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MARXISME ET
MONDE MUSULMAN
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DU MÊME AUTEUR
AUX M Ê M E S ÉDITIONS
L a L u n e c h e z les A r a b e s et d a n s l ' I s l a m
in La Lune, mythes et rites, Paris, 1962.
Islam et Capitalisme
Paris, 1966.
M a h o m e t , édition r e v u e e t a u g m e n t é e
coll. Politique, Paris, 1968.
I s r a ë l e t le r e f u s a r a b e
Paris, 1969.
Tilka a t h â r o u n â
(l'œuvre archéologique de la France au Levant),
D â r al-makshoûf, Beyrouth, 1943.
Mahomet
Club français du Livre, Paris, 1961.
L'Arabie avant l'Islam
in Encyclopédie de la Pléiade,
Histoire universelle, tome II, Paris, 1957.
L e s S é m i t e s et l ' A l p h a b e t .
Les Écritures s u d - a r a b i q u e s et éthiopiennes
in l'Écriture et la Psychologie des peuples,
Paris, 1963.
L e M o n d e i s l a m i q u e et l ' e x t e n s i o n
de l'écriture arabe
Îlz l'Écriture et la Psychologie des peuples,
Paris, 1963.
T h e Political System
in Egypt since the Revolution
Londres, 1968.
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MAXIME RODINSON
MARXISME
ET MONDE
MUSULMAN
ÉDITIONS DU SEUIL
2J, rite Jacob, Paris VIe
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L a loi d u 11 mars 1957 interdit les copies o u r e p r o d u c t i o n s destinées à une utilisation collective.
Toute représentation o u r e p r o d u c t i o n intégrale o u partielle faite p a r quelque procédé que ce soit,
sans le c o n s e n t e m e n t de l ' a u t e u r o u de ses a y a n t s cause, est illicite et constitue une c o n t r e f a ç o n
sanctionnée p a r les articles 425 et suivant d u C o d e pénal.
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Préface
rieure. Les choses se sont passées autrement pour moi, fils de prolé-
taires, d'éducation primaire, ayant travaillé comme très modeste
salarié dans mon adolescence, avant d'aborder les études supérieures.
Je sais par expérience que le sens de classe n'est pas un vain mot
ni l'exigence de fidélité à la masse des humiliés et des offensés, devoir
qui semblait impliquer la discipline envers ce qui paraissait être l'armée
de la revanche et de la libération. Je m'obstinai plus longtemps
que les intellectuels d'origine bourgeoise qui avaient été souvent plus
loin d'abord dans le fidéisme pour vaincre ce qu'ils estimaient être
les mauvais penchants venus du péché originel de leur enracinement.
Je m'irritai de leurs doutes, de leurs réserves et de leurs abjurations.
Si les généraux se trompaient, commettaient même des crimes, des
mensonges, des fourberies, exigeaient des soldats de telles déviations,
rien, pensai-je avec bien d'autres, n'excusait la désertion, la trahison
à l'égard d'une troupe tendue vers la victoire finale du bien et du juste.
Le soldat discipliné dont je parlais tout à l'heure — et nulle armée
ne vainc sans discipline — pouvait bien trouver dans son Clausewitz
que le mouvement par lequel on l'envoyait se faire tuer était absurde,
pouvait bien penser que les ordres étaient parfois inutilement brutaux
et inhumains, il n'en restait pas moins que le monde radieux, que devait
instaurer la victoire, délivrerait des millions d'enfants plus innocents
mille fois que Radek, Rajk ou Slansky de la menace d'être livrés aux
cochons comme en Chine, de traîner une vie de misère, de tourments et
de prostitution. Dès lors, comment abandonner son fusil et fuir la
bataille aux applaudissements d'un ennemi cynique, odieux, camou-
flant ses crimes à lui, mille fois plus inexpiables que les nôtres, sous
un appel hypocrite à l'humanité, à la liberté et à la raison?
Il fallait des chocs très violents pour ébranler une telle vision.
