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Michel Lequenne

LE TROTSKISME
UNE HISTOIRE SANS FARD
Le trotskisme
Une histoire sans fard

Michel Lequenne

•On agit comme l'on sait.•


Lénine
Je dois les plus vifs remerciements, d'abord à mon ami Gilles Bounoure pour sa
lecture attentive et critique. Puis à tous mes amis et camarades qui m'ont aidé de
l'apport de leurs souvenirs, documents, livres et pistes de recherches : Pierre Avot-
Meyers*, Roger Bossière*, Jean-René Chauvin*, Gilbert Dalgalian,Albert Demazières*,
André Fichaut*, Marcel Gibelin*, Hoang Don Tri*, Claude Koval, Jean-Guillaume
Lanuque, Maurice Laval*, Simonne Minguet*, Anne-Marie Pavillard, Maurice Rajfus, et
Roland Vacher. (Les astérisques indiquent que ces amis sont morts).
5. Introduction 2018
175. Chapitre 5. Les «années yougoslaves» (1948-1950)
Le 2• congrès mondial de la 4• Internationale
Mobilisations pour la guerre froide
Première crise du stalinisme: la Yougoslavie
L'Internationale et la Yougoslavie
La révolution chinoise
1950, une année cruciale
La guerre de Corée
Contrepoint de lauteur
L'histoire et les écrits critiques

223. Chapitre 6. Le temps de la grande crise ( 1951-1952)


L'amorce d'un tournant
«Où allons-nous?» et sa critique
Dysfonctionnement de l'Internationale
«Où va Pablo?»
Préparation du 3• congrès mondial
Le 3• congrés mondial
Vers la scission
Contrepoint de lauteur
L'histoire et les écrits critiques

263. Chapitre 7. Les années de la dispersion (1953-1968)


Deux dégénérescences
De I' «affaire Marty» à la mort de Staline
La grève générale d'août 1953
Extension internationale de la scission
L'impasse de l'entrisme sui generis
La guerre d'Algérie
La Voie communiste
Le PSU et sa tendance socialiste révolutionnaire
Réunification et dernière scission
Contrepoint de l'auteur
L'histoire et les écrits critiques

319. Chapitre 8. Renaître pour se dépasser


La Ligue communiste, nouvelle section française
de la 4' Internationale
L'Internationale
Socialisme ou barbarie
Contrepoint de lauteur
Histoire et critique

339. Notes

347. Index
Introduction 2018
La première édition de ce livre parut en 2005 et fut assez vite épui-
sée. Son pari de n’être pas contredit avait été tenu (à deux petites erreurs
près, que l’ami qui me les avait signalées trouvera corrigées). Plus im-
portant était un oubli de ma part concernant la position de Marcel Gi-
belin en 1944. C’est le seul ajout à la réimpression.
En 2005, déjà, la IVe Internationale était en crise, divisée en deux
sections mondiales, l’une centrée sur le SWP des USA, avec une poli-
tique droitière, l’autre sur la France, centre des sections du reste du
monde, et tendant, à l’inverse, vers un certain gauchisme. Mais l’alter-
mondialisme ouvrait des espoirs d’une Ve Internationale. Cependant, le
chaos mondial me fit reprendre l’alternative « socialisme ou barbarie ».
C’est le second terme que nous vivons, et l’Internationale n’y a pas
échappé.
Dans les conclusions de ce livre, et malgré la suite de politiques
d’erreurs de la LCR, j’exprimais encore un possible redressement.
C’était une erreur.
Au-delà, l’Internationale a cessé d’agir en tant qu’organisation
mondiale portant une seule politique révolutionnaire. Elle devint une
organisation fantôme, dont la plupart des sections sont des groupes
« entristes » dans diverses organisations plus ou moins radicales, selon
Inprecor, qui lui tient lieu de porte-parole.
Son 16e Congrès, en février 2009, suivait de peu la formation du
NPA, qui en dissolvant la LCR, la section française de l’Internationale,
prétendait à un progrès par cet élargissement, donné comme modèle au
Congrès. Certes, le Congrès lui-même apparaissait comme fasciné par
les « révolutions bolivariennes ». Celles-ci, n’étant pas « proléta-
riennes », c’est-à-dire ne reposant pas sur des comités ouvriers et pay-
sans (des soviets, en russe), sont vouées à l’échec, comme nous en
voyons déjà les prémices (voir la situation du Venezuela). Le problème
d’une nouvelle Internationale était posé là, mais dans quelle voie pro-
grammatique ?
Qu’auraient dû faire des marxistes révolutionnaires ?
Soutenir de façon critique les plus avancées de ces révolutions, et
combattre les dirigeants qui se contentaient d’être du type « leader
maximo ». Ce qui sortit du 16e Congrès fut le contraire : la marche ar-
rière ; l’assimilation à tous les « anticapitalistes », soit la voie du NPA.
Celui-ci a vu, dès sa fondation, sortir de ses rangs un premier
« groupe unitaire ». Allait-il faire renaître la LCR ? Non ! Un de ses
leaders, un certain Christian Picquet, réussit à l’entraîner à la pire dé-
générescence : le vendre au PCF, sans que l’on sache combien d’ex-
membres de la LCR l’y suivirent. Puis un second groupe sortit à son
tour et disparut dans le Front de gauche. Enfin, ce fut un troisième, pa-
radoxalement dirigé par plusieurs des fondateurs du NPA ! Celui-ci al-
lait lentement se décomposer lui aussi. On ne peut expliquer cela que
par une profonde démoralisation. Que restait-il, dans ce NPA, des trots-
kistes qui ne sont plus considérés comme membre de la IVe Internatio-
nale ?
Il fallut que huit ans passent pour que cette Internationale invisible
annonce la préparation de son 17e Congrès. On n’en attendait guère.
Ce fut pire que tout ce qu’on pouvait craindre.
Les pires congrès du passé restaient sous l’égide de son fondateur,
Trotski, et des principes marxistes-révolutionnaires. Il n’en était plus
question. La séparation n’était pas un fossé, mais un abîme !
Son document politique n’était rien d’autre que ce qu’aurait pu
écrire n’importe quel journaliste de gauche. Quant aux tâches, en se
fixant le but d’exister, elles trahissaient la pauvreté de ce qui existait,
et que nous révélait le peu de chiffres qui nous était fourni : 13 000 mi-
litants pour 40 pays sur quatre continents, en comptant ceux d’organi-
sations sympathisantes et observatrices. Toutes étaient représentées par
180 délégués.
La seule France fournissant des chiffres, il était aisé d’en déduire
la réalité. Elle avait droit à 5 délégués pour une section de 364 membres
élus selon le principe de 5 votants, eux-mêmes représentant chacun 5
militants. Ces chiffres misérables, qui ne correspondent pas entre eux,
étaient ceux qui restaient dans le seul NPA. Ils se partageaient trois pla-
teformes : la majoritaire, qui eut droit à 4 délégués, avait pour base les
textes adoptés par le Comité international (?) ; la deuxième en eut 1 en
se prononçant pour une Internationale révolutionnaire par 11 votes
(mince espoir dans cette misère !). Trois autres votes se perdaient. L’en-
semble donnait 49 voix, qui multipliées par 5 donnent 245 membres
votants, et non pas 367. Acceptons-les en mettant la différence sur ceux
qui ne sont pas venus voter.
Était-il possible que toute l’Internationale ait connu la même dégé-
nérescence que celle de France ? Le mystère se résout sans doute par
l’activité propre d’un Comité exécutif, dont nous ne connaissons que
quelques membres français, lesquels ont dû opérer comme en France,
jetant les rétifs dans la démoralisation.
Il resterait donc 55 sections et organisations sympathisantes et ob-
servatrices, dans 40 pays, regroupant au total plus de 13 000 militants.
Comme leurs délégués ne pouvaient être élus que selon les mêmes lois
que ceux de France, il suffit de diviser deux fois par 5 ces 13 000, ce
qui donne 5 200.
La conclusion est simple : il n’y a plus de IVe Internationale.
Cependant, la situation générale ne tardera pas à redevenir préré-
volutionnaire. Les luttes actuelles contre les gouvernements des repré-
sentants directs du Grand Capital montreront la voie d’une nouvelle
Internationale, dont la politique ne peut que revenir au marxisme-ré-
volutionnaire. L’Histoire l’exige pour que la Barbarie ne mène pas à la
fin du monde.
Avant-propos

À tous mes camarades de soixante années de lutte,


aux noms perdus, oubliés, tombés ou usés à la tâche
sans jamais désespérer de notre cause, je dédie ce
livre.
M. L.

On ne trouvera pas ici une histoire de la 4• Internationale


en tous ses groupes sur cinq continents, et encore moins celle
de toutes les organisations qui se réclament du trotskisme. Ce
n'est pas davantage un recueil de souvenirs.
Mais en revanche, on trouvera une histoire globale du trots­
kisme en tant qu'activité et pensée théorique du mouvement
communiste créé par Léon Trotski, que l' auteur - qui l'a vécue
presque entièrement -, a pu revisiter et méditer avec sérénité,
en ce soir de sa vie , sous le choc des polémiques militantes et
des attaques extérieures.
Que toute histoire interprète le passé du point de vue du
présent n' implique pas qu'elle doive corriger ou falsifier celui­
là pour justifier ou, au contraire , condamner celui-ci.
D' autre part, que les souvenirs des témoins soient précieux
ne saurait faire oublier que la mémoire la plus honnête peut
être sujette à bien des déformations et des oublis. Parce qu' ils
sont histoires personnelles et vues particulières, les Mémoires
permettent certes de comprendre comment telle et telle situa­
tion a été vécue par tels ou tels auteurs, et donc expliquer
quelles positions ils y ont prises. Mais de tels points de vue
particuliers peuvent aboutir à de graves déformations optiques,
surtout de la part de ceux qui, depuis longtemps, sont passés
à d'autres horizons ou activités. Que ces souvenirs, en ce
qui concerne les anciens de ce mouvement, soient presque

7
Le trotskisme, une histoire sans fard

toujours nostalgiques d ' une jeunesse aventureuse , voire


héroïque, ils n ' en sont pas moins , parfois aussi , aigris devant
les « occasions manquées » , ou ironiques pour les « illusions
perdues » . En histoire , comme en justice, les souvenirs doi­
vent donc être comparés entre eux et avec les documents , et
rétablis dans le flux historique global .
Parallèlement aux Mémoires, au long des dernières décen­
nies , ont paru nombre d'études partielles et des pseudo-his­
toires , écrites de façon tendancieuse , voire autojustificatrice,
par des militants ou des sympathisants de tel ou tel courant.
Encore plus myopes que les pires Mémoires , ce sont des his­
toires dualistes, manichéennes: exaltation d ' un côté, acca­
blement de l ' autre . Elles caricaturent systématiquement ceux
auxquels elles s ' opposent ou se sont opposées . Leur défor­
mation optique s ' apparente dans ces cas à celui des miroirs
déformants du musée Grévin, comme on le verra dans la par­
tie critique des chapitres qui les touchent.
Ces derniers temps, l 'entrée du « trotskisme » en histoire,
voire en d' autres sciences humaines , a suscité un nombre
important de thèses et de mémoires, trop souvent rédigés avec
négligence, et presque toujours souffrant de méthodes uni­
versitaires vicieuses (en particulier de la recherche d'un point
de vue de neutralité fallacieux) , ou de pratiques modernes plus
journalistiques que sociologiques, telles que l ' accumulation
des interviews, sans confrontations ni rapports aux documents .
Les inconvénients des deux séries précédentes peuvent alors
se croiser, voire s ' additionner dans ces travaux.
Enfin, pour couronner le tout, la nécessité politique du
combat contre un adversaire jusqu' ici jugé sans grande impor­
tance , mais surgissant brusquement au premier plan , à la
fois des luttes sociales et des compétitions électorales , a fait
éclore de volumineux ouvrages antitrotskistes , qui vont de
l'hostilité ouverte la plus haineuse à la feinte neutralité objec­
tive, ou bien encore se masquent de sympathie un peu dis­
tante . Sous ces différentes apparences littéraires , il est
remarquable qu'on trouve le même contenu, les mêmes thèmes
et les mêmes légendes, les mêmes calomnies et la même inin­
telligence politicienne du politique. La tâche du rétablisse-

8
Avant-propos

ment de la vérité est là à la fois herculéenne (les écuries d' Au­


gias) et bactériologique . Plutôt que d'essayer d'écraser ces
moustiques un à un , il vaut mieux les asperger de grands flots
de vérité .
Mais d'où vient que l ' auteur se prétende capable d ' ap­
porter ce flux de lumière ? Comme tous les acteurs (y com­
pris ceux qui ont écrit des Mémoires), n ' a-t-il pas vécu cette
histoire à la façon de Fabrice Del Dongo la bataille de Water­
loo, dans la fumée des explosions , sans vue totale du champ
de bataille ni connaissance des décisions d' états-majors ? Tou­
tefois , à la différence des Del Dongo venus là en passagère
crise d' adolescence , de ceux qui se sont arrêtés en route , ont
pris d'autres voies après la bataille de leur vie, voire sont poli­
tiquement morts de longue date, sa continuité ininterrompue
le laisse à la fois sans ivresse et sans gueule de bois, avec un
regard d'autant plus facilement distancié qu'il retrouve main­
tenant des militants qui, comme lui , n'ont pas dételé, mais ont
suivi d' autres parcours, ont été à différents moments ses adver­
saires, mais dont les itinéraires, menés avec la même bonne
foi, lui permettent maintenant, par comparaison, de relativi­
ser ou de comprendre les raisons profondes de tels ou tels
désaccords anciens, et ainsi de mieux saisir le mouvement
général de ce courant trotskiste, pris au sens large.
Cela peut-il garantir une parfaite objectivité ? Naturelle­
ment pas ! D' autant que celle-ci n 'existe en aucune histoire .
Comme l' écrivait l 'éminent professeur de l'université de Stras­
bourg Georges Gusdorf dans l' introduction de ses Principes
de la pensée au siècle des Lumières' à propos de l ' histoire,
pourtant beaucoup plus lointaine , de ce temps de luttes :
« Le grand combat n'a pas pris fin, et l'historien, en dé­
pit de son honnêteté intellectuelle, ne peut éviter de se
trouver à la fois juge et partie dans le débat dont il re­
trace les péripéties . On peut d'ailleurs se demander jus­
qu'à quel point serait fidèle, à supposer qu'elle fût pos­
sible, l'histoire non passionnelle d'un temps qui fut émi­
nemment passionné ? »
À plus forte raison notre histoire contemporaine. L'auteur
accepte donc de répondre à la question qu ' avaient l' habi-

9
Le trotskisme, une histoire sans fard

tude de poser les gauchistes de 1968: « D 'où parlez-vous ? »


J e parle du point de vue du prolétariat (au sens de l a classe
des travailleurs qui ne possèdent pour vivre que leur force
de travail), où je suis né et dont je ne suis jamais sorti, éclairé
par la conception matérialiste de l 'histoire qu 'on appelle le
marxisme. Et j ' ajoute : avec la passion toujours vive de la lutte
pour un monde plus humain, et le culte de la vérité , dont j ' ai
pu maintes fois vérifier qu'elle était bien, par essence, révo­
lutionnaire .
Ce livre est donc à la fois de l'histoire, aussi méticuleu­
sement que possible fondée sur des documents et des archives
consultables ; avec, en deux contrepoints distincts, d'une part
le témoignage vécu de l' auteur (lui aussi très souvent appuyé
sur des documents d'époque, dont ses propres écrits), et d'autre
part l 'examen critique des publications historico-politiques
sur le sujet, qu'il a pu consulter.
S i , après l u i , les faits et leur interprétation en ce livre
sont encore contestés , voire contredits , il faudra qu' on ait
passé par lui avec des documents et des démonstrations qui
le dépassent, du double point de vue historique et théorique,
sous peine de nullité.

10
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

Trotski hésita longtemps. Aussi longtemps qu'il pensa que


le mouvement communiste international, regroupé dans le
Komintern, pouvait avoir la capacité de se redresser contre
son cours de sclérose bureaucratique.
Aux pseudo-historiens, journalistes et autres écrivassiers,
jusqu' aux communistes «ultra-gauches», qui ne voient la crise
de l' Internationale communiste, et celle du Parti communiste
(bolchevik) de l'URSS, que comme une lutte de pouvoir entre
deux hommes, on ne pourrait que reprocher une grave myo­
pie , voire une imbécillité chronique, s'il ne s'agissait pas, la
plupart du temps, d'une tentative réactionnaire parfaitement
maîtrisée.
La finalité de leur opération consiste à poser deux candi­
dats dictateurs, le vaincu ne valant pas mieux que le vain­
queur. En dessous de ce combat de crocodiles, il n'y aurait eu
que des masses abruties, droguées par une utopie absurde,
dont la seule réalité fut ce qu'elle devait être : un système tota­
litaire inhumain.
Pouvoir, révolution et contre-révolution

La réalité, abondamment établie, est tout autre . Dès 1 929 ,


en son premier ouvrage d'exil, sa biographie, Ma Vie, Trotski
expliquait :
«Ün m'a demandé plus d'une fois, on me demande en­
core: Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le
plus souvent, cette question montre que l'interlocuteur
se représente assez naïvement le pouvoir comme un ob­
jet matériel qu'on aurait laissé tomber, comme une

11
Le trotskisme. une histoire sans fard

montre ou un carnet qu'on aurait perdu. En réalité,


lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête
du pouvoir arrivent à le perdre "sans combat" ou par ca­
tastrophe à une certaine étape , cela signifie que l'in­
fluence de certaines idées et de certains états d'âme est
décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution ,
ou bien que la décadence de l'esprit révolutionnaire a
lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l'un ou
l'autre milieu sont à leur déclin . »
Tout le reste de ce chapitre 41 montre ces glissements de
la conscience des cadres, du parti révolutionnaire transformé
par le gigantisme de son élargissement, des masses travailleuses
épuisées enfin. Et Trotski commence le dernier paragraphe
de ce chapitre par ces mots qui expriment sa conclusion du
moment :
« Je me dis : nous passons par une période de réaction.
Ce qui a lieu, c'est un déplacement politique des classes,
c'est une modification dans la conscience des classes.
Après la grande tension , il y a reflux. Jusqu'à quel point
ira-t-il ? En tout cas, il n'ira pas jusqu'à l'extrême. Mais
nul ne saurait indiquer d'avance la limite . »
Ces derniers mots indiquent une manière de penser l'his­
toire selon la dialectique du matérialisme historique , qui est
à l 'envers de celle des politiciens et aventuriers, mais, certes,
en même temps, à quel point il sous-estimait les capacités
du cynique contre-révolutionnaire qu' était, placé à la barre
du Parti , un Staline.
La lutte politique qui commença avant même la mort de
Lénine et s 'intensifia aussitôt après, eut lieu dans le secret du
sommet de l'appareil d' État et ne fut pas un affrontement entre
deux hommes, mais une lutte pour l 'élimination de Trotski ,
de la part d ' un triumvirat de direction du bureau politique
composé de Staline, de Zinoviev et de Kamenev . Une lutte
d'hommes , donc ? Mais dont Trotski ne fut pas un antago­
niste , mais une cible , représentant, au-delà de sa personne,
une orientation politique qui s 'était manifestée dans le feu
même de la révolution .

12
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

Au départ, ce fut Zinoviev qui prit l' initiative de cette lutte.


Il se considérait comme l ' héritier légitime de Lénine, dont il
avait été le compagnon durant toute la période de l ' exil . Et
Trotski, qui le dominait de son immense supériorité, lui fai­
sait une ombre insupportable. Celui-ci n ' avait-il pas été le
second personnage de la Révolution ? Cette stature l' imposait
comme successeur naturel, et il fallait donc, pour les dirigeants
de moindre envergure, accepter cette domination de fait ou
trouver le moyen de le déboulonner. Pour Zinoviev, certes,
il ne s'agissait que de l' écarter du sommet du pouvoir. Trotski
écrivit plus tard:
« Il pensait que l'épais Staline resterait son chef d' état­
major. Le secrétaire général [Staline] ne s' avançait à
cette époque que très prudemment. Les masses l' igno­
raient complètement. Il n'avait d' autorité que chez cer­
tains fonctionnaires du Parti , et encore n'était-il pas
aimé de ceux-là mêmes. Il fut très hésitant en 1924. Zi­
noviev le poussait. Staline avait besoin de Zinoviev et
de Kamenev pour couvrir son activité cachée : tel fut
l' agencement du triumvirat . Zinoviev se montrait le plus
actif; il remorquait son futur bourreau 1• »
Combattre Trotski sur les tâches de l' heure était difficile.
Cela aurait entraîné une discussion générale dans le Parti. Cela
commença donc par une offensive révisionniste sur l'histoire
de la révolution, où fut inventé le « trotskisme », sous la forme
dénonciatrice de l' « antitrotskisme » . Il s'agissait de démon­
trer que Trotski n ' avait été qu' un exécutant de Lénine, et que
ses conceptions théoriques propres, bien loin d' avoir été véri­
fiées par et dans la révolution, avaient au contraire été anti­
léninistes. Et à cette fin, il fallait mettre en avant les débats
où, avant la révolution , Trotski s' était opposé à Lénine.
Contre cette offensive, bien loin d'utiliser les atouts per­
sonnels dont il pouvait disposer, Trotski n'usa que d'armes
politiques. Et, bien plus, c'est lui-même qui, en janvier 1925 ,
demanda à être « libéré de [ses] fonctions de président du
conseil révolutionnaire de l ' armée » . À ce moment, ce que
cherchaient Zinoviev et Kamenev, en tant qu 'ils étaient des
adversaires politiques, c' était son éviction du bureau poli-

13
Le trotskisme, une histoire sans fard

tique . Staline, au contraire , dont les visées étaient plus


lointaines, préféra le garder sous la main , et accepta la démis­
sion qui privait son principal adversaire d 'une redoutable
position.
Un aspirant dictateur n' aurait évidemment jamais renoncé
à un tel poste , alors que son autorité de « constructeur » et de
dirigeant de l' Armée rouge, sa popularité d'homme qui l'avait
menée à la victoire contre tous les assaillants de la révolution,
lui aurait permis de s' appuyer sur elle pour un coup d' État. . .
s ' il avait été celui que croient ses médiocres historiens.
Il y eut, il est vrai , des militants pour se demander s'il n'au­
rait pas dû le faire . Tel fut le cas , en particulier, en 1935, du
jeune dirigeant Fred Zeller. Trotski lui répondit longuement,
le 12 novembre, dans un texte intitulé « Pourquoi Staline a
vaincu l 'Opposition » :
« Un homme qui se serait appuyé sur les officiers pour
prendre le pouvoir n' aurait pu être qu'un homme prêt à
aller au-devant de leurs convoitises de caste, c' est-à-dire
à leur assurer une position privilégiée, leur donner
grades et décorations, en un mot, leur donner d'un coup
ce que la bureaucratie stalinienne leur a accordé pendant
les dix ou douze années suivantes. Il n'est pas douteux
qu'il aurait été possible d' opérer un coup d' État militai­
re contre la fraction Zinoviev-Kamenev-Staline, etc .,
sans aucune difficulté et sans verser même une goutte de
sang, mais le résultat d'un tel coup d' État aurait été
d' accélérer le rythme même de cette bureaucratisation et
du bonapartisme contre lesquels ! 'Opposition de gauche
avait engagé le combat2. »
Ceci étant écrit en 1935, dira-t-on qu' une dictature de
Trotski n ' aurait pu en rien ressembler à l 'épouvantable des­
potisme sadique de Staline, qui ne commença à se révéler dans
toute son horreur qu'à partir de 1936? À coup sûr . . . Mais s ' il
n ' avait aucun doute sur ce qu'aurait été sa situation entre les
deux mâchoires du processus bureaucratique et du restaura­
tionnisme, à l 'inverse , et pas plus que quiconque , il ne pou­
vait prévoir alors ce qu' allait être le stalinisme. Bien loin de
là, son mépris pour Staline, cette « plus grande médiocrité du

14
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

Parti » , était une grave sous-estimation des capacités de nui­


sance de l' homme , placé imprudemment par les politiques du
comité central à un poste stratégique qui avait été considéré
comme purement administratif. Malgré son mépris pour
1' « apparatchik », Trotski croyait tout de même que ce médiocre
et ignare Staline était un bolchevik, dont le but restait, comme
pour tous les membres du comité central d' Octobre , sinon la
poursuite de la révolution, du moins la défense de l' État pro­
létarien . N' écrivait-il pas encore en 1936, dans la Révolu­
tion trahie :

« Dans les premières années qui suivirent la prise du


pouvoir, quand le Parti commençait à se couvrir de la
rouille bureaucratique, n' importe quel bolchevik, et Sta­
line comme tout autre [c'est nous qui soulignons], eût
traité d'infâme et calomniateur quiconque eût projeté
sur l' écran l' image du Parti tel qu'il devait devenir dix
ou quinze ans plus tard3• »
Certains bolcheviks étaient mieux renseignés que Trotski
sur ce qu 'était vraiment Staline. Par exemple, son secrétaire
Boris Bajanov, qui l'ayant mis à jour dès les premiers temps
de son travail sous ses ordres, réussit à le fuir à temps• . Celui­
ci n' aurait pas été étonné en 1924 de l 'image projetée de 1 934-
1 9 3 8 . Et pas non plus le « bolchevik-léniniste » anonyme ,
ex-cavalier de l' armée Rouge, un des rares trotskistes qui ne
mourut pas en camp de concentration , et qui put ainsi nous
rapporter les crimes contre-révolutionnaires dont Staline s'était
rendu coupable dès la guerre civile, dont, en 1 920 , le premier
procès truqué (dont Trotski lui-même fut dupe) : celui de Dou­
benko, fusillé sur la base de calomnies, et en fait pour s' être
violemment heurté à Boudienny, séide de Staline5.
Pourtant, en 1 926, dès que Staline fut assez fort pour se
retourner contre ses triumvirs , et que ceux-ci rejoignirent
Trotski et formèrent avec lui ! ' Opposition unifiée , ces der­
niers lui avaient révélé toute la personnalité criminelle de leur
ex-allié :
« Vous pensez, disait Kamenev, que Staline réfléchit
maintenant à la façon de répondre à vos critiques? Vous
vous trompez . Il se demande comment vous détruire . . .

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Le trotskisme, une histoire sans fard

D'abord moralement, ensuite physiquement si c'est pos­


sible. Vous calomnier, monter une provocation, f abri­
quer un complot militaire, organiser un attentat.Croyez­
moi, ce n'est pas une hypothèse: il nous arriva, au
triumvirat, de parler en toute franchise, bien que les re­
lations personnelles fussent quelquefois tendues à se
rompre. Staline combat sur un tout autre terrain que
nous. Vous ne connaissez pas cet Asiatique... »
Et Zinoviev:
«Vous croyez que Staline n'a pas réfléchi à votre sup­
pression physique? Il y a pensé maintes fois. Il n'a été
arrêté que par cette considération que les jeunes eussent
rendu le triumvirat responsable, l'eussent peut-être ac­
cusé lui-même, eussent pu recourir aux attentats. Il te­
nait pour nécessaire de détruire d'abord les cadres de la
jeunesse d'opposition. On verrait ensuite.La haine qu'il
nous porte, surtout à Kamenev, s'explique du f ait que
nous savons trop de choses sur lui...6>>
De telles révélations pouvaient-elles changer quelque chose
à la stratégie de Trotski? D'autant moins que le processus
bureaucratique s'était fortement développé en deux ans, que
Staline avait utilisé son poste de secrétaire général pour pla­
cer des hommes à sa dévotion à tous les postes cruciaux, à
tous les niveaux du Parti, en une pyramide savamment
construite, et pour les étayer de commandos de choc; enfin
que, déjà, les méthodes de violence se substituaient aux débats
démocratiques. Trotski considéra comme de l'«optimisme
bureaucratique » la proposition que lui fit Kamenev, lors de
leur reprise de contact: «Il suffit que vous vous montriez avec
Zinoviev sur une même tribune; le Parti trouvera aussitôt son
nouveau comité central.» Il lui répondit, ainsi qu'à Zinoviev:
«Il nous faut viser loin. [ ...] Il faut que nous nous préparions
à une lutte sérieuse et pour longtemps7• »
Cependant, la nouvelle Opposition marqua de nombreux
points une année durant, et sa lutte connut un écho interna­
tional de longue portée.Mais chacune de ses avancées se tra­
duisit par un niveau supérieur de la répression.Les exclusions
pleuvaient. Des membres de !'Opposition pensaient qu'il fal-

16
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

lait opposer un nouveau parti au Parti bolchevik bureaucra­


tisé. Les dirigeants, et Trotski en particulier, considérèrent que
ce serait se couper de la base ouvrière du parti où il fallait res­
ter pour un redressement qu'ils croyaient encore possible. À
cette fin, ils négocièrent une trêve .
On peut s' étonner aujourd ' hui que, connaissant Staline
comme nous venons de voir qu'ils le connaissaient, ils n 'aient
pas compris qu' accepter de faire une autocritique sur les ques­
tions de discipline à la majorité du comité central allait leur
passer la corde au cou. Mais c 'est qu' alors Trotski craignait
davantage les conséquences contre-révolutionnaires que pour­
rait avoir un éclatement du Parti, et, à la fois, espérait encore
des développements internationaux qui réagiraient sur l' URSS,
tels que furent successivement l' éclatement de la révolution
chinoise, puis la grève générale anglaise de mai 1926.
L'analyse qu 'il faisait alors de la nature de l 'État est que
le «Thermidor » de la révolution prolétarienne n' avait pas
encore eu lieu. Ce n ' est que plus tard qu'il comprendra qu' il
avait mal appliqué ce parallèle avec la Révolution française :
notre Thermidor de 1794 ne fit pas passer le pou voir d' une
classe à une autre, mais de la gauche bourgeoise à sa droite.
Appliqué à l'URSS, le Thermidor avait eu lieu en 1924, comme
il allait s' en apercevoir plus tard. Ce qui se profilait à l ' hori­
zon n' était pas un Thermidor, mais une contre-révolution .
Trotski a-t-il, de ce fait, commis une erreur stratégique,
voire des erreurs tactiques, en cette fin de 1926 ? Peut-être!
Mais gardons-nous de la tentation de refaire l 'histoire . Nous
devons considérer que ce qui se passait en URSS constituait
des phénomènes sans précédents . L' Opposition unifiée se
débattait dans la plus confuse des situations, où les meilleures
têtes tournaient dans des vents de tempête, sans que de larges
débats ouverts puissent se mener. Elle ne cessa cependant pas
de se battre, et Trotski de la façon la plus brillante, en parti­
culier en décembre 1926, lors du 7e exécutif élargi de l ' In­
ternationale communiste8• L'Opposition se manifestait enfin
publiquement, mais dans des débats qui n' atteignaient pas les
grandes masses et passaient même par-dessus la tête d' une
grande partie du Parti .

