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Université de Paris I

UFR d’histoire

L’apparition et l’extension des comités

de soldats en France dans les années 70

(mai 1974-mars 1976)


mémoire pour l’obtention de la maîtrise d’histoire,

présenté et soutenu par Antoine RAUZY

janvier 1999

2
3
INTRODUCTION

Des comités de soldats sont apparus et se sont développés en France dans les années

70. Cette étude porte sur la première partie de leur histoire.

Parallèlement aux comités de soldats, il exista des comités antimilitaristes civils, des

groupes de pacifistes, d’objecteurs de conscience, d’insoumis. Les mobilisations au

Larzac participèrent également à la remise en cause de l’institution militaire. Mais il n'est

pas ici question d'aborder la globalité des mouvements contre l’armée dans cette période.

Il s'agit d'essayer de rendre compte de ce qui s'est passé au sein de l'armée elle-même. De

la même manière, les mouvements similaires qui se sont développés dans d'autres pays

d'Europe : en Italie, au Portugal, en Hollande, ne seront pas abordés.

Les premiers comités de soldats sont apparus à partir de la fin de l’année 1973 et se

sont éteints progressivement à la fin des années 70. L'ampleur de la période considérée et

des sources à exploiter, m'ont poussé à limiter mon travail à la première partie de cette

histoire. On peut distinguer une première phase de 1974 à 1975, d’une deuxième qui

s’étendrait de 1976 à la fin des années 70. Effectivement, la répression qui fut engagée à

la fin de l'année 75 contre les comités de soldats, constitua une étape décisive de ce

mouvement, après laquelle il fallut se réorganiser, repenser cette activité, changer les

militants responsables de cette intervention... C'est pourquoi il est possible de se limiter

aux deux années d'intense activité que furent 1974 et 1975.

Les années précédant 1974 virent se réunir les conditions propices à l'apparition de

comités de soldats. Mais ce fut véritablement l’Appel des cent, rendu public le 16 mai

1974, qui fut l’acte de naissance du mouvement et qui lança le développement des comités

de soldats. A l’autre bout de la période étudiée, on peut considérer que le 8 mars 1976

symbolisa la fin de « l’affaire de la Cour de Sûreté de l’Etat », les derniers inculpés encore

détenus furent alors libérés. C’est pourquoi mai 1974 et mars 1976 sont les frontières

chronologiques que nous avons adoptées.

4
Il y a eu quelques tentatives de synthèses déjà effectuées sur les comités. Le

mémoire de DEA d'Alain Texier fait en 1978 sur Les manifestations d'antimilitarisme à

l'occasion de l'affaire des comités de soldats ne porte que sur le discours des comités. Le

document non publié de synthèse de l’activité de la LCR dans les casernes rédigé par

Charles Paz en 1992 rend compte des débats et des conceptions de la LCR et assez peu

des comités de soldats en tant que tels. Enfin, le chapitre consacré au mouvement des

soldats dans l'ouvrage de Patrick Mars et Bernard Docre fait en 1979, Dossier M... comme

militaire, est assez complet mais il est aussi assez lapidaire et contient quelques erreurs.

L’une des difficultés pour étudier ce mouvement est qu’il fut clandestin et que les

comités et les militants détruisaient fréquemment les documents qu’ils possédaient.

J’ai utilisé quatre types de sources : celles émanant directement des comités de

soldats (essentiellement les bulletins), celles émanant des organisations politiques,

syndicales ou antimilitaristes liées aux comités, la presse et enfin les entretiens effectués

avec des protagonistes des événements.

Les comités ont laissé différentes sortes de traces écrites. La principale d’entre elles

fut les bulletins. A partir de la fin de l’année 1974, il n’y eut plus un seul comité digne de

ce nom sans bulletin. Destinés à la masse des soldats, ils furent la voix officielle et réelle

des comités. Pour faire mon étude, j'ai pu disposer de 197 bulletins, c’est-à-dire d'une

nette majorité des feuilles de comités qui ont été sorties durant ces deux années1. Pour

moitié ces bulletins proviennent des archives de la LCR, pour l'autre des archives

personnelles de Robert Pelletier.

Les comités rédigèrent aussi de multiples communiqués de presse, appels, pétitions,

déclarations et quelques textes de débats ou de bilans confidentiels, internes au

mouvement. J’ai pu en retrouver une partie, mais ces textes étaient les plus sensibles et

donc aussi les plus détruits.

1
si on estime qu’il y eut entre 80 et 100 comités qui publièrent 2, 7 bulletins en moyenne, comme
on le verra au chapitre 5
5
Les organisations civiles liées au mouvement des soldats ne furent pas avares de

textes. On peut ainsi disposer d’un certain nombre de livres et de brochures qui furent

publiés à l’époque sur ce sujet, donnant essentiellement le point de vue des organisations

en question, mais contenant également des informations sur les comités eux-mêmes. J'ai

pu par ailleurs disposer de certains documents internes ou publics de la LCR, de la CFDT,

du CAM et d’IDS (compte-rendus de réunions, communiqués de presse, bilans, bulletins

de débats...).

La presse constitue une source irremplaçable pour ce qui concerne la chronique des

événements. Rouge, le journal de la LCR, est incontournable pour l’ensemble de la

période étudiée, notamment pour ce qui concerne la répression au sein des casernes. Le

Monde est le deuxième organe de presse indispensable pour tous les principaux

événements (manifestations, réformes etc) et pour les débats autour de l’armée.

J’ai également utilisé la presse antimilitariste : Crosse en l'air (journal du CDA),

Lutte antimilitariste (journal du CAM), La Caserne (journal du FSMAR), Le soldat

(journal d'IDS) et j’ai consulté ponctuellement d’autres journaux généraux ou partisans

(Tribune Socialiste, Lutte Ouvrière, France Nouvelle…).

Enfin j'ai eu recours à des entretiens avec les protagonistes de ce mouvement, dont

des militants importants (Robert Pelletier, Jean-François Vilar…). La plupart de ceux à

qui j’en ai demandés ont accepté sans y voir d’inconvénients. Dans la plupart des cas, la

mémoire s’est estompée avec le temps et les souvenirs sont flous. Mais ces entretiens

contiennent tout de même des informations valables, rendent compte du sentiment

général, contiennent des anecdotes intéressantes et sont critiquables par comparaison entre

eux et par confrontation avec les autres sources. Je n'ai cependant pas réussi à en organiser

suffisamment et ces entretiens ont essentiellement eu lieu avec des (ex) membres de la

LCR et membres du dispositif central. Je ne dispose donc que de peu d'entretiens avec des

personnes directement actives au sein des casernes.

6
L’un des principaux problèmes est de ne pas avoir eu suffisamment accés au point

de vue de la hiérarchie militaire et à celui du gouvernement, qui furent vis-à-vis des

comités de soldats a priori globalement identiques. Quelle fut leur appréciation de ce

mouvement ? Quelle importance lui accordèrent-ils ? Quel niveau de connaissances en

avaient-ils ? Comment étaient pensées leurs réactions et leurs réponses ? A toutes ces

questions, je n'ai pu répondre que par déductions et en m'appuyant sur les quelques

documents dont je disposais. Chaque année des "rapports sur le moral des troupes" étaient

rédigés dans chaque unité et la Sécurité Militaire produisit de nombreux documents très

précis d’analyse de la situation, qui concernent le cœur de mon mémoire. Je n'ai hélas

réussi à en retrouver qu'épisodiquement. Ces documents fourniraient une source

extrêmement riche et détaillée s’ils étaient disponibles. Lorsque cela sera le cas, il est fort

à parier qu'on puisse reprendre globalement ce sujet, de manière plus systématique et

exhaustive.

J’ai par ailleurs disposé de très nombreuses sources de la LCR (entretiens, presse,

documents internes). Cela reflète la réalité des investissements des uns et des autres, et la

LCR fut le courant politique qui a eu la meilleure connaissance du mouvement des

soldats. Mais il a fallu en permanence prendre garde à ne pas sous-estimer la place des

autres courants (Révo-CAM et AMR-IDS-PSU) et à ne pas accorder trop d’importance à

la dimension strictement politique. Cela n’a pas été facilité par la rareté des documents de

bilans ou de débats des comités proprement dits.

Les comités de soldats n'ont laissé que peu de souvenirs. Seuls quelques-uns se

rappellent qu’il y en a eu en France dans les années 70, les autres ont, soit oublié, soit n’en

ont jamais entendu parler. A l'époque déjà, à l'exception d'événements ponctuels

importants, ils étaient passablement méconnus.

Pourtant il y eut bien des dizaines de comités de soldats en France dans les bases et

les casernes, qui s’affrontèrent avec la hiérarchie militaire. Il y eut bien un mouvement

national qui se mesura au gouvernement durant au moins deux années. L’ensemble du


7
mouvement ouvrier y fut à des degrés divers, à un moment ou un autre, impliqué. A partir

de 1974, une contestation sans précédent s’est développée au sein de la “Grande Muette”.

Malgré cela, ce mouvement a été oublié. Aucune étude universitaire ne lui a été

consacrée depuis 1978.

Tout au long de ces années, deux visions antagonistes s’affrontaient sur la réalité

des comités de soldats. Les opposants aux comités de soldats, au premier rang desquels le

gouvernement, n’y voyaient que le regroupement de quelques « gauchistes » isolés, qui

complotaient et manipulaient d’autres bidasses influençables. De l’autre côté, les partisans

des comités parlaient d’un « puissant mouvement des soldats »1, mouvement large qui

aurait exprimé les aspirations de la grande masse des appelés.

Extérieure aux débats partisans de l’époque, la première ambition de ce mémoire est

de rendre compte le plus fidèlement et le plus globalement possible de ce que furent ces

comités de soldats méconnus.

La clarté de cet exposé nous amène à différencier deux dimensions liées mais

distinctes.

Les comités de soldats ne furent pas qu’une juxtaposition désordonnée de groupes.

Ils constituèrent un mouvement, avec ses débats propres, ses initiatives nationales, ses

rythmes d’évolution, un impact précis sur la société, et pour en rendre compte, une étude

chronologique s’impose.

Parallèlement, dans l’ombre des casernes, les comités se développaient, agissaient,

s’organisaient, toute une activité méconnue, mais pourtant réelle et profonde. Le temps

des comités, semblant s’écouler imperturbablement, ne correspondait pas exactement à

celui de leur mouvement national, rythmé par des échéances. Le caractère même de la vie

de caserne, coupée de la société civile, quasiment toujours égale à elle-même, induisait

1
Armée, des comités au syndicat de soldats, “Coup pour coup” n°4, Suppl. à Rouge n°333, janvier 1976
p. 7
8
cette spécificité du mouvement des soldats. C’est pourquoi il est possible de se pencher

sur les comités de soldats de manière transversale et d’essayer d’en établir une typologie.

9
PROLOGUE

L’existence des comités de soldats ne peut se comprendre que remise dans le

contexte du début des années 70. Dans un climat social combatif, marqué notamment par

des mobilisations de la jeunesse et par l'activisme des organisations d'extrême gauche, la

raideur et l'archaïsme de l'institution militaire ne pouvaient qu'entretenir contre elle de

multiples formes de contestation, dont les comités de soldats furent la suite et peut-être

l'aboutissement.

• un contexte propice

De 1968 à 1973, la France a doublé ses exportations, augmenté sa production d'un

tiers, enregistré la croissance industrielle la plus forte d'Europe (6,3 % l'an) et élevé son

niveau de vie de 25 %1. 1974 marqua l'entrée dans la crise, mais les salariés et les

militants de l'époque restèrent imprégnés par cette période d'expansion, qui vit les

richesses s'accroître sans que tous en bénéficient de manière équivalente. Cette situation

favorisa les luttes dans les entreprises et les premiers temps des années 70 furent marqués

par des mobilisations sociales fortes dont celle de LIP fut la plus symbolique.

La jeunesse scolarisée également se fit entendre régulièrement. Des incidents

persistèrent dans les universités alors que les groupes « gauchistes » y occupaient le

devant de la scène. Les lycées furent en première ligne de l'agitation, le développement

des CAL, les multiples mobilisations locales expliquèrent la force de la réaction contre la

mise en place de la loi Debré et la réforme des DEUG en 1973. La jeunesse avait été

profondément marquée par mai 68, elle était moins disposée à accepter les diverses

formes d'autoritarisme et plus encline à la contestation. Depuis une dizaine d’années elle

1
Serge BERSTEIN, Jean-Pierre RIOUX, La France de l'expansion, vol.2 L'apogée Pompidou, 1969-1974,
Nouvelle histoire de la France contemporaine vol.18, collection Points Seuil, Ed. du Seuil, Paris,
1995
10
avait développé des formes culturelles qui lui étaient propres et qui étaient aux antipodes

de la culture militaire.

C'est de ce milieu et de ce climat dont se nourrissait l'extrême gauche de l'époque. Si

les grands partis de gauche rencontrèrent des difficultés au début des années 70, au moins

jusqu'au congrès d'Epinay pour le PS et dans tous les cas, jusqu'aux élections législatives

de 1973, ils étaient en phase de reconquête vers 1973-1974 et l'extrême gauche était

encore dynamique. Les groupes maoïstes avaient moins bien résisté à l'épreuve du temps,

mais il subsistait une kyrielle d'organisations trotskystes et anarchistes qui se faisaient la

guerre entre elles et développaient une activité débordante dans de nombreux secteurs de

la société.

• l’apparition d’une contestation de l’armée

Face à ce nouveau paysage politico-social, l'armée semblait issue d'un autre temps.

Forte de près de 700 000 hommes, dont 275 000 appelés1, elle restait une des armées les

plus strictes d’Europe et la discipline la plus rude y régnait. Il existait une nouvelle

génération d’officiers et de sous-officiers mieux formés et plus ouverts d’esprit, mais

l’encadrement des soldats était souvent assuré par des sous-officiers et des officiers frustes

et issus des guerres coloniales (qu’ils y aient directement participé ou qu’ils aient été

formés dans le souvenir des défaites successives). De plus, leur malaise face au peu de

considération dont ils étaient l’objet renforçait leurs tendances autoritaires vis-à-vis des

appelés.

Depuis la Libération, malgré les formidables évolutions de la société française, la si

spécifique vie de caserne n’avait pas changé d’un iota : « l’ennui quotidien dans le ron-ron

administratif »2. Comment définir la vie d’un soldat ? « Son arme est le balai ; son

horizon, l’alignement des sections ; son loisir, la bataille de polochons ; son espoir, la

1
Les luttes des soldats, n°5 de la “Série travailleurs en lutte”, 1974, p. 6
2
Bulletin de recherches métaphysiques et morales, n° spécial de La Caserne, oct/nov 1973, p. 5
11
prochaine permission. »1 Jacques Isnard2 parlait en octobre 74 d’un « quotidien de plus en

plus terne et décevant pour les cadres comme pour les appelés »3.

Mai 68 allait, dans ce domaine également, marquer un tournant. Durant les

événements en tant que tels, il n’y eut quasiment pas de contestation dans l’armée. A

l’exception de quelques petits actes de sabotage et du très isolé « appel du 153e RIMECA

de Mutzig »4, initié par un militant de la JCR5, qui annonçait que les soldats

« fraterniseraient » avec les ouvriers et qui fêtait lyriquement « la joie, l’amour et le

travail créateur »6, aucune initiative significative ne fut prise au sein du contingent.

Dans les années qui suivirent, d’autres initiatives du même type furent prises dans

les casernes. Une affaire fit un peu de bruit en 19707. Trois soldats8, militants de la LC,

furent arrêtés en octobre et en novembre 1969, accusés d’avoir diffusé un papier

antimilitariste (Crosse en l’air), et inculpés devant le Tribunal Permanent des Forces

Armées (TPFA) de Rennes pour « incitation de militaires à la désobéissance et atteinte au

moral des troupes ». La campagne de soutien qui fut organisée rencontra un certain écho.

Autour d’une pétition lancée par des intellectuels, d’un tract tiré à 400 000 exemplaires et

d’un affiche tirée à 50 000 exemplaires, cette campagne eut pour point d’orgue la journée

du procès, le 6 février 1970, pour laquelle des manifestations se tinrent, ainsi qu’une

conférence de presse avec Sartre, Rocard et Krivine.

Dans la même veine en 1971, un militant des JC, Jean-Jacques Martin, refusa de

conduire un camion pendant la grève du métro et fut pour cela condamné à six mois de

1
François MALBOSC, Civils si vous saviez…, Cahiers libres n° 328, Maspéro, Paris, 1977, p. 19
(François Malbosc est en fait pseudonyme derrière lequel se trouve un collectif de responsables
d’Information pour les droits des soldats (IDS))
2
journaliste du Monde spécialisé dans les questions militaires
3
Le Monde, 12/10/98
4
sur cet événement voir : Charles PAZ, 20 années de combat antimilitariste des marxistes révolution-
naires en France de 1968 à 1981, 1992, p. 6-10 et Qu’est-ce que l’antimilitarisme révolutionnaire ?, Ed. la
PEC, Montreuil, 1981, p. 12
5
la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) fut dissoute en 1968 et fit place à la Ligue
Communiste (LC) (fusion avec le PCI et scission avec ceux qui allaient créer Révo), elle-même
dissoute en 1973, elle fut remplacée par le Front Communiste Révolutionnaire (FCR), qui laissa la
place à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) en octobre 1974. Donc une succession de
quatre sigles pour des organisations globalement semblables.
6
Alain DELALE, Gilles RAGACHE, La France de 68, Ed. du Seuil, Paris, 1978, p. 131
7
Charles PAZ, op. cit. p. 12-14
8
Serge Devaux, Michel Trouilleux et Alain Hervé
12
prison1. Huit militants furent inculpés en septembre 1972 à Sedan pour activité

antimilitariste2. Ce n’étaient alors que des coups d’éclat isolés, à simple valeur

démonstrative.

Le principal vecteur de l’antimilitarisme à ce moment-là ne provint en fait pas de

l’intérieur de l’armée. Ce fut le début d’une lutte qui devait s’étendre sur plusieurs années,

celle contre l’extension d’un camp militaire au Larzac. Tous les ans à partir du 9 mai

1971, des rassemblements regroupant des paysans et l’extrême gauche furent organisés

sur le plateau du Larzac jusqu’en 1975, les deux principaux rassemblements ayant lieu en

1973 et 1974.

C’est de la même époque que date le début d’un mouvement des objecteurs de

conscience et des insoumis, dont le nombre augmenta de manière significative au début

des années 70. Que ce soit par décisions individuelles ou par choix politiques (notamment

pour les anarchistes ou pour des militants du PSU3), c’était pour beaucoup d’entre eux la

manière avec laquelle ils exprimaient leur rejet de l’armée. Un décret d’août 1972,

permettant d’affecter les objecteurs à l’Organisation nationale des forêts, avait accéléré le

développement de comités d’objecteurs4. Des groupes plus ou moins fantomatiques furent

constitués sur ces questions (CSOC pour les objecteurs, CSI ou GIA pour les insoumis,

GARM à Lyon, GIT à Bordeaux, GIC à Paris…5). Les trotskystes, à l’exception de Révo

qui, par le biais du Comité Antimilitariste (CAM), s’en faisait volontiers le porte-parole,

ne souscrivaient pas à ces formes d’antimilitarisme. Selon les positions classiques de

Lénine, il convenait de faire son service et d’apprendre à se servir des armes dans la

mesure où « une classe opprimée qui ne s’efforcerait pas d’apprendre à manier les armes,

de posséder des armes, ne mériterait que d’être traitée en esclave »6. Cela n’empêchait pas

un soutien, notamment dans les nombreux cas de répression, et de l’autre côté, les

1
Rouge n°275, 22/11/74
2
Crosse en l’air n°0, janvier 1973 p. 7
3
Bernard RÉMY, L’Homme des casernes, Cahiers libres n°306-307, Maspéro, Paris, 1975, p. 161
4
La CGT et l'armée, Suppl. au Peuple n°971, ICC, Paris, mai 1975, p. 28
5
voir le détail dans le glossaire
6
LÉNINE, Le programme militaire de la révolution prolétarienne, T.23 des Œuvres complètes, Ed.
Sociales, Paris, 1977, p. 88
13
insoumis et les objecteurs ne se situaient pas en opposition aux comités de soldats et

soutenaient leurs initiatives1.

En 1972, la LC, puis plus tard avec de moindres forces l’OCR2, opérèrent un

changement d’approche vis-à-vis de la question militaire. Considérant qu’il y avait des

choses à faire dans le contingent, la LC donna dorénavant pour consigne à ses militants de

faire leur service et créa en octobre une structure au départ très faible : le Front des

Soldats Marins et Aviateurs Révolutionnaires (FSMAR). Cette structure était le paravent

clandestin de la LC dans l’armée. Elle devait être suivie l’année d’après par la création de

l’Alliance Révolutionnaire des Soldats (ARS), équivalente du FSMAR pour l’OCR3.

L’autre pendant de cette nouvelle approche fut la constitution à la même époque de

comités antimilitaristes civils. Révo fut à l’initiative des Comités AntiMilitaristes (CAM),

publiant Lutte Antimilitariste, qui tinrent leurs assises en décembre 1972, alors que la LC

créa peu après le Comité de Défense des Appelés (CDA) qui sortit le premier numéro de

Crosse en l’air en janvier 1973. Ces comités furent très actifs dans les deux années qui

suivirent et même si leur importance décrut avec le développement des comités de soldats,

jusqu’à disparaître en 1976, ils gardèrent durant ces deux années un rôle à part entière

dans le mouvement antimilitariste.

En novembre 1972, la LC édita une brochure contenant deux documents militaires

secrets : la synthèse annuelle de la SM pour 1970 et un « petit memento du maintien de

l’ordre » en cas de conflits sociaux4. Cette brochure produisit un effet important et toute la

presse en rendit compte.

1973 ne fut pas une bonne année pour l'institution militaire. En février et mars, en

vertu du Plan Clément-Marot, l’armée remplaça les contrôleurs aériens en grève. La

méconnaissance de la procédure de la part des militaires entraina la collision de deux

1
Bernard RÉMY op. cit., p. 149-152
2
Organisation Communiste Révolution=Révo
3
voir les plate-formes du FSMAR et de l’ARS, annexes 21 et 22
4
Le contingent et la guerre civile, deux documents militaires, Suppl. à Rouge n°143, novembre 1972
14
avions et la mort de 68 personnes1. L'utilisation de l'armée lors des conflits sociaux était

déjà critiquée, là, elle fut farouchement dénoncée.

Au printemps 73, un mouvement lycéen d’ampleur mit la question militaire sur le

devant de la scène2. Le 10 juin 1970, la loi Debré était votée. Cette loi visait à restreindre

l’accès aux sursis pour les appelés et entrait en vigueur à partir de janvier 1973. De février

à avril, des dizaines de milliers de manifestants (200 000 le 22 mars, 300 000 le 2 avril)

exigèrent sa suppression. Les vacances de Pâques eurent raison de la mobilisation qui

n’obtint pas gain de cause, mais ce mouvement sensibilisa de larges franges de jeunes à

l’antimilitarisme, jeunes qui, pour beaucoup, firent leur service militaire entre 1974 et

1976 et participèrent aux comités de soldats. Ce renouveau de l’antimilitarisme était

confirmé par la présence de soldats du FSMAR dans la manifestation syndicale du 1er mai

et par l’assemblée générale de 500 appelés dans la cour de la caserne de Fontainebleau,

suivie d’un sit-in, pour la mort de deux d’entre eux à la suite d’un accident le 14 août3.

• le début d’une contestation dans l’armée

Le coup d’Etat de Pinochet au Chili le 11 septembre 1973 frappa profondément la

gauche française. Une expérience de transformation socialiste de la société se heurtait à

l’armée. Pour l’extrême gauche, cela confirmait la nécessité, même en 1973, de faire la

révolution, de briser l’appareil d’Etat pour pouvoir changer de société. Le mouvement des

soldats se référa explicitement fréquemment à cette expérience, il fallait éviter que « le

France devienne le Chili ».

C’est véritablement à partir de la fin de l’année 73 que se développa une activité

contestataire au sein de l’armée. Les anarchistes nancéens du CAM, en collaboration avec

le GARM, le GIA et le PSU4 vont les premiers tenter d’en organiser la forme. Ils

1
L’armée et les luttes de classe, “Parole et société” n°1, jan-fév 75, p. 31
2
Gérard VINCENT, Le peuple lycéen, enquête sur les élèves de l’enseignement secondaire, Gallimard,
Paris, 1974, p. 449-481
3
Crosse en l’air n°3, p. 6
4
Bernard RÉMY op. cit. p. 165
15
regroupèrent en janvier 1974 au sein d’une coordination des « groupes »1 de soldats du

126e RT et du GT 516 de Toul, du 94e RI d’Etain, et du 26e RI et du 43e RT de Nancy, qui

commencèrent à faire paraître un journal, Bidasses en lutte. Signe et annonciateur d’une

développement de l’activité dans l’armée, le FSMAR rédigea à la fin de l’automne 73 une

brochure interne assez détaillée, visant à préparer les militants et les sympathisants du

FCR à partir à l’armée2.

Deux événements vont marquer le début de l’année 1974. Le 24 janvier, huit soldats

trouvèrent la mort lors d’un stage commando au centre de Margival3. Ils furent fauchés

par un train alors qu’ils traversaient le tunnel de Chézy-sur-Marne la nuit. Cet accident

suscita une très vive émotion dans le pays et relança le débat sur la sécurité, les stages

commandos et le « droit aux 7 % de pertes » en vies humaines. Dans les deux années qui

suivirent, les « huit de Margival » revinrent régulièrement à la mémoire des militants à

l’occasion des morts survenant dans l’armée.

Un peu plus de deux semaines plus tard, le 10 février, quatorze soldats mis aux

arrêts se révoltèrent à Metz pour protester contre leurs conditions de détention. Après

avoir détruit tous les objets qu’ils avaient dans leur cellule, ils firent brûler leurs draps,

avant que les pompiers ne forcent la porte et ne maîtrisent les soldats. Les antimilitaristes

profitèrent de cette occasion pour dénoncer la justice militaire et les conditions de

détention dans les prisons militaires4.

Peu avant l’Appel des cent, c’est par la répression que l’action de comités de soldats

nouvellement apparus se fit connaître. Le principal comité qui surgit dans cette période fut

celui de Toulon, comité regroupant quelques dizaines de marins, influencé par le FCR et

qui publia Col Rouge à partir d’avril 19745. Quatre marins furent peu après mis aux arrêts,

parallèlement à des soldats du 1er GCM de Reims, du 503e RCC de Mourmelon et du CEC

1
archives LCR-1.3
2
Bulletin de recherches… op. cit.
3
voir sur cet événement, La Commission d’enquête populaire sur les morts de Chézy témoigne, Maspéro,
Paris, 1974
4
La Caserne Informations, 15 février 1974
5
annexe-8
16
de Pont-Saint Vincent. A Mourmelon, une centaine d’appelés avaient collectivement

refusé de marcher au pas à la suite de brimades racistes d’un sergent. En tout une

vingtaine d’arrestations qui contribuèrent à donner, durant ce mois d’avril, l’impression

que quelque chose se passait dans les casernes. Les comités qui apparurent alors étaient

essentiellement des « regroupements éphémères d’éléments radicalisés »1. La participation

de soldats du FSMAR aux côtés du CAM et du CDA lors de la manifestation du 1er mai,

permit également d’affirmer plus clairement que le contingent était partie prenante de la

contestation sociale.

Des forces furent donc accumulées au début des années 70, tout particulièrement à

partir de 1973. Il manquait alors une initiative permettant de fédérer l’activité déjà

existante et d’impulser de nouveaux comités, plus larges. L’Appel des cent joua ce rôle.

1
archives personnelles-12, p. 2
17
I. De l'Appel des cent à la Cour de Sûreté de l'Etat :

une histoire mouvementée

Etudier le mouvement des comités de soldats sur deux années, c’est peu et c’est

beaucoup à la fois.

C’est peu dans la mesure où cette histoire eut une genèse riche et complexe qu’un

prologue ne permet que de survoler. C’est peu aussi dans la mesure où le mouvement ne

s’est pas éteint pas à partir de 1976 mais a plutôt changé de formes et d’acteurs. Cette

étude reste de ce fait inachevée.

Cependant toutes les années ne se valent pas. Du printemps 1974 au printemps

1976, les comités de soldats sont apparus, se sont développés, ont été réprimés. Leur

mouvement a connu une succession de phases, rythmées par des échéances et par des

débats, et à chaque nouvelle étape, le mouvement des soldats était en question. C’est

pourquoi il est indispensable de suivre pas à pas sa progression, pour en comprendre la

dynamique et la portée.

On peut décomposer en trois périodes ces deux premières années des comités des

soldats. Le stade de l’apparition et de l’accumulation de forces de mai 74 à janvier 75.

L’explosion de début 75 suivie d’une phase longue de stabilisation jusqu’à la rentrée 75.

La volonté de dépassement suivie d’une répression d’ampleur à la fin de l’année 75 et au

début de l’année 76.

18
Ch. 1 : L'euphorie des premiers temps (mai 74 - janvier 75)

Jusqu’au début de l’année 1975, les comités de soldats en tant que tels sont assez

peu nombreux. Mais la période qui s’étend du 17 mai 1974 au 8 janvier 1975 permit le

regroupement de soldats et l’accumulation de forces pour les mois qui suivirent. Deux

initiatives permirent cela. L’Appel des cent offrit une plate-forme revendicative au

mouvement des soldats naissant, tout autant qu’un outil pour militer dans les casernes. La

manifestation de Draguignan suivie du procès de Marseille quant à elle, médiatisa

largement l’activité antimilitariste et motiva des soldats qui s’aperçurent qu’une

contestation de l’armée était possible.

A. L'Appel des cent (16 mai - fin octobre)

Le 2 avril 1974, Georges Pompidou décédait. Une élection présidentielle était

organisée, le premier tour fixé au 5 mai, le deuxième au 19. Comme on l'a vu, lors de la

campagne fut organisée une répression notamment contre le comité de soldats de Toulon,

et le FSMAR manifesta dans la rue le 1er mai. Mais la question antimilitariste fut

également posée par Alain Krivine, alors candidat aux élections, qui, lors d'un passage fin

avril à la télévision, fit une déclaration qui engendra une vive réaction de la part de Robert

Galley, alors Ministre de la Défense. Il y faisait un appel sans ménagement à

l'insubordination :

« Constituez alors des comités de soldats dans les casernes, dans les bases, sur les

bateaux. Partout imposez la conquête de vos droits élémentaires. (…) Soldat, marin,

aviateur, n'oublie pas : sous l'uniforme tu restes un travailleur ! »1

1) Publication de l’appel

1
Quotidien Rouge n°8, 1/5/74
19
Deux semaines plus tard, le 16 mai, une lettre ouverte de 100 soldats adressée aux

deux candidats présents au deuxième tour de l'élection présidentielle était publiée dans

Libération et dans Rouge, le lendemain il en était fait écho dans Le Monde1. Ces soldats

demandaient aux candidats de se prononcer sur leurs revendications2.

La force de cet appel était double. En premier lieu, pour la première fois, des soldats

s'exprimaient politiquement et collectivement à visage découvert, assumant ainsi

volontairement et publiquement le risque d'une répression. Cela constituait une brêche

non-négligeable dans la loi du silence qui règne habituellement autour de l'armée. Son

deuxième point fort était qu'il énonçait de manière assez exhaustive les revendications

portées dans les casernes. Des plus simples exigences, comme le libre choix de la date et

du lieu d'incorporation entre 18 et 25 ans, la libre disposition d'eux-mêmes en dehors des

heures de service ou la suppression des brimades et l'obtention de permissions

hebdomadaires, à des exigences plus poussées et plus politiques comme la solde égale au

SMIC, la liberté totale d'information et d'expression politique ou la dissolution des

tribunaux militaires et de la SM, il en ressortait une plate-forme de lutte, unificatrice pour

le mouvement naissant dans les casernes. Cette lettre ne contenait pas d'appel à la

destruction de l'armée, et à peine de remise en cause de ses fonctions (au service de la

bourgeoisie), ce qui était pourtant le cœur de la pensée des initiateurs de cet appel. Mais

c'est sans doute cela qui a permis l'ampleur des signatures qui se sont multipliées pendant

plusieurs mois dans les casernes et qui ont largement dépassé les signatures des seuls

militants.

Cela n'apparut pas dans la presse de l'époque, mais cette initiative a été décidée,

préparée à l'avance3 et mise en place par le FCR. Sur les 100 signataires, plus de 80 en

étaient membres selon Charles Paz4. Alain Brossat en rend compte :

1
Le Monde, 17/5/74
2
voir l’Appel des cent, annexe-11
3
entretien-1, p. 4
4
Charles PAZ op. cit. p. 23
20
« On l'a pensé, c'est un calcul qu'on a fait, parce que c'était chaud donc il fallait une

initiative centrale, une initiative provocante, avec prise de risques, donc on a pensé à ça :

une plate-forme, des soldats qui signent, qui jettent le masque, un défi quoi, une épreuve

de force. Et ça a marché. »1

La composition des signataires2 témoignait tout à la fois de carences dans la

préparation de cet appel3 par les fortes concentrations dans certaines casernes, et de la

réalité de l'implantation des comités de soldats et des militants du FCR dans l'armée. 19

signataires à Toulon, 11 au 4e RIMA, 8 au 2e GCM de Saarbourg, 8 à l'Hopital militaire de

Versailles, 7 au 4e Dragon d'Olivet, pour Toulon ou pour le 4e RIMA, cela exprimait

l'existence de comités de soldats4, pour les autres il semble que cela ait été essentiellement

des militants politiques du FCR. Deux traits tout à fait particuliers marquent cette liste de

signataires. Alors que plus tard ils seront quasiment absents du mouvement des soldats, ils

sont ici 30 % à être dans la marine. Le deuxième point spécifique, qui ne durera pas non

plus, est l'importante place des gradés : 5 caporaux, 2 sergents et 1 maréchal des logis,

c'est peu mais c'est beaucoup au vu de la suite du mouvement.

L'Appel des cent resta une référence permanente pour le mouvement des soldats en

premier lieu à cause de la réussite de la campagne de signatures qui suivit : 100 au 16 mai,

400 au 14 juin, près de 1000 au 5 juillet, plus de 2000 au 16 aôut, 3000 au 13 septembre et

près de 4000 enfin au 25 octobre5. Il ne pouvait plus être question d'un complot de

quelques gauchistes, cela exprimait à l'évidence quelque chose de plus profond. Dans

certaines casernes des dizaines d'appelés signèrent l'appel, comme au Mans où ils furent

2006. Cette campagne de signatures fut la base de l'activité des militants du FCR et de

Révo dans les casernes jusqu'à la fin de l'année 747. Elle offrait l'outil dont ils avaient

1
entretien-2, p. 16
2
Quotidien Rouge, 16/5/74
3
entretien-1, p. 4
4
regroupés autour de Col Rouge à Toulon et de On est d'dans au 4e RIMA
5
Rouge
6
Rouge n°256, 14/6/74
7
entretien-1, entretien-3
21
besoin pour concrétiser une activité de contestation de l'armée dans l'armée. Le comité de

Karlsruhe nous en fournit un exemple :

« C’est autour de l’Appel des cent que se construit le comité : il a profondément

marqué la caserne, il est unificateur. Face aux multiples tentations, conduisant pour la

plupart à l’inaction, la campagne de signatures (finalement non publiées) de l’appel sera le

thème unificateur du comité naissant, en même temps qu’il opèrera une première sélection

à l’intérieur en en éliminant tous les éléments verbalement antimilitaristes mais pas

disposés à agir (et ils sont nombreux). En même temps qu’il forcera beaucoup de ses

participants à se tourner vers les masses, dans lesquelles on baigne mais dont beaucoup

ont tendance à s’isoler pour se retrouver entre éléments “politisés”. Il réussira largement à

surmonter l’atomisation entre classes et entre compagnies »1

Un comité de soutien composé de personnalités fut créé2,et une manifestation de

soutien de 2500 personnes3 fut organisée le 5 juin. Des sections syndicales soutinrent

également l'appel comme celle de la CFDT du CET Lebel à Vincennes4, le SNES de

l'académie de Versailles5 ou la section de l'Oise de la FEN6, et de nombreuses autres (UD-

CFDT de Haute-Garonne7). La FEN et le SNES dans leur ensemble protestèrent contre la

répression qui frappa les signataires.

En août 1974, Révo analysait ainsi l’impact de cette initiative :

« Nul ne peut aujourd’hui sous-estimer l’ampleur des transformations que cet appel

suscite dans les conditions de lutte dans les casernes. (…) là où les divisions introduites

par l’institution séparent les soldats et les isolent, l’Appel introduit un élément de

regroupement collectif, (…) à l’attitude de passivité et de résignation, il substitue une

volonté de résistance déclarée, (…) il concentre “l’attention publique” sur ce talon

1
annexe-10, p. 6
2
Rouge n°253, 24/5/74
3
Rouge n°255, 7/6/74
4
Rouge n°254, 31/5/74
5
Rouge n°255, 7/6/74
6
Rouge n°256, 14/6/74
7
Rouge n°256, 14/6/74
22
d’Achille de l’organisation militaire de la bourgeoisie (…) l’Appel des cent constitue par

sa seule existence un extraordinaire accélérateur de la combativité dans les casernes. »1

2) Réactions dans le mouvement ouvrier

Du côté de la gauche, le PS resta très discret vis-à-vis de l'Appel des cent. Le PCF

au contraire n'y resta pas indifférent. Il ne reconnut pas explicitement cet appel,

remplaçant la campagne de signatures par une énigmatique « pression irrésistible d'un

mécontentement généralisé chez les soldats »2.

Il s'intéressa cependant à cette question et fut notamment à l'origine d'une lettre

ouverte au ministre de la défense, rédigée par 200 soldats (dont cinq sous-officiers du

contingent) du régiment du Tchad en garnison à Montlhéry fin août 1974. La répression

de ces militaires fut rapide et modulée suivant les degrés d’implication. A l’assemblée

nationale, le PCF prit la défense de ces appelés et demanda au Ministre de lever les

sanctions3.

A son congrès extraordinaire d'octobre 1974 un point spécial fut fait sur la situation

du contingent, ce qui témoigne de l'importance qu'il y accordait. Une « lettre ouverte de

soldats » signée par 532 militaires fut adressée au congrès4, reprenant en substance les

positions du PCF, déclarant attacher « une grande importance au Programme Commun ».

Cette lettre entendait se distinguer nettement de l'extrême gauche, considérant que « le

service militaire (leur) paraît un élément fondamental d'une armée nationale. (Ils avaient)

des raisons de penser que le traiter d'inutile ou crier « à bas l'armée » (c’était) favoriser la

propagande pour l'armée de métier, les entreprises qui tendent à isoler les militaires du

peuple. Ce qu'il (fallait), par contre, (c’étaient) des réformes positives. ». La lettre se

concluait par quelques questions générales sur la situation du contingent et sur les

1
Les luttes des soldats, n°5 de la “Série travailleurs en lutte”, 1974, p. 2
2
Le Monde, 31/8/74
3
JO, débats Assemblée nationale, séance du 9 octobre 1974, p. 4896-4897
4
L’Humanité, 28/10/74
23
positions du PCF en la matière, auxquelles Paul Laurent1 répondit. Pas un mot n'était dit

ni sur l'Appel des cent, ni sur Draguignan.

A la même période, le MJCF et le PCF sortirent leur propre plate-forme

revendicative pour les soldats : le « statut démocratique du citoyen-soldat »2, qu'on retint

sous le simple nom de « statut démocratique du soldat », qui comprenait 55 articles et 10

titres et qui fut transformé en proposition de loi le 18 décembre3. Il reprenait globalement

les revendications de l'Appel des cent en supprimant quelques-unes et en adoucissant

certaines d'entre elles. Ainsi l'incorporation devait pouvoir se faire librement non plus

entre 18 et 25 ans mais entre 18 et 22 ans, de même le prêt exigé n'était pas égal au SMIC

mais à 20 % du SMIC. Rien n'était dit sur la justice militaire, ni sur les engagés, ni sur la

présence de l'armée en Allemagne, par contre le statut démocratique développait assez

longuement des éléments censés améliorer le quotidien dans les casernes et la réinsertion

sociale des bidasses. La démarche, qui se voulait « étrangère à l'antimilitarisme puéril et

démagogique utilisés par les groupes gauchistes », visait à fournir une référence au

mouvement des soldats. Elle n'y parvint pas pour le mouvement des soldats mais le statut

resta une référence pour le PCF.

Du côté de Révo, les réactions à l'Appel des cent furent contrastées. Lors de sa

sortie, Lutte Antimilitariste le fit paraître dans ses colonnes et souligna « l'importance » et

« la signification » de « la récente et spectaculaire lettre ouverte (…) C'est pourquoi (ils

soutenaient) pleinement cette lettre des 100 (et) la (feraient) connaître le plus largement

possible »4. Cependant le CAM soulignait également dans sa plate-forme de janvier 1975

que « sa relation mal préparée et trop limitée avec le mouvement antimilitariste civil, sa

faiblesse comme catalyseur pour le développement des comités de soldats, la manière

1
responsable des questions militaires
2
annexe-23
3
Proposition de loi du PCF n°1458 annexée au PV de la séance du 19 décembre 1974
4
Lutte Antimilitariste n°15, mai-juin 1974
24
dont il risque de faire sacrifier les règles de sécurité (…) constituent de nombreuses

limites »1.

Dans le n°20 de Lutte Antimilitariste2, le CAM de Nancy rédigea un article très

violent contre l'Appel des cent, le CDA et le FCR. Ce dernier se vit accusé de « tenter

objectivement de couper court au développement d'un mouvement des soldats dur sur des

mots d'ordre autonomes et anticapitalistes(…). En ce sens son rôle est

contrerévolutionnaire ». Il se vit taxé d'« opportunisme », de « magouille » et les militants

du CDA accusés d'être les « larbins gauchistes » des « réformistes ». Sur le fond, le CAM

de Nancy considèrait l'appel des 100 comme un texte « purement corporatiste » qui

« revient à améliorer l'armée, à gommer les bavures, bref à la rendre plus efficace », c'est

pourquoi il considérait que « la démission et l'opportunisme du CAM sont

impardonnables. Il (aurait fallu) mettre en garde les soldats contre l'Appel des cent » Ce

texte n'émanait pas de l'OCR mais de libertaires présents dans le CAM3.

Avant tout, le CAM et Révo étaient alors préoccupés par leur propre initiative : un

rassemblement contre un camp militaire à Canjuers les 13 et 14 juillet. Dans la lignée des

mobilisations du début des années 70 sur le Larzac et des iniatives antimilitaristes

précédant l'apparition des comités de soldats, ce rassemblement voulait montrer que

« pour les travailleurs, pour les paysans, pour les jeunes, pour les révolutionnaires, il ne

saurait y avoir de trêve estivale », il se voulait « une manifestation contre la coalition des

armées de guerre civile dans le cadre de l'OTAN », « une occasion pour le mouvement

antimilitariste de se rassembler, de se consolider » et enfin, « une étape de plus dans la

lutte des paysans et de la population contre une armée qui étend ses ramifications à leurs

dépens. »4.

1
Comité antimilitariste, Service national, luttes de soldats et antimilitarisme révolutionnaire civil, plate-
forme adoptée aux assises des 18 et 19 janvier 1975, Suppl. à Lutte Antimilitariste n°21, éd. GL,
Paris, 1975, p. 10
2
Lutte Antimilitariste n°20, jan 75
3
entretien-8, p. 2
4
Lutte Antimilitariste n°16, juin-juillet 1974
25
L'Alliance Marxiste Révolutionnaire (AMR) soutint l'appel, mais avec cependant

quelques nuances sur la forme. Ainsi elle considèra dans son journal l'Internationale, que

« le nombre de signataires, produit d'une opération de boutique, a réduit considérablement

l'impact politique de cette lettre qui, loin d'avoir été une bombe à l'armée (…) s'est

transformée dans les mains d'apprentis artificiers en un pétard mouillé. »1 Ce jugement

sévère fut corrigé par la suite. Ainsi dans un texte interne un an plus tard, Information

pour les droits des soldats (IDS), l’organisation “antimilitariste”2 animée par l’AMR,

reconnut que l'Appel des cent fut le « programme d'action revendicative » des premiers

comités, et que la campagne qui s'ensuivit « a contribué à la généralisation des comités. »3

L’appel a par ailleurs contribué à la naissance même d’IDS en juillet 1974, l’AMR

prenant en marche le mouvement naissant.

3) Les « 10 mesures » de Soufflet

La hiérarchie militaire eut pour attitude celle qu'elle eut jusqu'à la fin du mouvement

des soldats, à savoir une articulation plus ou moins heureuse entre la répression et les

concessions. Cela est compris par Rouge qui remarque :

« que (la hiérarchie militaire) tente de s'opposer à toute force à ce précédent

redoutable en frappant les signataires du manifeste et elle verra l'opinion publique

s'emparer de l'affaire et décupler son écho ; qu'elle fasse le dos rond, qu'elle se contente de

remontrances et de discours moralisants et elle verra les soldats combatifs encouragés par

l'impunité des 100, signer par centaines ! »4

D'un côté la hiérarchie militaire et le gouvernement répondirent directement à

l'Appel des cent, de l'autre ils mirent en place une réforme. Des jours d'arrêts de rigueur

furent distribués, des mutations organisées, la SM tenta de faire revenir les appelés sur

1
Rouge n°254, 31/5/74
2
elle refusait de se définir clairement comme “antimilitariste”
3
annexe-9, p. 1
4
Rouge n°255, 7/6/74
26
leurs signatures. Parallèlement, un travail de conviction fut entamé par la hiérarchie. La

directive confidentielle envoyée aux chefs de corps par le général Lassus Saint Geniès,

commandant les troupes françaises en Allemagne, sur la conduite à tenir vis-à-vis de

l'Appel des cent est à ce titre fort instructive1. Il s'agit pour ce général d'analyser la

situation du contingent et de « contre-carrer l'action entreprise par la « gauche

révolutionnaire » de Monsieur Krivine. »

Pour lui, l'écho de l'appel est facilement explicable par le contexte politico-social et

doit d'autant plus être relativisé que « l'objet portait sur des revendications à caractère

social. Même si certaines sont utopiques, elles ne mettaient pas, a priori, en cause la

notion de service et n'incitaient pas à la désobéissance. ». C'est pourquoi « il est nécessaire

de mener deux actions distinctes mais concomitantes : une première sur le plan

disciplinaire (…), une seconde sur le plan de l'information ».