Nous les eûmes. Ceux qui ont un peu compris ce que j'ai essayé de
faire sentir dans le paragraphe précédent saisiront peut-être pourquoi
notre évolution fut longue et hésitante. Le rapport Khrouchtchev
nous fit enfin admettre des faits que nous nous refusions à voir. Avec
d'autres, je pensai d'abord que le parti communiste pouvait être
réformé de l'intérieur, que sa base, enfin éclairée, aidée par les intel-
lectuels, ceux qui savaient ces choses-là au moins, trouverait la voie
droite, le moyen d'accomplir, sans les sacrifices consentis par nos
chefs à la vérité et à l'humanité, la tâche immense qui lui restait à
accomplir. C'était sous-estimer la soumission des dirigeants à des
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EN GUISE D'INTRODUCTION
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les peuples. Les pays développés ont dû accorder une aide importante,
sous forme de crédits ou de techniciens, ne serait-ce que pour maintenir
des débouchés à leurs biens d'équipement ou s'assurer une clientèle
politique.
L'affectation de ces ressources a été très différente suivant les
États, notamment en fonction de leur régime économique et social.
Dans les États despotiques d'Arabie, les recettes, souvent considé-
rables grâce au pétrole, ont surtout servi à la consommation luxueuse
de l'aristocratie dominante et à la thésaurisation. Il reste peu pour
l'infrastructure, la santé et l'éducation. Les profits privés sont essen-
tiellement réinvestis dans le commerce.
Dans les États d'économie libérale, une classe capitaliste a pu
se développer fortement, provenant surtout maintenant de la majorité
musulmane, au lieu des minoritaires et des étrangers qui avaient prédo-
miné dans ce secteur à l'époque coloniale. Cette classe, à la recherche
de profits rapides, s'est en général tournée vers le commerce et le cré-
dit. Pourtant de gros commerçants ont parfois investi dans l'industrie
(surtout légère), notamment en Turquie, au Pakistan et au Maroc.
Mais cela a été insuffisant. L'État a dû intervenir, favoriser cer-
tains investissements (pour la plupart [étrangers), investir lui-même,
élaborer des plans de développement plus ou moins contraignants.
Les États d'économie dirigée ont créé des secteurs publics impor-
tants, ont cherché à augmenter les terres cultivables par de grands
travaux, à développer l'infrastructure (souvent héritée des régimes
coloniaux), à promouvoir l'industrialisation. Ils ont réalisé (comme
certains États libéraux) des réformes agraires qui ont souvent réussi
à démanteler la grande propriété foncière. Mais les parcelles ou les
coopératives (parfois autogérées) qui en ont résulté ont rarement
été pourvues de moyens propres à les rendre rentables et à garantir
une croissance satisfaisante de la production.
Pour tous les pays, une certaine « croissance -» a été obtenue, le
niveau d'éducation technique a partout augmenté, l'alphabétisation
a progressé, la mécanisation et la consommation d'énergie se sont
accrues. Mais le brain drain a privé ces pays de beaucoup de techni-
ciens de valeur et les cadres moyens, susceptibles de transmettre à la
masse des travailleurs les directives des centres de décision, restent en
nombre tragiquement insuffisant.
Cette croissance a laissé place cependant à bien des problèmes
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redoutables. Dans les pays libéraux, les investissements ont été incohé-
rents, liés à la rentabilité rapide plus qu'à l'utilité générale. L'État
a dû faire un effort démesuré pour assurer un minimum de « reproduc-
tion » et de croissance. D'où son appel à l'aide étrangère. Celle-ci
maintient la subordination des grandes options à l'économie européo-
américaine en position dominante dans le système de l'économie
libérale mondiale. Les pays musulmans ont été maintenus en général
ainsi dans la production des matières premières sujette aux fluctua-
tions des cours, à la concurrence des matières synthétiques, etc.
Une industrie nationale sérieuse et concurrentielle a rarement pu
se constituer. La distribution des revenus a été très inégale. Des
besoins et aspirations ont été développés sans que soient créés les
moyens de les satisfaire et sans mise en place de freins efficaces.