17
Le trotskisme, une histoire sans fard

Toutefois, une quantité de cadres furent ébranlés par les


effets de la ligne stalinienne qui mit au service du Kuomin­
tang le jeune Parti communiste chinois, ce qui aboutit à la des­
truction de l' avant-garde révolutionnaire dans le massacre du
prolétariat de Shanghai, ouvrant le coup d' État de Tchiang
Kaï-Chek. Mais qu'en cette affaire, et encore une fois, Trotski
et !' Opposition aient eu raison publiquement contre Staline
pouvait-il conduire au renversement de ce dernier ? C' est ce
que crurent nombre de militants, jeunes et vieux , auxquels
Trotski démontra qu 'au contraire
« l 'Üpposition ne pouvait nullement remonter grâce à la
défaite de la révolution chinoise. Que nos prévisions se
soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix
milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions
d'hommes , ce qui a une signification décisive, ce n'est
pas la prévision, c'est le fait même de l' écrasement du
prolétariat révolutionnaire9 ».
Trotski voyait clair, car si, effectivement, des milliers de
militants rejoignirent l' Opposition, en revanche la direction
stalinienne para au danger par une répression impitoyable :
c'est par autant de milliers que les opposants remplirent pri­
sons et camps , tandis que les cadres de l ' Opposition , trop
populaires pour être à ce moment l'objet de mesures de répres­
sion radicale , étaient d 'abord envoyés en des missions diplo­
matiques ou commerciales loin d'URS S , et que les moins
connus étaient exclus du Parti les uns après les autres. Enfin ,
en octobre 1927, soit dix ans exactement après la révolution
qu'il avait dirigée au premier plan, Trotski était exclu du comité
central bolchevik, en compagnie de Zinoviev. Staline avait
réussi enfin l ' élimination qu'i l visait depuis des années, et
venait de manquer en août.
Ce ne fut toutefois pas suffisant. L'Opposition ne désarma
pas . Il fallut encore élever la répression d'un cran : déporter
Trotski à Alma Ata, en Asie centrale , en janvier 1928.Trotski
put écrire :
« L' année qui suivit le XV• congrès fut la plus troublée
de l 'existence du Parti . En fait, ce fut seulement après le
XV• congrès que de larges couches du Parti et de la clas-

18
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

se ouvrière commencèrent à prendre un intérêt réel dans


cette lutte qui se déroulait au sommet et réalisèrent que
des divergences fondamentales de principe étaient en
jeu, puisque des dizaines, des centaines, et même des
milliers de gens, connus dans tout le pays ou au moins
dans leur région, districts ou entreprises, étaient dispo­
sés à encourir l'exclusion du Parti et la déportation pour
leurs idées . En 1928, malgré des vagues de répression
continuelles, l'Opposition a grandi de façon remar­
quable, surtout dans les grandes entreprises indus­
trielles 10• »
Sans secrétaires, avec la seule aide des siens, Trotski conti­
nua sa lutte politique, par des textes qui atteignaient encore
même les déportés, malgré les délais prolongés de transmis­
sion et la censure .
Éliminer tous les cadres de la révolution était pour Staline
une tâche difficile. Pour vaincre cette avant-garde, c' est pas
à pas, et par degrés qu'il dut s' enfoncer dans sa voie contre­
révolutionnaire : remplir les prisons, les « isolateurs » . . . Il avait
fait capituler Zinoviev et Kamenev, et les avaient ainsi ren­
dus muets . Mais Trotski, lui, était inébranlable . En 1929 , Sta­
line ne pouvait encore tuer ses adversaires, et surtout pas
Trotski. Pour tenter de décapiter ! ' Opposition, il obtint de le
faire expulser d'URS S . Il le regretta plus tard. Cela lui ren­
dit plus difficile son assassinat, et après les quelques années
qui permirent à Trotski de créer ! ' Opposition de gauche inter­
nationale qui devint la 4' Internationale.
Ainsi, tout montre bien que, pour Trotski, le problème
du pouvoir n ' a rien eu de personnel un seul instant, mais ne
s'est posé à lui qu 'en terme de classe, et dans la seule visée
du devenir de la révolution. Avec raison, il a identifié sa cause
personnelle à celle de la révolution . Ses propres apports théo­
riques au marxisme, celui du développement inégal et com­
biné, et la théorie de la révolution permanente, lui permettaient
même de comprendre que, sans révolution dans les pays de
grands prolétariats, une URSS isolée risquait une longue régres­
sion. Et c'est cette intelligence qui permet de comprendre le
caractère défensif de sa lutte. Il comptait cependant encore, à

19
Le trotskisme, une histoire sans fard

terme, sur les ressources de la forte tradition révolutionnaire


du prolétariat russe et de son magnifique encadrement bol­
chevik. L'impensable eut cependant lieu : en moins de dix ans,
Staline allait exterminer totalement cette avant-garde. Trotski
comptait aussi sur l' enracinement de la 3• Internationale dans
les pays avancés qui, elle, n'était pas sous la domination directe
de la bureaucratie contre-révolutionnaire . Là encore, il sous­
estima les capacités de manipulation, de bureaucratisation et
de corruption de ce qui devint rapidement un Stalintern.
L'Opposition de gauche internationale

De son expulsion d'URSS en 1929 jusqu 'à l'accession au


pouvoir de Hitler, Trotski continua à croire que des sursauts,
à partir d 'événements intérieurs ou extérieurs allaient per­
mettre un redressement de l ' Internationale communiste . Tout
son effort porta donc sur la construction de l 'Opposition de
gauche internationale. Quasiment de mois en mois, durant la
première année de son séjour à Prinkipo, en Turquie, ses liens
avec l ' URSS vont s'amenuiser. Ses correspondants étaient
déportés les uns après les autres ; la correspondance avec les
prisonniers des « isolateurs » et les déportés s' éternisait en
route, puis ne fut plus transmise. Et, dans de telles conditions
d' une répression qui s' aggravait au rythme même de sa résis­
tance , l 'Opposition intérieure se dissociait en perdant à la fois
ses moyens d' action et nombre de ses têtes.
Bien qu' isolé lui-même en Turquie , et comme placé en
résidence forcée du fait de refus de visa de tous les gouver­
nements de tous pays, Trotski se mit immédiatement au tra­
vail. Il s'agissait en somme maintenant de constituer une force
qui puisse, hors d'URSS, être une sorte de balancier politique
au Komintern bureaucratisé. Mais ceux qui accoururent vers
lui à Prinkipo ne furent d 'abord que des individus , ou, au
mieux, des représentants de petits groupes , d' origines et de
générations différentes. Au lieu d'un corps forgé par l 'unité
de luttes et de débats , il s'agissait de militants de milieux et
d' histoires politiques différentes, issus d' expériences vécues
selon des rythmes pas toujours semblables . En particulier, des
opposants récemment exclus étaient d' ex-zinoviévistes qui
avaient mené une dure lutte antitrotskiste. Se retrouver main-

20
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

tenant n ' était pas sans difficultés politiques et personnelles.


Et puis, dans les pays capitalistes, ces militants et groupes qui
venaient tous, et souvent depuis peu, de formations social­
démocrates , n' avaient pas les mêmes raisons qu'en URSS de
ne pas former, sinon de nouveaux partis, du moins des groupes
politiques indépendants d' oppositio n . Ainsi, en Allemagne ,
le Leninbund, bien que fraction publique du KPD, n'en était
pas moins une sorte de petit parti opposé au grand. Du petit
Parti communiste de Belgique, passé tout entier à l' Opposi­
tion, à la France , où chaque rupture avait produit son groupe
ou groupuscule avec son organe de presse, tous les types et
degrés d' organisation existaient. Seuls les États-Unis avaient
réussi un regroupement d' une certaine stabilité11•
Pierre Broué a résumé parfaitement les choses en écrivant :
« Il devait cependant apparaître très vite que le bilan de
!' Opposition de gauche en dehors de l ' URSS n' était pas
de la même valeur que celui de !' Opposition russe . En
Union soviétique, la jeune génération, celle de 1 9 1 7,
avait suscité en son sein une pléiade de militants et de
combattants, théoriciens et soldats, révolutionnaires de
la tête aux pieds, comme [Trotski] se plaisait à le dire.
[ . . . ] Il n'en était pas de même en Occident, où les partis
communistes n' avaient jamais, même de loin, été des
organisations comparables au Parti bolchevik et étaient
passés presque directement, de partis socialistes ou
socialistes de gauche qu'ils étaient primitivement, à
l'état de partis bureaucratisés par la "bolchevisation" à
l 'époque de Zinoviev. »
Et plus h aut:
« Trotsky ne se fait vraisemblablement aucune illusion
sur la qualité d'un mouvement qui a le mérite d'exister
et d' être militant, mais qui est en même temps très com­
posite, attirant bien des communistes de hasard, aventu­
riers ou confusionnistes, à se réclamer de l ' opposition.
C'est la raison pour laquelle [ . . . ] il s'engage dans la
voie de la "délimitation principielle". Il s'agit d' abord
de déterminer les critères qui permettront de caractériser
et d'éprouver groupes et tendances 12• »

21
Le trotskisme, une histoire sans fard

Ses critères vont partir de questions qui manifestent la radi­


cale opposition entre politique révolutionnaire internationa­
liste et soumission de celle-ci aux intérêts de l' É tat soviétique ;
entre la révolution permanente et l ' « étapisme » de collabo­
ration de classes, qui a mené, d'une part à la défaite en Chine
et d' autre part à l'orientation du « socialisme en un seul pays ».
À peine, en juin 19 2 9, Trotski a-t-il créé sur ces bases un
comité international provisoire de !' Opposition qu' éclate le
conflit du chemin de fer de l 'Est chinois , hérité par l'URSS
du tsarisme , et dont s ' empare Tchiang Kaï-Chek. Affaire
mineure , aussi bien à l ' échelle de l ' histoire que des consé­
quences politiques prévisibles sur le moment même, mais qui,
pour la première fois , projette parmi ses partisans, et sur une
question qui exige une prise de position claire , la question de
la nature de l'URSS . Celle-ci sera la cause de quasiment toutes
les divergences et ruptures dans le mouvement trotskiste . Si
l'URSS reste un État ouvrier, il faut défendre cette « conquête »
comme n ' importe quelle autre ; s'il ne l ' est plus , cette pos­
session est coloniale, et la revendication soviétique doit être
dénoncée . Mais surtout, elle avive la divergence sur le type
d'organisation à construire : tendances et fractions d'opposi­
tion ou nouveaux partis potentiellement réunis dans une nou­
velle Internationale.
Pour Trotski , le problème théorique est lié à celui de la
conscience du monde militant communiste, et par-là aux tac­
tiques organisationnelles les plus propres à la faire évoluer.
Cet ensemble est loin d' être compris par tous ses partisans .
La première déchirure qui va avoir lieu sur cette ques­
tion de la nature de l ' État soviétique est loin de séparer des
individus et des groupes clairement antagonistes. La liste des
premiers « trotskistes » est à cet égard éloquente. Mais d'abord,
il faut noter que les agents staliniens introduits à des fins d'en­
venimement des conflits et d'espionnage auront un rôle d'au­
tant plus terrible qu ' ils trouvent, en Allemagne comme en
France , des conflits de personnes dont ils sauront jouer. Par
ailleurs , on trouve quelques éléments qui vont capituler, démo­
ralisés ou prenant espoir quand Staline abandonne son cours
droitier pro-koulak pour un cours ultra-gauche, directement

22
Fallait-il créer une quatrième Internationale?

opposé , celui dit de la « troisième période » . D ' autres vont


glisser vers un centrisme, voire la social-démocratie, ou, inver­
sement, vers la gauche ou l ' ultra-gauche . Certains de tous
ceux-là reviendront plus tard vers Trotski , puis la 4• Interna­
tionale . Mais les pertes des anciens seront importantes. Même
en France , où une unité avait pu être faite , autour du vieux
fidèle Alfred Rosmer, de jeunes qui apportaient leur enthou­
siasme tout neuf, tels Pierre Naville et Gérard Rosenthal d'un
côté (lesquels , en 1927 , avaient déjà rencontré Trotski en
URSS), les frères Molinier de l'autre, des tensions, qui tenaient
plus à des rivalités personnelles et organisationnelles qu' à des
divergences politiques, et dans lesquelles, là aussi, des agents
staliniens jouèrent leur rôle, allaient conduire d'abord au retrait
du premier, puis à la séparation de longue portée des deux
pôles de jeunes . De loin, Trotski maîtrisa mal de tels conflits,
prêchant la conciliation et la primauté du politique sans bien
juger à temps les individus et sans voir les petits faits et petites
manœuvres quotidiennes . Autant Naville et Rosenthal , intel­
lectuels sans expérience militante , et qui venaient du mouve­
ment surréaliste , lui inspiraient une méfiance qui fut excessive,
autant il apprécia d'abord l'activisme et la hardiesse des ini­
tiatives d'un Raymond Molinier, avant de s' inquiéter de ses
méthodes , des plus contestables, puis de rompre avec lui en
découvrant les ravages de son fractionnisme.
Très vite , les illusions qu' avait pu créer le « tournant à
gauche » de Staline s'effondrèrent devant la manifestation de
l'ultragauchisme de cette « troisième période » qui va être celle
de la collectivisation forcée, entraînant la mort de millions de
paysans, et qui dressera le mouvement communiste contre
la social-démocratie, sacrée « ennemi principal ». En URS S ,
le désastre d e cette politique renouvela les oppositions à Sta­
line et suscita une esquisse de rapprochement entre elles . Mais,
déjà, l'appareil bureaucratique et policier était trop solide­
ment installé pour que ce sursaut ne fût pas violemment brisé.
Hors d'UR S S , cette politique isola les partis communistes et
réduisit leurs rangs . Mais ce fut en Allemagne que cette ligne
conduisit à la plus terrible des catastrophes, en ouvrant la voie
à Hitler: l'effondrement honteux du Komintern dans la lutte

23
Le trotskisme, une histoire sans fard

contre le nazisme montant, traité comme moindre mal par rap­


port à la social-démocratie, et promis à n'être qu'un «feu de
paille».
1933 et 1934, an nées du grand tournant

Trotski, qui avait vu venir le danger, et appelé en vain au


front unique des organisations ouvrières contre le nazisme,
espéra quelques mois un sursaut contre la prise de pouvoir de
Hitler. Là encore, on ne peut le comprendre si l'on ignore le
contrecoup de cet événement en URSS même. À nouveau,
la politique de Staline aboutissait à une faillite, et d'une gra­
vité pire encore, du point de vue de la perspective de révolu­
tion prolétarienne, que celle qui avait abouti à la défaite de
la révolution chinoise. Et cette fois, ce fut dans les rangs de
la direction stalinienne elle-même que se posa la question
d'écarter Staline de la direction. Il semble même que cela put
aller, au début de 1 934, jusqu'à une initiative de Kirov, fai­
sant sonder Trotski sur l'éventualité de sa réintégration et son
retour en URSS; ce même Kirov qu'au 1 7• congrès du Parti
bolchevik, un groupe, comprenant Ordjonikidzé et Mikoyan,
sondait lui-même pour remplacer Staline comme secrétaire
général, ce qui allait entraîner son assassinat à la fin de la
même année 1 93413• Cette année-là est celle où Staline joua
l'apaisement et la modération, en préparant son coup d'envoi
de la terreur et de la contre-révolution ouverte, précisément
en faisant assassiner Kirov et en accusant de son crime tous
ses adversaires, les uns après les autres.
Le KPD, le Parti communiste allemand, lui, s'était effon­
dré comme un château de cartes sous le double effet de la
démoralisation et de la bureaucratisation, auxquels s'ajouta
même une certaine infiltration de son appareil par les nazis.
Trotski en conclut que le prolétariat allemand se relèverait,
mais pas ce parti communiste. Il fallait en construire un nou­
veau . En revanche, il hésita encore quelques mois pour
conclure, au vu de l'autojustification du Komintern pour sa
politique allemande, la faillite définitive de cette troisième
Internationale et, en conséquence, de la nécessité de la construc­
tion d'une quatrième.

24
Fallait-il créer une quatrième I nternationale?

Un an et demi plus tard, l'affaire Kirov et le commence­


ment des purges sanglantes ne purent que le fortifier dans sa
position. Staline devenait l'étoile jumelle de Hitler.
L'étrange est que nombre de ses compagnons, parmi les­
quels certains des plus importants et des plus fidèles, et qui
pour beaucoup l'avaient devancé dans l a volonté de rupture
totale avec l'Internationale communiste et les partis com­
munistes stalinisés, crurent inversement que la fondation d'une
quatrième Internationale était inopportune.
« L' argument principal, écrit Pierre Broué, était que les
deux Internationales précédentes avaient été fondées
dans des périodes révolutionnaires, alors que la victoire
des nazis en Allemagne venait d'ouvrir pour le proléta­
riat une période de reflux et de terribles défaites . Ils sou­
lignaient aussi que Marx comme Lénine avaient attendu
le moment favorable pour une "proclamation" et
n'avaient pas cherché à appliquer mécaniquement une
nécessité historique. Touj ours selon eux, les Internatio­
nales précédentes s'étaient appuyées sur l ' existence de
forts partis nationaux, alors que la 4• Internationale
n'avait, pour sa part, aucune base en partis de masse. Ils
attiraient aussi l'attention sur le fait que la 4• Internatio­
nale aurait à être construite face à deux rivales déjà so­
lidement établies et disposant de moyens matériels réels
importants, et ce à un moment où elle ne pouvait s'at­
tendre qu'à une répression accrue 1•. »
Ceux-là, et sans doute Trotski lui-même, ignoraient
qu'Engels avait pensé , à propos des conditions de fondation
d'une Internationale, exactement le contraire . N'avait-il pas
écrit à Adolph Sorge , en septembre 1874, et approuvant ce
dernier qui résiliait ses fonctions de secrétaire général de la
1"' Internationale :
« L' Internationale a d'un côté - du côté de l ' avenir- do­
miné dix ans de l' histoire de l'Europe et elle peut jeter
un regard de fierté sur son travail passé Mais, sous sa
forme ancienne, elle a fait son temps. Pour susciter une
nouvelle Internationale à la manière de l ' ancienne, une
alliance des partis prolétariens de tous les pays, il fau­
drait un abattement général du mouvement ouvrier, tel

25
Le trotskisme, une histoire sans fard

qu 'il a prédominé de 1 849 à 1 864 . Pour cela le monde


du prolétariat a maintenant trop grandi, il a pris trop
d'ampleur. Je crois que la prochaine Internationale -
quand les œuvres de Marx auront agi pendant quelques
années - sera directement communiste et que ce sont
justement nos principes qu'elle arborera15 • »
Engels voyait l 'Internationale achevée par sa victoire même,
et généralisait le processus de sa formation par chaque nou­
vel état du mouvement prolétarien , et à partir d ' u ne défaite
(comme avait été celle de la Commune) , d ' u n nouveau stade
de développement et de l ' acquisition d ' une nouvelle
conscience . Il suffirait du remplacement de peu de mots, et
du nom de Marx par celui de Trotski , pour que ce qui était
écrit en 1 874 s ' applique cinquante ans plus tard.
À ceux qui l 'avaient précédé dans la condamnation de l ' In-
ternationale communiste, il justifiait l 'attente du moment :
« Il nous aurait été impossible de nous proclamer nous­
mêmes la nouvelle Internationale. Il nous fallait démon­
trer notre valeur, la valeur de nos idées , former des
cadres. Et on ne pouvait le faire qu'en tant que fraction.
C'était là une étape inévitable . »
Et à ceux qui croyaient bon d ' attendre :
« Il n'y a pas de miracle à espérer. [L'Internationale
communiste] est vouée à la défaite . Il faut rejeter l 'idée
de réformer, que ce soit sur le plan national ou interna­
tional , l 'Internationale communiste dans son ensemble,
parce qu'elle n'est rien d'autre qu 'une caste bureaucra­
tique sans scrupule , qui est devenue la pire ennemie de
la classe ouvrière mondiale. Il faut absolument libérer
l ' avant-garde prolétarienne de la dictature de la bureau­
cratie stalinienne . Mais cela sans cacher que nous ne se­
rions que "les embryons de nouveaux partis"16 . »
Trotski avait raison qui, raisonnant comme Engels, pen­
sait que c 'est dans le cours de ces périodes de reflux que se
sont trempés les futurs cadres de la révolution . Mais il fallut
la guerre pour que cela se manifesta par la vie et les luttes de
la 4e Internationale .

26
Fallait-il créer une quatrième Internationale ?

Contrepoint de l'auteur

Je n'ai vécu cette période qu'enfant et jeune adolescent,


dans une famille non-militante. Mais j'ai connu plus tard
nombre des premiers trotskistes, ce qui m'a permis de com­
prendre assez bien ce que furent leurs rapports avec Trotski,
et aussi bien les réserves de celui-ci à l'égard de Pierre Naville
et de ses amis que ses illusions et désil l usions à l'égard de
Raymond Molinier, et par-là même le malentendu avec Ros­
mer, avec lequel j 'ai été lié d'amitié au cours des dernières
années de sa vie.
L'histoire et les écrits critiques

Dans l'histoire de cette première époque se côtoient ou se


combinent l'histoire de Trotski et celle des débuts du mou­
vement trotskiste, hors d'URSS. Quant aux biographies de
Trotski , celle de Pierre Broué, Trotsky (Paris, Fayard , 1 988),
est à un tel point supérieure à toutes autres qu'elle les rend
complètement obsolètes, y compris celle d'Isaac Deutscher,
Trotsky. Le Prophète armé, 1879-1921 ; Le Prophète désarmé,
1921 - 1 929 ; Le Prophète hors-la-loi, 1 929-1940 (Oxford,
Oxford University Presse , 1 954- 1 959, Paris, Julliard, 1 965).
Celle-ci, d'ailleurs, par la qualification de «prophète» appli­
quée à Trotski , faussait plus la puissance de sa pensée qu'elle
ne la servait. D'autre part, elle fourmille d'erreurs, dont Jean
van Heijenoort, dans son livre de souvenirs De Prinkipo à
Coyoacdn. Sept ans auprès de Trotski (Paris, Les Lettres nou­
velles/Maurice Nadeau, 1 978) fit un relevé non exhaustif. Ce
qui est plus qu'une erreur, c'est le mépris que Deutscher attri­
bue à Trotski quant aux personnalités qui venaient lui rendre
visite à Prinkipo. C'est là une transposition du propre mépris
de Deutscher à l'égard du mouvement trotskiste en formation,
auquel Trotski accordait au contraire tous ses soins avec l'in­
finie patience, voire l'indulgence d'un révolutionnaire sou­
cieux de ne perdre aucune des forces qui peuvent se révéler
plus tard décisives. L'ouvrage de Jean van Heijenoort est le
plus précieux des livres de témoignages écrit sur tout ce périple
sur «la planète sans visa», par le plus fidèles des authentiques
secrétaires de Trotski (titre que beaucoup s'attribuèrent en

27
Le trotskisme, une histoire sans fard

n ' ayant fait que passer auprès de lui , et de s 'être vus mis au
travail , comme c ' était son u sage militant) . Son annexe
« Remarques sur quelques écrits touchant Léon Trotski » porte
sur d'autres ouvrages et écrits que celui de Deutscher, et ses
rectifications vont de simples erreurs , entre autres celles de
Natalia Sedova, dans le livre de Victor Serge , Vie et mort de
Léon Trotsky (Paris , François Maspero, 1 973 , et réédition en
2003 , qui ne tient pas compte de ces erreurs) , aux affabula­
tions d'André Malraux , Fritz Sternberg , Fred Zeller, aux exa­
gérations d'André Breton, et jusqu'aux falsifications du Museo
Frida Khalo, à Coyoacan . Également précieux est le Trotski
vivant (Paris , Les Lettres nouvelles/Maurice Nadeau ,
1 962/1 979), de Pierre Naville.
Sur le mouvement trotskiste de cette époque , on a essen­
tiellement des chapitres introductifs à des ouvrages traitant
plus au long les périodes suivantes , dont les auteurs se par­
tagent en général entre incompréhensions et ironies quant aux
tactiques changeantes et aux luttes de personnes . Inutile de
dire que les jugements sont souvent déterminés par la suite
des événements et les positions politiques des auteurs dans
ceux-ci. Il existe quand même des études intéressantes , comme
celle de Damien Durand, parue en deux numéros des Cahiers
Léon Trotsky sur les premières années de l ' Opposition de
gauche internationale.

28
2

Difficile construction

Même si Trotski pouvait rappeler que , dès février 1933 , il


avait donné la victoire du fascisme en Allemagne comme une
des causes possibles de la mort de l'Internationale commu­
niste1 , il dut faire de grands efforts pour convaincre ses plus
proches partisans de prendre radicalement le tournant de
construction d' une nouvelle Internationale .
Il croyait pouvoir compter sur des vétérans, tels le Hol­
landais Sneevliet (qui l'avait précédé dans la construction d'un
nouveau parti), et les Espagnols Andres Nin et Juan Andrade.
Mais c'est avec ceux-là qu' allaient avoir lieu les ruptures les
plus inattendues et les plus douloureuses . Et ce sont essen­
tiellement des jeunes qui vont être les artisans de la nouvelle
organisation .
Pourtant, même les Français, de par leur jeunesse, même
les plus dociles à une autorité dont la supériorité leur était évi­
dente , eurent constamment du mal à comprendre et à s ' en­
gager dans les tournants tactiques qui , sur une ferme ligne
stratégique de classe, étaient imposés par les bouleversements
rapides d'une situation politique nationale et internationale
fiévreuse . Si c'est assez vite que toutes les sections de l' Op­
position de gauche comprirent la nécessité d'en finir avec une
attitude de « fraction » de l'Internationale communiste, et donc
avec la lutte pour un redressement des partis communistes,
en revanche, elles furent plus déroutées par les problèmes que
posèrent l ' apparition ou le développement de courants de
gauche dans les partis sociaux-démocrates.

29
Le trotskisme, une histoire sans fard

Pour Trotski lui-même le phénomène était inattendu . Mais


lui en comprit immédiatement la cause : il dut expliquer à ses
partisans que c'était précisément du fait de la défaite subie en
Allemagne, et de la responsabilité de l 'Internationale com­
muniste dans celle-ci que, par un retour en arrière, la social­
démocratie trouvait un regain de vitalité , voire de légitimité
aux yeux des masses travailleuses , dont il fallait tirer parti
pour un redressement de la conscience de classe.
Ne disposant que de petits groupes propagandistes , com­
posés presque exclusivement de militants sans passé révolu­
tionnaire et sans expérience de travail dans la classe ouvrière ,
pour jeter les bases d'une quatrième Internationale, il expli­
qua que l ' entrée dans les partis sociaux-démocrates en effer­
vescence était la voie pour en détacher des pans entiers , sur
une ligne révolutionnaire, voire pour renverser leurs majorités .
Nous touchons là le problème de l' « entrisme » qui a fait
de nos jours couler des fleuves d'encre , dans une confusion
où se mêlaient à l ' incompréhension simple et à l 'ignorance,
la bêtise, la peur et la haine , face à des méthodes tactiques très
différentes selon les temps et les circonstances , et dont cer­
taines se sont révélées complètement étrangères à des visées
révolutionnaires .
Conditions, succès et dangers des « entrismes »
L'entrée , proposée alors par Trotski , des bolcheviks-léni­
nistes (c'était le nom que les « trotskistes » se donnaient à eux­
mêmes) dans les partis sociaux-démocrates était une sorte
de congrès de Tours à l'envers . Les militants devaient la mener
à « drapeau déployé » , c' est-à-dire en affichant ouvertement
leurs positions politiques , et s ' organiser en tant que courant
le plus radical du socialisme, en s ' appuyant sur la gauche cri­
tique de ces partis, et au nom de la démocratie prolétarienne.
Et c'est ainsi que cela s'exécuta dans plusieurs pays, de façon
différenciée en fonction des rapports de forces et des parti­
cularités nationales des organisations pénétrées . . . mais non
sans succès . Soulignons d' autre part que cela se situait sur un
fond de propagande acharnée pour le front unique des orga­
nisations ouvrières , dont le refus avait précipité la victoire de
Hitler.

