séductions a fait partout croître les besoins et
les exigences.

VI. LES IDÉOLOGIES MODERNES ET L'ISLAM

L'idéologie traditionnelle, l'Islam, est restée stagnante. L'effort


de renouvellement moderniste de la dogmatique, amorcé à la fin
du xixe siècle, n'a guère été approfondi. Les hommes de religion ont
borné leur effort à une apologétique concordiste : montrer que
l'Islam est favorable et non opposé aux aspirations essentielles des
Musulmans contemporains qui ont pourtant d'autres sources.
Dans le cadre de ce concordisme se sont opposées des interprétations
conservatrices, voire réactionnaires, et progressistes. Le conservatisme
l'a emporté souvent, notamment en Turquie et au Pakistan. Les
clivages religieux internes de l'Islam ont tendance à s'estomper. Le
prosélytisme a été faible sauf en Afrique noire. L'orientation vers
l'Islam des « Musulmans noirs » américains est spontanée et due
à un malentendu, mais il peut évoluer vers un vrai ralliement.
L'Islam est interprété le plus souvent comme valeur d'identification
nationale ou culturelle. La foi, intense chez beaucoup de Musulmans,
s'attache plus à un mode de vie, secondairement sacralisé, qu'à Dieu
et aux dogmes. En pays arabe, l'Islam fondé par des Arabes est
surtout une valeur nationale qu'à ce titre exaltent même les Arabes
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chrétiens. Au Pakistan, en Malaisie, en Asie centrale, il symbolise


l'appartenance à une communauté culturelle spécifique par opposition
. aux Brahmanistes, aux Chinois ou aux Slaves. En Turquie et en
Iran, au contraire, l'élite moderniste a essayé de réduire le rôle de
l'Islam en jouant sur le sentiment national contre son arabité. Mais,
là comme ailleurs, les masses lui sont restées attachées comme symbo-
lisant leur mode de vie propre à l'encontre des valeurs occidentales
de l'élite. Dans le monde négro-africain, son rôle varie suivant les
régions. Souvent il représente un mode de vie jugé supérieur à celui
des animistes, mais non compromis, comme le christianisme, par
une connexion étroite avec l'Europe colonisatrice, auréolé même
d'une attitude anti-impérialiste.
L'idéologie dominante est, depuis le xixe siècle déjà, le nationalisme.
Pour la plupart des Musulmans contemporains la valeur primordiale
est la nation. La force de cette passion nationaliste, grand moteur
des poussées politiques (avec le désir de mieux-être) dispensait de
théorisations élaborées. On s'est contenté de proclamer la valeur
éminente des cultures nationales, d'exalter leurs réalisations passées,
de postuler leur contenu dynamique et progressiste.
Le nationalisme présente naturellement des tendances multiples
depuis un chauvinisme réactionnaire borné jusqu'à une orientation
libérale et progressiste, ouverte sur l'universalisme. Il a permis des
mobilisations efficaces, mais a été nuisible à l'examen rationnel et
équilibré des problèmes. Il a organisé avec succès la lutte contre la
subordination au monde européo-américain, mais, aussi, a causé
ou envenimé des conflits entre peuples musulmans, ainsi qu'entre
ceux-ci et d'autres peuples sous-développés, a inspiré l'oppression
de minorités.
L'idéologie socialiste, surtout sous sa forme marxiste-léniniste,
a acquis aussi une influence considérable. C'est qu'elle offrait seule
au Tiers Monde une explication acceptable de son problème essentiel,
sa subordination présente, ainsi que des recettes apparemment
efficaces pour liquider celle-ci.
Des idées marxistes-léninistes se sont imposées ainsi aux nationa-
listes (notamment la théorie léninienne de l'impérialisme) et on a
abouti à des nationalismes marxisants. Les États, poussés par la
force des choses plus que par choix idéologique à une économie
étatique, ont justifié a posteriori cette orientation par référence à
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l'idéologie socialiste. Même les États d'économie libérale ont souvent


utilisé la popularité de cette idéologie pour auréoler leurs efforts
de planification et pour laisser supposer une orientation délibérée
vers le mieux-être généralisé avec élimination des privilèges.
Le concept d'impérialisme, sous sa forme léninienne, donne une
coloration « scientifique » au combat nationaliste contre la subordi-
nation à l'économie et à la politique occidentales. Largement accepté
à ce titre, même dans des milieux bourgeois, voire « féodaux », il a
pris des formes radicales dans de nombreux groupes révolutionnaires
extrémistes qui regardent vers la Chine, Cuba, le Vietnam du Nord,
la Corée du Nord, autres pays sous-développés, plutôt que vers
l'U.R.S.S., européenne et conservatrice. Sous cette forme, le socia-
lisme marxiste se concilie fort bien avec un certain nationalisme et
peut même récupérer les sentiments d'appartenance qui forment
actuellement l'essentiel de l'idéologie musulmane.
Des contradictions apparaissent néanmoins. Les classes dirigeantes
anciennes ou nouvelles, craignant les revendications des masses,
cherchent à utiliser le nationalisme et la religion contre toute tendance
contestataire. Les nouvelles classes gestionnaires et militaires bureau-
cratiques des pays d'économie étatique insistent sur le caractère
spécifique de leur « socialisme ». Elles marquent ainsi qu'elles veulent
éviter aussi bien une inféodation à la direction soviétique qu'une
contestation révolutionnaire qui se ferait au nom des principes
universels du « vrai » socialisme, qu'elles veulent lutter aussi contre
un « socialisme musulman » de droite, colorant seulement de ce nom
l'aspiration à restaurer l'ordre de la société traditionnelle. Certains
des groupes extrémistes contestent cette spécificité au nom de l'univer-
salité des objectifs et de l'alliance nécessaire avec les autres éléments
anti-impérialistes pour un Front révolutionnaire du Tiers Monde.
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2. D'une démarche marxiste indépendante


(réponse à Ibrâhîm Sa'd ad-dîn)

Lors d'une conférence faite au Caire à la fin de 1969, une question


fort intéressante et fort embarrassante me fut posée par un marxiste
égyptien, Ibrâhîm Sa'd ad-dîn (en prison au moment où j'écris ces
lignes) : « Puisque vous vous déclarez marxiste indépendant, qu'est-ce
qu'un marxiste indépendant? » 1 Je répondis mal ou pas du tout.
En effet, il s'agissait d'une question difficile à laquelle je ne voulais
répondre qu'après mûre réflexion sur tout ce qu'elle impliquait.
En demandant à mon auditeur égyptien de m'excuser pour ce retard,
je lui fournis maintenant cette réponse et je pense qu'elle pourra en
intéresser d'autres.
Je crois devoir placer cette réponse au début de ce livre. En effet,
alors que les malentendus abondent sur ce problème, on trouvera
dès l'ouverture de cet ouvrage deux essais qui se réclament d'une
démarche marxiste indépendante et l'ensemble des textes qui suivent
en est inspiré. Je ne doute pas une minute que ces essais notamment
seront stigmatisés de multiples côtés comme antimarxistes et prouvant
bien mon ignorance, mon incompétence, mon incompréhension de ce
qu'est le « vrai marxisme ». J'ai trop d'expérience de l'attitude
d'esprit d'où émanent de telles critiques, essentiellement du fait
de l'avoir partagée moi-même, pour penser un instant que mes
explications donneront si peu que ce soit satisfaction auxdits critiques.
Mais, après tout, cet ouvrage peut être lu aussi par des esprits plus
ouverts, même engagés en partie ou en totalité dans une action qui
implique un minimum de dogmatisation. Il ne me paraît pas inutile
1. Sur cet auteur et militant marxiste, maintenant libéré, et son rôle passé,
cf. le livre de Mme El Kosheri Mahfouz, Socialisme et pouvoir en Egypte,
Paris, 1972 (référence plus complète ci-dessous, p. 430, n. 5), p. 179 ss.
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d'en traiter. D'autre part, cet exposé s'adresse aussi à ceux qui sont
capables d'une pensée originale sur ces problèmes et qui même,
conjonction rare, ont quelque possibilité ou quelque désir de s'engager
dans l'action. Il importe que je définisse aussi clairement qu'il est
possible ma position vis-à-vis des uns et des autres.
Il faut encore une fois revenir sur une notion fondamentale puis-
qu'elle est si largement incomprise, aussi bien dans le Tiers Monde
que dans la gauche européenne et souvent aussi dans la droite. J'ai
comparé ailleurs une conception très courante du marxisme à celle
qu'on a d'une machine automatique répondant à une série de ques-
tions : il suffit d'appuyer sur les bonnes touches. Une telle conception
est fausse et enfantine. Il n'existe pas de corps de science ou de système
total marxiste donnant réponse à tout. Il n'y a nulle part, ni dans le
ciel ni sur la terre, une autorité suprême pour discerner ce qui est
marxiste et ce qui ne l'est pas. Nous avons des exemples multiples,
avec la fragmentation du mouvement marxiste poussée à l'extrême
dans les derniers temps, de thèses déclarées conformes au vrai marxisme
par les uns et repoussées par les autres comme le type même de l'anti-
marxisme, avec de bons arguments « marxistes » dans les deux cas.
Pourtant il y a bien des choses communes à un certain nombre
de marxismes, il existe une famille d'esprits marxistes aux frontières
vagues, floues, indéfinies.
S'il y a intérêt, je crois, à conserver dans certains cas — et dans
certains cas seulement — cette étiquette de marxiste qui peut sembler
souvent si inutile, c'est qu'il y a quand même des lignes de partage,
des fronts sur lesquels l'attitude marxiste n'est pas admise par tous,
où il y a clivage entre une attitude marxiste et une attitude non
marxiste.
Mais il faut bien voir que ces lignes de partage, ces clivages sont
différents sur chaque ordre de problèmes. Le même homme ou le
même groupe peut avoir une orientation de type marxiste sur un
certain nombre de problèmes et une orientation de type contraire
sur d'autres. Et puis il y a des nuances, des degrés, dans l'adoption
d'une attitude marxiste. C'est tout à fait légitime, car il n'existe pas
de système marxiste imposant obligatoirement tout un ensemble de
thèses portant sur des domaines différents et liées de façon nécessaire.
Je sais que je profère là une hérésie indescriptible aux yeux des
marxistes fidéistes, mais peu importe. Il existe en réalité un nombre
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indéterminé de thèses sur les sujets les plus variés dont chacune peut
à des degrés très différents être inspirée par un type d'attitude envers
les problèmes du monde social que l'on a quelque droit à appeler
attitude marxiste du fait qu'elle a été exposée pour la première fois
sous une forme systématique par Karl Marx.
Dans divers domaines donc, on peut, avec beaucoup de précautions,
définir une orientation de type marxiste et une orientation qui ne
l'est pas.
Dans le domaine des options existentielles par lesquelles chacun
définit la façon de vivre qu'il adopte, on peut qualifier d'orientation
de type marxiste l'option pour une activité engagée dans les problèmes
politico-sociaux, l'importance primordiale accordée à ces problèmes,
même si on choisit de n'y consacrer qu'une part de sa vie. L'orienta-
tion opposée est celle qui n'accorde pas une grande importance à ces
problèmes, qui choisit une vie contemplative, tournée vers le dévelop-
pement individuel, visant à se ménager un univers donné pour sa
satisfaction propre ou encore cherchant à aller de l'avant dans un
domaine limité ou au contraire très étendu, par exemple dans la
recherche artistique, scientifique ou morale, sans chercher à influencer
directement la structure, l'évolution politique ou sociale de la société
où l'on vit. Dans ce sens, on peut parler d'attitudes marxistes bien
longtemps avant la naissance de Marx et même, ensuite, chez beaucoup
d'antimarxistes. Contrairement à ce que pense le dogme des Églises
marxistes, le choix pour l'une ou pour l'autre de ces orientations
n'est imposé par aucune « science ». C'est une affaire de choix éthique
qui peut au maximum être éclairé par l'analyse des conséquences
que l'engagement dans une orientation ou dans une autre peut avoir
sur le bonheur final de l'humanité, le bonheur du groupe auquel on
décide de se déclarer adhérent ou encore, chez les hommes religieux,
par rapport aux objectifs supposés de la volonté divine.
En second lieu, il est possible de qualifier d'orientation marxiste
une orientation qui est, relativement au moins, optimiste et novatrice
par rapport à la société humaine. Elle implique au minimum qu'il
est possible d'améliorer le monde actuel et, dans cette ligne, elle
va souvent jusqu'à l'utopie, jusqu'à la prévision d'un monde harmo-
nieux sans conflits d'aucune sorte entre les groupes humains ou au
moins sans conflits qui ne puissent être aisément et pacifiquement
liquidés.
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Cette orientation s'oppose à toute orientation conservatrice et