Il faut sanctionner mais « avec nuance », ne pas « punir trop sévèrement un trop

grand nombre d'appelés d'un même corps. » Comme la hiérarchie militaire le fera

systématiquement tout au long de cette histoire, « il est indispensable de dissocier le cas

du meneur de celui de l'appelé qui a été abusé. ». Ainsi le général demande aux chefs de

corps de « prévenir. Cela (leur) évitera à l'avenir de punir. »

Pour lui, pas de politique de l'autruche, il ne sert à rien de « vouloir cacher

l'existence de « l'Appel des cent », étant « maintenant connu de tous les appelés ». Il

convient au contraire de « contre-attaquer sur le terrain même choisi par les gauchistes ».

Il faut argumenter sur la « nécessité pour une armée de s'appuyer sur un règlement » et le

général va même jusqu'à préconiser des « séances organisées » afin de répondre aux

revendications de l'Appel des cent et convaincre que « si elles ne sont pas, pour certaines

au moins, illégitimes, sont en revanche irréalisables ou utopiques ». Afin de mener ce

travail de conviction, il fournit en annexe un tableau dans lequel des réponses standards

sont données à toutes les revendications, avec quatre types de réponses (cumulables) :

1
Rouge n°267, 27/9/74 27
non-fondée/due à l'imperfection de toute institution humaine/fondée ou non, nécessite une

décision politique/irréaliste.

Cela étant dit, la plupart du temps il est moins question de pédagogie que de jours

d'arrêts et surtout de mutations. Les premières semaines la répression resta relativement

faible comme à Toulouse1 ou à Rouen2, où sur 12 signataires 5 furent mutés et 1 prit 30

jours d'arrêt. Mais à partir de juillet elle se renforça avec notamment une multiplication

des mutations (à Lyon, à Villigen, à Toulouse, à Saarbourg…)3, on vit même des

punitions collectives comme au 30e GC de Lunéville où tous les signataires (une centaine)

furent condamnés à 8 jours d'arrêts avec sursis4.

L'autre versant de l'action du pouvoir fut ce qu'on appela à l'époque les « 10 mesures

de Soufflet ». Le Ministre de la Défense rendit public le 28 août une série de mesures afin

de « libéraliser » le service militaire, qui « ne (représentaient) qu'une première étape :

d'autres (…) (seraient) mises en œuvre plus tard »5. Ces mesures comprenaient trois

volets : elles visaient d'abord, contre la pratique des pistons, à mieux assurer l'égalité des

appelés entre eux dans leur sélection et dans leur service, elles proposaient aussi de

donner plus d'intérêt au service militaire en développant les activités de plein air, en

apprenant aux appelés à nager et par d'autres mesures du même type, enfin elles

répondaient partiellement aux revendications du mouvement des soldats de deux points de

vue.

De 250 publications interdites (dont l'Humanité) dans les casernes, on passait à 10

(Crosse en l'air, Lutte antimilitariste, Soldats en lutte, Politique-Hebdo, Charlie Hebdo,

Col Rouge, La lettre des objecteurs, Libération, Hara-Kiri et Rouge)6. Il va de soi que

l'Humanité étant désormais légalisée dans les casernes, Jacques Soufflet s'assurait ainsi un

1
Rouge n°256, 14/6/74
2
Rouge n°257, 21/6/74
3
Rouge n°259, 5/7/74
4
Rouge n°267, 27/9/74
5
Le Monde, 30/8/74
6
Rouge n°265, 13/9/74
28
soutien au moins partiel du PCF en isolant l'extrême gauche. Cependant même le

journaliste du Monde Jean Planchais considéra qu'« assouplir (les règles d'entrée des

publications) n'a guère de sens. (…) La liberté en ce domaine ne peut qu'être totale, ou

elle n'est pas. »1

Le deuxième élément consistait en un assouplissement des permissions d'abord par

la généralisation de la disponibilité opérationnelle (désignation d'une « unité organique

d'intervention », les autres soldats étant en permission systématique), ensuite par la

facilitation de permissions exceptionnelles, enfin une phrase floue indique que « les

efforts seront amplifiés » pour donner des voyages gratuits, bref en ce domaine, rien de

significatif. Le Parti socialiste, le Parti Communiste, comme bien sûr l'extrême gauche

active dans l'armée, virent dans cette série de mesures le résultat du mécontentement et de

l'activité des soldats. Charles Hernu se contenta de demander que ces mesures soient

effectivement généralisées alors que Jean-Michel Catala (secrétaire général du MJCF)

considèra que « l'action (devait) continuer », les revendications essentielles n'ayant pas été

satisfaites2. L'extrême gauche quant à elle (CAM, FCR, LO) apprécia cette réforme

comme étant une simple diversion1. En tous les cas comme on va le voir, cette réforme ne

suffit pas, bien au contraire, à apaiser le climat dans les casernes.

B. Draguignan : un pavé dans la mare (10 septembre - 8 janvier)

1) La manifestation

1
Le Monde, 30/8/74
2
Le Monde, 31/8/74

29
Treize jours plus tard, le mardi 10 décembre, 200 soldats du 19e RA de Draguignan

sortaient de la caserne pour manifester durant deux heures dans les rues de la ville. Cet

événement fit date.

• Préparation et déroulement

A la différence des manifestations qui suivirent (Nancy mise à part), cette initiative

avait été clairement préparée par un courant politique, le FCR. Robert Pelletier, militant

du FCR et du CDA, fut l'un des cent premiers signataires de l'appel des 100. Pour cette

raison il fut muté d'Offenburg à Draguignan. Dans cette caserne, le climat était d'emblée

favorable à la contestation. C'est pourquoi Robert Pelletier et quelques autres ont

« rapidement constitué un groupe d’une dizaine de personnes, beaucoup plus large que ce

qu'(il avait) fait en Allemagne, c'était vraiment des jeunes radicalisés… (…) (Ils se sont

donnés) comme projet de faire signer des centaines de gens dans la caserne. De là s’en est

suivie toute une ébullition. (…) À tel point que les mecs se sont rapidement posés la

question de faire quelque chose de plus important »2 . L’agitation qui s’était déclenchée

dans les prisons durant l’été avait passablement marqué les esprits des soldats. Certains

proposèrent de les imiter et de monter sur les toits de la caserne.

Etant donné cette situation, Robert Pelletier alla discuter avec les principaux

membres du bureau politique du FCR des initiatives à prendre, ces derniers lui

conseillèrent d'organiser une manifestation. Ils décidèrent alors de rédiger un tract3. Ce

dernier fut conçu en deux parties. La première rappelait d'abord les exigences de l'Appel

des cent, puis donnait la liste des 199 signataires locaux pour enfin faire un point sur la

situation et notamment dénoncer la réforme de Soufflet comme étant « moins que rien ».

La deuxième partie était un texte écrit par les Antillais de la caserne eux-même4. Il

dénonçait les injustices et le racisme dont ils étaient victimes à Draguignan, tout en

1
Rouge n°265, 13/9/74, Le Monde, 31/8/74
2
entretien-1, p. 4
3
annexe-12
4
entretien-1 p. 5
30
réclamant une meilleure intégration. Le texte se concluait par une phrase qui tranchait

avec la nature de l'action menée :

« Nous voudrions bien croire que le possible sera fait afin de remédier à ces

malentendus. »

Le 9 septembre au soir, une réunion d'une vingtaine de personnes fut organisée alors

qu'un engagé faisait le guet. Il fut alors décidé de distribuer les tracts le soir et de se revoir

le lendemain midi dans le réfectoire1. Juste après la réunion, Pelletier, Ravet et un autre

soldat rencontrèrent un membre du BP du FCR et ils se mirent d'accord pour tenter

d'organiser la manifestation le lendemain sans faute, dans la mesure où les journalistes

avaient été prévenus. La distribution du tract fit son effet et comme prévu vers midi la

réunion eut lieu. Après discussion une majorité des soldats présents vota pour une

manifestation, rendez-vous était pris à 13 h 30 devant le réfectoire pour partir en cortège,

d'ici là ils devaient aller chercher un maximum d'autres soldats. Ainsi, 136 soldats, selon

le greffier du procès de Draguignan, sortirent vers 13 h 45 dans les rues de la ville2. La

manifestation se déroula dans un climat bon-enfant, les slogans scandés étaient aussi

divers que « solde à 1000 F », « quartiers libres en civil », « faites l'amour pas la guerre »

ou encore « non au racisme »3, à deux reprises elle se scinda en deux, les soldats n'étant

pas d'accord sur la direction à prendre. Un sit-in fut organisé sur la place de la préfecture,

les journalistes étaient présents et un film fut tourné4. Enfin à 15 h 30 les soldats étaient de

retour et ils se dispersèrent après un dernier tour dans la cour de la caserne.

Une ou deux heures après les manifestants furent convoqués par un colonel de la

région : le colonel Paccard5. Ce dernier leur tint en substance ce discours : « c'est

inacceptable mais si vous avez fait ça c'est qu'il doit y avoir des problèmes donc je vous

écoute »6. S'ensuivirent des interventions de bidasses décrivant leur quotidien, les

1
entretien-1 p. 5
2
Le procès de Draguignan, Ed. du Rocher, Monaco, 1975, p. 33
3
Le procès de Draguignan, op. cit. p. 33
4
il est partiellement disponible à l’Iskra (voir plus loin)
5
Le procès de Draguignan, op. cit. p. 59
6
entretien-1, p. 6
31
brimades etc, interventions qui ne laissèrent pas le colonel indifférent. Quoi qu'il en soit le

lendemain neuf soldats étaient arrêtés et emmenés au camp de Canjuers pour être détenus

et interrogés par la Sécurité Militaire, une dizaine de jours plus tard ils étaient dispersés

dans des casernes différentes et étaient condamnés à deux mois d'arrêts de rigueur. Au

bout de ces deux mois (le 8 novembre pour Robert Pelletier1), ce dernier, Serge Ravet et

Alex Taurus étaient arrétés et inculpés devant le TPFA de Marseille, le procès était

programmé pour les 7 et 8 janvier 1975.

L'écho qu'eut cette initiative s'explique sans doute autant par l'événement en lui-

même que par la campagne de soutien qui s'ensuivit et par le procès qui conclut cette

affaire.

« Draguignan a suscité beaucoup de vocations. C'était quand même la

première manifestation de soldats, je ne dirais pas que c'était le rêve de tous

les "gauchistes" qui avaient une activité à propos de l'armée mais presque…

Ça motivait énormément les militants ».2

• Prises de positions autour de la manifestation

La manifestation entraina de nombreuses réactions et prises de position. M. Soufflet

déclara dès le lendemain qu'« il y aura des sanctions car l'affaire est assez grave »,que

cette manifestation était parfaitement « inutile » et qu'elle ne saurait remettre en cause la

réforme. Il y voyait « une affaire montée » dont il s'agissait de trouver les instigateurs3. Il

est compréhensible dans cette optique qu'aucune sanction n'ait été prise contre l'ensemble

des manifestants et qu'ils aient pu le soir même sortir en permission raconter en détail

l'événement à tous les journalistes présents4.

1
Le procès de Draguignan, op. cit. p. 144
2
entretien-6 p. 42
3
Le Figaro-12/9/74, Le Parisien libéré-12/9/74, Le Monde-13/9/74
4
entretien-1, p. 6
32
Ce fut également une occasion pour la presse de droite de dire tout le mal qu'elle

pensait de l'extrême gauche, du PCF, mais aussi de la politique menée par le

gouvernement de Giscard, fraîchement élu. Alors que Le Figaro, à l'exception d'un titre

orienté (« Manifestation grave et inutile ») s'en tenait à une sobre description des faits1,

L'Aurore prit un ton beaucoup plus solennel et en première page, considérant cet

événement comme « inquiétant », elle s'en prit au PCF qui serait en dernière analyse

l'instigateur et le premier bénéficiaire de cette affaire pour enfin demander une « pause »

dans la politique gouvernementale de libéralisation2. Ce n'est pas une pause mais l'arrêt

pur et simple de cette politique que semblait exiger Le Parisien libéré qui titrait « chienlit

à l'armée » et dont l'analyse était claire : « Le fruit de la « libéralisation » amorcée dans ce

secteur, après tant d'autres, n'a pas tardé à se manifester : le désordre »3.

A gauche, le PS ne soutint pas la manifestation, mais condamna la répression dont

furent victimes les manifestants et mit en cause la politique globale du gouvernement4. Le

PCF adopta sensiblement la même position, en soutenant plus ouvertement l'initiative par

le biais du MJCF5. Les réactions de l'extrême gauche furent aussi diverses que les groupes

qui la composaient. L'AMR et Révo soutinrent bien sûr sans équivoque cette

manifestation et y donnèrent un écho important6. Cela est moins évident pour Lutte

Ouvrière qui y vit simplement un moyen de rappeler au passage ses positions de principe

sur « l'armement du peuple tout entier » et la mise en place d'une « milice populaire »7.

Quant à l'Humanité Rouge si elle considérait la manifestation comme s'inscrivant « dans

le cadre de l'essor du mouvement révolutionnaire du peuple français », elle n'avait pas de

mots assez durs pour dénoncer les antimilitaristes qui pousseraient « à l'abandon de la

France devant les superpuissances », se comportant comme « cinquième colonne » du

« social-impérialisme soviétique », étant de fait « contre-révolutionnaires »8.

1
Le Figaro, 12/9/74
2
L’Aurore, 12/9/74
3
Le Parisien libéré, 12/9/74
4
L'Unité, cité par La Croix, 22-23/7/74
5
L’Humanité, 11/9/74
6
L'Internationale n°57, 18/9/74
7
Lutte Ouvrière n°316, 17/9/74
8
l'Humanité Rouge, cité par La Croix, 22-23/7/74
33
2) Un automne dédié à Draguignan

C'est donc dans un climat particulièrement propice que se déroula la campagne

autour de Draguignan. Dans un premier temps, il s'agissait surtout de donner de l'écho à la

manifestation, d'en faire un exemple. Puis, dès le 8 novembre date de l'inculpation, l'axe

central devint l'exigence de la libération des soldats emprisonnés, un appel à faire signer

fut lancé. La campagne s'accéléra à mesure que le procès approchait, ainsi par exemple,

toutes les couvertures de Rouge du 6 décembre au 10 janvier portaient sur Draguignan

(soit six « Une », plus d'un mois). Quasiment tous les bulletins de comités de soldats qui

sortirent entre septembre 74 et janvier 75 en rendaient compte1, des motions de soutien

furent adoptées dans les casernes, comme celle votée par 80 soldats du 126e RT à Toul2,

mais aussi dans de nombreuses sections ou UL syndicales, surtout CFDT (comme dans les

PTT alors en grève)1. Citons par exemple une partie de la liste de nouvelles signatures que

Rouge publia au cœur de cette campagne dans son n°279 du 20 décembre 1974 :

« Pierre Samuel (prof. de maths. A Paris XI), Calandra (candidat du PS aux

législatives à Palaiseau), Jean-Pierre Lescop (délégué CE syndicat Crédit Lyonnais Paris)

« UL-CFDT d’Aubervilliers, section CFDT Dégrémont (Rueil), syndicat national

des agents de la direction générale des impôts CGT section de Paris-Nord-Est, section

interprofessionnelle SGEN-CFDT de l’Ecole Normale supérieure (ULM), sections

syndicales SNI, SNES, SGEN du lycée-CES de Lannemezan, section syndicale CFDT

Dassault-St Cloud, section syndicale CGT de Davum, intersyndicale CGT-CFDT-

SNAU/FEN de Nanterre, CA de la FEN des Pyrénées Atlantiques, sections syndicales

SNPCEN, SNP-TVS, SNESUP, SNES-IPES (FEN), CA.UNEF, CFDT, SNTRS et

SNPESR (CGT) du campus d’Orsay, fédération départementale Léo Lagrange des

Bouches-du-Rhône, syndicat des municipaux CGT de Marseille, sections CGT-CFDT de

l’hopital St Louis (Marseille) »…

1
bulletins-1.10-1.16-6.3-7.5-7.15-7.33-7.34-7.79-7.94
2
Rouge n°267, 27/9/74
34
Un vrai travail de fond fut mené à Gennevilliers d'où était originaire Robert

Pelletier, à l'initiative de l'UL-CFDT (dont il était membre avant son incorporation) un

collectif de soutien regroupant quasiment toutes les forces du mouvement ouvrier fut

monté, un meeting fut organisé (150 personnes selon Rouge)2, une pétition fut signée etc.

Même dans les lycées, des comités de soutien furent mis en place, 16 d'entre eux se

réunirent le 27 novembre pour faire une déclaration à la presse3. Un peu partout, à

l'initiative des comités antimilitaristes civils (CDA, CAM…) et des organisations du

mouvement ouvrier (dont le PS comme à Brest), des meetings se tinrent4.

Comme pour les autres campagnes nationales, un comité de soutien central fut

constitué, composé de personnalités et produisant du matériel (affiches, tracts). Ce comité

organisa le 16 décembre à la Mutualité un meeting qui regroupa 3000 participants selon

Rouge5. Enfin tous les efforts furent concentrés sur les deux journées du procès, durant

lesquelles une multitude d'initiatives furent prises.

Mais les quatre mois qui s'étendent du 10 septembre aux 7 et 8 janvier furent aussi

le théâtre d'autres affaires, qui vinrent se combiner avec la mobilisation pour « les trois de

Draguignan » . Le 11 septembre, soit le lendemain de la manifestation de Draguignan, le

soldat Jean Fournel, effectuant son service au 22e BCA de Nice, sortait du rang lors du

lever de drapeaux et protestait devant son régiment face à l'arrestation d'un autre soldat

qui avait fait signer l'Appel des cent. IDS revendiquait l’appartenance de Fournel à son

mouvement6. Acte isolé, il fut aussitôt mis aux arrêts et inculpé devant le TPFA de

Marseille pour « incitation à commettre des actions contraires à la discipline » et « refus

d'obéissance ». Une campagne de soutien fut menée, qui se mêla peu ou prou à celle pour

les trois de Draguignan. Le 13 novembre le procès eut lieu et le verdict fut sévère : un an

de prison dont 6 mois avec sursis. Malgré le soutien de l'ensemble du mouvement ouvrier,

1
Rouge n°276, 29/11/74
2
Rouge n°276, 29/11/74
3
Rouge n°277, 6/12/74
4
Rouge n°277, 6/12/74
5
Rouge n°279, 20/12/74
6
archives LCR-3.3, p. 2
35
c'était une sanction importante, il semble que le gouvernement ait voulu alors donner un

signe de fermeté.

Deux autres événements vint marquer l'actualité antimilitariste. La mort d’un marin1

sur le porte-avions Clémenceau pour des conditions de sécurité mal respectées le 24

septembre provoqua une forte indignation. Les autres marins du porte-avion rédigèrent un

tract mettant en cause cette situation et plusieurs d’entre eux furent réprimés. Il est fort à

parier que le jeune marin mort appartenait à l'Alliance de la Jeunesse pour le Socialisme

(AJS), qui déploya une activité importante autour de cette affaire (tract, brochure, meeting

le 7 décembre…). Le 2 octobre au soir, dans le camp de Frileuse, quatre soldats du 5e RI

mis aux arrêts se mutinèrent, s'enfermèrent dans leur cellule et montèrent des barricades.

Cela dura toute la nuit, et au matin le béton cèda sous les coups des pompiers, les quatre

soldats furent arrêtés, Didier Fouchet, le plus militant des quatre fut inculpé devant le

TPFA de Paris. Cela eut un petit écho dans la presse générale (Le Monde, Canard

enchainé…) et un écho certain dans la presse antimilitariste2. Cette action s'inscrivait alors

dans la forme de contestation qui marquait ces mois : peu de comité de soldats implantés,

beaucoup d'actions spectaculaires.

Ce fut durant cette période que les premières coordinations régionales et

conférences de presse de comités de soldats se tinrent. La première3 regroupa des comités

de soldats de RFA en décembre 1974. A la conférence de presse filmée4, ils étaient

représentés par 12 soldats masqués et un représentant du CDA. Après avoir rappelé les

principales revendications de l'Appel des cent, les soldats faisaient le point sur la situation

en Allemagne (une vingtaine de comités éditant une dizaine de journaux réguliers selon

eux) et se déclaraient solidaires des trois soldats de Draguignan pour lesquels ils

adoptèrent une motion de soutien.

1
Patrick Delaruelle
2
Lutte Antimilitariste n°19, novembre 1974, Crosse en l'air n°12, décembre 1974
3
Rouge n°279, 20/12/74
4
L’invitation, Réal. Prod. Cinéma Rouge, 1975. 16 min, Couleur, 12 min. « La lutte à l’intérieur des
comités de soldats ». Disponible à l’Iskra, 18 rue Henri Barbusse, 94 110 Arcueil
36
Un peu plus d'une semaine plus tard, le 22 décembre, 26 appelés représentant 25

comités de soldats organisaient une autre coordination et une autre conférence de presse, à

Paris cette fois-ci1. Le texte qu'ils remirent à la presse était très général et ne contenait pas

de revendications. Il revenait sur la réalité des comités, expliquant leur existence par les

conditions mêmes de la vie de soldats, et promettait « d'autres Draguignan »2.

Deux événements successifs permirent par ailleurs aux militants des comités de

soldats de montrer concrètement aux autres bidasses que l'armée jouait le rôle de

« briseuse de grèves ». Le 23 octobre une manifestation de postiers était organisée à Paris,

deux jours plus tard c'était la grève générale dans les PTT, 200 000 postiers firent alors

grève, la plus forte mobilisation dans ce secteur depuis mai 68. Aussitôt le contingent fut

utilisé pour remplacer les postiers comme au 23e RI de Maisons-Laffite ou au 41e RIMA.

Le 13 novembre, les éboueurs entraient aussi en grève. Là aussi la réaction ne se fit pas

attendre et le contingent fut également utilisé pour remplacer les grévistes. Des

communiqués de comités de soldats (BA 103-Cambrai, 5e RI-Frileuse, 1er RI-

Sarrebourg…), des bulletins (TAM-TAM de la BA 114…) furent sortis pour protester

contre cette utilisation des soldats. Avec la grève à Néogravure le climat social était alors

tout à fait explosif. La journée d'action dans la fonction publique organisée le 26

novembre fut un échec manifeste et marqua le début de la décrue dans les PTT. Cette

utilisation du contingent, qui n'avait d'ailleurs pas provoqué de fortes réactions en-dehors

des rangs de l'extrême gauche, resta une référence dans les mois qui suivirent pour

illustrer l'idée que l'armée était dirigée contre les travailleurs.

Le développement des comités et la manifestation de Draguignan amenèrent

manifestement le gouvernement à penser que les « 10 mesures » annoncées en août

n’étaient pas suffisantes. Le Ministre de la Défense annonça de nouvelles dispositions au

Conseil National de Défense qui se tint le jeudi 10 octobre 1974. Les deux principales

mesures furent l'augmentation du prêt de 50 ct par jour (de 2 F à 2 F 50) au lieu des 40

1
Lutte Antimilitariste n°20, janvier 75
2
Rouge n°280, 27/12/74
37
initialement prévus et l'octroi de quatre voyages gratuits par an pour les appelés1. Jacques

Soufflet annonçait par ailleurs des mesures en direction des cadres, notamment afin de

faciliter leur promotion. Ces dispositions étaient présentées comme partie prenante de

réformes à plus long terme, visant à aboutir à un « service plus juste, un service plus

militaire et un service plus moderne ». Les mesures financières adoptées étant jugées

« insuffisantes pour avoir un effet déterminant sur le moral des appelés », il était prévu

« un nouvel effort financier en faveur des militaires de carrière et des appelés dans les

budgets 1976 et 1977. »2

Deux mois plus tard cependant, cet effet d’annonces fut annulé par le rapport

« spécial » du général de Boissieu à destination du ministre de la défense, rendu public par

Le Monde du 3 décembre 1974. Ce rapport mettait en garde le gouvernement sur les

risques d’un « mai 68 » dans les armées, estimant que « jamais l’armée ne s’est trouvée

devant une remise en question aussi nette et aussi dangereuse »3 et proposait une série de

mesures pour atténuer la « crise » qui atteignait l’institution militaire.

Le Ministre de la Défense bénéficiait de nombreux rapports détaillés de la situation

dans les unités. Chaque année, la Sécurité Militaire fournissait un « rapport sur le moral

des troupes ». Dans chaque unité un rapport était rédigé annuellement par certains types

d’officiers en direction de leur chef d’état-major pour rendre compte de « l’état du moral

des personnels de toutes catégories et de tous grades, et d’appeler son attention sur les

éléments divers (…) susceptibles de les affecter »4. Début 1975, il était spécifié que « plus

que jamais, le commandement à tous les niveaux doit attacher une grande importance à

ces rapports et à leur exactitude »5

Le rapport pouvait être fait sous la forme d’un questionnaire détaillé. Dans celui de

19756, le responsable devait d’abord relever les faits favorables puis les faits défavorables

de la part des diverses catégories de militaires (contingent compris), ensuite il devait noter

1
Le Monde, 12/10/74
2
Le Monde, 13-14/10/74
3
Nouvel Observateur, 12/1/75
4
Instruction n°147/EMM/CAB relative aux rapports sur le moral, 20 février 1975. Cette
instruction est en direction de la marine, c’est la seule que j’ai réussi à retrouver.
5
Instruction n°147/EMM/CAB
6
archives personnelles 14 et 15
38
l’évolution de la situation (dans un sens favorable, défavorable, stationnaire ou ne

concerne pas l’unité) sur 63 points, divisés en facteurs favorables (comme un point assez

surprenant « naissance d’un courant de défense de l’armée »1) et facteurs défavorables

(comme « Action des éléments antimilitaristes », « mouvements contestataires dans

l’armée » ou encore « médiocrité de la condition militaire »).

3) Le procès de Marseille : un camouflet pour le pouvoir

A l'occasion de ses vœux aux armées le 1er janvier, le Ministre de la Défense fit

allusion au mouvement des soldats et à la nécessité d'une réforme par ces mots :

« il faudra un effort constant pour maintenir envers et contre tout la discipline, la

fierté des armes, le goût de servir qui font la valeur militaire… malgré les obstacles que

certains essaient de lever autour de nous et que nous saurons ensemble, surmonter. »2,

« j'attache la plus haute importance à modifier les conditions de service des hommes au

sein de l'armée française, afin que la confiance et le sens des responsabilités demeurent la

règle à tous les échelons de la hiérarchie. » « Je m'emploierai, dans le même esprit, à

resserrer les liens qui vous unissent aux autres citoyens »3

Les mardi 7 et mercredi 8 janvier 1975 se tint donc le « procès de Draguignan ». Un

livre du même nom rendant compte de manière quasi-exhaustive du déroulement du

procès fut écrit peu après4 et constitue une source irremplaçable pour connaitre cet

événement.

La justice militaire était une juridiction d’exception qui prêtait à controverse1. La vie

quotidienne du militaire, appelé ou engagé, était codifiée et organisée par deux textes : la

loi du 13 juillet 1972, portant statut général des militaires et le décret n°66-749 du 1er

1
Est-ce une référence à l’existence du « Comité de défense de l’armée » animé par l’extrême
droite ?
2
Libération, 2/1/75
3
L’Humanité, 2/1/75
4
Le procès de Draguignan, op. cit.

39
octobre 1966, portant règlement de « discipline générale dans les armées », qui sera

remplacé par un autre règlement le 25 août 1975 par le décret n°75-675. En cas de fautes,

les punitions pour les hommes du rang étaient par ordre croissant d’importance :

l’avertissement, la consigne, les arrêts (interdiction de quitter son unité) et les arrêts de

rigueur (isolement) dont la durée ne pouvait excéder 60 jours. En cas d’infraction

manifeste au statut général des militaires ou au règlement de discipline générale, le

militaire pouvait être traduit devant la justice militaire. Sept tribunaux permanents des

forces armées (TPFA) étaient chargés de la rendre en France métropolitaine : à Paris,

Lille, Rennes, Bordeaux, Metz, Lyon et Marseille. Le parquet militaire était seul maître

des poursuites, il était impossible de se constituer partie civile, il n’y avait pas de voie

d’appel et les jugements n’avaient pas à être motivés. Cette justice parallèle faisait

habituellement son travail dans l’ombre, le procès de Draguignan allait mettre à jour son

caractêre arbitraire et anachronique.

• dans le procès

La séance commença à 9 h par la lecture des « faits » et des charges par le greffier.

Tout de suite après, la parole fut donnée à Robert Pelletier pour qu'il « s'explique sur

toutes ces questions ». L'intervention de Pelletier fut en fait un réquisitoire virulent contre

l'armée, les brimades, le racisme, son rôle contre les grèves, il s'employa par ailleurs à

réfuter l'idée selon laquelle il y avait des meneurs lors de la manifestation. Ce début de

séance résuma à lui seul le procès. Du côté de l'accusation et du tribunal en général, le

souci fut de prouver qu'il existait des meneurs lors de la manifestation et de circonscrire le

problème à un incident local. Du côté de la défense, il ne fut au contraire quasiment

question que de la mise en cause de l'armée. Ainsi tous les témoins de la défense sans

exception furent des témoins de principe qui n'avaient sans doute jamais mis les pieds

1
La justice militaire, ce qu’il faut savoir, Suppl. à “Cité nouvelle” n°568, 1975, et Mouvement d’action

40
dans la caserne de Draguignan, mais qui se livrèrent, chacun dans sa propre perspective, à

une mise en cause de l'armée telle qu'elle était.

Du point de vue du tribunal et de l'accusation, le procès fut un cinglant revers.

Quatorze témoins furent cités à comparaitre pour l'accusation, exclusivement des

militaires de Draguignan. Les premiers témoins du 7 janvier firent des déclarations vagues

pour la plupart, confuses pour quasiment toutes et surtout les quatre derniers témoins de

cette journée firent sensation.

Ainsi le soldat Denis Causse commença son intervention par ces mots :

« Je viens ici m'accuser de faux témoignage. (…) Tout ce que j'ai dit à l'instruction

est faux. Ma place est ici (il désigne le banc des accusés) »

Le témoin suivant revint également sur sa déposition, déclarant :

« Je n'ai pas relu ma déposition ; je n'ai pas donné de noms à l'instruction ; (…) je ne

sais pas qui dirigeait pendant les réunions ; je ne sais pas qui dirigeait la manifestation »

Le deuxième classe Barré provoqua ensuite l'hilarité de la salle par l'échange qu'il

eut avec le président :

« Le Président : Mais enfin, qui était en tête lorsque vous êtes sortis de la caserne ?

Barré : Personne.

Le Président : Comment « personne » ?

Barré : Ben oui, enfin, tout le monde… »

Enfin le dernier témoin de la journée finit de ridiculiser le réquisitoire en

commençant par ces mots :

« Je ne comprends pas pourquoi ils sont là, nous étions 200… »

Face à cette débandade, la défense attaqua et conclut par la voix de Maître Jouffa

qui, juste avant la clotûre de la séance, posa cette question :

« Avant de quitter cette salle et après ce à quoi nous avons assisté, je demande à

Monsieur le Commissaire du Gouvernement s'il maintient l'accusation. »

judiciaire, Les droits du soldats, petite collection maspéro, Maspéro, Paris, 1975 41
Et ce dernier de répondre gauchement :

« Il me faut voir, nous n'avons pas entendu tous les témoins… »

La journée du lendemain fut une réplique du 7 janvier. Sur les six témoins restants,

un seul fit une déposition à peu près solide, trois revinrent sur leur déclaration, un ne dit

absolument rien, la déclaration du dernier fut démontée par Robert Pelletier. Globalement,

l'accusation fut de bout en bout du procès sur la défensive, décontenancée par la vigueur

de la défense et la faiblesse de ses témoins. Cette situation s'exprima par des moments

assez surprenants, comme lorsque le Président, mis en cause par un avocat sur la manière

dont il posait les questions, répondit piteusement : « Si on ne peut plus rien dire… » .

Cela fut également un échec de l'accusation dans la mesure où ce fut une victoire de

la défense. Le panel des témoins de cette dernière laissait déjà présager de la nature des

débats : deux députés, dont Charles Hernu, un sénateur, un philosophe (Roger Garaudy),

des représentants nationaux du PS, du PC, du MJCF, de la CGT, de la CFDT, de la Ligue

des droits de l'homme (Madeleine Rébérioux), du MRAP, un commandant… Chacun fit

une déclaration sur un thème particulier : la défense du fait syndical, le racisme dans la

société et dans l'armée, le sens du procès (attiser ou apaiser le contingent), le sens de la

manifestation (la condition de soldat en 1974-1975), le sens de l'accusation (désigner des

meneurs au lieu de considérer des mouvements de fond), la situation des accusés (avoir eu

raison trop tôt), l'injustice des juridictions militaires… D'autres interventions furent plus

ciblées sur les trois accusés, ainsi ont comparu une ancienne professeur de Ravet, des

collègues de Pelletier, mais de manière générale, la volonté fut de retourner le procès de

manière à mettre en accusation non pas les trois soldats mais l'armée et le pouvoir eux-

mêmes.

Le verdict du procès fut la conséquence logique des deux journées écoulées : Alex

Taurus était acquitté, Robert Pelletier et Serge Ravet étaient condamnés à un an de prison

dont huit mois avec sursis, ce qui signifiait qu'ils n'avaient plus que trois jours à passer en

prison.
42
Le verdict s'explique sans doute également par l'importance de la mobilisation qui

eut lieu autour de ce procès et par l'écho assez inattendu qu'il eut dans la presse.

• autour du procès

Comme prévu, la mobilisation atteignit son apogée lors des deux jours du procès. La

veille, le PCF et le MJCF organisèrent une conférence de presse dans laquelle ils

demandèrent l'acquittement des trois accusés, et à travers laquelle ils entendaient exprimer

le mécontentement de la jeunesse et proposer leurs propres solutions (le statut

démocratique du citoyen-soldat) pour changer l'armée. Une kyrielle de télégrammes

arrivèrent au TPFA de Marseille, la liste donnée par l'Humanité du 7 janvier 1975 peut en

donner une idée, même si elle sous-représente la CFDT :

- conseils municipaux de Drancy, Bagnolet, Romainville

- conseil général de l'Aude

- fédération CGT des industries papetières

- syndicats CGT et CFDT de la Sécurité sociale

- Collectif National de l'UNEF

- 500 étudiants de Villetaneuse

- 35 soldats du 25e RI de Nancy

- 51 élèves de la promotion 73 de Polytechnique (ce dernier télégramme a par

ailleurs fait parler de lui, notamment dans Le Monde du 7 janvier).

Le 6 janvier des défilés furent organisés dans les grandes villes de France, 2000 à

Marseille, 5000 à Paris1. Le 7 janvier, d'autres manifestations eurent lieu, 2000 personnes

à Paris et plusieurs centaines à Marseille selon France Soir2, des heurts entre forces de

l'ordre et manifestants survinrent à Lyon au moment de la dispersion de la manifestation3.

Mais à l'exception de cela et du jet de deux cocktails molotov contre une caserne à

1
Libération, 8/1/75
2
France Soir, 8/1/75
3
Libération, 9/1/75
43
Grenoble le mardi 8 par un énigmatique Groupe Ouvrier de Résistance Populaire1, aucun

incident ne troubla ces journées.

La couverture de ce procès par la presse fut sans doute encore plus importante que

celle de la manifestation elle-même. L'intégralité des quotidiens et des hebdomadaires s'en

fit l'écho. Le Monde, France Soir, Le Figaro, l'Aurore comme Le Quotidien de Paris y

consacrèrent une « une » , alors que Libération titrait sur le procès les quatre jours qui

vont du 7 au 10 janvier. L'intégralité de la presse remarqua la déroute de l'accusation et les

maladresses du procès, ainsi Francis Cornu qui souligna que « non seulement l'instruction

a paru avoir été orientée (…) mais encore paraissait-elle baclée » et que le président du

tribunal avait paru « suppléer l'accusation défaillante pendant une grande partie du

procès »2. Richard Liscia dans le Quotidien de Paris résumait le sentiment qui s'en

dégageait : « les plaidoiries se feront réquisitoires », « l'armée se retrouve accusée »3.

Libération ne se priva pas de prendre clairement parti pour les trois accusés ainsi Robert

Le Diable conclut son article dans le numéro du 7 janvier 1975 par ces mots :

« Le mouvement des soldats a besoin d'être oxygéné par un mouvement

d'insoumission générale à la militarisation de la vie. »

On peut par contre s'étonner du calme avec lequel ce sujet fut traité dans la plupart

des journaux de droite. A l'exception d'une prise de position de Jean Pouget dans Le

Figaro du 10 janvier 1975, qui considère que « ceux qui connaissent les causes réelles de

la crise (…) resteront déçus et sans doute inquiets. Le seul vainqueur de cette joute

truquée est M. Alain Krivine. Son programme de défense nationale tient dans ces

quelques phrases : il faut détruire l'armée bourgeoise. Les accusés de Draguignan étaient

les trois premières mines placées pour faire sauter la base. », les articles de ce journal sur

cette affaire se contentèrent de retranscrire assez fidèlement le déroulement du procès, il

en va de même pour France Soir. Seules L’Aurore et L’Express donnèrent un peu leurs

1
Libération, 9/1/75
2
Le Monde, du 10/1/75
3
Le Quotidien, 8/1/75
44
points de vue en titrant pour le premier après le verdict : « un jugement très indulgent »1 et

pour le second en mettant en garde ses lecteurs par ces mots :

« Une conclusion claire au procès des mutins de Draguignan : les casernes sont

aujourd'hui menacées d'une explosion comparable à celle qui a secoué l'Université en

68. »

Un élément fit cependant l'unanimité à l'exception de l'extrême droite qui apprécia

le jugement comme un « VERDICT D'EXCITATION »2 et qui fit ce constat alarmiste :

« sans discipline il n'y a plus d'armée. (…) Il y a d'abord l'anarchie, puis, à brève

échéance, les soviets de soldats imposant les consignes de la révolution rouge. Même si

les juges de Marseille feignent de l'ignorer ou veulent l'oublier, l'expérience a déjà été

faite »3

Cet élément qui faisait consensus, c'était la nécessité pour l'armée d'évoluer. Le

Figaro se demandait si « la volonté du tribunal de dédramatiser l'affaire de Draguignan

(…) sera assortie d'un désir réel au niveau des responsables politiques de faire avancer le

problème de la condition militaire ? »4, alors que M. de Montvallon écrivait dans Le Point

du 13 janvier 1975 que « désormais le branle est donné. A l'évidence, l'armée et le service

national ne pourront être demain ce qu'ils étaient encore hier. Il faudra bien que le vent de

la réforme souffle aussi de ce côté-là. ». Francis Cornu affirmait pour sa part clairement,

dans Le Monde du 10 janvier 1975, que « la nécessité d'une réforme du service national et

du statut militaire n'échappe plus à personne ». La plaidoirie avait de ce fait atteint son

objectif : poser le problème de l'armée dans la société.

4) Le développement de débats autour de l’armée

1
L'Aurore, 9/1/75
2
en majuscules dans le texte
3
Minute, 19/1/75
4
Le Figaro, 9/1/75
45
Le débat sur le rôle et les formes de l'armée avait déjà été entamé juste après la

manifestation de Draguignan. Ce dernier est d'autant plus intéressant qu'il vit participer un

certain nombre de gradés, signe qu'il y avait indéniablement une crise de l'institution

militaire globale. Ce mécontentement était déjà apparu de manière inquiétante pour le

pouvoir lorsque près de 50 % des cadres militaires d'active avaient voté Mitterrand aux

élections présidentielles de 19741.

Le premier article conséquent sur cette question fut rédigé dans le Figaro du 17

septembre 1974 par Pierre Dabézies, professeur à l'université de Paris I et directeur du

centre d'études politiques de défense. Considérant que « de toute façon, un changement

radical ne peut être évité », Pierre Dabézies proposait des mesures concrètes pour avancer

(créer un « comité civil et militaire, opposition-majorité » pour réfléchir aux réformes à

entreprendre) et des mesures de fond à mettre en place, notamment pour le service

national (assouplissement de la discipline, multiplication des tâches extra-militaires pour

les appelés, raccourcissement et régionalisation du service).

Le débat prit toute son ampleur en atteignant le sommet même de la hiérarchie

militaire par la prise de position du vice-amiral d'escadre Antoine Sanguinetti, major

général de la marine nationale, frère du secrétaire général de l'UDR de l'époque

(Alexandre Sanguinetti). Dans trois articles parus dans les Monde des 19, 20 et 21

septembre, Antoine Sanguinetti, se livrait à « une autocritique de l'institution militaire »

de trois points de vue : la défense, le service national et les structures militaires. Fervent

partisan de la dissuasion nucléaire, il voulait alors s'employer à en démontrer l'efficacité à

l'échelle française et expliquer le dispositif d'ensemble qui aurait dû en découler. En

conclusion de cet article, il s'opposait résolument à l'emploi de l'armée dans des tâches de

maintien ou de rétablissement de l'ordre, considérant que, dès lors que la police et la

gendarmerie n'y suffisent plus, « il ne pourrait plus que s'agir d'une volonté, ou du moins

une tendance nouvelle du peuple français, et ce ne serait en aucun cas aux armées qu'il

appartiendrait de s'y opposer. » Cette opinion était largement minoritaire, voire marginale,

1
46 L'Express, 13/1/75
au sein de la hiérarchie. L'article suivant était consacré au service national. Estimant

qu’une partie des appelés étaient « inutiles, parce que sous-armés, sous-instruits et sous-

employés », que la « révolution nucléaire » et technologique modifiait les stratégies de

défense, de même que l’absence de danger aux frontiêres, il proposait de dépasser la

« doctrine des gros bataillons ». Il se prononçait en faveur de la constitution de forces de

manœuvres de volontaires et pour le raccourcissement, le fractionnement et la

différenciation du service militaire. Enfin, Antoine Sanguinetti prêchait pour la révision

de « l’articulation des forces de combat au sein des trois armées indépendantes ». Contre

le particularisme et le cloisonnement, il voulait que les forces soient « organisées autour

de missions nationales dans de grands commandements inter-armées » et que soient

« rassemblées en un seul état-major général les problèmes de plans, programmes, budget,

emploi, renseignements et opérations ». En conclusion de ses trois articles, l’amiral

Sanguinetti proposait « à la nation de choisir. Défense nationale ou folklore guerrier ? »

Ces prises de position ne laissèrent pas indifférent, elles entrainèrent de nombreux

débats au sein de la hiérarchie militaire et, au delà du débat de fond, ses contributions

contribuèrent à révéler et à accélérer le mécontentement et les rivalités qui pouvaient

exister chez bon nombre de gradés. L'armée et le gouvernement tentèrent d’endiguer le

mouvement, en sanctionnant le vice-amiral Sanguinetti et le 30 octobre, il se vit retirer ses

fonctions de major général de la marine par le conseil des ministres1.

Le débat qui avait voulu de cette manière être enterré par le gouvernement ressurgit

avec le procès. Jean Cassou, écrivain, ancien conservateur en chef du musée d'art moderne

et compagnon de la Libération, considérant que « ce procès met en lumière les

archaïsmes que comportent encore la notion d'armée et la pratique du service militaire »

livra au Monde ses réflexions2. Le cœur de son article visait à combattre la séparation

existant entre l'armée et le reste de la société, entre le soldat et le citoyen. Se référant à

1
Le Monde, 31/10/74 et 1/11/74
2
Le Monde, 7/1/75
47
l'histoire, il affirma que « toute prétention de l'armée à se placer au-dessus de ces libertés,

comme au-dessus de la justice et de la vérité, a misérablement fini ».

Dans Le Monde encore une fois, le lieutenant-colonel d'infanterie Bernard Gillis prit

la parole1. Considérant qu'on ne pouvait toucher sur le fond ni à la dissuasion nucléaire, ni

au service militaire, il s'employa à proposer un assouplissement de la liberté d'association

et d'expression, remarquant amèrement qu'« il est d'ailleurs à la fois comique et

consternant de voir que les officiers sont actuellement obligés pour parler librement avec

qui ils veulent, des problèmes de défense, de se rencontrer dans des salons parisiens situés

parfois à deux pas de l'école militaire ou du ministère de la défense ! »

Inspirées par l’actualité, c’est sur la question de la nature du service militaire que les

attentions se portèrent essentiellement. Albin Chalandon, député UDR des Hauts-de-

Seine, membre de la majorité, se faisait le porte-parole des militaires « mal-payés et peu

considérés » et mettait en garde contre l’opposition existant entre des jeunes « qui refusent

la contrainte » et une organisation « qui exige discipline, autorité, hiérarchie ». Il concluait

en demandant un grand débat public sur la condition du service national et sur la

revalorisation du statut des militaires2. Charles Hernu y participa pleinement et publia un

ouvrage fin janvier sur les réformes à entreprendre dans l’armée3. Ce livre ne réflétait pas

exactement les positions du Parti Socialiste et avait justement pour but de convaincre les

indécis. Voulant remplacer le « soldat-sujet » par le « soldat-citoyen », surmonter la

coupure existant entre l’armée et la nation, il suggérait par exemple :

« L’armée d’une démocratie doit être démocratisée pour devenir populaire.

« Les réformes proposées vont dans ce sens. Il s’agit de populariser le service

militaire, en cherchant à obtenir l’adhésion réfléchie de chaque individu. L’établissement

d’une période d’instruction militaire de 6 mois, la création de courtes périodes

d’entraînement, le rattachement à l’unité territoriale la plus proche du domicile,

1
Le Monde, 8/1/75
2
Le Monde, 11/1/75
3
Charles HERNU, Soldat-citoyen, essai sur la défense et la sécurité en France, collection “La rose au
poing”, Flammarion, Paris, 1975
48
l’atténuation des contraintes du casernement, la disparition des corvées et des tâches

d’intendance traditionnelles, la liberté totale en dehors des heures d’instruction, la pleine

reconnaissance de l’objection de conscience en seront les principales modalités. »1

Deux mois plus tard, Michel Jobert, ancien ministre des affaires étrangères, se

déclarait favorable à la constitution d’une armée de métier, estimant que le service de

l’époque s’apparentait à un « stage de bonne à tout faire »2. Au même moment, trois

jeunes officiers de réserve rédigèrent un livre dans lequel ils tentaient de comprendre la

crise que traversait l’armée3, à l’origine de laquelle ils voyaient « la prolétarisation des

officiers, la marginalisation des sous-officiers, un système de formation rigide et inadapté

et les multiples blocages qui paralysent l’institution »4.