30
Difficile construction

Bien loin que Trotski ait «imposé» un entrisme semblable


partout, il tint compte des différences nationales. C'est ainsi
que celui qu'il conseilla à ses partisans anglais dans l'Inde­
pendent Labour Party (ILP) , ne visait pas à y rassembler une
fraction pour l'en extraire, mais était conçu comme une entrée
durable, visant à entraîner l' organisation tout entière du cen­
trisme vers la gauche révolutionnaire2 • Pour l' Espagne, Trotski
insistait sur ce que l' entrisme dans le Parti socialiste ouvrier
espagnol (PSOE) permettrait de donner le champ le plus large
à l' influence révolutionnaire, et permettrait d' éviter l' isole­
ment catalan où se trouva de fait le POUM. En revanche, aux
États-Unis comme en France, si la politique entriste provo­
qua des ruptures, dont les unes purent être tenues comme
décantation (telle celle du groupe de Budenz qui s'en alla droit
vers le Parti communiste) , mais dont la plupart se firent, et
dans le plus grand désordre, sur des arguments de «gauche»,
l' essentiel des sections, après des hésitations, l' opéra et en
sortit avec des gains militants importants .
Comment expliquer qu' il y ait e u une telle résistance à
l' autorité de Trotski, dont le passé offrait les plus grandes
garanties ? Certes par le désarroi devant une situation de reflux
chaotique. Mais surtout parce que ceux qui y étaient affron­
tés étaient sans expérience et de médiocre formation. Si les
militants de la génération de la révolution d' Octobre étaient
des «communistes», c' était au sens de révolutionnaires radi­
caux, mais, dans leur masse, sans être des marxistes3 • Quant
aux plus jeunes que les petits groupes trotskistes recrutaient,
c' étaient beaucoup plus des étudiants que des ouvriers, et ils
n' avaient, les uns et les autres, qu' une formation élémentaire.
Yvan Craipeau le dit clairement quand il évoque le cercle
d' études de la première Ligue communiste de 1 9 3 1 : «La for­
mation politique ne présente qu' une faible partie de notre acti­
vité.» Et plus haut :
«C 'est un des griefs que nous faisons aux Jeunesses
communistes de délaisser l' éducation politique . Les
jeunes, disait Trotski, doivent "ronger avec leurs dents
le granit de la science" . Une quinzaine de jeunes parti­
cipent au cercle . Ce n'est pas un succès triomphal. Visi-

31
Le trotskisme, une histoire sans fard

blement, les jeunes ont peur de s'user les dents ou de se


charger l'estomac•. »
Malgré cela, les jeunes trotskistes avaient une grande supé­
riorité sur leurs adversaires : la vérité politique qu'ils portaient
dans toute sa clarté critique .
Yvan Craipeau a noté que leur entrée dans le Parti socia­
liste «se fit sans problème . Les dirigeants du PS n'étaient pas
fâchés de jouer un tour au Parti communiste en accueillant
des communistes dissidents qu'il considérait comme des enne­
mis mortels. Ils accueillirent les trotskystes en leur accordant
les droits d'ancienneté qui leur permettaient de voter et d'être
élus5 ». Et puis , face à la montée fasciste , c'était là des com­
battants qui ne craignaient pas l'affrontement physique avec
les commandos d'extrême droite . Ils rejoignent les TPPS (Tou­
jours prêts pour servir) et bientôt ils en seront le noyau dur
avec Raymond Mo linier dans le triangle de direction6• À coup
sûr, les cadres sociaux-démocrates rassis pensaient les absor­
ber comme ils en avaient absorbé bien d'autres. La SFIO
n'était-elle pas le plus puissant des partis ouvriers, comptant
des dizaines et des dizaines de milliers de membres ? Qu'avait­
elle à craindre de quelques poignées de jeunes excités ? Pour
l'instant, cependant, ils recrutaient largement, de nombreux
jeunes, et des ouvriers qui manquaient déjà grandement au
vieux Parti.
Mais comme l'entrée dans les partis sociaux-démocrates
s'était faite ouvertement, et qu'elle eut bientôt son organe de
tendance , titré clairement Révolution, elle y provoqua une
intensification d'une vie politique déjà agitée du fait de la
défaite allemande .
Cet élan foudroyant, qui justifiait la prévision de Trotski,
trouva cependant sur sa route l'obstacle du tournant stalinien.
Il y a moins de deux ans entre le choc de la victoire de Hitler
et le tournant à 1 80° du Kremlin vers la tactique des fronts
populaires. Comprenant enfin, mais trop tard, que la victoire
hitlérienne ne serait pas un «feu de paille», Staline, affolé,
allait chercher l'alliance des États bourgeois, de quelque prix
qu'il dût la payer. De «pires que le fascisme », les partis
sociaux-démocrates devinrent les alliés naturels auxquels on

32
Difficile construction

tend la main , mais . . . sur la ligne même de la collaboration de


classes avec les gouvernements «démocratiques», c'est-à­
dire, en France, à ce moment, celui de Pierre Laval. Il y avait
donc un prix à payer par les socialistes pour cette alliance :
leur participation à l'antitrotskisme.
D'un seul coup, les premiers et les plus ardents partisans
du front unique devenaient les ennemis à abattre. L'offensive
des agents staliniens ne reculait devant rien. Y compris à des
excès qui allaient se retourner contre eux. Ainsi, ils ébranlè­
rent un moment des membres de la direction des Jeunesses
socialistes, à qui ils offraient l' entrée dans l' Internationale
communiste de la jeunesse, et où certains acceptèrent le badge
« le ne suis pas trotskiste ». Mais quand Fred Zeller et Mathias
Corvin, dont le groupe avait jusque-là marché avec les trots­
kistes, acceptèrent de rencontrer les dirigeants russes de cette
Internationale communiste de la jeunesse, Kossarev et Tché­
modanov, et que ces staliniens leur expliquèrent que leur action
devait être subordonnée aux nécessités de la diplomatie sovié­
tique, et qu'il fallait empêcher toute révolution en France, ces
jeunes socialistes comprirent la vérité des positions trotskistes,
auxquelles ils furent alors gagnés1 •
Mais la direction d u PS, elle, pour qui l a révolution n'était
plus que le sujet d'allusions dans les discours du dimanche,
et plus social-patriote encore qu'en 1 9 1 4, s'engagea à fond
avec le PCF, et ne vit plus alors dans les jeunes trotskistes que
des diviseurs perturbateurs qui, au lieu d'être absorbés, entraî­
naient la crème de leurs cadres, tels ce même Fred Zeller et
David Rousset. En juillet 1 93 5 , un traquenard au congrès
national de Lille permit l'exclusion d'une douzaine de trots­
kistes, dont tous les cadres. Puis ce fut le tour des militants
adultes dans le Parti, en tête desquels Raymond Molinier,
Pierre Frank et Pierre Naville, tous condamnés pour leur «anti­
militarisme» .
Il aurait dû être clair pour tous qu'il fallait, comme Trotski
les y incitait , tourner en fonction du nouveau tournant de la
situation, et sortir avec tous les militants gagnés pour construire
l'organisation révolutionnaire indépendante de la 4• Interna­
tionale. Pourtant, c'est une résistance inverse à la première

33
Le trotskisme, une histoire sans fard

qui se manifesta. Dopés par les succès rencontrés dans la


social-démocratie , où ils avaient presque triplé leurs forces
( 113 membres en août 1934, 3 17 un an après) , et myopes au
cours de l 'histoire , bien des trotskistes étaient prêts à tenter
une conciliation avec la bureaucratie de la SFIO pour s'y main­
tenir, et pas seulement de jeunes cadres récemment gagnés,
et habitués à « la Vieille Maison » , mais certains des plus
anciens , tel . .. Raymond Molinier lui-même, tentés par le ral­
liement à la gauche socialiste de Marceau Pivert , lequel leur
ouvrit les bras . . . à condition qu' ils mettent une sourdine à
leur « trotskisme » .
Heureusement , ce furent les socialistes eux-mêmes qui
réglèrent le problème par une exclusion générale , en deux
temps : après les Jeunesses socialistes et le groupe Naville, ce
fut le tour du groupe Molinier.
L' unité , cependant, ne fut pas rétablie pour autant, car
Molinier, qui renâclait à l' affirmation de la 4' Internationale,
en laquelle il voyait un obstacle à un recrutement large, rom­
pit la discipline d' organisation, et tenta une sorte de centrisme
en créant ses propres Groupes d'action révolutionnaires (GAR)
et en lançant, avec ses propres moyens financiers , l ' « organe
de masses » La Commune.
Cette fois, c'en était trop ! Les « moliniéristes » furent exclus
en décembre 1935 , et Trotski rompit avec Molinier, pour lui
enfin définitivement démasqué par ces opérations . Il ne
reviendra pas sur ce j ugement négatif, même alors qu ' un
regroupement éphémère se réalisa en 1936 du Groupe bol­
chevik-léniniste (GBL) avec le Parti communiste internatio­
naliste (PCI) de Molinier, dans un premier Parti ouvrier
internationaliste (POI).
Les possibilités de la situation étaient gâchées . Au lieu
d 'une ferme petite organisation révolutionnaire , on en avait
trois : les Jeunesses socialistes révolutionnaires (dont la direc­
tion signa la « Lettre ouverte pour la 4' Internationale »), pas
encore fondues avec le GBL qui publie La Vérité, et bientôt
la transformation des GAR en Parti communiste internatio­
naliste, que Trotski qualifie de centriste .

34
Difficile construction

Cette question du centrisme n'a guère cessé d'être mal


comprise, non seulement par les observateurs politiques en
général, mais par les trotskistes eux-mêmes. Trotski savait
distinguer entre les deux mouvements inverses des centrismes,
c'est-à-dire des groupes et partis se situant politiquement entre
voie réformiste et orientation révolutionnaire, à savoir : com­
battre aussi vigoureusement ceux qui faisaient blocage au
mouvement de la social-démocratie vers la gauche révolu­
tionnaire, qu'encourager ceux qui s'éloignaient du réformisme
vers la gauche. La tendance puissante vers le centrisme au
sein du réformisme avait été comprise par lui comme posi­
tive , alors que nombre de ses partisans ne le comprirent pas,
tels ceux d'Angleterre qui s'étaient refusés à entrer dans l'ILP
pour y soutenir le cours gauche, et ceux qui s'étaient opposés
aux É tats-Unis à la fusion avec l'American Workers Party -
qui fut ainsi entraîné sur les positions trotskistes -, et en
Espagne à l'entrée dans le PSOE. Cette tendance vers la gauche
se renversant , devenait frein dans la confusion créée par le
tournant «front populiste» de l'Internationale communiste,
et alors qu'une montée ouvrière éclatait en 1 936, exigeant une
attitude également inversée des révolutionnaires. Dans une
confusion totale s'opposèrent adversaires et partisans de l'en­
trisme d'hier, et parfois à front renversé, à la colère désespé­
rée de Trotski devant les «querelles de cliques» régnant entre
leaders de ses petits groupes.
En France, l'explosion de la grève de mai 1 936 allait tout
de même provoquer un sursaut - qui prouve combien les
conjonctures surdéterminent les hommes et les mouvements.
Les trotskistes furent partout à l'avant-garde du mouvement.
Mais leur implantation était des plus limitée. Le 2 juin, les
deux fractions réunies par cette montée forment le Parti ouvrier
internationaliste (POi), et créent son organe, La Lutte ouvrière,
dont le premier numéro lance le mot d'ordre : «Dans les usines
et dans la rue, le pouvoir aux ouvriers ! . . . Comités d'usines
permanents ! . . . Milices ouvrières armées ! » Le journal est
immédiatement saisi par le gouvernement de Front populaire.
Trotski n'avait pas tort de proclamer que c'était là le début,
ou du moins l'amorce, d'une révolution. Léon Blum fut appelé

35
Le trotskisme, une histoire sans fard

à la fois par le président de la République , Albert Lebrun, et


par les représentants du grand patronat terrorisés, pour, dit-il
à son procès de Riom , « liquider cette situation redoutable,
cette situation que j ' ai qualifiée non pas de révolutionnaire,
mais de quasi-révolutionnaire, et qui l' était en effet »8• Trotski
ne la surestimait donc pas , mais en revanche sous-estimait,
encore une fois , la force acquise par le stalinisme pour frei­
ner le mouvement , puis l ' arrêter.
Quasiment dans le même temps éclatait en Espagne, en
riposte au coup d' État militaire de Franco contre l ' instaura­
tion d'un gouvernement de front populaire, un soulèvement
révolutionnaire déterminant une guerre civile.
La révolution espagnole

Là encore , Trotski , bien loin de s' arrêter aux débats de la


veille , saisit ce qu 'un tel affrontement radical , dans un pays
où la majorité du prolétariat était anarcho-syndicaliste, pou­
vait entraîner comme renversement de la situation mondiale ,
alors que le POUM prétendait qu'il méconnaissait la spéci­
ficité espagnole . Les désaccords essentiels n' étaient pas là.
Certes, il définissait le POUM comme une organisation cen­
triste , et cela ne pouvait paraître à celui-ci que comme inju­
rieux alors que, de toutes ses forces, il s' était engagé dans la
révolution. Mai s , pour Trotski , il s ' agi ssait, comme nous
venons de le voir, de considérer l' alliance dont ce parti était
issu comme le déportant à droite dans une situation où il lui
aurait fallu au contraire radicaliser son cours . Maurin, qui
devenait le codirigeant du POUM avec Nin et Andrade, était
bien un « centriste » , au sens théorique d'oscillant entre com­
munisme authentique et démocratisme révolutionnaire . Il se
définissait clairement comme n' étant pas trotskiste. Et l'op­
position du POUM au mouvement de la 4• Internationale le
jeta, à l 'extérieur, dans les bras d' organisations du pire cen­
trisme, celles du Bureau de Londres, rassemblant toutes ces
organisations centristes de blocage , suspendues entre réfor­
misme et révolution, et auquel appartenait en particulier le
Parti socialiste ouvrier allemand (SAP)9•
Alors, Trotski se trouve bien loin de l'Espagne, exilé en
Norvège , et quasi prisonnier. Une partie de ses courriers se

36
Difficile construction

perdent, créant des malentendus qui aggravent les relations.


Et c' est peu de dire que ses représentants et amis n'ont ni sa
profondeur de vue ni sa capacité de souplesse tactique. Tout
tend à montrer qu ' ils durcirent sa position, voire envenimè­
rent les divergences. Le 19 février 1 937 encore, Trotski répon­
dait du Mexique aux questions du correspondant de l' agence
Havas, dans l' article paru plus tard sous le titre « La Révolu­
tion espagnole peut sauver l ' Europe »'0, disant :
« Le POUM se situe à la gauche de la coalition gouver­
nementale espagnole et en partie dans l'opposition . Ce
parti n'est pas "trotskiste". J'ai à maintes reprises criti­
qué sa politique , malgré la chaude sympathie que
j ' éprouve pour l' héroïsme avec lequel les membres de
ce parti, surtout sa jeunesse, combattent au front. Le
POUM a commis l'erreur de participer à la combinaison
électorale du Front "populaire" [ . . . ] . La direction du
POUM a commis la deuxième erreur d'entrer dans le
gouvernement de coalition catalan ; pour se battre sur le
front aux côtés des autres partis, il n'est nul besoin d'en­
dosser aucune responsabilité pour la politique gouver­
nementale fausse de ces partis. Sans affaiblir militaire­
ment le front un seul instant, il faut savoir comment ras­
sembler politiquement les masses sous le drapeau de la
révolution. Dans une guerre civile, infiniment plus en­
core que dans une guerre ordinaire, la politique domine
la stratégie . »
Dès l a première heure du soulèvement fasciste e t l a riposte
révolutionnaire , Trotski était prêt à se rendre en Espagne, et
Nin tenta de lui obtenir un visa pour la Catalogne . En vain.
Sa présence aurait-elle pu changer le cours de la révolution ?
On ne refait pas l ' histoire . Il ne fait pas de doute , d'une part,
qu'avec Trotski les immenses forces révolutionnaires auraient
eu des chances de s'organiser en pouvoir révolutionnaire, et
que, d' autre part, Trotski voyant mieux que ne le vit le POUM
ce que pouvait donner la politique contre-révolutionnaire sta­
linienne, y aurait mieux fait front.
Car, là encore , et plus lourdement que partout précédem­
ment, tout le poids de l ' État soviétique stalinisé a été jeté dans
la balance , du chantage diplomatique et de l'inversion de sa

37
Le trotskisme, une histoire sans fard

politique internationale, jusqu 'à l' usage des moyens maté­


riels , en particulier de livraisons d'armes (d' ailleurs souvent
médiocres et en quantités insuffisantes) , en passant par l'in­
tervention politico-policière et militaire sur place, pour empê­
cher la victoire des forces révolutionnaires, fût-ce au prix de
la défaite devant le fascisme.
Si l' héroïsme du prolétariat anarchiste a été à la hauteur
de ce que Trotski en attendait , à la politique de trahison sta­
linienne s ' est ajouté le lamentable aplatissement apolitique
des dirigeants de la CNT-FAI, glissant jusqu 'à la participa­
tion au gouvernement bourgeois de front populaire, puis au
désarmement du soulèvement de Barcelone , en mai 1 937,
devant les forces militaro-policières staliniennes. Face à une
telle conjonction contre-révolutionnaire , les désaccords de
Trotski avec le POUM peuvent être relativisés.
On ne peut guère ignorer ainsi que Nin lui-même ne semble
pas avoir compris la nécessité des soviets (au sens propre de
ce mot, de comités ou conseils démocratiques des ouvriers ,
paysans , soldats . . . ) , dont il attribue l' existence en Russie à
l ' absence de traditions démocratique s , sans voir que ces
« soviets » avaient fait apparaître l ' authentique forme de pou­
voir prolétarien, et qu'il put écrire : « Notre prolétariat a ses
syndicats , ses partis , ses propres organisations. C'est pour
cette raison que des soviets n ' ont pas surgi parmi nous . »
D ' autre part, Nin définissait la « dictature du prolétariat »
comme celle du Parti - grave erreur de suites infinies - l ' op­
posant à un gouvernement de démocratie ouvrière totale, dont
on ne voit pas ce qu' elle pouvait être sans « soviets 1 1 » . Ces
partis, syndicats et autres organisations s ' opposaient à toute
unité du front prolétarien, et à sa constitution en contre-pou­
voir postulant au seul pouvoir. Si l'on ne reste pas fasciné par
l 'évolution des mots jusqu' à leur renversement de sens, ne
voit-on pas que , dès l'éclatement de la révolution en Cata­
logne, on a eu de tels « conseils » (c'est le sens de « soviet »),
dans les comités, puis le Comité central des milices qui avait
tout le pouvoir en Catalogne dès le premier jour du contre­
soulèvement populaire . Certes, les dirigeants anarchistes étaient
farouchement opposés à les dresser en pouvoir « ouvrier »

38
Difficile construction

contre . . . l ' État bourgeois . Mais la position théorique de Nin


ne pouvait qu'être un frein à un dépassement de ce crétinisme
anti-pouvoir, qui allait conduire la CNT-FAI, dès le 4 novembre
1936 . . . à désigner des ministres dans le gouvernement bour­
geois de front populaire, dont Garcia Oliver qui devint ministre
de la justice. Et c'est ce gouvernement , bientôt dominé par
les staliniens, qui va être celui de la contre-révolution inté­
rieure , dissolvant les comités, reconstituant la police, milita­
risant les milices . . . Une tentative du POUM de déborder la
direction de la CNT-FAI aurait-elle pu réussir ? Ne peut-on
pas se poser la question quand on considère les réactions de
la base « cénétiste » lors du départ du gouvernement de Madrid
pour Valence - telle celle des miliciens anarchistes du front
de Sigüenza, qui arrêtèrent à Tarrancon le cortège officiel,
molestant et menaçant les ministres et les ambassadeurs , dont
celui d'URSS, Rosenberg ; les réactions antibourgeoises vio­
lentes de la Colonne de Fer de Durruti ; et jusqu'au soulève­
ment de Barcelone de juin 1 937 ?12 Et, un tel débordement
réussi aurait-il donné la capacité de l'emporter sur le fascisme ?
La question, en fait, était dépassée dès la dissolution du Conseil
des milices et. . . l ' entrée du POUM dans le gouvernement
de la Généralité de Catalogne . Sans organismes de pouvoir
des masses travailleuses, les seules forces révolutionnaires
militantes , divisées, ne pouvaient affronter de façon efficace
le double ennemi extérieur et intérieur. Ainsi , quoi qu ' il en
eût été, cette disproportion des forces de la révolution dans
l' étau du fascisme et du stalinisme rendait quasi inévitable
la défaite des premières. Seules les leçons de la lutte auraient
pu être différentes .
I l n'y a qu 'un mois entre l ' avortement d u soulèvement
révolutionnaire de Barcelone et l' arrestation de la direction
du POUM. Entre-temps, Andres Nin et Kurt Landau ont été
enlevés et assassinés par les tueurs staliniens. Jusqu'à la défaite
finale , la guerre sans révolution agonise, malgré l'invraisem­
blable résistance des forces républicaines, se battant à un contre
dix, et avec des fusils contre les avions et les tanks. Et cela se
passe sur fond de procès de Moscou où tombe toute la vieille

39
Le trotskisme, une histoire sans fard

garde bolchevik. À la fin mars 1939 , Franco est vainqueur.


La seconde guerre mondiale va pouvoir commencer.
Vers la guerre

La défaite de la guerre-révolution d'Espagne était à la fois


la victoire du fascisme et de la contre-révolution stalinienne .
Les yeux du prolétariat du monde entier, et au premier plan
de l'Europe, furent tournés vers ce combat décisif, et les cœurs
battirent à tous les sursauts de cette agonie du peuple le plus
révolutionnaire d'Europe. Des trotskistes de toutes nations
allèrent s'y battre . Ses échos retentissaient dans les luttes exté­
rieures, et d'abord en France .
Il peut apparaître comme un paradoxe que, loin d'unifier
les révolutionnaires , la tragédie de l'Espagne les divisa plus
que jamais. Mais c'est que ce sont les victoires qui rappro­
chent, tandis que les défaites désunissent. Que des révolu­
tionnaires, tels que Rosmer, Landau , S neevliet et Victor
Serge . . . se soient éloignés de Trotski au long de cette période
montre assez, au-delà de l'insuffisante compréhension, y com­
pris chez les plus radicaux , des leçons de la Révolution russe
et de l'apport théorique de Trotski, les difficultés à trouver
des voies de renversement de la conjoncture, alors que les
défaites se sont accumulées .
Dès décembre 1 93 3 , la conférence dite des Quatre - le
SAP allemand, le Parti socialiste révolutionnaire (RSP) et le
Parti socialiste indépendant (OSP) , tous deux de Hollande , et
la Ligue communiste internationale - vit s'opposer deux
conceptions du type d'alliance à réaliser. Nul plus que Trotski
n'était tendu vers la nécessité d'alliances . Mais si, pour lui ,
le nouveau programme était encore à élaborer dans l'action
et la discussion, l'union ne pouvait cependant se réaliser sans
base de quelques principes rigoureux . SAP comme OSP ne
pensaient qu'en masses militantes , et dans le mépris des ques­
tions programrnatiques du « marxisme instruit'3 ». Trois ans
plus tard, l'isolement des trotskistes est total . À la confusion
des problèmes enchevêtrés du temps s'ajoute enfin ce type de
découragement propre aux petites formations, où , d'une part,
les divergences s'hypertrophient, chaque prise de position ten­
dant à considérer l'opposée comme une trahison, et, d'autre

40
Difficile construction

part , où les ruptures n' apparaissent plus comme comportant


un enjeu important.
Sombres années ! Trotski est au Mexique , acculé et faisant
front aux monstrueux procès de Moscou dont il est, à distance,
le premier et le principal accusé, donc menacé de la mort
qui va bientôt l ' atteindre , et qui déjà frappe l ' un après l ' autre
ses plus importants partisans. Ce sera successivement Erwin
Wolf, parti à Barcelone où il disparaît en juillet 1 937, puis
Rudolf Klement, enlevé, tué , dépecé et ses restes jetés à la
Seine, à Paris en juillet 1 938. S' il semble bien que ce soit acci­
dentellement que Léon Sedov meurt en février 1 938, il n'en
était pas moins serré de près par les tueurs de Staline, voire
entre leurs mains dans la clinique où il fut opéré '4•
L' imminence de la guerre mondiale va changer encore une
fois l ' orientation de construction de l ' Internationale . Dès
août 1 93 7 , Trotski prévoyait, dans une stupéfiante analyse,
quasiment tous les aspects de cette guerre qui venait, y com­
pris l'éventualité du pacte Hitler-Staline , la participation néces­
saire quoique tardive des États-Unis, et même qu'en dépit des
perspectives de « guerre éclair » , « malgré la conquête de l'azur,
de la stratosphère et du pôle, malgré les rayons de la mort et
autres horreurs apocalyptiques , l' armée sera tout aussi enfon­
cée dans la boue que pendant la dernière guerre et peut-être
encore bien plus profondément'5 » . Il faut donc resserrer les
rangs pour affronter la plus difficile épreuve à laquelle aient
eu à faire face les révolutionnaires.
En 1 93 7 , c'est aux États-Unis que la nécessité de sortie du
Parti socialiste rencontre des résistances , en particulier de la
part de B urnham 1 6 , du même type que celles qui ont eu lieu
en France . Là, en 1 938, apparaît soudain le PSOP (Parti socia­
liste ouvrier et paysan) formé par la gauche socialiste exclue
de la SFIO . Craipeau s'est demandé tardivement pourquoi
Trotski, alors qu'il savait la guerre imminente , avait recomman­
dé à ses partisans l ' entrée dans ce PSOP, cette organisation
centriste '7• Il avait oublié que Trotski n'avait pas approuvé
cette décision, choisie par une partie des dirigeants du POi ,
dont Jean Rous, sans hésitation ; et il écrivait même à Cannon :
« Je suis réellement embarrassé pour formuler mon opinion

41
Le trotskisme, une histoire sans fard

sur cette question . » Il savait certes que le déclenchement de


cette guerre, comme de toutes, serait une défaite pour le pro­
létariat, et donc une poussée politique négative. Mais, d' une
part, le PSOP représentait typiquement un centrisme allant de
la droite vers la gauche, et comptait 1 0 000 membres, alors
que, d' autre part, les forces trotskistes restaient extrêmement
faibles, et de plus stagnaient dans la division. Trotski eut avec
Marceau Pivert, dirigeant du PSOP, et avec Daniel Guérin ,
leader de sa gauche, des échanges de lettres où , à la fois , il
montrait clairement quel marais était la politique centriste, et
quelle nécessité il y avait d' unir les forces révolutionnaires
sur des positions claires et rigoureuses face à la guerre
imminente .
Marceau Pivert refusa toute idée de « fusion » avec le POI,
et même d' entrée en bon ordre des bolcheviks-léninistes . Il
ferma également le PSOP à Molinier et aux plus connus de
ses partisans. La question de l 'entrée individuelle faisait pla­
ner la menace d' une scission du POI . Mais l' entrée pouvait
permettre un succès en gain de militants, tel que celui qui avait
été réalisé dans la SFIO. Trotski opta , contre Naville et la
majorité , pour le soutien à Jean Rous et Craipeau . Il se trom­
pait sur le premier, dont Craipeau dit justement qu'il était « une
main de velours dans un gant de fer » , et qui précise ici :
« Le gant de fer, c'était celui de Trotski. L'homme doux
et timide devenait vite le plus violent des sectaires : à
l' égard des trotskystes espagnols, qui avaient constitué
le POUM au lieu d'adhérer au PSOE, comme le leur
avait conseillé "le Vieux" ; à l' égard de Molinier et de
ses partisans ; à l' égard des militants du POI qui refu­
saient d' adhérer au PSOP et qu'il fit exclure , malgré
moi , de la 4' Internationale '8 . »
Malgré l e chaos dans lequel se réalisa cette décision, l 'ex­
clusion du POI de l' Internationale, entraînant après coup l'ac­
ceptation par Naville de la ligne d ' e ntrisme , et enfin la
coexistence dans le PSOP des entristes du POI avec ceux du
groupe de Molinier, le renforcement escompté des forces trots­
kistes eut lieu. Le calcul ne fut donc pas absolument vain. Et
bien que le PSOP allait s 'effondrer devant la guerre, comme