pessimiste. Mais il y a des degrés dans l'optimisme et dans le pessi-
misme. Naturellement tout individu optimiste et novateur ne peut
raisonnablement, pour cela seul, être qualifié de marxiste. Je veux
dire seulement, tout lecteur intelligent l'aura compris, que ceux qui
ont cette attitude de base se conforment sur ce point-là à un élément
de l'attitude générale des marxistes.
L'attitude marxiste comporte encore une orientation rationaliste.
Elle implique qu'une action, pour avoir une prise sur le réel, gagne
à être raisonnée, appuyée sur des analyses de type scientifique. Elle
s'oppose à toutes les attitudes qui privilégient l'intuition subjective,
l'abandon aux impulsions incontrôlées de la psyché humaine, la foi
en la spéculation gratuite. Là encore, bien des gens ont été sur ce point
marxistes très longtemps avant Marx et le sont contre lui, même si,
sur d'autres domaines que l'action politico-sociale, ils concèdent
une grande importance au non-rationnel.
Enfin un autre clivage se fait sentir dans le domaine de l'éthique.
On se range du côté de l'option marxiste quand on se sent un devoir
d'intervenir dans le sens d'une amélioration de la condition humaine.
Cela s'oppose au nationalisme pur qui ne s'intéresse qu'au bien de la
nation ou du groupe ethnique. Encore une fois, cela ne veut pas dire
qu'il suffise d'être humaniste (dans ce sens) pour pouvoir de façon
valable être qualifié de marxiste ni que les nationalistes par exemple
ne puissent essayer des conciliations avec une vision marxiste des
choses et intégrer dans leurs idées bien des traits, bien des idées
provenant de diverses doctrines marxistes.
Contrairement au dogme bien connu suivant lequel l'orientation
sur les lignes marxistes impose de façon contraignante l'adoption
d'une philosophie déterminée appelée « matérialisme dialectique»
(terme inconnu de Marx), ces orientations peuvent s'accorder avec
des idées philosophiques assez variées. Un certain nombre de variantes
sont possibles sur ces idées philosophiques. Mais, naturellement,
il existera un clivage avec toute philosophie de type contemplatif,
individualiste, radicalement pessimiste, irrationaliste, antihumaniste,
par exemple toute philosophie accordant la primauté à la vision ou
à la volonté de puissance de l'individu ou du groupe. Mais ces orienta-
tions sont compatibles avec toute philosophie qui propose des valeurs
différentes de cette vision ou de cette volonté de puissance, même
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si ces philosophies supposent un au-delà de la connaissance ration-


nelle et de l'éthique humaniste à condition toutefois qu'elles laissent
un champ étendu à cette connaissance et à cette éthique.
Puisqu'un marxiste attache normalement une importance primor-
diale aux problèmes politico-sociaux et veut guider son action par
un ensemble de connaissances de type scientifique, il doit s'intéresser
avant tout, s'il a quelque cohérence de pensée, à savoir tout ce qu'on
peut savoir des lois ou des constantes de la dynamique sociale, des
conditions de l'action sociale.
Ici nous quittons le domaine des attitudes existentielles pour
aborder celui des analyses scientifiques. On peut avoir des attitudes
de type marxiste dans les domaines énumérés ci-dessus et encore ne
pas reconnaître la validité des découvertes et des principes sociolo-
giques de Marx. Mais être marxiste en sociologie, c'est reconnaître
l'importance primordiale dans la dynamique sociale, d'abord des
tâches essentielles de toute société telles que la production et la
reproduction d'elle-même, l'importance aussi des tâches essentielles
secondaires qui consistent pour chaque groupe à étendre et à défendre
son existence collective. L'expérience de toute l'histoire humaine
que Marx, à mon avis, a correctement appréhendée et systématisée
nous montre que tous les groupes globaux au moins sont engagés
dans une compétition perpétuelle qui peut, quand les circonstances
y sont favorables, aller jusqu'à la lutte armée. L'enjeu de ces luttes,
c'est la disposition du pouvoir, c'est-à-dire la possibilité de contrôler
au maximum les personnes et les biens.
Il s'agit ici, maintenant, de faits, de constatations et nullement de
jugements de valeur. S'il faut passer du jugement de fait au jugement
de valeur, l'optique humaniste qui est à la base des orientations
idéologiques marxistes nous engage à un jugement de ce genre :
reconnaître comme légitime, défendre le droit de chaque groupe à
accomplir ces tâches primordiales, à défendre son existence, mais lui
dénier le droit d'étendre son pouvoir aux dépens des autres groupes.
Un des plus importants corollaires des constatations précédentes,
constantes que Marx a déduites de l'analyse de l'histoire humaine et de
la réflexion sur la structure des sociétés, consiste à reconnaître la
puissance, l'efficace des structures organisées autour des impératifs
primordiaux dont il vient d'être parlé. Cette puissance ne se fait
pas sentir de manière mystique, mais par une série de pressions sou-
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vent insensibles, dont la portée échappe souvent aux intéressés, par


lesquelles les exigences primordiales de la vie sociale du groupe se
manifestent. Ces pressions concourent à modeler des idéologies et
des institutions qui ont leur efficace, leur dynamisme propre, mais qui
ne peuvent que rarement et provisoirement contredire ces exigences
de base. D'autres pressions ont vite fait de les ramener à la réalité.
Cela signifie qu'une importance primordiale (mais nullement
exclusive) doit être accordée aux structures économiques, c'est-à-dire
aux structures qui règlent la redistribution du produit social entre les
catégories sociales qu'on appelle communément les classes.
On voit comment s'établit le clivage avec les théories et conceptions
non marxistes. Il y a évidemment conflit entre les conceptions qui
viennent d'être exposées et toutes celles qui accordent une importance
décisive, suprême, à d'autres phénomènes tels que les idées considérées
comme autonomes ou divers traits culturels. Mais la reconnaissance
de l'importance des facteurs qui ont été énumérés est compatible
avec toute théorie qui insiste sur l'importance d'autres phénomènes,
à la seule condition qu'elle n'en fasse pas des facteurs ultimes, auto-
nomes, dominants. Toute structure de la vie sociale a sa dynamique en
partie autonome du fait même qu'elle est une structure. Toute struc-
ture a ses lois de fonctionnement. Mais cette autonomie n'est jamais
que relative pour la raison très simple qu'aucune société humaine ne
peut échapper durablement aux exigences primordiales de la continua-
tion de son existence et que tout groupe social humain tend à pour-
suivre son existence et à lutter contre les facteurs de désagrégation.
Les étiquettes ne sont pas ce qui est le plus important. On a déjà
dit que la plupart des gens pouvaient être marxistes sur un point
et non marxistes sur un autre. On peut très bien, par exemple, consi-
dérer Jules César, Richelieu ou Napoléon comme marxistes dans
certains domaines du fait simplement qu'ils comprenaient profondé-
ment la dynamique de la société dans laquelle ils étaient engagés.
Sans cela ils n'eussent pas été de grands politiques. Les idées dites
marxistes ont préexisté à Marx et se sont répandues dans les milieux
et les couches les plus diverses de la société actuelle. On peut très
bien être marxiste dans le sens qu'on reconnaît les grandes lignes de
la dynamique sociale et qu'on les comprend selon les lignes de pensée
qui viennent d'être indiquées et en même temps être, par exemple,
mystique, croire à une personnalité suprême dans laquelle on veut
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se fondre. Cette situation ne serait pas très différente de celle d'un


peintre marxiste amoureux de son art et qui considérera que, pour
lui, la réalisation la plus pleine de sa vie serait dans le legs à l'huma-
nité de valeurs artistiques supérieures ou nouvelles.
Mais on est accoutumé d'appeler aristotélicien, par exemple,
non pas celui qui adhère à certaines idées ou à certaines théories
posées au départ ou systématisées au moins par Aristote — c'est le
cas de la plupart des êtres humains — mais celui qui adhère à l'ensem-
ble des thèses fondamentales d'Aristote. De même pour les autres
penseurs. Aussi est-il justifié d'appeler marxiste un chercheur ou
un militant (ou un chercheur-militant) qui s'oriente, dans son analyse
du passé et du présent, selon les lignes esquissées ci-dessus, surtout
s'il y joint une action dirigée selon la ligne des options idéologiques
définies elles aussi tout à l'heure. On peut l'appeler indépendant
s'il refuse de se laisser enfermer, sur le plan des idées, dans une des
synthèses idéologiques totalitaires qui prétendent chacune être le
« vrai » marxisme et si, sur le plan de l'action, il refuse d'être intégré
dans un groupe marxiste organisé. L'attitude du marxiste indépendant
a ses inconvénients certains. Il est clair que, pour la plupart, elle
rend difficile de collaborer à un projet politique global, organisé.
Mais elle permet un soutien critique à telle ou telle action, elle permet
de choisir l'action à soutenir sans être lié par l'optique restreinte
d'un groupe organisé ou par les limitations dogmatiques de toute
idéologie totalitaire. Elle n'empêche pas de contribuer à la propa-
gation des idées qu'on estime justes, ni d'appuyer les actions qu'on
croit bénéfiques. Elle permet à l'égard des idéologies et des organi-
sations marxistes une attitude critique ouverte, une contestation
permanente de leurs propres points de vue et dans leur orientation
même qui devrait leur être salutaire. Toute organisation, toute idéo-
logie tendent à se fermer sur elles-mêmes, quels que soient les buts
qu'elles poursuivent, les conceptions auxquelles elles se rattachent.
C'est peut-être la condition de toute action. Mais elle présente aussi
des dangers considérables. L'existence de marxistes indépendants
vient rappeler aux idéologies et aux organisations marxistes leur
relativité, pèse sur elles pour les pousser à affiner et à ouvrir leurs
théorisations, leurs stratégies, leurs tactiques, leurs conceptions en
un mot. Si un jour vient où il n'y a plus de marxistes indépendants,
ce jour sera la date de la mort du marxisme.
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3. D'une politique marxiste