Les chrétiens aussi participèrent au débat sur l’armée, tout du moins une partie

d’entre eux. Les chrétiens sociaux publiant “Parole et société” qui voulait être « un des

lieux de dialogue indispensable entre la gauche et l’extrême gauche »5, soutenaient

clairement les comités de soldats et proposaient même « la perspective unifiante d’un

syndicat de soldats (…) pris en charge nationalement par la CGT et la CFDT (…) seul

objectif qui dépasse le cadre étroit de l’action semi-clandestine et pose le problème de

l’Armée devant l’ensemble des travailleurs »6 Ils dénonçaient tout particulièrement la

politique de ventes d’armes de la France, ainsi que son attitude vis-à-vis de l’OTAN. Un

autre courant chrétien se prononçait pour le remplacement de la « défense armée » par une

« défense civile non violente »7, dont il proposait les techniques et le « schéma d’une

campagne de défense populaire non-violente ». Ces courants, même s’ils étaient assez

marginaux dans le christianisme trouvaient un certain relais dans Témoignage Chrétien et

1
Charles HERNU, op. cit. p. 74
2
Le Monde, 4/3/75
3
Rémy BAUDOIN, Michel STAK, Serge VIGNEMONT, Armée-nation, le rendez-vous manqué,
collection Virages, PUF, Paris, 1975
4
Rémy BAUDOIN, Michel STAK, Serge VIGNEMONT, op. cit. p. 8
5
L’armée et les luttes de classe, “Parole et société” n°1, jan-fév 1975, p. 1
6
L’armée et les luttes de classe, “Parole et société” n°1, jan-fév 1975, p. 53
7
Armée ou défense civile non violente ?, ouvrage collectif, édité par “Combat non violent”,
périodique d’information sur l’action non violente, mars 1975
49
exprimaient la multiplicité des remises en cause qui émergeaient dans tous les recoins de

la société.

La manifestation de Draguignan suivie du procès de Marseille contribuèrent donc de

manière décisive à l'élargissement du mouvement naissant des soldats. Et on ne peut

comprendre la manifestation et la campagne de soutien qui a suivi sans l'écho rencontré

par l'Appel des cent. Comme le dit Francis Cornu dans Le Monde du 7 janvier 1975,

Draguignan était « l'écho direct de l'important mouvement d'adhésion des jeunes du

contingent à l'“appel des cent” ».

Ces huit mois qui s'étendent de mai 1974 à janvier 1975 correspondent donc à

l'émergence d'un mouvement de soldats. Les comités se sont alors développés, à l'aide de

la signature de l'Appel des cent, entrainés par une dynamique de mobilisation et un

sentiment de réussite. Les 10 mesures accordées par Jacques Soufflet, de même que le

verdict du procès de Draguignan, renforcèrent ce sentiment chez les militants d'extrême

gauche et chez les soldats combatifs qu'une certaine impunité était acquise et qu'il était

possible d'obtenir la satisfaction de revendications. Cependant, cela ne saurait cacher le

caractêre au bout du compte fragile de la situation, il manquait alors au mouvement des

soldats une base large au sein des casernes.

50
Ch. 2 : L'extension des comités et les réformes (janvier 75 -

septembre 75)

De janvier à la rentrée de 1975, les comités de soldats connurent leur période de

faste. Après la multiplication d’initiatives et de comités des premiers mois, le mouvement

eut tendance à s’affaisser légèrement après mai, de même que sa médiatisation. Les

réformes accomplies par le gouvernement y furent peut-être pour quelque chose. Ces

quelques mois représentèrent malgré tout l’apogée du mouvement des comités de soldats.

A. L’apogée de la contestation (8 janvier - 4 mars)

1) La multiplication des manifestations

Au lieu d'un apaisement dans les casernes, le verdict du procès de Marseille fit

éclater la contestation, et les deux mois qui suivirent furent marqués par la succession

d'initiatives spectaculaires.

• Karlsruhe

Il fallut peu de temps au mouvement pour repartir après le procès. Le 13 janvier à

7 h du matin, 150 soldats selon le quartier général français en Allemagne, 300 selon le

CDA1 sur un effectif de 500 soldats que comptent les 521e et 535e GT, défilaient pendant

une heure dans les rues de Karlsruhe. Cette manifestation avait été précédée à 6 h d'une

assemblée générale dans le réfectoire de la caserne durant laquelle les soldats avaient

discuté de l'Appel des cent2 et s'était accompagnée de la distribution du n° 2 du bulletin

local : Tringlo en colère. Les principaux mots d'ordre de la manifestation portèrent sur la

solde, les permissions et les tarifs de chemin de fer, même si elle exprimait un sentiment

1
Le Monde, 14/1/75
2
Rouge n°283, 17/1/75
51
d'insatisfaction plus général, qui fit titrer l'article du Monde du 15 janvier : « Des appelés

“mécontents de tout” ». Ce défilé acquit une importance non seulement parce qu'il s'était

déroulé cinq jours après le procès, et à l’extérieur de la France, mais aussi parce que

l’événement local à l’origine de la mobilisation (permission supprimée) fut vite annexé

par une multitude de revendications, signe clair du degré d'insatisfaction. Même les

militants du comité de Karlsruhe ne s’attendaient pas à ce que la contestation parte du GI

et prenne cette forme1.

Les conséquences directes de cette manifestation furent doubles. En premier lieu, ce

fut une nouvelle fois l'occasion pour les uns et les autres de donner leur avis sur l'armée et

ce type d'initiatives. Deux pleines pages dans Le Monde du 15 janvier 1975 en donnent

une bonne idée. Le général Massu reprend à son compte la théorie traditionnelle des

« meneurs » et considère à France-Inter que la manifestation de Karlsruhe n'est qu'une

« affaire montée », c'est la même opinion que défendit le général Boone : « une entreprise

de subversion organisée »2. Au niveau plus directement politique, Charles Hernu se

démarqua très nettement de la manifestation, considérant que ce type d'initiatives « ne

peuvent, à terme, que se retourner contre la France, donc contre la gauche », même s'il

« ne peut être question de cautionner les vices actuels de l'institution militaire »1. Le MJS

fut moins timoré et déclara que « le type de revendications avancées et les formes

d'organisation actuelles démontrent qu'à terme il faut aboutir à un syndicat de soldats. »

Le PCF, par le biais de l'Humanité du 14 janvier, estimait que « la “réformette” de M

Soufflet n'a pas pris. Le contingent, les militaires professionnels attendent autre chose »,

le MJCF exigeait plus directement « l'adoption rapide d'un statut démocratique du

soldat. » Le PSU dans Tribune Socialiste considèrait qu'il existait les moyens pour

améliorer la condition militaire et que des premiers pas, même modestes, permettraient

peut-être de « s'y engouffrer joyeusement », de « s'en servir pour favoriser la création de

syndicats de soldats et pousser ainsi dans le sens du contrôle populaire sur l'armée ». Les

jeunes CDR en profitèrent pour « réaffirmer le principe du service dû à la nation », alors

1
annexe-10 p. 9
2
Le Monde, 22/1/75
52
que l'UNI entendait démasquer « une entreprise soigneusement concertée et organisée par

certains groupes politiques » et dénoncer a posteriori le verdict de Marseille qui n'aurait

abouti « qu'à enhardir les organisations subversives ». Les royalistes enfin, dans Aspects

de la France, s'inquiétèrent de voir le chef de l'Etat « lâcher les démons de l'anarchie ».

La deuxième conséquence qu'eut la manifestation de Karlsruhe fut l'obtention de

huit voyages gratuits par an pour les soldats français incorporés en RFA2. Cette mesure

avait été prévue lors du vote du budget mais n'avait pas été appliquée. Bien qu'elle fût la

preuve que la mobilisation permettait d'obtenir partiellement gain de cause, elle ne

rencontra pas d'écho important au sein du mouvement des soldats. Parallèlement, cinq

soldats étaient mutés et de nombreux autres mis aux arrêts3.

• Perpignan

Un événement vint marquer les esprits dans le mouvement des soldats. Dans la nuit

du 23 au 24 janvier, un appelé du 24e RIMA de Perpignan subit de graves sévices de la

part d'un caporal, d'un colonel et d'un soldat. Ces trois militaires, après l'avoir injurié et

bousculé, le violèrent4. Cet événement suscita d'autant plus d'émotion qu'un an auparavant

dans la même caserne, un lieutenant avait attaché avec une ceinture un appelé à un arbre

toute la nuit5. Le comité de soldats local, qui publiait le bulletin Tam-Tam, écrivait dans

son n° 6 de janvier 75 :

« Nous, militants du comité de soldats du 24e nous nous engageons à faire toute la

lumière sur cette affaire, avec les explications nécessaires. Nous ferons savoir notre

écœurement et notre colère ! »6

1
toutes les citations jusqu’à la fin du paragraphe sont tirées des Monde du 15/1/75 et du 22/1/75
2
Le Monde, 22/1/75
3
annexe-10 p. 10
4
Le Monde, 4/2/75
5
Le Monde, 4/2/75
6
bulletin-7.21
53
Ils sortirent un numéro spécial de Tam-Tam1 et convoquèrent une conférence de

presse afin de donner leur version des faits, considérant que « les racines véritables (de ces

brimades), nous les trouvons dans le vécu quotidien de la caserne »2.

• Tübingen

Le 29 janvier, dans la caserne de Tübingen, selon le comité local, une manifestation

de 80 soldats du 5e RD eut lieu afin de demander la libération d'un soldat qui avait été

emprisonné en raison d'une bagarre et qui s'était vu menacer de ne pas être libéré du

service le lendemain comme prévu3. A la suite de ces événements neuf soldats furent mis

aux arrêts. Ce ne fut pas la version du lieutenant-colonel du 5e RD, qui réfutait toute

bagarre ou tout désordre sur la voie publique et qui, s'appuyant sur les dires d'un appelé,

affirma que « une tentative effectuée (…) en vue de provoquer un rassemblement (avait)

tourné court à l'arrivée du capitaine de l'ECS. » Quoiqu'il en soit, cet événement ne

rencontra qu'un très faible écho.

• Nancy

Un mois plus tard, ce fut à Nancy que des soldats manifestèrent. Contrairement à

Karlsruhe, où il n’y eut pas d’instigateurs politiques, l'initiative de Nancy était de manière

très claire organisée par le PCF. Le 17 février au soir, entre 50 et 100 soldats de trois

casernes de Nancy défilaient dans la rue en soutien au statut démocratique du soldat en

distribuant des tracts afin de se rendre à l'hotel Excelsior où Jean-Michel Catala donnait

une conférence de presse4. Les militants de la JC avaient auparavant fait signer par 500

soldats de Nancy leur statut. La réaction du gouvernement fut rapide. Yvon Bourges

accusa le PCF de duplicité, jonglant entre l'affirmation de la nécessité d'une armée et des

1
bulletin-7.22
2
bulletin-7.22
3
Le Monde, 11/2/75
4
L’Humanité du 18/2/75 et Le Monde du 20/2/75
54
actes la mettant en cause1. Selon José Fort, le secrétaire national du MJCF, cinq appelés

furent par la suite sanctionnés (mutés et/ou mis aux arrêts)2.

• Verdun

Aussitôt après Nancy, c'est à Verdun que manifestèrent 150 soldats du 150e RI le 19

février. Le dimanche 16 février, un appelé de ce régiment, Serge Camier, s'était fait

écraser par un char lors d'une manœuvre dans le camp de Sissonne et y avait trouvé la

mort. Les soldats de son régiment acceptèrent d'autant moins cette mort que Serge

Camier, après 10 mois de service passés dans les cuisines, venait d'être muté dans une

compagnie de combat parce qu'il avait volé deux litres d'huile3. N'ayant bénéficié que de

15 jours d'entrainement, on pouvait légitimement douter de son aptitude pour cette

manœuvre. Après une « grève du silence » pendant le repas du midi, 150 soldats se sont

réunis à 19 h dans la cour, puis sont partis en manifestation en treillis pendant une heure4.

Selon Le Monde du 21 février, les manifestants scandèrent des slogans tels que : « La

vérité sur la mort de Camier », « Armée, assassins », « Non à l'armée de Bourges et de

Bigeard » et réclamaient la mise en place d'une enquête civile sur la mort de Serge

Camier. Il va de soi que le caractère de cette manifestation (après la mort d'un appelé)

obligeait Yvon Bourges à de la mesure dans son jugement. Ainsi il déclara que « la

manifestation de Verdun est partie de l'émotion très compréhensible ressentie par les

camarades de la victime. Mais ce que je ne sais pas encore, c'est si, au-delà de ces

réactions que je comprends, il y a eu une intervention extérieure pour organiser cette

manifestation. L'enquète en cours l'établira. » Une répression suivit cependant la

manifestation puisque le 27 février, douze soldats de Verdun et de Sissonne furent mis

aux arrêts dans le cadre de cette affaire.

• Lunéville

1
Le Monde, 21/2/75
2
Le Monde, 23-24/2/75
3
Libération, 21/2/75
4
Le Monde, 21/2/75
55
Enfin cette série ininterrompue de manifestations se conclut par le rassemblement de

Lunéville. Le 4 mars, le soldat Jean-Pierre Méliot du 3e RC de Chenevières est retrouvé

mort pendu dans sa cellule. Il avait été mis aux arrêts pour avoir refusé d'effectuer son

service militaire et avait déjà fait une tentative de suicide1. A 19 h, 350 appelés et engagés

selon le comité de soldats local, se réunirent dans la cour pour protester contre l'attitude de

la hiérarchie militaire qui refusait « d'assumer ses responsabilités » et pour exprimer leur

émotion. Ne pouvant sortir, ils firent une assemblée générale d'une heure et demie dans la

cour2.

2) La riposte de l’extrême droite

Face à cette poussée de l'antimilitarisme, une partie de l'extrême-droite décida

d'agir. Le Parti des Forces Nouvelles (successeur d'Ordre nouveau et de Faire Front)

commença à s’intéresser à cette question dès la fin de l’année 1974. Sa “branche armée”,

le Groupe d’intervention nationaliste, attaqua le 15 janvier 1975 la réunion publique d’un

comité d’insoumis3. Mais son action prit de la consistance avec le lancement d’une

campagne par le biais d'un de ses membres : Joël Dupuy de Méry. Comme pour les autres

groupes d'extrême-droite, il n'était pas question de demander un changement de

l'institution militaire, mais bien plutôt de défendre l'armée face à la montée en puissance

des comités de soldats et de l'antimilitarisme. Le 8 février, Joël Dupuy rédigea son

premier article dans Le Parisien Libéré, alors qu'il était encore en service et sergent

jusqu'au 10 février. Le 17 février il organisa une conférence de presse dans laquelle il

annonçait que 71 appelés avaient signé le « contre-appel des 200 »4.

Un certain Dupuy avait signé l'Appel des cent dans le 5e RI de Frileuse, régiment de

Joël Dupuy de Méry. Ce dernier affirma qu'on lui avait fait signer l’appel sans lui

1
Le Monde, 6/3/75
2
bulletin-3.44
3
Bernard RÉMY, op. cit. p. 153-155
4
Le Monde, 19/2/75
56
demander son avis, il avait donc envoyé une lettre de démenti le 23 janvier1 et lancé ce

contre-appel, ainsi qu'un Comité de Défense de l'Armée, qui allait rapidement se

transformer en Comité de Soutien à l'Armée. Le lancement de cette campagne fut assez

largement couvert par les médias, puisque Joël Dupuy eut le droit à la « une » du Parisien

Libéré du 12 février, à un article élogieux dans Minute du 12 février, des interviews à

RTL et à la télévision avec Yves Mourousi2.

Plusieurs versions de l'histoire ont ensuite circulé et il est difficile de discerner

laquelle est exacte. Dans Le Monde du 19 février, il est dit que lors de la conférence de

presse, un ancien appelé du 5e RI affirmait que le sergent avait signé sans pressions et

devant témoins. Dans Rouge n° 288 du 21 février, un autre ancien appelé du 5e RI écrivait

que Joël Dupuy de Méry avait profité d'une homonymie, que ce n'était pas lui qui avait

signé mais un certain Yves Dupuy. Enfin il est également possible que cela ait été un

calcul de la part du PFN, que Joël Dupuy ait volontairement signé, afin de lancer sa

campagne de « défense de l'armée ». Il est par contre peu probable, ou ce serait vraiment

une exception, que la signature de Dupuy ait été extorquée sans son avis.

Joël Dupuy de Méry n'apparut pas à visage découvert dans cette campagne. Il

affirmait ainsi dans Minute du 12 février que « la politique ne l'intéresse pas. Simplement,

il ne se sent pas de gauche et c'est tout » . Il déclarait le 17 février :

« Mon unique but est de tenter de réveiller la majorité silencieuse, de faire

s'exprimer un courant d'opinion qui trouve choquant que dans une démocratie, seule une

petite minorité d'agités fait entendre sa voix. »3

Mais son appartenance au PFN ne fait pas de doute4. Initiative nationale n° 1 de

mars 1975 (journal du PFN) consacre son dossier central à cette campagne, titrant le

journal par : « L'armée en danger ». Dénonçant « l'appel des faussaires gauchistes », les

1
Initiative nationale n°1, mars 75
2
Rouge n°288, 21/2/75
3
Le Monde, 19/2/75
4
Rouge n°288, 21/2/75, Libération, 21/2/75
57
« soviets de caserne », et le « Parti soviétique français » qui serait en dernière analyse

derriêre tout ça, Initiative nationale déclarait :

« Il est (…) de notre devoir, à nous Français de la Droite nouvelle, de considérer la

situation dans toute sa gravité. Et de nous préparer à y faire front à long terme, à moyen

terme et dans l'immédiat. »

Le « Manifeste des 200 » surprend par sa rhétorique catastrophiste :

« Les signataires du présent manifeste, conscients de représenter la grande masse

des appelés, assuré* du soutien de l'opinion publique, s'élèvent avec force contre la

subversion qui gangrène tous les régiments et pollue irrémédiablement l'esprit de leurs

camarades.

« Tout en proclamant leur attachement au principe sacré de la Nation en armes, ils

adjurent le Chef Suprême des Armées d'exercer le poids de son autorité pour que cessent

les entreprises de pourrissement de l'Armée.

« Ils lui demandent instamment :

« - de restaurer l'égalité devant la loi du Service Militaire en supprimant le privilège

des affectations préférentielles.

« - de libéraliser le système des permissions.

« Ils suggèrent d'accorder une solde qui permette aux soldats de s'assumer

pleinement lors de leur passage sous les drapeaux.

« Ils insistent sur l'urgence de prendre des décisions et rappellent au Gouvernement

et à leurs Chefs Militaires qu'à l'anarchie ne succède que l'aventure. »

Joël Dupuy de Méry obtint le soutien de membres de l'Académie Française (Thierry

Maulnier, Maurice Druon), de journalistes (Louis Pauwels, François Brigneau de Minute),

de compagnons de la libération (Colonel Rémy, Comte Horace Savelli, Canage, Thupé-

Thomé), de la Maréchale de France Madame Jean de Lattre1 ou d’hommes politiques

*
la faute d'orthographe est dans le texte
1
Initiative nationale n°1, mars 1975
58
comme Jacques Chaban-Delmas1. En avril, Joël Dupuy déclarait avoir recueilli plus de

350 signatures dans le contingent et lançait un « Appel des cent mille », adressé à

l'ensemble de la population2.

Durant plusieurs mois le Comité de Soutien à l'armée exista et développa une

activité sans que toutefois il fasse beaucoup parler de lui. On en reparla après le 10

septembre, date à laquelle Joël Dupuy de Méry dirigea un commando d'une trentaine de

militants du Comité de soutien à l'armée à Europe 1 afin d'empêcher la tenue d'une

émission avec Maxime Leforestier3. Après irruption dans les locaux, ils frappèrent le

chanteur avant de prendre l'antenne avec son accord durant une vingtaine de minutes.

Voilà comment quelques mois plus tard, Joël Dupuy de Méry justifiait son intervention :

« Europe 1 avait laissé Le Forestier et ses amis gauchistes raconter tout ce qu'ils

voulaient, du matin jusqu'au soir. (…) En outre, et c'est ce qui m'a décidé à agir, les

dirigeants de cette radio avaient invité pour « représenter les opinions opposées » un

obscur colonel, bourré de mauvaise conscience, qui a commencé par donner raison sur

toute la ligne à Maxime Le Forestier (…)… Dans ces conditions, il était normal que je

vienne exprimer l'opinion du CSA, avec des arguments autrement solides, quitte à

bousculer un peu Maxime. Nous en avons assez de ces débats truqués ! »4

Considérant sans doute que ce type d'actions était payant, ils refirent sensiblement le

même type d'action le 11 novembre, en organisant un commando d'une quarantaine

d'hommes5 pour empêcher l'émission « les Dossiers de l'écran » sur Antenne 2. Le thème

de l'émission était : « Armée de toujours et militaires d'aujourd'hui », les invités étaient

Yvon Bourges et Alain Krivine, mais le Ministre de la Défense avait finalement annulé sa

participation. Joël Dupuy de Méry avait considéré qu'« un jour de recueillement national

comme le 11 novembre, on n'invite pas M. Krivine expliquer son plan de démolition de

1
Le Monde, 9/4/75
2
Le Monde, 9/4/75
3
Libération, 12/9/75
4
Initiative nationale n°7, janvier 1976
5
Rouge n°322, 14/11/75
59
l'Armée devant 15 ou 20 millions de téléspectateurs ! »1 Il parvint à ses fins et l'émission

fut annulée.

Profitant de ce regain d'écho, ainsi que du climat de répression générale qui marqua

le mois de décembre 1975, le Comité de soutien à l'armée organisa un meeting parisien le

9 décembre qui fut selon Joël Dupuy de Méry un « succès »2. Cependant après ce léger

réveil, on n'entendit plus parler de ce Comité jusqu'à la fin de la période étudiée.

3) Réactions du gouvernement

Il va de soi que la recrudescence de l'activité antimilitariste au sein des casernes ne

pouvait que questionner le gouvernement sur la stratégie à mettre en œuvre. Plusieurs

considérations le tenaillaient sans doute. D'un côté, la tentative d'« arrondir les angles »

que representait le verdict du procès de Draguignan avait manifestement échoué, mais

pour autant, il était prévisible qu'une accentuation brutale de la répression jouerait un rôle

contraire à celui escompté, à savoir une popularisation encore plus grande de cette affaire

et une accentuation de la combativité des antimilitaristes. D'autre part, à l'exception de

l'extrême droite, l'ensemble des forces politiques, majorité comprise, et des journaux

s'accordaient pour estimer qu'un changement de l'institution militaire était inévitable, le

gouvernement ne pouvait pas maintenir éternellement le statu quo. Or mettre en place une

réforme de l'armée n'avait rien d'évident dans la mesure où il ne fallait pas apparaître

comme cédant au mouvement des soldats et où surtout des intérêts antagonistes

coexistaient (contingent-engagés-état major), et les options fondamentales en matière

d'armée divisaient assez profondément la droite et la hiérarchie militaire (armée de métier

ou de conscription, conception de la dissuasion nucléaire, OTAN, discipline et

participation…). D'autre part, la mise en place d'une réforme ne résolvait pas le problème

à court terme de l'agitation dans les casernes.

1
Initiative nationale n°7, janvier 1976
2
Initiative nationale n°7, janvier 1976
60
La première réponse de Chirac fut de changer l'équipe en place et de remplacer le 31

janvier Jacques Soufflet par Yvon Bourges comme ministre de la défense et par le général

Marcel Bigeard comme secrétaire d'Etat à la défense. La démission de Jacques Soufflet

fut justifiée officiellement par des raisons personnelles. Il existait sans doute des raisons

politiques. Jacques Isnard analysait ce départ comme un bilan d’échec du ministre et

notamment d’une erreur politique qui « aura peut-être été de croire qu’il suffisait de

quelques mesures de bonne volonté ou de circonstance pour empêcher la dégradation de

l’institution militaire et, en particulier, celle d’un service national vigoureusement

combattu - de l’intérieur- par ceux-là même qui n’acceptent plus de servir dans les

conditions actuelles. Niant l’existence d’une crise, M. Soufflet a pratiqué la politique de

l’autruche. »1 Le nouveau tandem à la tête de l’armée, hostile à l’armée de métier, avait

donc pour tâche de résoudre la crise qui couvait au sein de l’institution militaire. Par une

répression ciblée, la réalisation de réformes plus ambitieuses que par le passé et une

répression générale fin 75, les deux hommes s’y employèrent. La nomination de Bigeard à

la tête de l’armée suscita de multiples réactions. Défini par Le Monde comme un

« guerrier gouailleur »2, son implication dans la guerre d’Indochine, puis dans la guerre

d’Algérie en firent une cible privilégiée pour le mouvement des soldats, dont au moins 16

comités en retracèrent l’histoire et le profil dans leurs bulletins3.

Systématiquement, à chaque manifestation, quelques soldats étaient arrêtés, accusés

d'être les « meneurs ». Suite à la manifestation de Karlsruhe, quatre soldats furent mis aux

arrêts et mutés. A Trèves, neuf appelés furent également mis aux arrêts après la

distribution du bulletin du CTU4. A Belfort5, à Lunéville, à Nancy, une dizaine de soldats

furent condamnés à deux mois d'arrêts de rigueur fin janvier, pour la découverte de tracts6.

Par la suite, à l'exception des neuf arrestations de Tübingen, des cinq de Nancy et des

1
Le Monde, 1/2/75
2
Le Monde, 1/2/75
3
bulletins-2.4-2.7-2.9-2.10-3.3-3.4-3.5-3.21-3.38-3.43-5.15-7.6-7.47-7.74-7.97-7.104
4
bulletin-7.62
5
Le Monde, 26-27/1/75
6
Rouge n°285, 31/1/75
61
douze de Verdun, il semble que la répression se soit atténuée ; sans doute pour préparer le

terrain aux annonces que le gouvernement fit le 4 mars 1975.

C'est à cette date que le conseil des ministres a adopté une série de mesures qui

s'apparentaient à ce que l'ancien Ministre de la Défense avait octroyé le 12 octobre.

Effectivement, les deux principales furent l'augmentation du prêt du soldat qui passa de

2 F 50 à 7 F par jour (soit 210 F par mois) et le droit à un voyage gratuit par mois pour

chaque appelé, indépendamment de la distance entre son lieu d'incorporation et son

domicile. Ces deux mesures s'accompagnèrent d'autres dispositions moins médiatisées

comme le changement dans l'organisation du commandement avec l'octroi de plus de

pouvoir aux chefs d'état major des armées. Ces mesures devaient coûter 402 millions de

francs pour l'année 1975 et devaient être mises en place à partir du 1er avril1. C'était sans

conteste les concessions les plus significatives faites au mouvement des soldats depuis sa

naissance quasiment un an auparavant. En avril 1974 le prêt était de 2 F par jour, le prêt a

donc été quasiment multiplié par plus de trois en un an.

Année base juridique montant à compter du


1971 D.71.451-8/6/71 0 F 75 1/07/71
1972 D.72.793-30/8/72 1 F 40 1/07/72
1973 D.73.148-13/2/73 1 F 75 1/07/73
1974 D.74.328-18/4/74 2F 1/07/74
1975 Arrêté du 15/1/75 2 F 50 1/01/75
1975 Arrêté du 21/3/75 7F 1/04/75
1976 pas d'augmentation
Alain Texier,Les manifestations d'antimilitarisme à l'occasion de l'affaire des comités de soldats

On remarque cependant que cette forte augmentation fut partiellement compensée

l'année suivante par une stagnation du prêt. L’évolution du montant du prêt est

intéressante dans la mesure où on s’aperçoit qu’au traditionnel coup de pouce annuel du

1er juillet, succèdent deux arrêtés augmentant nettement la solde en moins d’un an. Qu’il

1
Le Monde, 6/3/75
62
l’ait admis ou non, le gouvernement tenta bel et bien de répondre au mécontentement

exprimé dans les casernes.

Yvon Bourges tint au contraire à préciser que :

« qu'il y ait ou non des manifestations j'aurais présenté de telles mesures en mon

âme et conscience. »

Alors que le général Bigeard déclarait de manière contradictoire et assez lucidement

que « ces mesures devraient calmer l'effervescence, mais il y aura encore quelques petites

histoires, car ces mesures ne sont pas satisfaisantes. »1.

Bourges et Bigeard entamaient par ailleurs une réflexion sur les changements plus

profonds à effectuer, réflexion qui devait aboutir, comme nous le verrons, à la réforme du

règlement de discipline générale qui fut adoptée en juillet 1975.

B. Apaisement et baisse de la médiatisation (4 mars - septembre)

1) Une difficile installation dans la durée

A l'agitation et à la médiatisation qui avaient marqué l'année écoulée, succéda une

période d'accalmie. Comme nous le verrons en deuxième partie, le développement des

comités de soldats s’affaissa, de même que leur activité.

Cependant le 1er mai 1975 fut l’occasion d’une démonstration de force significative.

200 soldats en uniforme et cagoulés défilèrent dans le cortège de la CFDT-PTT de Seine-

Saint-Denis2. Cette échéance était préparée par quasiment tous les comités, les comités du

sud-ouest se réunirent pour y consacrer un appel3. Ce cortêge fut l’un des plus importants

1
Le Monde, 6/3/75
2
Rouge n°299, 9/5/75 et archives CFDT-.2
3
archives LCR-2.13
63
de l'histoire du mouvement des soldats1 et renforça le sentiment de puissance des soldats

membres de comités. Ce fut évidemment une occasion pour les diverses organisations

d'évaluer leur implantation les unes par rapport aux autres et de confirmer que la LCR

était dominante, alors qu'IDS et Révo étaient minoritaires. A la fin de la manifestation, les

représentants des comités de soldats firent une déclaration à la presse, dans laquelle ils

expliquaient leur présence dans la manifestation, donnaient leur avis sur les réformes

anoncées et rappelaient leurs revendications2.

• Le PS à l’offensive

Ces quelques mois permirent au Parti Socialiste de se montrer plus offensif sur le

terrain de l'armée. Il fallait pour lui tout à la fois séduire les cadres militaires, proposer des

réponses pour les appelés et conserver un profil de parti de gouvernement. Les 8 et 9

mars, il réunit la première Convention nationale pour l'Armée nouvelle3. Créée le 6 mars

1974 après accord du bureau exécutif du PS, la Convention des Cadres de réserve pour

l'Armée Nouvelle (CCRAN) se voulait un lieu de réflexion sur l'armée, regroupant

principalement des engagés et éditant une revue, Armée nouvelle4. Cette première

Convention ne fut pas conçue pour élaborer une doctrine précise mais plutôt pour

alimenter un travail de réflexion. François Mitterrand en profita cependant pour rappeler

qu'il n'était pas question pour lui de sortir du pacte atlantique, Charles Hernu insista à

nouveau sur l'importance du nucléaire, la Convention prit ensuite la défense des officiers

et des sous-officiers qui ne voudraient plus être des « citoyens diminués ». La question du

mouvement des soldats ne put être évitée. Selon Le Monde, la plupart des participants

demandèrent que sans « s'associer à des manifestations antimilitaristes », des directives

claires soient données aux militants du PS ou des JS qui effectuent leur service. Charles

Hernu, après avoir rappelé qu'il avait été jusqu'à présent interdit aux militants de participer

aux initiatives de « mouvements gauchistes » (et interdit aussi par exemple de signer

1
le plus massif des cortêges fut celui du 1er mai 1976 (environ 250 soldats)
2
archives LCR-2.10
3
Le Monde, 11/3/75
4
Armée nouvelle n°2, 1er trimestre 1975
64
l'Appel des cent), annonça qu'une branche pour le contingent allait être créée au sein de la

CCRAN et qu'une plate-forme à destination des appelés allait être rédigée sous peu. Cette

convention marqua une certaine unification des positions au sein du Parti Socialiste,

notamment en ce qui concerne l'armement nucléaire, Jean-Pierre Chevènement, dirigeant

du CERES, déclarant que la question était ouverte1.

Cette initiative eut par contre pour conséquence de tendre les divergences entre le

Parti Communiste et le Parti Socialiste sur les questions de défense2. Le PC s'appuya sur

le programme commun pour rappeler que, contrairement à la volonté des responsables du

Parti Socialiste sur les questions militaires, il y était prévu que la France renoncerait à la

frappe nucléaire stratégique « de quelque façon que ce soit ». Le PS utilisa également le

programme commun pour s'opposer à la volonté du PC de sortir de l'Alliance atlantique.

Comme prévu, l'appel en direction du contingent fut rédigé et signé par 300 soldats

(cadres et appelés) au 27 avril 19753. Après l'Appel des cent et le statut démocratique du

citoyen-soldat, le Parti Socialiste disposait désormais lui aussi de sa propre plate-forme.

Cet appel4 se prononçait d'abord contre la suppression du Service national et, dans une

formule floue, se déclarait solidaire des « événements survenus depuis un an ». Les

réformes proposées s'articulaient autour de trois axes :

- porter le prêt du soldat à une « fraction notable » du SMIC et l'indexer sur celui-ci

(ainsi que la gratuité des transports et la tenue civile en dehors des heures de service)

- garantir par un « statut démocratique » les libertés élémentaires (droit de réunion,

d'information, de discussion, « reconnaissance de comités consultatifs de soldats »), et

reconnaître un « véritable droit syndical » pour les soldats

- rapprocher l'armée de la nation en supprimant les juridictions et les tribunaux

militaires, ainsi que la Sécurité Militaire et en mettant en place des structures de

discussions entre officiers, sous-officiers et hommes du rang.

1
Le Monde, 18/3/75
2
Le Monde, 18/3/75
3
Le Monde, 27-28/4/75
4
Armée nouvelle n°3, 2e trimestre 1975, voir annexe-24
65
Si ce texte allait assez loin en demandant la suppression des juridictions militaires, il

restait malgré tout bien en retrait des autres plate-forme en présence. Ainsi, on remarque

qu'il ne chiffre pas le montant du prêt et que, contrairement à ce que pourrait laisser

entendre la formule, il ne parle pas de « syndicat » mais de « droit syndical », qui

s'incarnerait concrètement dans les « comités consultatifs de soldats », dont la finalité

devait être de « contrôle et d'animation de la vie quotidienne des unités. ». Cet appel est en

retrait de ce qu'exprimait Pierre Bercis (militant du CERES) au nom du Parti socialiste

dans Le Monde du 5 avril 1975, lorsque à la suite d'une longue justification du droit à

« l'organisation collective », il concluait en disant que la question d'un syndicat de soldats

était « en passe d'apparaître comme de plus en plus d'actualité ». Ce refus de parler de

syndicalisme fut confirmé le 19 juillet lors de la Convention des appelés du Parti

Socialiste, qui considéra cette manière de poser le problème comme prématurée et

inadaptée1.

2) La question centrale des syndicats

Cette question du syndicalisme militaire et du lien avec le mouvement syndical plus

généralement émergea pleinement à partir de cette époque, pas tant d'un point de vue

théorique d'ailleurs que d'un point de vue pratique.

• les prémices

Le jeudi 6 mars, dans l'indifférence quasi générale, une section syndicale était

constituée à la maison d'arrêt de Gradignan à Bordeaux et était en passe d'être affiliée à la

CFDT. IDS était clairement à l'origine de cette initiative2.

1
Le Monde, 22/7/75
2
Libération, 20/3/75
66
Deux mois plus tard, le 5 mai, c'était à Issy-les-Moulineaux qu'une section syndicale

était créée par des soldats de la 121e compagnie du matériel du territoire. Ils demandaient

le soutien de la CGT, de la CFDT et de la FEN et se référaient explicitement à l'Appel des

cent en matière d'orientation1. Il est difficile de discerner quel groupe était à l'origine de

cette création, IDS ou la LCR. Quoi qu'il en soit, ces deux initiatives ne laissèrent pas

beaucoup de traces et ne changèrent pas la teneur des discussions sur le syndicalisme.

La participation de la CGT et de la CFDT au procès de Draguignan fut le premier

acte significatif impliquant ces confédérations dans le mouvement des soldats. Mais c'est

l'intervention d'Edmond Maire à Antenne 2 le 14 janvier 1975 qui déclencha réellement

les choses dans la CFDT2. Il y déclarait :

« il faut transformer les conditions de vie, d'expression et de liberté dans l'armée et

nous sommes tout à fait d'accord pour l'organisation au plus vite de syndicats au sein de

l'institution militaire. »

Dans une interview accordée au Quotidien de Paris des 8 et 9 février 1975, Daniel

Cholley, secrétaire confédéral de la CFDT chargé du secteur des jeunes, précisait la

pensée d'Edmond Maire, en la nuançant légèrement. A la question :

« Revendiquez-vous y compris le droit syndical ? »

Daniel Cholley répondait :

« La CFDT est prête à favoriser toute action qui va dans le sens des revendications

légitimes des appelés et des cadres et à soutenir toute tentative d'organisation syndicale

qui permettrait réellement l'action pour faire aboutir ces revendications. »

Il considèrait par ailleurs que la forme d'organisation en comités de soldats « a

correspondu à une étape du développement des revendications dans l'armée. Mais les

comités de soldats souffrent d'un problème, celui de leur constitution initiale (ils ont été

généralement formés par des militants d'extrême gauche). Maintenant, une organisation

plus large, de type syndical, nous paraît nécessaire. » Il exprimait par ailleurs son

1
Libération, 5/5/75
2
Le Monde, 15/1/75, archives CFDT-5
67
désaccord avec les revendications de « solde égale au SMIC » (irréalisable, il la

demanderait à 600 F) et de refus d'incorporation au-delà des frontières (mieux vaudrait

demander le rapatriement de l'armée). Il considéra par ailleurs que le droit de grève était

« une question à discuter », mais qu'on ne pouvait pas taxer la CFDT d'antimilitarisme

dans le mesure où elle se prononçait « en faveur d'une Défense nationale et du maintien

du service national ».

• les soutiens de sections syndicales

Cette prise de position allait enclencher un mouvement de soutien de certains

syndicats CFDT, mouvement non contrôlé par l'appareil central. Ce soutien allait

essentiellement se manifester par une aide matérielle de syndicats, d'UL et d'UD à des

comités de soldats.

Le comité de Marseille, proche du PCF, fut l’un des premiers à tisser en avril 1975

des liens avec les syndicats et nous fournit un exemple particulièrement éclairant, même si

sa composition politique lui donnait un profil particulier :

« Ce qu’il y a d’intéressant, c’est les liens tissés dès le début entre les comités et les

syndicats CGT, CFDT et FEN.

« Le N°1 du journal de la FEN (local) explique : “Un comité des soldats s’est

constitué dans les casernes de la région marseillaise. Avec les autres jeunes, les militants

du SNES, du SNI et de la FEN actuellement sous les drapeaux, continuent la lutte

syndicale”.

« Après un grand article d’explication, “La Marseillaise” publie un communiqué des

comités affirmant leur soutien à la manifestation syndicale de solidarité aux travailleurs du

“Parisien”.

« Dans un communiqué commun UD CGT-comités de soldats, l’UD CGT reconnaît

la coordination des comités comme “interlocuteur valable” et s’engage à mener en

commun le combat pour un certain nombre de revendications. Un communiqué analogue

est signé entre la FEN et les comités. Ainsi qu’avec la CFDT.


68
« Cette solidarité travailleurs-soldats va se concrétiser lors de la répression qui

s’abat contre le “Journal de l’appelé” début juillet. (…) Une conférence de presse se tient

à la Bourse du travail, en présence des trois syndicats CGT, CFDT et FEN. (…) La CGT,

la FEN, la CFDT ainsi que le groupe communiste et la JC demandent des explications aux

autorités. »1

comités de soldat
début du nom du
Soutiens soutien Ville régiment bulletin
UL-CFDT de Noisy-le-sec et
Sevran et CFDT-PTT de
Seine-Saint-Denis mars 75 Tübingen G.V. m'facher
UL-CFDT de Noisy-le-sec et
Sevran et CFDT-PTT de
Seine-Saint-Denis mars 75 Karlsruhe Tringlo en colère
Gardavoufix Le
UIB-CFDT et UL-CGT mars ou avril 75 Clermont-Ferrand 92e RI Gaulois
Le sapeur
CFDT-PTT de Strasbourg avril 75 Kelh 33e RG déchainé
UL-CFDT des 5e et 13e Le hussard en
arrondissements de Paris avril ou juin 75 Pforzheim 3e RH colêre
UL-CGT et CFDT de
Draguignan mai 75 Canjuers Bidasses en lutte
UL-CGT et UL-CFDT de
Thionville mai 75 Thionville 25e RA A canon rompu
CGT-EGF du Centre de 12e RC et 53e
Brest mai ou juin 75 Mulheim RA On est dedans!
UD CFDT et SNI de
Dordogne juillet 75 Périgueux 5e RC La lucarne
UD-CFDT de Bordeaux juillet ou août 75 Mérignac BA 106 Ras l'calot
UL-CFDT nanterre août 75 Mont Valérien 8e RT Tam...tam
Les coulours de
UL-CFDT de Sedan août 75 Sedan 12e RCH la caserne
août ou Rompons les
UD-CFDT de l'Isère septembre 75 Grenoble rangs
Union Interprofessionnelle août ou Ça branle dans le
de la CFDT de Saint-Dizier septembre 75 Saint-Dizier BA 113 manche
section CGT de l'INRA de
Versailles septembre 75 Saint-Cyr BA 272 R.A.S.
UD-CFDT de Verdun septembre 75 base d'Etain 94e RI L'étaincelle

Comme on peut le constater sur ce tableau, établi à partir des bulletins dont j’ai pu

disposer et n’étant donc pas exhaustif, ce soutien démarra réellement à partir du printemps

75 et allait s'étendre progressivement jusqu'en septembre. Dans la plupart des cas, les

structures syndicales aidaient à l'impression des bulletins et parfois à leur diffusion. On

remarque que la CFDT a été largement la plus active, avec 16 structures impliquées dont

1
archives LCR-2.5, bilan rédigé par un militant de la LCR, “Clément”, membre du comité
69
quatre Unions départementales et huit Unions locales, alors que la CGT n'en eut que cinq,

dont trois Unions locales. Il semble que ce fut l'opposition de la CFDT qui fut à l'origine

de ces initiatives, tout particulièrement quand des militants d'extrême gauche y

intervenaient.

Les UL-CFDT de Noisy le Sec et Sevran et la CFDT-PTT de Seine-Saint-Denis

furent particulièrement actives1. Elles ne se contentèrent pas de soutenir les comité de

soldats de Tübingen et de Karlsruhe, mais menèrent une campagne de conviction au sein

de la CFDT. Dans un texte rédigé début juillet 1975, en s'appuyant sur les déclarations

d'Edmond Maire, elles justifiaient leur action en écrivant que :

« La présence de militants organisés de la classe ouvrière dans l'armée dissuadera

ceux qui tournent les yeux vers le Chili, de toute tentative factieuse en cas de victoire

électorale de la gauche ou de mobilisation d'envergure de type Mai 68. »2

Elles argumentaient ensuite en faveur d'un syndicat de soldats et concluaient par ces

mots :

« Ce texte est une contribution au débat qui s'ouvre dans le mouvement syndical, il

est à la disposition des militants et des organisations qui sont intéressées.

« Il importe aujourd'hui que notre initiative soit reprise par d'autres structures

syndicales. (…) Nous nous proposons dans un premier temps de ventiler (les demandes

des comités de soldats) à toutes les structures qui se sentent concernées. »

Les trois mêmes structures syndicales, après avoir initié le soutien aux comités de

soldats, furent encore une fois à l'initiative d'une action qui recut un certain écho. Le 29

juin, à l'occasion des journées « portes ouvertes » de la caserne de Tübingen, une

délégation de quatres militants de la CFDT des PTT de Seine-Saint-Denis était reçue dans

la caserne et obtenait même un entretien avec le lieutenant-colonel3. Cette opération devait

être répétée le 5 octobre par l'UD-CFDT de Bordeaux qui envoya une délégation aux

1
archives CFDT-3, 5 et 6
2
archives CFDT-5
3
Libération, 12-13-14/7/75
70
journées portes ouvertes de la Base aérienne de Mérignac1. Ils n'y furent pas reçus avec

autant d'égard qu'à Tübingen, mais purent cependant avoir accès à des lieux interdits

normalement. Ces actions avaient bien entendu une forte portée symbolique dans la

mesure où ces délégations visitèrent les lieux « comme aurait pu le faire une commission

d'hygiène et de sécurité »2 et dans la mesure où elles furent reçues quasiment

officiellement par la hiérarchie militaire. Cela coûta d'ailleurs sa place au lieutenant-

colonel du 5e RD de Tübingen, qui fut relevé de ses fonctions pour avoir reçu

officiellement la délégation CFDT3.

Du côté de la CGT, je n’ai trouvé trace par les bulletins que de cinq structures

syndicales impliquées dans le soutien direct à des comités de soldats, dont trois fois en

commun avec la CFDT. La section CGT de l'INRA de Versailles, qui entama4 un travail

de soutien dès mai 74, expliquait qu'elle avait mis en place cette activité pour « exiger le

maintien des droits syndicaux des ouvriers partant à l'armée », la référence insistante à

l'Appel des cent peut laisser entendre que cette section était animée par des militants de la

LCR. Elle précisait son rôle ainsi :

« La section locale (…) s'engage à faire connaître les actions du comité, à les

soutenir en cas de répression (par la mobilisation et la popularisation dans l'entreprise et à

l'extérieur) à leur apporter toute l'aide pratique dont ils ont besoin (tirage…). Des textes

écrits par la section seront aussi passés dans le journal du comité. »

• la CFDT et la CGT face aux comités

Au niveau central, le bureau national de la CFDT adopta en juin un document de

travail sur l'armée1. Dans une circulaire envoyée à toutes les structures de la CFDT, les

membres du bureau national précisaient ce qu'ils considéraient comme le rôle de la CFDT

et indiquaient qu'une position définie devait être adoptée au bureau national d'octobre.