Dans les pays étatiques, la croissance a été plus cohérente. Mais
la répartition des investissements a été souvent critiquable. Outre
les dépenses militaires et le gonflement du coût de l'administration,
on a multiplié fréquemment les dépenses pour le prestige ou une
modernisation superficielle. Cela maintient aussi dans la dépendance
de l'aide étrangère. Mais l'État dirigiste peut plus aisément louvoyer
entre les grandes puissances, manœuvrer sans devoir céder aux
pressions incontrôlables des intérêts privés anarchiques de l'intérieur
ou de l'extérieur. La répartition a été inégale là aussi. Une classe
bureaucratique de gestionnaires et de militaires a recueilli une part
disproportionnée des fruits du travail social. Sa pression est efficace
pour la continuation de cette ponction, pour des dépenses impro-
ductives ou inopportunes. Là aussi, des aspirations et des besoins
ont été créés sans possibilité de les satisfaire, mais des freins idéolo-
giques puissants et la contrainte étatique conditionnent une certaine
résignation. Ceux qui y sont réfractaires émigrent.
d'en traiter. D'autre part, cet exposé s'adresse aussi à ceux qui sont
capables d'une pensée originale sur ces problèmes et qui même,
conjonction rare, ont quelque possibilité ou quelque désir de s'engager
dans l'action. Il importe que je définisse aussi clairement qu'il est
possible ma position vis-à-vis des uns et des autres.
Il faut encore une fois revenir sur une notion fondamentale puis-
qu'elle est si largement incomprise, aussi bien dans le Tiers Monde
que dans la gauche européenne et souvent aussi dans la droite. J'ai
comparé ailleurs une conception très courante du marxisme à celle
qu'on a d'une machine automatique répondant à une série de ques-
tions : il suffit d'appuyer sur les bonnes touches. Une telle conception
est fausse et enfantine. Il n'existe pas de corps de science ou de système
total marxiste donnant réponse à tout. Il n'y a nulle part, ni dans le
ciel ni sur la terre, une autorité suprême pour discerner ce qui est
marxiste et ce qui ne l'est pas. Nous avons des exemples multiples,
avec la fragmentation du mouvement marxiste poussée à l'extrême
dans les derniers temps, de thèses déclarées conformes au vrai marxisme
par les uns et repoussées par les autres comme le type même de l'anti-
marxisme, avec de bons arguments « marxistes » dans les deux cas.
Pourtant il y a bien des choses communes à un certain nombre
de marxismes, il existe une famille d'esprits marxistes aux frontières
vagues, floues, indéfinies.
S'il y a intérêt, je crois, à conserver dans certains cas — et dans
certains cas seulement — cette étiquette de marxiste qui peut sembler
souvent si inutile, c'est qu'il y a quand même des lignes de partage,
des fronts sur lesquels l'attitude marxiste n'est pas admise par tous,
où il y a clivage entre une attitude marxiste et une attitude non
marxiste.
Mais il faut bien voir que ces lignes de partage, ces clivages sont
différents sur chaque ordre de problèmes. Le même homme ou le
même groupe peut avoir une orientation de type marxiste sur un
certain nombre de problèmes et une orientation de type contraire
sur d'autres. Et puis il y a des nuances, des degrés, dans l'adoption
d'une attitude marxiste. C'est tout à fait légitime, car il n'existe pas
de système marxiste imposant obligatoirement tout un ensemble de
thèses portant sur des domaines différents et liées de façon nécessaire.
Je sais que je profère là une hérésie indescriptible aux yeux des
marxistes fidéistes, mais peu importe. Il existe en réalité un nombre
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indéterminé de thèses sur les sujets les plus variés dont chacune peut
à des degrés très différents être inspirée par un type d'attitude envers
les problèmes du monde social que l'on a quelque droit à appeler
attitude marxiste du fait qu'elle a été exposée pour la première fois
sous une forme systématique par Karl Marx.