dans les pays arabes,
essai indépendant

I. LES TÂCHES DES SOCIÉTÉS ARABES ACTUELLES.

Les tâches des sociétés arabes actuelles sont des tâches de sociétés
sous-développées spécifiques. Il saute aux yeux que, si les finalités
ultimes sont les mêmes que pour les sociétés développées et que pour
toutes les sociétés humaines, elles se présentent dans des conditions
qui sont très différentes de celles sous lesquelles elles apparaissent
dans les sociétés développées. Ces tâches sont en partie celles de
toutes les sociétés sous-développées, mais, pour ne prendre qu'un
exemple, elles diffèrent de celles à l'ordre du jour dans les pays pour
lesquels le problème national paraît bien réglé comme c'est le cas
de la Turquie et de l'Iran, tout rattachés que soient ces pays au
domaine de l'Islam. Les tâches essentielles qui sont assignées aux
sociétés arabes consistent, dans des conditions bien déterminées, à
assurer l'indépendance et l'élévation du niveau de vie. Sur ce plan, et
dans ces limites, elles peuvent être soutenues par tout marxiste et
d ailleurs par tous ceux qui adhèrent à une orientation humaniste.
Il est bien clair que cela ne découle pas d'un amour particulier pour
les Arabes en tant qu'Arabes. Cet amour, en dehors de ceux qui y sont
poussés par des considérations intéressées, vient parfois d'une
constitution psychologique spéciale de type romantique qu'on pourrait
peut-être appeler le syndrome de Lawrence. C'est une disposition
subjective qui ne peut être ni soutenue ni combattue par des arguments.
Normalement, cette arabophilie peut entraîner évidemment à approu-
ver tous les Arabes toujours et partout quoi qu'ils disent et quoi qu'ils
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fassent. Au contraire, un soutien de type humaniste ou plus spéciale-


ment marxiste aux tâches légitimes que s'assignent les sociétés arabes
implique l'engagement virtuel de s'opposer à tout ce que des projets
arabes peuvent avoir d'illégitime et à tous les projets arabes
illégitimes. Ainsi en serait-il de tout projet de domination,
d'oppression ou d'exploitation. Des arabophiles romantiques ou des
Arabes égarés par le patriotisme peuvent répondre que les Arabes
sont incapables, par nature, de tels projets. Ce serait là une vision
raciste de l'histoire, inacceptable à ceux qui ont opté pour les
orientations ci-dessus définies.

1. L'indépendance.
Assurer l'indépendance, c'est engager les pays arabes dans la voie
d'un développement autonome, autocentré, dirigé par des instances
nationales conformément aux besoins de la société arabe elle-même.
Cet objectif signifie évidemment la lutte contre tout ce qui vient
restreindre la liberté, l'autonomie de décision des nations arabes
ou de la nation arabe, comme l'on voudra. Les nations arabes étant,
pour la plupart, indépendantes maintenant, le danger pour elles
vient de la part d'autres sociétés humaines, d'autres groupes ethni-
co-nationaux qui voudraient restreindre cette liberté par un mécanisme
politique, économique ou autre ou même y seraient amenés invo-
lontairement. Il ne peut s'agir que de sociétés qui entendent en exploi-
ter d'autres ou y sont amenées, qui sont poussées à dépasser les
objectifs légitimes qu'une éthique universaliste peut leur reconnaître,
c'est-à-dire, là encore, assurer leur indépendance et la progression de
leur niveau de vie. Ces sociétés ou ces nations ne peuvent évidem-
ment se passer d'échanges avec l'extérieur, mais leur volonté de
puissance, de bien-être ou un mécanisme quelconque les poussent
à réaliser ces échanges au détriment des autres, en entravant et en
limitant leur propre liberté de décision, en les subordonnant en un
mot. Il s'agit chez ces nations de ce qu'on appelle habituellement des
tendances impérialistes.
L'impérialisme n'est pas ce monstre mythologique à tête unique
qui se nourrit du sang et de la cervelle des hommes comme le légen-
daire Dahhâk, qui poursuit de sa colère perpétuelle, partout dans le
monde, toutes les volontés de progrès et de liberté. Il y a des impé-
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rialismes et toute société est potentiellement impérialiste. Toute


société, quand elle l'a pu, n'a pas hésité à assurer ses propres intérêts,
à rechercher son bonheur aux dépens des autres.
Ceci n'empêche pas de reconnaître que le plus dangereux des
impérialismes actuellement est l'impérialisme capitaliste. On peut
discuter sur le point de savoir si la structure même de la société
capitaliste actuelle l'oblige ou ne l'oblige pas à être impérialiste.
Le problème n'est pas aussi simple qu'il apparaît à ceux qui en
ignorent les éléments. En particulier, il n'y a pas une soi-disant
science marxiste irréfutable qui contraindrait à accepter la thèse dela
fatalité de la réalisation des tendances impérialistes du capitalisme
actuel, selon le schéma utilisé par Lénine ou selon un autre, comme la
science physique nous contraint à accepter la loi de la chute des
corps.
Le fait est qu'il existe un impérialisme économique capitaliste
actuellement et que les nations capitalistes ont renoncé pour le
moment du moins à un impérialisme politique, c'est-à-dire à la
domination politique directe d'autres nations. S'il y a volonté des
États capitalistes dans certains cas de dominer d'autres nations,
ils réalisent ce projet par l'intermédiaire du pouvoir qu'ils peuvent
prendre sur des dirigeants appartenant à cette nation elle-même.
Mais, en général, il s'agit d'un impérialisme économique, c'est-à-
dire que les sociétés capitalistes développées profitent de leur supé-
riorité (dans le cadre ou non d'un projet conscient) pour limiter
les possibilités de décision autonome des sociétés sous-développées
en matière économique et que les États capitalistes profitent de ce
mécanisme pour peser aussi sur la liberté de décision politique des
États sous-développés. Le mécanisme de l'impérialisme capitaliste
est d'autant plus efficace qu'il se manifeste par des facteurs au départ
purement économiques, par conséquent en imposant souvent des
options de façon insensible sans que toutes les conséquences en
soient perçues. Pour prendre un exemple grossier, la décision de
construire une usine de textiles et non une usine de tracteurs peut
découler de considérations de rentabilité immédiate prises apparem-
ment de façon très libre par l'investisseur qu'il soit privé ou public.
Mais les conséquences de ce choix et de centaines de choix analogues
peuvent peser au point de constituer une aliénation pratique de la
liberté de décision d'un État.
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L'attention est attirée actuellement sur l'impérialisme américain


pour la raison évidente qu'il s'agit du pays le plus développé écono-
miquement de la planète et corrélativement de l'État le plus puissant
politiquement et militairement, mais le même mécanisme se repro-
duit ou peut se reproduire au bénéfice de n'importe laquelle des
nations capitalistes. Il est clair qu'il existe dès maintenant un impé-
rialisme européen ou des impérialismes européens de même que, par
exemple, un impérialisme japonais. Ils sont simplement dangereux
à des degrés différents pour les nations du Tiers Monde.
Du moment qu'une économie capitaliste développée assure sa
supériorité, sa capacité de se subordonner plus ou moins les écono-
mies sous-développées par le simple moyen du mécanisme normal du
libéralisme économique, des lois du marché, et que l'État capitaliste
peut profiter de cette domination économique réalisée pour passer
au stade de la domination politique, même indirecte et partielle, il
est clair que la lutte contre cet impérialisme exige au moins le contrôle
strict de l'économie libérale, c'est-à-dire un minimum de planifica-
tion.
Il faut tenir compte aussi des impérialismes socialistes. Il est
vrai que le marxisme classique, pour une fois fidèle sur ce point
à Marx lui-même, postule qu'un État socialiste ne saurait être impé-
rialiste. Mais aucune preuve n'est donnée à l'appui de cette thèse qui
est presque un postulat. Les arguments donnés, à tort ou à raison,
pour démontrer l'existence d'un mécanisme qui pousse automati-
quement l'économie capitaliste, soit à toutes ses phases, soit à une
phase spéciale, vers l'impérialisme économique ou politique ne
suffisent pas à démontrer que des forces semblables ne s'exercent pas
dans d'autres types d'économie que l'économie capitaliste. L'histoire
entière de l'humanité et l'étude ethnographique des populations
vivant au stade économico-social où ont vécu nos ancêtres de la
préhistoire démontrent le contraire. Lénine lui-même, si porté pour-
tant à idéaliser l'État socialiste, a, de façon fugitive, admis que la
tendance à exploiter sur le plan politique sa supériorité continuerait
à se manifester chez les peuples qui auraient accompli une révolu-
tion socialiste. Récemment Mao Tsé-toung en est venu à la même
conviction. On peut, il est vrai, se tirer d'affaire en qualifiant de
pseudo-socialiste le régime économique de l'Union soviétique. On
peut incriminer l'orientation stalinienne ou tout autre facteur contin-
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gent. Mais, qu'il s'agisse d'une économie d'État obéissant aux direc-
tives d'un parti monolithique ou d'une libre association de produc-
teurs, rien ne vient encore prouver que ces formations soient inca-
pables d'exercer des pressions sur les autres nations, sinon la convic-
tion irrationnelle, du type rousseauiste, suivant laquelle l'homme est
naturellement « bon », fondamentalement altruiste, ses déviations
égoïstes n'étant causées que par les régimes sociaux où il vit. On
peut certes en appeler du socialisme réalisé au socialisme tel qu'il
devrait être. Qu'on croie à la réalisation éventuelle de celui-ci ou
non, nous ne pouvons fonder nos argumentations jusqu'à présent
que sur ce qui existe ou ce qui a existé.
On parlera donc ici d'impérialismes socialistes même si l'accole-
ment de ces deux termes peut sembler blasphématoire à certains. Ils
sont surtout potentiels pour le moment, si l'on écarte le problème des
minorités nationales subordonnées dans le cadre des États soviéti-
que et chinois, problème important mais qui s'écarte de notre sujet.
Certes l'Union soviétique et la Chine cherchent à exercer une influ-
ence partout où elles le peuvent en utilisant pour cela leur puissance
économique, démographique et militaire. De même on a pu signaler
des cas où l'Union soviétique tirait des bénéfices exagérés de « l'aide »
qu'elle offrait, même si l'on passe par profits et pertes les véritables
spoliations, le pillage économique soviétique dans les démocraties
populaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale en estimant qu'il
s'agit d'erreurs et de déviations dépassées. A part ces derniers cas,
il ne semble pas, jusqu'ici, que les puissances socialistes aient placé,
au moyen de l'aide économique et des rapports commerciaux, les
pays avec lesquels elles entraient dans de telles relations dans une
situation de subordination insensible et difficilement remédiable du
même type que celle qui a été réalisée par les moyens de l'économie
capitaliste développée.
Le point important est que, du fait du contrôle politique complet
de l'économie de ces pays, toute intervention économique est à la
fois contrôlable et visible. Elle est contrôlable, c'est-à-dire que le
pouvoir politique de ces pays socialistes peut exactement en doser
l'importance en fonction des conséquences qu'il en attend. Elle est
visible, c'est-à-dire que tout effet résultant de cette intervention écono-
mique peut être assez aisément rapporté à sa cause et à sa source. Le
traité sur les concessions de pétrole que Staline voulut imposer en
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1945 à l'Iran excita immédiatement une levée de boucliers nationa-