1
Tribune Socialiste n°674, 18-25/10/775
2
Libération, 12-13-14/7/75
3
L’Humanité, 18/7/75
4
archives CFDT-21
71
Considérant que « des initiatives ont déjà été prises de manière désordonnée », il s'agissait

de « les faire converger dans une démarche mieux définie ». Concrètement, le bureau

national proposait « que la CFDT prenne des initiatives pour regrouper ses militants et ses

adhérents à l'armée sous forme d'une association : Association des appelés CFDT. », la

création d'un syndicat CFDT étant considérée comme « une mesure trop hasardeuse dans

le contexte actuel ». Ses buts devaient être les suivants :

« - regroupement, information, discussion, confrontation entre militants CFDT ;

« - information vers l'extérieur et vers l'organisation ;

« - impulsion de l'action dans les casernes et apport éventuel d'une aide à la création

d'un syndicat de soldat (le syndicat unitaire paraît à l'heure actuelle mieux adapté à la

situation). »

Cette association était censée « travailler sur le terrain avec d'autres groupes ou

organisations (type IDS), mais (éviter) d'avoir une action privilégiée avec les groupes

antimilitaristes (type CDA). »

La forme organisationnelle proposée était bien en deçà de ce qu'avait pu laisser

entendre Edmond Maire dans sa déclaration. Il semble que la CFDT tenta alors de

reprendre l'initiative face aux structures CFDT déjà impliquées et de canaliser ainsi la

sympathie pour ce type d'action qui pouvait exister chez certains adhérents, sans toutefois

trop s'impliquer et en se démarquant des antimilitaristes.

Une commission-armée se réunit plusieurs fois et produisit un texte vers la mi-

septembre 75, beaucoup plus à gauche que le texte du bureau national2, mais elle n'avait

quasiment aucune autorité. Deux brochures destinées aux appelés furent rédigées fin 75.

La première fut réalisée par l'UD-CFDT de Niort3 et la seconde fut faite nationalement : le

Guide pratique des appelés4. Comme son nom l'indique, cette brochure contient

essentiellement des conseils pratiques, notamment les droits des appelés, ainsi que le point

de vue de la CFDT sur l'armée, ainsi que ses principales revendications.

1
Révolution ! n°106 ou 107, vers la mi-octobre 1975
2
archives CFDT-4
3
Soldat tu restes un travailleur, UD-CFDT de Niort, septembre 1975
4
Guide pratique des appelés, collection CFDT/information, Ed. Montholon-Services, Paris, 1976
72
Au niveau central, il semble que la CGT soit assez longtemps restée dans le flou,

suivant peu ou prou les positions du PCF en la matière1. C'est à l'occasion de son 39ème

congrès en juin 75, que cette confédération précisa ses positions et sortit une brochure les

expliquant2. Attachée au service militaire et à la Défense nationale, la CGT entendait

défendre le droit des soldats à être des citoyens à part entière et pour ce faire aider à

changer le règlement de discipline générale. Plus précisément, la CGT pensait que la

durée du service « pouvait »3 être ramené à 6 mois, que l'affectation devrait s'accomplir

« autant que possible » près du domicile de l'appelé et que la solde devait être portée à

300 F4. Elle considérait par ailleurs qu'« un syndicat de soldat ne se justifiait pas (…) par

contre les appelés devaient se voir donner la possibilité de désigner parmi eux un délégué

qui puisse discuter, débattre de leurs problèmes avec les sous-officiers ou officiers. »5 Sur

les tâches concrètes des organisations de la CGT, la brochure suggère d'envoyer la Vie

Ouvrière et toutes les publications du syndicat aux soldats ainsi qu'un colis ou un chèque

« selon les occasions » et d'autre part d'informer les travailleurs sur la vie de caserne. Rien

n'est dit sur un quelconque soutien aux comités de soldats. La CGT soutenant

abstraitement « l’Appel des cent, les procès de Marseille, les actions des jeunes à

Draguignan » tout en condamnant :

« une petite minorité (qui) refuse de tenir compte des réalités, provoque

mécontentement, parfois colère et contribue à creuser un fossé plus grand entre le

contingent et les cadres de l'armée. »6

3) Le nouveau règlement de discipline générale des armées

Alors que le mouvement des soldats s’installait dans la durée, le gouvernement

travaillait à une réforme d'ampleur de l'armée. Le cœur de cette réforme était constitué du

1
archives LCR-3.2
2
La CGT et l'armée, op. cit.
3
La CGT et l'armée, op. cit. p. 23
4
La CGT et l'armée, op. cit. p. 23-25
5
La CGT et l'armée, op. cit. p. 25
6
La CGT et l'armée, op. cit. p. 33
73
nouveau règlement de discipline générale, qui venait remplacer celui de 1966. Quelques

mesures en direction des appelés l’accompagnaient1.

Le nouveau règlement de discipline générale2, adopté par décret le 28 juillet 1975 et

mis en place à partir du 1er septembre, ne modifiait pas substantiellement la législation en

vigueur3. Comme auparavant, « le militaire en activité de service ne (devait) pas s'affilier

à des groupements ou associations à caractère politique ou syndical. » Cependant, on note

un léger assouplissement puisqu'il pouvait désormais « en tenue civile, assister à des

réunions publiques ou privées, ayant un caractère politique sous réserve qu'il ne soit pas

fait état de sa qualité de militaire. »4 « Le militaire servant au titre du service national, qui

était affilié à des groupements ou associations à caractère politique ou syndical avant son

incorporation (…), devait (toujours) s'abstenir de toute activité politique ou syndicale

pendant sa présence sous les drapeaux. »5, De même, « les manifestations, les pétitions et

réclamations collectives étaient (encore)interdites. »6 Un paragraphe tirant des leçons des

événements passés, fut même ajouté à l'article 10, précisant que « dans les enceintes et

établissements militaires (…) et en général, en tout lieu de séjour militaire, il est interdit

d'organiser et de participer à des manifestations ou à des actions de propagande

philosophique, religieuse, politique ou syndicale. » Le seul recours possible pour le soldat

en cas de litige avec un de ses supérieurs restait la « voie hiérarchique »7. Des

commissions furent créées mais leurs compétences étaient très limitées :

« La participation des militaires aux mesures intéressant les divers aspects de la vie

de la collectivité, en dehors des questions propres à l'accomplissement du service, est

assurée par la désignation de militaires de divers grades au sein de commissions »8.

1
Le Monde, 18/7/75
2
Décret n°75-675 portant règlement de discipline générale dans les armées, 28 juillet 1975
3
notamment la loi adoptée trois ans plus tôt, Loi n°72-662 portant statut général du militaire, 13
juillet 1972
4
art. 10
5
art. 10
6
art. 13
7
art. 13
8
art. 17
74
De plus, il ne semble pas que cette mesure fut accompagnée d'une véritable volonté

politique puisqu'il n'en fut même pas fait mention dans l'instruction ministérielle

d'application pour la marine1.

Les dispositions les plus innovantes ne portèrent pas sur la discipline, mais plus sur

la condition de soldat. Le port de la tenue civile était dorénavant autorisé sans restriction

en dehors du service et des enceintes militaires2. L'appel du soir était supprimé. Le salut

n'était plus obligatoire qu'en service3. La coupe de cheveux, tout en restant nette, n'était

plus censée être aussi courte4.

Au-delà du règlement de discipline générale, le gouvernement annonçait toute une

série de mesures5 qui avaient également pour but d'améliorer la vie du contingent. Les

soldats avaient désormais quartier libre jusqu'à minuit. Du point de vue de la réinsertion

des appelés dans la vie professionnelle, le gouvernement instituait des bourses pour les

étudiants et un contrat d'engagement de courte durée au sortir du service pour ceux qui le

souhaiteraient. Une libération anticipée était prévue pour des appelés « dont la situation

familiale ou sociale » le justifiait. L'allocation militaire accordée aux appelés en situation

difficile serait augmentée. Des nouveaux trains de permissionnaires seraient mis en place.

Les cigarettes distribuées aux appelés seraient maintenant munies d'un bout-filtre (ce qui

fit ironiquement appeler cette réforme par certains comités de soldats la « réforme bout-

filtre »6) et un budget serait débloqué pour les loisirs des forces françaises en Allemagne.

1
Instruction n°230/EMM/PL/ORG portant application du règlement de discipline générale, 4
août 1975
2
art. 21
3
art. 22
4
art. 21
5
Le Monde, 18/7/75
6
comme ceux du 12e RCH de Sedan (bulletin-7.85), de la BA 106 de Mérignac (bulletin-4.2) ou de
Mailly (bulletin-4.21)
75
Ch. 3 : L'heure de la répression (septembre 75 - mars 76)

A Les comités tentent de reprendre l’initiative (septembre - 27

novembre)

1) Le mouvement des soldats en débat

Lors de la rentrée en septembre 75, il était assez inévitable que les antimilitaristes et

les comités de soldats entament une réflexion sur le devenir de leur action. Certes les

comités de soldats continuaient d’avoir une activité, mais un sentiment de stagnation

existait malgré cela, lié à l'absence d'initiatives marquantes et du silence des médias sur

leur activité. Il y avait eu la naissance du mouvement avec l'Appel des cent, la première

période d'effervescence avec la multiplication des manifestations, puis la maturation plus

profonde du mouvement avait suivi ; en cette rentrée il fallait trouver une perspective pour

le mouvement, qui lui permette de ne pas stagner, de continuer à progresser. Ce débat

traversa tout à la fois les organisations politiques investies et les comités de soldats eux-

même. Il s'articula autour de deux éléments : la perspective générale d'un syndicat de

soldats et la tenue d'une réunion nationale des comités de soldats pour la fin de l'année

1975.

• IDS

Depuis sa création, IDS avait toujours porté le mot d'ordre de « syndicat de

soldats », c’était même sa spécificité principale1. De ce point de vue, elle se sentait

parfaitement dans son élément dans le débat qui se développa en cette rentrée de 1975.

1
la brochure qu’elle publia en janvier 1976 était toute entiêre destinée à defendre cette idée :
Information pour les droits des soldats, La lutte pour un syndicat de soldats, petite collection
maspéro, Maspéro, Paris, 1976
76
Depuis sa conférence de mai 75, elle s’était fixée pour objectif la tenue d’une

réunion nationale des comités Elle avait engagé concrètement la “bataille” dès juin par un

article de Nicolas Baby1 paru dans Le Monde des 26 et 27 juin 1975. Il y proposait « deux

axes complémentaires : la multiplication des transformations des comités de soldats en

sections syndicales autonomes de soldats ; le resserrement des liens entre ces comités et

les syndicats, et coordination par villes, régions, armes. Une perspective nationale

transitoire s’impose (…) : des états généraux de soldats marins et aviateurs (…) étape

nécessaire dans la voie vers la fondation d’un véritable syndicat de soldats. »

En septembre, elle maintenait sa position, prônant le développement des liens avec

le mouvement ouvrier (jumelage, « portes ouvertes », suivi des adhérents…), et « la

préparation et la convocation d'une rencontre nationale des comités de soldats ». Elle

redéfinissait au passage le syndicat de soldat qu'elle souhaitait, à savoir :

« - Unitaire, au delà des divisions actuelles des organisations syndicales.

« - Indépendant de la hiérarchie militaire.

«- Lié aux centrales syndicales ouvrières, entretenant avec elles des liens

organiques

« - Pouvant intégrer des éléments de l'armée professionnelle, sur la base de la crise

que la pression des soldats produit, avant tout chez les petits sous-officiers »

Le débat se poursuivit dans Politique Hebdo. Dans le n° 187 du 4 au 10 septembre

1975, J.M. Pernot et J.L. Auduc, organisateurs de la branche appelés de la CCRAN,

condamnaient le militantisme de membres des JS au sein d'IDS et s'opposaient à la

perspective d'un syndicat de soldats, considérant que le « moment de la lutte c'est

aujourd'hui le développement et le mûrissement des comités de soldats, leur ouverture

plus large, le combat pour leur reconnaissance », position déjà bien plus à gauche que les

positions traditionnelles du PS. Dans le n° 189 du 18 au 24 septembre, deux réponses leur

étaient faites. L'une était rédigée par Nicolas Baby et Jean-François Legras (membres du

secrétariat national d'IDS), l'autre émanait de Patrice Finel, membre d'IDS et ex-secrétaire

1
principal dirigeant d’IDS, membre de l’AMR puis du PSU 77
national du MJS (la direction du MJS ayant été dissoute par le PS au printemps 75). Dans

sa contribution il reprenait l'argumentation d'IDS et écrivait que « face à la centralisation

de la répression se trouve posé le problème essentiel : l'organisation des soldats pour la

satisfaction de leurs revendications. C'est là que se situe la perspective du syndicat de

soldat. (…) Il s'agit de dégager un objectif clair, compréhensible, à l'exemple des Pays-

Bas. (…) Pour nous, l'étape actuelle est bien la réunion d'états généraux des comités de

soldats ». On remarquera qu'IDS employait plus volontiers le terme d'« états généraux » ,

alors que la LCR employait le terme d'« assises nationales » , sans que cela n'implique de

désaccords sur la teneur de cette réunion.

• La LCR

La LCR mit plus de temps pour arriver à des positions quasiment équivalentes. La

question du syndicat suscita des divergences au sein de la LCR, dont la position évolua au

fil des événements. Juste après l'Appel des cent, en juin 74, la position définie

majoritairement par le comité central était on ne peut plus claire1 :

« Dans l'état actuel des choses, la proposition de s'engager dans la construction d'un

syndicat de soldats n'est pas recevable. » Ce type de structure « ne pourrait en effet voir le

jour que dans une période d'émergence de double pouvoir ou que si le mouvement ouvrier

organisé prenait en charge sa construction. » En conséquence de quoi les tâches des

militants du FCR étaient doubles : « contribuer à la multiplication (des comités de

soldats), à leur consolidation et à l'apparition de certaines formes de coordination entre

eux », et d'autre part placer « les directions syndicales devant leurs responsabilités (…)

pour que le mouvement ouvrier prenne en charge cette perspective »

1
archives personnelles-4.
78
Ce n'était pas l'avis d'une minorité de membres du CC, menée par Gérard Filoche,

qui considérait que « la perspective d'un syndicat de soldat peut et doit être relancée » car

« c'est un débouché naturel pour l'appel des 2000 soldats (…). C'est une perspective qui

concrétiserait la revendication démocratique du droit à l'organisation pour les soldats. »

Les divergences qui se firent jour à l'occasion des comités de soldats, n'étaient la

plupart du temps que la projection des divergences plus générales qui pouvaient exister au

sein de la LCR, sur la manière d’animer des « mouvements de masse », le profil plus ou

moins unitaire à adopter etc.

Le comité central de septembre 1974 précisa, tout en l'infléchissant légèrement, la

position définie plus tôt et obtint par là-même l'unanimité moins six abstentions sur le

vote de cette résolution1. Il n'était plus question de « double-pouvoir » comme condition à

la création d'un syndicat, mais plus modestement d'« une modification des rapports de

force entre les classes permettant à la bourgeoisie (ou l'obligeant) à tolérer une telle

organisation ». Par ailleurs, la position générale s'affine puisque, si « la création de

comités de soldats semi-clandestins est la ligne centrale pour toute la période, comités qui

ne peuvent être assimilés à des embryons de sections syndicales de masse des soldats »,

« la bataille pour le droit à l'organisation syndicale des soldats doit être l'enjeu d'une

bataille politique centrale.

« 1°) Dans les organisations syndicales avec, partout où cela est possible réalisation

locale de regroupement de soldats pris en charge par les structures syndicales elles-mêmes

(…)

« 2°) Parallèlement, la revendication du droit à l'organisation syndicale doit être un

des mots d'ordre des comités de soldats tout en sachant que cette revendication n'est pas à

la portée des luttes des soldats eux-mêmes (…)

« La perspective stratégique des syndicats de soldats est donc un axe propagandiste

dans la situation actuelle qui cherche à s'appuyer sur des cas locaux exemplaires ».

Le FCR, dans le souci de satisfaire les différentes options en présence, adoptait ainsi

une orientation assez obscure, dans la mesure où tout en considérant que cette bataille

1
archives personnelles-5.
79
n'était pas d'actualité, n'était que « propagandiste », elle devait devenir un axe politique

central.

Ce flou se retrouva dans les thèses adoptées au congrès d'octobre 741 où d'un côté il

était écrit que « si (les comités de soldats) représentent de façon durable un cadre naturel

d'auto-organisation pour les soldats, on ne saurait considérer ces comités comme les

embryons d'un syndicat de soldats qu'il suffirait de coordonner au sein d'une fédération

nationale », et de l'autre que les syndicats ouvriers devaient « assumer la construction d'un

syndicat de soldats. »2

A l'occasion du comité central d'avril 75, un retour critique fut fait sur l'action

menée depuis septembre. Le texte adopté3 considérait que la LCR avait « globalement

correctement mené (la bataille pour un syndicat de soldats) dans les syndicats, en

particulier dans la CFDT », qu'elle n'avait par contre « pas été menée dans Rouge » et

qu'elle n'avait été menée « qu'avec retard dans les comités de soldats. » Cette bataille

n'aurait « commencé pratiquement qu'après les déclarations d'Edmond Maire ». Ce texte

précisait également la conception du syndicat à créer : autonome par rapport à la

hiérarchie militaire et lié « organiquement » avec les syndicats ouvriers. Après avoir

décliné un certain nombre de tâches, le texte suggérait que le travail de lien avec les

syndicats « devrait déboucher sur une réunion nationale des comités de soldats ». Signe de

ce retour critique, le FSMAR consacra son tract du 1er mai 1975 à la « lutte pour un

syndicat de soldats »4.

C'est avec le comité central d'août 75, que la LCR acheva son évolution sur cette

question. Elle considérait les choses ainsi5 :

1
lors duquel le FCR changea de nom pour s’appeler Ligue communiste révolutionnaire
2
Une chance historique pour la révolution socialiste, thèses du 1er congrès de la Ligue Communiste
Révolutionnaire Section Française de la Quatrième Internationale, cahier rouge n°1, Suppl. à Rouge
n°299, mai 1975, p. 68
3
archives personnelles-10.
4
La Caserne, spécial 1er mai, 1975
5
archives personnelles-11.
80
« Depuis 5 mois (…) les comités de soldats n'ont cessé de déployer une activité

croissante. (…) Leurs thèmes de lutte, liés aux revendications immédiates demeurent

globalement les mêmes (…). Mais une modification substantielle est apparue avec la

percée de la revendication du syndicat de soldats. (…) La bataille pour le syndicat de

soldats est bien, dans la phase actuelle le cadre d'intervention central des marxistes-

révolutionnaires. »

Dans ce cadre, les militants de la LCR travaillent « dans la perspective d'une

réunion nationale des comités de soldats dans les mois qui viennent ».

• Le CAM

Le CAM fut jusqu’au bout le plus réservé. Il s’était toujours opposé à la constitution

d’un syndicat de soldats. Dès janvier 1975, il estimait que « mettre en avant comme

objectif actuel la construction d’un syndicat de soldats, ne tient pas compte des rapports

de forces existant dans les casernes, répand des illusions quant à la volonté des réformistes

d’organiser les soldats »1

A l'occasion de leurs quatrièmes assises des 15 et 16 novembre 75, les CAM

réajustaient leurs positions2. Déclarant que le mouvement des soldats « n'en est plus

maintenant seulement à la phase préliminaire de son implantation de comités de soldats,

caserne par caserne, mais déjà confronté à la question de sa coordination et de sa

structuration nationale », ils s'engageaient à soutenir « l'initiative de rencontre nationale »

des comités de soldats. Sur le débat de fond, les CAM étaient plus réservés. Ils pensaient

« qu'un syndicat unitaire de classe des soldats, lié au mouvement ouvrier et populaire,

défendant les intéréts (non seulement matériels, mais aussi politiques) des travailleurs

sous l'uniforme, serait une conquète importante ». Cependant, ils craignaient « le syndicat

à la hollandaise1 » et écrivaient que le risque existait de « désarmer le mouvement des

soldats par rapport aux orientations qui visent à s'en servir pour démocratiser l'armée de la

1
Comité antimilitariste op. cit. p. 11
2
archives LCR-1.11
81
bourgeoisie, de faire perdre aux comités de soldats l'autonomie qu'ils avaient conquis par

rapport aux orientations réformistes. » En conséquence, la tâche centrale reste « de

renforcer et développer les comités de soldats, établir des liens de coordination toujours

plus étroits entre eux, de construire un mouvement des soldats démocratique, autonome ».

Sur cette question, le CAM de Nancy, comme il l'avait fait vis-à-vis de l'Appel des

cent, exprimait ses nuances dans Lutte antimilitariste n°24 de septembre 75. Pour lui, le

débat sur le syndicat de soldats est « largement extérieur au mouvement des soldats »,

impulsé « soit par des organisations civiles antimilitaristes (IDS, CDA), soit par des

groupes politiques (PSU, LCR, JS) ou des organisations de soldats s'y rattachant

(FSMAR) ». En tous les cas, il condamne la volonté de « reconnaissance » vis-à-vis du

mouvement ouvrier, se demandant « comment croire que des syndicats et des partis qui

gèrent la paix armée face aux difficultés économiques du système capitaliste, dans les

entreprises et sur la scène politique, (seraient) prêts à s'affronter durement, aux côtés des

soldats, avec le pouvoir ». L'enjeu n'est pas selon lui de créer un syndicat de soldats mais

d'œuvrer à une « plus grande coordination des luttes dans les casernes, à une définition

d'analyses et d'objectifs communs ».

• Les comités de soldats

Il va de soi que ce débat impulsé par les organisations civiles, mais qui trouve ses

racines dans la situation même du mouvement des soldats, se concrétisa assez rapidement

par des prises de position de comités de soldats, qui réflétaient assez fidèlement les

orientations de la LCR, de Révo ou de la défunte AMR2. Ce sont les comités de soldats de

la BA 705 de Tours (La cigogne en rogne), de la BA 272 de Saint-Cyr (R.A.S.) et de

Balard qui entamèrent la succession de textes qui circula à cette époque. Ils rédigèrent dès

juillet 1975 un texte3 appelant à « une réunion clandestine des comités de soldats (…) le

1
le VVDM
2
bien qu'ils aient fusionné avec le PSU en février 75, les militants de l'ex-AMR sont restés les
principaux animateurs d'IDS et il semble qu'ils aient maintenu un réseau entre eux
3
Lutte Antimilitariste n°25, octobre-novembre 75
82
plus tôt possible », étant donné l'absence de référence claire au syndicat de soldat,

l'insistance mise sur l'autonomie du mouvement, la défiance vis-à-vis des organisations

syndicales et le fait de parler du CAM avant le CDA et en ignorant IDS, on peut penser

que cette initiative était due à Révo1.

Cette initiative eut tendance à aiguiser la compétition entre les différents courants

politiques. Le 22 septembre, le comité de soldats du 159e RIA stationné à Briançon

répondait positivement à la tenue d'une réunion nationale2 et faisait une série de

propositions (mise en place d'un journal, nouvelle plate-forme…) dont le grand absent

était le syndicat de soldats, dans ce cas aussi on peut penser qu'un ou des militants de

Révo animaient ou composaient ce comité.

En octobre 1975, à la suite de désaccords le comité du 57e RI de Souge adoptait et

diffusait un texte adopté majoritairement, appelant à une « coordination nationale des

comités », sans référence au syndicat, et assez défiant vis-à-vis des centrales syndicales3.

Il est assez difficile d’évaluer s’il était plus proche du CAM ou de la LCR.

Le débat allait se poursuivre lors de coordinations régionales de comités mais un

événement vint accélérer les choses.

2) Une reprise d’activité

• création d’une section syndicale à Besançon

Le 4 novembre 1975, le comité de soldats du 19e RG de Besançon se transformait en

section syndicale, soutenu par l'UL-CFDT, et par IDS4. A côté des soldats, étaient présents

Charles Piaget, responsable local de la CFDT et secrétaire national du PSU, ainsi qu'un

1
ce que confirme l’archive LCR-3.3
2
Lutte Antimilitariste n°25, octobre-novembre 75
3
archives LCR-2.4
4
Le Monde, 6/11/75
83
responsable d'IDS1. Dans l'appel distribué à cette occasion2, les revendications étaient

assez largement en deçà de l'Appel des cent :

« - augmentation immédiate de 500 F pour tous, le SMIC tout de suite pour les

soldats soutiens de famille

- gratuité totale des transports

- des locaux propres sains, désinfectés, application des conditions élémentaires

d'hygiène

- libre choix du lieu et date d'incorporation

- droit de contrôle de la qualité de la nourriture

- liberté totale en dehors des heures de service

- suppression des brimades sanctions et prolongation du temps du service

- alignement des normes de Sécurité Militaire aux normes civiles

- liberté d'expression, de réunion et d'affichage à l'intérieur de la caserne »

Il se concluait par un appel à des « états généraux avec pour objectif la création d'un

syndicat de soldat ». Contrairement aux deux précédentes tentatives qui n'eurent

quasiment aucun écho, cette création d'une section syndicale produisit des réactions assez

virulentes, sans doute à cause du contexte général de débat et de perspective à court terme

d'une réunion nationale.

Le PS, par la voix de Charles Hernu, condamna cette initiative, « car tout ce qui tend

à affaiblir l'outil de la défense, donc la défense, rend service à ceux qui voudraient nous

préparer une armée prétorienne. »3 De manière plus générale4, à l'exception du PSU, tous

les partis de la majorité comme de l'opposition se déclarèrent opposés à l'initiative du

comité de soldats du 19e RG. Dans le mouvement syndical également, la condamnation

fut quasiment unanime. André Bergeron déclarait par exemple le 7 novembre que « les

apprentis sorciers de Besançon et d'ailleurs, s'ils étaient suivis nous conduiraient vers de

dangereuses aventures ». La CFDT fut évidemment gênée par la situation. Elle condamna

1
Tribune Socialiste n°677, 8-15/11/75
2
annexe-13
3
Le Monde, 6/11/75
4
Témoignage Chrétien, 13/11/75
84
l'initiative de son UL tout en soulignant que « sous l'uniforme, les appelés demeurent des

citoyens ; ils doivent pouvoir s'organiser, exprimer collectivement leurs besoins et

défendre leurs intérêts », même si « s'exprimer collectivement ne signifie pas que l'on

veuille mener une offensive pour détruire l'armée et créer le désordre ».

La réaction de Marcel Bigeard fut assez violente. Il déclara :

« La création d'un syndicat dans l'armée est un acte illégal et impensable. Notre

armée représente une France saine et disponible, aussi il n'est pas question de désarmer

devant une minorité issue de mai 68 et dont le but est de créer le désordre pour le

désordre.(…)

« Quant à la réunion d'Etats généraux du soldat, il n'en est non plus aucunement

question. Actuellement nous observons une amélioration du climat dans l'armée ; alors ce

mouvement sera stoppé et réprimé. C'est du moins mon intention. »1

Cette réaction s'accompagna d'une répression des soldats de Besançon. Sept appelés

furent mis aux arrêts de rigueur pour 60 jours et transférés à la Maison d'Arrêt Barrès de

Metz2. Toutefois le général Carles, commandant de la 65e division militaire, déclara

aussitôt qu'« aucun militaire du 19e RG de Besançon ne ferait l'objet d'une inculpation. »1

• les coordinations

Du côté des comités de soldats, cette création d'une section syndicale amplifia les

débats et les prises de position. Peu après, le comité du 2e GC stationné à Trèves en RFA,

soutenait l’initiative de Besançon, appelait également à la tenue d’assises mais considérait

qu’« on ne peut parler de syndicat que si le droit syndical est arraché. Dénommer “section

syndicale” un comité, ou “Syndicat” la seule addition des comités clandestins n’est à nos

yeux qu’une formule vide. La tâche actuelle est de coordonner les comités régionalement,

de construire un mouvement national des comités pour gagner sur les mêmes objectifs,

1
Le Monde, 6/11/75
2
Libération, 17/11/75, Le Monde, 15/11/75
85
pour constituer l’embryon du futur syndicat. C’est ainsi que nous pourrons imposer la

reconnaissance du droit d’organisation, du droit syndical. »2

Trois coordinations régionales se tinrent juste après l'affaire de Besançon.

Une première se tint à Toulouse et regroupa les comités de soldats du Sud-Ouest.

Cette coordination s’était déjà réunie une première fois en juillet3. C'est le comité de

Castelsarrasin (Sapeur enragé) qui en fut à l'initiative et qui convoqua les autres comités.

Celui du 45e RGA de Balma (Le ballon se soulève) y répondit positivement le 23 octobre

754, cependant il ne souscrivait pas à l'affirmation selon laquelle « les C.S. commencent à

organiser… une partie du contingent ». Il suggérait que cette réunion régionale soit

centrée sur les perspectives de construction locale et insistait fortement sur la nécessité

pour les comités d'écrire des bilans à cette occasion. Pour le comité de soldats de la BA

101 de Francazal5 (Le Vareille enchainé), afin que « la coordination à laquelle (le comité

de Castelsarrasin) appelle soit positive et non pas répétitive de celle de juillet, elle doit se

faire après réflexion de chaque comité sur les perspective des CS, puis être posée dans ce

sens ». Pour sa part, il considérait que le renforcement des comités par un « travail de

masse de type pré-syndical » ainsi que le « lien avec les organisations ouvrières »

constituaient les « deux axes prioritaires (…) meilleurs outils vers l'organisation de masse

des soldats, et vers le syndicat de masse des soldats. »

A l'exception de l'appel qui en sortit, je n'ai rien retrouvé de cette rencontre. Dans

cet appel il n'était pas une seule fois fait mention de la perspective d'un syndicat de

soldats, il proposait que la réunion nationale discute des questions suivantes :

« -recherche d'un accord sur les principales revendications (…)

- recherche d'un accord sur des initiatives communes (…)

- appel concret et précis aux organisations syndicales et populaires à nous soutenir

(…)

1
Le Quotidien, 17/11/75
2
archives LCR-2.6
3
archives LCR-2.16
4
archives LCR-2.14
5
archives LCR-2.11
86
- possibilité de mise en place de rencontre par région et par arme »1

Cet appel était signé par les comités de soldats de la BA 101 de Francazal, du 24e

RIMA de Perpignan, de la BA 274 et de Limoges2.

Parallèlement la « coordination alpine » se réunissait3. Elle regroupait alors les

comités de soldats de Grenoble, du 7e BCA de Bourg Saint Maurice, de Valence, de Gap

et de Briançon. Manifestement aussi hostiles au syndicat de soldats, ces comités de soldats

approuvaient « l'idée d'une rencontre nationale des comités de soldats, réunion de travail

qui ne peut se tenir que dans la clandestinité et qui permettrait :

1. d'échanger les expériences

2. d'unifier notre point de vue et notre travail

- d'élaborer nos rapports avec le mouvement ouvrier

- de fixer des perspectives d'action et des campagnes communes ».

Enfin, une coordination des comités de soldats de l’est de la France se tint à

Luxembourg4. Elle discuta sans doute de l’état du mouvement et des perspectives

nationales et régionales mais elle marqua les esprits des responsables-armée de la LCR

dans la mesure où Jean-Yves Potel et les trois militants qui l’accompagnaient (dont deux

soldats) se firent arrêter à la frontière en possession de matériel antimilitariste et furent

mis en garde-à-vue pendant 48 h. Il semble que la commission armée ait alors pensé que

le gouvernement profiterait de ce flagrant délit pour déclencher une répression, mais il

n’en fut rien.

• Reims et Chaumont

1
archives LCR-2.9
2
je n’ai retrouvé nulle part la trace de ces deux derniers comités
3
Crosse en l'air, décembre 75, archives LCR-2.8
4
entretien-3, p. 22
87
Une autre affaire vint accélérer les événements et permettre à la LCR de reprendre

un peu l'initiative. Le 12 novembre, le comité de soldats du 1er GCM de Reims (GV

m'facher) organisait une conférence de presse dans laquelle il appelait à des « assises

nationales » du mouvement des soldats1 et précisait quel devait être selon lui l'ordre du

jour de cette réunion. Cet appel proposait que les assises aient pour objet :

« -1) de réactualiser l'Appel des Cent, et de doter le mouvement des soldats d'une

plate-forme de lutte unique et homogène ;

« -2) de déterminer de prochaines initiatives nationales des comités de soldats ;

« -3) d'entamer un débat de fond sur la nécessité d'un Syndicat Unitaire de Soldats

(…)

« A cet égard, il nous paraît important, fondamental d'inviter à titre d'observateurs

les Syndicats CGT, CFDT, FEN, MODEF et Paysans Travailleurs. »2

On remarque la prudence avec laquelle la question du syndicat de soldats était

abordée.

Enfin, IDS répéta « l'opération Besançon » à Chaumont. Le 24 novembre 1975, le

comité de soldats du 403e RA, considérant que « la formation d'une organisation

permanente de lutte s'impose pour la satisfaction de nos revendications », se transformait

en section syndicale3, en liaison avec l'UIS-CFDT de Chaumont. Il appelait pour finir

« l'ensemble des comités de soldats à s'organiser en sections syndicales » et « le

mouvement des appelés à se coordonner, s'unir dans des états généraux »

B. La saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat (27 novembre - 8 mars)

1
Le Monde, 14/11/75
2
annexe-14
3
annexe-15
88
Le gouvernement avait donc face à lui un mouvement des soldats qui s’apprêtait à

passer un saut qualitatif. Les rapports de la SM parlait d’un climat apaisé dans les casernes

et de comités plus isolés. Il devait faire face à l’entrée dans la crise et à des difficultés

sociales. Autant de raisons qui l’incitèrent à frapper fort. Un événement a priori anodin

allait lui donner le prétexte pour enclencher la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat et

mettre en cause du même coup l’opposition.

• Prémices et saisine

Le dimanche 23 novembre, la fédération de Paris du Parti Socialiste (CERES)

distribuait un tract aux appelés à la gare de l'est, dans lequel elle s'opposait au

syndicalisme dans l'armée, mais demandait « la reconnaissance des comités de soldats

comme seule instance représentative dans les casernes. »1 Ainsi, aussi paradoxal que cela

puisse paraître, le Parti Socialiste utilisait les comités de soldats contre le syndicat de

soldats. Il ne s'agissait évidemment pas dans son esprit des comités de soldats réellement

existants (qu'il avait à maintes reprises condamné), mais des comités participatifs qu'il

aurait souhaité voir mettre en place. Il n'en reste pas moins que, contrairement à ce

qu'avaient pu penser des courants comme l'OCR, le forme « syndicat » apparaissait bien

comme plus subversive que la forme « comités de soldats ». Le 26 novembre, Chirac fit à

l'assemblée une intervention virulente contre le Parti Socialiste, qu'il accusa de « mettre en

cause les principes indispensables de discipline et d'autorité », et il annonça que le

gouvernement ne tolèrerait ni l'existence de comités, ni l'existence d'un syndicat de

soldats2.

Le lendemain, jeudi 27 novembre, Yvon Bourges saisissait la Cour de Sûreté de

l'Etat et portait plainte contre X pour « entreprise de démoralisation de l'armée ».

Considérant qu'« un véritable mouvement subversif se développait autour des unités »,

impulsé par des groupes comme le CDA, les CAM, IDS, la LCR, le PSU ou des sections

ou UL de la CFDT, et que « des collusions avec l'étranger apparaissent même »(« milieux

1
Le Figaro, 2/12/75
2
Lutte Ouvrière n°279, 6/12/75
89
gauchistes et antimilitaristes allemands », Portugais), le ministre de la Défense estimait

que cela faisait « apparaître l'existence d'entreprises de démoralisation de l'Armée ayant

pour but de nuire à la Défense Nationale »1.

La Cour de Sûreté de l'Etat, plus encore sans doute que les tribunaux permanents

des forces armées, était une juridiction très contestée2. Créée par De Gaulle en 1962 pour

lutter contre l'OAS (elle s'appelait alors la « Cour militaire de justice »), la Cour de Sûreté

de l’Etat était une juridiction d'exception totalement sous la tutelle du pouvoir éxécutif

(elle fut supprimée par François Mitterrand au début des années 80). Les poursuites ne

pouvaient être engagées que sur ordre écrit du Ministre de la Justice. La durée de la garde

à vue pouvait atteindre 10, voire 15 jours, de plus des perquisitions et des saisies

pouvaient être organisées sur tout le territoire et à toute heure du jour ou de la nuit. Les

cinq magistrats étaient nommés par décret pour deux ans (renouvelables). Une fois

l'enquête finie, le chef de l'Etat devait signer un « décret de mise en accusation » pour

renvoyer le ou les prévenus devant leurs juges (dans ce cas, cela n'eut jamais lieu).

• Première vague d’arrestations (29/11-1/12)

Du samedi 29 novembre au lundi 1er décembre, 15 soldats furent inculpés, dont 14

furent détenus3. Huit de ces appelés venaient de Besançon, dont sept étaient ceux qui

avaient déjà été arrêtés au lendemain de la création d'une section syndicale au 19e RG.

Parallèlement à ces inculpations, vingt jeunes étaient interpellés au Mans lors d'une

manifestation organisée par le CDA, un postier de Paris-Brune, alors sous les drapeaux,

fut condamné à 60 jours d'emprisonnement pour avoir possédé des tracts sur l'initiative de

Besançon1, un appelé, militant de la CGT était condamné par le TPFA à trois mois de

forteresse, dont deux avec sursis, pour s'être absenté de sa caserne pour aller à une réunion

syndicale. Deux appelés du 68e RA stationné à Landau passaient également devant le

1
annexe-16
2
Le Quotidien, 2/12/75, La répression dans les casernes, dossier noir, Suppl. à Politique Hebdo n°217,
avril 1976, p. 3-5
3
Libération, 2/12/75, Le Figaro, 2/12/75
90
TPFA pour « coups et blessures à supérieur » (ils s'étaient battus avec des sous-officiers et

des officiers le 15 octobre après une distribution des Bœufs voient rouge2).

Les réactions à ce coup d'éclat furent quasiment passionnelles. La presse de droite

fut d'une partialité totale. L'Aurore du 2 décembre, parlant d'une « longue liste de

coupables », reprenait à son compte sans aucune gêne la théorie du complot international :

« Il apparaît aujourd'hui comme évident que (…) ce sont ceux des forces françaises

en Allemagne qui font l'objet d'une manipulation de la part d'éléments étrangers. »

« Extrêmement actifs, les comités de soldats en Allemagne ont servi de “bases

arrière” à ceux des casernes françaises. Ces derniers reçoivent en outre l'aide de militaires

portugais du SUV. »

On y apprenait également, non sans surprise qu'un « Comité international de soutien

aux soldats français » s'efforçait de coordonner l'aide aux comités de soldats.

Même son de cloche dans Le Figaro du 1er décembre 1975, dans lequel M Pouget

évoquait « l'ennemi intérieur » et déclarait sans hésiter que « depuis quatre ans, de leurs

immeubles de Stockholm, leurs bureaux de Cologne, Heidelberg, Baden etc., des

« permanents » experts en agitation politique ont organisé des congrès, des stages, des

écoles de formation, lancé des consignes et des plans d'opération ».

La position de Philippe Tesson dans Le Quotidien put également surprendre (ce

journal ayant jusqu'ici vu plutôt d’un bon œil les comités de soldats). Il considérait qu'« on

ne peut pas reprocher (au gouvernement) de se défendre et de défendre une institution

dont jusqu'à plus ample informé la majorité de la nation souhaite le maintien. » Il prenait

par contre violemment la défense du Parti Socialiste, dénonçant « l'exploitation politique

que (le gouvernement) fait de l'affaire », « l'assimilation (…) entre socialistes et

“antinationaux” ».

1
Le Quotidien, 1/12/75
2
Le Monde, 3/12/75
91
Le Parti Socialiste se fit entendre par une multitude de canaux. François Mitterrand

déclara que cette histoire n'était qu'une « vilaine affaire » et une « provocation de bas

étage ». Pour Jean-Pierre Chevènement, c'était un prétexte pour « accélérer l'évolution

vers une armée de métier et vers le retour dans l'organisation atlantique »1. Si Gaston

Defferre insista pour repousser toute idée de collusion avec les « groupes gauchistes » et

pour rappeler que les socialistes étaient « pour la défense nationale, pour une armée

efficace et l'(ont) maintes fois prouvé », Michel Rocard maintint par contre le cap en

défendant l'idée socialiste de comités de soldats représentatifs2.

Robert Fabre, président du Mouvement des radicaux de gauche qualifia cette affaire

de « tempête dans un verre d'eau »3.

Etienne Fajon, membre du bureau politique du PC, déclara que cette saisine

confirmait « le caractère antidémocratique du gouvernement », tandis que France

Nouvelle s'élevait contre l'activité des antimilitaristes qui « prétendent en fait séparer

l'armée de la nation »4.

Parmi les “grandes”organisations du mouvement ouvrier, la CFDT fut celle qui

adopta la position de soutien la plus nette. Dans une déclaration faite à la presse le 1er

décembre 19751, elle affirmait qu'il n'était pas question de « subversion internationale »,

mais que « la vérité toute simple est que les appelés ne veulent plus supporter les

conditions matérielles et morales du service militaire actuel. (…) il (leur) appartient

d'élaborer leurs revendications, de définir les méthodes et les formes d'action,

d'organisation et d'expression leur permettant d'obtenir l'adhésion la plus large des jeunes

concernés. » La CFDT exprimait dans cette déclaration « sa solidarité aux soldats inculpés

et arrêtés » et annonçait qu'elle prendrait « les initiatives nécessaires pour exiger l'abandon

des poursuites et la libération des inculpés. »

1
Le Quotidien, 1/12/75
2
Sud Ouest, 2/12/75
3
Le Quotidien, 1/12/75
4
Sud Ouest, 2/12/75

92
• Deuxième vague (3/12)

Une deuxième vague de répression fut organisée dans la matinée du mercredi 3

décembre2. Sur commission rogatoire du juge Gallut, des perquisitions étaient organisées

dans les locaux des UD-CFDT de Bordeaux, Besançon et Chaumont. Des perquisitions

eurent également lieu dans une imprimerie à Dijon (les établissements Lisa) et chez

divers militants (à Strasbourg notamment) et des interrogatoires furent organisés (par

exemple celui d'une journaliste de l'Est républicain qui avait assisté à la conférence de

presse de Besançon). Enfin des syndicalistes furent arrétés, notamment Gérard Jussiaux,

secrétaire permanent de l'Union régionale CFDT de Franche-Comté, qui fut inculpé, de

même qu'un autre responsable syndical et un militant du 19e RG de Besançon3. Le

gouvernement s'intéressait donc maintenant à des civils, qui plus est syndicalistes, ce qui

ne manqua pas de créer un émoi dans le milieu syndical. Edmond Maire réagit vivement

et déclara :

« la CFDT dénonce publiquement cette campagne d'intoxication et de manipulation

qui dépasse largement le seul problème de l'armée. Le pouvoir (…) cherche à réduire les

libertés pour briser les résistances à sa politique néfaste. »4

Il jugea ces perquisitions « d'une gravité exceptionnelle » et estima que cela

traduisait « la volonté du pouvoir de prendre prétexte de quelques textes antimilitaristes

pour viser une organisation syndicale qui mène une action de masse »5.

De son côté, la CGT s'éleva « avec la plus grande vigueur » contre les perquisitions

et appelait ses organisations à « prendre toutes les mesures nécessaires pour exprimer la

réprobation des travailleurs et leur volonté de faire échec à toute nouvelle étape dans

l'escalade contre les libertés. »6

1
Libération, 2/12/75
2
Libération, 4/12/75, L'Aurore, 4/12/75
3
Libération, 6-7/12/75
4
L'Aurore, 4/12/75
5
Libération, 4/12/75
6
L’Aurore, 4/12/75
93
La FEN enfin se déclarait prête à « une riposte unitaire générale ou syndicale »1.

Le jeudi 4 décembre, alors que quatre autres syndicalistes de la CFDT étaient

inculpés et que des perquisitions étaient effectuées aux sièges de l'UL-CFDT de Noisy-le-

Sec et de la CFDT-PTT de Seine Saint Denis2, un appel d'officiers et de sous-officiers

était rendu public dans Libération. Il se concluait par ces mots :

« Les soldats qui vont passer devant les tribunaux ou la Cour de Sûreté de l’Etat

expriment un malaise général qui est aussi le nôtre. Ce mouvement des hommes du rang

pour les libertés démocratiques et syndicales à l'armée, il doit aussi être le vôtre. »

Cet appel, malgré un léger écho dans la presse3, ne devint pas une référence dans le

débat enclenché.

• Une riposte hésitante

Au vendredi 5 décembre, il y avait donc 22 personnes inculpées, dont 21 détenues,

6 civils et 16 soldats. La CFDT organisa ce vendredi une manifestation à Paris qui réunit

entre 4000 et 20 000 personnes. La CGT, comme le Parti Communiste et le Parti

Socialiste avaient refusé d'y participer, soit par crainte d'affrontements avec la police, soit

pour ne pas être associés aux antimilitaristes qui participaient à ce défilé4 (LCR, PSU,

CDA, CAM, IDS, LO…). Le soir-même de la manifestation, la commission éxécutive de

la CFDT publia une déclaration dans laquelle elle remettait vivement en cause le refus de

la CGT et des partis du Programme commun de participer au défilé, ne pouvant

notamment « admettre la manière dont la CGT s'est refusée à prendre ses

responsabilités. »5 Cette non-participation à la manifestation prit d'autant plus de relief que

le samedi 6 décembre, les partis de l'Union de la gauche organisaient une manifestation

1
Sud Ouest, 4/12/75
2
Libération, 6-7/12/75
3
Le Quotidien, 4/12/75
4
Le Monde, 7-8/12/75
5
Libération, 8/12/75
94
contre le nouveau découpage électoral qui réunit 15 000 manifestants, dans laquelle aucun

mot d'ordre ne fut lancé sur les inculpations et les emprisonnements1.