42
Difficile construction

c'était prévisible, les trotskistes n'en sortirent pas absolument


seuls .
Donc, entraînant de nouveaux militants , mais plus divisés
que jamais , déchirés dans des querelles violentes, et non sans
de nombreuses démoralisations , provoquant des dispersions.
Deux problèmes allaient porter ce chaos au rouge .
La fondation de la 4• Internati onale

Passant outre aux résistances persistantes de nombreux


militants éminents (tels Victor Serge , Isaac Deutscher et Yvan
Craipeau) , c'est précisément l ' imminence de la guerre qui
conduisit Trotski à précipiter la fondation officielle de la 4•
Internationale. Elle eut lieu le 3 septembre 1 93 8 , lors d'une
conférence soigneusement préparée, qui se tint à Périgny, dans
le « pavillon-grange » de la petite propriété de Rosmer. Les
délégués ne représentaient que douze pays, pour vingt-huit
organisations ou groupes affiliés. Plusieurs étaient des exilés.
Les liens avec leur pays, tels ceux d' Allemagne, d' Italie et
d' Autriche , étaient problématiques ; et celui d ' URSS était
Mark Zborowski . . . un agent du Guépéou infiltré. Un si mince
point de départ ne pouvait manquer d' augmenter les contes­
tations des adversaires quant à la validité d ' un tel congrès,
sans parler des ironies ultérieures des ennemis .
Mais, là encore, Trotski , qui n'ignorait rien des faiblesses
de son mouvement, voyait pourtant beaucoup plus loin que
tous. Les documents adoptés, même si ce furent les moins
« prophétiques » qu 'il ait écrits ou inspirés, eurent toutefois le
mérite de permettre la survie, le maintien et le développement
même de l' Internationale dans et au travers de la guerre. Face
à la confusion de cette période chaotique , les textes - et en
particulier le manifeste L'agonie du capitalisme et les tâches
de la 4' Internationale, dit « Programme de transition » - four­
nissaient à la fois un bilan de la lutte oppositionnelle com­
muniste , une analyse lucide des conditions du monde à la
veille d'une seconde guerre mondiale, et dessinaient les voies
de la lutte révolutionnaire. Seule la perspective de l' issue d'une
telle guerre demeurait trop calquée sur l' issue de la première
guerre mondiale, trop optimiste révolutionnaire , essentielle-

43
Le trotskisme, une histoire sans fard

ment par une sous-estimation de l 'efficacité de la politique


contre-révolutionnaire stalinienne .
La question de l ' U RSS

Et ce fut bien la « question russe » , c'est-à-dire la discus­


sion sur la nature sociale de l'URS S , qui fut au fond des plus
graves divisions de la 4' Internationale naissante.
Très tôt, des opposants communistes avaient considéré la
sclérose bureaucratique totale de l 'URSS, sous l'égide d'un
chef au pouvoir absolu, comme mettant fin au régime socia­
liste prolétarien. De là, très vite , se saisissant d ' un mot de
Lénine selon lequel l ' État prolétarien pratiquait un « capita­
lisme d ' État19 » , certains en inférèrent que celui-ci caractéri­
sait maintenant l ' État tout entier, puisqu 'il n ' y existait plus
de démocratie prolétarienne et que les soviets étaient réduits
à des chambres d' enregistrement des décisions du sommet
d'un « appareil » tout puissant. D'autres théoriciens , en URSS
même , constataient que l'on voyait s ' y développer un sys­
tème étatique d'un type nouveau , ni bourgeois , ni socialiste.
Un théoricien marxiste tel que Trotski ne pouvait se lais­
ser aller aux improvisations théoriques , du type du « capita­
lisme d ' État » sans bourgeoisie et fonctionnant par sa nature
propre, comparé, sinon assimilé, au véritable capitalisme d' État
qui existait au moins en Allemagne nazie20• Il avait nettement
expliqué dans La Révolution trahie que :
« Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie so­
viétique comme une classe "capitaliste d' État" ne résis­
tent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n'a ni
titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se re­
nouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans
avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le
fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son
droit à l 'exploitation de l ' État. Les privilèges de la bu­
reaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle
feint de ne pas exister en tant que groupe social. Sa
mainmise sur une part énorme du revenu national est un
fait de parasitisme social . Voilà ce qui rend la situation
des dirigeants soviétiques au plus haut point contradic-

44
Difficile construction

toire , équivoque et indigne, en dépit de la plénitude de


leur pouvoir et de l' écran de fumée de la flagomerie21 • »
Il savait fort bien qu'à moins de jeter Le Capital à la pou­
belle, on ne pouvait définir comme capitaliste n' importe quel
système d' appropriation du surproduit du travail. Il constatait
d' autre part que l' économie collectivisée fonctionnait à l'en­
vers du capitalisme dans le reste du monde et permettait -
certes dans un gaspillage monstrueux , humain et matériel ,
dont il était d' ailleurs loin de connaître toute l ' horreur - un
essor prodigieux des forces productives. Un tel développe­
ment pouvait-il se poursuivre sans que ses effets ne condui­
sent à une résistance prolétarienne au joug « bonapartiste » de
la bureaucratie ? Cette considération n' allait pas cesser de
dominer sa pensée . Pour lui , même la terreur ouverte en 1 934
- dont il comprit immédiatement le caractère contre-révolu­
tionnaire -, même les effets de la nouvelle guerre mondiale
ne pouvaient donner une stabilité à la bureaucratie stalinienne .
Quand il informait ses partisans, en janvier 1 937, que plus de
200000 militants venaient d'être chassés du Parti, soit « presque
l' effectif total de tout le Parti bolchevik pendant la période où
il conduisait le prolétariat à la prise du pouvoir22 » , n'en dédui­
sait-il pas que d' immenses forces révolutionnaires « dor­
mantes » s ' accumulaient encore sous les coups de la
répression ? Il ignora qu ' à partir de mars ou mai 1 93 8 , les
déportés trotskistes furent exécutés en masse à la mitrailleuse
au camp de Vorkouta. En 1 940, extrêmement rares furent ceux
dont le dossier portait, à tort ou à raison , la lettre « T» (comme
trotskiste) à avoir échappé au massacre. Sa confiance en l'éner­
gie révolutionnaire du prolétariat soviétique ne lui permettait
pas de voir à quelle atomisation et à quelle démoralisation
ce prolétariat était réduit par la contre-révolution . Cependant,
cette erreur de perspective ne donnait pas pour autant plus de
lucidité à ses adversaires .
Commencée, dès 1930, contre Urbahns, dirigeant du Lenin­
bund, qui, sur cette question, rompit avec l' opposition trots­
kiste, la discussion sur la nature sociale de l ' URSS et celle de
l' État soviétique prit une grande extension à partir de 1936,
avec les procès de Moscou, et ce que l'on apprit alors de ce

45
Le trotskisme, une histoire sans fard

qu'on appelle maintenant le Goulag. Le 1 1 j uin 1 937 fut un


sommet des procès : celui de tout le haut état-major de l ' Ar­
mée rouge23 , dont la décapitation allait avoir des conséquences
effroyables au début de l 'offensive nazie de 1 940 . Comment
pouvait-on encore considérer un tel État comme « ouvrier »
même en y ajoutant « dégénéré » ?
Une telle question surgissait plus d'une indignation morale,
d' ailleurs bien compréhensible, que de la réflexion théorique.
Mais, de Craipeau à Burnham et Shachtman , le constat de la
domination bureaucratique se heurtait au problème de la nature
de classe de cette bureaucratie. Simple mutation en bourgeoisie
ou nouvelle classe « impérialiste bureaucratique » sortant en
quelques années et toute armée du front du Jupiter tonnant
stalinien ? La seconde solution, sous ses multiples formes , de
Burnham à Djilas, et de Castoriadis à Voslensky , allait mener
- et jusqu'à l 'effondrement du système lui-même - ses théo­
riciens à sortir du marxisme , et à passer de l ' antistalinisme à
l ' anticommunisme, souvent jusqu' à ses formes les plus réac­
tionnaires, voire à devenir des idéologues de la « guerre froide » .
L a première thèse , moins radicale, assimilait systèmes bour­
geois et soviétique, mais n'en conduisit pas moins nombre de
ses tenants à accorder un soutien plus ou moins critique aux
États jouissant de la démocratie bourgeoise à l 'encontre du
terrible système oppressif de l ' URSS .
Craipeau ne fut certes jamais de ceux-là. À la veille de la
guerre , sa position ne concluait qu' au refus de la défense de
l ' URS S , auquel il opposait le défaitisme révolutionnaire, que
les communistes devaient pratiquer dans toutes les guerres
inter-impérialistes. Dans les faits , nous verrons que le pro­
blème de la « défense de l ' URS S » demeura purement théo­
rique pendant la guerre, et que la nature de celle-ci enleva tout
sens au « défaitisme » .
Mais, sur le moment, Trotski voyait fort bien les risques
politiques qui pouvaient découler de ces bricolages théoriques .
E t d' autant mieux que des interrogations lui parvenaient sur
ces questions de la part de ses meilleurs partisans en URSS
même, lesquelles avaient une autre force que celle des théo­
riciens amateurs de l'extérieur• . Pour cette raison, sa prudence

46
Difficile construction

fut extrême quant au devenir de la société soviétique. Dès


novembre 1 937, dans « Une fois de plus : l'Union soviétique
et sa défense », qui répondait aux argumentations de Craipeau,
il écrivait :
«Personne n'a nié la possibilité - particulièrement dans
le cas d'un déclin mondial prolongé - de la restauration
d'une nouvelle classe possédante issue de la bureaucra­
tie. L'actuelle position de la bureaucratie qui, par le biais
de l' État, tient "une certaine mesure" les forces produc­
tives entre ses mains, constitue un point de départ d'une
extrême importance pour un tel processus de transfor­
mation. Il s'agit toutefois d' une possibilité historique et
non d'un fait déjà accompli25 . >>
Nous verrons la pertinence - et la limite - de cette hypo­
thèse.
En octobre 1939, il approfondissait encore les conditions
d'une telle mutation :
« Certains camarades ont visiblement été surpris de me
voir parler dans mon article du système de "collectivis­
me bureaucratique" comme d'une possibilité théorique.
Ils y ont vu une révision complète du marxisme . Il y a
manifestement là un malentendu . La conception marxis­
te de la nécessité historique n'a rien de commun avec le
fatalisme . Le socialisme ne se fera pas "tout seul", mais
par la lutte de toutes les forces vives, des classes et de
leurs partis. Le prolétariat possède dans cette lutte un
avantage essentiel , du fait qu'il représente un progrès
historique , alors que la bourgeoisie incarne la réaction et
la décadence. C'est en cela que réside la source de notre
certitude de la victoire. Mais nous avons parfaitement le
droit de nous demander : quel caractère présenterait la
société si les forces de la réaction l' emportaient. Les
marxistes ont maintes et maintes fois formulé l' alterna­
tive suivante : ou le socialisme ou le retour à la barbarie.
[ . . . ] Marx a parlé de la dictature du prolétariat et de son
dépérissement ultérieur, mais il n'a rien dit de la dégé­
nérescence bureaucratique de la dictature. Nous
sommes les premiers à observer et à analyser par l'ex-

47
Le trotskisme, une histoire sans fard

périence une telle dégénérescence . Est-ce là réviser le


marxisme ?26 »
On voit là à quel point la pensée de Trotski était souple
et riche, ce qui ne fut pas le cas, nous le verrons, ni de ceux
de ses héritiers qui dogmatisèrent des conclusions qui étaient
celles de l'époque, ni des exégètes qui extrapolèrent sur des
hypothèses dont la formulation était - et ne pouvait être - que
très générale . L' « excroissance bureaucratique » , que Trotski
caractérisait, faute de meilleur mot, comme une caste , lui appa­
raissait, du fait même de sa monstruosité, trop instable pour
subsister aux bouleversements de la guerre , d'où il estimait
qu' elle y succomberait, soit sous les coups d ' une nouvelle
révolution « politique » , soit sous ceux de l ' impérialisme
victorieux.
Il disparut trop tôt pour corriger sa dernière analyse ; et ses
héritiers n'en eurent pas la capacité, et furent trop respectueux
de sa réflexion interrompue, voire dogmatisée, pour que le
phénomène sans précédent du stalinisme ne se transformât
pas en fruit empoisonné de la pensée marxiste révolutionnaire .
La 4• Internationale entra ainsi dans la seconde guerre mon­
diale dans les pires conditions de division et de confusion
théorique . Dix mois après l'écriture des lignes citées ci-des­
sus, Staline réussissait l ' assassinat de l 'homme dont il esti­
mait qu 'il était le seul capable d'unir contre lui les forces d' une
renaissance communiste. Le coup de piolet dans le crâne de
Trotski, à Coyoacân, le 2 1 août 1 940 , n'allait-il pas être la fin
de cette opposition à l a contre-révolution stalinienne ?

Contrepoint de l'auteur

Comme pour la partie précédente , j ' ai vécu cette période


sans connaître le trotskisme autrement que par quelques
rumeurs, erronées et même assez étranges . Ainsi, la première
fois que le mot de « trotskistes » atteignit mes oreilles, ce fut
de la bouche de mon frère aîné qui m ' avait précédé d'envi­
ron deux années aux Auberges de jeunesse , et il parlait de
« leur PanEurope » ( ! ! ) . J ' étais , depuis la fin 1 93 5 , un jeune
travailleur surexploité, petit commis et aide-comptable chez
un courtier en coton brut, dans cette ville du Havre où , plus

48
Difficile construction

tard, l' histoire m ' a appris qu'il y avait là un groupe trotskiste


dont je n ' ai rien su . Mais les mots de mon frère m'étaient res­
tés dans la mémoire, et quand j 'appris l' existence et l 'histoire
du couple Binet, je m'en souvins et pensais qu 'ils devaient
être déj à en ce temps d' étranges trotskistes.
En 1 936, les grands événements commencèrent à me bous­
culer profondément : la grève générale qui allait mûrir ma
conscience de classe et ma révolte sociale ; la guerre d' Es­
pagne à laquelle participa, dans les Brigades internationales,
un ami de ma famille, lequel me donna, à son retour, ma pre­
mière alerte à l 'égard du stalinisme ; les procès de Moscou
qui me firent problème, sans que je me souvienne comment
j' en fus atteint, et dont je crus trouver l' explication dans les
Faux passeports , de Charles Plisnier, soit une seconde alerte
contre le stalinisme ; enfin le pacte germano-soviétique, troi­
sième et plus grave alerte .
Quant aux acteurs trotskistes de ce temps, je n ' ai connu
que plus tard tous ceux qui ont continué à militer pendant et
après la guerre, voire quelques autres qui avaient changé d' ac­
tivité. Beaucoup de ces acteurs étaient et sont restés anonymes
pour l'histoire de l' époque. Au contraire , les figures qui domi­
nent là ont, à l' exception de quelques-uns, tels Yvan Craipeau,
Henri Molinier, Pierre Frank. . . , quitté la scène trotskiste pour
des destins divers . C'est là la manifestation de la terrible usure
de l' activité révolutionnaire, d' autant plus grande qu' elle se
mène à contre-courant.
Une mention particulière doit être faite pour le cas de Ray­
mond Molinier, étant donné l' apparition de la théorie d'un
« moliniérisme » , dont le courant courrait tout au long de l'his­
toire de la 4e Internationale. C ' est là une légende antitrots­
kiste. Trotski lui-même distingua entre les deux frères Molinier,
et garda toute sa confiance à Henri . Beaucoup de militants du
« courant Molinier » en furent membres, en cette période , en
raison de désaccords politiques avec le groupe officiel, voire
du fait de méfiances personnelles qui n 'étaient pas toujours
dénuées de justifications . Jean van Heijenoort, interviewé par
Rodolphe Prager (numéro 1 des Cahiers Léon Trotsky, 1 979)
faisait judicieusement remarquer que le jeune Raymond Moli-

49
Le trotskisme, une histoire sans fard

nier de 1 929 , qui alla rencontrer Trotski à Prinkipo, n' était


pas le même que celui de 1 933 :
« Et celui de 1 933 n' était pas le même que celui de 1937.
[ . ] Après la crise de 35-36, qui a sûrement beaucoup
. .

signifié pour lui, car il était très attaché à Trotski, il a


certainement subi une transformation . Le Molinier des
années 1938- 1 939 n'était plus du tout celui que j'ai
connu en 1932- 1933. Je crois que l'on ne peut pas nier
qu'il y a eu un caractère personnel dans la crise. C'était
tout de même des groupes assez minces, et les qualités
psychologiques des gens qui se trouvaient à la direction
avaient une influence . On ne peut pas rechercher les
causes de l'opposition entre Molinier et Naville dans la
structure sociale de la société française . »
Ayant connu plus tard ces deux hommes , et jusqu'au terme
de leur vie, il m' apparaît bien que leurs qualités et faiblesses,
opposées , ne pouvaient se compenser, mais au contraire se
repoussaient. Naville était un intellectuel révolutionnaire , pas
un homme d ' action , et encore moins un rassembleur et un
dirigeant d'hommes ; Raymond Molinier était tout au contraire
un activiste aventureux , très capable de rassembler et d'en­
traîner des militants ardents et hardis, mais qui n'avait assu­
rément pas assimilé les leçons de Leur Morale et la nôtre ,
regardant peu aux moyens pour aller vers une fin qui s'en trou­
vait déformée . À partir de son exil, ses côtés aventuriers ne
cessèrent de se développer, et si son attachement passionnel
au trotskisme le ramena finalement à la 4• Internationale, il
ne put plus y jouer aucun rôle. L'opposition Naville/Molinier
peut apparaître , du point de vue hi storique, comme assez
typique de la double polarisation aux extrêmes qui se présente
dans toutes les organisations révolutionnaires : d'un côté des
intellectuels qui unissent intelligence et générosité ; de l ' autre
des tempéraments qui combinent la même générosité au goût
de l ' aventure . Dans les périodes de luttes et de succès , ils peu­
vent fort bien jouer ensemble des rôles positifs. Dans celles
de recul et de défaites , on en voit un grand nombre quitter la
voie révolutionnaire de deux façons différentes : les premiers
par un retour à leur cabinet de travail , parfois combiné avec

50
Difficile construction

des théorisations hasardeuses et des recherches de « voies


transversales » ; les seconds en des dérives diverses qui peu­
vent aller jusqu ' à sombrer dans la contre-révolution. L'his­
toire superficielle braque souvent ses regards vers ces types,
oubliant la masse des figures plus modestes, voire anonymes,
auxquels leur conscience de classe permet une rectitude de
vie et d' action.
Pierre Frank qui, dans cette période de l' avant-guerre , était
généralement apparu comme le premier lieutenant de Ray­
mond Molinier, n ' eut jamais rien à voir avec ses pratiques
financières et vécu au contraire personnellement comme un
ascète . Il tira les leçons de leur opposition de groupe à Trotski
(il m ' en fit personnellement l ' autocritique) et devint au
contraire un si strict tenant de l' « orthodoxie » trotskiste que
c'est paradoxalement à ce titre que bien des critiques lui furent
faites plus tard. S ' il y eut un disciple de Mo linier, c' est du
côté de Pierre Boussel, dit Lambert, qu 'il faut chercher, et tel
qu'on le trouvera évoqué bientôt, et plus tard.
Au-delà des personnes, les divisions et scissions ont pola­
risé l' attention, de la moquerie aux désespoirs . Plus que par
des vices particuliers au « trotskisme » , un regard serein doit
les appréhender comme l' effet de la corrélation d'un double
phénomène : d'une part la difficulté à trouver les voies de la
marche vers le but révolutionnaire alors qu'on se heurte à des
obstacles d'autant plus gigantesques qu'on se trouve dans une
période de défaites ; d' autre part dans les insuffisances théo­
riques de compréhension des mouvements de l' histoire . Il est
évident que tout cela est bien au-dessus de la compréhen­
sion de ceux qui ne pensent qu'en fonction de la combinai­
son de leurs pulsions irrationnelles et des idéologies du temps.
L'histoire et les écrits critiques

Sur cette seconde période de l'histoire du trotskisme, se


superposent :
• La fin des biographies de Trotski , examinées dans le pre­
mier chapitre .
• Les aspects du trotskisme dans l'histoire des événements
de l'époque. Ainsi , et à titre d' exemples les plus signifi­
catifs : sur le Front populaire et Juin 36 : Jacques Danos et

51
Le trotskisme, une histoire sans fard

Marcel Gibelin , Juin 36 (rééd., Paris, La Découverte , 1986) ;


sur la guerre d' Espagne : Felix Morrow , Révolution et
contre-révolution en Espagne (Paris , La Brèche, 1 978) ;
Mika Etchebéhère , Ma guerre d'Espagne à moi (Paris,
Babel, 1 998) ; sur l'URSS : Mémoires d 'un bolchevik-léni­
niste (Paris , François Maspero, 1 970) .
• Les collections de documents ; essentiellement : Léon

Trotski , Œuvres, 1933-1940, 24 volumes (Grenoble, Publi­


cations de l' Institut Léon Trotsky, 1 978-1 987) ; Le Mou­
vement communiste en France ( 1919-1939) (Paris, Minuit,
1 967) ; La Révolution espagnole ( 1 930- 1 940) (Paris,
Minuit, 1 975) ; Les Congrès de la 4' Internationale, t. 1
Naissance de la 4' Internationale (1930-1940) (Paris , La
Brèche, 1 978).
• Les Mémoires, surtout Jean van Heijenoort, De Prinkipo
à Coyoacdn, Sept Ans auprès de Léon Trotsky (Paris, Mau­
rice Nadeau/Lettres nouvelles , 1 978) ; et Pierre Naville,
Trotsky vivant (Paris, Maurice Nadeau-Lettres nouvelles,
1 979) . D ' Yvan Craipeau , Le Mouvement trotskiste en
France (Paris , Syros , 1 97 1 ) et les Mémoires d'un dino­
saure trotskiste (Paris , L' Harmattan, 1999) souffrent d' une
défense, avouée, de ses positions propres , et de faiblesses,
non avouées, d'une écriture de mémorialiste, d' une part
souvent privée de vérifications historiques, d' autre part
sans recul sur son histoire vécue . I l est ainsi tout à fait
remarquable qu' il « oublie » systématiquement l a fonda­
tion de la 4• Internationale (Mémoires d 'un dinosaure trots­
kiste) , ou l'expédie en cinq lignes (Le Mouvement trotskyste
en France).
Il est à remarquer que les militants révolutionnaires, qu'ils
aient été compagnons de Trotski ou qu ' ils se soient éloi­
gnés de lui pendant cette période , mais qui avaient en com­
mun de n ' accorder aucune confiance à l' Internationale
qu' il créait, n 'ont eu aucun futur politique .
• Les rares histoires du trotskisme se partagent en trois
catégories : celles qui sont issues de la 4• Internationale
(telles celle, très schématique, de Pierre Frank, La Qua­
trième Internationale, Paris, François Maspero, 1 969 , et

52
Difficile construction

celle de Daniel Bensaïd , Les Trotskysmes, Paris, PUF, Paris,


2002) , dont la rectitude générale n'évitent cependant pas
un certain esprit de parti , voire des j ustifications discu­
tables et des erreurs de faits ; celles qui sont écrites comme
défense et illustration d'un courant se « réclamant du trots­
kisme » , extérieur à l'Internationale, et de ce fait sont plus
ou moins entachées de distorsions diverses (les pires étant
celles des « Jambertistes » , de Jacques Roussel à Daniel
Coquema et Jean-Jacques Marie . . . ), soit enfin par les plus
divers adversaires, mêlant mépris et haine, et toujours d'une
inintelligence politique remarquable , tel en dernier lieu
Christophe Nick.

53
3

L'épreuve de la gue rre

Toute guerre est une épreuve. Pour la 4e Internationale nais­


sante, elle fut particulièrement dure , et à tous points de vue .

L'armement théorique

Certes, Trotski y avait préparé les siens , et avec une acuité


de jugement sans pareil . Dès 1 93 7 , dans son article du 9 août,
« Devant une nouvelle guerre mondiale », il l ivrait une de ces
analyses saisissantes, de celles qui lui ont valu un renom de
« prophétisme » . En particulier, comprenant que c'est l' Alle­
magne hitlérienne qui serait l 'épicentre de cette nouvelle guerre
mondiale , il écrivait :
« Pour l' Allemagne [ . . . ] , l' amitié incertaine avec l ' Italie
est un moyen à long terme pour acquérir la neutralité
bienveillante de la Grande-Bretagne. L' Allemagne ne
pourrait renoncer à cette étape sur la voie de la domina­
tion du monde qu 'au cas où elle s' arrangerait avec
l ' Union soviétique. Cette variante n'est pas exclue non
plus ; mais elle reste une réserve , à l' arrière-plan. Ce
n'est pas par hostilité de principe au communisme que
Hitler lutte contre l'alliance franco-soviétique (pas un
homme sérieux ne croit encore au rôle révolutionnaire
de Staline), mais parce qu ' il veut avoir les mains libres
pour s'arranger avec Moscou contre Paris, au cas où un
arrangement avec Londres contre Moscou ne réussirait
pas. [ . . . ] Le souci essentiel des États-Unis est actuelle­
ment de se tenir aussi éloignés que possible du brasier
européen . Mais, en 1 9 14, c'était exactement la même
chose. On n'est pas impunément une grande puissance ,

55
Le trotskisme, une histoire sans fard

à plus forte raison la plus grande. La neutralité est plus


facile à décréter qu'à maintenir. En outre, il y a aussi, en
plus de ! ' Europe, ! ' Extrême-Orient. Au cours des années
de la crise économique mondiale , qui a paralysé la vo­
lonté de la plupart des grandes puissances , le Japon a dé­
finitivement conquis la Mandchourie , et a occupé les
provinces septentrionales de la Chine, menaçant ce vas­
te et malheureux pays de morcellements ultérieurs . La
crise intérieure de l ' URSS , la décapitation de l' Armée
rouge et la lamentable capitulation de Moscou dans la
question des îles de l' Amour, ont laissé les mains défi­
nitivement libres à la clique militaire japonaise . À pré­
sent, il s'agit du sort de !'Extrême-Orient dans son en­
semble . »
La situation d u monde entier posée , i l prévoyait l a capi­
tulation des « démocraties » devant Hitler qui serait celle de
Munich , ridiculisait la mythologie d 'une « guerre éclair » , et
prévoyait qu' à la fin « la domination du monde écherra aux
États-Unis » Il ne se trompait pas davantage sur la nature de
cette guerre :
« Le nouveau massacre des peuples commençant là où le
dernier a fini , les destructions de vies humaines et les
dépenses en matériel de guerre , seront, dès le début, de
beaucoup plus élevées qu ' au début de la dernière guer­
re, tout en ayant tendance à un accroissement rapide.
Les rythmes seront plus fébriles, les forces destructrices
plus grandioses , les souffrances des peuples plus insup­
portables . »
Il en tirait l a conclusion qu'il y avait « tout lieu de penser
que la réaction des masses se fera jour, non pas après deux
ans et demi, comme dans la Russie tsariste, ou après plus de
quatre ans, comme en Allemagne et en Autriche-Hongrie, mais
bien plus tôt. Cependant, seuls les événements eux-mêmes
peuvent donner une réponse définitive à la question des
délais 1 » . Cette dernière prudence était toutefois en deçà des
effets finaux de ce nouveau conflit, et du rythme de ses consé­
quences . Nous verrons pourquoi .