liste, car la subordination de l'État iranien s'y inscrivait de façon
tout à fait ostensible. Après le refus par le Parlement iranien de
ratifier ce traité, une aide américaine très importante fut immédiate-
ment accordée à l'Iran, des investissements américains se firent dans
l'industrie iranienne et les effets de subordination produits par ces
démarches ne se firent sentir que lentement et de façon peu visible.
On pouvait toujours les attribuer à la dynamique du marché mondial.
Les puissances socialistes ont pris bonne note de cette expérience
et d'autres semblables. Elles s'efforcent de doser leur intervention
de façon à ne pas attirer des réactions revendicatives nationalistes.
Surtout peut-être, les dirigeants des pays sous-développés peuvent
assez aisément évaluer à tout moment le degré de subordination
auquel les a contraints le recours à l'aide de ces puissances. Ils peu-
vent à tout moment l'arrêter par des mesures politiques soudaines,
avoir recours à l'aide compensatoire des pays capitalistes, doser les
apports des puissances des divers types, etc.
Surtout l'intérêt actuel des puissances socialistes n'est pas de faire
entrave à l'indépendance économique des pays sous-développés
et, contrairement à ce qui se passe avec les pays capitalistes, le pouvoir
politique a les moyens de contrôler exactement toute tendance qui
constituerait une telle entrave. Dans la situation actuelle, les puis-
sances socialistes ont surtout intérêt au contraire à dégager au maxi-
mum les pays sous-développés de la clientèle capitaliste. Empirique-
ment les dirigeants des pays sous-développés ont compris pour la
plupart cette situation. C'est pourquoi, ceux qui veulent vraiment
l'indépendance économique de leur pays préfèrent l'aide socialiste.
Ils recherchent l'alliance de l'Union soviétique et de la Chine, mais
agissent dans cette direction avec la plus grande prudence. On ne
peut que les en approuver.
Puisqu'il s'agit ici des pays arabes, il faut considérer en outre
un impérialisme spécifique qui les menace, l'impérialisme israélien.
La question est complexe et délicate et exige beaucoup de nuances,
difficiles évidemment à exiger des hommes et des collectivités engagés
directement dans le combat. En traiter objectivement expose à de
violentes accusations de tous côtés, beaucoup inspirées par des senti-
ments en eux-mêmes louables. Puisque j'ai eu l'imprudence de m'enga-
ger sur cette voie, je continuerai.
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Il est légitime de considérer, comme je l'ai démontré ailleurs en


détail, l'implantation massive d'une population juive, puis la création
d'un État juif sur la terre palestinienne comme un phénomène
colonial s'inscrivant dans le contexte de l'expansion impérialiste
de l'Europe avec quelque retard. Un groupe humain, celui des Juifs
sionistes, s'est constitué peu à peu en nouvelle formation ethnique
de langue hébraïque, dotée d'une force croissante, à la faveur de la
protection britannique obtenue en 1917. Il a utilisé cette force pour
se subordonner une partie des indigènes de la Palestine et pour
expulser les autres. On ne voit pas d'ailleurs comment aurait pu se
réaliser d'une autre façon le projet sioniste formulé nettement vers
1897 de créer un État juif sur un territoire arabe. Certes, cette implan-
tation a ses caractéristiques spécifiques et, d'autre part et surtout,
l'ensemble juif parmi lequel se recrutaient les sionistes avait pour le
moins beaucoup d'excuses à voir dans la création d'un État juif
un remède aux maux qui l'accablaient. Il reste que ce résultat était
obtenu en imposant par la force sa volonté à un autre groupe humain.
C'est bien là la définition d'une démarche de type impérialiste, même
s'il ne s'agit aucunement de la décision machiavélique d'un Être
mythique appelé Impérialisme comme élément d'un plan mondial
établi par un état-major mystérieux afin d'asservir les peuples épris
de liberté et de sucer leur sang.
On pourrait arrêter là l'analyse si le nouveau peuplement et le
nouvel État avaient été acceptés par leurs voisins. L'Australie a été
formée de façon assez comparable et n'est contestée pour le moment,
et encore sans mettre en question son existence, que par l'infime
minorité des aborigènes australiens. Dans l'île voisine de Tasmanie,
la formation tasmanienne n'est contestée par personne pour la
bonne raison que les indigènes qui pourraient le faire ont tous été
exterminés. Il n'en est pas de même comme on sait à propos de l'État
d'Israël. Dès lors, en plus du problème de la démarche impérialiste
qui a servi à sa constitution, se pose encore le problème des ten-
dances impérialistes éventuelles de l'État ainsi constitué.
Il convient d'analyser les choses plus sérieusement que ne le font
les déclarations moralisantes et de propagande ou les représentations
mythologiques qui fleurissent et fournissent des explications simples
aux esprits simples. Sur le plan économique, l'État d'Israël jouit
d'une supériorité indéniable sur ses voisins. La masse des capitaux
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qui y sont investis, le nombre considérable de producteurs ou d'orga-


nisateurs dotés des attitudes les plus avancées de l'âge industriel
assurent de façon décisive sa supériorité sur ce plan. Comme il a
été dit plus haut, cela lui assure des possibilités d'expansion écono-
mique au détriment des économies voisines moins développées et,
par là, des possibilités de réduire leur autonomie de décision écono-
mique. Ces possibilités d'expansion économique étaient réalisées
déjà très modestement dans le cadre de la Palestine sous mandat
britannique au bénéfice du Yishouv (établissement) juif de Palestine,
qui pouvait aisément écouler les produits de sa production au Liban,
en Syrie, en Transjordanie, etc. Elles ont été arrêtées ou presque
par la création de l'État d'Israël et la rupture des liens entre cet État
et les pays voisins. Néanmoins, cette expansion a continué de façon
plus ou moins clandestine grâce aux commerçants arabes intéressés
des pays voisins; elle s'est développée à nouveau particulièrement
après la guerre de juin 1967 grâce aux mesures facilitant le passage
des marchandises à travers les nouvelles frontières conquises par
l'État d'Israël. Si la paix était établie entre Israël et ses voisins, cette
expansion économique pourrait certainement se développer plus
facilement. Pour s'en défendre, les États arabes devraient adopter des
mesures protectionnistes importantes et, surtout, ce n'est que leur
développement au même niveau que l'État d'Israël qui les garantirait
définitivement contre ces possibilités de domination économique. Il
est certain d'ailleurs que toute mesure protectionniste se heurterait
à la résistance, probablement très efficace, des groupes de pression
commerciaux à l'intérieur des États arabes.
Contrairement à ce qu'admet généralement le marxisme vulgaire
et qu'admettent aussi les nationalistes non marxistes qui y ont un
intérêt idéologique, les possibilités d'expansion économique ne
débouchent pas forcément sur une expansion politique. D'un point
de vue économique strict, Israël pourrait très bien subsister et
prospérer sans s'étendre territorialement, comme la Norvège ou la
Suisse. L'expansion territoriale d'Israël n'a pas eu pour cause des
facteurs économiques, mais des facteurs politiques. Des projets
expansionnistes ont existé seulement dans certains secteurs et chez
certains groupes israéliens à certaines époques. Comme tout projet
politique, ils étaient susceptibles d'être poursuivis, limités, étendus
ou abandonnés suivant les circonstances. Il n'y a pas d'expansion
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en soi, mais par rapport à des limites données. Il y a eu, par exemple,
chez le dirigeant suprême D. Ben Gourion et son groupe, en 1948,
d'abord acceptation plus ou moins convaincue des limites fixées
par le plan de partage de l'O.N.U. adopté en 1947, puis, la guerre
aidant, volonté d'expansion au-delà de ces limites. Mais la volonté
d'imposer aux voisins arabes la reconnaissance du nouvel État a
été à peu près générale et constante. Le facteur le plus important
fut que la stratégie choisie par les cercles dirigeants dominants
pour arriver à ce but a été une stratégie impliquant en premier lieu
l'emploi de la force militaire. Ce n'est pas ici le lieu de discuter si
cette stratégie était la seule possible ni d'apprécier moralement ce choix
non plus que son objectif. De toutes façons, il est clair que, jusqu'ici,
elle a eu pour résultat non pas cette reconnaissance pleine et entière de
la part des États arabes, mais, par suite de la dynamique dans laquelle
elle s'engageait, une expansion territoriale. Dans ce sens, il y a eu
effectivement démarche impérialiste israélienne. Cela est particulière-
ment évident, quatre ans après la guerre de juin 1967, quand on voit
le gouvernement israélien refuser clairement d'échanger l'évacuation
du territoire conquis contre sa reconnaissance par les États arabes.
On peut dire certes que cette expansion résulte du refus des États
arabes et, au-delà, des masses arabes de reconnaître la formation du
nouvel État. Mais ce refus lui-même vient de la nature impérialiste
de la formation de l'État.
Lorsque les polémistes arabes ou proarabes parlent de la nature
expansionniste de l'État d'Israël, ils ne font pas seulement allusion
au passé, mais à un futur éventuel. Là encore il faut examiner le
problème en dehors des mythes. Dire que l'État d'Israël s'est étendu
parce qu'il avait une nature expansionniste nous ramène à la problé-
matique des médecins de Molière. Si les États arabes continuent de
refuser de reconnaître Israël à moins que celui-ci n'évacue plus de
territoire qu'il n'est disposé à le faire, si d'autre part Israël persiste
dans son refus de négocier les territoires contre la paix, il est clair
que la situation de guerre, au moins latente, va continuer. Dans
cette situation, le gouvernement israélien est exposé constamment à
la tentation d'acquérir d'autres territoires et les péripéties des luttes
à venir peuvent même l'y engager fortement. Tout dépendra du
calcul stratégique des dirigeants israéliens qui pèseront les avantages
et les inconvénients pour eux de nouvelles annexions.
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Une autre situation encore peut et doit être prévue. Supposons