Le 5 décembre, comme la veille, des manifestations locales étaient organisées dans

différentes villes de province, comme celle de Bordeaux où 5000 personnes, selon

l'Humanité du 6 décembre 1975, défilèrent contre la perquisition des locaux de l'UD-

CFDT, à l'appel de la CGT, de la CFDT, de la FEN, du PCF, du PS et du MRG.

De leurs côtés, le CDA, IDS et les CAM rédigèrent ce même jour une déclaration

commune des « mouvements de soutien aux luttes des soldats », qui fut intégralement

publiée dans Libération des 6 et 7 décembre. Ils y déclaraient qu'ils mettraient tout en

œuvre « pour que vive et se développe le mouvement des soldats, pour que se réalisent ces

perspectives d'organisation (…) pour que l'ensemble de la gauche et du mouvement

ouvrier prenne en charge sans réticence, l'aide au mouvement des soldats. »

• Début de conflit entre la CFDT et la CGT

Le 8 décembre, la CGT répondait dans une lettre aux accusations de la CFDT.

Georges Séguy considérait notamment que la déclaration de la CFDT « porte contre la

CGT des accusations inadmissibles, sans aucun fondement ». A propos de la

manifestation, il y écrivait que la CFDT avait « opté pour une décision unilatérale,

appuyée par les groupes gauchistes (…). Persévérer dans une semblable attitude envers la

CGT et la gauche reviendrait à poser la question du choix » que faisait la CFDT de ses

alliés. La CGT demandait par la suite à la CFDT de préciser ses positions sur plusieurs

points. Etait-elle d'accord avec le fait que « toute unité d'action en cette matière suppose

une condamnation catégorique et explicite des agissements antimilitaristes irresponsables

des groupes gauchistes et leur exclusion de toute initiative d'action » ? Refusait-elle

effectivement, comme la CGT, « de substituer à la lutte syndicale revendicative une action

d'une toute autre nature de caractère strictement politique » ? Et de manière plus générale,

1
Rouge n°327, 19/12/75
95
la CGT souhaitait qu'une initiative commune (fasse) l'objet de consultations appropriées

en vue d'une rencontre et d'une décision commune engageant à part entière, et sur une

base claire, la responsabilité de chaque formation. »1

Une réunion inter-syndicale était prévue le lendemain-matin à 10 h, mais elle ne se

tint pas, la CGT refusant d'y participer2. La CFDT répondait assez habilement à la lettre de

la CGT :

« Les forces populaires ne doivent pas tomber dans le piège de la division. Elles

sont fondamentalement d'accord pour mener la lutte sur les revendications prioritaires et

combattre la politique du pouvoir ; d'accord pour défendre les libertés syndicales

menacées ; d'accord pour condamner l'antimilitarisme. Le seul problème existant entre

elles, sur la forme d'expression et d'organisation des militaires de carrière ou appelés, ne

doit pas être une pierre d'achoppement à leur union. Les travailleurs ne le comprendraient

pas. »3

Mardi 9 décembre au soir, on comptait 34 inculpés dont 23 détenus, 19 militaires et

15 civils. Cinq dossiers étaient alors ouverts4.

1) Besançon et Cazaux : 24 inculpés, 16 militaires-8 civils, 19 détenus

2) tracts du Parti Communiste International : 2 inculpés civils en liberté

3) tracts distribués en RFA : 2 inculpés civils détenus

4) tracts distribués à Verdun : 2 inculpés civils détenus

5) Chaumont : 4 inculpés, 3 militaires-1 civil, tous en liberté

Le mercredi 10 décembre, la polémique inter-syndicale se poursuivit. Georges

Séguy utilisa face à la presse une formule qui devait être maintes fois reprise : « Nous ne

sommes pas des inconditionnels de la solidarité intersyndicale. » Et il continuait en

expliquant que :

1
Le Monde, 10/12/75
2
La Croix, 10/12/75
3
Le Monde, 10/12/75
4
Le Monde, 10/12/75 et 11/12/75 et pour le détail des inculpations voir : La répression dans les
casernes, dossier noir, Suppl. à Politique Hebdo n°217, avril 1976
96
« Nous reconnaissons à nos alliés le droit d'avoir des positions différentes des

nôtres, y compris celui de se fourvoyer dans des aventures si cela leur plaît. Mais il ne

saurait être question, au nom de je ne sais quelle confraternité, de nous faire cautionner ou

épouser des thèses ou des activités diamétralement opposées à nos conceptions et à notre

sens des responsabilités. »

La principale des questions que Georges Séguy souhaitait poser à la CFDT

concernait « la position de la CFDT vis-à-vis des groupes gauchistes » qui seraient

parvenus à s'introduire « dans la CFDT jusqu'à des postes relativement élevés sans

rencontrer de résistances »1.

• La diversité des soutiens

La poursuite des inculpations entraîna une profusion d'initiatives de soutien. Des

manifestations ou rassemblements locaux furent organisés un peu partout, de multiples

pétitions furent signées (comme par exemple à Besançon où 350 employés municipaux

signèrent pour protester contre l'inculpation d'un de leur collègues2). Un autre exemple de

cette profusion de soutiens multi-formes nous est donné par le maire de Chaumont qui

s'éleva lors du conseil général de la Haute-Marne contre les conditions de détention des

emprisonnés, cette déclaration provoquant la sortie du conseil du préfet3.

Les femmes et les homosexuels intervinrent également à l’occasion de cette affaire.

Le Mouvement pour la libéralisation de l’avortement et de la contraception (MLAC)

distribuait un tract en décembre, dans lequel il dénonçait l’inculpation parallèle de six

militantes du MLAC et remarquait que « la répression frappe les femmes travailleuses,

comme elle frappe les soldats et les militants syndicalistes emprisonnés pour “atteinte au

moral de l’armée”. »4 Le 15 février1976, à l’occasion de la manifestation à Paris, la

tendance Politique et quotidien du Groupe de libération homosexuel apportait son

1
Le Monde, 11/12/75
2
Le Monde, 10/12/75
3
Le Monde, 10/12/75
4
archives LCR-3.4
97
« soutien total au mouvement des soldats et (exigeait) la libération des soldats et

syndicalistes emprisonnés »1. Il consacrait son tract à la description de la manière dont,

pour « former des citoyens dociles et bien intégrés dans la société capitaliste », l’armée

réprimait la sexualité des jeunes sous les drapeaux, et plus particulièrement des

homosexuels.

Un appel de personnalités, initié par le Comité national pour la libération des

emprisonnés2, fut mis en place3. Considérant que « le pouvoir veut (…) interdire l'exercice

des droits démocratiques à l'armée, et s'attaque par là-même à l'ensemble du mouvement

ouvrier et démocratique, comme le montrent ses récentes déclarations (…) Les signataires

de cet appel demandent la cessation des poursuites engagées, la levée de toutes les

inculpations et la libération immédiate des emprisonnés. Ils apportent leur soutien à tous

les soldats qui luttent pour la reconnaissance de leurs droits démocratiques, notamment le

droit d'association au sein de l'armée. »

• La recherche difficile de l’unité

Les 11 et 12 décembre, un certain nombre de soldats furent remis en liberté,

notamment à Cazaux et à Besançon4. Le vendredi 12 décembre, un nouveau dossier fut

ouvert et trois personnes supplémentaires furent inculpées, elles avaient été arrétées le 7

décembre à la frontière franco-suisse alors qu'elles étaient en possession de tracts

antimilitaristes. Cela amenait le nombre d'inculpés à 37, dont 19 militaires et 21 détenus5.

On peut se demander pourquoi des libérations intervinrent aussi rapidement, Antoine

Comte nous propose une explication :

1
archives LCR-3.5
2
Ce comité regroupait notamment le PSU, la LCR, l'OCR, LO, la GOP, IDS, le CAM, le CDA, le
MAJ, Témoignage Chrétien, Politique Hebdo…
3
Le Monde, 10/12/75 et voir l’annexe-17
4
Le Quotidien 13-14/12/75, Le Figaro, 13-14/12/75
5
Le Monde 14-15/12/75, Libération 13-14/12/75
98
« J'ai toujours pensé que la Cour de Sûreté de l'Etat était, plus cyniquement encore

que d'autres juridictions, un instrument de pouvoir, utilisé par le pouvoir à un moment

donné pour obtenir un effet donné. (…) Dès que la SM a fait remonter du terrain au

gouvernement l'impression que ça avait porté atteinte au développement du mouvement

des soldats, des mises en liberté ont eu lieu. »1

Le même jour, le comité de liaison mis en place entre les signataires du programme

commun se réunissait pour décider des initiatives à prendre. Avant cette réunion unitaire,

le PS s'était réuni le matin avec la CFDT pour discuter de la situation. Ils avaient publié

une déclaration dans laquelle ils expliquaient qu'« en s'attaquant à la CFDT après avoir

tenté de mettre en cause le PS, le gouvernement a cherché à faire diversion et à masquer

son incapacité à résoudre les problèmes posés au pays. » C'est pourquoi « les deux

organisations s'emploieront à réunir les conditions qui permettent de rassembler dans une

action commune l'ensemble des forces de gauches politiques et syndicales. »2 De fait

existaient deux axes : un axe PCF-CGT solide et un axe PS-CFDT hésitant du côté du PS.

Le PS s'efforça dans la réunion du comité de liaison d'aboutir à une prise de position

qui permette à la CFDT de s'associer au cadre unitaire. La déclaration qui en sortit, était

centrée sur les problèmes économiques et sociaux généraux, dénonçant la saisine de la

Cour de Sûreté de l’Etat comme une « diversion grossière ». Si les trois partis présents

réaffirmaient « leur solidarité avec les soldats, officiers, sous-officiers, qui, en tant que

citoyens veulent bénéficier et exercer, de manière responsable, les droits d'expression,

d'information et d'association garanties par la Constitution », ils s'empressaient de rappeler

qu'ils n'avaient « rien à voir avec les objectifs et les méthodes des groupes minoritaires

antimilitaristes ». C'est pourquoi, ils appelaient « tous les démocrates (…) à condamner le

recours à la Cour de Sûreté de l’Etat (…) ; à obtenir les mises en liberté conformes aux

dispositions légales »1.

1
entretien-9 p. 57
2
Le Monde, 14-15/12/75
99
Le comité de liaison proposait que se réunissent lundi 15 décembre le PCF, le PS, le

MRG, le PSU, la CFDT, la CGT et la FEN afin qu'ils décident de l'initiative à prendre. Il

va sans dire qu'il était capital pour la gauche de retrouver son unité, après les querelles

publiques incessantes qui eurent lieu entre la CFDT et la CGT, et qui au bout du compte

profitaient surtout à la droite et au gouvernement. Le choix de centrer leur attention sur la

politique globale du gouvernement (qui fut maintenu jusqu'à l'apaisement autour de cette

affaire) s'expliquait sans doute par la volonté de contre-attaquer et de changer de terrain,

la question de l'antimilitarisme et de l'armée étant source de divisions et susceptible de les

amener à être associés aux antimilitaristes.

Le dimanche 14 décembre, quatre civils étaient inculpés et écroués. Le juge Gallut

ouvrait par la même occasion les septième et huitième dossiers (une distribution de tracts

par une obscure « Union ouvrière pour l'abolition de l'esclavage salarié » et une

distribution de tracts par le CAM de Nîmes). Cela portait à 41 le nombre d'inculpations,

dont 24 incarcérations2.

• Le 15 décembre, une journée-clé

Le lundi 15 décembre fut une journée riche en événements. Il fut organisé la

troisième vague de perquisitions et d'arrestations. Les sièges du PSU, de la LCR et de

Révo étaient perquisitionnés et des documents saisis. Ce fut également le cas de locaux en

province et de militants de ces mêmes organisations, ainsi que des militants de la CFDT (à

Besançon et à Clermont-Ferrand). De nombreuses personnes furent arrétées et interrogées

(elles furent pour la plupart relâchées dans la journée), des responsables locaux

d'organisations, mais aussi Alain Krivine et Antoine Artous du bureau politique de la

LCR, Claude Bourdet, éditorialiste de Témoignage Chrétien et membre de la direction

nationale du PSU et Bertrand Jullien et Roger Foirier du bureau national d'IDS1. Après la

première vague des 29-30 novembre, centrée sur les affaires récentes, celle du 3 décembre

1
Le Monde, 14-15/12/75
2
Sud Ouest, 15/12/75, Le Figaro, 15/12/75
100
dirigée contre les syndicalistes, celle-ci était clairement dirigée contre les antimilitaristes

et l'extrême gauche.

La réunion des sept organisations se tint comme prévu le lundi matin2. Il n’y eut pas

de tergiversations et le débat porta tout de suite sur les questions qui faisaient désaccord :

le cadre unitaire allait-il reconnaître que la CFDT était particulièrement visée dans la

répression ? Et allait-il soutenir franchement les soldats et les civils poursuivis (PCF et

CGT s'y opposant farouchement) ? La discussion portait sur ces points quand la nouvelle

des “perquisitions-arrestations-interrogatoires” arriva. Le PSU proposa aussitôt une

motion :

« Les sept organisations réunies le lundi 15 décembre, informées des perquisitions

au siège du PSU et de l'interpellation de deux membres de son Bureau national, élèvent

une vive protestation contre cette nouvelle atteinte aux libertés qui manifeste l'aggravation

de la politique répressive du pouvoir. »

Après un court débat, dans lequel personne ne soutint cette proposition, une

suspension de séance eut lieu. Un paragraphe dans la déclaration fut proposé afin de

satisfaire le PSU :

« Les Organisations signataires ont déjà dénoncé dans les derniers jours les

tentatives de les amalgamer à des groupes ou à des activités antimilitaristes et

irresponsables avec lesquelles elles n'ont rien à voir.

« Aujourd'hui même, la poursuite de la répression gouvernementale et l'escalade de

la provocation policière consituent une nouvelle étape de la même manœuvre pour tenter

de discréditer le mouvement syndical et démocratique et porter de nouvelles atteintes aux

libertés. »

Paragraphe auquel était rajouté la demande de « levée des inculpations devant la

Cour de Sûreté de l’Etat »3.

1
Libération, 16/12/75
2
Tribune Socialiste n°683, 21-28/12/75
3
annexe-19
101
Le PSU ne s'y retrouva pas, considérant que le texte laissait planer le doute sur le

fait de savoir si le PSU était l'objet ou le sujet de la « provocation ».

Le débat qui suivit eut pour centre la CFDT. La proposition retenue faisait mention

de « perquisitions dans les locaux d'organisations syndicales », sans citer la CFDT, sans

claire dénonciation des attaques dont elle était l'objet. Une nouvelle suspension de séance

fut organisée, après laquelle la CFDT revint et annonça qu'elle considérait que l'accord

s'était fait « sur des bases claires ». Après une dernière tentative pour modifier le texte, le

PSU quitta la salle.

Le texte fut comme prévu centré sur la politique « anti-sociale » du gouvernement et

une manifestation unitaire était décidée pour le jeudi 18 décembre.

Le soir du 15 décembre, un meeting unitaire du Comité national pour la libération

des emprisonnés était organisé à la Mutualité1. Cinq mille personnes selon Rouge n°327

du 19/12/75 y participèrent. Le Comité appela à participer à la manifestation du 18

décembre. Mais de leur côté aussi, les organisations d’extrême gauche se divisaient dans

l’ombre cette fois-ci. IDS notamment, semblant considérer qu’elle se trouvait, à la suite de

Besançon, en tête de ligne, eut tendance à faire cavalier seul2.

• La manifestation et la relance de la polémique

Le mardi 16, Pierre Halbwachs, ancien résistant, déporté à Büchenwald, fils d'un

ancien président de la ligue des droits de l'homme, était arrêté et gardé à vue pour son

statut de directeur de publication de Lutte Antimilitariste3. Le 17 décembre Bertrand

Jullien était inculpé4, et le 18 décembre trois civils supplémentaires l'étaient également.

1
voir l’appel de la LCR à ce meeting, annexe-18
2
archives LCR-3.3
3
Libération, 17/12/75
4
Le Figaro, 18/12/75
102
On obtenait ainsi jeudi, jour de la manifestation, le total de 45 inculpés dont 26 étaient

sous mandat de dépôt1.

Ce jeudi, la « journée nationale d’action pour la défense des revendications des

travailleurs et pour les libertés » se concrétisa par des manifestations dans de nombreuses

villes de province, par des débrayages dans certaines entreprises comme à la SNCF ou à

l’EDF, alors que la CGC organisait parallèlement des réunions et des grèves (dont une qui

paralysa le port de Marseille) sur ses propres mots d’ordre2. A Paris, 30 000 personnes

environ selon Le Monde du 20 décembre, défilèrent derriêre deux cortèges différents.

22 000 aux côtés des six partenaires ayant appelé à la mobilisation et 12 000 sous les

banderoles des organisations d’extrême gauche regroupées dans le Comité national pour

la libération des militants et soldats emprisonnés. Du point de vue numérique la

manifestation fut un succès, mais les divisions ternirent l’image de cette mobilisation et en

affaiblirent l’impact, d’autant que des dissonances se firent également entendre au sein du

cortège des syndicats et partis de gauche. Si tous se retrouvèrent derrière un assez radical

« Ponia, fasciste, démission ! », CGT et PCF mettaient l’accent sur les revendications

sociales, alors que PS et CFDT abordaient essentiellement la question des inculpations et

des comités de soldats3. Peu après la manifestation, Amnesty International demandait au

Président la libération des inculpés4.

Loin d’apaiser les conflits, la manifestation fut l’occasion d’une relance de la

polémique entre CGT et CFDT. Le soir-même de la mobilisation, Edmond Maire

accordait un entretien au Monde, dans lequel il estimait que la CGT était « non pas sur une

ligne unitaire mais sur la ligne du parti communiste » et que l’attitude récente de la CGT

traduisait « une régression sérieuse »1. Cette déclaration agressive ne resta pas sans

réponse et le lendemain, un membre socialiste du bureau confédéral de la CGT (M.

Laroze) voyait, dans l’Humanité du 20 décembre, « dans les déclarations d’Edmond

1
Le Monde, 20/12/75
2
L’Aurore, 19/12/75
3
Le Monde, 20/12/75
4
Le Point n°170, 22/12/75

103
Maire, la propension de la CFDT de céder aux gauchistes et l’expression d’une volonté de

prendre ses distances par rapport à l’unité d’action ». Le 22 décembre, lors d’une

conférence de presse, la CFDT rectifiait le tir, dirigeant ses attaques contre le pouvoir,

considérant qu’il y avait un « glissement progressif du régime giscardien vers

l’autoritarisme »2, déclarant que l’accord signé le 15 constituait une « bonne base de

départ, unitaire, à élargir encore »3. Elle annonçait enfin le lancement d’une pétition

nationale pour les libertés, notamment pour la levée des inculpations et la libération des

emprisonnés4, et elle mettait en place un collectif unitaire des organisations de jeunesse

(sans les organisations proches du PCF) qui demandait « la reconnaissance des droits

démocratiques au sein de l’armée, notamment les droits d’information, d’expression et

d’association. »5

• « L’affaire de la Cour de Sûreté de l’Etat » se tasse sans vagues

La manifestation du 18, près de trois semaines après la saisine de la Cour de Sûreté

de l’Etat, concluait la phase ultra-active des perquisitions et des réactions. Il fallut attendre

le 5 mars 1976 pour que le dernier inculpé soit libéré. Entre-temps d’autres inculpations

furent prononcées : une le 21 décembre, une le 22, deux le 15 janvier et quatre le 20 de ce

même mois, ce qui amena le nombre d’inculpations à 536. Le maintien en détention

d’inculpés fut une source importante de protestations, ainsi Libération mit en gros titre :

« Seize détenus pour noël »7. Ils étaient 22 à être détenus le 21 décembre, 14 dix jours

plus tard, 8 le 20 janvier et Jacques Stambouli fut le dernier à être libéré, plus d’un mois

après8.

1
Le Monde, 20/12/75
2
L’Aurore, 23/12/75
3
L’Humanité, 23/12/75
4
archives CFDT-12
5
archives CFDT-14
6
L’Humanité 22/12/75, Libération 23/12/75, Le Quotidien 16/1/76, Le Figaro 21/1/76
7
Libération 23/12/75
8
L’Humanité 22/12/75, La Croix 31/12/75, Le Figaro 21/1/76, Le Monde 8/3/76
104
Dans la deuxième quinzaine de décembre, la campagne de soutien se poursuivit par

le biais du Comité national pour la défense des inculpés, qui organisa notamment une

manifestation le 31 décembre aux Champs-Elysées1, mais elle perdit de sa visibilité. Il

apparut de plus en plus clairement que les dossiers étaient vides, que le gouvernement

n’avait pas forcément les moyens d’aller jusqu’au bout et que cette saisine s’apparentait à

un coup de bluff. Cela fut confirmé par l’action de 22 avocats de la défense (sur 25), qui

rendirent illégalement publics fin décembre les dossiers d’instruction2, et qui logiquement

(et unanimement cette fois-ci) demandèrent solennellement un non-lieu le lundi 25 janvier

au juge Gallut3.

Stimulée par un sondage SOFRES qui révélait que 43 % des Français contestaient la

compétence de la Cour de Sûreté de l’Etat à l’égard des inculpés dans les affaires de

créations de comités de soldats, contre 29 % qui considéraient qu’elle devait être saisie,

alors que 28 % n’émettaient pas d’opinion4, la CFDT demanda au gouvernement de

s’expliquer « clairement, publiquement et vite » sur les buts des inculpations, ayant eu

écho « d’informations inquiétantes », laissant entendre que les dirigeants centraux de la

confédération étaient visés5. La Ligue des droits de l’homme s’associait par ailleurs aux

organisations demandant la levée des inculpations et mettait en cause la Cour de Sûreté de

l’Etat en tant que telle6. Le 8 janvier, la CFDT eut un entretien d’une heure et demi avec

Jacques Chirac qui leur assura que la CFDT n’était pas visée en tant que confédération,

mais il n’annonça cependant aucune libération7.

Les débats et la campagne du comité se poursuivirent jusqu’à la fin février (comité

qui fut maintenu au-delà du mois d’avril). Une manifestation regroupant 10 000 personnes

fut organisée le 15 février à Paris, un appel signé par 22 personnalités demandant à être

inculpés pour démoralisation de l’armée fut rendu public le 11 février (avec notamment

1
Le Monde, 2/1/75
2
archives personnelles-17
3
Le Monde, 6/1/76
4
sondage SOFRES paru le 29/12/75 dans le Midi libre
5
La Croix, 31/12/75
6
La Croix, 31/12/75
7
Le Monde, 9/1/75
105
Sartre, Bedos, Vidal-Naquet, Foucault…)1, mais l’écho rencontré dans les médias et dans

l’opinion fut minime. Le vendredi 20 février se tint un dernier meeting à la Bourse du

travail (MRG, PCF, PS, PSU, CFDT, CGT, FEN)2, mais la CFDT et la CGT en étaient

déjà aux bilans. Dans Le Peuple n°982 du 1er au 15 février, la CGT justifiait son attitude

durant le mois de décembre en rendant compte jour après jour des positions qu’elle avait

adoptées, en les modifiant cependant légèrement, se montrant plus unitaire et plus

attentive au sort des soldats qu’elle ne l’avait été réellement3. La CFDT quant à elle

consacrait son n°273 de “Cadres et profession” de mars et avril 1976 à « la condition

militaire ». Edmond Maire adoptait l’attitude opposée, ce renversement des rôles après-

coup n’est d’ailleurs pas inintéressant. Il se félicitait que « les forces politiques et

syndicales de gauche (aient) su dépasser les contradictions secondaires portant sur les

problèmes de l’armée que le gouvernement aurait voulu mettre au centre du débat pour

nuire à l’union des forces populaires »4. Il faisait aussi partiellement son mea culpa en

remarquant que :

« la CFDT a compris plus tôt que d’autres une nouvelle aspiration encore

embryonnaire et a tenté de l’exprimer même si la forme a parfois été maladroite. »5

La conclusion définitive de la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat intervint deux

années plus tard dans l’indifférence quasi-générale. Ce fut un non-lieu qui fut prononcé le

25 août 1978 pour les 35 derniers inculpés6.

Mais pour l’heure, cette affaire avait réussi à stopper au moins temporairement

l’extension des comités, avait renvoyé le mouvement sur sa défensive, avait anéanti les

perspectives à court terme de syndicat de soldats et même de coordination nationale :

« l’âpre polémique qui a divisé le front syndical face aux menées policières de l’hiver a

aussi pesé négativement sur les espoirs des comités. Aucune illusion n’est possible, la

marche triomphale au syndicat de soldats qu’espéraient certains devra devenir une longue

1
Témoignage Chrétien, 19/2/75
2
voir l’appel à ce meeting, annexe-20
3
ce document n’en constitue pas moins une source intéressante sur le conflit qui a opposé la CGT
et la CFDT à cette occasion
4
Cadres et profession, n°273, mars-avril 1976, p8
5
Cadres et profession, n°273, mars-avril 1976, p9
6
archives CFDT-18
106
progression pleine d’embûches. Tout à fait prêts à reprendre le combat quotidien à la

caserne ou à la base, les soldats combatifs se montrent beaucoup plus réticents dès que

leur action semble s’engager sur la voie de l’épreuve de force politique. (…) comment

préparer (les assises nationales), alors que les contrecoups de la répression se font encore

sentir dans la vie des groupes de caserne et, surtout, quand les confédérations somment

leurs organisations de base de garder leurs distances avec les soldats ? »1

1
Bernard DOCRE, Patrick MARS, Dossier M …comme militaire, collection Confrontations, Ed.
Alain Moreau, Paris, 1979, p 168
107
II. Les comités de soldats, entre marginalité et

audience de masse

« Des comités de soldats se sont constitués à l’heure actuelle, dans

près d’une centaine de casernes et de bases, en France comme en

Allemagne de l’ouest. Plus ou moins actifs et solides selon la période et

la dureté de la répression à laquelle ils sont soumis, ils parviennent, dans

leur majorité à publier un journal de caserne et à faire un travail

d’agitation quotidienne qui leur vaut l’adhésion de la masse des

soldats »1

La difficulté à laquelle il faut faire face est la quasi-absence de sources écrites sur

l’activité à l’intérieur des casernes. Cette activité étant clandestine, tout était codé, tout se

faisait par oral. Les consignes pour les militants de la LCR étaient claires. En introduction

du guide du militant dans l’armée paru en 1973, le FSMAR précisait bien que :

« En aucun cas (ce guide) n’est une pièce d’archives. Au contraire il ne faut avoir

aucun scrupule à le détruire. (…) Ce précepte est valable pour tout document de ce type,

et en général, pour toute l’activité dont il est ici question. »1

On dispose de quelques documents internes d’organisations, de quelques bilans de

comités, de quelques brochures approximatives mais l’essentiel de la matière sur laquelle

on peut travailler est constituée d’entretiens et de bulletins de comités.

Un comité de soldats, c’était quoi ?

Tout à la fois un regroupement spécifique de soldats initié par un militant politique

avec une forme d’organisation particulière, un message, des revendications et une

pratique.

1
Armée, des comités au syndicat de soldats, “Coup pour coup” n°4, Suppl. à Rouge n°333, janvier
1976, p. 5
108
Nous aborderons d’abord cette question frontalement en tentant de délimiter les

contours des comités de soldats, leur profil au sein de chaque caserne et nationalement,

puis la manière dont ils s’organisèrent. Les comités de soldats furent porteurs d’un

discours et d’exigences que nous étudierons ensuite, avant de tenter de rendre compte de

l’activité des comités dans leurs casernes, de sa faiblesse et de sa richesse.

1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 1
109
Ch.4 Des groupes de soldats autour de militants

Il ne faut pas se leurrer sur ce que furent les comités. Ce sujet reste délicat dans la

mesure où, comme on l’a déjà dit en introduction, deux conceptions s’opposaient

radicalement à l’époque : gauchistes isolés ou comités de masse ?

Le « comité de soldats » fut d’abord le produit d’évolutions et de débats. Ce fut une

structure souple, peu formalisée, associant entre trois et quelques dizaines de soldats. Les

comités étaient intimement liés aux organisations d’extrême gauche investies dans

l’armée, qui leur imprimaient un certain profil. Dans les casernes, bases navales ou bases

aériennes, le comité n’était pas socialement représentatif du contingent et cela aboutissait

parfois à un décalage entre le comité et la masse des appelés.

1) Revenir à la genèse politique

Les comités de soldats auraient pu ne jamais exister. Il aurait pu ne rien y avoir ou

seulement des noyaux d’organisations d’extrême gauche. La forme « comité de soldats »

fut le produit d’une évolution et de débats qu’il convient de retracer.

Dans les années qui suivent 1968, la plupart des militants d’extrême gauche

multipliaient les sursis avant d’aller à l’armée et tentaient pour beaucoup d’y échapper en

se faisant réformer. La quatrième des 21 conditions d’admission à l’Internationale

communiste :

« Le devoir de propager les idées communistes implique la nécessité absolue de

mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes. Là

où la propagande ouverte est difficile par suite de lois d’exception, elle doit être menée

illégalement ; s’y refuser serait une trahison à l’égard du devoir révolutionnaire et par

conséquent incompatible avec l’affiliation à la troisième internationale »1

1
Manifeste, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste de
1919 à 1923, bibliothèque communiste librairie du travail, Ed. la Brêche, Paris, 1984
110
cette quatrième condition, n’était pas vraiment respectée. Dans son manifeste en

janvier 1972, la LC accordait trois pages sur 170 à l’armée1, elle y énonçait une série de

revendications, des plus matérielles (solde à 300 F par mois, gratuité des transports) aux

plus idéologiques comme la demande de « formation militaire effective des appelés » et

du « droit au service militaire pour les femmes », revendications qu’on ne revit jamais

dans aucun bulletin et dans aucune plate-forme. Cette prise de position n’engageait pas

vraiment la LC qui n’avait aucune activité antimilitariste.

Ce fut cependant la première organisation2, suivie de peu par Révo, à envisager une

activité dans l’armée. C’est dans le courant de cette année 1972 que le débat fut lancé3 et

qu’une intervention prit forme. Comme le reconnaît assez franchement Patrick Petitjean

pour Révo4, loin des schémas stratégiques grandioses qui furent mis en avant, le

lancement d’une activité antimilitariste correspondit avant tout à la volonté des

organisations d’extrême gauche d’épouser la radicalité qui s’exprimait dans la jeunesse,

notamment scolarisée. Sensibles au décalage immense existant entre l’évolution de la

société en général et de la jeunesse en particulier et l’inertie de l’armée, la LC et Révo

développèrent cette activité autant par révolte spontanée contre cette institution archaïque

que par suivisme envers une sensibilité anti-autoritaire ambiante, envers un « sentiment

antimilitariste d’une ampleur et d’une profondeur extraordinaire » dans la jeunesse

entière, ce sentiment ayant même « une dynamique révolutionnaire au sens où il procède

d’une volonté d’affronter violemment l’Etat et les institutions, où il ne s’oriente pas vers

un aménagement de l’embrigadement de la jeunesse »1. C’est pour occuper cet espace que

Révo lança le CAM et la LCR le CDA.

Cependant cette activité s’inscrivit aussi d’emblée dans une stratégie générale. Au

début des années 70, ces organisations analysaient mai 68 comme une “répétition

générale”, la perspective d'une crise révolutionnaire était envisagée à court terme : « on en

1
Ce que veut la ligue communiste, collection poche rouge, Maspéro, Paris, 1972, p. 148-151
2
confirmé par IDS : François MALBOSC, op. cit. p94
3
archives personnelles-1
4
entretien-6 p. 41

111
discutait en termes de mois, d’années pour les plus tièdes »2. L’état d’esprit de l’époque

est bien résumé dans la formule : « l'histoire nous mord la nuque »3. Dans ce « moment

d’affrontements violents probables avec la bourgeoisie, l’intervention antimilitariste

permanente des marxistes révolutionnaires vient au premier rang de leurs préoccupations

théoriques et pratiques »4. L’objectif pour le FSMAR était de « mettre en œuvre dès

maintenant les moyens qui permettront, le moment venu, de neutraliser l’armée du capital.

Paralyser, démanteler, l’armée bourgeoise ! c’est de rien moins que cela qu’il s’agit. »5 Il

se fixait cinq objectifs :organiser les appelés, imposer l’exercice de droits démocratiques,

dénoncer sans relâche l’ordre des casernes, lutter contre la préparation à la guerre civile et

contribuer à l’armement du prolétariat6.

C’est dans cette perspective qu’il fallait créer des "noyaux communistes" dans les

casernes afin qu’au moment de l’affrontement révolutionnaire, de la dualité de pouvoir, le

contingent se solidarise avec les travailleurs. C’est encore pour préparer cet affrontement

qu’il convenait d'apprendre à se servir des armes : "on te donne un fusil, prends-le". Dans

la perspective communiste classique (Lénine et la troisième Internationale), l’armée

régulière devait être démantelée lors du processus révolutionnaire et remplacée par

l’armement des travailleurs. Le travail que s’assignait la LC à l’intérieur de l’armée

devait se développer « sur l’intégralité du programme marxiste révolutionnaire », il

consistait à organiser « la propagande communiste et la démoralisation révolutionnaire

dans le contingent »7. C’est pour remplir cette fonction que la LC avait déjà créé le

FSMAR fin 72 et Révo l’ARS. Ces structures n’avaient pas pour vocation d’organiser

largement les appelés comme ce fut l’ambition des comités de soldats, mais seulement les

révolutionnaires. C’est aussi dans cette perspective que la LCR tenta d’infiltrer les centres

névralgiques de l’armée : commandement, troupes d’élite etc.

1
archives personnelles-2
2
Charles PAZ op. cit. p. 18
3
entretien-8 p. 52
4
archives personnelles-2
5
annexe-21, p. 10
6
annexe-21, p. 11-17
7
archives personnelles-2
112
Ainsi en 1972 et 1973, sur la base d’une analyse assez gauchiste de la situation,

prévalut cette articulation entre des comités visant à être les réceptacles de tous les jeunes

radicalisés sur la question de l’armée au niveau civil, et des petits noyaux totalement

clandestins de militants révolutionnaires, « simples excroissances des groupes d’extrême

gauche »1, faisant de la propagande au sein de l’institution militaire, notamment en faveur

de la réduction du service militaire au temps des classes et de l’apprentissage réel du

maniement des armes2 :

« D’une part, la Ligue Communiste popularise et s’efforce de concrétiser ses

positions marxistes-révolutionnaires en matière d’antimilitarisme : à savoir l’effort

permanent pour diffuser les idées révolutionnaires dans le contingent (…). Les militants

de la Ligue Communiste appelés jouent donc un rôle d’animateurs politiques dans le

contingent, propageant les analyses marxistes-révolutionnaires du militarisme bourgeois,

se tenant à la tête des luttes revendicatives des appelés lorsqu’elles éclatent.

« D’autre part, la Ligue Communiste envisagera la possibilité de développer chez

les civils un mouvement de masse de soutien aux luttes des appelés et de mobilisation

contre l’armée du capital. »3

La tâche essentielle pour les militants de la LC était « de travailler à la formation et

à l’éducation de ce mouvement en (s’)imposant comme son aile marchante et sa colonne

vertébrale »4. Cela correspondait parfaitement à la conception que les groupes d’extrême

gauche avaient de leur place au sein de mouvements plus larges. Au sein des casernes,

l’activité était donc conçue de manière assez élitiste. Le militant politique, seul, devait

gagner l’estime de son régiment :

« Davantage que tout discours politique, l’attitude individuelle du militant peut

jouer un rôle polarisant et médiateur considérable »5

C’est pourquoi il devait savoir jouer le rôle de “délégué syndical”. Une bonne

illustration de cette conception des choses nous est fournie par l’expérience de Jean-

1
François MALBOSC, op. cit. p. 94
2
archives personnelles-2
3
“22 thèses sur la construction du parti”, Quatrième Internationale n°6, mars-avril 1973, p. 11-12
4
archives personnelles-2
5
Bulletin de recherches… op. cit. p. 6
113
François Vilar1. Le militant devait également « repérer les éléments les plus conséquents,

les plus conscients afin de constituer au mieux un noyau communiste, au moins un noyau

militant organisé »2

Durant cette période, les comités de soldats n’étaient pas conçus comme structure

permanente, à construire prioritairement, mais comme des regroupements éphémères « qui

peuvent se constituer sur telle revendication, à telle occasion »3

Les évolutions et les événements corrigèrent ces conceptions. Et en janvier 1976, la

LCR portait un regard critique sur cette période :

« Il est vrai que les premiers comités de soldats ne se sont pas toujours engagés

résolument dans ce travail de masse. Au début, seuls les militants révolutionnaires avaient

le courage et la conviction nécessaires pour s’efforcer de construire ces premières formes

d’organisation : ils se sont parfois laissé tenter par un travail “d’avant-garde” et la

construction de comités de soldats sur la seule base du “pur antimilitarisme” dans laquelle

ne pouvait se reconnaître qu’une minorité de soldats. »4

Cependant, la frontiêre entre deux périodes n’est pas si évidente que cela,

notamment dans la mesure où la génération de militants qui dirigea le travail

antimilitariste au sein des organisations politiques en 1974 et 1975 était directement issue

de cette première époque.

A partir du début de l’année 1974, des embryons de comités se formèrent dans les

casernes. Le plus souvent, ils ne regroupaient que les militants d’extrême gauche, mais à

Toulon ou à Reims se formèrent des comités de soldats plus larges, regroupant au-delà de

la fraction politisée. L’écho rencontré par l’Appel des cent modifia le débat sur la nature

de l’intervention dans l’armée (fraction rouge ou comités larges) : le FCR, comme l’AMR

et Révo, en tirèrent la conclusion qu’il existait la possibilité de développer un véritable

mouvement des soldats, et orientèrent alors plus clairement leurs efforts vers la

1
entretien-4
2
Bulletin de recherches… op. cit. p. 6
3
Bulletin de recherches… op. cit. p. 2
4
Armée, des comités au syndicat… op. cit. p. 8
114
construction de comités au sein des casernes. Dans l’esprit du FCR et de Révo, cela

n’annulait cependant pas la nécessité de développer une intervention directement

révolutionnaire dans l’armée, donc de maintenir le FSMAR et l’ARS.

Ainsi fut mis en place le triptyque antimilitariste de la LCR et de Révo, qui

fonctionna de 1974 jusqu’à la Cour de Sûreté de l’Etat : comités civils (CDA-CAM),

fraction politique (FSMAR-ARS) et les comités de soldats absents jusqu’à présents. IDS

eut pour sa part un fonctionnement particulier. Les débats n’étaient pas pour autant

épuisés. Restait à définir le caractêre plus ou moins public des comités de soldats, leurs

liens avec les syndicats ouvriers et leurs perspectives à plus long terme (syndicat de soldat

ou simple coordination).

Cependant, il convient de faire la part entre la théorie et la pratique. Il était

théoriquement facile de distinguer une fraction rouge de comités larges. Au début de

l’année 1976, Robert Pelletier écrivait que « la base d’adhésion aux comités est plus

élémentaire (que l’Appel des cent) : c’est la volonté de s’organiser indépendamment de la

hiérarchie pour faire aboutir les revendications et défendre ses droits en tant que

travailleur sous l’uniforme »1. On était loin du regroupement des révolutionnaires. Mais la

réalité était en fait tout en nuances. Les méthodes ont partiellement changé, mais

concrètement dans les casernes, les militants faisaient leur possible pour regrouper un

maximum de soldats. Des accusations furent lancés par IDS comme par un courant de la

ligue, contre une partie des militants politiques (Révo et la majorité de la LCR), qui se

seraient satisfaits de ne regrouper que « l’avant garde révolutionnaire » et qui auraient été

défiants vis-à-vis de tout élargissement du mouvement. On trouve encore des restes de ces

positions vingt ans après. Dans sa biographie politique, Gérard Filoche2 reconstitue ainsi

de manière anachronique et approximative le débat qui eut lieu au comité central de la

ligue après l’Appel des cent :

1
Robert PELLETIER, Serge RAVET, Le mouvement des soldats, Les comités de soldats et
l’antimilitarisme révolutionnaire, petite collection maspéro, Maspéro, Paris, 1976, p. 56
2
Gérard FILOCHE, 68-98 histoire sans fin, Flammarion, Paris, 1998, p. 202
115
« Il y eut un débat surréaliste : est-ce que nous continuions l’Appel des cent ou

non ? Une des thèses, gauchiste, il faut bien l’appeler ainsi, stipulait que ce n’était plus

notre affaire, notre rôle était de mettre en œuvre le « vrai » travail antimilitariste, le travail

de regroupement des révolutionnaires en réseau au sein de l’armée dans la perspective de

la révolution. On allait créer un « front des soldats, marins, et aviateurs révolutionnaires »,

un tel « front » devait être strictement délimité autour de la ligue pour des raisons

idéologiques et de sécurité. A l’extérieur des casernes, insistait surtout Alain Krivine, on

ferait vivre un Front de soutien des appelés réprimés et emprisonnés. J’étais ébahi : je

voulais qu’on poursuive l’effort pour promouvoir, obtenir des centaines, des milliers de

signatures, puis qu’on pose la question du droit à un « syndicat de soldats ». Je soutenais

l’idée d’une organisation unitaire de soutien, sorte de comité de défense des appelés. »

Il n’y eut que deux résolutions proposées au vote à ce CC, celle de Gérard Filoche et

celle de la majorité. Dans cette dernière, il n’était évidemment pas question d’arrêter la

signature de l’Appel des cent. Le FCR considérait alors que « la tâche essentielle des

antimilitaristes révolutionnaires dans le contingent est d’impulser les comités de soldats

larges, structures naturelles d’auto-organisation des soldats combatifs », qu’il fallait par

ailleurs « placer les directions syndicales devant leurs responsabilités sur cette question »,

que le FSMAR apparaissait « plus que jamais comme le pôle de regroupement des

révolutionnaires dans le contingent » et qu’enfin il faudrait que « le CDA joue pleinement

son rôle de haut-parleur des luttes du contingent »1. Le point de désaccord avec la

tendance de Gérard Filoche portait sur le syndicat de soldats. Ces derniers considérant que

« la perspective d’un syndicat de soldats peut et doit être posée », la majorité pensant que

cette perspective était prématurée.

Mais il convient de ramener à leur juste place ces prises de positions générales.

Comme le remarque Robert Pelletier : « cela prenait un aspect un peu caricatural vue la

réalité du travail. Sans faire du basisme, le militant dans sa caserne ne se posait pas trop le

problème comme ça : il se posait le problème de regrouper des gens avec lesquels il allait

1
archives personnelles-4
116
pouvoir faire un bulletin, avec qui il allait pouvoir boire un coup le soir, et puis voir les

quatre ou cinq qu'il allait pouvoir emmener à la manif le 1er mai… C'est un débat qui dans

ce milieu-là devient rapidement abstrait. Je ne veux pas dire qu'il est faux, mais... (…)

c'est terrible, parce qu’on a vraiment l'impression de faire ce qu’on peut, et malgré cela, ça

ne colle pas. »1

2) Un comité : quelques soldats et une influence

Un comité de soldats était composé de cercles concentriques. La plupart du temps il

y avait un ou deux militants politiques qui animaient le comité, quelques soldats autour

qui en composaient la chair, puis des couches périphériques de sympathisants.

Le rôle des militants politiques était évidemment central. Ils étaient à l’initiative de

la constitution des comités et par leurs liens avec leur organisation, comme par leur

expérience politique, ils en représentaient le cœur et le cerveau.

Un comité de soldats regroupait en moyenne peut-être entre quatre et six soldats, qui

composaient le noyau dur, c’est-à-dire qui participaient aux réunions, qui prenaient part à

l'organisation d'initiatives, à la rédaction du bulletin.

Dans une brochure publique, la LCR affirmait que les comités « ont réussi à

organiser plusieurs dizaines de soldats en déjouant la répression. En général, ils

regroupent de 8, 10 à 15 militants dans leur unité. »2 Robert Pelletier pense plus

modestement qu'« il y a eu quelques vrais comités de masse » qui ont regroupé « dix-

quinze personnes », ce chiffre étant « un maximum » , mais ils « ont eu beaucoup de mal à

tenir »3. « On avait beaucoup de mal à recruter une frange large. Immédiatement on se

trouvait confronté avec l'ancien de Révo, l'ancien de la GP, le nouveau de la ligue, le mec

1
entretien-1 p. 11
2
Armée, des comités au syndicat… op. cit. p. 8
3
entretien-1 p. 9
117
de la JC un peu gauche »1. La plupart des sources indiquent quand même qu’il y eut des

comités de quelques dizaines de soldats.

Au-delà du comité en tant que tel, il y avait la plupart du temps une frange de

sympathisants, qui voyaient d'un bon œil les activités du comité et qui pouvaient

participer à une initiative quelconque (grève des repas, refus de chanter une chanson, etc).

Dans le régiment de Jean-François Vilar à Verdun avant l’Appel des cent par exemple, le

centre était Vilar, le noyau était composé d'un groupe de 5-6 personnes et les couches

périphériques regroupaient au maximum une soixantaine de personnes2. A Karlsruhe, les

sympathisants comptaient une quarantaine de personnes3.

De l'autre côté, nombreux sans doute étaient les comités qui n'étaient en fait

composés que de deux ou trois militants passablement isolés.

Cela a amené Jean-François Vilar à dire que :

« Si vous me posez la question : « combien le mouvement des soldats, au meilleur

de sa forme avait de militants ? » Je ne parle pas des sympathisants parce que c'est un truc

énorme, mais réellement actifs et fiables, je serais très ennuyé pour vous le dire, quelques

centaines… »4 Le général Bigeard affirmait pour sa part dans Paris Match au début de

l’année 1975 que :

« Ils ne sont quère que 480 militaires sur 570 000 soldats, mais ces 480 font du bruit

comme une centaine de mille »1

Ce qui correspondrait effectivement à « quelques » soldats par caserne en moyenne,

de l’ordre de cinq ou six.