56
l..'. épreuve de la guerre

Un an plus tard , le 10 octobre 193 8 , il tirait les leçons de


la capitulation de Munich:
« On peut, dès maintenant, dire avec assurance que le
quatuor de Munich [Allemagne , Italie , Angleterre , Fran­
ce] est aussi peu capable de maintenir la paix que le fut
le "front des démocraties" jamais réalisé. L'Angleterre
et la France ont jeté en pâture à Hitler la Tchécoslova­
quie, pour lui donner, durant un certain temps, quelque
chose à digérer et reculer ainsi dans l ' avenir la question
des colonies. D'une manière extrêmement nébuleuse et
incertaine , Chamberlain et Daladier ont promis un ac­
cord général sur les questions litigieuses. De son côté,
Hitler a promis de ne plus présenter de revendications
territoriales en Europe. Par là, il a en tout cas indiqué
qu'il avait l'intention de présenter des revendications
territoriales pour les autres parties du monde. En ce qui
concerne l' Alsace-Lorraine, le Schleswig, etc . , Hitler,
dans le meilleur des cas, diffère la solution de ces ques­
tions jusqu' à la nouvelle guerre mondiale . »
D e là, et examinant les éventualités intérieures de l a France
et de l' Angleterre , il en déduisait que, de toute façon , cela « ne
fera que conduire à une nouvelle crise, à laquelle il faut s ' at­
tendre sous peu. L' impérialisme marche fatalement et irré­
sistiblement à un repartage du monde qui corresponde aux
transformations dans les rapports de forces. Pour prévenir la
catastrophe, i l faut étrangler l ' impérialisme » . Mais s'il vou­
lait croire encore à la possibilité de révolutions avant la guerre,
il ne se cachait en rien l ' éventualité inverse :
« Bien entendu, si la nouvelle guerre se termine par la
seule victoire de tel ou tel camp impérialiste ; si la guer­
re ne provoque ni insurrection révolutionnaire, ni victoi­
re du prolétariat ; si une nouvelle paix impérialiste, plus
terrible que celle de Versailles, charge les peuples de
nouvelles chaînes pour des dizaines d' années ; si la mal­
heureuse humanité supporte cela tacitement et passive­
ment, non seulement la Tchécoslovaquie et la Belgique,
mais aussi la France peuvent être rejetées au rang de na­
tions opprimées (on peut faire aussi la même hypothèse
quant à l'Allemagne )2• »

57
Le trotskisme, une histoire sans fard

Là encore, quoique inversement, si la perspective put sem­


bler trop catégorique pendant des décennies , du moins en ce
qui concerne les impérialismes « démocratiques », six décen­
nies plus tard, une telle chute dans la barbarie n 'est-elle pas
devenue un horizon possible du monde ?
Dans ces études sur la guerre , Trotski parlait de « heurts
d' impérialismes » , ce qui est devenu , assez généralement,
« politiquement incorrect » . De là à l ' accuser, ainsi que les
trotskistes, de n ' avoir pas distingué l' Allemagne nazie de ses
adversaires « démocratiques » , il n'y a qu'un pas, toujours allé­
grement franchi . La réalité est tout autre . Dans le même article,
il écrivait :
«Tout cela ne signifie pas , bien entendu , qu' entre dé­
mocratie et fascisme il n'y ait en général aucune diffé­
rence , ou que cette différence soit sans importance pour
le prolétariat, comme l' affirmaient tout récemment en­
core les staliniens. Les marxistes n'ont rien à voir avec
un nihilisme politique aussi enragé. Il faut seulement,
dans chaque cas donné, comprendre clairement le conte­
nu réel de cette différence et ses véritables limites . »
De là, Trotski passait à l ' examen de ces « cas » divers , de
ceux des pays coloniaux et semi-coloniaux où la défense natio­
nale contre l ' impérialisme était non seulement un droit, mais
même un devoir, jusqu ' au soutien critique de la démocratie
contre le fascisme à l' intérieur de pays impérialistes, et jus­
qu 'à la lutte impitoyable du prolétariat soviétique contre la
bureaucratie contre-révolutionnaire .
Mais quelle devait être l ' attitude du prolétariat des pays
de démocraties bourgeoises ? On n'était plus, comme en 1 934,
dans une situation où on pouvait encore se limiter à la for­
mule très générale de « défaitisme révolutionnaire » proposée
à tous les prolétariats des futurs pays belligérants. D' autre
part, bien que sans illusion sur l'infériorité militaire française
face à l' Allemagne, Trotski ne pouvait prévoir un effondre­
ment éclair aussi honteux, et encore moins une situation comme
celle qui allait être celle de l a France occupée. La confé­
rence extraordinaire de la 4e Internationale de New York, dite
« conférence d'alarme », de mai 1 940, donnait, dans son Mani-

58
1..'. épreuve de la guerre

feste La guerre impérialiste et la révolution prolétarienne


mondiale, une consigne claire à tous les militants révolution­
naires :
« La militarisation des masses s' intensifie chaque jour
davantage. Nous rejetons la grotesque prétention de
supprimer la militarisation par de creuses protestations
pacifistes. Toutes les grandes questions seront décidées
dans un proche avenir les armes à la main . Les ouvriers
ne craindront pas les armes : au contraire, ils appren­
dront à s'en servir. Les révolutionnaires ne se séparent
pas plus du peuple pendant la guerre que pendant la
paix . Un bolchevik s' efforce de devenir non seulement
le meilleur syndiqué mais aussi le meilleur soldat3 • »
Et en août 1 940, à la veille de son assassinat, Trotski s' éle­
vait encore violemment contre les tendances pacifistes qui se
faisaient jour aux États-Unis, dans le Socialist Workers Party4.
Mais comment se comporter sous l ' uniforme ? Il est bon
de rappeler, comme l'a fait Rodolphe Prager, que la formule,
« souvent reprise de Lénine : souhaiter et concourir effective­
ment à la défaite de sa propre bourgeoisie , n ' a jamais eu le
sens de désirer et de faciliter la victoire de la partie adverse
- c'est une ineptie, disait Lénine. Il ne s ' agit pas davantage
de se livrer à des actes de sabotage et d' aventurisme, l ' arme
des révolutionnaires demeurant l ' action de masse , mais de
la poursuite et de l' intensification d'une lutte de classe intran­
sigeante sans égard pour le déroulement de la guerre . "L'en­
nemi est dans notre propre pays ." La défaite envisagée est
celle résultant de l' offensive révolutionnaire du prolétariat » ,
etc.5 Or, i l est vrai que l a reprise d e cette formule de « défai­
tisme révolutionnaire » , supposant la possibilité d' une action
révolutionnaire face à l ' offensive nazie , et telle qu ' elle fut
encore utilisée dans L' Étincelle, organe des Comités de la 4•
Internationale , du 1 5 septembre 1939, avait déjà perdu toute
base sociale au temps de la « drôle de guerre » , où un front,
quasi sans combat, immobilisait les troupes sur une « ligne
Maginot » faisant face à la « ligne Siegfried » . Les tâches
décrites (comités de soldats , exigence d' élection des offi­
ciers . . . ) sur le modèle de la fin de la première guerre mon-

59
Le trotskisme, une histoire sans fard

diale , n 'auraient pu, dans les conditions de 1 939 et du début


de 1 940 , être comprises comme ayant quelque possibilité que
ce soit. Sous leurs officiers , en leur immense majorité de droite
ou d ' extrême droite, les soldats, partis comme du bétail à
l ' abattoir, étaient les vaincus des luttes de 1 936 à 1 93 8 , leur
avant-garde démoralisée par le pacte germano-soviétique.
L'histoire bâtie depuis par l' idéologie dominante a fait de ce
défaitisme de démoralisation, et donc apolitique, le respon­
sable de la défaite, alors que sa cause fut à la fois l 'imprépa­
ration militaire de l ' état-major6, et un très large défaitisme
contre-révolutionnaire régnant dans un corps des officiers qui
craignait quasiment davantage ses troupes que l'ennemi .
On sait qu 'il fallut à peine plus d'un mois , de la mi-mai à
la mi-juin 1 940 , pour que la Wehrmacht envahisse les Pays­
Bas, la Belgique et la moitié de la France, dont les chefs mili­
taires, Weygand et Pétain (ce dernier la veille ambassadeur
auprès de Franco), refusèrent un repli du gouvernement en
Afrique du Nord et signèrent la capitulation - « divine sur­
prise » pour Maurras et ses pareils.
Le premier Manifeste , après la mort de Trotski , du nouveau
comité exécutif de l 'Internationale, écrit en novembre 1 940
et publié dans le n° 1 de La Vérité, d' avril 1 94 1 (édité à New
York et envoyé clandestinement en France où il entra tardi­
vement et fut diffusé en petite quantité) , modifiait les mots
d'ordres trotskistes en les adaptant à la situation d'une France
occupée. Mais si l 'analyse du gouvernement Pétain comme
bonapartiste, et non fasciste, était correcte , il en sous-estimait
(mais, soulignons-le encore , depuis New York) , la capacité
de répression, et surestimait, par cela même, les possibilités
d' action ouvrière , et encore plus pour la zone d 'occupation
allemande, partie de ce qui était bien défini comme « un vaste
camp de concentration de nations 7 » . Stratégie et tactiques
étaient à réinventer.
Du trouble à la réorganisation

Comment les trotskistes ont-ils traversé cette première


époque de la guerre ? Nous avons vu dans le chapitre précé­
dent qu'ils l ' abordèrent dans un grave état de division. La
France avait été le principal refuge des révolutionnaires de

60
L.:épreuve de la guerre

l'Europe centrale et de l 'Espagne qui avaient pu échapper à


l'écrasement par la botte fasciste. Cela eut l ' effet contradic­
toire d'un apport de cadres de haute valeur pour la 4• Inter­
nationale et . . . d'éléments supplémentaires de démoralisation.
Les conditions mêmes de la guerre , puis de la défaite et
de l ' Occupation ne pouvaient d' abord qu' accentuer la dis­
persion . Pour y voir clair, il convient d ' y considérer trois
périodes distinctes par leurs conséquences dans la vie pra­
tique comme dans les réactions politiques : celle de la « drôle
de guerre » , celle de la défaite et de l ' invasion, suivie de la
division de la France en deux zones, enfin celle qui commence
avec le retournement allemand contre l ' URSS en juin 1 94 1 .
U n an de guerre sans guerre

Dans le premier temps, deux éléments accentuèrent les


divergences : le violent virage à droite du gouvernement Rey­
naud (« Elle est finie la semaine des deux dimanches » , jap­
pait ce nouveau Premier ministre à la radio , pour marquer la
fin des conquêtes de Juin 36), et le pacte germano-soviétique.
Le tournant à droite du pouvoir va se marquer par la répres­
sion de tout ce qui porte le nom de communiste . Le pacte ger­
mano-soviétique en est une bonne occasion.
Dès mars 1 939, Trotski avait écrit : « Il n 'est pas non plus
exclu que Hitler soit entré à Prague avec, en mains, la preuve
que Staline s ' était séparé des "démocraties" » et « il semble
bien aujourd' hui que Staline se prépare à jouer avec Hitler8 » .
En juin, dans une analyse plus développée, il montrait à la
fois les raisons qu'avait Staline de s'allier avec l 'Allemagne,
et ce qui faisait prévoir que celle-ci, en définitive, devrait enga­
ger une guerre contre l ' URSS , d' ailleurs annoncée par Dimi­
trov , au lendemain de Munich. Mais s ' il prévoyait bien que
Hitler, « avec l' infaillibilité d'un somnambule, court à la plus
grande catastrophe de l ' Histoire » , il croyait en même temps
que « l' oligarchie de Moscou, dans tous les cas, ne survivra
pas à la guerre dont elle a si peur9 » . C'est pourquoi, s ' il ne
fut en rien étonné par le pacte signé le 23 août, il en atten­
dait une grave crise du Komintern . . . qui eut bien lieu, mais
fut contrainte par la terreur et ne laissa en place que les struc­
tures internationales corrompues du « Stalintern ». En revanche,

61
Le trotskisme, une h i stoire sans fard

le pacte Hitler-Staline n' entraîna pas une démystification du


stalinisme qui aurait favorisé le passage des ouvriers com­
munistes vers la 4° Internationale, mais leur profonde démo­
ralisation et, jusqu 'à la fin de la guerre , un retrait massif loin
de la lutte. La première conséquence fut l ' ouverture d' une
brèche dans les rangs trotskistes .
Trotski en avait bien expliqué les raisons dans l ' interview
qu' il avait accordée à CLR James, en avril 1 939 :
« La vérité c'est que le courant était trop fort. Voilà l'ex­
plication la plus générale, celle que nous ne devons ja­
mais oublier, si nous ne voulons pas sombrer dans le
pessimisme ou le découragement, nous qui sommes
l' avant-garde de l' avant-garde . Car cette ambiance
marque tous les groupes qui se rassemblent autour de
notre drapeau. Il y a des éléments courageux qui n'ai­
ment pas aller dans le sens du courant : c'est leur carac­
tère . Il y a des gens intelligents qui ont mauvais caractè­
re , n'ont jamais été disciplinés et qui ont toujours cher­
ché une tendance plus radicale ou plus indépendante : ils
ont trouvé la nôtre . Mais les uns et les autres sont tou­
jours plus ou moins des outsiders, à l' écart du courant
général du mouvement ouvrier. Leur grande valeur a
évidemment son côté négatif, car celui qui nage contre
le courant ne peut pas être lié aux masses. Aussi la com­
position sociale d'un mouvement révolutionnaire qui
commence à se constituer n'est-elle pas à prédominance
ouvrière . Ce sont des intellectuels qui sont les premiers
mécontents des organisations existantes . »
Et après avoir examiné les divers aspects des faiblesses du
mouvement , des Français comme des étrangers en France, il
n 'en concluait pas moins :
« Si la guerre éclate maintenant - et il semble qu'elle
doive éclater -, dans le premier mois , nous perdrons les
deux tiers des militants que nous avons en France
aujourd'hui. Ils seront dispersés, d' abord, jeunes, ils se­
ront mobilisés ; mais subjectivement ils resteront fidèles
au mouvement. Quant à ceux qui ne seront ni arrêtés ni
mobilisés et qui resteront fidèles , peut-être trois ou

62
L.'.épreuve de la guerre

quatre , je ne peux dire au juste, ils seront complètement


isolés 1 0 • »
Cette lucidité pessimiste allait assez ressembler à la réalité.
Elle fut cependant plus complexe, les pertes furent moins
lourdes, et le redressement, plus long, fut plus complet.
La dispersion tint naturellement d ' abord à la division
qu' avait entraîné l ' entrisme dans le PSOP. Encore une fois ,
la solution allait venir de la direction de l 'organisation inves­
tie. Marceau Pivert, son dirigeant, par centrisme antitrotskiste ,
« suicida » son organisation . L'éclatement de la guerre , entraî­
nant le tournant à droite du pouvoir, ne permettait plus la vie
légale d'une organisation révolutionnaire . L'exclusion de fait,
le 20 novembre 1 939, des trotskistes, entraînant quelques élé­
ments radicaux du PSOP, qui avaient créé , comme une sorte
de fraction, un Comité pour la 4• Internationale, précéda de
peu la dispersion de ce parti . Mais Trotski , et le comité inter­
national de New York, ne purent voir un tel Comité « pour » . . .
que comme un recul par rapport à la fondation de l ' Interna­
tionale , représentant les positions de dirigeants qui y étaient
hostiles, et donc , tout d' abord, celle d'Yvan Craipeau, et d'au­
tant plus que celui-ci ne changea pas le nom de ce Comité,
devenu organisation indépendante, après l'exclusion du PSOP.
C'est pourtant le noyau qui allait être le pôle de regroupement
dont sortit le POi reconstitué, mais qui ne reprit ce nom qu'en
mai 1 942.
L'explosion fut plus grave pour le groupe du PCI, mais du
fait de la répression : dès la mi- 1 939, condamné pour « menées
antimilitaristes », Pierre Frank fit partie de la Délégation inter­
nationale des communistes internationalistes pour la construc­
tion de la 4• Internationale qui alla s ' installer en Belgique, et
comprenait ses principaux dirigeants, de Raymond Molinier
à Ernesto Morris (Eduardo Mauricio) et Maurice Segal.
En France , ce sont de simples militants et quelques sym­
pathisants qui sont arrêtés en février 1 940 , de façon lamen­
table . Une i mprudence en a fait arrêter deux , qui bavardent
(ils seront exclus plus tard), ce qui entraîne l' arrestation d' une
dizaine d'autres. Au tribunal, plusieurs ont une attitude si veule
que cela indigne les autres, en particulier le responsable,

63
Le trotskisme, une histoire sans fard

Charles Margne. L'un de ceux-là, Pierre Boussel, dit Lam­


bert, sera réintégré , mais « sous certaines réserves , prévoyant,
entre autres, qu'il ne pourra accéder à des postes de respon­
sabilité11 » . Ils ont été condamnés à des amendes et à treize
mois de prison , simplement pour « propagande communiste
nuisant à la défense nationale » , un seul pour « travail anti­
militariste » . Raymond Molinier est accouru clandestinement
d'Angleterre en avril-mai pour aider à la réorganisation du
groupe français durement éprouvé par ce coup dur.
Rodolphe Prager, qui est mobilisé, désertera pour rejoindre
en Belgique la délégation étrangère de l 'ex-PCI , à la direc­
tion de laquelle s'est joint Vereecken, dirigeant d'un petit
groupe belge, et qui publie Correspondance internationaliste.
Les cahots de la guerre , puis l' invasion de la Belgique vont
disperser cette « délégation » . Frank , passé en Angleterre , y
sera finalement arrêté en octobre 1 940, condamné à six mois
de prison, puis interné comme personnage dangereux jusqu'en
novembre 1 943 . Raymond Molinier, envoyé au Portugal pour
rétablir les liaisons avec la France, s'y trouvera finalement
bloqué, et, au travers de maintes aventures et combinaisons
dont il avait le secret, se retrouvera au Brésil, puis en Argen­
tine sans pouvoir en sortir.
Mais dès mai 1 940, Frank et Molinier avaient écrit à Trotski
en lui proposant de renouer les relations politiques avec l'In­
ternationale , rompues depuis quatre ans. Méfiant, Trotski leur
demanda des engagements précis. Le 5 août, ils lui adressè­
rent l' expression d'un tel engagement. La lettre ne parvint
qu' après l' assassinat du destinataire . Bien que Sam Gordon
et van Heijenoort aient poursuivi positivement cette corres­
pondance, la séparation des deux dirigeants de l'ex-PCI de
leur formation française ne permit pas ce qui aurait pu être
l'unification de deux principales tendances trotskistes fran­
çaises dès ce début de la guerre11 •
Les autres membres de la Délégation étrangère . . . rejoin­
dront la France dans le flot de l'exode. Pour sa part, Prager,
arrêté, deux fois emprisonné et deux fois évadé, va se retrou­
ver seul à regagner la France en juillet 1 940 et à entreprendre
le regroupement des militants dispersés . Selon sa notice du

64
L.'.épreuve de la guerre

Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,


il forme un triangle de direction avec Roger Poirier et Jacques
Grinblat12• Mais d' après son article de Pour un portrait de
Pierre Frank, Henri Molinier aurait également été membre
de cette direction . Grinblat était un jeune qui , avec Pierre
Boussel , dirigeait auparavant un groupe d' anciens membres
des Jeunesses communistes de Montreuil, et ils venaient d'être
gagnés peu avant la guerre . Le groupe prend le nom de La
Seule Voie , qui sera le titre de leur journal . Ce sera la base du
futur CCI .
Ce sont bien environ les deux tiers des militants , prévus
par Trotski , qui sont perdus, la débâcle de la France devant
l' invasion allemande, puis la coupure du pays en deux zones
rompant les contacts . À cela se sont ajoutées la démoralisa­
tion et l'exacerbation des désaccords
Ceux-ci ne sont pas toujours clairs : ainsi ceux de B arta
(David Korner) et de sa compagne Louise, dès la fin 1 939,
et qu' ils n ' ont guère explicités. Selon Craipeau , c'est l ' in­
exécution d' une tâche - l ' impression d'un tract - par Barta
qui conduit à son exclusion . Mais elle a été exigée par Spoul­
ber, Roumain comme B arta, et leur inimitié connue n ' est
pas sans inquiéter sur la justesse de cette mesure , que Crai­
peau attribue à une excessive rigueur de principes . Quoi qu 'il
en soit, c'est ce qui va provoquer la naissance d'un groupe
minuscule, violemment critique à l 'égard des autres . Si, tout
d' abord , ce groupe de quatre personnes, et finalement d 'une
dizaine de membres , a condamné à juste titre les errements
de départ du Comité de la 4• Internationale et de La Seule
Voie, il se refusera à l'unification des forces trotskistes redres­
sées , réalisée à la fin 1 943 , et restera un courant marginal par
rapport à la 4• Internationale, se caractérisant, avec une conti­
nuité de longue portée , par un ouvriérisme rigide et un grand
dogmatisme théorique .
Les divergences les plus importantes étaient celles qui por­
taient sur la fondation de l ' Internationale . Ceux qui s ' éloi­
gnèrent sur ce point dériveront en général vers la droite ou
vers l 'ultra-gauche. Mais que ceux qui ne dérivaient pas poli­
tiquement, avec Craipeau à leur tête, se soient donné le nom

65
Le trotskisme, une histoire sans fard

de Comité pour la 4• Internationale avait d' autant plus gra­


vement inquiété le secrétariat international, à New York, que,
dans le même temps, la formation française se permettait d'ap­
peler à l'unité , aux États-Unis, du SWP avec le Workers Party
de Shachtman - dont Craipeau se sentait proche -, lequel parti
rompait avec la politique définie par Trotski , tandis que son
second dirigeant, Burnham, en démissionnait, dès mai 1 940,
en annonçant son abandon du marxisme.
Pendant toute cette période , et jusqu 'au début de l' inva­
sion allemande , le comité exécutif international eut en France
un représentant de haute qualité : Sherry Mangan. Mais il ne
put cependant parer les effets de ce qui fut la « débâcle » pour
tous.
Importants furent les effets de la démoralisation. La plus
grave, en France , fut à coup sûr celle qui atteignit Pierre
Naville, la veille premier dirigeant du POi , et le plus ancien,
qui ne rejoindra plus le trotskisme après sa mobilisation . De
manières diverses s 'éloignaient aussi Gérard Rosenthal, qui
avait été l ' avocat de Trotski ; Jean Rous , qui était apparu
comme une sorte de lieutenant politique de Trotski ; Alexis
Bardin, dirigeant syndical de premier plan dans le mouve­
ment, d' autres encore . Des cadres qui s'étaient distingués dans
l ' avant-guerre , ne resteront plus en France, du côté du POI,
que le seul Yvan Craipeau, et du côté du PCI, Henri Molinier.
Ce sont donc des jeunes, quasi inconnus avant 1 940, et le plus
souvent de très sommaire formation théorique, qui vont assu­
rer la relève.
Mais la cause essentielle de désorientation fut encore la
question théorique de la nature de l ' URSS . Pour nombre de
militants, y compris de cadres, le pacte germano-soviétique ,
suivant les procès de Moscou , remettait en question l ' analyse
de Trotski . Comment pouvait-on « défendre l'URSS » (enten­
due comme ensemble des conquêtes acquises de la révolu­
tion), alors que l ' É tat stalinien était allié de l ' Allemagne
hitlérienne et que l ' Armée rouge pénétrait en conquérante
dans la moitié de la Pologne ?

66
l'épreuve de la guerre

L'Europe sous la botte al lemande

1 940 : l' Allemagne occupe l ' Europe de la Norvège à la


Yougoslavie, de la France à la Pologne . Sa domination est
limitée au Sud et à l'Est par ses alliés : l' Espagne franquiste,
l' Italie fasciste, la Hongrie sous la dictature du régent Hor­
thy, la Slovaquie de Mgr Tiso qui s'est mise sous la protection
de l' Allemagne et a participé à la campagne de Pologne, la
Roumanie dont le roi Charles II vient de capituler devant l' Al­
lemagne et de former un gouvernement avec la fasciste Garde
de fer, et . . . l'URS S . L'Angleterre n ' a pu être envahie, mais
l' insularité qui la protège lui rend aussi la contre-offensive
très difficile . Orwell l ' expliquera parfaitement dans une de
ses chroniques à la radio de Londres en 1940 : « La Grande­
Bretagne était seule à poursuivre la lutte, tout juste capable
de se défendre et bien loin d' envisager l ' éventualité de lan­
cer une attaque sur un sol étranger. » Un second front à l' Ouest
exigeait « le transport et surtout l ' approvisionnement d' une
force expéditionnaire [nécessitant] la mobilisation d'une flotte
considérable13 » .
L' effondrement militaire d e l a France et l' occupation de
sa moitié la plus industrialisée et la plus peuplée, avec celle
de toute la Belgique et celle des Pays-Bas , allaient poser une
autre question , celle de l' oppression nationale en Europe. Cette
question, qui avait été centrale dans les débats marxistes du
début du siècle, et sur laquelle Lénine et Trotski s'étaient oppo­
sés à des théoriciens aussi éminents que Rosa Luxemburg et
Boukharine , était devenue étrangère aux communistes de
l' Ouest européen - et le demeura pendant la guerre mondiale
pour tous les groupes sectaires, y compris celui de Barta. La
direction internationale la jugea à juste titre pertinente pour
toute l' Europe occupée, y compris pour des États , impéria­
listes la veille , comme la France et la Belgique, mais en s'op­
posant toutefois à la dérive de l ' IKD (lnternationalen
Kommunisten Deutschlands) qui, dans ses Trois thèses et sur­
tout dans ses Problèmes de la révolution européenne consi­
dérait l ' intégration sans conditions aux mouvements de
libération nationale comme sans possibilité d' autonomie de
la politique et de l ' action révolutionnaire14• Mais comment

67
Le trotskisme, une h istoire sans fard

intégrer la résistance à l 'oppression nationale dans le pro­


gramme révolutionnaire prolétarien sans confusion nationa­
liste , alors que , même si la fonction impérialiste de l ' État
français était menacée, la France gardait toutes ses structures
sociales et économiques réactionnaires ; ce que l' opposition
bourgeoise en exil était loin de remettre en cause, mais cou­
vrait au contraire dans l'union sacrée et le chauvinisme ? Cela
n ' allait pas de soi et ne trouva guère de solution satisfaisante.
Toutefois, il suffit de lire la réédition en fac-similé de La
Vérité'5 pour constater les efforts faits pour orienter la
conscience populaire vers l ' organisation d'une résistance à la
fois contre l' oppression nationale, se manifestant depuis la
vie économique quotidienne , et le régime pétainiste de colla­
boration, tout en maintenant une stricte ligne de classe et d'in­
ternationalisme prolétarien . Ce journal se distingua aussi
des autres par sa dénonciation de l 'antisémitisme. Il faut d'au­
tant plus souligner ce point qu'on a pu reprocher aux trots­
kistes de ne pas avoir dénoncé le génocide systématique du
peuple juif. C'est ignorer que l'on n ' a connu les camps d'ex­
termination qu' après la guerre . Ce n'était, en revanche , sans
doute pas le cas des Alliés, qui n'en dirent rien et ne firent
rien pour s'y opposer.
Dans une telle situation catastrophique, complètement inat­
tendue , et pour les trotskistes marquée du sang de Trotski ,
assassiné en août par l ' agent stalinien Ramon Mercader, un
nouveau vent de démoralisation s' abattit sur ces petits groupes,
orphelins de leurs principaux cadres de la veille.
Le pire effet de démoralisation fut celui que théorisa Henri
Molinier, dans le groupe de La Seule Voie. Considérant que
les victoires allemandes étaient celles de la forme ultime de
la domination capitaliste qu' incarnait le nazisme , il en tira la
conclusion de son installation pour toute une période histo­
rique . Certes , Craipeau a pu écrire qu 'alors « presque tout le
monde croit que la victoire nazie est définitive'6 ». Il n'en reste
pas moins étonnant que des trotskistes aient pu s' abandonner
à une pareille analyse , alors que, comme nous l ' avons vu,
Trotski avait prévu , et l ' inévitable retournement de Hitler
contre l ' URSS , et la non moins inévitable entrée des États-

68
L'.épreuve de la guerre

Unis dans la guerre . Mais Henri Molinier était de ceux qui


avaient abandonné la théorie de l' État ouvrier dégénéré, et il
considérait désormais l'URSS comme un capitalisme d'État
totalitaire, donc assez proche du système de l' Allemagne nazie.
On avait donc là un premier cas (ils n' allaient pas cesser de
se multiplier après la guerre) où cette théorisation conduisait
à des conséquences politiques dangereuses. D' autre part, se
souvenant que le fascisme n ' avait pu vaincre que par un appui
sur une aile « plébéienne » , et qu'en France celle-ci se mani­
festait par le courant de l'ex-socialiste de gauche Marcel Déat,
qui passait du socialisme national au national-socialisme , et
fondait à ce moment le Rassemblement national populaire
(RNP) , il préconisa un « entrisme » dans ce mouvement.
Comme , plus tard, cette analyse et cette orientation gra­
vement erronées allaient être montées en épingle par tous
les adversaires du trotskisme , et qu' elles restent constamment
ressassées , comme si c'était là un stigmate marquant tout le
mouvement, il est bon de rappeler, d'une part que si l ' analyse
influença quelque peu le groupe, elle n' entraîna pratiquement
qu 'un tout petit nombre de militants . En fait, les plus achar­
nés adversaires n' en trouvent que deux, Henri Molinier lui­
même et Maurice Déglise ; Roger Poirier n ' y faisant qu'un
bref passage. (La dérive du couple Binet, du Havre , qui alla
jusqu 'au pur passage au nazisme , ne dépendait pas de cet
entrisme, et semble bien avoir commencé dès avant la guerre
par de graves confusions de pensée.) D 'autre part, cette aber­
ration fut corrigée en moins d'un an, grâce sans doute au retour
de Rodolphe Prager en France, où il reprit la barre du groupe
avec Jacques Privas (Grinblat) , lequel avait été jusqu' à jus­
tifier l ' analyse de Molinier, mais sans participer à l ' entrisme.
Il faut souligner de plus qu'il n' était en rien une pratique col­
laborationniste, mais visait , sinon à créer un courant d ' op­
position révolutionnaire , du moins à gagner des militants
égarés par un discours confusionniste qui atteignit alors un
certain nombre de socialistes, de même que Doriot entraî­
nait nombre de communistes de la période ultra-gauche du
Komintern stalinien . N' oublions pas que L'Œuvre, où Déat
donnait le ton des années avant la guerre , et dont il prit la