Dans divers domaines donc, on peut, avec beaucoup de précautions,
définir une orientation de type marxiste et une orientation qui ne
l'est pas.
Dans le domaine des options existentielles par lesquelles chacun
définit la façon de vivre qu'il adopte, on peut qualifier d'orientation
de type marxiste l'option pour une activité engagée dans les problèmes
politico-sociaux, l'importance primordiale accordée à ces problèmes,
même si on choisit de n'y consacrer qu'une part de sa vie. L'orienta-
tion opposée est celle qui n'accorde pas une grande importance à ces
problèmes, qui choisit une vie contemplative, tournée vers le dévelop-
pement individuel, visant à se ménager un univers donné pour sa
satisfaction propre ou encore cherchant à aller de l'avant dans un
domaine limité ou au contraire très étendu, par exemple dans la
recherche artistique, scientifique ou morale, sans chercher à influencer
directement la structure, l'évolution politique ou sociale de la société
où l'on vit. Dans ce sens, on peut parler d'attitudes marxistes bien
longtemps avant la naissance de Marx et même, ensuite, chez beaucoup
d'antimarxistes. Contrairement à ce que pense le dogme des Églises
marxistes, le choix pour l'une ou pour l'autre de ces orientations
n'est imposé par aucune « science ». C'est une affaire de choix éthique
qui peut au maximum être éclairé par l'analyse des conséquences
que l'engagement dans une orientation ou dans une autre peut avoir
sur le bonheur final de l'humanité, le bonheur du groupe auquel on
décide de se déclarer adhérent ou encore, chez les hommes religieux,
par rapport aux objectifs supposés de la volonté divine.
En second lieu, il est possible de qualifier d'orientation marxiste
une orientation qui est, relativement au moins, optimiste et novatrice
par rapport à la société humaine. Elle implique au minimum qu'il
est possible d'améliorer le monde actuel et, dans cette ligne, elle
va souvent jusqu'à l'utopie, jusqu'à la prévision d'un monde harmo-
nieux sans conflits d'aucune sorte entre les groupes humains ou au
moins sans conflits qui ne puissent être aisément et pacifiquement
liquidés.
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Les tâches des sociétés arabes actuelles sont des tâches de sociétés
sous-développées spécifiques. Il saute aux yeux que, si les finalités
ultimes sont les mêmes que pour les sociétés développées et que pour
toutes les sociétés humaines, elles se présentent dans des conditions
qui sont très différentes de celles sous lesquelles elles apparaissent
dans les sociétés développées. Ces tâches sont en partie celles de
toutes les sociétés sous-développées, mais, pour ne prendre qu'un
exemple, elles diffèrent de celles à l'ordre du jour dans les pays pour
lesquels le problème national paraît bien réglé comme c'est le cas
de la Turquie et de l'Iran, tout rattachés que soient ces pays au
domaine de l'Islam. Les tâches essentielles qui sont assignées aux
sociétés arabes consistent, dans des conditions bien déterminées, à
assurer l'indépendance et l'élévation du niveau de vie. Sur ce plan, et
dans ces limites, elles peuvent être soutenues par tout marxiste et
d ailleurs par tous ceux qui adhèrent à une orientation humaniste.
Il est bien clair que cela ne découle pas d'un amour particulier pour
les Arabes en tant qu'Arabes. Cet amour, en dehors de ceux qui y sont
poussés par des considérations intéressées, vient parfois d'une
constitution psychologique spéciale de type romantique qu'on pourrait
peut-être appeler le syndrome de Lawrence. C'est une disposition
subjective qui ne peut être ni soutenue ni combattue par des arguments.
Normalement, cette arabophilie peut entraîner évidemment à approu-
ver tous les Arabes toujours et partout quoi qu'ils disent et quoi qu'ils
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1. L'indépendance.
Assurer l'indépendance, c'est engager les pays arabes dans la voie
d'un développement autonome, autocentré, dirigé par des instances
nationales conformément aux besoins de la société arabe elle-même.