Cette stricte appréciation quantitative ne suffit cependant pas à rendre compte de la

réalité de ces comités. Les quelques militants du comité pouvaient bénéficier d’une

audience au sein de leur caserne qui leur conférait une certaine influence. En certaines

1
entretien-1 p. 7
2
entretien-4 p. 27
3
annexe-10 p. 7
4
entretien-4 p. 33

118
occasions (signature de l'Appel des cent, manifestations…), un ou deux militants avec du

savoir-faire pouvaient mettre en mouvement le reste de leur régiment ou de leur caserne (à

Draguignan, à Verdun…).

Ce faible nombre de membres de comités n’était par ailleurs peut-être pas une

fatalité. Il y avait des limites objectives liées d’abord au caractère clandestin de cette

activité, qui faisait qu’il était difficile de construire des comités larges et dans la durée. La

principale arme utilisée par la hiérarchie était la mutation. Si dans certains cas, cela

pouvait se révéler être une mauvaise opération pour elle comme à Draguignan2, cela

suffisait dans la plupart des cas à démonter les comités et à isoler les militants. En tous les

cas il fallait être discret, les réunions ne pouvaient qu’être restreintes et l’agitation dans la

caserne limitée. Par ailleurs, étant donné l’absence de tradition syndicale dans l’armée

française, le caractère éphémère du service et le profil très à gauche des comités, leur

recrutement avait des limites qu’aucune prouesse militante n’aurait pu repousser.

La manière dont les militants s'y prenaient pour lancer un comité ou une initiative

n'était cependant pas annexe. Cela fut particulièrement visible lors de la signature de

l'Appel des cent. Robert Pelletier en rend compte quand il explique que :

« dans ma caserne on était 3 ou 4 à avoir signé très difficilement, alors qu'il y avait

des casernes où ils avaient signé à 15, 20 ou 30. C'était une façon d'appréhender le travail

qui était complètement différente. Moi je me suis adressé à la faune d'extrême gauche, qui

souvent était composée d’anciens étudiants ou lycéens et qui étaient complètement

“martiens”, marginaux dans la caserne, qui étaient des anti-militaristes intellectuels. Alors

qu'à d'autres endroits, d'autres copains avaient plus fait un travail de fond et avaient fait

signer 15-20 personnes. »3

Il y avait donc selon lui, deux possibilités de militantisme, soit s'adresser au « genre

de militants qu'on rencontrait assez facilement dans les casernes : l'extrême gauche

1
Bernard DOCRE, Patrick MARS, op. cit. p. 156, Robert PELLETIER, Serge RAVET, op. cit. p. 37
2
entretien-1
3
entretien-1 p. 4
119
organisée ou autour »1, soit aller à la rencontre des soldats non politisés. Comme nous le

verrons plus loin, les thèmes et le discours adoptés par les comités rentraient aussi en ligne

de compte.

3) La place des courants politiques

« C'est clair que le rôle principal ce sont les organisations politiques qui l'ont joué et

l'impulsion partait non pas de la base mais des consignes qui étaient faites et des décisions

qui étaient prises par les différentes fractions qui intervenaient sur ce terrain. »2

Ce jugement un peu radical émane d’un militant qui n’était pas organisé

politiquement lors de sa présence sous les drapeaux. Mais il est indéniable, qu’il n'y a pas

eu de génération spontanée de comités de soldats. Tous sans exception étaient initiés par

des militants politiques et une partie en était composée exclusivement. Pour Robert

Pelletier, même les simples syndicalistes « il n'y en avait pas des masses, et à (son) avis ils

sont passés à un moment-donné par une structure politique. »3

La principale organisation présente et animant les comités de soldats fut la LCR. A

côté, l'AMR-PSU (IDS) et Révo (CAM) furent les deux autres courants d'extrême gauche

impliqués dans les casernes. De manière isolée et subsidaire, quelques militants isolés

d’autres organisations participaient le plus souvent à des comités déjà existants.

• chacun son territoire

Les comités ne se réduisaient pas aux militants politiques, les bulletins ne

soutenaient aucune organisation en particulier. Il est donc difficile d’établir une “carte”

précise des comités d’un point de vue politique. La LCR a animé une majorité des

1
entretien-1 p. 4
2
entretien-8 p. 53
3
entretien-1 p. 9
120
comités. C’est sûr en ce qui concerne Brest, Carcassonne, Karlsruhe, Mérignac, Reims,

Soissons, Spire, Toulon, Tübingen, Verdun et Versailles par exemple.

Pour Alain Brossat (LCR), les militants d'IDS « ne représentaient pas grand-chose

dans le mouvement, dans les comités. Ils ont plutôt joué un jeu tactique. »1 C'est aussi

l'avis de Patrick Petitjean (Révo-CAM) :

« Notre impression subjective était qu'il n'y avait pas beaucoup de travail réel du

PSU dans les casernes, qu'ils ne représentaient pas grand chose, mais qu'ils arrivaient à

occuper l'espace public. Ils emmenaient le plus petit groupe de soldats dans les manifs du

1er mai. »2

Selon Claude Poizot cependant, IDS fut bien présente dans les casernes, notamment

à Romilly, à Toulon, à Aix, à Evreux, à Nancy et bien sûr à Besançon3. Cette liste faite de

mémoire n'est pas exhaustive et est discutable en ce qui concerne Nancy et Toulon. On

peut cependant y rajouter Chaumont et le Bourget-du-lac. Patrick Silberstein fait même

une estimation très optimiste de la présence d'IDS (donc pas uniquement l'AMR) dans les

casernes, puisqu'il parle de « quelques dizaines de militants sous les drapeaux »4

Selon Jean-François Vilar (LCR), Révo a toujours été extérieur au mouvement des

soldats, n'aurait pas vraiment été présent dans les comités5. « Même avec des gens assez

proches, (Patrick Petitjean) ne pense pas qu'ils aient eu plus de 20 à 30 personnes dans

l'armée en même temps. »6 Jack Toupet (CAM) en fait une estimation plus optimiste :

« Je ne me souviens plus de combien il y avait de personnes encartées à cette

époque, à mon avis c'était plutôt de l'ordre de 50, 70, mais ce n'est pas très fiable comme

chiffre. Dans les réunions, il n'y avait pas 30 bidasses ou 50 au même moment, au même

endroit. Il y avait des réunions de 10, de 15, de 20… au mieux. »7

1
entretien-2 p. 14
2
entretien-6 p. 42
3
entretien-7 p. 46
4
entretien-10 p. 59
5
entretien-4 p. 29
6
entretien-6 p. 42
7
entretien-8 p. 52
121
On peut être sûr que le CAM anima des comités à Saint-Cyr, à Tours, à Nancy (en

même temps que le PCF) et à Briançon.

IDS les mit énormément en avant, mais il semble qu’il y ait eu très peu de JS, de JC,

et de syndicalistes. Il y eut quelques militants isolés, mais c’était marginal et sans

implication des organisations. On peut quand même relever trois exceptions pour la JC :

Nancy (avec l’initiative du 17 février), Montlhéry (à partir de janvier 1976) et Marseille

(début 75)1. Un militant de la LCR, membre du comité de Marseille, considérait que

« l’attitude prise par le PC à Marseille est une nouvelle manière de répondre aux

contradictions que lui pose le développement des luttes dans les casernes. Marseille est

pour l’instant l’exception. Mais nous devons partout populariser l’expérience du “Journal

de l’appelé”, poser des questions aux militants des JCs et aux responsables de la CGT. »2

Les libertaires préféraient l’insoumission ou l’objection de conscience, mais une

partie d’entre eux participa aux comités de soldats, notamment ceux qui se retrouvèrent

dans le CAM avec Daniel Guérin (à Nancy notamment).

Le Dossier M …comme militaire, nous fait part de « la présence de très nombreux

militants de la JOC dans les premiers comités de soldats »3. La JOC et la JEC publièrent

un journal en direction des appelés : Bidasse. Ce journal prônait l’entraide et l’amitié entre

soldats. Des actes de ce type leur « montrent qu’avec (leurs) copains d’armée, il est

possible de vivre quelque chose et ensemble de garder l’espérance. 4» Il se faisait l’écho

des expériences individuelles de militants jocistes et rendait compte de l’activité générale

de la JOC. Cette dernière portait également des revendications, assez élevées par ailleurs

(solde égale au SMIG, droit de grève) et les militants développaient une activité atomisée

dans les casernes :

1
voir Le journal de l’appelé, annexe-8
2
archives LCR-2.5
3
Bernard DOCRE, Patrick MARS, op. cit. p. 155
4
Bidasse, n°2, novembre 1973
122
« Christian et J. Paul créent une bonne ambiance dans la piaule pour l’accueil des

nouveaux en provoquant des copains à s’informer. Cela permet à toute la piaule de mener

une démarche collective pour défendre Yves injustement sanctionné et ils réussissent à

supprimer le motif.

« Alain et tous les camarades de la piaule créent une caisse commune pour partager

l’argent dans les loisirs cela permet de mieux se connaître, mettre dans le coup les copains

isolés.

« François, André dans une caserne. Ils réalisent une enquête sur les transports et

suite à des rencontres ils décident de faire une démarche dans le but d’obtenir un car pour

le trajet de la gare à la caserne lors des perm. »1

En juin 1974 elle soutint sans ambiguïté l’Appel des cent et en publia le contenu2.

Lutte Ouvrière ou l’AJS ne participèrent jamais aux comités. Dans un article publié

dans Lutte de classe fin 1974, Lutte Ouvrière considérait les revendications des soldats

comme « amplement justifiées » et affirmait que les révolutionnaires devaient « soutenir

les luttes des jeunes du contingent et y participer ». Cependant la priorité serait dans la

« construction du parti révolutionnaire » et « seul le travail au sein du prolétariat est par

définition fondamentalement révolutionnaire » alors que l’activité au sein de l’armée ne le

sera « que si la situation elle-même (l’)est » C’est pourquoi le FCR et Révo « dans leur

quête incessante de nouveaux secteurs d’intervention ont trouvé aujourd’hui le

contingent » « il s’agit toujours de couches marginales par rapport au prolétariat (…)

C’est en cela qu’ils se comportent comme des groupes petits-bourgeois qui agissent “là où

cela bouge”, sans se doter du moindre critère de classe. C’est pour cela aussi qu’ils sont

condamnés par leurs pratiques mêmes à le rester. »3

Fin 1974 également, l’AJS, à la suite de la mort de Patrick Delaruelle, publia un

document sur l’armée4. Pour moitié composée de citations de Lénine, Engels, Luxemburg

1
Bidasse, juin 1974, p. 2-3
2
Bidasse, juin 1974, p. 13-14
3
“Antimilitarisme et lutte de classe”, Lutte de classe n°???, fin 74, p. 12-15
4
AJS, L’armée : l’état bourgeois au coeur du problème, Suppl. à Jeune Révolutionnaire, fin 74
123
ou Liebknecht, pour l’autre mettant en exergue l’activité de l’AJS autour de la mort de

Delaruelle, cette brochure ne contient aucune référence ni à l’Appel des cent, ni à la

manifestation de Draguignan. Son souci principal ne semble pas résider dans des

questions militaires :

« En combattant pour l’unité de la jeunesse contre le capitalisme, pour le Front

Unique Ouvrier, en ouvrant la perspective des Etats Généraux de la Jeunesse, (l’AJS)

entend convaincre des dizaines de milliers de jeunes de la nécessité de l’organisation pour

la victoire de la Révolution sociale. »1

Comme pour tous les autres secteurs, sa tactique semblait se résumer en une mise au

pied du mur des “grandes organisations” du mouvement ouvrier, par l’exploitation

d’événements, mais sans participer à l’animation du mouvement des soldats. Elle

réclamait par exemple :

« Unité de la jeunesse contre le capitalisme

« C’est le rôle du mouvement ouvrier que de protéger les appelés »2

Les maoïstes du PCMLF furent toujours à côté du mouvement des soldats, en

décalage d’ailleurs avec l’ensemble des forces politiques et syndicales. Ils publièrent

épisodiquement un “bulletin militaire”, L’Etoile rouge. Les « forces armées populaires ne

naîtront qu’à une certaine étape de la lutte révolutionnaire (…) elles apparaîtront

brusquement et se développeront imbriquées au sein du dispositif ennemi »1. Cette analyse

impliquait que le principal travail à effectuer dans l’armée par les révolutionnaires était

« d’acquérir dès maintenant une instruction militaire », qu’ils devaient « selon leurs

possibilités, essayer de devenir sous-officiers ou officiers », et impliquait également une

défiance très forte vis-à-vis des gradés. Ils rejetaient les courants politiques investis dans

les comités, « gauchistes » accusés de préparer l’armée de métier et de contribuer à

désarmer le pays face à l’URSS. Mais ils réservaient le principal de leur activité à la

dénonciation du « P“C”F », « cinquième colonne de l’URSS » dont ils demandaient même

la censure dans l’armée :

1
AJS, op. cit. intro
2
AJS, op. cit. p. 10
124
« Les marxistes-léninistes soutiennent les revendications des soldats, dans la mesure

où renforçant les liens entre le peuple et l’armée, elles renforcent la défense nationale,

mais ils s’opposent catégoriquement à toute réduction du service militaire comme à toute

liberté d’association ou d’expression pour les agents du social-impérialisme soviétique. »2

Au-delà des militants organisés politiquement il y avait toute une série de soldats

qui avaient appartenu ou avaient été influencés dans le passé par une organisation

d'extrême gauche. Par exemple Patrick Petitjean considère qu'« il ne faut pas sous-estimer

complètement cette question des maos dans l'armée. Même si “la Cause du peuple”

n'existait plus de manière organisée, ils avaient quand même développé tout un travail de

propagande sur l'armée qui avait influencé pas mal de lycéens qui se retrouvaient à

l'armée à ce moment-là. (Il se) rappelle que dans les comités de soldats, on trouvait plein

de gens qui venaient de cette mouvance-là… »3

• les cas de cohabitation

Parfois, les militants des différentes organisations étaient présents dans le même

comité. Si la plupart du temps cela ne posait pas de problème, il arrivait également que la

cohabitation soit difficile et que des majorités et des minorités se forment.

Un exemple très particulier nous est donné par le comité de l’école d’application du

train de Tours. Selon le « cercle marxiste-léniniste EAT »1, dès la création du comité en

mars 1975, « deux conceptions de la lutte dans l’armée bourgeoise se sont affrontées ».

Au long des mois, des désaccords se manifestèrent entre les maoïstes et les autres

membres du comité et aboutirent à l’extinction du comité. Les maoïstes considéraient «

qu’en réalité, ces gens-là ne sont pas du tout gênés par le caractêre impérialiste de

l’armée » « Troublés seulement dans leur confort petit-bourgeois », ils seraient « prêts à

plier bagages et à rentrer dans le rang » pour « quelques miettes ». Au-delà de l’anathème,

les maoïstes réfutaient l’idée qu’ils prêtaient à l’autre partie, à savoir qu’il faudrait

1
“Que faire à l’armée ?”, L’Etoile Rouge, n°2, vers septembre 1974, p. 1-7
2
“Le P“C”F et l’armée”, L’Etoile Rouge, n°3, vers mai 1975, p. 1-4
3
entretien-6 p. 42

125
« d’abord faire comprendre les problèmes “revendicatifs” (…) pour pouvoir poser plus

tard les problèmes politiques. »

Une bonne illustration de la manière dont cela pouvait se passer dans des comités

importants nous est fournie par François Malbosc :

« Avec l’incorporation d’octobre (1975), le comité venait d’atteindre une

cinquantaine de membres, et la question de la sécurité commençait à devenir une

obsession pour la plupart d’entre eux. Les raisons en étaient évidentes : depuis un certain

temps, la surveillance à l’intérieur de la caserne devenait de plus en plus étroite, et, à

quelques semaines de leur libération, les “anciens” du comité avaient la peur au ventre ;

mais surtout, l’arrivée au sein du comité de quelques militants d’organisations d’extrême

gauche remettait naturellement en question les conceptions jusqu’alors dominantes au sein

d’une structure animée essentiellement par de jeunes communistes. A l’assemblée

générale, les positions étaient tranchées et presque inconciliables : les militants

communistes revendiquaient l’existence d’un comité large, véritablement représentatif, et

sous-estimaient les possibilités de répression ; les militants de la LCR proposaient son

éclatement en plusieurs cellules homogènes et autonomes dont la liaison ne serait assurée

que par quelques-uns ; les militants proches de la CFDT et du PSU proposaient de

distinguer l’assemblée générale du comité qui décidait des grandes orientations et le petit

noyau de responsables chargé d’exécuter ses décisions. »2 « A Z…, dans une unité de la

IVe Région militaire, en un an et demi, la direction du comité a été assurée

successivement par des militants socialistes, puis communistes, puis d’extrême gauche,

parce que le “profil” politique des différents contingents évoluait avec le temps. »3

Un autre exemple de comité où une majorité et une minorité se sont dessinées fut

celui de Besançon. La constitution en section syndicale a été décidée par une majorité

proche d’IDS, alors qu’une minorité, proche de la LCR, s’y opposait.

1
archives LCR-2.1
2
François MALBOSC, op. cit. p. 92-93
3
François MALBOSC, op. cit. p. 97
126
Dans ce type de situations, le FSMAR préconisait une attitude « responsable » fin

1973 :

« Si les militants d’un noyau appartiennent à plusieurs organisations différentes, ils

doivent veiller à la vie démocratique de leur groupe et avoir un esprit constant de

responsabilité. Ils doivent évaluer collectivement la tactique qu’impose la situation

intérieure et le rapport de force. C’est sûrement facile à dire en toute bonne foi, mais

l’expérience prouve que c’est difficile à appliquer. Il faut une réelle discipline. Il est

naturel qu’un militant qui est persuadé de la justesse de sa ligne politique veuille que son

organisation “capitalise” l’action à laquelle il consacre toute son énergie. Il peut s’en

suivre une atmosphère de concurrence susceptible d’introduire un mauvais climat pour le

travail du noyau, voire même de mettre son existence en danger. »1

Les comités où coexistaient différents courants ne représentaient en tous les cas

qu’une petite minorité2. D’autre part, les divergences entre la LCR, Révo et IDS étaient

moins prononcées qu’avec des courants maoïstes ou libertaires et selon Jean-Yves Potel,

la cohabitation se passait plutôt bien, les militants faisant bloc dans un climat répressif.

Les comités étaient donc très marqués politiquement. Cela eut-il des conséquences

sur leur recrutement ? Selon Robert Pelletier, « politiquement et abstraitement on peut

estimer que (ce caractère très politisé) était un obstacle, que cela empêchait un réel

élargissement, que c'était un obstacle pour l'unité en général. Mais pour les gens qui

étaient dans une caserne ce n'était pas gênant que ce soit un militant de la ligue ou de

Révolution ou du PSU qui anime la structure. »3 Ce constat doit être tempéré dans la

mesure où il existait sans doute parallèlement une certaine méfiance. Par exemple Jean-

François Vilar n'a pas la même appréciation des choses : « il existait une très grande

trouille d'être manipulé par une organisation. Ne pas tomber d'une hiérarchie dans une

1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 14
2
il y eut aussi le comité du 5e RG de Versailles par exemple, François MALBOSC, op. cit. p. 118
3
entretien-1 p. 9
127
autre. Je l'ai vu souvent, pas seulement dans ma caserne, il y a une espèce de réticence

instinctive et plutôt saine d'ailleurs, à ne pas se laisser embrigader, enrégimenter. »1

4) Des soldats décalés socialement

Si Alain Brossat ne pense pas « qu'on puisse réduire les comités de soldats à un

mouvement d'anciens sursitaires ou d'étudiants se retrouvant à l'armée »2, de manière

générale les comités de soldats ne reflétaient pas socialement le contingent. A l'image des

militants d'extrême gauche, ils étaient essentiellement composés de jeunes issus de

l'Université, sursitaires au dernier degré. Ainsi, ces soldats étaient plus instruits et plus

âgés que le reste du contingent.

Ce caractère très intellectuel et très politisé ne fut pas sans poser de problèmes pour

ces militants, qui apparaissaient aux yeux des autres soldats comme différents et

pouvaient parfois de ce fait être isolés. Jean-François Vilar parle ironiquement de

« handicap terrible »3. D'autant que ce décalage se traduisait la plupart du temps dans les

préoccupations des uns et des autres, Jean-François Vilar en témoigne :

« A l'époque j'étais très mal vu parce que je ne picolais pas et que le sport ne

m'intéressait pas, ce qui est quand même très lourd dans une caserne comme handicap »4

Selon Claude Poizot, l'essentiel des centres d'intérêts de la plupart des bidasses dans

une caserne se résume en trois mots : « la bière, les gonzesses et le babyfoot »5. Il

considère même que :

« ce mouvement a suscité des fossés dans les casernes : « de quoi ils nous parlent ?

du moment qu'on va aux putes ». Je résume, mais la masse bidasse c'est quelque chose de

hard. Il y a quelques éléments mais c'est aussi : « tu vas voir les gauchistes, moi si j'arrive

1
entretien-4 p. 34
2
entretien-2 p. 14
3
entretien-4 p. 27
4
entretien-4 p. 34
5
entretien-7 p. 45
128
comment je les reçois, je leur arrache les couilles », toute cette espèce d'aliénation

brutale »…1

La masse des appelés « ne ressentaient que les brimades au quotidien et jouaient le

jeu sur plein de trucs, sur les conneries les plus graves, le fait de se saouler la gueule, de

marcher comme des malades, de chanter des chants anticommunistes, racistes… »2.

A Karlsruhe, « l’opposition entre intellectuels et manuels joue beaucoup. Les

tendances aristocratiques, les tendances au discours, le regroupement entre “étudiants”

ajoutaient à la méfiance naturelle de la masse envers les “intellectuels” souvent planqués

(bureaux, chauffeurs des crevures, etc). Le critère essentiel de l’avant-garde des soldats

envers les “intellectuels” était donc moins leurs “idées” que leur volonté d’agir, leur

pratique concrète dans l’action. »3

Parfois cette différence sociale se traduisait par une incapacité des militants à avoir

une activité dans l’armée. Robert Pelletier en rend compte :

« il y avait quand même un gros « déchet » dans les gens de la ligue, beaucoup ne

tenaient pas le coup, c'est-à-dire qu’ils sortaient de leur année d’armée lessivés

moralement… J'en ai connu plusieurs qui ont fait un an d'impasse, qui n'ont pas signé

l'Appel des cent par exemple, parce qu'ils ne pouvaient pas, ce n'est pas la trouille au sens

direct du terme, c'était une incapacité à s'immerger dans un milieu qui n'était pas le leur. A

l'armée on était vraiment confrontés à l'ensemble de la population française, et la ligue en

74 n’était pas prête à ça. On venait pour la plupart de la fac, ni jeunes ouvriers, ni jeunes

collégiens, on sortait tous de deuxième ou troisième année, donc on arrivait dans un

milieu qui était franchement hostile, indépendamment de la structure militaire (…) les

jeunes de la ligue étaient inaptes à ce type de travail, plein se sont bien démerdé, mais un

certain nombre sont restés sur le carreau, incapables de faire le moindre truc. »4

1
entretien-7 p. 49
2
entretien-1 p. 10
3
annexe-10, p. 4
4
entretien-1 p. 7-8
129
Ch.5 Un mouvement national, mais faible

Donner une vision globale des comités n’est pas chose facile, tant leur réalité fut

disparate et les sources en la matière, approximatives.

1) 114 comités ?

Quel fut le nombre total de comités de soldats de mai 74 à mars 76 ?

Un comité pouvait regrouper soit des soldats d'une même caserne, comme à

Marseille, à Berlin ou à Karlsruhe, ou d’une même base aérienne ou navale, soit d'un

même régiment, soit d'un regroupement de régiments, comme à Landau (2e RA, 68e RA,

8e RI), à Belfort (74e RA, BAD-7, 35e RIMECA) ou à Mulheim (12e RC et 53e RA).

Le Dossier M …comme militaire, rédigé en 1979, affirme qu'il y en eut 71 de juillet

75 à juin 761. Il indique qu’il s’est appuyé sur les archives de Rouge pour aboutir à ce

chiffre. Il s’est en réalité essentiellement servi d’un bilan approximatif des comités qui

avait été fait par la LCR vers 19772. Sur ces 71, je n'ai pas eu en ma possession les

bulletins de 19 d'entre eux, étant entendu que je n'ai pas étudié les trois mois de avril à

juin 76.

Fin 75, un premier bilan fut réalisé par le FSMAR et publié dans La Caserne3. Les

casernes et les journaux des comités étaient représentés à l’aide d’une carte de France, le

FSMAR dénombrait 67 bulletins, dont 4 auxquels je n'ai pas eu accès, celui de Dijon étant

déjà relevé dans le Dossier M …comme militaire.

1
annexe-4
2
annexe-6
3
annexe-5
130
La Sécurité Militaire dénombrait 97 comités de soldats durant l’année 1975 dans un

rapport confidentiel1. Cependant, ne sachant pas sur quels critères la SM déterminait

l’existence de comités, ni la volonté politique qu’il y avait derriêre le rapport (exagérer ou

minimiser la contestation), ce chiffre de 97 est difficilement exploitable.

De nombreux autres bilans furent faits, mais il ne sont pas d’une grande utilité. Une

carte des comités fut publiée dans Politique Hebdo n°203 du 24 décembre 1975, mais

c’était en fait la reprise de la carte faite par le FSMAR. Un an plus tard, une autre carte fut

réalisée par la LCR et publiée dans Soldat Travailleur n°2 de décembre 1976, mais cela

ne concerne pas la période étudiée dans cette maîtrise, de même que la liste exhaustive des

bulletins réalisée dans le DEA de sciences politiques.

Pour ma part, j'ai eu en ma possession 96 bulletins de comités, représentant 89

regroupements de soldats (certains comités changeant de bulletins), de janvier 74 à mars

76. J’ai retrouvé par ailleurs la trace de trois autres comités dont je n’ai pas eu les

bulletins : celui du 403e RA de Chaumont, du Bourget-du-lac et de Briançon (L’Alpin

déchainé). Si on y ajoute les 3 de La Caserne et les 19 du Dossier M …comme militaire

(avec avril, mai et juin 1976), on arrive à un total de 114 comités de soldats de mai 74 à

mars 762.

Ce chiffre brut doit être appréhendé avec les plus grandes réserves. On peut dire que

dans ces 114 cas, il y eut une activité à un moment. Mais la sortie d’une feuille

n’impliquait pas automatiquement la constitution d’un comité et pouvait être le fruit d’un

acte isolé. Entre l’acte isolé, la feuille épisodique, le groupe de soldats et le comité

formalisé, les délimitations n’étaient pas évidentes et les frontières toujours mouvantes.

Derrière l’appellation « comité », la réalité était fort diverse. Comme on va le voir, les

comités étaient par ailleurs souvent éphémères. Le regroupement durait quelques mois,

puis il était réprimé, ou les libérations le décapitaient.

1
archives personnelles-12, p. 2
2
voir le détail annexe-3
131
Il faut donc tempérer ce chiffre de 114 pour parler plutôt de 80 ou 90 comités, dont

sûrement pas plus de 60 simultanément au meilleur de leur forme vers mars-avril 1975.

On peut estimer qu’il y eut sur ces deux années approximativement une quarantaine de

comités de soldats conséquents (soit qu’ils aient duré plus d’une dizaine de mois, soit

qu’ils aient regroupé plus d’une dizaine de soldats), dont quinze comités plus forts que les

autres1. Il y eut peut-être autant de groupes de soldats peu formalisés, les comités restants

étant des comités fantômes.

2) plutôt éphémères

Le service militaire ne durant qu'un an, il y avait un fort roulement des soldats dans

les casernes. Jean-François Vilar en rend compte :

« C'est ce qui nous tuait. On avait le même type de problèmes qu'on avait en milieu

étudiant, c'est-à-dire des situations instables : on est étudiant 4-5 ans puis après on se

barre, l'armée c'était un an à l'époque… Donc c'est vrai qu'une de nos difficultés, et pas la

plus simple parmi toutes les difficultés qu'on avait, c'était de faire des petits, d'assurer la

relève, le suivi. »2

Au-delà du renouvellement naturel, les mutations et les mises aux arrêts renforçaient

le caractère éphémère des regroupements3. Les comités de soldats qui arrivaient à tenir un

an ou plus étaient l'exception, ceux qui ne duraient que quelques mois la majorité. Charles

Paz considère également que la durée de vie d’un comité variait « de un à quelques mois,

rarement au-delà. »4

1
à Aix-en-Provence, Bourg-Saint Maurice, Frileuse, Karlsruhe, Landau, Mérignac, Perpignan,
Saarburg, Saint-Cyr, Sedan, Spire, Thionville, Tübingen, Verdun (150e RI), et Versailles.
2
entretien-4 p. 33
3
un bon exemple de répression d’un comité nous est donné dans François MALBOSC, op. cit.
p. 117-126
4
Charles PAZ, op. cit. p. 35
132
Au tout début du mouvement, en juin 1974, le FSMAR considérait que « la plupart

des groupes existants ou qui se mettent en place sont encore fragiles, vulnérables à la

répression. Souvent même ils sont éphémères. Les gars se réunissent parce qu’une goutte

d’eau a fait déborder le vase : un accident, une brimade etc… et entreprennent une action

ou tirent un tract. Ça ne dure pas toujours. »1

Une illustration de cette réalité peut être donnée par la longévité des bulletins.

Numéros maximums atteints par les bulletins

1% 6%

6%

8% 32% n°1
n°2
n°3
n°4
n°6
15% n°7
n°9 et plus

32%

Avec ce graphique réalisé à partir des bulletins dont j’ai disposé, on s'aperçoit que

plus de six bulletins sur dix ne dépassaient pas le deuxième numéro, qu’environ 80 % ne

dépassaient pas le numéro 3 et seuls cinq bulletins (dont quatre des FFA) dépassèrent le

n° 7 :

- G.V. m'facherR de Tübingen qui atteint le n° 8

- Les bœufs voient rouge de Landau (2e RA, 68e RA, 8e RI), le n° 9

- Le Reflet du Sort du Con de Saarburg et Trèves (2e GCM et 16e GCM), le n° 9

1
“Imposons des comités de soldats”, La Caserne, n°5, juin 1974, p. 12
133
- Spirate rouge de Spire (10e RG), le n° 111

- Tam Tam de Perpignan (24e RIMA), le n° 16

Les comités sortaient 2,7 bulletins en moyenne. Cela confirme que la durée de vie

générale des comités était de quelques mois.

3) répartis dans le temps2

Avant l'Appel des cent, il existait des comités, mais à l'état d'« embryons »3 et

faibles en nombre. C'est à partir de l’Appel des cent qu'une activité significative se

développa dans les casernes.

Afin de reconstituer l'évolution dans le temps du nombre de comités de soldats, je

n'ai pu me servir que de la source la plus exhaustive dont je disposais, à savoir les

bulletins. Cette source n’est pas du tout négligeable dans la mesure où, sauf exception, il

n’y avait pas de comité sans bulletin, et dans la mesure où j’ai eu sans doute accès à la très

grande majorité des bulletins qui ont été sortis durant ces deux années. Je n'ai pas ici pris

en compte les simples tracts et autres déclarations et communiqués. J’ai disposé de 197

1
voir un exemplaire de ce bulletin, annexe-8
2
on peut voir le tableau effectué par IDS, annexe-7, qui est intéressant dans la mesure où il rend
compte de la perception que les acteurs avaient de l’évolution de leur mouvement, mais il contient
beaucoup de généralisations abusives, d’approximations, d’erreurs et les étapes qu’il utilise
(Appel des cent/Draguignan/Besançon/post-Besançon) ne sont pas forcément les plus
judicieuses.
3
entretien-1 p. 4
134
bulletins de comités1. Cinq dataient d’avant juin 74 et neuf étaient indatables. J’ai donc

travaillé sur la base des 183 bulletins restants. Régulièrement, les militants des comités ne

marquaient pas la date de sortie des bulletins, j'ai donc dû me livrer à un travail de datage,

forcément approximatif.

Nombre de bulletins sortis par mois

20
18
16
14
12
10
8
6
4
2
0

La courbe obtenue ne rend compte que de la sortie des bulletins. Cela ne nous

informe que de manière détournée sur l’évolution du nombre de comités. Il faut d’abord

considérer que la confection d’un bulletin demandait du temps et n’était souvent que

l’aboutissement d’un travail antérieur. On peut estimer qu’il fallait entre deux semaines et

un mois et demi pour réaliser un bulletin, cette durée variant avec le volume du bulletin et

le nombre de rédacteurs. Des comités importants ne publiaient parfois qu’un ou deux

bulletins en un an, comme à la BA 106 de Mérignac ou au 5e RI de Frileuse, beaucoup de

bulletins au contraire étaient sortis par des regroupements fragiles d’individus qu’on peut

difficilement appeler comité. Le nombre de bulletins sortis par mois est donc un bon

indicateur du degré d’activité des comités, mais pas plus.

1
voir le détail annexe-2
135
Vu le caractêre approximatif du datage des bulletins, on ne doit pas prendre en

compte les variations de l'ordre de trois-quatre bulletins par mois. Il s'en dégage malgré

tout une évolution assez claire, dont l'interprétation est loin d'être évidente : une première

phase de latence de juin à décembre 74, une explosion de janvier à avril 75, une décrue de

mai à décembre 75 et une remontée plus lente que l'année précédente de janvier à mars 76.

Bernard Docre et Patrick Mars ont également tenté de rendre compte de l’évolution de

l’activité des comités. S’appuyant sur leurs archives personnelles et sur celles de Rouge,

ils ont procédé à une appréciation approximative de cette évolution1. Ils ont abouti

Taux d'activité du mouvement des soldats selon le


Dossier M …comme militaire

globalement au même résultat, malgré quelques divergences intéressantes.

La faible sortie de bulletins durant les premiers mois s'explique aisément. C'était le

début du mouvement des soldats, il n’y avait que peu de comités, qui se construisaient par

ailleurs non pas autour de bulletins mais autour de la signature de l'Appel des cent. Par

ailleurs les comités se construisaient à partir des incorporations d’août et de juin2 (la 6 et la

8). Il fallait quelques mois pour les militants afin de regrouper d’autres appelés autour

d’eux, les résultats ne pouvaient donc apparaître qu’à la fin de l’année 74. De ce point de

vue, l’Appel des cent ne marqua pas une délimitation chronologique par rapport au

1
Bernard Docre et Patrick Mars, op. cit. p. 203-204
2
entretien-1 p. 9
136
développement des comités, ce fut plus progressif (contrairement à ce qu’indiquèrent

Bernard Docre et Patrick Mars). En novembre 1974, le mouvement des soldats était

encore dans une « phase défensive » selon le CAM, qui considérait que :

« Aujourd’hui, malgré toutes les difficultés auxquelles se heurtent les comités

(répression, isolement caserne par caserne, etc), malgré la faiblesse relative de leur

existence (ils sont encore peu nombreux, peu ancrés dans les casernes, dépendant souvent

du départ ou d’une mutation de tel ou tel militant etc), ces comités se développent et leur

audience dans la masse des soldats s’accroît. »1

La multiplication des bulletins entre janvier et mai 75 témoigne de la multiplication

des comités début 75. Elle se comprend non seulement par l’aboutissement d'un travail

entamé la plupart du temps depuis août par les militants, mais aussi par le contexte

d'actions spectaculaires, de manifestations de soldats et de faiblesse du pouvoir sur cette

question qui marquèrent le début de l'année 75. Le procès de Draguignan a sans doute

contribué à renforcer le sentiment d’invincibilité et de réussite des comités.

La décrue qui s'entame ensuite et qui s'accélère à partir d’octobre s'explique assez

difficilement. Dans l’imaginaire collectif et dans la mémoire des militants, il n’y eut pas

de décrue, les mois qui s’étendent de mai à décembre 1975 auraient été des mois de

renforcement du mouvement. Pour Bernard Docre et Patrick Mars par exemple, la

délimitation est déterminée par la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat. Selon les bulletins

dont j’ai disposé, la décrue est pourtant particulièrement nette et progressive dès le mois

de mai. Cette baisse d’activité a également été relevée par la Sécurité Militaire, qui

l’analysait comme étant le résultat des réformes accordées par Bourges et Bigeard, comme

par exemple le rapport fait par le 601e régiment de circulation routière, qui note que :

« Si les événements de l’année 1974 et des premiers mois de 1975 ont fait subir au

moral du 601e RCR des atteintes graves dont les effets ont secoué, en profondeur, toutes

les catégories de personnel, l’expérience d’un semestre de commandement me permet de

1
archives LCR-1.8, p. 9
137
souligner l’impact très favorable des mesures prises au cours de l’année 1975 pour

améliorer la condition des cadres et celle des appelés. »1

Il est sans doute vrai que l’augmentation de la solde et l’octroi d’un voyage par mois

a satisfait la masse des soldats. Mais cela ne suffit pas à expliquer la baisse d’activité,

dans la mesure où les militants ne considéraient pas cela comme une avancée

significative, or c’était eux qui impulsaient une activité dans les casernes. Cette décrue

peut peut-être aussi s’expliquer par la répression qui a frappé les comités, mais il

n’apparaît pas qu’elle ait été particulièrement forte durant cette période.

L’accélération de la décrue lors de la rentrée peut aussi se comprendre par le

renouvellement du contingent et la nécessité dans beaucoup de cas de reconstruire un

comité amputé par les départs des sursitaires. Le « record » atteint en décembre est

évidemment lié à la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat, les comités rentrant

temporairement la tête sous l’eau.

Cependant il convient de ne pas sur-estimer l’effet de la saisine de la Cour de Sûreté

de l’Etat, comme semblent le faire Bernard Docre et Patrick Mars. En décembre, la

plupart des comités suspendirent indéniablement leur activité. Mais, comme l’indique la

sortie des bulletins, la plupart des comités se maintinrent et reprirent leur activité dès le

début de 1976. Cela nous est confirmé par Edmond Maire qui déclarait que « selon (leurs)

informations, la constitution de comités de soldats parmi les appelés est loin d’être

stoppée »2, comme par l’expérience du comité de Versailles3, qui montre les limites de

l’effet déstabilisateur qu’eut la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat.

4) répartis dans l’armée

1
archives personnelles-16, p. 1
2
Cadres et profession, n°273, mars-avril 1976, p. 9
3
François MALBOSC, op. cit. p. 117-126
138
La place dans l’appareil militaire n’était pas secondaire dans l’existence des

comités, « le rythme d’activité interne d’un comité, comme la régularité de ses apparitions

dépendent étroitement du degré de mobilité du régiment, selon qu’il s’agit d’une unité

opérationnelle où les manœuvres sont fréquentes et prolongées ou d’une unité de

commandement et de services où les appelés sont sédentarisés dans des fonctions de

bureaucrates et de larbins. »1 Les comités de soldats étaient essentiellement présents dans

le contingent de l’armée de terre.

Sur la base des 114 comités dont la trace a été retrouvée, onze bases aériennes furent

à un moment ou à un autre concernées par une activité antimilitariste en leur sein2. Dans

ces bases aériennes, les membres des comités n’étaient d’ailleurs pas des aviateurs mais

plutôt du personnel logistique. Robert Pelletier proposait une explication de cette

faiblesse :

« Dans l’armée de l’air où la discipline est plus souple, c’est à partir de

revendications directement politiques telles que le droit d’organisation, la liberté de la

presse, la finalité de l’armée que se sont constitués les premiers comités. La signature de

l’Appel des Cent était souvent comprise plus comme un soutien aux copains de l’armée de

terre que comme des revendications immédiates pour l’amélioration des conditions des

aviateurs eux-mêmes. »3

On aurait pu penser que la marine serait un bon terreau pour les comités de soldats.

La vie de marin s’apparentait fortement à la vie d’ouvrier. Le matelot « est à bord pour

réaliser une petite tâche technique, entretenir une machine, graisser ceci, repeindre cela,

nettoyer autre chose… Ni tout à fait ouvrier ni tout à fait militaire, il échange sa force de

travail contre rien du tout »4.Quatre bases navales connurent des comités (Brest,

Cherbourg, Lorient et Toulon), mais ces comités de marins étaient extrêmement faibles.

De ce point de vue le fort succès de Col rouge à Toulon avant l’Appel des cent semble

1
François MALBOSC, op. cit. p. 94
2
les BA 101, 106, 110, 113, 114, 120, 128, 272, 702, 705 et 914
3
Robert PELLETIER et Serge RAVET, op. cit. p. 38
4
Robert PELLETIER et Serge RAVET, op. cit. p. 38
139
avoir été une exception, même si le comité de Cherbourg a réussi à publier six numéros de

Pompon rouge.

Les comités étaient beaucoup plus présents dans l’armée de terre. 17 étaient

regroupés par caserne, 43 dans des régiments d’artillerie, de chars, de génie, de hussards

ou d’infanterie. Le reste des comités se dispersait dans des régiments de transmissions,

des centres de sélection, des bataillons de chasseurs alpins ou dans des écoles médicales.

Les “troupes d’élite” ne furent pas épargnées puisque des comités furent présents

dans au moins 13 régiments de marine et trois régiments de parachutistes à Toulouse, à

Montauban et à Carcassonne. On peut aussi retrouver les traces d’une activité à l’école

Polytechnique, notamment une grève de l’uniforme le 20 mai 19751

Contrairement à la volonté affichée d’IDS notamment2, les comités n’organisèrent

pratiquement que des appelés. A Toulon et au 3e RPIMA de Carcassonne, les comités

organisèrent des engagés, mais ce furent des exceptions. De même qu’ils n’organisèrent

jamais ni sous-officiers, ni officiers, mais uniquement des soldats. Il existait pourtant un

malaise évident au sein des militaires de carrière et des gradés3. Dans le premier numéro

d’Armées d’aujourd’hui,4, la revue des forces armées françaises, un groupe d’officiers

publiait une tribune libre dont le titre était « la tentation syndicale » et qui se prononçait

pour un « syndicat de masse réformiste »5.

Mais les comités étaient tout entiers produits et dirigés vers le contingent. Par

ailleurs, il existait une certaine défiance de la LCR et de Révo. Le FSMAR considérait

qu’il fallait « essayer de discuter avec ces petits gradés. Mais attention aux provocations et

1
bulletin-4.22
2
Information pour les droits du soldat, op. cit. p. 41-47
3
voir par exemple annexe-10, p. 2-4
4
Information pour les droits du soldat, op. cit. p 41
5
il faut relever qu’après la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat, “l’ambiance” avait changé et un
article aux antipodes de cette tribune libre fut publié dans Armées d’aujourd’hui. Il y était dénoncé
dès la première phrase « les représentants des groupes ou groupuscules, hors quelques utopistes,
qui prônent le syndicalisme ou les comités élus dans les armées (et qui viseraient) avant tout la
destruction de l’institution militaire », plus loin il était clairement écrit que « le syndicalisme est à
rejeter sans appel. », Christian Méric se prononçait pour la bonne application des textes déjà en

140
aux dénonciations. (…) Même si un travail politique implicite est avancé avec eux à un

degré intéressant, ne jamais leur confier de document anti-militariste. » Même s’il les

considérait comme une « plaque sensible de l’armée », il multipliait les précautions à leur

égard et un militant ne devait entamer ce type de travail « qu’après avis de ses camarades

extérieurs. »1 Vis-à-vis des sous-officers appelés, le jugement était encore plus radical :

« en principe : il faut se méfier. »

5) répartis dans la France

Pour les militants, leur lieu d’affectation n’était pas une question secondaire.

Suivant l’endroit où ils effectuaient leur service, ils n’avaient pas les mêmes opportunités

de militantisme. Par exemple :

« il est préférable d’être affecté dans une région ouvrière de l’Est là où il y a une

caserne tout les trente kilomètres, parmi des appelés ouvriers et paysans, plutôt que dans

un centre administratif à Paris où “bullent” une douzaine d’ex-étudiants pressés de

retrouver leurs petites amies. »2

Afin de rendre compte de la répartition géographique des comités, j’ai divisé les

comités en fonction des six régions militaires définies par le décret du 14 juin 1976 et des

forces françaises en Allemagne (FFA), sur le modèle du Dossier M… comme militaire3.

Sur les 114 comités de soldats que j’ai recensés, quatre n’étaient pas localisables. J’ai

donc travaillé sur la base des 110 comités restants.

1re RM 2e RM 3e RM 4e RM 5e RM 6e RM FFA TOTAL

Nombre de comités 13 7 9 11 18 31 21 110

vigueur, Christian MÉRIC, “Syndicalisme, comités, participation”, Armées d’aujourd’hui de février


1976, p. 38-39
1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 10
2
Bulletin de recherches… op. cit. p. 3
3
voir la carte annexe-4
141
Nombre de comités par région militaire

1re RM
FFA
12%
19%
2e RM
6%

3e RM
8%

4e RM
6e RM 10%
29%

5e RM
16%

L'implantation des comités de soldats était directement liée aux affectations des

militants d'extrême gauche. Or il se trouve que beaucoup étaient envoyés en Allemagne

ou dans l’est de la France par la hiérarchie qui espérait ainsi les isoler1. Ainsi Jean-

François Vilar, alors qu'il demandait une autre affectation que Verdun, s'est vu répondre

que :

« oui c'est embêtant, certes le droit était de mon côté, mais j'avais un tout petit

défaut : j'étais "affecté ministériel", avec un grand sourire de l'adjudant-chef qui m'a

expliqué ça, en me disant : “Vous savez si on vous met là, ce n'est pas pour rien” »2

Les comités de soldats étaient donc particulièrement nombreux en Allemagne, mais

aussi et surtout dans l'est de la France, ces deux zones abritant à elles seules 49 % des

comités de soldats. Pour le reste, les comités de soldats étaient assez présents dans le sud-

est, le sud-ouest (pour le quart d’entre eux) et la région parisienne, le reste de la France

recueillant 15 % des comités. Ceci était également lié à la répartition des unités militaires

1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 7
2
entretien-4 p. 26
142
en France. Dans la mesure où il y avait plus de casernes dans l’est de la France, il y avait

logiquement également plus de comités.

Mais il ne suffit pas de connaître le nombre brut de comités par région militaire pour

rendre compte de leur répartition géographique. Savoir combien de bulletins furent sortis

peut aider à rendre compte du degré d’activité par région. Sur les 197 buletins dont j’ai

disposé, quatre étaient inlocalisables.