69
Le trotskisme, une histoire sans fard

direction en septembre 1 940, était aussi le quotidien où Gene­


viève Tabouis avait dénoncé le nazisme avec force. La gra­
vité de l' erreur fut cependant marquée par l 'effective dérive
collaborationniste de Déglise. Mais si , inversement, on ne
sache pas que les « entristes » aient arraché à leur dérive cer­
tains des socialistes et anarcho-syndicalistes entraînés là, en
revanche c'est dans cette mouvance qu 'Henri Molinier ren­
contra Jean Maillot, et sans doute d 'autres « abondancistes »
en crise , avec lesquels il allait, moins de deux ans après, fon­
der son Groupe Octobre . Il est important de signaler aussi
qu'Henri Molinier expliqua à ces abondancistes, lorsqu 'il les
eut gagnés au trotskisme, que c'était pour se protéger d' une
arrestation qu' il avait feint une conversion à la collaboration.
Il convient donc ici d' expliquer ce qu ' était ce courant
« abondanciste » , bien oublié, créé par Jacques Duboin, et qui
avait eu un certain écho dans les milieux de techniciens et
de moyenne bourgeoisie d'affaires. La théorie échafaudée par
Duboin, ex-banquier qu' une faillite avait conduit à la réflexion
sur l e capitalisme , partait du constat des crises de surpro­
duction vécues dans les années trente, et en tirait la conclu­
sion de la nécessité inéluctable d'une société de distribution
des richesses sociales , dont il croyait possible de convaincre
les capitalistes eux-mêmes, en faisant l ' économie de la lutte
de classes. Certes, l' association porteuse de cette utopie naïve
avait vu apparaître en son sein, et sur sa gauche , un courant
qui pensait nécessaire de regrouper des forces pour l' impo­
ser, et qui se donna le nom de Jeunes équipes unies pour une
nouvelle économie sociale (JEUNES) , dont le principal diri­
geant avait été Jean Nocher, lui aussi journaliste à L'Œuvre .
La guerre mondiale ne pouvait que faire voler en éclats de si
douces rêveries . Un homme au moins y vit de l ' intérêt : rien
moins que le ministre de l 'économie du Troisième Reich, le
D' Sachs, qui s' efforça de convaincre les abondancistes que
le nazisme était la réalisation même de leur projet . Ce fut,
semble-t-il, sans grand succès. Toutefois , Jean Nocher com­
mença par entrer dans cette voie de collaboration, avant d'al­
ler se blanchir à Londres, où il devint un des speakers de la
radio France Libre. Un petit groupe , dont le dirigeant était

70
L'.épreuve de la guerre

Henri Pouget, dit Henri Claude, qui avait succédé à Nocher à


la direction des JEUNES , comprit que seul le véritable com­
munisme - et donc pas le stalinisme - pouvait réaliser une
société d' abondance , et se tourna vers le marxisme révolu­
tionnaire. La part d'Henri Molinier dans cette évolution semble
avoir été importante . Nous les retrouverons dans le Groupe
Octobre .
L' aberration théorique d'Henri Molinier et sa pratique ne
furent pas sous-estimées dans le groupe La Seule Voie , mais
condamnées, et semble-t-il sanctionnées par un éloignement
temporaire de la direction . Pourtant, Roger Poirier, avant la
guerre brillant jeune dirigeant des Faucons rouges , tenta une
expérience du même type, et en plein accord avec la direction
du CCI, avec d'explicites buts fractionnels et de couverture
légale , en participant, en avril 1 942 , à une « refondation »,
sous égide allemande, du Centre laïque des auberges de la jeu­
nesse (CLAJ) .
Cette organisation avait été créée en 1 933 sur le modèle
d'un mouvement allemand datant de 1 909, et en parallèle à
la Ligue française des auberges de la jeunesse, fondée en 1 929,
mais dans un esprit social-chrétien, par Marc Sangnier. Ce fut
d' abord une création personnelle de Mme Grunebaum-Bal­
lin , qui en appela à l ' aide du jeune Daniel Guérin, lequel
connaissait bien l' expérience allemande. Mais une telle orga­
nisation dépassait les forces et les moyens individuels.
Mme Grunebaum-Ballin rechercha alors l ' appui des organisa­
tions de tendance sociale-démocrate (Syndicat national des
instituteurs , CGT, Ligue de l' enseignement, Fédération des
municipalités socialistes, Union des villes et communes de
France , Amis de l ' enfance ouvrière, etc.), qui s' occupaient de
la jeunesse et qui fournirent un conseil d' administration cha­
peautant ce CLAJ. Le Front populaire, avec la création des
« congés payés », avait donné son plein essor à ce mouvement
laïque qui dépassa vite le mouvement chrétien . Mais les orga­
nisations sociales qui le patronnaient craignaient les risques
de sa politisation . L' activité politique y fut donc prohibée ,
ainsi que la structuration régionale et nationale des clubs d' usa­
gers , qui s 'appelaient eux-mêmes les « ajistes » . Un tel refus

71
Le trotskisme, une histoire sans fard

de vie politique dans un climat d' agitation sociale comme


celui de la fin des années trente, c'était refuser à la mer d'avoir
des marées. Il était impossible de limiter les jeunes travailleurs
qui se retrouvaient là à chanter des chansons du folklore autour
des feux de camp, bref à être des sortes de scouts laïques , dont
rêvaient les fondateurs , et Léo Lagrange , le ministre de la jeu­
nesse et des sports du Front populaire . Très vite, les ajistes ne
l 'entendirent pas de cette oreille. Leur volonté d' autogestion
s'imposa et, de leur seule autorité, ils organisèrent un congrès
pendant l 'été 1 93 8 , dont la résolution décida l'établissement
de « bons rapports » avec toutes les autres organisations de
jeunesse, y compris politiques . En fait, tous les partis et toutes
les organisations de gauche avaient vu en le CLAJ un lieu
de propagande et de recrutement ; et particulièrement les trots­
kistes, pour qui ce fut un vivier fructueux. Inquiets de cette
politisation, qui, à la même époque, les dépassait dans leurs
propres organisations de jeunesse, les sociaux-démocrates des
organisations de parrainage tentèrent d'y faire obstacle. Ainsi,
pour le congrès mondial de la jeunesse de New York , Léo
Lagrange n'accordait qu'un délégué aux usagers, l'autre repré­
sentant le CLAJ, c'est-à-dire les «parrains » adultes ; et l'unique
délégué « ajiste » fut. . . Marc Augier, un fasciste masqué qui
s 'était hissé à la direction et était devenu le rédacteur en chef
du journal des usagers . La guerre allait régler ce problème à
sa manière, comme tant d'autres. Les organisations socialistes
éliminées par la réaction pétainiste , Mme Grunebaum-Ballin
favorisa la prise en main de la direction du CLAJ par Mau­
rice Laval et Lucienne Abraham , deux trotskistes du POi, mais
inconnus comme tels des diverses autorités.
Dès le lendemain de la « débâcle » de l 'été 1940, les jeunes
trotskistes du POi jouèrent la partie aventureuse d'un renou­
vellement du CLAJ, comme mouvement centralisé des seuls
jeunes . Sommés de participer à la création des camps de jeu­
nesse pétainistes , ils se proposèrent de faire du CLAJ un ins­
trument de pénétration et de détournement de ceux-ci . À cette
fin, ils provoquèrent des congrès régionaux des clubs - qui
ne demandaient que ça ! - et organisèrent un congrès natio­
nal , clandestin , à Suresnes, le 14 décembre, sous la protection

72
!.:épreuve de la guerre

du maire socialiste encore en place, Henri Sellier. Une telle


réunion de 200 jeunes, et alors que le fasciste Marc Augier
venait tout juste de se démasquer, c 'était une gageure . Moins
de quinze jours plus tard, le CLAJ était suspendu , ses locaux
mis sous scellés, après une véritable bataille contre les fas­
cistes pour le local de la rue de Valois, d' abord gagnée puis
perdue par les trotskistes. C'en était fini de cette organisation,
bien que sa dissolution officielle n'ait eu lieu qu ' un an plus
tard11•
En zone sud, Georgette Gabai et Henri Kustlinger réussi­
rent , dans les premiers jours de janvier 1 94 1 , à réunir un
congrès qui enleva la direction à une équipe ralliée à l' « Ordre
Nouveau » . Là, le CLAJ, rebaptisé Compagnons de la route,
réussira à infiltrer les Chantiers de jeunesse, qui réussiront
si bien que . . . tout sera dissous par Vichy.
Cependant, si les trotskistes du POI semblent avoir, en
zone occupée, abandonné les Auberges de la jeunesse dès le
rapide échec de décembre , et après que Maurice Laval en
eut récupéré et détruit les fichiers, des aj istes, en électrons
libres , s ' acharnèrent à maintenir des liens entre eux . Certains,
acceptant la collaboration et ses interdits , en particulier d' in­
terdiction des juifs , allaient obtenir des autorités d' occupa­
tion l ' autorisation d' une refondation, en avril 1 942 . C'est à
celle-ci que Roger Poirier participa. Cette opération, plus irréa­
liste encore que la première , et beaucoup plus compromet­
tante , ne servit d' ailleurs à rien. Vite repéré pour son travail
« séditieux » , et dénoncé comme trotskiste, Poirier dut s 'éclip­
ser de cette formation en août. L'enjeu ne valait pas les risques .
Cette erreur, qui n'était pas personnelle , pesa sur Roger Poi­
rier. De ce fait, et pour parer aux calomnies intéressées stali­
niennes et nationalistes, ses responsabilités politiques, comme
celles d' Henri Molinier, restèrent clandestines, au-delà même
de la fin de la guerre , d'où l ' erreur de certains historiens qui
écrivirent qu 'ils avaient été exclus ou , du moins , écartés des
postes de direction . L'acharnement des staliniens , au-delà
du jury d'honneur qui le lava de leurs accusations , alla jus­
qu 'à tenter de l ' assassiner, en septembre 1 944 . L'un d' eux ,
embusqué sur le pont de Suresnes, tira sur lui et le manqua,

73
Le trotskisme, une histoire sans fard

Mais Marguerite Bonnet, qui était à son côté , fut atteinte à la


tempe par la balle qui lui sectionna le nerf optique, ce qui lui
fit perdre la vue d'un ceil .
Il faut enfin mesurer l ' erreur théorique d' Henri Molinier,
et les aventures politiques qui en découlèrent directement ou
indirectement, en la comparant à la nette dérive de Jean Rous,
de Fred Zeller, de Lucien Weitz et de quelques autres, anciens
du PSOP, de divers groupuscules, et jusqu'à des radicaux du
courant d ' un Bergery rallié à Pétain . Ceux-là, sous la direc­
tion «théorique » de Rous, partaient d' une même analyse d'une
domination de longue durée de l ' Allemagne en Europe, base
de la formation d'une nouvelle société dépassant « le capita­
lisme, classique » (sans le dire rejoignant ainsi les positions
de Burnham) , et créèrent le Mouvement national révolution­
naire français (MNR) , une organisation d' un confusionnisme
noir, sinon collaborationniste , du moins nationaliste de col­
laboration de classes, pour une indépendance nationale , à la
fois « impériale » et corporatiste , et opposée aux « impéria­
listes » en lutte . Leurs deux organes successifs ne se nom­
mèrent-ils pas La Révolution française, puis Le Combat
national révolutionnaire. Cette déviation fut condamnée sur­
le-champ par le groupe de Craipeau comme une trahison impar­
donnable, et dénoncée par La Vérité en son numéro 1 9 du
5 septembre 1 94 1 . Cela rend d' autant plus curieux que cette
fuite panique hors du trotskisme soit à la fois utilisée, tantôt
comme un signe de déviation trotskiste , tantôt, voire en même
temps, présentée avec une certaine indulgence par rapport à
celle de Molinier, du fait que ce MNR une fois dissous par les
autorités d'occupation, en juin 1 94 1 , et ses animateurs arrê­
tés, Jean Rous, après six mois de prison (une peine légère par
le temps qui courait) se soit blanchi en passant à la Résistance
nationale, tandis que le seul Zeller était récupéré par le POI ,
mais sans y être réintégré, pour le reste de la durée de la guerre
(ce qui , soulignons-le, relativise le trotskisme que, toute sa
vie , il ne cessera de porter en sautoir, avec le titre d'ex-secré­
taire de Trotski qu 'il n'a jamais été, jusque sous le collier de
Grand Maître du Grand Orient de France) .

74
!..'. épreuve de la guerre

Ces deux et inégales aberrations, marginales, et toutes deux


basées sur une conception théorique du système de l'URSS
que Trotski avait combattue avec acharnement jusqu' au der­
nier jour de sa vie , n'ont rien de commun avec la ligne col­
laborationniste menée alors par la direction du PCF sous
directives moscoutaires. À ce titre , elles ne doivent donc pas
continuer à voiler ce qui fut, pendant cette première période
de l ' Occupation, l ' activité essentielle des deux formations
trotskistes.
Ce fut d'abord le travail de regroupement patient des forces,
dans un pays coupé en deux par une ligne de démarcation qui,
malgré sa longueur, fut toujours difficile à franchir. Travail
difficile, sérieux et à hauts risques que ces reprises de contact
et cette remise en activité des trotskistes dispersés, mais qui
restaient debout. On ne doit pas oublier que, dans ce premier
temps de l 'Occupation, la France, où la classe ouvrière était
écrasée et muette, la majorité de la population était partagée
entre un « gaullisme » discret, réduit à l ' écoute de Radio
Londres, et un pétainisme de soulagement, rassuré par la « cor­
rection » momentanée d' une armée allemande disciplinée.
Les trotskistes français manquaient de toute expérience de
la lutte clandestine. Une rééducation du comportement poli­
tique était nécessaire . La formation en triangles fut souvent
difficile à imposer à des garçons et filles qui, étant peu nom­
breux, avaient l' habitude de militer en contacts familiers, voire
dans le plus total copinage. Les tâches non plus n'étaient plus
les mêmes. Ce fut une véritable « refonte » du mouvement qui
eut lieu, ce qui fit qu'à la fin de la guerre , l' organisation uni­
fiée ne ressemblait plus à ce qu 'avaient été les formations des
années trente.
Nous avons vu que la répression commença tôt. Marcel
Beaufrère , membre du premier triangle de direction de l 'ex­
POI, avait été arrêté dans un local du PSOP dissous. Il par­
viendra à s' évader dans le chaos de la débâcle. Le deuxième
triangle fut brisé par l'envoi dans un camp de concentration
français, comme étranger, de Spoulber, que remplaça Marcel
Gibelin, qui sera le seul dirigeant, avec Craipeau , à échap-

75
Le trotskisme, une histoire sans fard

per à la répression pendant toute la guerre , et dont le rôle , très


effacé , sera pourtant essentiel .
Le premier regroupement fut celui des deux morceaux des
deux parties du POi qu 'avait séparées l' ordre d' entrée dans
le PSOP. Il ramena au groupe « officiel » un fort noyau de
jeunes intellectuels de qualité : Marcel Hic, Paul Parisot, David
Rousset, Maurice Laval , Marc Paillet et Émile Guikovaty
(Swann) qui venait d'être gagné dans le CLAJ. Il faut souli­
gner que sont eux, que Craipeau appela « les ajistes » , qui firent
pencher la balance majoritaire vers l' analyse d' « oppression
nationale » de la France, et qu'il y a là la tête du noyau de ceux
qui seront la minorité de l'immédiat après-guerre, puis la majo­
rité de fin 1 946 à 1 947 , enfin théorisèrent la nécessité de l'en­
trée dans le RDR.
Tâche centrale : établir des contacts entre les deux côtés
de la « frontière » franco-française. Cela fut opéré , mais sans
permettre une véritable unité de fonctionnement, d'autant qu'à
la très faible perméabilité frontalière s'ajoutait un assez net
divorce politique .
En cette zone sud, dont Albert Demazière , à Marseille, fut
le principal dirigeant, l ' accord était total avec les positions de
Trotski , puis du secrétariat international , à la fois sur la nature
de l ' URSS et sur la reconnaissance de la fondation de l' In­
ternationale. Il y eut donc là une nette opposition , d' abord à
Craipeau, puis à la conception de la question nationale , deve­
nue majoritaire au nord, où les thèses de Hic théorisaient la
nécessité du front commun avec une bourgeoisie et une petite­
bourgeoisie « nationales » , à la fois opposées au fascisme et
aux impérialistes anglo-américains . Gibelin s'y opposa radi­
calement, comme Demazière de son côté ; Craipeau flottait,
ne les condamnant pas , mais jugeant, avec raison d' ailleurs,
leur stratégie comme dépourvue de toute base sociale réelle .
Une autre tâche , élémentaire et prioritaire, c ' était la pro­
tection des militants immigrés , les plus directement mena­
cés par la répression. La plupart de ceux qui le purent gagnèrent
la zone sud. Un asile provisoire original fut la création à Mar­
seille d ' une société Croquefruit , fabriquant avec des dattes
des friandises chocolatées. Marcel Bleibtreu - encore un de

76
l..'. épreuve de la guerre

ces jeunes , la veille inconnus - a eu l 'idée de cette entreprise.


Tandis qu'il part reprendre ses études de médecine à Paris,
son frère René, le comédien Sylvain Itkine, Georgette Itkine
et Elio Gabai , tous anciens bolcheviks-léninistes, en seront
les fondateurs . Guy d'Hauterive et Jean Rougeul auraient
amené les fonds. Coopérative : tout le monde y est au même
salaire. Elle emploiera, plus ou moins temporairement, envi­
ron deux cents personnes Uuifs , surréalistes, antifascistes
divers) , en attente d'une possibilité de s'embarquer vers l' Amé­
rique. Vite suspect, et objet de mille tracasseries, Croquefruit
verra les trotskistes s' en dégager peu à peu, les derniers après
les arrestations de juin 1 942 . L' affaire bouclera ses portes en
novembre, alors que la Méditerranée, d'où transitent les dattes,
matière première de sa pâtisserie , se trouve fermée18•
Des deux côtés de la « frontière », les survivants politiques
regroupés des deux groupes de la veille de la guerre mènent
sans tarder des activités d' organisation et de propagande. La
plus importante fut la publication assez régulière de La Vérité,
simplement ronéotypée jusqu'en août 1 94 1 . Mais la plupart
des régions eurent leur petit journal ronéoté , et tous des tracts
en fonction des événements locaux ou régionaux. Ainsi, le
groupe de Clermont-Ferrand , selon Laurent Schwartz qui en
était membre , comptait onze militants, diffusait La Vérité et
produisait des tracts .
Cette pauvreté montre assez quelles minces forces consti­
tuaient les Comités de la 4° Internationale. Combien y avait­
il alors en tout de trotskistes dans cette formation ? Craipeau
a écrit tantôt entre cent et deux cents, tantôt de trois cents à
quatre cents . C'est beaucoup plus que n' avait craint Trotski.
C'est autour de trois cents que semble être la bonne estima­
tion, ne serait-ce qu'en en jugeant par le nombre de ceux qui
tombèrent : un tiers selon Craipeau , qui dit ailleurs une cen­
taine . Le groupe de La Seule Voie était beaucoup moins nom­
breux . Ses forces ne durent pas dépasser beaucoup la
cinquantaine. Gibelin pense qu' à la fin de la guerre il y avait
moins de deux cent cinquante militants dans l ' organisation
unifiée. Il y eut donc comme un équilibre entre les arresta­
tions et un recrutement que rien ne permet de chiffrer. Le

77
Le trotskisme, une histoire sans fard

Groupe Octobre semble avoir eu moins de vingt membres . La


balance des forces , du début à la fin de la guerre, semble avoir
à peine bougé , d'une cinquantaine tout au plus . C'est en fonc­
tion de ces nombres qu'il faut mesurer ce qui a été fait et . . .
les critiques sur ce qu'il « aurait fallu faire ».
S ' il y avait eu une drôle de guerre de 1939 à l'été 1 940,
ce fut aussi une drôle de défaite-occupation que l' année qui
s ' écoula entre l 'effondrement de la France et le déclenche­
ment de l 'offensive allemande contre l'URS S . L'Allemagne
jouait l ' alliance avec la France du Maréchal , étayée par les
partis fascistes. Bien que cet attelage fût conflictuel , Pétain et
les siens tentant une impossible autonomie, le régime de « col­
laboration » modéra dans le premier temps la répression par
rapport à la férocité qu'elle avait déjà dans le reste de l ' Eu­
rope occupée. Toutefois, la police de Vichy, bien informée par
les fichiers établis sous le Front populaire , fut plus acharnée
que celle de l' occupant lui-même, et plus efficace à la chasse
aux révolutionnaires, ainsi que le prouve le démantèlement
du réseau de la zone sud ; les arrestations de la zone nord étant
toutes ou quasi toutes le résultat de hasards malheureux ou
des prises en otages de militants connus .
Tout était masqué et truqué dans cette situation de la France.
Le pacte germano-soviétique paralysait les forces commu­
nistes, sous influence d'un PCF dont les dirigeants , Duclos
en tête , devenus essentiellement des dénonciateurs des impé­
rialismes anglo-saxons , allèrent ju squ ' à tenter la parution
légale de L 'Humanité ou, à son défaut, de Ce soir . On ne
sait jusqu'où cela serait allé si la police, aux ordres de Vichy,
n'avait rendu au Parti communiste le service de poursuivre la
politique de classe du dernier gouvernement de la 3• Répu­
blique, avec une haine déchaînée , traquant ses dirigeants ,
députés et cadres locaux . Cette répression, coûteuse en mili­
tants , permit au Parti communiste, après son retournement à
1 80° - toujours sur ordre de Moscou dès que l'URSS fut enva­
hie par l' Allemagne -, de camoufler sa politique honteuse de
presque deux ans .
On peut dire que, dans cette période, il n'y eut pas de résis­
tance générale organisée . La seule Résistance française fut

78
L'épreuve de la guerre

celle de quelques militaires « patriotes » , soit se contentant de


dissimuler des armes - voire les détruisant - , soit agissant
comme agents secrets en contact avec l ' Angleterre . Quant aux
rares manifestations de résistance communiste, ce furent le
fait de petits groupes agissant sur les marges du PCF, hostiles
à la ligne stalinienne , ou croyant à l' argument de la « ruse »
du pacte germano-soviétique.
Avec leurs tracts et leurs petits journaux, L'Étincelle, puis
La, Vérité, les petits groupes trotskistes, tellement dépourvus
de moyens , n' avaient pas un bilan si médiocre .

Vers l'unité , sous la tempête de la guerre germano­


sovi étique

Tout changea avec l 'offensive allemande contre l'URSS .


Pour les trotskistes, c' était la vérification de ce qu'avait prévu
Trotski . Curieusement, pourtant, la poursuite des interroga­
tions sur la nature du stalinisme avait continué à être pensée
depuis trois ans comme si l ' URSS allait rester à l'écart de la
guerre !
Dès 1 937 , Trotski s ' était demandé ce qu ' il adviendrait
de l'URSS en guerre , après « l ' épuration politique sanglante
[ . . . ] entraînant la suppression des meilleurs généraux 1 9 ». Il
modérait ses craintes à la fois par la situation de défensive où
se trouverait l ' URS S , par l' importance de ses fortifications,
la valeur des soldats et officiers soviétiques, ainsi que par la
qualité de leurs tanks et avions, et ajoutait :
« Le reste dépendra du "facteur moral", c'est-à-dire des
hommes vivants, le soldat rouge, l'ouvrier, le paysan .
L'issue de la guerre est en dernière analyse décidée par
la guerre elle-même. »
S a lucidité, là encore , ne fut pas démentie par l'histoire,
bien que d' abord tout semblât le contredire.
Le stupide entêtement de Staline, qui le conduisit à refu­
ser de croire que l' offensive allemande aurait lieu à ce moment,
alors que pourtant tout l'annonçait, y compris ses meilleurs
espions , fit que l' attaque entraîna un désastre pour l ' URS S .
Selon une tactique mise au point dans toutes les précédentes
offensives, l ' aviation allemande détruisit au sol celle de l'en-

79
Le trotskisme, une histoire sans fard

nemi. Douze armées , soit 98 divisions constituant toutes les


troupes du front ouest, furent encerclées et détruites ; 4 500
chars, 3 000 canons furent pris ainsi que 500000 prisonniers .
Certes, les Allemands avaient 470 000 tués ou blessés, mais
les Soviétiques en avaient 1 300 000 . Lancée le 22 juin, la
Wehrmacht était à Odessa le 1 5 août et commençait le siège
de Leningrad le 9 septembre . Le 1 9 , elle avait déjà pris Kiev.
Ce que Staline avait éliminé en 1937 et 1 938, ce n 'était
pas seulement le meilleur état-major révolutionnaire, mais
aussi ce qu ' avait été sa conception de la guerre moderne , et
celle, complémentaire, de la guerre révolutionnaire, populaire ,
que le « tsar » craignait de ne pouvoir contrôler. Il avait donc
remplacé des stratèges de haut niveau par ses vieux complices ,
archaïques bravaches ignares, du type Vorochilov et Timo­
chenko.
Devant le désastre, Staline commença par s ' effondrer, dis­
paraissant du 23 juin au début de juillet, et, selon Khroucht­
chev, passant tout ce temps à boire . Il y avait là les conditions,
prévues par Trotski, de l 'effondrement de tout l ' appareil de
l ' État stalinien . . . s ' il n'y avait pas eu auparavant, en moins
de quinze ans , l ' élimination , dans toutes les couches diri­
geantes, de tous les hommes capables d'une relève. Le redres­
sement eut lieu dans la guerre elle-même , au prix le plus élevé,
d'autant que, revenu à la barre , Staline la dirigea en dépit du
bon sens, continuant à refuser des reculs stratégiques , ce qui
coûta encore des centaines de milliers de morts , jusqu 'à ce
que de jeunes généraux, élèves des assassinés, réussissent à
s 'imposer. La victoire finale ne fut donc pas celle du « Bureau­
crate suprême », qui s' était autopromu généralissime, mais fut
bien obtenue grâce ces valeurs de dévouement et de courage
d'un peuple conscient de défendre à la fois sa vie et ce qu'il
regardait comme ses conquêtes, et à celles de ses milliers de
cadres , militaires, techniques et scientifiques, issus de la révo­
lution, et dont beaucoup payèrent chèrement, après la guerre ,
d' avoir été plus clairvoyants , hardis , voire héroïques que les
sommets pourris de la bureaucratie .
L'entrée de l ' URSS dans la guerre mondiale amena Sta­
line à un tournant radical , non seulement de sa politique , mais

80
L:épreuve de la guerre

aussi des manifestations de l' idéologie afférente . Les valeurs


patriotiques russes prirent définitivement le pas sur les réfé­
rences au communisme . Et les gages nationalistes (souli­
gnés un an plus tard par la dissolution du Komintern) donnés
aux impérialistes anglo-saxons allaient s' accompagner de
directives d ' alignement de chaque parti « communiste » sur
son nationalisme particulier.
De ce fait, le retournement d' alliance de l ' URS S , qui pou­
vait donner une valeur théorique au mot d'ordre de « défense
inconditionnelle de l' URSS » , s ' il se réalisait spontanément
en URSS même, en particulier de la part d'opposants lucides,
allait rester parfaitement abstrait dans un pays comme la
France, face au tournant nationaliste chauvin du PCF. Bien
loin, en effet, que le changement d' adversaire favorise un front
unique « communiste », il porta au contraire à la plus extrême
violence l' antitrotskisme stalinien.
Du même coup, cette politique contre-révolutionnaire du
stalinisme, entraînant sa recherche d'un « front national » de
collaboration de classes avec la résistance bourgeoise (alliance
accueillie par celle-ci avec méfiance, et qui resta constam­
ment antagonique) , fermait aux forces trotskistes toute com­
binaison de la lutte de classes avec celle de libération nationale.
Les partis communistes , devenus ultranationalistes , ren­
voyaient, et seulement en catimini , les objectifs révolution­
naires à l' « après-guerre » (comme ils l'avaient fait en Espagne) .
Inversement, toute politique internationaliste, en particulier
vis-à-vis des soldats allemands en cours de démoral isation,
mais redevenus des « Boches » pour les staliniens , les sépa­
rait des trotskistes. Il y eut certes un journal allemand du PCF,
Soldat im Western, mais s'i l évoque des comités de soldats,
on n'a nulle trace de leur existence, et il s ' agissait essentiel­
lement de démoralisation des troupes : des passeports délivrés
pour passer à l' Armée rouge sur le front de l' Est n ' avaient
aucune chance de validité20• Ce cours « anti-Boche » , pour­
suivi par L'Humanité clandestine jusqu'au dernier jour de la
guerre , constitua un frein puissant à tout développement révo­
lutionnaire en Allemagne .