Cet objectif signifie évidemment la lutte contre tout ce qui vient
restreindre la liberté, l'autonomie de décision des nations arabes
ou de la nation arabe, comme l'on voudra. Les nations arabes étant,
pour la plupart, indépendantes maintenant, le danger pour elles
vient de la part d'autres sociétés humaines, d'autres groupes ethni-
co-nationaux qui voudraient restreindre cette liberté par un mécanisme
politique, économique ou autre ou même y seraient amenés invo-
lontairement. Il ne peut s'agir que de sociétés qui entendent en exploi-
ter d'autres ou y sont amenées, qui sont poussées à dépasser les
objectifs légitimes qu'une éthique universaliste peut leur reconnaître,
c'est-à-dire, là encore, assurer leur indépendance et la progression de
leur niveau de vie. Ces sociétés ou ces nations ne peuvent évidem-
ment se passer d'échanges avec l'extérieur, mais leur volonté de
puissance, de bien-être ou un mécanisme quelconque les poussent
à réaliser ces échanges au détriment des autres, en entravant et en
limitant leur propre liberté de décision, en les subordonnant en un
mot. Il s'agit chez ces nations de ce qu'on appelle habituellement des
tendances impérialistes.
L'impérialisme n'est pas ce monstre mythologique à tête unique
qui se nourrit du sang et de la cervelle des hommes comme le légen-
daire Dahhâk, qui poursuit de sa colère perpétuelle, partout dans le
monde, toutes les volontés de progrès et de liberté. Il y a des impé-
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gent. Mais, qu'il s'agisse d'une économie d'État obéissant aux direc-
tives d'un parti monolithique ou d'une libre association de produc-
teurs, rien ne vient encore prouver que ces formations soient inca-
pables d'exercer des pressions sur les autres nations, sinon la convic-
tion irrationnelle, du type rousseauiste, suivant laquelle l'homme est
naturellement « bon », fondamentalement altruiste, ses déviations
égoïstes n'étant causées que par les régimes sociaux où il vit. On
peut certes en appeler du socialisme réalisé au socialisme tel qu'il
devrait être. Qu'on croie à la réalisation éventuelle de celui-ci ou
non, nous ne pouvons fonder nos argumentations jusqu'à présent
que sur ce qui existe ou ce qui a existé.
On parlera donc ici d'impérialismes socialistes même si l'accole-
ment de ces deux termes peut sembler blasphématoire à certains. Ils
sont surtout potentiels pour le moment, si l'on écarte le problème des
minorités nationales subordonnées dans le cadre des États soviéti-
que et chinois, problème important mais qui s'écarte de notre sujet.
Certes l'Union soviétique et la Chine cherchent à exercer une influ-
ence partout où elles le peuvent en utilisant pour cela leur puissance
économique, démographique et militaire. De même on a pu signaler
des cas où l'Union soviétique tirait des bénéfices exagérés de « l'aide »
qu'elle offrait, même si l'on passe par profits et pertes les véritables
spoliations, le pillage économique soviétique dans les démocraties
populaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale en estimant qu'il
s'agit d'erreurs et de déviations dépassées. A part ces derniers cas,
il ne semble pas, jusqu'ici, que les puissances socialistes aient placé,
au moyen de l'aide économique et des rapports commerciaux, les
pays avec lesquels elles entraient dans de telles relations dans une
situation de subordination insensible et difficilement remédiable du
même type que celle qui a été réalisée par les moyens de l'économie
capitaliste développée.