1re RM 2e RM 3e RM 4e RM 5e RM 6e RM FFA TOTAL

Nombre de bulletins 27 5 12 18 28 41 62 193

Nombre de bulletins sortis par région militaire

1re RM
14%

FFA 2e RM
32% 3%
3e RM
6%

4e RM
9%

5e RM
6e RM
15%
21%

Il apparaît que les comités d’Allemagne étaient particulièrement vigoureux, un

cinquième des comités produisant un tiers des bulletins. Ceux de la région parisienne

semblent aussi avoir été assez productifs, à l’inverse de ceux des deuxième et troisième

régions militaires, dont la production de bulletin ne représente que 9% du total.

Globalement, les comités semblent s’être vraiment concentrés dans l’est de la France et en

Allemagne, ces deux régions ayant produit une majorité absolue des bulletins sortis durant

143
cette période. La multiplicité des unités dans ces régions favorisait sans doute l’émulation

entre les comités et l’activisme. Pour les FFA, cela peut aussi s’expliquer par l’isolement

des unités, favorisant le développement et l’activité de comités locaux.

144
Ch.6 Un mode d’organisation artisanal

Les questions de fonctionnement étaient au cœur des préoccupations des militants

des comités. Pour assurer la sécurité et la survie du comité et du mouvement, la

clandestinité imposait des règles contraignantes, dont le respect rythmait le quotidien de

beaucoup de militants. En automne 1973, à une période où, il est vrai, le mouvement des

soldats était à ses balbutiements et, plus encore que par la suite, empreint de paranoïa, le

guide du militant du FSMAR avait « délibérément mis l’accent sur l’aspect “technique”

des problèmes », car « les conditions mêmes du travail à l’armée exigent qu’on y prête

une importance extrême »1.

La clandestinité, la nouveauté de ce mouvement autant que l’absence de référence

civile unique pour les comités de soldats rendaient difficile leur organisation. Que ce soit

au niveau des casernes ou au niveau central des groupes politiques, on retrouve un

mélange tout-à-fait spécifique de débrouillardise, d’amateurisme, et de centralisation

parfois rigide mélée de paranoïa et de goût du secret.

A. Dans les casernes

Il n'y eut aucune règle en matière d'organisation des comités de soldats, mais cela a

pu parfois occasionner des conflits au sein de gros comités2.

Une certaine mythologie fut entretenue par IDS sur la caractère impeccablement

démocratique du fonctionnement des comités de soldats3, même si elle relevait des

différences entre les comités animés par l’extrême gauche « qui fonctionnent

généralement de façon très clandestine autour d’un noyau de quelques appelés qui sont

1
Bulletin de recherches… op. cit. intro
2
comme on l’a vu dans le chapitre 4
3
François MALBOSC, op. cit. p. 22
145
seuls à connaître ses différents rouages » et les comités « où prédominent les militants de

la CFDT, dont le fonctionnement est généralement articulé autour de l’assemblée générale

qui regroupe à la fois le noyau actif du comité et le réseau des sympathisants. »1 Mais

même ce fonctionnement idéal largement décrit2 ne fut qu’exceptionnellement mis en

place.

Fin 73, le FSMAR distinguait de son côté deux possibilités de fonctionnement1.

Le « groupe “tel quel”, ou “boule de neige” ». « A partir d’un noyau initial, un

groupe plus large se constitue, unité par unité. (…) Ce groupe est comparable dans son

fonctionnement à n’importe quel groupe sur une boîte quelconque. » Ce groupe aurait

notamment pour avantages de favoriser la démocratie, la stabilité et la durée, mais comme

inconvénients un fonctionnement lourd, peu sûr et le risque de blocages liés aux débats.

Le « groupe “toile d’araignée”, ou en cercles concentriques ». Consistant en une

« organisation par un très petit nombre de militants (…) homogènes politiquement (…)

organisant chacun des réseaux différenciés et cloisonnés », ce fonctionnement aurait pour

avantages de garantir une grande sécurité, de pouvoir décider rapidement d’actions et

comme inconvénients d’être facile à décapiter et d’impliquer un activisme considérable de

la part des militants politiques.

Concrètement le « groupe toile d’araignée » semble n’avoir été lui aussi que peu mis

en pratique. Dans chaque cas précis, suivant le nombre de militants, la vigilance de la

hiérarchie, la configuration de la caserne ou des régiments, une structuration spécifique

était adoptée. Le pragmatisme semble l’avoir emporté dans l’immense majorité des cas.

Par exemple Claude Poizot s'occupait de la bibliothèque de la caserne et l'utilisait

ainsi pour le comité de soldats : « Plus particulièrement pour les contacts avec les copains

du comité, c'était plus pratique d'avoir un lieu comme celui-là où on pouvait passer cinq

minutes et laisser un document, le planquer dans un livre, attendre que les gens sortent

1
François MALBOSC, op. cit. p. 92
2
François MALBOSC, op. cit. p. 96-98
146
pour dire « bon ce sera pas possible pour la réunion samedi, il faut trouver un autre lieu »,

« d'accord je m'en occupe », « repasse demain », c'était un milieu facile… »2 Ils faisaient

des réunions une fois tous les 10 jours environ. « Il y avait la ferme, ou on allait dans les

troquets de Romilly ou de Troyes pendant les quartiers libres le soir. On faisait ça

rapidement, « bon, on a 2-3 trucs à voir, on se retrouve à la choppe ou au terminus »… On

faisait des réunions à Paris parfois… »3 Ils y discutaient de « l'aspect le plus concret du

travail quand c'était les réunions de quartier libre… Quand on avait le temps de passer une

soirée à la ferme ou de se retrouver à Paris, là on pouvait développer un peu les choses et

parler un peu plus du fond. »4

De même dans le comité de Jack Toupet qui regroupait une dizaine de militants, ils

se réunissaient « à l'extérieur, sûrement pas dans les chambres, parce qu'il y avait toujours

des personnes indésirables qui pouvaient passer, il y avait les sous-offs, sinon on faisait

des tours de cour. On faisait aussi attention à ce que tout le monde ne se retrouve pas en

même temps… »5

A Karlsruhe, la structuration du comité a évolué avec l’évolution de ses effectifs.

Petit noyau dans la caserne jusqu’en juin-juillet 74, il se renforça à partir de l’arrivée de la

74/08 et continua à développer son influence jusqu’à la fin de l’année, tant et si bien que

les militants envisagèrent de rattacher à eux une frange large de sympathisants et de

« scinder le comité en comités beaucoup plus massifs par compagnie (reliés par une

centralisation des délégués de comités)»6. Ce projet n’aboutit pas dans la mesure où la

manifestation du 13 janvier bouleversa toutes les prévisions, mais il montre la souplesse

avec laquelle la structuration était envisagée.

1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 12-13
2
entretien-7 p. 45
3
entretien-7 p. 45
4
entretien-7 p. 45
5
entretien-8 p. 53
6
annexe-10 p. 8
147
Le comité de soldats de la BA 106 de Mérignac (Ras l’calot) nous livre une longue

description du fonctionnement qu’il a adopté :

« La formule retenue à Mérignac a été celle de comités comprenant peu de soldats

(4 ou 5 en moyenne), se réunissant en principe une fois par semaine et conjuguant leur

action par une coordination centrale composée de délégués élus à raison d’un délégué par

comité. »1

Ce fonctionnement aurait garanti à la fois la clandestinité, la sécurité, la circulation

de l’information, l’efficacité et la démocratie.

B. Par le biais des organisations politiques

L’organisation “nationale” des comités était clairement assumée par les courants

politiques en leur sein. On pourrait même dire qu’au bout du compte, les organisations

politiques furent les seuls cadres permanents du mouvement des soldats, les seuls

intellectuels collectifs, chacune de leur côté :

« On bossait avec eux, les manifs par exemple, mais ce n'était pas vraiment un

travail commun, ils amenaient leurs soldats, on amenait les nôtres et c'est tout. Peut être

qu'après c'était différent, mais vraiment la période que j'ai connue, c'était ça : deux

fractions2 qui avaient leurs machins et les comités vivaient autour de ça sans s'en rendre

compte. »3

C'est cela aussi qui a donné toute son importance à la perspective d'une réunion

nationale, qui aurait partiellement permis de surmonter cette division.

La LCR, Révo, comme IDS avaient mis en place des systèmes combinant les prises

de décisions centrales, l’animation régionale et le suivi local des comités.

1
archives LCR-2.3 p. 2
2
Robert Pelletier parle de la LCR et de Révo
3
entretien-1 p. 9
148
• le fonctionnement central

La LCR comme Révo dissociaient ce qu'elles appelaient le « travail extérieur » du

« travail intérieur » (à l'armée).

Le travail intérieur concernait toutes les activités au sein de l'armée : essentiellement

les comités de soldats, mais aussi le FSMAR pour la LCR ou des activités d'infiltration

dans la hiérarchie, ou l’ARS pour Révo. Ce travail était bien entendu censé être totalement

clandestin.

Le travail extérieur consistait au premier chef en l'animation des comités civils

(CDA pour la LCR, CAM pour Révo), mais aussi plus largement dans le soutien de

l'activité des soldats directement par les structures politiques ou par les collectifs unitaires.

Après le lancement du mouvement des soldats, les comités civils eurent essentiellement

pour rôle de servir de porte-voix aux comités de soldats, « ça servait en fait, selon Robert

Pelletier, de force d'appoint au travail intérieur, pour publier des choses sans être trop

emmerdés etc. »1

IDS par contre regroupait à la fois des civils et des militaires, la frontière n'était de

ce fait jamais vraiment nette entre les deux dimensions. Cependant au niveau de

l'organisation du travail, il y avait également un secteur "interne" spécifique. Le secrétariat

national « avait un rapport quasiment hebdomadaire du secteur interne, mais qui passait

indirectement par des copains qui nous disaient quelle était la tendance générale, quels

étaient les points forts, les difficultés. »2

Dans la LCR, le travail interne était dirigé par la commission nationale armée, mise

en place durant l’été 19741, qui « définissait l'orientation du “travail-armée”. C'était à la

fois une structure théorique et pratique. (…) Il y avait un ou deux membres du comité

1
entretien-1 p. 7
2
entretien-7 p. 46
149
central qui étaient dedans, qui rendaient des comptes très théoriques à l'organisation, pour

des raisons de sécurité, c'était toujours évasif sur les aspects pratiques »2 « c'était un noyau

de cinq ou six copains qui animaient le débat quoi ; qui étaient même en fait le débat à eux

tous seuls. »3 « La “commission” était recrutée exclusivement par cooptation, avec

l'approbation d'un seul membre du BP qui était chargé de ce “travail” ».4

Si la LCR accordait une place non-négligeable aux activités antimilitaristes dans sa

presse et dans ses campagnes, il apparaissait effectivement que les instances régulières de

cette organisation ne maîtrisaient pas pleinement cette activité. C'était essentiellement dû

au caractère clandestin de cette activité, à la coupure qui existait entre les instances

régulières et les responsables-armée qui disposaient d’un réseau parallèle de circulaires et

de diffusion5.

• les coordinations

Ponctuellement, des coordinations de comités par région étaient organisées.

« On faisait des réunions où on regroupait quatre, cinq, six ou dix personnes d'une

région, quand on préparait des initiatives comme le 1er mai par exemple, on faisait des

réunions un peu plus structurées sur ce thème-là. On y débattait de ce qu'on allait y faire :

le type d'apparition, les banderoles, les mots d'ordre, combien il y aura de gens… »6

Mais en fait de « coordinations » régionales de comités de soldats (dont on a déjà

parlé en première partie), il s’agissait plutôt de « réunions de “fraction élargie”. C’était

plutôt des militants de la ligue ou des gens qui étaient dans des comités rouges ou des

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5
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6
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150
organisations sœurs (…), il y avait quinze-vingt personnes au maximum » dans celles de

l’est de la France1.

• le rôle essentiel du suivi

Le suivi s'effectuait la plupart du temps par le biais des « correspondants locaux ».

Alain Brossat l'explique :

« On avait une structure par région : dans chaque région on avait un responsable, un

militant de la ligue, un gars de confiance, qui était donc un cadre et qui avait comme

responsabilité de suivre les comités de soldats locaux. C'était une fonction discrète, il

devait y avoir quelqu'un dans la direction régionale qui connaissait ses activités, mais pour

le reste c'était un fil direct avec nous. J'avais le contact avec un certain nombre de ces

copains, on faisait des réunions de temps à autre, pas très nombreuses, parfois je

descendais pour voir. (…) Et puis il y avait un ou deux itinérants comme Robert2, qui

étaient des gars qui avaient l'expérience de ces choses-là. »3

Il pouvait également se faire à Paris, où les appelés venaient pendant leurs

permissions.

« On se donnait rendez-vous dans les jardins le dimanche matin, je connaissais tous

les squares de Paris. (…) on se promenait avec Libération, Le Monde ou Le Figaro à la

main, "salut, c'est Max, je suis au 43e RA", ça se passait comme ça. »4

Au bout du compte selon Jean-François Vilar, les militants qui faisaient leur service

avaient le contact avec la LCR « au minimum toutes les semaines (…) sauf exception »5.

Jean-Yves Potel estime avec plus de modestie qu’ils les voyaient « au moins une fois par

1
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2
Pelletier
3
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5
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151
mois »1, mais il est sûr que les militants de la LCR n’étaient pas laissés à eux-mêmes

quand ils faisaient leur service.

Le suivi permettait aux militants de se sentir moins isolés, de sentir qu'ils avaient

derrière eux une organisation. D'un point de vue psychologique, cette dimension n'était

pas annexe, car le dépaysement et l'isolement que provoquait la vie de caserne étaient par

ce biais atténués. Dans le « travail de soutien aux gens qui étaient dedans, il y avait tout

simplement le fait d'y aller, c'était important parce que cela créait une médiation entre ce

qu'ils vivaient, qui était absolument démentiel et puis le reste de l'organisation et même le

reste de leur milieu familial, affectif… »2.

Révo et IDS suivaient aussi leurs militants3. Pour IDS, « il y avait en effet des

contacts prudents, réduits, discrets, où se réglaient avant tout des questions d'intendance,

de tactique, d'impression de bulletins, de timbrage d'enveloppes, de mise de courrier dans

les enveloppes etc »4

Pour bien comprendre comment ce mouvement a réussi à fonctionner, il convient de

prendre la mesure du décalage entre la « base » du mouvement et son « sommet ».

« C’était à la fois très centralisé du point de vue de la direction, très comploteur, et à la

fois très décentralisé du point de vue du mouvement. »5 C’est sans doute cet élément, lié

au caractère somme toute très artisanal du fonctionnement, et même aux divisions très

marquées entre les organisations politiques, qui a paradoxalement permis la vitalité des

comités de soldats, leur audace et le foisonnement de feuilles et d’initiatives.

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152
Ch.7 « Soldat, sous l’uniforme, tu restes un travailleur »

Un DEA de « Systèmes et Structures Politiques » entier a été consacré en 1978 à

l’étude des thèmes portés par les comités de soldats1. La problématique adoptée était de

déterminer « la dose d’antimilitarisme contenue dans les manifestations et les prises de

position des comités de soldats. »2. Porté par la volonté de mettre en cohérence ce qui ne

l’est pas a priori, Alain Texier systématise à outrance et adopte comme fil conducteur de

son travail le « but final de la propagande anti-militariste révolutionnaire » à savoir la

« constitution de milices ouvrières »3. Ce faisant, il laisse de côté toute la richesse réelle

de ce mouvement qui ne se limita ni à une somme de revendications qui contribueraient à

« saper les fondements même de l’institution militaire »4, ni à une remise en cause plus

explicite de la société et de son armée. On comprend par ailleurs qu’il aboutisse à ce type

de résultats dans la mesure où l’essentiel de ses sources est constitué de Rouge, de

brochures et de livres, mais rien qui émane directement des comités.

Il est sans doute indispensable d’avoir en tête les exigences que ce mouvement porta

nationalement, exigences résumées pour l’essentiel dans l’Appel des cent, mais il est tout

aussi important de reconstituer ce que portèrent réellement les comités de soldats au sein

de leurs casernes, ce que la masse des soldats en reçut, qui ne se calque pas exactement

sur la plate-forme revendicative nationale, qui n’est pas que le produit des élaborations

stratégiques et théoriques des courants politiques. C’est pourquoi, nous avons fait le choix

de nous appuyer sur les bulletins, principal outil d’agitation et de propagande des comités.

• Comprendre le discours des comités

1
Alain TEXIER, Les manifestations d’antimilitarisme à l’occasion de l’affaire des comités de soldats,
mémoire pour l’obtention du DEA de sytèmes et structures politiques, ParisX-Nanterre, février
1978
2
Alain TEXIER, op. cit. p 1
3
Alain TEXIER, op. cit. p 6
4
Alain TEXIER, op. cit. p 7
153
On peut d’abord considérer les multiples objectifs que les groupes d’extrême gauche

se fixaient quand ils intervenaient dans l’armée, comment ils concevaient cela

théoriquement.

Leurs références en la matière remontaient aux expériences du début du siècle

(révolution russe, pratique du PC au début des années 20) et aux théories énoncées par

Lénine et les premiers congrès de l’Internationale Communiste. Cependant, comme on l’a

vu, à partir de l’Appel des cent et à mesure que le mouvement se développait, les

conceptions léninistes de construction de noyaux communistes et d’apprentissage des

armes tendirent à s’estomper au profit d’une conception plus large et moins “militariste”

de cette intervention, la place des revendications matérielles tendit dans le même temps à

s’accroître à l’inverse de la “propagande” politique.

La préparation de la révolution n’en restait pas moins l’objectif central.

L’antimilitarisme révolutionnaire visait « au désarmement de la bourgeoisie par

l’armement généralisé des travailleurs »1. L’enjeu était de placer les soldats aux côtés de

la classe ouvrière. Cet objectif, même à l’état latent, était présent en permanence dans

l’esprit des militants et dans la prose des comités. C’est dans la même perspective qu’on

pouvait comprendre l’importance accordée à la revendication de la réduction du service

militaire au temps des classes avant le développement des comités2, le service ne devant

que servir à apprendre à utiliser des armes.

Dans le même cadre, ils effectuaient un « travail » de conviction politique plus

général, pour « conscientiser » le contingent, sur les fonctions de l’armée, sur le racisme,

quelques rares fois sur le sexisme… Le but était d’intégrer ce mouvement « à la lutte de

l’ensemble du mouvement ouvrier pour le socialisme »1. Même si c’est plus discutable

pour IDS, les courants politiques investis n’avaient pas spécialement pour souci de

« démocratiser l’armée », de gagner des réformes. C’était pour eux une dimension

tactique, l’objectif général étant de développer la contestation et la combativité au sein du

1
Armée, des comités au syndicat… op. cit. p. 14
2
étrangement, cette revendication ne fut effectivement quasiment jamais présente en 1974 et 1975
154
« cœur de l’appareil d’Etat ». Il fallait préparer la révolution, développer la lutte de classes

dans tous les secteurs, y gagner des positions pour son organisation politique.

Pour remplir ces objectifs, ils essayaient de construire un mouvement autonome des

soldats le plus fort possible. Leur but était qu’il y ait toujours plus de comités, toujours

plus massifs, mieux organisés et que le mouvement gagne sur des objectifs et mette en

difficulté le gouvernement. Ils concevaient leurs initiatives et leurs formes d’intervention

à cette fin, même s’il existait des désaccords parfois importants sur la manière de s’y

prendre entre les différents courants et si une bataille existait entre chaque tendance pour

améliorer son poids au sein du mouvement.

Car ils cherchaient à construire leurs organisations politiques par le biais des

comités de soldats. Les comités de soldats n’étaient qu’un secteur d’intervention parmi

d’autres pour ces organisations, dont le principal souci au début des années 70 était leur

propre renforcement2. Du point de vue de l’écho dans la société, cela a pu servir à

populariser la LCR ou IDS à certains moments, mais ils n’ont jamais vraiment réussi à

recruter dans l’armée1.

Mais avoir des théories et des objectifs ne suffit pas. Ils doivent réussir à s’insérer

dans un contexte précis. Comme on l’a vu, les militants des comités avaient un profil

particulier : de jeunes intellectuels radicalisés, très politisés, avec souvent une forte

sensibilité anti-autoritaire. Marquées par les expériences de guérillas à Cuba, au Viet-

Nam, en Chine, la LC et l’OCR développèrent une analyse très gauchiste de leur rôle au

début des années 70. Par la tactique « initiative, unité d’action, débordement », par des

coups d’éclat de leurs organisations, elles espéraient montrer l’exemple et être en capacité

de prendre la direction d’un mouvement de masse en cas d’affrontement révolutionnaire.

Cet état d’esprit gauchiste, avant-gardiste, persista et se manifesta de façon plus ou moins

1
Armée, des comités au syndicat… op. cit. p. 8
2
voir par exemple les thèses du 1er congrès de la LCR en 1974 qui créaient un nouveau concept en
se fixant comme objectif de construction dans cette période de « gagner l’hégémonie sur l’avant-
garde large, par et pour la mutation de la LCR »

155
prononcé dans le mouvement des soldats. Or leur volonté était de s’adresser largement

aux « bidasses », de s’en faire comprendre. Comme on a déjà pu le constater, surmonter

cette différence ne fut pas un mince problème et on retrouve clairement dans le discours

des comités ces origines précises. Un effort était fait pour simplifier les messages et

laisser une place importante aux revendications matérielles. Ce dosage entre pédagogie et

discours brut, entre « revendicatif » et « politique » fut source de multiples affrontements

et clivages dans le mouvement, les uns accusés peu ou prou de suivisme, d’opportunisme

et de réformisme (IDS), les autres de gauchisme, de sectarisme et de dogmatisme (Révo),

la LCR se retrouvant dans le premier camp face à certains groupes du CAM et dans l’autre

face à IDS.

De fait, des théories à la pratique, il y avait des adaptations qui transformaient

substantiellement les belles stratégies de départ. La plupart des militants dans les casernes

n’avaient pas une conscience nette des différents objectifs, de leur articulation, des

moyens de les mettre en œuvre etc. Le discours à l’arrivée n’était plus exactement aussi

clair et aussi cohérent, mais il était en même temps plus riche et plus concret.

C’est pourquoi l’angle qui a été choisi est de rendre compte de ce que dirent

concrètement les comités de soldats dans leurs casernes, non pas de faire des

commentaires sur telle plate-forme nationale ou sur tel texte politique général.

On peut reconstituer trois pôles dans le message que véhiculaient les bulletins : une

certaine radicalité libertaire dans l’esprit de mai 68, comportant une remise en cause

sociétale et culturelle, un travail de « conscientisation » politique du contingent, de lien

avec la classe ouvrière et un ensemble de revendications et d’exigences démocratiques et

matérielles. Le ras l’bol, un discours et des revendications.

Certains bulletins n’avaient qu’une approche radicale et idéologique comme à

Berlin. D’autres au contraire n’abordaient que le quotidien de la caserne, sans jamais

écrire d’articles généraux ou remettant en cause l’armée. Mais dans l’immense majorité

1
entretien-1, p. 12
156
des cas, on ne saurait distinguer ces différentes dimensions, les bulletins jonglant

allègrement entre défense des droits, quotidien de la caserne, prises de position politiques,

radicalité etc.

On ne peut cependant reproduire ce mélange informe. Il faut bien ordonner ce qui ne

l’était en réalité pas vraiment. On distinguera donc pour l’occasion ce qui relevait du

domaine de l’agitation, de la revendication, du domaine plus propagandiste de la

conviction politique. Les thématiques des comités pourraient peut être se résumer dans la

formule : « soldat, sous l’uniforme tu restes un travailleur », impliquant que, comme les

travailleurs les soldats ont des droits à défendre, et que, étant liés à la classe ouvrière, ils

doivent participer à la lutte pour la révolution et le socialisme.

A. Des droits à défendre

Etre partie prenante de tous les combats des soldats pour leurs droits.

Dans cet axiome, tous auraient pu se reconnaître. L’agitation avait pour but de

développer les luttes, les actions à large échelle, les luttes étant elles-même facteurs de

conscientisation politique et de progression du mouvement. Le plus “gauchiste” des

groupes investis dans l’armée, le CAM, soulignait dès novembre 1974 « l’importance des

revendications de type démocratique :

- C’est à ces revendications qu’est sensible la masse des appelés

- C’est à travers ces revendications que peut s’exprimer la combativité

- Ce sont ces revendications qui peuvent cimenter l’unité du contingent

- C’est à travers ces revendications que peut se développer la conscience de classe à

l’armée »1

En partant de la condition des appelés, de leur quotidien, les comités dégageait des

revendications pour lesquelles il fallait se battre. Cela exprimait donc de manière

détournée le malaise qui existait chez une grande masse d’appelés. Cela donnait forme à

1
archives LCR-1.8, p. 4
157
l’injustice ressentie par le contingent vis-à-vis de sa condition (solde dérisoire,

éloignement du domicile, discipline inutile et arbitraire…). C’est notamment grâce à cette

dimension que le mouvement des soldats eut cet impact. Selon la LCR, « en reprenant les

revendications dans lesquelles se reconnait la masse des appelés, en menant la lutte

quotidienne contre tous les arbitraires, toutes les brimades, toutes les injustices, contre

l’abêtissement et l’abrutissement qui sont le lot quotidien à l’armée, les comités ont gagné

le soutien de la grande masse des soldats. »1 Par cette capacité à exprimer tout haut ce que

beaucoup de soldats pensaient tout bas, ce mouvement inquiéta le gouvernement qui en

mesurait l’écho, et obtint des réformes. La vie de caserne elle-même fournissait aux

comités la matière sur laquelle ils faisaient de l’agitation2.

Les comités disposaient d’une plate-forme nationale : l’Appel des cent. Après le

statut démocratique du soldat de la JC, la plate-forme du PS et une année et demi de

mouvement, les comités eurent la volonté de réactualiser l’appel. Ils tentèrent de dégager

une nouvelle plate-forme, qui aurait pu être adoptée à la réunion nationale des comités qui

devait se tenir fin 75 mais qui n’a jamais eu lieu. Dans les deux années qui nous

concernent en tout cas, l’Appel des cent resta la référence du mouvement et nous allons

voir ce que les comités en reprirent réellement. Cet appel n’était par ailleurs pas exhaustif.

Dans leurs exigences revendicatives, les comités de soldats embrassèrent la globalité de la

vie de caserne.

1) L’Appel des cent comme base unificatrice

Dans l’Appel des cent était contenu l’ensemble des grandes revendications sociales

et démocratiques des soldats. Cependant dans la pratique et dans les bulletins, toutes

n’eurent pas la même place.

1
Armée, des comités au syndicat… op. cit. p. 8
2
sur la vie de caserne et la manière dont les comités la percevaient, voir : La vie de château, livre noir
du 1er RI de Sarrebourg, n° spécial de “La caserne en lutte”, Suppl. à Crosse en l’air n°22, 1975 et la
Brochure réalisée par des soldats du 401e RA de Nîmes, Suppl. à Lutte Antimilitariste n°16, 1975
158
L’accent était le plus souvent mis sur les revendications les plus sensibles pour les

soldats, les revendications matérielles, notamment la question de la solde, des

permissions, des transports, de la libre disposition de soi-même et de la tenue civile en

dehors des heures de service. Comme on l’a vu, sur chacun de ces points d’ailleurs, Chirac

et Giscard accordèrent des améliorations.

Pour le comité de Karlsruhe, l’éloignement du domicile « est un facteur de crise

insoluble autrement que par la libéralisation des permissions, et encore ! L’impression

d’être cloitrés, le chantage aux permissions, le temps qui passe au ralenti à cause de

l’absence de motivation et d’événements, rendent crucial le problème des perms. Les

premières réformes (une perm par mois) ont l’effet contradictoire de rendre plus cruciale

la pénurie d’argent : plus de perms, aussi peu d’argent : des soldats qui ont leur perm en

poche y renoncent par manque d’argent. »1 On voit par ailleurs comment les

revendications pouvaient s’alimenter les unes-les-autres.

L’autre dimension fortement mise en avant était l’exigence de libertés pour les

soldats : liberté d’information, d’expression et d’association (absente pour cette dernière

de l’Appel des cent). Régulièrement les éditos justifiaient l’existence des bulletins par

l’absence de liberté d’information, ils s’indignaient contre la condition de « zéros

sociaux » qui aurait été celle des soldats et insistaient fortement en conclusion sur l’idée

qu’« unis, on est plus forts ».

Malgré les hésitations du mouvement sur cette question, des articles, de plus en plus

nombreux au fil du temps, furent écrits sur le syndicat de soldats. Sur les vingt bulletins

dont j’ai disposé qui comprenaient un article ou une prise de position claire sur le syndicat

de soldats2, seuls deux étaient antérieurs à mars 1975, six dataient de mars ou avril, les 12

autres étaient postérieurs à mai. Plus on s’approchait de la rentrée de 1975, plus les

articles étaient détaillés : pourquoi il faut un syndicat, quel type etc. Même un bulletin

dont l’intention « n’est pas de vanter les mérites du syndicalisme » et qui parle avec

1
annexe-10 p. 5
2
bulletins- 2.3-2.10-3.3-3.8-3.12-3.37-4.13-4.14-7.6-7.10-7.11-7.16-7.18-7.24-7.26-7.49-7.77-7.85-7.91-
7.97
159
réserve de l’initiative de Besançon comme étant le fruit de « la décision de certains de nos

camarades du 19e RG(…), appuyée par certains »1, ne s’opposait pas frontalement au

syndicat de soldats et consacrait l’essentiel de cet article aux mauvaises conditions de vie

des appelés, qui expliquerait la volonté émergeante de constituer un syndicat. Pour

appuyer leur argumentation, les comités se référaient parfois aux expériences

européennes. Les SUV2 portugais étaient plus volontiers cités en exemple par les comités

proches de la LCR, qui y voyaient l’incarnation de leur théorie révolutionnaire : des pans

de l’armée qui se détachent et qui s’organisent aux côtés de la classe ouvrière. Ceux

proches d’IDS pour leur part s’appuyaient systématiquement sur l’existence d’un syndicat

légal en Hollande, le VVDM qui organisait très largement les appelés et avait des

possibilités de négocier au nom des soldats. Le CAM ou la LCR étaient plus réticents vis-

à-vis d’un syndicat qu’ils considéraient comme “intégré”.

L’exigence de la suppression des brimades n’était pas tellement portée en tant que

telle. Cette question était présente dans la prose des comités mais vue essentiellement

autour d’exemples locaux. Par ailleurs les militants sentaient sans doute que cette

revendication relevait un peu du vœu pieux, dans la mesure où les brimades étaient déjà

officiellement interdites et que l’article 8 du RDG de 1975 précisait que « le subordonné

ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal ou

contraire aux coutumes de la guerre et aux conventions internationales. »

La demande de suppression des incorporations au-delà des frontières n’était

formulée quasi-exclusivement que par les comités des FFA et les raisons invoquées

relevaient plus souvent de la gêne causée par l’éloignement que de la réflexion sur

l’organisation de la Défense. Cette revendication portait par ailleurs à débat puisqu’elle ne

fournissait qu’une demi-réponse : si le problème était que la France dispose de troupes en-

dehors de ses frontières, la réponse ne pouvait pas se limiter aux incorporations mais

devait s’étendre au retrait des forces françaises.

1
bulletin-5.2
2
Soldats Unis Vaincront
160
Le destin de la revendication de la suppression de la Sécurité Militaire et des

tribunaux militaires a connu des hauts et des bas. Moins mise en avant que celles citées

précédemment, elle connut un regain d’intérêt au moment de l’Appel des cent et de la

Cour de Sûreté de l’Etat. Elle renaissait régulièrement dans les casernes, lorsque la

Sécurité Militaire y organisait des enquêtes ou des mutations.

Enfin la demande de droit de résilier leurs contrats pour les engagés, ne fut posée

qu’exceptionnellement. Malgré de faibles tentatives de se rapprocher de certains engagés,

la tendance qui l’emporta nettement fut la défiance contre les « crevures ». Bigor… NO !

donne sa définition de la crevure : « nous aussi nous attribuerons un prix : la crevure du

mois. Entendons-nous bien. Tout engagé n’est pas une crevure. Une CREVURE c’est un

galonné qui profite de son grade pour en faire baver aux soldats, les planter, les humilier,

leur sucrer des perms, et on passe. Pas la peine de dire que la compétition concerne

beaucoup de nos bons cadres. Elle est d’autant plus serrée que le jury hésite sur les

critères : bêtise, méchanceté, grande gueule… »1 Il faut cependant bien reconnaître que

dans la plupart des cas, les comités ne faisaient pas dans la nuance.

2) L’approfondissement local

Non seulement les comités de soldats surent dans la plupart des cas donner corps à

leurs revendications générales par des exemples locaux, mais ils ajoutèrent aussi des

exigences supplémentaires absentes bien souvent des appels et autres plate-formes

nationaux et firent une large place à la vie de la caserne.

Au-delà de la plate-forme nationale, certains comités de soldats s’employaient à

décliner localement les revendications générales. Le comité du 3e RH de Pforzheim,

rédigeant Le hussard en colère en fournit un exemple quand il réclame :

1
bulletin-5.1
161
- « la possibilité pour tous d’être dès 17 h 30 dans la tenue de son choix, y compris

pour aller à l’ordinaire, au cinéma ou au foyer

- la suppression des appels le soir

- la carte permanente de sortie jusqu’à six heures du matin

- une 72 h tous les 15 jours comme à Spire ou Karlsruhe »1

Parmi les revendications de l’Appel des cent, on peut s’étonner qu’il en manque

une, qui pourtant prit régulièrement de l’importance : le droit à la sécurité. L’accident du

tunnel de Chézy le 23 janvier 1974 (le « drame de Margival »), qui vit la mort de huit

soldats fauchés par un train lors d’un exercice , avait suscité de vives réactions dans la

presse et la population. La mort de Serge Camier en février un an plus tard avait entrainé

la manifestation de Verdun. Les comités de soldats entretenaient le mythe du droit à « 7 %

de pertes » en vies humaines. Qu’ils y aient cru ou non2, cela faisait planer une certaine

gravité au-dessus de leurs têtes et prenait du relief lorsque des accidents survenaient. Ce

fut le cas lors de la mort d’un appelé (tué par une balle perdue) à Spire en octobre 1974, le

comité dénonçant « un système qui soigne et protège cent fois plus son matériel que ses

hommes » et exigeant qu’il n’y ait plus de tirs sans la présence d’ambulance3. Cette

dimension était assez présente dans les bulletins notamment lorsqu’il était question des

stages commandos, mais pas seulement. Au 68e RA de Landau, l’ancêtre des Bœufs voient

rouge, Tribune Anti Militariste, après avoir listé les morts survenues depuis juillet 1973

réclamait : l’abrogation des 7 %, le respect des normes de sécurité et la vérité sur la mort

de Jean Paul Bayet (mort au 68e RA)4.

Les infirmeries étaient des cibles privilégiés pour les comités. Le Tam-Tam de

Perpignan titrait un article dans son numéro 6 : « LA PORCHinfirmERIE (les bœufs sont

mieux soignés que nous) »5. Les soldats du CISS eux-même en témoignait en juin 75 dans

1
bulletin-3.18
2
il y avait alors quelques dizaines de morts par an à l’armée, 56 en 1972, 42 en 1973 selon Le Monde
du 21/2/75
3
bulletin-7.46
4
bulletin-7.92
5
bulletin-7.21
162
un numéro spécial de L’armée c’est plus ce que c’était1. Par un descriptif plutôt bien fait

de quelques pages, ils montraient comment, par l’idée latente qui voulait que « le malade

est a priori considéré comme un tire-au-flanc » et par l’absence de moyens alloués aux

infirmeries, les conditions de soin au sein des casernes en 1975 n’étaient pas

satisfaisantes. La description faite par le numéro 8 des Bœufs voient rouge était assez

apocalyptique :

« Le “j’m’enfoutisme” des médecins devient insupportable. (…) La crasse et l’état

déplorable des locaux rappellent les prisons du moyen-âge. Les murs sont noirs de graisse,

tachés de sang et d’excréments (…) La tuyauterie du chauffage et les conduites d’eau sont

rongées par la rouille. (…) partout dans l’infirmerie, dans les lits, dans les placards-

vaisselles, aux toilettes, dans les moindres recoins, on trouve des centaines de cafards, des

milliers de fourmis rouges, des puces et d’innombrables insectes. (…) C’est inadmissible,

mon général !»

L’hygiène de manière générale fut un thème de prédilection pour les comités. Dans

le numéro 3 de Gardavoufix le Gaulois2 (92e RI à Clermont-Ferrand), un article titré « Le

sermon » dénonce avec véhémence cette situation :

« En arrivant au 92, à la première séance de “cinéma”

- les gars, nous allons vous couper les cheveux car c’est PROPRE

- les gars, lavez-vous régulièrement les cheveux par mesure d’HYGIENE

- les gars, gardez les locaux propres. NETTOYEZ-LES

Tout ceci est bien, mais alors POURQUOI après tous ces jolis discours nous

traitent-on comme des bêtes ? Car dans certaines compagnies, plus de la moitié des

douches et des chiottes ne fonctionnent pas depuis plusieurs mois déjà et certaines

personnes ont condmné ces portes qui sont tout de même ouvertes pour la revue et

nettouées à grandes eaux.

NETTOYER, c’est très beau et très important.

1
bulletin-3.42
2
bulletin-7.3
163
Mais cela revient à créer un ZOO avec des locaux propres et des bêtes encore plus

sales que des ANIMAUX car elles sont obligées de prendre une après-midi complète pour

trouver de quoi se laver.

Sur ces mots, Bienvenue à la 75/08 car si ces jeunes hommes entrent au 92ème ZOO,

ils auront la peau si dure par l’épaisseur de crasse qu’ils deviendront eux-aussi des bêtes

plus crasseuses encore que les animaux. »1

C’est par l’humour que le numéro 9 de Spirate rouge aborda le problème :

« HISTOIRE D’EAU ou L’HYGIENE S’ARRETERAIT-ELLE AU SYSTEME

PILEUX (facial)

Proposons aux Gentils Organisateurs du 10e RG l’installation de douches de

campagne sur la place d’armes (l’eau froide serait fournie par la IIe Cie et l’eau chaude

par la Ie Cie). Seraient cordialement invités les sapeurs de la 25 et de la 21 actuellement

démunis d’installations adéquates. Par contre les sapeurs de la 2e Cie disposant de 5

pommeaux de douche au moins, sont priés de s’abstenir. »2

Un autre exemple d’une situation particulièrement déplorable nous est donné par le

centre de sélection de Blois, où il y avait 3 douches et « 237 furoncles pour 200 soldats »,

ce qui faisait exiger au comité de soldats : « des douches car nous en avons marre de puer,

de l’eau chaude car nous voulons pouvoir nous laver la tête sans choper une angine, des

W-C qui fonctionnent »3

La nourriture à l’armée est réputée pour sa mauvaise qualité. En tout cas, les

comités s’en plaignirent à de multiples occasions. La Caserne en lutte1, dénonçant la

différence de traitements entre les gradés et les soldats, exigeait :

- « une nourriture saine et équilibrée

- une viande meilleure et chaude2

1
les erreurs et fautes de frappe sont dans le texte
2
bulletin-7.51
3
bulletin-5.19
164
- un réfectoire pour nous

- plus de surveillance policière à l’ordinaire

- le droit au “rab” »

Deux numéros plus tard, la situation ne semblait pas s’être améliorée au 1er RI de

Sarrebourg, puisque le bulletin dénonçait une intoxication alimentaire collective à la suite

d’un repas particulièrement avarié3.

Cette différence entre les repas des officiers et des sous-officiers était

particulièrement sensible : « les cuistots pour les offs et les sous-offs… des mécanos qui

font ce qu’ils peuvent pour les HDR… »4. Cela amena le comité de soldats du 4e RG de

Lyon à proposer une grève des repas5, dont on ne sait par ailleurs pas si elle fut ou non

mise en place.

B. Une révolution à préparer

Les courants investis dans le mouvement des soldats, notamment la LCR et Révo,

avaient cependant tendance à considérer comme accessoire, “tactique”, la dimension

revendicative. Il y avait plusieurs formes d’opposition à l’armée notamment le pacifisme

ou l’antimilitarisme, dont on pouvait distinguer plusieurs formes6 . Celui des comités de

soldats était pour l’essentiel révolutionnaire, même si les comités animés par le PC ou IDS

étaient plutôt réformistes1. Les comités ne réclamèrent jamais la « destruction de

l’armée », n’incitèrent jamais à prendre des armes et les revendications précises qu’ils

avançaient, n’étaient pas à proprement parler révolutionnaires. Cette dimension était du

domaine de la propagande, de la stratégie générale. Pour le CAM, les « révolutionnaires »

devaient s’efforcer « par tous les moyens de rendre présents les objectifs finaux de la lutte

1
bulletin-1.10
2
souligné par eux
3
bulletin-2.10
4
bulletin-4.7
5
bulletin-3.13
6
Alain Texier op. cit. p. 1-4, et voir Qu’est-ce que l’antimilitarisme révolutionnaire, op. cit.

165
antimilitariste dans les casernes ; ils mettent en évidence les racines de classe de

l’oppression matérielle et de l’embrigadement des jeunes travailleurs dans l’armée

bourgeoise. »2 C’est pourquoi le travail propagandiste, la “conscientisation” du

contingent, la remise en cause de l’armée, un travail de conviction général avaient une

place très importante dans ce qu’ont porté les comités. Il s’agissait de dépasser le

quotidien et le local, pour faire de la politique proprement dit.

1) La remise en cause de l’armée

L’armée était principalement dénoncée comme outil aux mains de la bourgeoisie :

une armée de guerre civile, dirigée contre le mouvement ouvrier.

C’était parfois énoncé tel quel, par des articles généraux sur l’armée, comme dans

Les bœufs voient rouge, numéro 53. Dans ce numéro, des passages de manuels

d’instruction militaire sont cités, où il est dit que : « on entend par adversaire intérieur

tous individus, groupes ou organisations qui, par des activités illégales, troublent l’ordre

public et cherchent à porter atteinte à l’autorité du pouvoir établi », son action peut

notamment consister en « agitation et grèves, ces dernières pouvant aller jusqu’à la grève

générale ». En conséquence de quoi l’article se conclut par : « à bas l’armée au service des

patrons ! à bas l’armée de guerre civile ».

Mais dans la plupart des cas, cette fonction de l’armée était mise en cause par des

biais plus concrets.

Les comités s’appuyaient pour ce faire sur les exemples récents d’intervention de

l’armée lors de grèves, notamment celles des postiers et des éboueurs fin 1974 (Tam-Tam

d’Aix-en-Provence4, RA le bol de Verdun1…). Un bon exemple (bien qu’un peu plus

1
sur les divergences “stratégiques” entre l’approche du PSU et celle de la LCR, voir par exemple
l’entretien entre Alain Joxe du PSU et Jean-Yves Potel de la LCR, “La crise de l’armée française et
les révolutionnaires”, paru dans Critique Communiste n°6, avril-mai 1976, p. 91-106
2
Comité antimilitariste, op. cit. p. 8-9
3
bulletin-7.97
4
bulletin-1.16
166
idéologique que la moyenne) de la manière dont les comités posaient le problème nous est

donné par Spirate-rouge numéro 52 :

« A BAS L’ARMEE BRISEUSE DE GREVES !

Tout est fait à l’armée pour t’isoler, pour te couper de ta vie civile, de ta famille, de

tes camarades, de ton syndicat.

On espère ainsi qu’un jour on pourra te faire intervenir contre eux lorsqu’ils seront

en lutte contre l’exploitation et l’oppression qu’ils subissent quotidiennement.

Ainsi, le gouvernement Giscard-Soufflet a envoyé des bidasses briser la grève des

éboueurs. Au 10e RG, certains sapeurs ont été consignés dans ce but.

Face au développement actuel des grèves (éboueurs, PTT, SNCF, ORTF…), le

gouvernement tend de plus en plus à utiliser l’armée contre les revendications des

travailleurs.

On découvre ici le véritable but de l’armée : loin de défendre la France comme on

nous le rabâche, elle sert à défendre la France des exploiteurs contre celle des exploités.

Son véritable ennemi est à l’intérieur des frontières : c’est la classe ouvrière.

D’ailleurs, crevure, peux-tu nous citer un seul exemple où l’armée a défendu les

travailleurs contre les patrons ? »

L’organisation de stages-commando était un autre moment fréquemment utilisée

pour dénoncer cette fonction de l’armée3. Pour le comité de Karlsruhe, le stage commando

serait même « le seul moment où le thème “armée de guerre civile” paraît vraiment

evident » aux soldats1. Ces stages cumulaient plusieurs sources de mécontentement. Ils

étaient souvent dangereux, les accidents y étaient monnaie courante et les comités

exigeaient des garanties de sécurité. Plus ou moins clairement censés parachever la

maturation du soldat en « homme », toute la dimension autoritaire et machiste de l’armée

y était concentrée, c’est cette dimension aussi que les comités dénonçaient. Enfin, les

exercices effectués (sabotages de trains, prises d’assaut de bâtiments par petits groupes)

1
bulletin-4.3
2
bulletin-7.46
3
voir la brochure spéciale sortie par le CDA, Stages commandos, école du crime, Suppl. à Crosse en
l’air n°18, 1976

167
laissaient par ailleurs entendre que les forces de l’armée étaient tournées vers l’éventualité

d’une guerre civile. C’était également utilisé par les militants pour remettre en cause la

fonction « contre-révolutionnaire » de l’armée.

L’armée était également accusée de servir à « embrigader la jeunesse », d’être un

« instrument d’oppression idéologique du peuple »2. Selon les comités de soldats, plus

fortement encore que des institutions comme l’école ou la famille, l’armée était supposée

forcer les dernières résistances du jeune pour en faire un bon ouvrier et un bon citoyen,

respectueux de l’ordre social et des hiérarchies. Cette dimension était le plus souvent

diffuse, imprégnait la prose des comités sans faire l’objet d’articles propres, relevant par

ailleurs plus de la réaction de révolte que de l’action politique.

Cette révolte s’exprima clairement par exemple en éditorial du n° 1 de RA le bol3 :

« RAZ LE BOL

- de la coupe de cheveux “réglementaire”

- de l’O.S.