qu'une paix intervienne entre Israël (plus ou moins étendu) et les
États arabes voisins véritablement en combat avec lui. Il est très
peu probable que la revendication des Palestiniens cesse de ce fait.
Il n'est pas impossible certes qu'elle diminue de virulence et ne puisse
déboucher sur une confrontation militaire. Il ne faut pas oublier
que toute confrontation militaire avec Israël des Palestiniens seuls
est difficile du fait qu'ils ne peuvent partir que de bases situées dans
les pays voisins et que, s'il y a vraiment paix, Israël peut évidemment
exiger des États voisins qu'ils ne fournissent pas de telles bases. Le
mouvement pourrait avoir, il est vrai, une base interne dans les terri-
toires sous contrôle israélien. Mais, dans l'éventualité dont j'ai
dessiné les grandes lignes, au cas où une insurrection vraiment dan-
gereuse pour Israël se développerait à l'intérieur de ses limites, Israël
dispose d'une arme qui semble sans réponse : la possibilité d'expulser
tout simplement la totalité ou au moins la majorité des habitants
arabes.
L'opinion proarabe et gauchiste a souvent une autre représen-
tation, pas toujours poussée jusqu'au bout avec conséquence, de
l'impérialisme israélien. Elle se situe dans le cadre de la représentation
mythologique de l'Impérialisme (avec un grand I) à la fois comme
force impersonnelle, aveugle et comme être doté d'une volonté
implacable et malfaisante. Mais il convient d'examiner s'il n'y a pas
quelque chose de réel à la base de cette représentation comme, à la
base du mythe d'Iris messagère des Dieux à l'écharpe multicolore,
il y a le phénomène réel de l'arc-en-ciel. Avec une incohérence évi-
dente, qui se manifeste précisément par l'emploi de ce terme l' «Impé-
rialisme » au lieu de termes précis comme le gouvernement américain,
l'économie américaine, l'économie capitaliste, l'alliance atlantique
etc., ceux qui ont recours à ce type de représentation, quand ils
consentent à donner quelques détails, considèrent l'État d'Israël
comme un bastion d'un dispositif mondial des forces américaines.
Il n'est pas niable qu'Israël est lié aux États-Unis par de multiples
liens. Il suffira de mentionner, puisque cela est largement connu, le
fait qu'Israël dépend en grande partie pour sa survie économique
de dons des citoyens juifs américains et qu'il a été aidé principale-
ment par l'État américain pour la constitution de son arsenal mili-
taire ainsi que généralement sur le plan diplomatique. Il est probable
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aussi que les relations sont étroites entre les états-majors américain
et israélien. Cela ne signifie pas pour autant que l'État d'Israël
soit dépourvu de volonté propre et qu'il obéisse aveuglément à
toutes les impulsions reçues de Washington. Il s'agit d'une alliance
et il est bien vrai qu'Israël est d'une taille infime par rapport aux
États-Unis et dépend largement de cette puissance. Mais il dispose,
directement ou indirectement, de moyens de pression très efficaces,
dans certaines circonstances au moins, qui lui permettent, le cas
échéant, de ne pas s'aligner sur toutes les volontés américaines.
Évidemment, les États-Unis ont intérêt à maintenir cette dépendance
d'Israël à leur égard, et il est certain qu'ils disposent là d'un groupe
national cohérent, bien disposé envers eux dans les circonstances
présentes, au milieu d'un monde hostile. Mais il ne faut pas oublier
que les États-Unis disposent aussi d'amitiés importantes dans des
classes influentes de la société arabe, au pouvoir dans plusieurs États
arabes, et avec lesquelles leurs intérêts ne sont pas moins liés. Ils
ont donc des possibilités de rechange possibles quoiqu'ils soient
handicapés par l'impossibilité d'abandonner totalement Israël du
point de vue de leur opinion publique interne.
On peut donc estimer avec mesure que les pays arabes sont soumis
à une menace d'impérialisme économique israélien en cas de paix et
à une menace d'impérialisme israélien politique en cas de continua-
tion de la situation de guerre. Ils pourraient échapper au second
en faisant la paix aux conditions d'Israël, c'est-à-dire en acceptant
de se soumettre aux effets d'un impérialisme politique passé. Faute
de quoi, la continuation de l'état de guerre leur impose à la fois le
danger d'une expansion future plus poussée et la nécessité de consacrer
une partie très importante de leurs ressources à l'armée, ce qui pèse
évidemment sur leurs possibilités de développement, c'est-à-dire
sur leur autonomie de décision économique. En cas de paix, soit
qu'ils acceptent les conditions israéliennes présentes, soit que ces
conditions se modèrent et deviennent plus acceptables pour eux dans
l'avenir, la défense contre l'impérialisme économique israélien
serait évidemment beaucoup plus facile. Elle se réduirait peut-être à
de simples mesures protectionnistes.
Si l'on veut passer en revue toutes les possibilités concevables,
on ne peut exclure le cas d'une victoire totale des Arabes sur
Israël. Dans ce cas évidemment toute menace, quelle qu'elle
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soit, serait éliminée. Mais il ne semble pas qu'une telle perspective


ait la moindre chance de se réaliser d'ici un laps de temps accessible
à nos prévisions et à nos calculs. On n'en tiendra donc pas compte
ici.
La menace d'impérialisme politique israélien pourrait aussi être
éliminée si, d'une façon durable, les structures internes de l'État
israélien amenaient au pouvoir des équipes appliquant une stratégie
pacifique. On entend par là une stratégie politique visant à obtenir
l'objectif primordial d'Israël, la reconnaissance par les États voisins
en tant que formation légitime, au moyen de méthodes excluant la
guerre et le poids de la force militaire comme armes principales. Un
signe d'une telle orientation serait par exemple la négociation sur la
base du retrait des territoires occupés en juin 1967 contre la recon-
naissance, sans s'attarder à des nuances de formulation imposées
aux États arabes par leur idéologie et leur opinion publique. Il paraît
difficile de concevoir qu'une telle orientation n'ait pas pour base ou
pour effet une modification profonde de l'idéologie israélienne et
des structures politiques qui lui correspondent. Mais, si une démarche
politique internationale conforme à cette orientation était prise,
même sous la pression des puissances internationales, il est conce-
vable qu'elle engage dans une évolution qui transforme effectivement
à long terme cette idéologie et ces structures. C'est ce qui est englobé
de façon trop vague et que j'essaierai de préciser ailleurs sous le
terme de « désionisation d'Israël ».
On est forcé de dire ici quelques mots au moins du problème de
l'unité arabe puisque bien des idéologues arabes en font une condi-
tion nécessaire à l'indépendance pleine et entière. A vrai dire l'obser-
vateur extérieur se convainc difficilement de cette idée. Si l'on examine
la question avec le plus d'objectivité qu'il est possible, on aperçoit,
entre les peuples arabes, beaucoup de facteurs d'unité et aussi beaucoup
de facteurs de différenciation. Donc, en principe, on ne voit pas de
nécessité totale à l'unité puisque, aussi bien, on peut découvrir
de pareils facteurs unificateurs et diversificateurs entre les pays
d'Amérique espagnole par exemple ou encore entre les pays anglo-
saxons. Cependant il est très vrai qu'il y a des projets communs aux
Arabes et qu'un handicap très grand pour les réaliser est précisément
la division du monde arabe en de multiples États qui suivent forcé-
ment des politiques différentes et souvent contrastées. A l'intérieur
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de chaque État d'ailleurs, il faut tenir compte de nombreuses équipes


concurrentes et de facteurs d'une diversification encore plus grande.
Il me paraît clair, par exemple, que telle a été la grande cause de
l'incapacité des Arabes à poursuivre une politique cohérente, mili-
taire ou pacifique, envers Israël. Mais il est clair aussi que, dans
chaque État, s'est formé un réseau d'intérêts et d'aspirations propres »
qui ne seraient pas satisfaits forcément par la création d'un grand
État arabe. Idéalement, on peut imaginer une confédération aux
liens assez lâches, ou une fédération très décentralisée, qui concilie-
raient ainsi l'unité et la diversité. Mais il n'est pas du tout sûr que
cette solution ait suffisamment de chances de réalisation pour faire
l'objet d'un projet réaliste. De toutes façons, l'observateur de l'exté-
rieur n'a pas à prendre parti pour ou contre une telle option. Il
s'agit d'options à prendre dans le cadre des stratégies qu'élaborent
les hommes politiques arabes. De l'extérieur, on ne peut que sou-
haiter qu'un programme d'unité ne soit pas qu'un camouflage justi-
ficateur d'autres options alors que ceux qui avancent ce mot d'ordre
n'y croiraient pas eux-mêmes. On peut souhaiter aussi, si on a quelque
préoccupation de l'intérêt des Arabes, que ce mot d'ordre ne devienne
pas un dogme qui paralyse la pensée politique. L'unitarisme peut
être une arme de chantage qui permet de dénoncer à bon compte ses
ennemis en leur reprochant de ne pas être unitaristes dans leurs idées
ou dans leurs options. Cela est fort néfaste. Il faudrait tenir présent à
l'esprit que l'unité est une possibilité parmi d'autres.

2. Le développement.
Le développement est un objectif que s'assignent les pays arabes
comme tous les pays sous-développés en fonction d'abord de l'objectif
de l'indépendance, mais aussi comme objectif propre. La situation
de sous-développement engendre la dépendance, mais aussi des maux
terribles et bien connus, tels que la misère profonde d'une grande
partie de la population, les vagues de famine et d'épidémies, le retard
culturel, toutes choses auxquelles ceux qui en souffrent ne peuvent
que souhaiter échapper.
Deux modèles de développement s'offrent à tout pays dans le
monde actuel : le modèle capitaliste et le modèle socialiste. Il y a
d'ailleurs des variations dans ces deux modèles et des formes qui
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paraissent intermédiaires. Ici encore, si l'on veut adopter une démar-


che rationnelle, il convient, au moins au départ, de ne pas considérer
a priori une option comme le bien et l'autre comme le mal, l'une
comme le choix du passé et l'autre comme celui de l'avenir. Nul ne
connait l'avenir et ceux qui prétendent le contraire sont des mysti-
ficateurs ou des mystifiés.
Il importe par contre de voir clairement quels sont les problèmes
capitaux impliqués par ce choix. Ce choix définit fondamentalement
le mode de redistribution du produit social et les agents qui ont
l'initiative des décisions d'investissement. Encore une fois, si l'option
fondamentale détermine en gros ces deux points, bien des variations
sont possibles dans les détails ainsi que des formes intermédiaires.
Mais, d'autre part, si le choix fondamental est fait de façon nette,
il ne faut pas se dissimuler qu'il entraîne toute une dynamique à
laquelle ensuite il sera difficile d'échapper. Il est néfaste aussi pour
la réflexion claire sur ces problèmes de masquer les options par des
mots nouveaux (par exemple solidarisme, etc.), ou par des adjectifs
(socialisme islamique, arabe, etc.). Ces astuces verbales ont pour
seule utilité de masquer les mystifications idéologiques. Il faut chaque
fois aller au-delà des mots et poser les questions véritables : Comment
se redistribue le produit social? Qui a l'initiative des décisions d'in-
vestissement?
Pour ne prendre que le second point, il me paraît clair que les
décisions d'investissement et, par conséquent, les options économi-
ques ne peuvent être prises que par l'État ou par des individus auto-
nomes non producteurs (« capitalistes ») ou encore par des groupes
de producteurs associés. Mais des formes mixtes sont possibles.
L'essentiel est d'avoir conscience de ces options et l'observateur
impartial s'estimera mystifié si on essaye de les lui dissimuler par un
verbiage fallacieux.
Dans la situation actuelle, on a déjà eu l'occasion de le dire plu-
sieurs fois, le choix des pays arabes ne peut être l'option libérale
pure. J'entends par là l'option qui donne le pouvoir de décision écono-
mique sur les investissements, en principe, à tout membre de la société
sans intervention de l'État, mais, en pratique, comme une expérience
fort longue l'a établi, aux propriétaires de ressources importantes,
non producteurs immédiats dès l'origine ou qui se sont vite dégagés
de l'activité de production immédiate. Comme dans tous les pays
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sous-développés, les pays arabes ont besoin d'une intervention plani-