81
Le trotskisme, une histoire sans fard

Les historiens ont, en général , trop peu vu que le PCF


connut dans cette période un changement de génération, dont
la formation politique détermina toute la période de l ' après­
guerre . Alors que les ouvriers , base de masse du PC depuis
1936, étaient laissés passifs dans les usines, la plupart du temps
sans directives , ce sont des jeunes - surtout à partir de la mobi­
lisation du Service obligatoire du travail ( STO) , avec ses
innombrables réfractaires - qui allaient fournir sa base mili­
tante et ses futurs cadres à ce parti .
Les dirigeants staliniens , craignant une radicalisation de
cette jeunesse, la blindèrent avec l 'épouvantail de l 'hitléro­
trotskisme . L' accusation vaudra condamnation à mort des
trotskistes qui tomberont dans leurs mains . Ainsi en ira-t-il de
quatre des cinq trotskistes de la zone sud arrêtés en juin 1 942,
et qui furent envoyés à la prison du Puy-en-Velay. Ils s'y trou­
vèrent avec des prisonniers du PCF. Le 1er octobre 1 943 , ils
étaient partie prenante d'une évasion organisée par les Francs­
tireurs et partisans (FTP) du maquis de Queyrière . Tous les
évadés furent conduits au maquis de Wodli , où Pietro Tresso
(ex-dirigeant du Parti communiste italien) , Maurice Segal,
Abraham Sadek et Jean Reboul furent assassinés, semble-t-il
sur un ordre arrivé de plus haut. Revenant d'une corvée , Albert
Demazière, le cinquième , s 'égara et échappa ainsi à la mort.
Ces assassinats n'ont toujours pas été avoués et élucidés. Ils
montrent ce qu' aurait pu être une participation trotskiste à la
résistance stalinienne : un guêpier mortel .
Certains ont donné comme un exemple de ce qu' il aurait
fallu faire l'engagement dans les FTP d'André Calvès , tel qu'il
l ' a lui-même rapporté dans son Sans bottes ni médailles. Il
suffit pourtant de le lire pour voir combien cette expérience
particulière, d' une part fut déterminée par les circonstances ,
au plus haut point accidentelles , de la destruction de la cel­
lule brestoise du POi , conséquence du drame qui mit fin à son
travail en direction des soldats allemands (dont nous parle­
rons plus loin) , et d' autre part que son aventure fut menée
dans la plus stricte clandestinité de son trotskisme, enfin qu'elle
n 'entraîna aucune influence , ni même aucun gain militant2 1 •

82
l.'.épreuve de la guerre

Faut-il attribuer ce bilan nul au fait que l' expérience fut


purement individuelle ? L'expérience du groupe de Gérald
Suberville prouve le contraire . Fils d ' officier supérieur, et
devenu officier lui-même, mais d' esprit contestataire , Gérald
Suberville choisit de commander dans la Légion étrangère
et se trouva, en 1 940 , chef d ' une section d ' un régiment de
volontaires étrangers antinazis, annexés à cette Légion . Déci­
dant de passer à la résistance , il la mena avec des anars espa­
gnols et des artilleurs prolos parisiens. L'expérience de ses
contacts avec des résistants militaires le conduisit à se détourner
d'eux et à s 'unir aux ouvriers qui agissaient de façon auto­
nome. Toutefois , beaucoup d' entre eux étaient des commu­
nistes. Et dès que l ' appareil clandestin stalinien se fut mis
en place, c' est une autre expérience douloureuse qui com­
mença pour ces militants qui n 'avaient aucune connaissance
profonde du stalinisme . Ainsi de l' arrivée parmi eux d ' un
« commissaire » venu pour l'exécution, pour indiscipline, d'un
vieux cheminot, résistant spontané de la première heure. Et
lorsque la victoire s ' annonça, ce fut à la militarisation pour
chasser le « Boche » qu'on les invita, en passant sous les ordres
de ces officiers soudain sortis de terre pour les mener, ces
hordes de gueux mal armés, sur les fronts où ils avaient le plus
de chance de se faire massacrer. Cette expérience confirme
celle d'André Calvès : les 800 hommes de sa compagnie Saint­
J ust, et la colonne Fabien où ils furent intégrés, durent choi­
sir entre l' incorporation dans l' armée De Lattre ou . . . le retour
à la vie civile. Ceux qui signèrent leur « engagement » furent
conduits sur les fronts les plus exposés, alors qu 'ils étaient les
plus mal armés. Il semble bien que Fabien , Lebon et Dax,
les trois chefs de la colonne, furent assassinés (c'est du moins
ce que pensaient les survivants). Ceux qui ne signèrent pas ,
et ne suivirent pas Calvès dans le retour à la lutte trotskiste ,
pour la plupart, finirent mal22•
Quant au maquis de Guingouin, dans le Limousin, son fon­
dateur avait pris ses distances avec la politique du PCF, alors
que celle-ci était orientée par le pacte germano-soviétique , en
engageant la lutte armée. Son programme de guerre était d ' al­
liance « ouvriers et paysans » pour transformer la lutte natio-

83
Le trotskisme, une histoire sans fard

nale en « révolution populaire » . Ce programme, il le réalisera


à la Libération, par une véritable prise du pouvoir, avec tri­
bunaux populaires. Mais, isolé, il dut s ' incliner. Le PCF lui
imposera de se soumettre à l' État gaullien et, en dépit de cette
capitulation obligée, il lui fera payer cher son indiscipline
quand l' « ordre » sera rétabli . Il sera dénoncé de la même façon
que l ' étaient les trotskistes, exclu, et abandonné à la justice
bourgeoise quand celle-ci décida d'équilibrer son épuration
si limitée par des procès contre les « excès » des maquisards.
Contrairement à ce que pensait Calvès, une participation
de nos forces si limitées aux FTP n' aurait pas donné aux mili­
tants survivants une autorité politique , après la Libération,
quels qu' aient pu être leurs états de service, eussent-ils été
héroïques : la répression et la calomnie staliniennes ne s'ar­
rêtaient pas à de tels détails .
La question est néanmoins sans cesse reposée de la néces­
sité qu'il y aurait eu pour les trotskistes à participer à la Résis­
tance (la majuscule la fondant comme unique, ce qui n'a jamais
été le cas, même quand il y eut un Conseil national de la Résis­
tance) . Yvan Craipeau lui-même , pour qui les voies de notre
participation à la lutte armée furent une préoccupation
constante , n'en souligne pas moins à quel point la résistance
gaulliste, dans son « nationalisme » , était assez proche de celui
des hommes de Vichy avec lesquels elle entretenait nombre
de liens, et était surtout soucieuse, « constatant l ' impossibi­
lité d'empêcher l'existence d' une armée d' irréguliers , [de] la
mettre sous la coupe de l 'état-major traditionnel » . Et n'écri­
vit-il pas finalement :
« Au moment des discussions avec Jean Moulin, nous
n'écartions pas l'hypothèse de recevoir des armes des
Alliés. Avec Marcel Hic, nous évoquions les mots de
Lénine acceptant les fournitures des brigands alliés
contre les brigands allemands. Cela supposait bien sûr
que ne soit exigée de nous aucune contrepartie, comme
l' adhésion à la résistance bourgeoise. Je reste convaincu
qu' une telle adhésion aurait été un suicide politique : les
socialistes de gauche de L'insurgé ont bien reçu des
armes pour leur maquis, mais ce maquis n'a pu jouer un
rôle autonome . »

84
l..'.épreuve de la guerre

Et plus haut :

« Nos efforts pour constituer les maquis rouges indépen­


dants ont échoué pratiquement partout (dans Contre
vents et marées, je cite l ' exemple de la Haute-Savoie,
mais le maquis de Sérignac était également Ff P)23 • »

Il dut reconnaître l ' échec de toutes ses tentatives , en


particulier celle de Haute-Savoie , avec des « ajistes » de­
venus réfractaires , q u i , finalement passèrent aux FTP
pour être armé s .
Dans ses Mémoires inédites, Marcel Bleibtreu , de son côté ,
fait aussi grief aux « diverses organisations qui se réclament
de la 4• Internationale », et en particulier à « la direction droi­
tière du POi [de n' avoir] pas su accorder la priorité à l ' enca­
drement politique de ces milliers de réfractaires [du STO] dont
beaucoup deviendront, par défaut, membres ou électeurs du
PCF d' après-guerre » :
« Ür, il n ' est pas douteux que les militants du POi, no­
tamment ceux qui avaient fait la preuve de leur intelli­
gence et de leur dévouement dans les Auberges de la
jeunesse, auraient pu être les excellents éducateurs
d'une grande masse de partisans . »

N'est-ce pas oublier ce qu' était le rapport des forces mili­


tantes disponibles, le cruel manque de moyens (en argent, et
plus encore en armes), et de l'absence de bases arrières . C' est
oublier aussi que si Craipeau , par son goût de l ' action, cédait
quelque peu à la pression « résistantialiste » , c ' est la gauche
du POi qui s ' opposa constamment à lui et à ce qu 'elle consi­
dérait comme de l' aventurisme.
Participer à la Résistance nationale, à défaut de s' enliser
dans les rangs staliniens , dont les actions répondaient à des
buts obscurs pour les exécutants , et en général consistaient en
des opérations terroristes dont les conséquences répressives
dépassaient monstrueusement l'efficacité aléatoire , cela aurait
été devenir des supplétifs du gaullisme , tels que le furent les
maquisards qui allèrent, sur ordre criminel , se sacrifier sans
aide et sans espoir sur le plateau des Glières, dans le Vercors
ou autre « pièges à résistants » - comme les nomme Maurice
Rajsfus, dans sa Libération inconnue24 - des « grands maquis

85
Le trotskisme, une histoire sans fard

mobilisateurs » . Quant aux petits maquis, les inévitables pertes


dont ils étaient menacés étaient un enjeu dont le bénéfice révo­
lutionnaire était très aléatoire.
Une vérification concrète du piège que pouvait constituer
un groupe de résistance composite, fût-il d'extrême gauche,
a été donnée par l 'aventure du groupe La Main à plume. Trots­
kisme et surréalisme avaient connu une zone de fusion après
la rencontre fructueuse entre Trotski et André Breton et leur
Manifeste de la FIARI (Fédération internationale de l'art révo­
lutionnaire indépendant) en 1 938. Tout un groupe de jeunes
trotskistes devint surréaliste. Le noyau historique du mou­
vement ayant dû quitter la France, sauf Éluard qui commença
son mouvement de chute vers Aragon, ce sont ces jeunes sur­
réalo-trotskistes du POi qui formèrent le groupe clandestin
La Main à plume. C ' est le problème de la participation à la
lutte armée, et très précisément dans les FTP, qui allait faire
éclater ce groupe . Les débats et heurts furent violents . Ceux
qui choisirent cette voie et ne trouvèrent pas la mort dans des
engagements dérisoires se rallièrent au stalinisme, tel André
Stil, qui devait devenir un antitrotskiste débridé en tant que
rédacteur en chef de L'Humanité, puis prix Staline. Le reste
du groupe explosa. Pour leur part, les trotskistes allaient se
rabattre sur l ' activité politique dans le POi, puis le PCI, cer­
tains devenant même des membres de la direction, tels Émile
Guikovaty et Louis Dalmas de Polignac ; Gérard de Sède, pour
sa part, en éternel hussard flanc-garde25 •
C ' est complètement à l 'inverse de la politique d' « à cha­
cun son Boche » que se situa celle, internationaliste, du trots­
kisme . Jamais la 4• Internationale n ' est tombée dans la
mystification de la responsabilité collective du peuple alle­
mand. On y connaissait trop bien l ' histoire et les raisons de
la « résistible » montée et de la victoire du nazisme, et du prix
qu'en avait payé l ' avant-garde ouvrière allemande.
Dès 1 94 1 , Jean Meichler, un des premiers et des plus émi­
nents militants trotskistes , ex-dirigeant du PCI, bien qu'ayant
quitté le mouvement, fut arrêté le 3 juillet et fusillé en sep­
tembre comme otage , mais non par hasard : il a été choisi en
tant qu' ex-rédacteur d' Unser Wort, le journal des trotskistes

86
Le trotskisme, une histoire sans fard

mobilisateurs » . Quant aux petits maquis, les inévitables pertes


dont ils étaient menacés étaient un enjeu dont le bénéfice révo­
lutionnaire était très aléatoire.
Une vérification concrète du piège que pouvait constituer
un groupe de résistance composite, fût-il d'extrême gauche,
a été donnée par l 'aventure du groupe La Main à plume. Trots­
kisme et surréalisme avaient connu une zone de fusion après
la rencontre fructueuse entre Trotski et André Breton et leur
Manifeste de la FIARI (Fédération internationale de l'art révo­
lutionnaire indépendant) en 1 938. Tout un groupe de jeunes
trotskistes devint surréaliste. Le noyau historique du mou­
vement ayant dû quitter la France, sauf Éluard qui commença
son mouvement de chute vers Aragon, ce sont ces jeunes sur­
réalo-trotskistes du POi qui formèrent le groupe clandestin
La Main à plume. C ' est le problème de la participation à la
lutte armée, et très précisément dans les FTP, qui allait faire
éclater ce groupe . Les débats et heurts furent violents . Ceux
qui choisirent cette voie et ne trouvèrent pas la mort dans des
engagements dérisoires se rallièrent au stalinisme, tel André
Stil, qui devait devenir un antitrotskiste débridé en tant que
rédacteur en chef de L'Humanité, puis prix Staline. Le reste
du groupe explosa. Pour leur part, les trotskistes allaient se
rabattre sur l ' activité politique dans le POi, puis le PCI, cer­
tains devenant même des membres de la direction, tels Émile
Guikovaty et Louis Dalmas de Polignac ; Gérard de Sède, pour
sa part, en éternel hussard flanc-garde25 •
C ' est complètement à l 'inverse de la politique d' « à cha­
cun son Boche » que se situa celle, internationaliste, du trots­
kisme . Jamais la 4• Internationale n ' est tombée dans la
mystification de la responsabilité collective du peuple alle­
mand. On y connaissait trop bien l ' histoire et les raisons de
la « résistible » montée et de la victoire du nazisme, et du prix
qu'en avait payé l ' avant-garde ouvrière allemande.
Dès 1 94 1 , Jean Meichler, un des premiers et des plus émi­
nents militants trotskistes , ex-dirigeant du PCI, bien qu'ayant
quitté le mouvement, fut arrêté le 3 juillet et fusillé en sep­
tembre comme otage , mais non par hasard : il a été choisi en
tant qu' ex-rédacteur d' Unser Wort, le journal des trotskistes

86
Le trotskisme, une h istoire sans fard

mal vu de la plupart des journalistes et mémorialistes : les


Espagnols en direction des émigrés de leur révolution et, plus
important encore, celui qui fut mené en direction des tra­
vailleurs vietnamiens .
Ce fut l ' œuvre, a u départ , de trois militants seulement.
D ' abord du seul jeune Hoang Don Tri , venu en France en
1 937 , mais qui avait eu au Vietnam Ta-Thu-Thâu, comme
professeur d'histoire et de morale. Au lycée d'Angoulême , en
1 940 , il avait gagné son condisciple en classe de philosophie,
Claude Bernard (Raoul), qu'il avait fait glisser de l ' anarchie
vers son trotskisme, alors plus moral que politique. Inverse­
ment, venus tous deux poursuivre leurs études à Paris, Raoul
pour continuer la philosophie, sous Bachelard , c ' est lui qui
guida Tri , lequel allait devenir un mathématicien et un phy­
sicien de haut niveau , vers l 'Internationale. Ensemble avec
Duoc, « Pierre » , un Vietnamien , du même village que Tri , qui
s ' engagea un peu plus tard dans la lutte parce que sa com­
pagne, une jeune juive, venait d 'être déportée , ils menèrent
un travail prodigieux.
Il y avait en zone sud des camps de travailleurs vietna­
miens, requis dans les plus inhumaines conditions d'arbitraire,
et amenés en France de force comme « volontaires » au début
de la guerre28 • Le régime des camps où ils avaient été inter­
nés après la défaite tenait plus de celui des camps de concen­
tration que de ceux de prisonniers de guerre. Les trois jeunes
militants , dès 1 942, réussirent un travail d'infiltration et de
formation dans ces camps . Deux courants divisaient la colo­
nie vietnamienne de France : d'un côté les nationalistes , dor­
lotés par les nazis, qui allaient pousser ces pauvres travailleurs
illettrés à s ' engager dans une Waffen S S vietnamienne ; de
l ' autre les staliniens , qui se tenaient cois avant l ' invasion de
l ' URSS , et après celle-ci vinrent parler aux travailleurs un
langage nationaliste français qui ne pouvait que les repous­
ser. Un tract de Tri , diffusé dans les camps , expliqua aux tra­
vailleurs quel piège mortel leur était offert par les nazis, et
que le fascisme allemand était le pire des colonialismes. Le
recrutement allemand en fut extrêmement limité. Et l 'influence
trotskiste eut le caractère d'un feu de prairie. Dans le même

88
l..'. épreuve de la gue rre

temps , de brillants étudiants étaient recrutés, notamment Than,


dit « Le Poète » , qui avait traduit le Manifeste communiste
en vietnamien , et un cousin de B ao Dai , étudiant au Collège
de France dont les machines et ronéos servirent à l' impres­
sion des tracts. Le groupe vietnamien dénonça le scandale des
camps au siège genevois de la Croix-Rouge . Des évadés des
camps rejoignirent le groupe , dont le travail de formation et
d' information fut tel que la contre-offensive calomnieuse des
staliniens fut vaine, et qu' à la fin de la guerre le groupe viet­
namien devint majoritairement composé de travailleurs . Ses
publications et sa propagande eurent un profond écho dans la
colonie vietnamienne de France , dont les traces demeurent
encore aujourd 'hui, voire se réveillent.
À de telles activités se mesure l' argument des « historiens »
qui écrivent d'une plume docte qu'elles furent « essentielle­
ment propagandistes » . Essentielles, assurément, bien que le
mot de « propagandistes » les réduise péjorativement. Certes,
il s'agissait essentiellement de publications, tracts et journaux .
Mais y voir une tâche mineure , c' est ne rien comprendre à la
situation d'occupation et de régime fasciste . Sans presse d'op­
position, sans possibilité de libre association , le matraquage
du bourrage de crâne ne peut susciter que deux réactions
élémentaires possibles : le dévoiement de la pensée ou l'op­
position aveugle, mécanique . Il y avait, bien sûr, la radio de
Londres, écoutée clandestinement. Mais elle-même était à
sens unique et strictement censurée . Les chroniques de George
Orwell, citées plus haut, furent si largement coupées par ses
censeurs militaires qu'il finit par démissionner. Avant, ce révo­
lutionnaire antistalinien , futur auteur de 1 984 et de La Ferme
des animaux, avait dû avaler bien des couleuvres, en parti­
culier quand il devait parler de l'URS S . En août 1 943 , il écri­
vit à un ami :
« À propos de cynisme, vous deviendriez vous-même
aussi cynique que moi si vous faisiez le métier que je
fais. En tout état de cause, je compte quitter définitive­
ment mon poste dans environ trois mois. Plus tard peut­
être, en 1 944, serais-je en mesure de redevenir un être à

89
Le trotskisme, une histoire sans fard

peu près humain . Pour le moment, j'ai tout de l' orange


pressée29• »
Jamais le langage de la vérité (ô combien ce titre était jus­
tifié ! ) n ' avait été aussi nécessaire. Ce n 'est que les pauvres
petits écrits trotskistes qui tenaient ce langage . Car ceux de la
Résistance, y compris la stalinienne , étaient aussi manichéens
que ceux de l'ennemi . Et réaliser ces publications, c'était, pour
les organisations trotskistes , à plus grands risques que pour
quiconque , du fait de la misère de nos moyens et de notre
absence totale de base arrière .
L'histoire de la réalisation de La Vérité n ' a pas été faite .
Quand elle fut imprimée , ce fut d 'abord avec les moyens les
plus anciens de la typographie, en petits caractères et signe à
signe, par les prodiges de talent et de dévouement des frères
Texier, et d' Hélène, la femme de l ' aîné, Guy, sous la direc­
tion de Marcel Gibelin. L'équipe Texier réussit même, sans
connaître l' allemand, à réaliser en cette langue les numéros
d 'Arbeiter und Soldat. La seconde imprimerie, bien cachée
en face de la prison de Fresnes , fonctionna sans accroc jus­
qu'en décembre 1 944 .
Une fois réalisés , les tracts et journaux devaient être dif­
fusés. C'était là une action qui n' allait pas non plus sans risques .
Rares étaient les lieux où , comme à Brest, ainsi que le raconte
André Calvès, i l suffisait de poser les tracts ou La Vérité sur
une pile de pont pour que les ouvriers les prennent tran­
quillement. À Paris , les numéros étaient en grande partie semés
dans le métro, selon une technique savamment mise au point,
mais où se perdait tout de même une grande partie du tirage .
Dans les entreprises , il fallait inventer des systèmes qui ne
permettent pas le repérage des militants qui les déposaient.
Le CCI, de son côté , distribuait les exemplaires de son Soviet
dans les immeubles ouvriers , la nuit, en commençant par les
étages supérieurs , ce qui pouvait permettre une fuite éven­
tuelle. Une seule erreur, un accident pouvaient être catastro­
phiques.
De même l' affichage de nuit, sous couvre-feu , exigeait
toute une technique hasardeuse . Il s 'effectuait en général par
groupes de quatre : un couple pour le collage, pouvant se trans-

90
!..'. épreuve de la guerre

former éventuellement en apparence d'étreinte amoureuse, et


deux veilleurs aux bouts opposés de la voie en cours d' affi­
chage, avec lampes électriques destinées à donner l ' alerte.
À l ' appui, et à côté de ce travail d ' information et de
débroussaillage des esprits , indispensable pour préparer la
reprise de la lutte de classes , il fallait assurer la clandestinité
des liaisons , les publications , les faux papiers , les refuges :
tâches immenses et délicates, en particulier pour les trotskistes
étrangers exilés en France, dont la survie, tout en continuant
leur combat auprès de leurs compatriotes, était au plus haut
risque. Ne suffisait-il pas d'être pris dans une de ces rafles qui
pouvaient avoir lieu n' importe où, et où l'on tamisait une foule
avec soin ?
Ce fut ce qui arriva à Jean-René Chauvin. Il avait été démo­
bilisé à la fin de 1 94 1 . Il était donc libre et en règle. Le contact
immédiatement repris avec Craipeau, il devient l' homme de
toutes les liaisons dans les deux zones . Pas de papiers en
poches, tout dans la tête . Mais quand il est arrêté au cours
d' une simple rafle, en février 1 943 , il est retenu parce que
fiché depuis 1 939 pour un tract , et les policiers français ne
négligent aucun de leurs moyens musclés pour le faire parler.
S ' il avait parlé, toute l' organisation tombait. Mais il ne par­
lera pas , ni sous les coups de nos « compatriotes » , pendant
plusieurs jours, ni une fois remis par ces derniers dans les
mains de la Gestapo, dont les agents assurèrent les nôtres
qu'eux faisaient parler n' importe qui. Ils échouèrent pourtant,
comme cela leur arrivait tout de même assez souvent, finis­
sant par tuer les plus coriaces . Lui , ils ne le tuèrent pas . Et
bien que déporté en fort mauvais état, il devra à sa solide
constitution et à son moral de fer de survivre successive­
ment à Mauthausen, à Auschwitz et à Buchenwald.
L'essentiel du recrutement ne pouvait se faire qu' au « bou­
ton de veste » , après avoir acquis une bonne connaissance ,
non seulement de la pensée de l' individu intéressant, mais de
sa vie et de son caractère . Là encore, toute erreur pouvait être
fatale . Tel fut le cas pour Maurice Laval , « donné » par un des
membres du petit groupe de sympathisants qu 'il avait formé
dans l'usine Ratier, et qui fut arrêté à l' occasion d'un simple

91
Le trotskisme, une histoire sans fard

contrôle allemand, et pour un simple sac de pommes de terre .


Mais Laval , qui avait dirigé peu avant une grève dans l ' usine
qui redressait les pales d'avions Messerschmitt , avait disparu
et était recherché . Livré , cela lui valut d' être remis entre les
mains de la brigade antiterroriste française, puis entre celles
de la Gestapo . Il ne semble pas qu 'il y ait eu d'autre cas , bien
que le recrutement ait été important à l ' échelle des deux
groupes .
Dès janvier 1 942 , l a volonté unificatrice permit l a ren­
contre du noyau franco-belge de ce qui allait devenir, un an
et demi plus tard, le secrétariat provisoire européen. Là encore ,
une place importante est occupée par des jeunes militants,
plus étrangers aux violentes oppositions de l' avant-guerre .
Ainsi en ira-t-il des Belges Henri Opta, Abraham Wajnsztok
(Léon ) , Camille Loots et Ernest Mandel , et , du côté fran­
çais , de Marcel Hic et Émile Guikovaty (Swann) qui accom­
pagnèrent Craipeau , seul dirigeant d' avant la guerre , lors de
la première rencontre .
Auparavant déjà, Marcel Gibelin avait rencontré Rodolphe
Prager. Mais il n'était que le dirigeant de la tendance mino­
ritaire du POI , tandis que Prager, membre de la direction du
CCI , était des plus hostiles à ce qu'il cons idérait comme
l' « opportunisme » de la direction majoritaire du groupe frère .
Ce premier contact avait donc échoué . Michel Raptis (Pablo) ,
exilé grec , et l ' un des délégués qui avaient fondé l' Interna­
tionale en 1 938, était, malgré l'ampleur des divergences entre
les deux formations , un partisan décidé de l' unification. Il est
certain que , grâce à une certaine autorité - qui de là devint
durable -, et à une grande faculté diplomatique de conviction,
il en fut le principal réalisateur. Dès l ' été 1 943, le secrétariat
provisoire européen exista. Ce ne fut pas sans tiraillements ,
dus autant aux divergences politiques qu'aux difficultés de
communications, mais la structure tint bon . Et les discussions
commencèrent entre les deux organisations françaises. Le
désir d' une unité encore plus large existait en même temps,
mais les groupuscules ultra-gauches et celui de Barta se récu­
sèrent, comme aussi le POUM , et pour des raisons oppo­
sées, le sectarisme d'un côté , le refus du trotskisme de l'autre .