- des défilés, jouissance des crevures à la vue de ce troupeau obéissant au moindre

commandement

- des perms données à regret

- des motifs pleuvant selon l’humeur des crevures

- des saluts obligatoires : encore une façon de nous prouver leur supériorité

- des rentrées pour l’appel, il faut bien que l’on se souvienne, même à l’extérieur

que nous sommes bidasses.

Nous on en a marre ; pas toi ?

On ne veut plus de leurs brimades quotidiennes.

Ras le bol de vivre comme des bœufs !

ET SI ON SE METTAIT A GUEULER TOUS ENSEMBLE ? »

1
annexe-10 p. 8
2
Les luttes des soldats, n°5 de la “Série travailleurs en lutte”, 1974, p. 21
3
bulletin-4.3
168
Enfin, l’armée était dénoncée, mais de manière plus occasionnelle, comme une

armée de guerre coloniale, dirigée contre les peuples du Tiers-Monde. Le Sapeur enragé

de Castelsarrasin se demande : « Pourquoi les guerres d’Indochine, d’Algérie,

l’intervention militaire au Tchad, à Djibouti ? La “patrie” la France, ça ne va pas jusqu’à

Saïgon ou Alger, ou alors faut revoir la géographie ! Partout contre les peuples qui

voulaient et qui veulent se libérer du joug colonial (la France), l’armée française a prêté

main forte pour le maintenir, pour maintenir les riches dans leur rôle d’exploiteur… En

massacrant et torturant : Bigeard, Massu et la torture à Alger. En tuant et en violant… les

populations civiles. »1 Début 1976, c’est sur l’indépendance de Djibouti que des comités

concentrent leurs discours (à Colmar ou à Granville par exemple)2.

Il faut remarquer la quasi absence de prise de position des comités de soldats sur les

questions de défense. On pourrait s’en étonner dans la mesure où au niveau de la

hiérarchie militaire, du gouvernement et des partis politiques, les débats battaient leur

plein sur le nucléaire, l’OTAN et commençaient à se faire jour sur l’armée de métier. Il est

vrai que l’extrême gauche ne participait pas vraiment à ces débats3 Les comités se

prononcèrent épisodiquement contre une armée de métier, comme le comité de Thionville

qui dénonça les propositions de passer à une armée de métier et affirma « ne pas remettre

en cause le principe du service militaire par conscription, mais la façon dont il

s’effectue »1, mais ils se turent sur le reste. Ils se turent même sur la Défense

Opérationnelle du Territoire (DOT), qui exprimait pourtant plus concrètement que tout

discours la manière dont le gouvernement envisageait la lutte contre “l’ennemi intérieur”.

Cela peut s’expliquer par la nature de leur intervention (locale et du point de vue des

appelés) tout autant que par leurs références politiques : il n’était pas question de débattre

de l’organisation de l’armée telle qu’elle existait mais de la remplacer par le peuple en

armes. Ce fut sans doute malgré tout une faiblesse de ce mouvement.

1
bulletin-4.19
2
bulletin-5.15 et 5.13
3
voir tout de même sur l’analyse de l’armée par la LCR : Michel LEQUENNE, “Cette armée qui
dévore l’Etat”, Critique communiste n°3, septembre 1975, p. 45-58

169
2) Élever le niveau de conscience politique des bidasses

Inciter le contingent à lutter pour ses droits et remettre en cause le rôle de l’armée ne

furent pas les seuls objectifs des comités, ils tentèrent également de faire évoluer les

soldats. La vie de caserne avait ses rites propres, elle transformait de jeunes hommes civils

en « bidasses », avec tout ce que le terme implique comme bêtise et machisme. Tenter de

contrarier ces tendances ne fut pas une tâche évidente, dans la mesure où cela impliquait

une remise en cause des soldats eux-mêmes et des dynamiques collectives dans lesquels

ils étaient. Pour Révo il s’agissait de « developper la conscience de classe à l’armée » et il

fallait pour cela, « réaliser l’unité du contingent (…) faire pénétrer la lutte de classe

“extérieure” à l’armée (…) développer la solidarité ouvriers-soldats »2.

Au « soldat-citoyen » de Charles Hernu, les comités préféraient le « soldat-

travailleur », formule qui implique aussi une reconnaissance des droits politiques. Pour

beaucoup d’appelés cependant, cela n’évoquait pas forcément grand-chose, sortant

directement de lycées, de CET, d’universités ou de la campagne, ils n’avaient jamais eu

d’expérience du travail salarié, encore moins du syndicalisme. L’enjeu était de faire

comprendre aux bidasses que même sous les drapeaux ils avaient des droits, que soldats

ou pas, la classe ouvrière restait leur classe d’appartenance et qu’ils ne devaient pas céder

au dédoublement de la personnalité provoqué par le passage aux armées. Pour le CAM :

« L’encasernement, c’est-à-dire l’organisation systématique de la séparation entre le

soldat et son milieu, sa classe, et l’embrigadement qui le livre pieds et poings liés à une

poignée d’officiers, sont le moyen pour la hiérarchie militaire d’éviter que les éléments

issus du peuple qu’elle arme et qu’elle forme, puissent se battre pour leurs propres intérêts

de classe : ce sont les rouages principaux de l’armée de guerre civile. »1

Briser cet isolement était donc indispendable pour que le mouvement des soldats se

range derrière le mouvement ouvrier, pour qu’aux moments décisifs, le contingent soit

aux côtés de la classe ouvrière.

1
bulletin-7.103
2
Les luttes des soldats, n°5 de la “Série travailleurs en lutte”, 1974, p. 39-40
170
La hiérarchie entretenait également les divisions et la compétition entre compagnies,

entre régiments, entre « bleu-bite » et « libérables », entre manuels et intellectuels, etc.

Cet état d’esprit n’était évidemment pas favorable à la solidarité entre soldats et à l’action

collective, recherchées par les comités. Le FSMAR proposa fin 1973 une méthode pour

contrer cette tendance :

« Les plus timorés font les corvées, pendant que les “choc” coincent la bulle. Il faut

prendre le contre-pied publiquement de ce type de manège, sur le thème de la solidarité

(sans plus) : “ou bien tout le monde est décidé à ne pas briquer les bâtiments du GI, ou

bien on se met au boulot et on s’y met tous”. Tel est le thème. On a soi-même un

comportement extrêmement fraternel, on aide les plus faibles pendant les marches, on

réconforte les pertes de moral, etc… »2

Les bulletins tentaient de se faire l’écho de l’ensemble du régiment, de la caserne et

du contingent dans sa globalité et certains allèrent même jusqu’à faire des articles sur cette

question. Ce fut le cas de « Ras l’Calot » n°3 de Mérignac3, qui, sur une page et demie,

s’employa à énumérer les différences de traitement entre les compagnies au niveau de la

récupération des permanences et, considérant que c’était destiné à leur apprendre à

« courber la tête », ils affirmaient :

« Nous ne sommes pas des mendiants, nous exigeons de nos “chefs” qu’ils nous

respectent en tant que travailleurs et que citoyens. Nous saurons montrer à la hiérarchie

que nous avons une conception différente de l’égalité. Nous saurons nous donner les

moyens de lutter contre toutes les formes de ségrégation et d’inégalité qu’elle instaure

pour nous diviser. »

Le racisme était très présent dans les casernes, notamment envers tous les appelés en

provenance des DOM. Ce racisme existait chez les bidasses et était alimenté par la

hiérarchie qui avait souvent une attitude discriminatoire. Cette différence de traitement

1
Comité antimilitariste, op. cit. p. 5
2
Bulletin de recherches… op. cit. p. 7
3
bulletin-4.2
171
était très vivement dénoncée par les bulletins. Tam-Tam n°1 de la BA 1141 rendait compte

de la situation :

« Il y a un malaise entre les appelés martiniquais et les appelés français, on ne peut

le nier ; pourquoi ce malaise ?

S’il existe des problèmes et parfois des heurts entre “noirs et blancs”, c’est qu’il

existe une situation de fait dès l’arrivée des gens de couleur sur la base.

Dès le début, ces derniers se sentent considérés comme différents des autres : ils ont

un langage propre, un comportement différent, une culture différente. Dépaysés, ils restent

en bande, ils n’ont que très peu de contacts avec les autres appelés. Cette barrière

naturelle, normale au début du service militaire, loin de diminuer ne fait que se renforcer

au fil des mois » par le « racisme, souvent latent » des appelés, la méfiance des

Martiniquais et surtout l’attitude discriminatoire de la hiérarchie qui « divise les appelés

pour pouvoir les opposer entre eux. (…) Les appelés de Draguignan ont montré en

manifestant tous ensemble que, face à la hiérarchie militaire, le combat était le même pour

tous. »

Le comité de soldats de Vincennes relatait tous les propos racistes tenus par les

gradés comme « Un gradé à un Israélite qui lui demandait de pouvoir passer des fêtes

juives en famille : “vous êtes juif, X ? Je croyais que vous n’aviez pas de problèmes !” »2

Deux sujets enfin furent parcimonieusement abordés par les comités : le sexisme et

l’alcoolisme. Le machisme et les beuveries constituaient deux éléments fondamentaux de

la vie de caserne, apportant une certaine forme de réconfort aux soldats et les unissant à la

hiérarchie par une certaine “complicité virile”. S’opposer à ces attitudes signifiait sans

doute se marginaliser vis-à-vis du contingent. Celui de Berlin, toujours aux avant-postes

des prises de position idéologiques, ne s’en priva pas et cela sur ces deux terrains3.

Affirmant ne pas vouloir écrire un « appel à l’ordre », l’auteur de l’article sur les

beuveries considérait qu’« il est dommage (…) en se saoulant systématiquement de

s’exprimer en se battant entre appelés et même en cassant le matériel. Se saouler c’est

1
bulletin-1.16
2
bulletin-4.6
3
bulletin-4.16
172
complètement con parce que ça détruit physiquement et moralement un bonhomme. (…)

Tous ces défoulements (saouleries, bagarres et casse) ne sont pas du désordre, car ils font

de nous des bêtes stupides. (…) Le désordre, ce serait plutôt de ne pas offrir à l’armée son

contingent de cinglés. (…) Il faut tout faire pour garder le contact avec la vie civile : en

évitant le folklore bidasse stupide, en demandant des permissions plus nombreuses. » Cet

article insultant pour la majorité des soldats n’a sans doute pas facilité le soutien du

comité par la caserne. L’article sur le sexisme, par son caractère abstrait et agressif n’y a

sans doute pas non plus contribué :

« “Les grosses, les salopes, les putes… Pour qui les femmes ? Pour nous ! au

paquet ! On les baisera toutes ! !…” Voilà parmi tant d’autres les expressions qui

reviennent quotidiennement dans la bouche des militaires, l’adjudant qui veut se sentir

plus près de ses gars parle de fesses entre deux crapahutages. Pourquoi tout cela ? » parce

que « l’armée crée la misère sexuelle » et « entretient et amplifie l’image de la femme-

objet qu’on tente de nous inculquer », tout cela afin de créer des « employés sages ».

Le comité de soldats de Blois aborda la question de la bière avec beaucoup moins

d’emphase, s’incluant dans la masse des buveurs (« dès que nous pouvons, on s’arrange

pour téter sec de la bière si possible avant 10 h du matin »), il dénonce lui aussi l’alcool

comme facteur d’apaisement et d’atonie et conseille au soldat de ne pas « se faire prendre

au piège de la bibine ! »1

1
bulletin-5.19
173
Ch.8 Un outil pour intervenir : les bulletins

La vie de la plupart des comités de soldats était rythmée par la parution des

bulletins. Leur importance était non seulement liée à leur utilisation, dans un cadre où la

contestation était interdite, c’était le moyen le plus efficace de s’adresser à la masse du

contingent, mais aussi à leur réalisation, qui donnait une activité concrète aux comités,

leur permettait d’avoir des débats et quelques fois de nouer des liens avec les syndicats.

Toutefois, l’activité des comités ne se résumait pas aux bulletins. Ils développèrent

également dans la plupart des cas une action plus souterraine dans le quotidien de la

caserne. De même leur vie était aussi constituée d’échéances plus marquantes comme des

manifestations (notamment le 1er mai) ou les journées portes ouvertes dans les casernes.

A. Une activité permanente

1) Au quotidien

« Le comité, envers de la caserne : se retrouver, partager, laisser ressurgir le civil,

mettre en jeu la libre parole : « Eh, les gars, si on se laissait pousser les cheveux pendant

cinq minutes ?… » Corrosion. »1

On peut sans crainte penser qu'il a toujours existé une certaine résistance spontanée

dans les casernes, qui s'exprimait à l'occasion d'injustices particulièrement frappantes

(brimades, accidents…) par des actes individuels ou collectifs de désobéissance ou de

mauvaise volonté. Ce type d'activités faisait le quotidien des comités de soldats.

Jack Toupet en fournit un exemple :

1
François MALBOSC, op. cit. p. 22
174
« Je me souviens d'une anecdote par exemple, lors de manœuvres, on longeait un

grand mur dans le sable, on était crevé, il faisait nuit, un des soldats écoutait la radio et a

dit “il y a un syndicat de soldats”, tout le monde s'est arrêté. C'est un peu la teneur. Dans

les manœuvres, on avait une organisation qui permettait de casser les allures des marches

par rapport aux officiers. Donc il n'y avait pas d'actions type “manifestation”, mais c'était

de la résistance au quotidien, qui s'exprimait par ce biais-là. »1 Ou encore « dans une

compagnie, (ils ont) réussi à faire chanter le chant des partisans, au grand dam des

officiers, parce qu'au début, ils (leur) faisaient chanter la rue, “la rue est à celui qui est

mort…”, des trucs fachos, la rue avait une origine nazie… Donc quand la quatrième

compagnie est arrivée avec le chant des partisans, ça changeait. Il y avait un écho de ce

point de vue. »2

Les militants tentaient en permanence de politiser les événements. Mais une des

difficultés à laquelle ils étaient confrontés, était, comme on l’a vu plus haut, leurs

spécificités par rapport au reste du contingent. Le FSMAR proposait fin 1973 une attitude

à adopter :

« Les appelés sont en moyenne partie des jeunes ouvriers, des fils de paysans

pauvres, peu politisés. Le langage “politico-universitaire” est absolument à exclure. Il faut

donc se donner pour règle de parler simplement, de partir des situations concrètes, de

partager les activités de la majorité : parties de cartes, conversations ludico-sexuelles,

tournées de bière au foyer, etc… (…) Le but est d’utiliser chaque occasion pour élever le

niveau de la conscience de classe, de le faire simplement, par des remarques appropriées,

sans théories abusives surtout. N’importe quoi, même un roman photo, même une

plaisanterie porno pose une question sociale et est sous-tendue par une position dans le

rapport de classe. Bien entendu il faut user d’un minimum de flair et savoir vivre

“gratuitement”, ne pas devenir le “casse-pied-politique”, le “rabat-joie gauchiste”. »3

1
entretien-8 p. 52
2
entretien-8 p. 5
3
Bulletin de recherches…, op. cit. p. 6
175
Le degré d’activité d’un comité était souvent proportionnel à son âge. A Karlsruhe,

il a fallu une lente maturation avant que le comité ne regroupe assez de forces pour sortir

Tringlo en colère et avant la manifestation du 13 janvier. Le bilan du comité fait par des

militants1 montre comment la contestation se répandait. Il distingue la phase

propagandiste dans laquelle ils s’adressaient « essentiellement aux soldats avancés »,

travail fait par des soldats de la 73/08 durant mai-juin 74, de la phase d’action qui suivit.

Les classes devinrent alors « un lieu privilégié d’apprentissage de la résistance de masse

(…) des ralentissages de marche, aux démarches collectives auprès des crevures, au

bordel organisé en ordre serré par le rire et la provocation (…) enfin au refus collectif

d’un ordre de marche en ordre serré. » Pour la 74/10, cela prit la forme d’une pétition pour

exiger une permission que la hiérarchie accorda dès qu’elle en eut vent.

Il était cependant assez rare que les classes, de même que les stages commando,

soient des cadres faciles pour la contestation, comme en témoigne le rapport sur le moral

du 601e RCR : « C’est notamment au cours des périodes d’activité intense que

l’encadrement (des jeunes appelés) constate le maintien de leur disponibilité et de leur

capacité d’adhésion »2.

Les formes d’action étaient multiples. Le FSMAR en témoignait :

« Toute la palette des actions possibles n’est pas à décrire ici, ce serait parfaitement

vain. Disons simplement que l’une de celles qui est souvent proposée, l’action sous forme

de motion-pétition n’est pas particulièrement à conseiller. Le problème peut être tourné en

multipliant les démarches individuelles. Egalement les boycotts d’activités, voire le refus

complet ont une certaine efficacité. Sans parler des manifestations ou sit-in dans les

enceintes militaires. Enfin, n’oublions jamais, qu’à l’armée comme partout, les murs

peuvent parler, et que c’est tout aussi esthétique que les écussons de compagnies ou les

tableaux de commandement. »3

1
annexe-10 p. 5-6
2
archives personnelles-16, p3 et voir aussi une bonne description de la période des classes dans
François MALBOSC, op. cit. p. 25-69
3
Bulletin de recherches…, op. cit. p. 17
176
Les comités n’étaient pas avares de communiqués destinés à la presse. Celui de

Mérignac, entre la diffusion de quelques tracts, la manifestation du 1er mai et la

participation à des meetings, a rédigé communiqué sur communiqué, notamment pour

soutenir des soldats ou des déserteurs en procès. La manière dont il rendirent compte de

leur activité donne un bon exemple d’un comité de soldats en bonne santé1.

Voler ou recopier des documents militaires, de préférence secrets, faisait aussi partie

de ce que les militants tentaient de faire dans les casernes2. Ils les remettaient après à

Rouge ou à leurs organisations politiques, qui se chargeaient de les rendre publics.

Quand il y avait des grèves dans des entreprises proches de casernes, il arrivait que

les comités organisent des collectes, des délégations ou rédigent des motions de soutien en

faveur des grévistes.

Bref l’activité quotidienne était multiforme et variait au gré des événements et des

forces du comité, entre le graffiti dans les toilettes et la pétition collective.

2) A l’occasion d’événements

Le renouvellement régulier du contingent incita les comités à s’adresser

spécifiquement aux nouveaux arrivants. Une véritable institution existait dans la presse

des comités de soldats : la rubrique destinée aux nouveaux incorporés (« bienvenue à la

75/08 » par exemple). L’importance de cette activité était liée à la survie du comité, qui

devait passer le flambeau d’une génération à l’autre. Soit intégrée dans le bulletin, soit

sous la forme de tracts particuliers, les comités appréciaient particulièrement cette

rubrique dans la mesure où elle leur permettait d’expliquer leurs revendications, leurs

idées et leurs activités et ce, dès l’arrivée des nouveaux soldats, plus faciles à convaincre

qu’une fois installés dans la vie de caserne. Elle se présentait le plus souvent comme une

description de ce qui attendait le nouvel arrivant, avec en conclusion les revendications et

1
archives LCR-2.3 p. 3
2
entretien-2, p. 13
177
la « nécessité de s’unir ». La préparation et la diffusion de ces tracts occupait une partie

non-négligeable de l’activité des comités. Le FSMAR résumait ainsi la teneur de cette

activité :

« Il faut assurer la relève. L’une des tâches importantes doit être de s’adresser aux

nouveaux incorporés. Ceux ci sont “perdus” dans les premiers jours, et apprécient

hautement que les anciens viennent fraternellement leur donner toutes les ficelles de la

boite. Bien sûr, il est souhaitable que les coups de main ne restent pas à un niveau

strictement technique. Tout cela sécurise et permet le développement de relations suivies,

et le décelage de la relève militante. Si le noyau en a les moyens, la diffusion d’un tract

d’acceuil aux incorporés crée une “bonne ambiance” dès le départ. Si le noyau ne veille

pas à cette tâche, le travail de plusieurs mois et le rapport de force établi peut se trouver

perdu. »1

Une fois par an, des « journées portes ouvertes » se tenaient dans toute une série de

casernes, pratique qui tendit à se généraliser dans les années 70. C’était une occasion

privilégiée pour les comités de faire parler d’eux et de dénoncer le quotidien de la caserne.

On faisait effectivement travailler les soldats deux fois plus afin de rendre la caserne

impeccable. C’était par ailleurs dans bien des cas le seul jour de l’année où les gradés leur

parlaient respectueusement et où ils mangeient correctement. Ce décalage suscitait des

critiques spontanées et éclairait la médiocrité du quotidien. Les comités rédigeaient des

tracts ou des articles dans leurs bulletins et parfois même, comme on l’a vu, invitaient des

délégations syndicales.

Ponctuellement, les comités pouvaient préparer des initiatives d’apparition publique.

Ce pouvait être des conférences de presse à l’occasion d’événements (morts,

manifestations, coordinations, création de comité…) ou des interventions dans des

meetings, comme celle que Jean-Yves Potel a organisée avec trois militants du FSMAR

pendant la campagne électorale de 19742.

1
Bulletin de recherches… op. cit. p. 14, les fautes sont dans le texte
2
entretien-3 p. 20
178
La principale initiative d’apparition était cependant la manifestation du 1er mai. Elle

prenait son importance par la symbolique qu’elle portait (le soldat-travailleur), par le fait

aussi qu’elle était conçue comme une démonstration de forces du mouvement des soldats,

capable de faire manifester des centaines de militaires. Cette manifestation était par

ailleurs un moyen pour chaque courant politique de comparer ses forces avec les autres.

Cette dernière dimension motivait indéniablement les militants, qui prenaient cette

échéance au sérieux. La préparation était délicate. Les militants devaient apprécier quels

membres du comité étaient susceptibles d’y participer, ensuite par une succession de

rendez-vous secondaires et de manœuvres approximatives (quelques dizaines de soldats

furent par exemple oubliés dans le métro en mai 75), ils rejoignaient les cortèges

syndicaux.

B. Des feuilles de comités1

Les bulletins ne furent pas le seul type de matériel écrit que les comités diffusèrent.

Ils diffusaient aussi la presse antimilitariste, La Caserne dans des cercles plus restreints et

surtout de multiples tracts. Dans un premier temps, ce fut quasiment le seul type de

matériel distribué. La généralisation des bulletins, des feuilles de comité, se fit

progressivement durant 1974. De nombreux comités continuèrent à utiliser des tracts

ponctuels. Mais ce sont les bulletins qui constituèrent le principal outil des comités et

acquirent même une renommée suffisante pour avoir le droit de cité dans l’Histoire

générale de la presse française2.

1) Patiemment réalisées et diffusées

1
De nombreux extraits de bulletins de comités sont proposés dans le livre de Robert PELLETIER
et Serge RAVET pré-cité, p. 78-165 et voir l’annexe-8
2
Claude BELLANGER, Histoire générale de la presse française, T.5, de 1958 à nos jours, PUF, Paris,
1976, p. 413
179
La rédaction, le tirage et la distribution des tracts et des bulletins étaient faits de

manière tout à fait artisanale et dans la plupart des cas individu par individu. « De toute

façon ce n'était pas possible autrement. Sur la rédaction c'était inégal suivant les bulletins.

Il pouvait y avoir des petits articles sur la vie quotidienne, qui peut être décrite et racontée

par un mec actif mais peu politisé et puis remis en forme après par les militants

politiques… Mais là encore l'infrastructure matérielle, c'est l'infrastructure des

organisations. »1 Cela pouvait être les sections locales de la LCR (ou la section allemande

de la Quatrième Internationale pour les FFA), IDS mais aussi des sections syndicales.

C’est par ces dernières que les comités essayaient le plus volontiers de se faire aider.

Au-delà des meilleures garanties de sécurité qu’ils estimaient que cela leur donnait, cela

permettait de montrer pratiquement ce que les syndicats pouvaient faire pour aider les

« travailleurs sous l’uniforme ». Ils faisaient en sorte que « tout le processus de

fabrication, de rédaction, d’impression, les dessins, l’esthétique etc, soient faits avec les

syndicats »2. Souvent, comme à Nancy1, les militants politiques servaient d’intermédiaires

pour mettre en contact les comités et les sections syndicales (c’était souvent de part et

d’autres des militants ou des sympathisants de la LCR ou du PSU).

Les bulletins étaient diffusés de différentes manières. La diffusion par courier

permettait de s'adresser plus systématiquement aux soldats. C'était cependant plus

l'exception que la règle dans la mesure où cela coûtait cher et était difficle à mettre en

place puisqu'il fallait avoir accès aux adresses personnelles des soldats. Un exemple nous

en est donné par Claude Poizot :

« Le bulletin avait été adressé par courrier, ce qui représentait une somme un peu

importante, mais nous avions eu l'aide d'IDS, de certains réseaux (il y a toujours des

combines, machines à timbrer, des copains dans les postes…) et il se trouve que l'un des

copains soldats était employé aux écritures et avait accès au grand livre avec tous les

1
entretien-1 p. 10
2
entretien-3 p. 21
180
noms et les adresses des soldats. Il a bien voulu prendre le risque de recopier patiemment,

avec des photocopies mais aussi à la main, les noms et adresses, pas la totalité mais je

crois qu'on avait entre le tiers et la moitié. »2

La diffusion pouvait aussi se faire de la main à la main dans la caserne, dans les

dortoirs, c’était selon IDS « le mode de diffusion le plus répandu »3. Les militants

pouvaient cacher les bulletins ou les tracts dans les toilettes ou dans les casiers la nuit.

Mais il semble que la méthode de diffusion la plus utilisée par les comités, était la

distribution du matériel dans les gares par des civils4. Elle était plus sûre et permettait de

toucher plus directement et plus largement les soldats, même si elle semble avoir été

moins utilisée après la saisine de la Cour de Sûreté de l’Etat5.

2) Pédagogiquement composées

Malgré la faiblesse des contacts entre les différents comités, la forme des bulletins

variait au fond assez peu d’une caserne à l’autre6.

Sur les 197 bulletins dont j’ai disposé, 41 % ne comptaient que 2 pages, 33 % en

comptaient 3 ou 4, 15 % en comptaient 5 ou 6 et 12 %, 7 ou plus. Plus de 7 bulletins sur

10 ne dépassaient donc pas les 4 pages, presque la moitié n’en comptaient que 2. Sur les

197 bulletins, seuls 5 ont plus de 10 pages (deux fois Les diables voient rouge de Colmar,

On ne marche plus de Montlhéry, TAM-TAM d’Aix-en-Provence, et Quoi de 9 de

Provins). Bref, il ne faut pas se tromper dans l’utilisation du mot « bulletin », bien souvent

le simple qualificatif de « tract » ou de « feuille » suffirait. Cette faible densité s’explique

aisément par le caractère artisanal de leur réalisation et le faible nombre de personnes sur

lesquelles ils reposaient dans la plupart des cas. A Mérignac, dans un comité important, le

1
entretien-3 p. 20
2
entretien-7 p. 44
3
François MALBOSC, op. cit. p. 107
4
entretien-4 p. 28
5
François MALBOSC, op. cit. p. 108
6
voir par exemple un bulletin-type annexe-8, Arrête ton char
181
journal n’était « pas pris en charge par les comités. Pas d’articles écrits. Pas de discussion

sur ce que doit être ce journal (place des articles généraux et des articles par unité). »1

La structure des bulletins variait peu. Dans la plupart des cas, ils comportaient un

éditorial général (de présentation du comité, de rappel des revendications ou d’actualité),

des « échos de la caserne », sous forme de brèves ou d’articles, relatant les problèmes

locaux qui avaient pu se produire, ou en lien avec des initiatives (stages commandos,

portes ouvertes etc), « échos de la caserne » qui étaient souvent le moyen de rappeler les

revendications portées par les comités ou de dénoncer tel ou tel aspect de l’armée. Les

bulletins étaient par ailleurs ponctués d’illustrations plus ou moins esthétiques, souvent

effectuées par les militants eux-mêmes. Dans près de la moitié des cas (76 sur mes 197),

une petite phrase venait rappeler en fin de bulletin qu’il fallait faire attention à ne pas se

faire prendre avec et qu’il fallait le faire circuler.

Du point de vue de la forme, il faut noter une particularité des bulletins de comités.

Dans la plupart des cas, les militants savaient rendre leurs feuilles distrayantes et

accessibles pour la masse des soldats, « s’y côtoient désormais le style militant le plus

stéréotypé et la bande dessinée, les mots d’ordres et les récits vivants, les personnages

d’Astérix et les représentants des SUV portugais ; l’humour y a remplacé l’invective ; les

titres ressemblent davantage à ceux de la presse underground qu’à ceux de la presse

militante classique. Et l’émergence de cette “multitude bariolée” participe, à sa manière,

d’un mouvement de contestation des formes d’expression politiques traditionnelles ».2

Les noms des journaux manifestent une réelle inventivité. On y retrouve des

références politiques avec l’emploi de l’adjectif « rouge », aussi bien en référence à la

couleur du mouvement ouvrier qu’au titre de l’organe de la LCR : Pompon rouge (à la

base navale de Cherbourg), Spirate rouge (à la base de Spire), Sapeur du rouge, Les

dragons voient rouge, Les lions rougissent, Les bœufs voient rouge (les appelés se

1
archives LCR-2.3, p. 4
2
François MALBOSC, op. cit. p. 106
182
faisaient appeler « les bœufs » par les sous-officiers), L’ancre rouge, A boulets rouges…

On y trouve des allusions à la vie de caserne : le très apprécié Arrête ton char1, et le non-

moins apprécié Garde à vous même2, Gardavoufix le gaulois… On y trouve également

des détournements de sigles militaires : RA l’bol, ça RIMA quoi, FFA Faut faire attention,

GV m’déchaîner, Le GV en colêre, le populaire TAM-TAM3 (Terre Air Mer)… Et aussi

quelques traits d’humour, pas forcément du meilleur goût, comme Tarte à gueule, Le

tonnerre de Brest, Les cosaques attaquent, Le charognard ou La dépouille, et quelques

variations autour du thème de la révolte comme Le hussard en colère, Le fantassin

enragé, Le chasseur se déchaîne, Le crapahuteur enragé, Poilus en colère etc.

Dans quelques cas, les militants des comités de soldats prenaient même le luxe de

réaliser une couverture, dans la plupart des cas pour des raisons esthétiques. Les comités

de Sedan (Les couloirs de la caserne), de Colmar (Les diables voient rouge), de Berlin

(La cause du soldat) et de Bayonne (Malaise) en faisaient systématiquement. Le comité

de Vieux-Brisach, sortant Le Sapeur majeur, fit même une fausse couverture juste après la

Cour de Sûreté de l’Etat, imitant la couverture du bulletin de caserne produit par la

hiérarchie.

L’humour et la dérision avaient une large place dans la prose des comités. La

rubrique « crevure du mois » offrait l’occasion de tous les défoulements. Dans le Hussard

en colère n°24, était proposé un « “con”-cours exceptionnel… de nombreux prix ! (brevets

de mauvais soldats, photos dédicacées de crevures) Vous avez bien une crevure dans votre

escadron, votre peloton… Choisissez-le meilleur, décrivez-le, dénoncez-le ! (au besoin

dessinez-le !) En fin d’année, un HIT-PARADE récompensera les meilleures

crevures ! ». Dans le même style, La dépouille n°25, épingle nominalement des sous-

officiers du centre de sélection et nous fait part de l’existence de la secte BOONE :

1
trois fois utilisé
2
quatre fois
3
trois fois
4
bulletin-3.19
5
bulletin-5.19
183
« Un jour, un gus de la secte MOON est venu à la caserne. Il a prêché et une

nouvelle secte est née : la religion BOONE (…), signes distinctifs : face d’œuf, crâne

d’œuf, aliment exclusif, des œufs – fournitures gratuites (la preuve, Boone, vu son maigre

salaire est obligé de se servir à l’œil). Qui compose cette secte ?

- POINTE, fournisseur de la secte (…)

- OUVRARD, qui lui, hésite entre la secte BOONE (SB) et la secte MOON (SM)

- HAYOT (…)

- JUSTES, qui a déjà pris des œufs en pleine pêche

Nous ne pouvons citer tout le poulailler. Cette secte a récemment augmenté sa ponte

de motifs et d’arrêts de rigueur. Elle nous prend tous pour des poules mouillées, mais un

certain grand soir, la secte BOONE fera BOUM ! »

Parfois, les bulletins publiaient des histoires drôles en tant que telles, comme par

exemple La cigogne en rogne de mai 751 :

« Il était une fois un adjudant-chef tellement bête, mais alors tellement bête, que les

autres adjudants-chefs finirent par s’en apercevoir ! »

Pour égayer les bulletins, les militants recouraient aussi à d’autres types d’outils. Ils

faisaient des devinettes2, des bandes dessinées3, des faux dialogues4, des mots croisés5, ou

ils inséraient des coupures de presse dans les bulletins6. Parfois, ils rédigeaient des

chansons et des poésies. Dans La caserne en lutte de Sarrebourg7, un appelé envoyait une

lettre à sa fiancée :

« Ma chérie

Y a pas de malaise dans l’armée

Le Beaujolais sera bon cette année

Il coule dans ma gorge plus vite que les jours qu’il me reste à tirer.

1
bulletin-7.41
2
bulletin-7.47
3
bulletins-1.16-3.4-5.4-5.15-5.23-7.59
4
bulletins-5.1-7.54
5
bulletins-4.2-5.2
6
bulletins-1.2-5.9
7
bulletin-2.10, les fautes sont dans le texte
184
Ils ont fait de moi un homme

Si j’ai appris à tenir un fusil

C’est pour pouvoir bien tuer l’ennemi

Mai comme j’en verrais pas pendant un an

J’apprends aussi à tuer le temps.

Ils ont fait de moi un homme

Ils m’ont insumté, humilié

J’avance comme une bete de somme

J’ai souffert et j’ai meme pleuré

J’ai marché, rampé dans la boue

J’ai appris à etre fier sous l’uniforme

En grelottant des heures au garde à vous

Ils ont fait de moi un homme

J’ai appris à obéir sans chercher à comprendre

Appris à mourir sans jamais me rendre »

On a pu aussi voir décrite l’attitude de la Sécurité Militaire dans La dépouille n°21,

sous le titre « Ballade à la S.M., Si vous me donniez… » :

« Si vous me donniez du son,

Je vous donnerais de beaux cochons.

Sivous me donniez de l’imagination,

Je vous donnerais des coups de bâton.

Si vous me donniez la participation,

Je vous donnerais un paquet de bonbons.

Et, si vous me donniez des noms, des noms,

Je vous donnerais de beaux galons, et un caleçon long. »

Les bulletins rencontrèrent le plus souvent un écho favorable au sein des casernes.

« La sortie du Sapeur Majeur (au 5e RG de Versailles), c’est un des seuls

événements de la morne vie de la caserne. A chaque numéro, c’est l’affolement au sein de

185
la hiérarchie, le sourire complice et fier des appelés (sorte de défi, par personnes

interposées, à cette armée dont ils ont horreur). Pour la plupart des sous-officiers, c’est

l’annonce des heures supplémentaires, rondes de nuit, surveillance, fouilles… Chez la

plupart des cadres du régiment, une réelle sympathie pour le contenu du journal… Tel

chef de section conseillait aux appelés de ne pas être porteurs du Sapeur majeur, mais se

proposait d’en faire la lecture dans son bureau… Tel commandant de compagnie

annonçait aux jeunes recrues l’existence du journal, en résumait le contenu… tout en en

interdisant la lecture et la possession ! »2

Claude Poizot rend compte plus modestement de l’effet des bulletins au niveau de sa

propre caserne :

« Les réactions furent diverses. Il y eut des regards dérobés, des « on n'en parle

pas », des « y en a qui foutent la merde ils nous font chier », des regards de connivence

notamment envers les quelques uns qui étaient justement les auteurs du bulletin, des

regards du genre « on n'est pas con, on ne dira rien mais on se doute que c'est vous, c'est

bien, continuez », des approches même plus avancées « dites donc les gars vous avez vu ?

J'aimerais bien… vous connaissez pas ceux qui ont fait ça ? ». Il fallait bien sûr être un

peu distant parce qu'on ne pouvait pas accueillir cette sympathie sans limites. Mais il y

avait une sympathie réelle de la part de quelques éléments. D'autres qui ne voulaient pas

d'emmerdes et qui voyaient ça comme un risque de perturbations dont ils seraient

finalement les victimes « moi je veux ma perm dimanche et c'est tout ». Mais il n'y eut

visiblement pas d'hostilité non plus… »3 Ce qui semblait l'emporter était donc une

« certaine neutralité bienveillante »4

« L'aspect positif de ces bulletins ça a été de libérer un peu la parole dans la caserne,

de permettre les regroupements, les petites discussions. C'est de l'ordre du quotidien, c'est

1
bulletin-5.19
2
François MALBOSC, op. cit. p. 118
3
entretien-7 p. 44
4
entretien-7 p. 44
186
fugitif mais il y a quelque chose qui se développait sourdement je crois. »1, considère

encore Claude Poizot.

De même que toutes les formes d’action des comités, leur presse permettait

effectivement de rompre partiellement l’isolement et la monotonie propres à la vie de

caserne.

1
entretien-7 p. 45
187
CONCLUSION

En mars 1976, la donne était profondément modifiée pour le mouvement des

soldats. A l’optimisme passé succédait le doute, sentiment accentué par la crise de

perspectives dans laquelle l’extrême gauche française entrait. Les comités de soldats

cependant existaient encore, et cela pour quelques années.

Cette étude reste donc inachevée. Un travail est encore à mener sur la deuxième

phase du mouvement des soldats. Il serait aussi intéressant de le mettre en perspective

avec les autres mouvements européens et avec les autres formes d’antimilitarisme

(comités civils, objecteurs et insoumis, Larzac…).

Au bout de deux ans de mouvement, quelques appréciations d’ensemble peuvent

cependant être faites. En définitive, Bigeard avait-il raison ? Les comités de soldats

furent-ils seulement des petits noyaux d’agitateurs professionnels ? Furent-ils au contraire

des comités de masse, exprimant les aspirations d’une majorité du contingent ? Peut-on

considérer séparément le mouvement des soldats et les organisations d’extrême gauche

qui y participaient, comme le firent le PS et le PCF, soutenant les “revendications des

soldats”, condamnant les “gauchistes” ?

De tous ces points de vue, les comités de soldats ne furent pas tellement différents

des autres nouveaux mouvements sociaux qui se développèrent à la même période (le

mouvement féministe ou ceux qui apparurent dans la jeunesse scolarisée par exemple).

Les comités de soldats furent initiés et animés par des militants d’extrême gauche, dans le

cadre de stratégies d’organisations. Le mouvement des soldats fut organisé autour de

courants politiques peut-être plus fortement encore que dans d’autres secteurs, en raison

de la clandestinité et de l’absence de cadre national unique. Cependant, on ne peut pas

comprendre comment les comités ont pu connaître ce degré de développement, s’il n’y

avait eu un terreau favorable pour leur action. L’archaïque vie de caserne elle-même

produisait des comités dans une jeunesse de moins en moins réceptive à la psychologie

188
militaire et sensible aux revendications portées par les comités. La plupart du temps, ces

groupes de soldats avaient une activité locale et ponctuelle, bénéficiant d’une “neutralité

bienveillante” de la part des autres bidasses. Et parfois, sans raisons apparentes ou parce

qu’il y avait eu un accident ou une brimade de trop, les comités voyaient leurs slogans

repris par des compagnies et des régiments entiers, les militants se retrouvaient à la tête de

manifestations regroupant des dizaines voire des centaines de soldats.

Sans organisations politiques il n’y aurait pas eu de comités de soldats ? Peut-être.

Mais il n’y en aurait pas eu non plus sans le malaise qui traversait l’armée et le contingent

en particulier.

Cette alchimie n’était pourtant pas donnée d’avance. Les comités de soldats auraient

pu ne jamais se développer et rester à l’état de “noyaux révolutionnaires” isolés comme en

1972 et 1973. Sans nul doute, malgré le caractère souvent dogmatique et sectaire des

groupes d’extrême gauche de l’époque, ils surent adapter judicieusement leurs tactiques

d’intervention, leurs revendications et leurs modes d’organisation à l’évolution du

mouvement et à la réalité de la vie dans les bases et les casernes.

L’Appel des cent a offert une plate-forme et un outil d’intervention de masse pour

les comités naissants. La manifestation de Draguignan suivie de son procès en ont

accéléré le développement, indiquant qu’il était possible d’avoir une activité contestataire

de masse au sein de la “Grande Muette” et de mettre en difficulté le pouvoir sur cette

question. La multiplication d’initiatives qui a suivi fut une étape supplémentaire : il n’était

plus question d’actes isolés, mais bien d’un mouvement généralisé. Alors que se posait la

question des perspectives à lui donner se développèrent les liens avec des organisations

syndicales de base, permettant au mouvement de passer un certain seuil qualitatif. Il est

compréhensible qu’à la rentrée de 1975, les comités de soldats aient pensé que l’étape

supplémentaire à franchir était la coordination nationale dans la perspective d’un syndicat.

Ce fut sans doute la seule erreur importante d’appréciation de la LCR, de Révo et d’IDS.

Le gouvernement aurait peut-être décidé de saisir la Cour de Sûreté de l’Etat sans cette

perspective. Mais de fait, les comités n’avaient pas une assise suffisante pour imposer le
189
franchissement de ce cap. Excepté sur cette question, la capacité constante des courants

politiques impliqués à offrir de nouvelles perspectives au mouvement, permettant ainsi sa

progression, fut indéniable.

Les comités de soldats offrent également une belle illustration de la confrontation

entre la théorie et la pratique, entre des visées stratégiques et un pragmatisme intuitif. Pour

une immense majorité des cas, dans les casernes, les militants des comités ne furent pas

perçus comme des petits “professeurs rouges”, donneurs de leçons et rabat-joie. Sensibles

au climat ambiant, sachant adopter des modes d’expression riches, diversifiés et simples,

soucieux de toutes les formes de brimades et d’injustice, même les plus quotidiennes, les

comités arrivèrent à obtenir une certaine reconnaissance de la part des autres appelés. Ils y

furent par ailleurs obligés. Une caserne, ce n’était pas une université. C’était un vase clos

hermétique, avec sa culture et ses rêgles propres. Ne pas s’y insérer, revenait à se

condamner à la marginalité. De ce point de vue, les comités étaient certes le produit de

stratégies d’organisations d’extrême gauche, mais ce fut tout autant le résultat des

tâtonnements des militants au sein de leurs casernes et la traduction politique et

organisationnelle du mécontentement qui touchait la masse des appelés. C’est cela aussi

qui a donné au mouvement sa vitalité.

Cela a-t-il suffi pour qu’en mars 1976 il ait atteint ses objectifs ?

Les perspectives qu’il s’était fixées à court terme semblaient pour le moins remises

en cause. L’affaire de la Cour de Sûreté de l’Etat avait fortement désorganisé les

fractions-armées des courants politiques et mis les comités sur la défensive. L’objectif de

la réunion nationale dans la perspective de constituer un syndicat de soldats était renvoyé

à plus long terme, elle n’eut en fait jamais lieu.

Jusqu’en novembre 1975, les soutiens syndicaux des comités étaient peu ou prou

des organisations liées au PSU, à la LCR, voire à Révo. Paradoxalement, le mouvement

des soldats arriva à impliquer le mouvement ouvrier dans son ensemble au moment de sa

répression. Et au lieu de soutien, il s’agissait plutôt d’une dénonciation nette des

“antimilitaristes”, même s’ils durent aussi proposer des revendications ou des mesures
190
pour le contingent. La saisine de la Cour de Sûreté avait également pour objectif de semer

la discorde au sein de la gauche. Elle y parvint sans aucune difficulté, mais on peut

cependant difficilement affirmer qu’elle était responsable de la dégradation des relations

entre la CFDT et la CGT et entre le PS et le PC par centrales interposées. Tout au plus fut-

elle un accélérateur et un révélateur du conflit qui couvait.

Les comités voulurent aussi “introduire la lutte de classes au sein de l’armée”. Les

luttes sociales, le climat permanent d’agitation leur faisaient envisager la révolution à

court terme. Cela était peut-être pensable à l’époque, mais il n’y a pas eu de révolution

dans les années 70. Avec l’entrée dans la dépression en 1974, il allait moins être question

de crise révolutionnaire que de crise du mouvement ouvrier.

En tous les cas, l’activité du mouvement des soldats a malgré tout eu des

conséquences sur l’institution militaire. Elle en a d’abord approfondi le malaise. Cette

crise était multiforme. Elle affectait non seulement le contingent, mais aussi les cadres qui

s’inquiétaient de leur statut. Les stratégies de défense divisaient radicalement “l’opinion” :

le nucléaire, l’OTAN, l’armée de conscription, la libéralisation, aucun de ces points ne

faisait consensus. Les initiatives et l’existence des comités ont occasionné la multiplica-

tion des prises de position, y-compris de la part d’organisations politiques, syndicales et

confessionnelles, et entériné l’idée selon laquelle l’armée ne pouvait pas rester en l’état.

A l’époque, les réponses du gouvernement furent analysées par les comités comme

de la “poudre aux yeux”. Quand on y regarde de plus près cependant, on s’aperçoit qu’il

n’y eut peut-être jamais autant de réformes successives concernant l’armée que durant

1974 et 1975. La libéralisation des journaux, les augmentations de solde, la généralisation

des permissions et des voyages gratuits, le nouveau règlement de discipline générale et la

multitude de petites mesures symboliques furent bien le produit de l’action des comités.

Comme on l’a vu également, au sein de chaque caserne, les comités arrivaient

régulièrement à obtenir gain de cause sur leurs exigences locales. Ils parvenaient parfois à

modifier tout le climat d’une caserne, renforçant la combativité des appelés. Peut-on aller

jusqu’à affirmer, comme le fit un des avocats de Robert Pelletier au procès de

Draguignan, qu’avec le mouvement des soldats « bidasse est mort » ? Sans doute pas.
191
L’armée est peut-être l’institution la plus colossale et la plus rigide de notre société. Dans

de nombreux régiments, les gradés étaient certainement plus respectueux envers les

soldats après avoir été confrontés à des comités. Mais globalement en 1976, la vie de

caserne n’était que peu modifiée.

192

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