ficatrice de l'État. Il y a beaucoup de raisons à cela. Peu de ressources
étant disponibles, le progrès du pays ne peut supporter le gaspillage
qui semble résulter forcément de la non-planification. Il est nécessaire
d'établir une infrastructure de l'économie et les travaux d'infrastruc-
ture, peu rentables la plupart du temps si indispensables soient-ils,
ne peuvent être laissés au libre arbitre des capitalistes même
autochtones. Surtout, comme il a été dit, l'économie libérale en
pratique entraîne à la subordination aux capitalistes étrangers.
L'État soviétique ou chinois peut profiter de sa supériorité pour
s'accorder des avantages politiques ou même économiques aux
dépens des pays qu'il « aide ». Mais en général il n'a pas d'intérêt
majeur à empêcher la modernisation. Certes, en principe, l'État
américain (ou un autre État capitaliste) n'a pas plus d'intérêt à
cela. Mais les capitalistes américains (ou autres) ont un tel intérêt.
Non pas directement certes, par pure « méchanceté », mais parce
que le mécanisme de l'économie libérale les pousse normalement à
garder pour eux l'exclusivité des productions les plus modernes et
les plus rentables, à spécialiser par conséquent les pays sous-déve-
loppés dans la production de matières premières ou de produits de
consommation, ce qui accentue leur dépendance. Dans les cas mêmes
où ils ont intérêt à une certaine modernisation, ils la conçoivent ou
la réalisent d'une manière qui maintient la dépendance à leur égard.
Les États capitalistes ont peu de moyens, au cas où même ils le
voudraient, de brider ces impulsions de leurs capitalistes. Ils ont
bien plutôt tendance à les suivre et à les appuyer parce qu'ils savent
que cette domination économique assure des possibilités de pression
politique importantes et parce que lesdits capitalistes disposent de
« lobbies » très puissants influençant les décisions gouvernementales.
Il est vrai qu'une classe capitaliste puissante, disposant d'impor-
tantes ressources, peut, dans certains cas, semble-t-il, entraîner un
pays sur la voie de la modernisation dans l'indépendance. L'exemple
classique a été celui du Japon depuis l'ère Meiji. Il semble pourtant
que les conditions qui ont rendu possible la réussite japonaise,
c'est-à-dire les conditions mondiales à l'époque où se sont situés ses
débuts et les conditions géographiques et sociologiques propres au
Japon, ne soient plus réalisées à l'époque actuelle que dans des cas
très limités. Une étude soigneuse serait à faire de cas comme ceux de
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la Côte d'Ivoire, du Maroc ou de l'Inde pour voir précisément à


quelles conditions un tel développement est encore possible de façon
indépendante. A première vue, les cas cités ne semblent pas très
convaincants.
Il semble bien que, dans la majorité des cas, le développement
dans l'indépendance ne puisse se faire sans un contrôle strict de
l'économie, une prise en main générale, non seulement pour la pro-
duction et la redistribution, mais même dans le domaine des méthodes
de travail.

II. L'ORGANISATION DE L'EFFORT

L'effort considérable nécessaire pour entraîner la modernisation


dans l'indépendance ne peut donc être accompli que sous l'égide de
l'État et implique une mobilisation générale des masses qui ne peut
être obtenue que par l'action d'une idéologie.
Les qualités idéales d'un État apte à organiser la modernisation
dans l'indépendance peuvent être aisément énumérées. Les États en
question devraient être forts, indépendants, dévoués à la tâche,
lucides et mobilisateurs. C'est là un portrait idéal et on ne peut que
s'en approcher. Aux idéologues de toutes sortes qui pullulent à
notre époque, il convient de rappeler que le réel recèle toujours des
impuretés, que rien ne garantit qu'un État établi pour accomplir
la tâche en question avec un programme idéologique impeccable
mènera cette tâche à bien et restera fidèle à ses options de départ.
Rien ne le garantit, ni le fait que l'État soit national, ni son adhésion
à des principes socialistes.
L'État doit être fort pour pouvoir planifier la modernisation et
défendre l'indépendance sans égard pour les groupes de pression
internes. Parmi ceux-ci, au Moyen-Orient, il faut surtout compter avec
les quasi-États que constituent essentiellement les communautés
religieuses. Le Liban est un exemple classique de cette situation. Les
quasi-États développent une situation comparable à celle que créait
le régime féodal en Europe occidentale au Moyen Age. Toute entre-
prise nationale est sapée par les intérêts particuliers des uns et des
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autres. Elle est observée avec une jalousie sourcilleuse par les divers
groupes de pression en question qui se demandent si tel projet ne
va pas bénéficier à un autre groupe et n'hésiteront pas à entraver sa
réalisation si ce projet augmente exagérément la force de ses concur-
rents, même s'il profite dans l'ensemble à la communauté nationale.
Un État fort ne peut tolérer évidemment l'existence de tels groupes.
Mais il ne faut pas croire qu'il suffise d'un décret pour les supprimer.
Supprimer l'expression de groupes qui conservent une existence
sociologique, alors qu'on ne supprime pas les bases sur lesquelles
ils s'enracinent, est une entreprise qui mène tout droit à la tyrannie,
et par là à la révolte. Si les communautés subsistent en tant qu'entités
sociologiques pourvues de réseaux d'intérêts et d'aspirations com-
muns, dépassant le cadre de communautés de foi, d'associations
cultuelles ou purement idéologiques, et que toute organisation de
l'expression de leurs aspirations et intérêts communs est supprimée,
il en résulte normalement la tyrannie de la communauté majoritaire
sur les autres. Il y a alors à la fois danger de stérilisation des minorités
écœurées et de la majorité pleine de bonne conscience satisfaite, car,
comme on le sait bien, le pouvoir pourrit. Dans ces circonstances
le drainage de cerveaux vers les contrées développées a des chances
de rencontrer de grands succès. La nécessaire démolition des féoda-
lités internes ne peut éviter ce danger qu'en se faisant de façon pro-
gressive, en laissant à chaque stade des moyens d'expression et de
défense aux intérêts légitimes de tous les groupes existants réellement.
On devrait aboutir ainsi par étapes à une laïcisation pluraliste.
L'État doit être indépendant à l'égard de l'extérieur. Cela peut
sembler plus facile du moment qu'on a renoncé à l'économie libérale
qui crée automatiquement des groupes de pression puissants en rela-
tion avec les intérêts étrangers, surtout s'il s'agit de pays sous-dé ve-
loppés. Dans un État indépendant d'économie non libérale, le groupe
dirigeant dans l'ensemble a tendance naturelle à défendre son auto-
nomie de décision à l'égard de l'extérieur. Cependant, il peut se
créer des groupes particuliers défendant les intérêts d'un secteur
bureaucratique ou simplement luttant contre un autre clan et cher-
chant pour cela des appuis de toutes natures, qui n'hésitent pas à
avoir recours à la pression extérieure pour appuyer leur pression propre.
Ceci sans même parler de l'achat des consciences dont il faut pour-
tant tenir compte.
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Mais la plus grande difficulté consiste à obtenir, par des mesures


structurelles, que les États soient dévoués à leur tâche de moder-
nisation dans l'indépendance. Si l'on n'est pas persuadé, dans la
ligne de pensée rousseauiste, de la bonté fondamentale et du désin-
téressement de l'homme, si l'on rejette le postulat implicite de tous
les idéologues suivant lequel l'adoption d'un programme de progrès
et de justice rend inévitablement ceux qui l'adoptent dévoués et
justes, on comprendra que le moyen le plus sûr pour que les dirigeants
de l'État soient dévoués à leur tâche réside simplement dans la coïnci-
dence plus ou moins étroite de l'intérêt du groupe dirigeant avec
l'intérêt de la nation. Il faut essayer d'établir des structures telles
que ces deux intérêts ne divergent pas, à partir d'un certain moment,
de façon excessive pour le moins.
Pour voir les choses lucidement, il convient d'avoir conscience de
façon claire que la représentativité absolue est une utopie. Je veux dire
qu'il n'y a pas de structure dirigeante qui reflète purement et simple-
ment de façon transparente les intérêts et les aspirations des masses
qu'elle représente. Toute traduction suppose un minimum de trahison.
Le marxisme schématique et dogmatique, virulent sous des formes
diverses maintenant dans le monde arabe entre autres, a une solution
simple au problème. La représentativité absolue et transparente est
assurée par le caractère prolétarien du groupe dirigeant. Quand la
non-représentativité saute aux yeux, les marxistes ont une explication
fort simple : c'est que le groupe dirigeant a un caractère de classe
non prolétarien. Cette dogmatique simpliste qui ne s'embarrasse
guère de l'étude des faits est purement scolastique. Ce qui le montre
bien en particulier, c'est que l'on distingue « caractère de classe »
d'un groupe et origine de classe de ses dirigeants. On sait que, dans
de nombreux cas, spécialement dans le Tiers Monde, le groupe censé
prolétarien est en fait composé de petits ou de grands « bourgeois ».
Pratiquement, on décrète qu'un groupe exprime les aspirations et
les intérêts du prolétariat, sans consulter le moins du monde celui-ci,
du fait qu'il adhère à la doctrine marxiste-léniniste suivant l'interpré-
tation que préfère celui qui profère le jugement ou encore parce qu'il se
rattache à l'organisation communiste internationale vers laquelle
vont ses sympathies. Il y a une part de vérité dans ces assertions
du fait de l'emprise de l'idéologie et parfois de la structure des
organisations, mais ce n'est qu'une part de vérité.
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En fait, la notion de « caractère de classe » d'une idéologie ou


d'un groupe est beaucoup plus complexe que ne le soupçonnent les
marxistes idéologues. Elle est toujours partielle et relative. Rien ne
vient jamais garantir la transparence de la traduction des aspirations
et intérêts des masses. En tout cas le dévouement n'est pas en rapport
avec l'origine de classe. De nombreux prolétaires ont « trahi » les
aspirations et intérêts de leur classe. Les groupes dirigeants commu-
nistes (staliniens ou autres) sont en règle générale d'origine petite-
bourgeoise. L'histoire de l'Europe est pleine de monarques liés très
étroitement à la classe aristocratique dont ils faisaient partie et qui
n'en ont pas moins servi les aspirations et les intérêts des bourgeois.
Que l'on pense par exemple à Pierre le Grand décimant les boyards.
L'organisation, en pratique le parti dans lequel se recrutent les
éléments dirigeants, devrait éviter au maximum, par des mesures
structurelles, de laisser ses membres exposés à la tentation de chercher
la fortune et le pouvoir dans une entreprise de type libéral. La possi-
bilité ouverte à des dirigeants d'investir dans des entreprises privées,
par exemple, conduit tout droit à tous les inconvénients de l'option
libérale, aggravés encore du fait que les personnalités en question, si
l'État garde malgré tout quelque caractère dirigiste, se trouvent
directement placées au centre du pouvoir, plus proches encore de
celui-ci que les « lobbies » des États capitalistes. Plus des possibilités
restent ouvertes dans ce sens et plus le groupe dirigeant doit disposer
d'avantages propres, de prestige notamment, dans la sphère du pouvoir,
qui évitent ces tentations.
Il convient évidemment que des bases de pouvoir sectionnaire,
fractionnel ne soient pas assurées, pouvant mener à la formation
de groupes rivaux sur des bases autres que celles des États d'économie
libérale. Ainsi l'établissement de régions, d'entités territoriales plus
ou moins autonomes. C'est par l'établissement de tels pouvoirs régio-
naux que les empires du passé ont été détruits. On a pu observer dans
les premiers États socialistes des tendances au développement de pou-
voirs de cette espèce. De même, si des mesures rigoureuses ne sont pas
prises pour que l'armée soit toujours soumise au pouvoir politique,
on arrive à des situations telles que celle de l'Amérique latine, aussi
expérimentées en pays arabe sous les régimes ba'f/astes, où les corps
d'armée eux-mêmes forment des groupes de pression autonomes, se
disputant le pouvoir au grand détriment de l'intérêt général de l'État.
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Il faut avoir clairement conscience que l'idéologie ne garantit