Le point important est que, du fait du contrôle politique complet
de l'économie de ces pays, toute intervention économique est à la
fois contrôlable et visible. Elle est contrôlable, c'est-à-dire que le
pouvoir politique de ces pays socialistes peut exactement en doser
l'importance en fonction des conséquences qu'il en attend. Elle est
visible, c'est-à-dire que tout effet résultant de cette intervention écono-
mique peut être assez aisément rapporté à sa cause et à sa source. Le
traité sur les concessions de pétrole que Staline voulut imposer en
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en soi, mais par rapport à des limites données. Il y a eu, par exemple,
chez le dirigeant suprême D. Ben Gourion et son groupe, en 1948,
d'abord acceptation plus ou moins convaincue des limites fixées
par le plan de partage de l'O.N.U. adopté en 1947, puis, la guerre
aidant, volonté d'expansion au-delà de ces limites. Mais la volonté
d'imposer aux voisins arabes la reconnaissance du nouvel État a
été à peu près générale et constante. Le facteur le plus important
fut que la stratégie choisie par les cercles dirigeants dominants
pour arriver à ce but a été une stratégie impliquant en premier lieu
l'emploi de la force militaire. Ce n'est pas ici le lieu de discuter si
cette stratégie était la seule possible ni d'apprécier moralement ce choix
non plus que son objectif. De toutes façons, il est clair que, jusqu'ici,
elle a eu pour résultat non pas cette reconnaissance pleine et entière de
la part des États arabes, mais, par suite de la dynamique dans laquelle
elle s'engageait, une expansion territoriale. Dans ce sens, il y a eu
effectivement démarche impérialiste israélienne. Cela est particulière-
ment évident, quatre ans après la guerre de juin 1967, quand on voit
le gouvernement israélien refuser clairement d'échanger l'évacuation
du territoire conquis contre sa reconnaissance par les États arabes.
On peut dire certes que cette expansion résulte du refus des États
arabes et, au-delà, des masses arabes de reconnaître la formation du
nouvel État. Mais ce refus lui-même vient de la nature impérialiste
de la formation de l'État.
Lorsque les polémistes arabes ou proarabes parlent de la nature
expansionniste de l'État d'Israël, ils ne font pas seulement allusion
au passé, mais à un futur éventuel. Là encore il faut examiner le
problème en dehors des mythes. Dire que l'État d'Israël s'est étendu
parce qu'il avait une nature expansionniste nous ramène à la problé-
matique des médecins de Molière. Si les États arabes continuent de
refuser de reconnaître Israël à moins que celui-ci n'évacue plus de
territoire qu'il n'est disposé à le faire, si d'autre part Israël persiste
dans son refus de négocier les territoires contre la paix, il est clair
que la situation de guerre, au moins latente, va continuer. Dans
cette situation, le gouvernement israélien est exposé constamment à
la tentation d'acquérir d'autres territoires et les péripéties des luttes
à venir peuvent même l'y engager fortement. Tout dépendra du
calcul stratégique des dirigeants israéliens qui pèseront les avantages
et les inconvénients pour eux de nouvelles annexions.
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aussi que les relations sont étroites entre les états-majors américain
et israélien. Cela ne signifie pas pour autant que l'État d'Israël
soit dépourvu de volonté propre et qu'il obéisse aveuglément à
toutes les impulsions reçues de Washington. Il s'agit d'une alliance
et il est bien vrai qu'Israël est d'une taille infime par rapport aux
États-Unis et dépend largement de cette puissance. Mais il dispose,
directement ou indirectement, de moyens de pression très efficaces,
dans certaines circonstances au moins, qui lui permettent, le cas
échéant, de ne pas s'aligner sur toutes les volontés américaines.
Évidemment, les États-Unis ont intérêt à maintenir cette dépendance
d'Israël à leur égard, et il est certain qu'ils disposent là d'un groupe
national cohérent, bien disposé envers eux dans les circonstances
présentes, au milieu d'un monde hostile. Mais il ne faut pas oublier
que les États-Unis disposent aussi d'amitiés importantes dans des
classes influentes de la société arabe, au pouvoir dans plusieurs États
arabes, et avec lesquelles leurs intérêts ne sont pas moins liés. Ils
ont donc des possibilités de rechange possibles quoiqu'ils soient
handicapés par l'impossibilité d'abandonner totalement Israël du
point de vue de leur opinion publique interne.