aucunement, non plus que le régime social, contre la division en
centres de pouvoirs concurrents, amenés tout naturellement à faire
prévaloir leurs intérêts de groupes politiques propres sur les intérêts
de la nation. Il en est même ainsi des fractions formées autour
d'options différentes concernant par exemple la stratégie, la tactique,
le programme. Les fractions sont amenées presque inévitablement
à rechercher des appuis de toutes sortes contre d'autres fractions.
Elles sont amenées à dénoncer les autres fractions comme trahissant
l'intérêt national. Elles sont amenées, parfois au début avec la plus
grande sincérité, à chercher à s'emparer de tous les postes puisque
seules elles représentent l'intérêt bien compris de la nation. Mais il
est inévitable aussi que la plupart s'attachent à ces postes pour le
pouvoir qu'ils donnent. On en revient ainsi aux luttes classiques pour
le pouvoir et, finalement, à la suprématie des intérêts sectionnaires
sur les intérêts nationaux.
Ces difficultés ressortissent non pas à des « déviations » d'une
pensée idéologique « correcte » (en grec orthodoxie), mais aux contra-
dictions profondes inhérentes à la société humaine. Observons avec
ironie en passant que les marxistes, qui en principe placent la contra-
diction au cœur de tout, s'acharnent à nier les contradictions fonda-
mentales dans des cas comme celui-là ou à leur donner un caractère
bénin. En fait, la lucidité et un minimum de liberté exigent un parti
ultra-démocratique où peut s'exercer le contrôle de tous sur tous,
mais il est vrai qu'il y a là danger d'évolution vers un polycentrisme
du pouvoir, vers des luttes égoïstes de fractions, en un mot vers
l'anarchie. Mais le remède proposé par Lénine, le centralisme soi-
disant démocratique qui implique le contrôle du centre sur tous,
conduit aisément, comme l'histoire ne l'a montré que trop, à un
monolithisme despotique, à la suppression par la force des opposi-
tions, à la stérilisation du sommet dogmatique, bref à des horreurs
indicibles, à des atteintes très graves à la liberté, à la justice, à la
vérité et à la simple humanité.
Les deux solutions existent avec leurs formes extrêmes et leurs
formes modérées, avec toujours les dangers signalés qui menacent.
Il n'y a pas de solution magique à ce terrible dilemme. Il faut l'assumer
et se diriger vers des solutions intermédiaires et complexes.
Il importerait que l'État soit aussi lucide. Cela veut dire évidem-
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ment d'abord que les dirigeants soient informés par des services
compétents des circonstances intérieures et extérieures où doit s'ins-
crire leur action. Mais surtout, ce qui est beaucoup plus difficile,
il importerait que ces dirigeants ne se laissent pas prendre au piège
de leur propre idéologie. Non qu'on leur conseille ici de renoncer
cyniquement aux buts qu'ils se sont assignés, aux idéaux et valeurs
qui ont provoqué au départ leur engagement dans l'action. Mais,
si une idéologie est nécessaire pour entraîner la mobilisation dans
le type d'État dont on s'occupe ici, entre autres, toute idéologie
tend à développer ses mythes et ses dogmes. Il est arrivé souvent
que des dirigeants, qui d'abord voyaient assez clairement la réalité
que les dogmes expriment en la transfigurant, se sont pris à croire
fermement à la littéralité de certains au moins de ceux-ci. C'est sur-
tout lorsqu'il s'est agi de concevoir l'Ennemi et le mécanisme de ses
décisions que cette persuasion de la validité des schémas mythiques
a eu le plus d'effets mystificateurs et néfastes. Je fais allusion bien sûr
à la conception mythologique sur laquelle je suis souvent revenu de
l'Impérialisme. Or, s'il y a quelque chose de primordial dans le jeu
politique, comme dans les jeux de société, c'est de connaître l'adver-
saire et le mécanisme interne qui l'amène à réagir, de façon à pouvoir
pressentir ses réactions. Les rapports détaillés qui s'accumulent
sur les bureaux des ministres, même s'ils viennent d'experts confirmés
et consciencieux, ne sont pas suffisants pour connaître l'ennemi.
Encore faut-il, si on lit ces textes, pouvoir les cadrer dans une vision
d'ensemble qui ne soit pas pervertie par l'idéologie. Combien de fois
les dirigeants n'ont pas su lire les relations exactes qui leur parve-
naient! C'est ainsi que les dirigeants israéliens, malgré la qualité de
leurs experts, n'arrivent pas à comprendre les réactions arabes, de
même que Nasser se faisait une idée fausse des relations américano-
israéliennes, que Staline n'arrivait pas à concevoir ce que pouvait
décider Hitler, qu'Hitler se trompait sur les motivations des Anglo-
Américains ou des Soviétiques. Toutes erreurs qui ont eu des consé-
quences déplorables pour ces dirigeants eux-mêmes.
L'État dont il est question doit être mobilisateur. Aucun dévelop-
pement, aucune lutte pour l'indépendance, ne peuvent se concevoir
dans les circonstances présentes sans une mobilisation très étendue
des masses profondes du peuple.
De ces masses, la mobilisation peut être obtenue par le moyen
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des stimulants idéologiques accompagnés, plus ou moins suivant


les circonstances, de stimulants matériels. Le stimulant idéologique
le plus mobilisateur est la présence d'un ennemi irréconciliable.
Celui-ci suscite contre lui une mobilisation souvent presque spontanée.
C'est apparemment ce qui se passe au Vietnam. Il est tentant de
créer de toutes pièces un tel ennemi ou de gonfler une menace réelle.
Mais, pour réussir, une telle « mystification » requiert des conditions
de crédibilité objective du mythe et de réceptivité du peuple auquel
elle est destinée, réceptivité variant suivant les conditions où il est
placé. D'autre part, la diffusion du mythe peut être dangereuse dans
la mesure où elle handicape le mystificateur en ne lui permettant plus
que difficilement de revenir sur ses déclarations passées, par exemple
de faire une paix nécessaire avec l'ennemi dont on a par trop dénoncé
la malfaisance.
La mobilisation, l'endoctrinement idéologique, la direction pra-
tique des travaux nécessaires doivent être assurés par un réseau
serré de petits cadres dévoués. C'est ce réseau qu'il est le plus diffi-
cile de former dans des pays placés dans les conditions actuelles
des pays arabes entre autres. Le dévouement désirable de ces cadres
doit être suscité naturellement en premier lieu par l'idéologie, mais
aussi (jusqu'à preuve du contraire que nous fourniraient les Chinois
ou les Albanais) maintenu par des avantages matériels, notamment
par une ascension sociale liée au statut de cadre. Ce dévouement ne
peut être maintenu trop longtemps si les petits cadres, qui en sont
souvent témoins de par leur rôle d'intermédiaires, se rendent compte
que les cadres supérieurs jouissent de privilèges indus. Une égalité
relative des avantages et des sacrifices dans tout l'ensemble des
cadres, de la base des petits cadres jusqu'au sommet dirigeant, est
indispensable pour maintenir la foi. C'est ce qui manque souvent.
C'est pourquoi le groupe dirigeant qu'il faut préférer est celui qui
a rompu organiquement avec son milieu d'origine, plus ou moins aisé
en général, avec les avantages qu'il pourrait tirer d'un ralliement
complet à celui-ci, d'un abandon total ou partiel, par lassitude, des
exigences souvent lourdes que requiert le dévouement désintéressé
au progrès de la nation. Cette rupture est parfois assurée par l'adhé-
sion à un parti qui a ses règles strictes de discipline, ce qui n'est pas par
ailleurs sans inconvénient comme on l'a déjà dit et comme on le
redira.
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La difficulté s'accroît de ce que les petits cadres ne doivent pas


être seulement dévoués, mais aussi compétents. Dans le contexte
de l'économie moderne, ils sont appelés à diriger l'enseignement qui
doit inculquer aux masses des attitudes de type industriel, par exemple
la valeur du temps, la ponctualité, la persévérance, la discipline, etc.
Pour enseigner ces valeurs aux autres, il faut qu'ils en soient eux-
mêmes profondément pénétrés. Il faut que ces enseignants soient
enseignés. Non pas seulement d'ailleurs au moyen d'un enseignement
livresque et théorique, mais en leur inculquant pratiquement une
pratique. Voilà qui est très difficile dans les conditions sociales et
culturelles qui sont celles du monde arabe actuellement. Raison
de plus pour s'y atteler aussitôt que possible et avec autant
d'esprit de conséquence que possible.
Voilà bien des exigences pour l'État appelé à diriger le processus
de modernisation dans l'indépendance. Il serait illusoire de penser
qu'on aboutira à une réalisation idéale de cette esquisse de portrait.
Mais le maximum obtenu dans ce sens représenterait les meilleures
chances d'un développement autocentré. Je suis étranger, je l'ai déjà
montré, à la croyance utopique, si répandue dans notre temps comme
dans les temps passés, selon laquelle des avantages pourraient être
obtenus sans inconvénient, et une structure idéalement harmonieuse
pourrait se dégager du réel et répondre à ces exigences. L'État néces-
saire actuellement subira une tentation permanente d'évolution vers
le despotisme. La pratique nous montrera si cette tentation est irré-
sistible. Le devoir de tous les hommes conscients de leur devoir
d'hommes engagés dans cette lutte sera de lutter, très difficilement,
pour résister à cette tendance sans pour cela cesser de constituer la
force indépendante mobilisatrice nécessaire à un tel État. Rien de
plus difficile, je l'avoue. Mais il vaut mieux ne pas se fermer les yeux
devant cette difficulté.

III. L'IDÉOLOGIE

1. Le contenu.
Une idéologie mobilisatrice apte à une mobilisation du type qui
vient d'être décrit ne peut être que nationaliste. Là encore les diffi-
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cultés abondent. Promouvo ir un développement autocentré pouvait