On peut donc estimer avec mesure que les pays arabes sont soumis
à une menace d'impérialisme économique israélien en cas de paix et
à une menace d'impérialisme israélien politique en cas de continua-
tion de la situation de guerre. Ils pourraient échapper au second
en faisant la paix aux conditions d'Israël, c'est-à-dire en acceptant
de se soumettre aux effets d'un impérialisme politique passé. Faute
de quoi, la continuation de l'état de guerre leur impose à la fois le
danger d'une expansion future plus poussée et la nécessité de consacrer
une partie très importante de leurs ressources à l'armée, ce qui pèse
évidemment sur leurs possibilités de développement, c'est-à-dire
sur leur autonomie de décision économique. En cas de paix, soit
qu'ils acceptent les conditions israéliennes présentes, soit que ces
conditions se modèrent et deviennent plus acceptables pour eux dans
l'avenir, la défense contre l'impérialisme économique israélien
serait évidemment beaucoup plus facile. Elle se réduirait peut-être à
de simples mesures protectionnistes.
Si l'on veut passer en revue toutes les possibilités concevables,
on ne peut exclure le cas d'une victoire totale des Arabes sur
Israël. Dans ce cas évidemment toute menace, quelle qu'elle
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2. Le développement.
Le développement est un objectif que s'assignent les pays arabes
comme tous les pays sous-développés en fonction d'abord de l'objectif
de l'indépendance, mais aussi comme objectif propre. La situation
de sous-développement engendre la dépendance, mais aussi des maux
terribles et bien connus, tels que la misère profonde d'une grande
partie de la population, les vagues de famine et d'épidémies, le retard
culturel, toutes choses auxquelles ceux qui en souffrent ne peuvent
que souhaiter échapper.
Deux modèles de développement s'offrent à tout pays dans le
monde actuel : le modèle capitaliste et le modèle socialiste. Il y a
d'ailleurs des variations dans ces deux modèles et des formes qui
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autres. Elle est observée avec une jalousie sourcilleuse par les divers
groupes de pression en question qui se demandent si tel projet ne
va pas bénéficier à un autre groupe et n'hésiteront pas à entraver sa
réalisation si ce projet augmente exagérément la force de ses concur-
rents, même s'il profite dans l'ensemble à la communauté nationale.
Un État fort ne peut tolérer évidemment l'existence de tels groupes.
Mais il ne faut pas croire qu'il suffise d'un décret pour les supprimer.
Supprimer l'expression de groupes qui conservent une existence
sociologique, alors qu'on ne supprime pas les bases sur lesquelles
ils s'enracinent, est une entreprise qui mène tout droit à la tyrannie,
et par là à la révolte. Si les communautés subsistent en tant qu'entités
sociologiques pourvues de réseaux d'intérêts et d'aspirations com-
muns, dépassant le cadre de communautés de foi, d'associations
cultuelles ou purement idéologiques, et que toute organisation de
l'expression de leurs aspirations et intérêts communs est supprimée,
il en résulte normalement la tyrannie de la communauté majoritaire
sur les autres. Il y a alors à la fois danger de stérilisation des minorités
écœurées et de la majorité pleine de bonne conscience satisfaite, car,
comme on le sait bien, le pouvoir pourrit. Dans ces circonstances
le drainage de cerveaux vers les contrées développées a des chances
de rencontrer de grands succès. La nécessaire démolition des féoda-
lités internes ne peut éviter ce danger qu'en se faisant de façon pro-
gressive, en laissant à chaque stade des moyens d'expression et de
défense aux intérêts légitimes de tous les groupes existants réellement.
On devrait aboutir ainsi par étapes à une laïcisation pluraliste.