être fait dans la Russie des années 1920 et 1930 en recourant essen-
tiellement à la force de l'idéologie prolétarienne universaliste. Mais
l'U.R.S.S. était à peu près complètement entourée d'un monde
hostile, un monde qui avait de tout autres structures. La volonté de
construire une économie forte et indépendante se confondait avec
celle de faire triompher une structure nouvelle et inédite. Les pays
arabes, plus ou moins « socialistes », sont entourés de pays plus ou
moins « socialistes » eux aussi ou qui se prétendent tels. Certes, si
certains d'entre eux adoptaient une structure inédite radicalement,
et cela peut arriver, ils pourraient combattre encore pour la réalisation
des exigences posées par cette idéologie sans insister par trop sur
les valeurs nationales. C'est le cas de certains mouvements gauchistes
palestiniens et sudarabiques. Mais la lutte pour le développement
fait trop directement suite à la lutte pour l'indépendance qui a déve-
loppé une particulière sensibilité aux thèmes nationalistes, cette
sensibilité apporte trop de possibilités de mobilisation sur ses propres
lignes, la croissance de type capitaliste est un modèle trop séduisant
en apparence et la dénonciation de ses conséquences est trop facile
par l'argument fondé de la subordination qu'elle implique pour que
le nationalisme ne soit pas l'idéologie à laquelle on doit faire appel
de façon prédominante. J'appelle nationalisme, il est nécessaire de le
préciser, toute idéologie qui place au premier plan des valeurs le
bien de la nation.
Je serais le dernier à prétendre que :cette orientation soit sans
danger ni sans difficulté. Entre autres dangers, une telle orientation
rend tentante l'alliance avec les nationalistes conservateurs qui se
désintéressent de la modernisation ou objectivement la combattent.
Il est difficile dès lors d'opposer à ces conservateurs des arguments
idéologiques, d'où le recours à l'accusation de trahison, accusation
factice, facile, mais pas toujours fondée et, par là, pas très convain-
cante.
Naturellement il est possible en principe de concilier le nationalisme
et l'internationalisme, l'universalisme, de donner un contenu ouvert
à cette idéologie. C'est ce qu'on a essayé de définir sous le nom de
nationalitarisme. Mais il s'agit d'un concept factice comme le mon-
trent bien les déviations de ceux qui proposent cette orientation
et qui, dans le même souffle, cèdent à un chauvinisme sans mesure.
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Le nationalisme recèle en lui-même trop de tentations de mépris


des droits des autres pour qu'il soit facile de combattre ces tentations
du moment qu'on a adopté les valeurs qui les justifient. Les manifes-
tations de chauvinisme, à peu près inévitables, les agissements oppres-
sifs à l'égard des autres font qu'on s'aliène la sympathie des forces
de masse internationales. Indépendamment de toute morale, c'est là
un développement néfaste pour la cause même qu'on défend et
qui conduit à des stratégies néfastes. Nous en avons de bons exemples,
par exemple dans la pratique du Bath, lui aussi au départ soucieux
en principe de concilier valeurs nationales et valeurs universelles.
Citons encore ce qu'on a appelé le palestinisme, c'est-à-dire la subor-
dination de toute lutte interne dans les pays arabes à la lutte nationale
du peuple palestinien, au projet d'État palestinien indépendant dont
la structure interne n'est pas précisée.
Il est impossible de pallier entièrement à toutes ces difficultés et à
toutes ces contradictions. On ne peut que soutenir toute tendance
qui viendrait contrebalancer le plus possible l'orientation vers un
nationalisme excessif, vers une primauté totale des valeurs nationales.
- J'ai dit plusieurs fois que l'idéologie religieuse pure ne pouvait
servir d'idéologie mobilisatrice dans les circonstances présentes.
Cela est d'ailleurs largement admis de sorte que je n'éprouve pas le
besoin d'y insister ici. Disons simplement que la contribution à la
lutte commune des hommes fidèles à une idéologie religieuse peut être
admise à condition qu'ils soient ralliés aux objectifs temporels du
mouvement.

2. Les formes de diffusion et de ralliement.


Dans le cadre d'un mouvement social, une idéologie n'est rien
tant qu'elle n'est pas diffusée auprès des masses, qu'elle ne sert pas
à les rallier. Il ne s'agit d'ailleurs nullement d'un processus passif
comme pourrait le laisser croire la formulation qui vient d'en être
donnée, mais d'une synthèse qui se fait avec l'idéologie implicite
déjà présente dans ces masses. Tout ce qui s'oppose par trop à cette
idéologie implicite ne peut être que rejeté. Le reste peut prendre des
formes très différentes de ce qu'ont voulu les diffuseurs de l'idéologie.
Ceux-ci doivent donc être attentifs à cette idéologie implicite
des masses. Les formulations qu'ils emploient pour la canaliser en
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débouchant sur des directives d'action ne peuvent qu'être, si elles


veulent être efficaces, adaptées et simplificatrices.
Dès lors il est clair que la lucidité est en danger, car d'une part
les idéologues diffuseurs peuvent être eux-mêmes influencés par leurs
simplifications et leurs adaptations, et d'autre part on verra s'opérer
une montée des cadres pénétrés des formes simplificatrices et infléchies
de l'idéologie. Ceux-ci accéderont à des postes de direction à un
niveau plus ou moins élevé. C'est chez ceux qui diffusent ces formes
simplifiées et qui en sont profondément pénétrés que les masses se
reconnaîtront le plus volontiers. Elles les appuieront le cas échéant
contre les nuances ou les qualifications apportées par les idéologues
les plus pénétrés d'esprit scientifique et du sens des nuances. Cela
donnera la possibilité et la tentation aux idéologues simplificateurs
qui se sentent plus proches des masses et qui sont appuyés par elles
de recourir à la démagogie, d'exalter ces tendances des masses dans
le sens du fanatisme, de faire ainsi pression pour entraîner l'adoption
par le groupe tout entier de leurs options. Cela d'autant plus que ce
ralliement tactique qui, en lui-même pourrait ne pas être forcément
mauvais, entraîne leur victoire politique et une position de pouvoir
pour eux au sein de l'organisation.
C'est la dynamique que l'on a vue le plus souvent se reproduire
dans les mouvements idéologiques les plus divers. Est-il possible
d'y échapper? Est-il possible de maintenir un minimum de sens critique
et de sens des nuances? Cela serait hautement désirable pour que la
lucidité, elle aussi nécessaire à l'action, tout autant que le dévouement
des masses, soit quelque peu conservée. Là encore, il est impossible
de croire à l'harmonie préétablie des exigences de la lucidité et des
exigences de la mobilisation. Tout ce que l'on peut faire, c'est de
pousser dans ce sens.

IV. L'ORGANISATION DE LA STIMULATION

Nous avons vu que les options marxistes favorisent le choix d'un


mode de développement socialisant, autonome, autocentré. Elles
n'ont rien contre l'option de type nationaliste qui exige que ce dévelop-
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pement se fasse dans l'indépendance. Elles aident à concevoir que,


dans ce cas, ce développement doit être mené par un État fort, indé-
pendant, dévoué à la tâche et mobilisateur, au sein duquel se déve-
loppe une idéologie mobilisatrice adaptée à ces options.
Il est clair que tout cela exige au départ la formation d'un courant
d'opinion qui pousse à ces options, qui oblige les groupes candidats
au pouvoir à s'y rallier et, une fois au pouvoir, pèse sur eux pour
empêcher toute trahison. Il semble évident que plus le courant sera
large, profond, éclairé, plus on pourrait faire l'économie de formes
d'organisation contraignantes.
Mais comment former un tel courant? On ne peut donner que des
indications très générales. La théorie du parti développée par Lénine
et considérée par la suite comme inséparable, comme élément néces-
saire de cette synthèse idéologique qu'on appelle « le marxisme »,
n'est en vérité qu'un développement qu'il convient d'étudier et
d'apprécier suivant sa valeur propre. Il faut rappeler ici que Marx et
Engels n'ont cru que passagèrement (peut-être ont-ils eu tort, ce
n'est pas la question) à l'utilité d'une structure de parti.
Si nous essayons de reprendre la question de façon générale, il
est clair que tout progrès de l'éducation générale est favorable à
la compréhension d'options de ce genre. Un rôle important peut
être joué par des groupes spécialisés dans l'éducation socialiste.
Enfin évidemment, il n'est pas question d'écarter la formation d'un
parti. Une organisation politique de ce genre est extrêmement utile
et peut-être indispensable. Mais d'autre part l'expérience nous
montre de façon non moins claire qu'une formation de ce genre a
beaucoup d'inconvénients dont il est très difficile de se garder.
Une riche somme d'expériences nous est fournie par les partis
communistes. Leur efficacité même a été perdue par la recherche
trop exclusive de l'efficacité. Dans les pays arabes notamment, ils
ont été perdus par le monolithisme, revers de l'organisation disci-
plinée, par l'attachement rigide à des alliances extérieures imposant
des options politiques internes, revers de la recherche de la liaison
entre la lutte intérieure et les luttes internationales, recherche bonne
en soi. Ils ont été perdus aussi par une idéologie rigide (encore un
revers du souci d'une discipline nécessaire) entraînant à l'exclusion
du débat libre et de la recherche qui ne saurait être fructueuse sans
être indépendante.
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On peut condamner ces orientations. Mais les nouveaux groupes


socialisants ont un peu trop tendance à croire que ces défauts des
partis communistes leur venaient d'une sorte d'accident, qu'ils
étaient liés par exemple à des options stratégiques prises en Russie
vers les années 1920-1930, qu'ils étaient liés à la personnalité de
Staline ou encore à des détails dans la structure de l'organisation.
Il n'en est rien. L'étude des mouvements idéologiques du passé et
l'expérience vécue de ceux d'aujourd'hui montrent de façon évidente
qu'ils n'ont fait que suivre jusqu'au bout une pente normale dont
les premiers linéaments au moins se discernent dans les groupes les
plus variés. C'est dire qu'on n'échappera pas à ces défauts par des
déclarations théoriques d'antistalinisme, ni par des réajustements
de l'idéologie, de la stratégie et de la tactique. Tout au plus des
mesures organisationnelles peuvent-elles créer des difficultés à suivre
cette pente. A ce titre elles sont nécessaires. De même l'insistance
sur le caractère relatif des résultats de la sociologie marxiste, sur le
caractère non scientifique de l'idéologie, sur la possibilité que les
réflexions les plus éclairées sur la stratégie et la tactique puissent
arriver à des conclusions divergentes. Mais il n'y a pas de garantie
totale pour cela. On ne peut que répéter le dernier conseil du commu-
niste tchèque Julius Fucik à la veille de son supplice : « Hommes,
soyez vigilants ! »
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Marxisme De l'importance des travaux de Maxime Rodinson


sur le monde musulman, ce livre apporte une preuve,
et monde supplémentaire, en même temps qu'il marque une!
musulman étape décisive dans l'évolution personnelle de l'auteur.une
A ce double titre, on peut y voir l'œuvre fondamentalej
à ce jour, de l'auteur de Mahomet. \
Cet ouvrage réunit plusieurs textes inédits, une!
trentaine d'études rédigées au cours des treize dernières;
années dont une bonne partie n'avait jamais été publiée
en français. Quant aux articles déjà livrés au public,
ils ont tous été revus, mis à jours et augmentés d'un
commentaire critique.
Histoire du mouvement marxiste dans les pays
musulmans, dialogue entre socialisme et « idéologie ».
musulmane, rapports entre luttes de classes et conflits
nationaux, description des luttes révolutionnaires à
travers le Tiers Monde et de l'évolutiondes pays arabes :
tels sont les thèmes majeurs de ce livre, qui donne à
l'auteur, familier depuis une trentaine d'années des
milieux de gauche des pays musulmans, l'occasion
d'évoquer des souvenirs vécus et de dessiner les por-
traits de révolutionnaires du Proche-Orient tels que'
Khâled Bekdâsh, Nâzim Hikmet et Farajallah Helou.l
Écrit par un marxiste qui se veut « indépendant »,1
par un militant qui a choisi le parti de la lucidité, par
un sociologue et un ethnologue auquel rien de ce qui1
est d'Islam n'est étranger, voici le livre de référence
pour qui veut comprendre les rapports complexes qui
se sont noués entre le mouvement ouvrier et le monde
musulman. i

Maxime Rodinson
Né à Paris en igi5. Sociologue et orientaliste. Séjourne,
pendant sept ans au Proche-Orient. Directeur d'études à
l'École pratique des Hautes Études. Enseigne les langues
sémitiques anciennes ainsi que l'ethnologie du Proche-
Orient. Militant progressiste et anticolonialiste, a dirigé j
la revue Moyen-Orient. Nombreux travaux scientifiques
et essais théoriques sur [' Orient contemporain, le monde
musulman et l' histoire africaine. i

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I m p r i m é en F r a n c e 9-72
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