L'État doit être indépendant à l'égard de l'extérieur. Cela peut
sembler plus facile du moment qu'on a renoncé à l'économie libérale
qui crée automatiquement des groupes de pression puissants en rela-
tion avec les intérêts étrangers, surtout s'il s'agit de pays sous-dé ve-
loppés. Dans un État indépendant d'économie non libérale, le groupe
dirigeant dans l'ensemble a tendance naturelle à défendre son auto-
nomie de décision à l'égard de l'extérieur. Cependant, il peut se
créer des groupes particuliers défendant les intérêts d'un secteur
bureaucratique ou simplement luttant contre un autre clan et cher-
chant pour cela des appuis de toutes natures, qui n'hésitent pas à
avoir recours à la pression extérieure pour appuyer leur pression propre.
Ceci sans même parler de l'achat des consciences dont il faut pour-
tant tenir compte.
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ment d'abord que les dirigeants soient informés par des services
compétents des circonstances intérieures et extérieures où doit s'ins-
crire leur action. Mais surtout, ce qui est beaucoup plus difficile,
il importerait que ces dirigeants ne se laissent pas prendre au piège
de leur propre idéologie. Non qu'on leur conseille ici de renoncer
cyniquement aux buts qu'ils se sont assignés, aux idéaux et valeurs
qui ont provoqué au départ leur engagement dans l'action. Mais,
si une idéologie est nécessaire pour entraîner la mobilisation dans
le type d'État dont on s'occupe ici, entre autres, toute idéologie
tend à développer ses mythes et ses dogmes. Il est arrivé souvent
que des dirigeants, qui d'abord voyaient assez clairement la réalité
que les dogmes expriment en la transfigurant, se sont pris à croire
fermement à la littéralité de certains au moins de ceux-ci. C'est sur-
tout lorsqu'il s'est agi de concevoir l'Ennemi et le mécanisme de ses
décisions que cette persuasion de la validité des schémas mythiques
a eu le plus d'effets mystificateurs et néfastes. Je fais allusion bien sûr
à la conception mythologique sur laquelle je suis souvent revenu de
l'Impérialisme. Or, s'il y a quelque chose de primordial dans le jeu
politique, comme dans les jeux de société, c'est de connaître l'adver-
saire et le mécanisme interne qui l'amène à réagir, de façon à pouvoir
pressentir ses réactions. Les rapports détaillés qui s'accumulent
sur les bureaux des ministres, même s'ils viennent d'experts confirmés
et consciencieux, ne sont pas suffisants pour connaître l'ennemi.
Encore faut-il, si on lit ces textes, pouvoir les cadrer dans une vision
d'ensemble qui ne soit pas pervertie par l'idéologie. Combien de fois
les dirigeants n'ont pas su lire les relations exactes qui leur parve-
naient! C'est ainsi que les dirigeants israéliens, malgré la qualité de
leurs experts, n'arrivent pas à comprendre les réactions arabes, de
même que Nasser se faisait une idée fausse des relations américano-
israéliennes, que Staline n'arrivait pas à concevoir ce que pouvait
décider Hitler, qu'Hitler se trompait sur les motivations des Anglo-
Américains ou des Soviétiques. Toutes erreurs qui ont eu des consé-
quences déplorables pour ces dirigeants eux-mêmes.
L'État dont il est question doit être mobilisateur. Aucun dévelop-
pement, aucune lutte pour l'indépendance, ne peuvent se concevoir
dans les circonstances présentes sans une mobilisation très étendue
des masses profondes du peuple.
De ces masses, la mobilisation peut être obtenue par le moyen
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III. L'IDÉOLOGIE
1. Le contenu.
Une idéologie mobilisatrice apte à une mobilisation du type qui
vient d'être décrit ne peut être que nationaliste. Là encore les diffi-
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Maxime Rodinson
Né à Paris en igi5. Sociologue et orientaliste. Séjourne,
pendant sept ans au Proche-Orient. Directeur d'études à
l'École pratique des Hautes Études. Enseigne les langues
sémitiques anciennes ainsi que l'ethnologie du Proche-
Orient. Militant progressiste et anticolonialiste, a dirigé j
la revue Moyen-Orient. Nombreux travaux scientifiques
et essais théoriques sur [' Orient contemporain, le monde
musulman et l' histoire africaine. i
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