92
l.'.épreuve de la guerre

Il y avait au moins une perspective commune entre les


diverses formations de la 4• Internationale : celle de la trans­
formation de la guerre mondiale en guerre civile, à laquelle
il fallait se préparer. Et pour cela, il y avait un accord com­
mun pour un investissement militant, aussi important que pos­
sible, dans les grandes entreprises employant de nombreux
prolétaires. Mais, des deux côtés, on avançait de façon abso­
lue des éventualités contradictoires - dont les éléments exis­
teront, mais en se combinant ou en se contrecarrant. Ainsi, du
côté du POI, on développait l' idée que la conjonction poli­
tique dominante déboucherait sur une « révolution nationale
démocratique », ce à quoi le CCI opposait que cela abouti­
rait à la restauration du pouvoir des monopoles : ce qui aura
lieu en effet, mais dans le cadre du bloc national « démocra­
tique » qui n' aura pas besoin du moindre début de révolu­
tion pour assurer son pouvoir, grâce au soutien respectueux
de toutes les organisations ouvrières, et surtout du PCF. Inver­
sement, le CCI développait une vision apocalyptique de la fin
de la guerre . On y estimait que l' impérialisme américain mène­
rait une violente politique contre-révolutionnaire dans une
Europe où le prolétariat se soulèverait, voire amènerait à un
affrontement des États-Unis contre l'URSS , en tant que pire
ennemi que le Troisième Reich lui-même. Aucune de ces deux
analyses ne saisissait la dialectique de la politique impéria­
liste mondiale en rapport avec celle du stalinisme . Aucun diri­
geant trotskiste n 'approchait la puissance d'analyse dialectique
qu ' avait eue Trotski . Mais, surtout, ils ne pouvaient se dou­
ter à quel point Staline avait réussi à convaincre Roosevelt
et Churchill de sa « bonne foi » contre-révolutionnaire , sans
que d'ailleurs ils aient en même temps compris à quel point
cela n' impliquait en rien de sa part l' abandon d' une volonté
d 'expansion de son empire . D ' autre part, La Vérité
( 1 0 décembre 1943 , 15 janvier 1944) avait révélé une alimen­
tation de l'Allemagne en essence, via l' Espagne et le Portu­
gal, que les Alliés, pour le moins n'avaient pu ignorer. Aussitôt
après le Débarquement, les troupes américaines, qui avan­
çaient en rasant les villes sous leurs bombes, avaient désarmé
des maquis . Le 27 mai , l' aviation américaine écrasa les quar-

93
Le trotskisme, une histoire sans fard

tiers de Marseille où les militants ouvriers disputaient la ville


aux troupes allemandes : cinq mille victimes sous les
décombres, mais « aucun objectif ennemi égratigné » écrira
Charles Tillon qui ajoute : « Ainsi se trouve brisé un mouve­
ment populaire contre lequel [les] hitlériens [ . . . ] se trouvaient
impuissants . » De tels événements semblaient confirmer une
décision contre-révolutionnaire des Alliés, d 'où la mise en
garde du « Ils se valent » de La Vérité, de juin 1944, et le fait
que , sous la direction de Marcoux (Spoulber) qui vient du
POi, cet article ait souligné en même temps la tentative qui
était faite d'évincer de Gaulle lui-même (au profit du plus
réactionnaire Giraud), et d'empêcher la réalisation de son pro­
jet de parlement français. L'auteur du titre lui-même ne lui
donnait certainement pas le sens théorique d'égalité du fas­
cisme et de l'impérialisme bourgeois qu'il prend à distance,
mais était seulement une violente dénonciation des illusions
mises en les « libérateurs » . Il est de fait aussi que sa raideur
théorique avait son parallèle dans ses illusions sur les « libé­
rateurs soviétiques » , dont les drapeaux allaient, selon lui , se
mêler à ceux des prolétaires allemands soulevés . Un tel sché­
matisme jette une vive lumière sur sa démoralisation et l'in­
version de ses positions, moins de dix ans plus tard. Cependant,
ce gauchisme panique allait avoir des conséquences polé­
miques qui ne se sont pas éteintes soixante ans plus tard.
Il est donc bon de préciser, pour ceux qui n'ont vu et ne
verraient là que fantasmagories , que même si Roosevelt sur­
tout, et Churchill dans une certaine mesure , avaient compris
que Staline n'encouragerait aucune révolution, la division du
monde en deux blocs n'allait pourtant attendre pour se réali­
ser que deux ans après la guerre . Dès 1 944, ils craignaient
en débarquant à France , et après l' expérience de l'Italie , la
possibilité d'un grand mouvement révolutionnaire spontané
à partir des maquis FTP, et étaient effectivement prêts à l' écra­
ser s ' il se manifestait. C'est cette crainte qui favorisa l ' en­
treprise de De Gaulle, dont ils auraient pourtant aimé se passer.
Enfin, on sait comment, dans l ' Allemagne envahie , les États­
Unis allaient s 'efforcer de limiter la répression du nazisme
aux plus hauts dirigeants connus , et protéger, autant qu'ils le

94
L:épreuve de la guerre

pourraient, tous les criminels de guerre nazis des zones éco­


nomiques et scientifiques, ainsi que ceux qui étaient les moins
connus, laissant enfin s ' échapper jusqu' aux pires bourreaux
de la SS et de la Gestapo30 •
Contre-épreuve : un stratège , fort éloigné des trotskistes,
avait une perspective comparable à la leur, et une semblable
crainte , bien qu' avec des espoirs inverses . Personne d ' autre
que, précisément, ce général de Gaulle qui écrivit :
« Ils [nos alliés] se souciaient donc fort peu d ' y ajouter,
à l' improviste, des lots [de matériel qui alimentait la ba­
taille] à livrer aux Français. D ' autant plus que c'eût été
au profit d' unités tirées de nos forces de l' intérieur. Or,
pour les Anglo-Saxons , celles-ci ne laissaient pas de pa­
raître choquantes aux états-majors et inquiétantes aux
politiques. Sans doute avait-on, lors des combats de la
libération, fait passer quelques moyens aux "troupes de
la révolte" . Mais, à Washington et à Londres, il n'était
pas question, maintenant, de leur fournir de l'armement
lourd qu'on devrait faire venir d' Amérique en surchar­
geant les convois. Et qui pouvait assurer qu'un jour ces
forces hors série n' emploieraient pas à des fins subver­
sives la puissance qu'elles auraient acquise ? Surtout, en
remettant au gouvernement du général de Gaulle de
quoi équiper huit ou dix divisions nouvelles, il faudrait
prévoir qu'à la fin de l' hiver l'armée française aurait
doublé , qu' elle jouerait dans la bataille un rôle accru ,
peut-être décisif, et qu' alors on devrait admettre la Fran­
ce au règlement de l' armistice , ce que voulait éviter
Roosevelt3' . »
On ne saurait être plus clair : de Gaulle craignait à la fois
le soulèvement populaire et la mise de la France sous tutelle
et protectorat américains , et, à cette fin , les FfP avaient été
privés de parachutages d ' armes. Pour éviter l'un et l' autre des
deux périls conjugués , il allait mettre en œuvre une poli­
tique dont il faut admettre l ' intelligence , qui dépasse de loin
celle de ses partenaires de l 'heure et de ses successeurs . Mais
il faut remarquer aussi qu'il ne le put que grâce à l' aide ami­
cale de Staline, mettant le PCF à sa botte .

95
Le trotskisme, une histoire sans fard

Ce que la perspective d'un affrontement immédiat - com­


mune à la direction française et au secrétariat européen - mani­
festa, ce fut précisément la sous-estimation de l'efficacité de
la politique contre-révolutionnaire du stalinisme et de ses par­
tis communistes, et de leurs conséquences quant à la stabili­
sation pacifique des rapports de forces inter-impérialistes .
En France, dans chacune des deux organisations s ' était
constituée une opposition. Dans le POi , l' « opposition inter­
nationaliste » , dont Marcel Gibelin était le principal dirigeant ;
dans le CCI, une fraction dirigée par Henri Molinier, appuyée
sur le Groupe Octobre : elles allaient devenir la base de la
majorité du PCI.
Un événement très mineur, et qui de ce fait laissa d' autant
moins de traces que celles-ci furent effacées, dans un esprit
de conciliation, doit être éclairé maintenant en raison de l ' im­
portance qu'allait prendre son personnage principal de longues
années après : il s'agit de l' exclusion de Pierre Lambert (Bous­
sel) du CCI. Mis sur la touche de toute direction, comme nous
l ' avons vu , celui-ci se rallia en 1 943 à la tendance d' Henri
Molinier. Mais , chargé dans le CCI d'un groupe de formation
des stagiaires , lesquels, selon les principes du Comité, ne
devaient pas être impliqués dans les débats de tendance, il
brisa cette discipline en tentant de les gagner à la minorité .
L'une de ces stagiaires, Marguerite Bonnet, plus respectueuse
que Lambert des principes de l ' organisation , en informa la
direction . Il fut exclu sur cette base, et Henri Molinier lui­
même refusa de le défendre . Aussitôt après cette exclusion ,
Lambert se précipita pour demander son entrée dans le POL
La direction de celui-ci demanda à celle du CCI s'ils pou­
vaient accepter cette « adhésion » . Le CCI ne s'y opposa pas .
Mais, avec l 'esprit fractionniste qui n'a jamais cessé de domi­
ner son comportement politique, on trouve encore Lambert,
pendant l'été 1 944, donc après la fusion, dans une éphémère
fraction secrète avec la minorité du CCI et le Groupe Octobre ,
à laquelle participa aussi Roger Bossière, en rupture récente
avec le petit Groupe révolutionnaire prolétarien (qui avait
compté parmi ses membres Paul Thalmann et Maximilien

96
1..'. épreuve de la guerre

Rubel), et qui, ainsi, se trouva représenter brièvement le Groupe


Octobre au comité régional parisien du PCI .
Ces micro-événements s e trouvèrent dissous par l' unifi­
cation , dans le nouveau Parti communiste internationaliste
(PCI) , où, brusquement, les minorités des deux organisations
constituantes polarisèrent une nouvelle majorité, aux posi­
tions intermédiaires entre celles de l'ex-CCI et de l'ex-POI,
tendance il est vrai assez hétérogène, et dont Spoulber, appuyé
sur Raptis, devenait pour un premier temps le principal diri­
geant et théoricien. Le noyau dur du CCI constitua une mino­
rité pour un temps très bref, puis se rallia au congrès
d'octobre 1 944, laissant comme seule minorité l' ancien noyau
de direction du POI qui n ' avait pas accepté la condamnation
de sa conception de la question nationale.
La répression

Tout au long de la guerre , la répression saigna les rangs


trotskistes. Lors de la grande fusillade de vingt-sept otages à
Chateaubriant, en octobre 1 94 1 , se trouvaient l'instituteur
trotskiste Marc Bourhis et un militant du PCF qu 'il venait
de gagner : Pierre Gueguen. En septembre, Albert Bordes et
Henri Lebacher, typos de la première Vérité clandestine, furent
arrêtés et condamnés aux travaux forcés . Lebacher fut fina­
lement fusillé comme otage le 12 mai 1 942, tandis que Bordes
échappa vivant aux camps de Neuoffringen et d'Aichbach.
En janvier de cette année 1 942 , Jeanne Katz était arrêtée
à Montauban ; elle fit trois ans de prison et, déportée seule­
ment en 1 944, échappa ainsi à la mort à Ravenbrück. En avril,
Lucien Braslawski , Bella Lempert et Jules Joffe (responsable
de la fabrique des faux papiers) avaient été arrêtés, déportés ,
et allaient mourir à Auschwitz . E n juillet, Mieczyslaw Bor­
tenstein (Casanova), exilé polonais qui avait combattu en
Espagne, fut déporté à Auschwitz . En août, c'était le tour de
Pierre Barthélemy et de Jacques Lebrun , qui moururent aussi
en déportation, et de Mathias Corvin qui revint. En novembre
tombait Henri Souzin , membre de la direction du POI , qui
avait organisé une fraction révolutionnaire dans son syndi­
cat du bâtiment. Pour sa part, le CCI avait perdu Hans Alexan­
drowicz , arrêté au passage de la frontière des zones , trahi

97
Le trotskisme, une histoire sans fard

par les papiers qu'il portait cachés sur lui, et qui disparut à
Auschwitz-Birkenau . Cette même année 1 942 fut celle de la
décapitation-destruction de la zone sud du mouvement, dans
la traque déjà évoquée , et où, en plus du groupe des cinq empri­
sonnés (dont Demazière, les quatre autres étant ceux qui furent
assassinés par les staliniens), furent pris Gérard Bloch, Henri
Colliard, Maurice , Charles et Régine Felzenschwalde , Mar­
guerite Usclat et nombre d' autres qui disparurent sans que
l 'on sût leur nom.
Le congrès de fusion, en février 1 944, eut lieu entre deux
vagues d'arrestations , dont la première décapita le POI, avec
celle de Marcel Hic, qui mourut à Dora, David Rousset, Roland
et Yvonne Filiatre , qui survécurent. En revanche , la plupart
des militants bretons qui avaient mené le travail allemand
n' eurent pas cette chance et tombèrent, ainsi que les douze à
dix-sept soldats allemands gagnés par eux , et dont nous igno­
rons les noms. Robert Cruau fut abattu par les gendarmes alle­
mands ; Georges Berthomé , Yves Bodenès, Albert Le Floch
et Albert Goavec moururent à Buchenwald ; André Char­
pentier et Gérard Trévien en revinrent, ainsi que Marcel Beau­
frère , arrêté aussi en Bretagne , et, de Ravensbrück, Éliane
Ronel. Le délateur, autrichien, ayant eu la ruse de se faire don­
ner un contact à Paris pour son retour d'une permission simu­
lée, les arrestations s 'étendirent , à partir de filatures , à quatre
des membres la direction du POI , Marcel Hic , David Rous­
set, Roland et Yvonne Filiatre .
La seconde vague eut lieu presque immédiatement après
le congrès de fusion , en mars 1 944, secouant les faibles forces
du parti en cours d' unification . On ignore encore comment la
police découvrit que c'était dans l'atelier de peintre d'un sym­
pathisant, Samuel Mandelbaum, que s' effectuait la distribu­
tion des paquets de La Vérité. Le choix d'un tel lieu et d' un
tel système de distribution est de ceux qui justifient la condam­
nation par le CCI des fautes de clandestinité du POL La sou­
ricière installée dans l ' atelier de Sam fonctionna et permit
toute une série d' arrestations , dont celle de Pauline Karge­
man. En ce même mois furent arrêtés et déportés Maurice et
Renée Laval , Jacques Letellier ; en mai Marguerite Baget ; en

98
!.:épreuve de la guerre

juin Morand . . . L' ignorance des noms de certains militants ou


sympathisants arrêtés et disparus tient à la clandestinité du
système des triangles : si le responsable disparaît en même
temps que sa base, dont on ne connaît au-dessus que des pseu­
donymes, ils peuvent disparaître complètement pour l' orga­
nisation et pour l ' histoire .
Ce n'était pas fini, puisqu' il y eut encore des arrestations .
En juillet, Spoulber et sa compagne Janine. Lui , grièvement
blessé par la torture , réussit à s ' échapper pendant le som­
meil de ses geôliers , en glissant par une gouttière d'un
deuxième étage, puis réussit à se rendre chez Zeller. Janine,
elle, devint folle sous la torture et allait mourir à Ravensbrück.
Dans ce même dernier mois avant la libération de Paris, Mar­
tin Monat (Widelin) , pris et torturé par la Gestapo, abandonné
pour mort dans le bois de Vincennes, fut recueilli et conduit
à l' hôpital Rothschild où, dénoncé par un médecin, il fut repris
par la Gestapo peu de temps avant l' arrivée du groupe de mili­
tants qui avaient organisé son sauvetage, et disparut.
Les reproches faits par le CCI au POi quant à la respon­
sabilité qui lui incombait dans la plupart de ces arrestations,
pour son manque de rigueur quant aux règles de clandestinité,
étaient-ils mérités ? En partie, comme nous l'avons signalé.
Mais les raisons en furent dues le plus souvent à la légèreté
de certains jeunes militants plus qu' à un laxisme général . Et
l' examen de chaque cas montre de grandes différences dans
les causes des arrestations, sans oublier l' efficacité des traques
policières.
Dans le même temps , le secrétariat européen avait perdu
en Belgique deux de ses têtes principales : en mars, à Liège,
Ernest Mandel , et en juin, à Charleroi, Abraham Wajnsztok
(Léon) . Quand on considère la valeur que représenta Ernest
Mandel pour le trotski sme , on mesure en même temps ce
qui a été perdu avec Léon qui, en mourant à Auschwitz, lais­
sait derrière lui son incontournable thèse sur la Conception
matérialiste de la question juive 32•
Ce n' était pas seulement dans l'îlot franco-belge et des
Pays-Bas que le trotskisme avait été actif pendant cette guerre
mondiale, mais quasiment dans le monde entier. De la Chine

99
Le trotskisme, une histoire sans fard

et du Vietnam à la Grèce, sans contacts les uns avec les autres,


les trotskistes luttèrent et tombèrent à la fois sous les coups
des fasciste s , des alliés « démocratiques » (le Kuomintang
en particulier) , et sous ceux des staliniens. Dès le début de la
guerre, Staline avait fait massacrer systématiquement dans
ses camps tout ce qui était trotskiste et tout ce qui y était assi­
milé (portant la lettre T dans leur dossier) . Seul le désordre
bureaucratique permit à quelques-uns d 'échapper. En Alle­
magne et en Autriche , la répression avait précédé la guerre .
La section polonaise avait été entièrement détruite, et celle de
Tchécoslovaquie totalement décapitée. En Grèce, ce sont les
staliniens qui se chargèrent de tuer plus d ' une centaine de
trotskistes, et en Indochine tous ceux qui tombèrent entre leurs
mains. Le grand Ta-Thu-Thâu ne survécut dans le terrible
bagne colonial de Poulo-Condor que pour être exécuté peu
après sa l ibération par ordre de Hô Chi Minh. L'Angleterre
réserva sa plus implacable répression aux révolutionnaires de
ses colonies, et sur son sol se contenta de les emprisonner,
ainsi qu 'il en alla aux États-Unis, où les principaux dirigeants
du SWP passèrent plus d'un an en prison. Cela n'empêcha
pas le maintien d'une activité importante, dont celle des marins
de la « fraction maritime » du SWP, comme Sam Gordon, qui
entreprirent un travail de liaison décisif avec l'Inde, l'Afrique
du Sud, les Antilles, et jusqu' en URS S où des tracts furent
diffusés à Mourmansk. Sept de ces militants moururent en
mer, leurs navires étant coulés par des sous-marins allemands33 •
Toutes ces pertes font du mouvement trotskiste celui qui,
de tous ceux engagés dans les luttes de cette période, eut pro­
portionnellement le taux de déportés et de morts le plus élevé.
Dernière année de guerre dans la France l i bérée

La libération de Paris fut l ' objet d'un jeu de dupes. De


Gaulle ne voulait pas d'une insurrection parisienne qui livrerait
la ville au Parti communiste . Et pour y parer, ses représen­
tants , Alexandre Parodi , Georges Bidault, Jacques Chaban­
Delmas , entraînent les socialistes Daniel Mayer et Léo Hamon
et vont signer une trêve avec le général von Choltitz, gou­
verneur allemand de Paris , via le consul de Suède , derrière le
dos du Comité national de la Résistance, et sous prétexte d'évi-

1 00
l..'. épreuve de la guerre

ter un écrasement de la capitale sous les bombes . De leur côté ,


les chefs staliniens de la résistance de Paris, avec à leur tête
Roi-Tanguy , veulent, non seulement le soulèvement parisien ,
mais enfermer ce qui reste de troupes allemandes dans la ville,
quel que soit le coût humain que cela doive entraîner. Ces
contradictions, avec les allers-et-retours de forces allemandes
qui s 'efforcent d'évacuer Paris , tentant seulement de garder
ouvertes les voies de repli des troupes reculant devant l'avance
alliée, permettront une victoire facile à la Résistance, avec
des pertes limitées , quoique le plus souvent inutiles34•
Pendant ces journées, c'est dans les entreprises que le PCI
va exercer son action pour la création de comités ouvriers,
et leur armement, entraînant y compris les membres du PCF,
et non sans succès, en particulier dans le « rayon » de Puteaux­
Suresnes, base ouvrière du CCI, mais dont Bleibtreu est devenu
le principal responsable. Des rencontres, voire des ébauches
de comités inter-usines , eurent lieu dans les banlieues nord­
ouest et à partir de l'usine Renault, mais sans lendemain. Clan­
destinement, le PCF freinait toute activité ouvrière qui tendait
à prendre forme politique, d'où retombée dès que l'occupa­
tion eut pris fin. Le mot d' ordre de grève générale n'avait pas
eu , le plus souvent, l ' effet de faire occuper les entreprises ,
mais au contraire de les faire déserter. À peine y eut-il quelques
combats de ces milices dans les banlieues ouvrières , tel celui
qui devait coûter la vie à Hemi van Hulst, tué dans l'attaque ,
à Neuilly, d ' un nid de miliciens fascistes. La perte la plus
grave pour le mouvement fut en ces jours celle d ' Hemi Moli­
nier, responsable militaire du PCI nouveau né, fauché par un
obus.
C'est peu de jours après qu'un tueur stalinien faillit abattre
Roger Foirier, le rata, mais blessa gravement Marguerite
Bonnet.
Dès la libération de l' occupation allemande, la vie poli­
tique changea du tout au tout. Les contacts pouvaient être
repris ; plus de cloisonnements ; cellules et assemblées pou­
vaient fonctionner normalement. Dans les entreprises, les mili­
tants pouvaient apparaître , certes non comme trotskistes, mais
comme des militants d' avant-garde , organiser les syndicats ,

101
Le trotskisme, une histoire sans fard

voire créer des comités ouvriers , participer aux milices « patrio­


tiques » . Cependant, le PCI resta dans la clandestinité . Le
congrès d' octobre 1 944 , à une quasi unanimité, fit l ' autocri­
tique de la « faute politique faite par sa direction [du Parti]
pendant les événements d'août 1 944 » :
La direction n'a su sur aucun plan, et principalement ce­
lui de la presse, exploiter ces événements pour faire fai­
re au parti un pas en avant. La conséquence, c'est que
nous n'avons rien capitalisé après la tourmente d'août,
que nous sentons le poids du manque d'un organe légal
et qu'un certain découragement se fait jour chez les élé­
ments les plus faibles . »
Le handicap allait demander plus d'un an à être surmonté.
Mais comment comprendre cette erreur ? Par le terrible sen­
timent d' isolement, de situation à « contre-courant » du mou­
vement. À distance , et au vu de ce qu' allait être l ' année
suivante, il n'est d' ailleurs pas sûr qu ' il aurait été possible de
s'emparer d'une imprimerie de journal sans affrontement armé
avec les forces staliniennes . Craipeau lui-même, qui évoque
la possibilité de « pertes » dans une semblable aventure , ne
pose pas la question d'un possible échec qui aurait saigné le
Parti , puisque, pour une telle action , il proposait de prélever
des militants investis dans les entreprises.
Et sur le moment, de telles propositions spéculaient sur
une explosion sociale qui fut bien loin de se manifester. Le
climat politique fut d' abord à un joyeux patriotisme le plus
chauvin, porté par un Parti communiste voué au tricolore , et
dont les jeunes partisans obéissaient à leurs chefs sans deman­
der d ' explications quand on leur désignait qui que ce soit
comme traître .
Aussitôt après, ce fut un automne et un hiver gris , vécus
dans la misère continuée . La joie populaire se ranima un
moment avec la défaite définitive de l'Allemagne en mai 1945.
Dans le même temps, les poussées révolutionnaires apparues
en France comme dans tous les pays libérés, mais dispersées,
voire locales, avaient été éteintes ou étouffées , souvent bri­
sées par les soins des forces staliniennes, drapées dans l'au­
torité de leur résistance et du reflet des victoires de l ' Armée

102
!.'.épreuve de la guerre

rouge. En France, les adhésions au PCF furent massives. Il


allait bientôt compter un million de membres, qui n' étaient
certes qu ' un million de cartes, mais n'en représentaient pas
moins une poussée populaire formidable . Toutes les forces
bourgeoises ralliées autour de De Gaulle devaient compter
avec ce PCF. Si elles lui tenaient la dragée haute dans les
sphères du pouvoir en constitution , elles lui abandonnaient
d'autant plus facilement le contrôle du monde ouvrier qu'elles
en avaient besoin pour le tenir en laisse et qu' elles étaient
assurées de sa politique de collaboration de classes. De Gaulle
sut, de la bouche de Staline, en novembre 1 944, qu'il n'au­
rait pas de problème de la part du PCF. Devant sa grise mine,
en apprenant le retour de Thorez à Paris (qu'il avait cepen­
dant acceptée) , Staline lui avait déclaré : « Je me permets seu­
lement de vous dire que je connais Thorez et, qu'à mon avis,
il est un bon Français. Si j'étais à votre place , je ne le mettrais
pas en prison ! » Et de Gaulle précise qu'il ajouta avec un sou­
rire : « Du moins, pas tout de suite !35 ». Ce qui est bien carac­
téristique de l ' « humour » cynique si particulier de ! 'individu.
De Gaulle allait immédiatement vérifier combien le conseil
était bon. Bien qu'il traite ces « communistes » avec le plus
grand mépris dans ses Mémoires de guerre, il leur saura gré
des services qu'ils lui ont rendus en disant plus tard qu'il avait
dû utiliser ces « saboteurs », mais n'avait pas eu à s'en plaindre.
En effet, toute contestation sociale fut stoppée par eux en cette
période de fin de guerre.
Dans la perspective commune des affrontements de classes
au travers de la défaite de l' Axe, le POi et surtout le CCI (dont
la composition sociale était plus prolétarienne) , puis l'orga­
nisation unifiée avaient pratiqué un investissement militant,
aussi large que le permettaient les forces disponibles, dans les
grandes usines et entreprises . Partout, l' opération connut le
même succès . . . sans lendemain . Avant la Libération comme
dans sa suite immédiate , le succès tint d' abord à l'activité et
au comportement de ces militants qui acquirent autorité et
estime de leurs camarades de travail. Ce sont les trotskistes
qui, partout où ils s'étaient incrustés, comme en particulier à
Puteaux-Suresnes, impulsèrent l' occupation des usines. Mais

1 03
Le trotskisme, une histoire sans fard

dès la reprise en mains par les cadres du PCF, et le réveil de


leurs membres laissés en sommeil sur la ligne de collabora­
tion de classes, avec les mots d' ordre de « Relèvement de la
France » : «La grève est l' arme des trusts », «Travailler d' abord,
revendiquer ensuite » . . . les trotskistes se trouvèrent bloqués,
puis bientôt repérés et dénoncés comme hitléro-trotskistes .
Certes, dans bien des entreprises, la ligne stalinienne ne fut
pas acceptée d'emblée, et les cadres staliniens durent pendant
un certain temps faire montre de pédagogie , promettant que
ce n' était qu ' un moment à passer. Ainsi, à Marseille, où les
ouvriers avaient réquisitionné quinze usines, et où il fallut
attendre 1948 pour que le PCF parviennent à leur faire lâcher
prise. Partout , progressivement, ceux qui n ' acceptaient pas
d'être convaincus furent isolés, et naturellement aussi les trots­
kistes et les ouvriers qu'ils avaient réussi à convaincre autour
d'eux. Avoir pris sa carte du PCF pour se fondre dans « la
classe organisée » n' était pas une protection suffisante. Et la
répression commença qui put aller jusqu ' à la dénonciation
pour sabotage et à l' arrestation . Ainsi en advint-il de Daniel
Righetti , de Jean Lefebvre et de Brunet, tous trois militants
de l' usine d' aviation Arniot, qui passèrent quatre mois en pri­
son , d'avril à juillet 1 945 , malgré leurs changements succes­
sifs d' inculpation, d' atteinte à la sécurité extérieure de l' État
à la publication de journal sans autorisation, et en dépit de la
prise de position d ' un j uge d'instruction qui se refusa « à
instruire contre des communistes , alors qu'il ne l ' avait pas
fait sous l' Occupation ».
Le point le plus brûlant de cet affrontement fut celui de
la constitution des milices , que les trotskistes voulaient
« ouvrières » , et auxquelles les staliniens donnèrent le nom de
« patriotiques ». À partir des combats de la libération de Paris,
leur succès fut foudroyant. Pour les trotskistes, c' était là la
voie de l'armement du prolétariat. Mais pour quelle lutte ? Les
comités qui s' étaient créés dans quelques usines visaient à
exiger et assurer le ravitaillement ; peu se posèrent des pro­
blèmes d' autogestion36• Le PCF garda soigneusement le
contrôle des milices , distribuant les cartes et les brassards (tri­
colores) ainsi que les grades . Malgré les résistances à la base,

104
L'.épreuve de la guerre

elles ne survécurent pas au discours de Thorez , rentrant de


Moscou, et proclamant qu'il ne devait plus y avoir qu' « un
seul État, une seule armée, une seule police ». Par compro­
mis , elles seront transformées en « gardes civiles républi­
caines » . Un peu plus tard , la direction du PCF fera rentrer un
certain nombre de leurs membres dans les . . . Compagnies
républicaines de sécurité , les CRS .
En octobre 1 944 , le PCI tint son premier congrès . Il dut
constater qu'il n'y avait eu ni installation d'un protectorat yan­
kee sur la France, ni soulèvement anticapitaliste. Où était l'er­
reur . . . ? Non pas dans l ' absence de tensions de classes, avec ,
à leur pointe, l' élan des résistances et des guérillas radicali­
sées, car elles étaient bien présentes, aussi bien que la volonté
de changement social dans l' avant-garde ouvrière large. Elle
tenait à deux éléments propres à cette guerre. L'un , inattendu :
pas de capitulation du vaincu, mais son écrasement total dans
un vaste champ de ruines où toute une génération d' hommes
avait disparu , morte ou prisonnière ; les femmes et les survi­
vants assommés de terreur et de misère ; quant aux pays « libé­
rés », ils étaient eux aussi ruinés, assommés, et. . . sans direction.
Car l'autre différence avec la guerre précédente , c'était le sta­
linisme, dont l'efficacité terrible de la contre-révolution avait
été sous-estimée par Trotski lui-même. Le peuple soviétique
avait été atomisé comme classe, dépolitisé, dopé et drogué au
chauvinisme . Les minorités révolutionnaires qui restaient
étaient réduites au mutisme par la terreur37 • Ainsi, on verra les
troupes soviétiques qui, entrant en Allemagne, et voyant venir
à eux des cortèges de femmes portant des drapeaux rouges ,
les dispersèrent avec la pire violence. Le Komintern dissous
laissait en place tous les rouages du Stalintern , dissimulant sa
politique contre-révolutionnaire sous les voiles « attentistes »
d'une étape nécessaire , voire avec l' argument qu'il fallait
attendre le départ des troupes américaines , susceptibles d' écra­
ser des actions de classe.
La direction du PCI comme le comité exécutif européen
tinrent compte de tous ces éléments et admirent qu'il faudrait
du temps pour que les incontestables signes de radicalisa­
tion mûrissent et éclatent. Cette rectification s' opéra d' autant

1 05
Le trotskisme, une histoire sans fard

mieux que les dirigeants du début de la guerre étaient mino­


risés par ceux de la nouvelle majorité, dans laquelle appa­
raissait Marcel B leibtreu , qui avait quitté le POi , d' abord
repoussé par le mépris ouvriériste de Lucienne Abraham
(Michèle Mestre) , puis par son désaccord avec la ligne de
« libération nationale » , et ignorant la minorité qui se ras­
semblait autour de Gibelin.
La fusion avait été réalisée finalement au plein sens du
mot. Et les militants de l 'organisation qui sortait de l ' illéga­
lité se sentaient fraternellement unis, peu ou pas du tout impli­
qués dans les vieilles oppositions plus ou moins endormies
au sommet. Rodolphe Prager a rappelé comment Sherry Man­
gan , rentrant en France comme correspondant de guerre,
retrouva avec joie une organisation qu' il avait quittée en mor­
ceaux, réduite à rien , et qu'il craignait de retrouver décimée
par la répression. Il « fut extrêmement surpris de trouver un
parti unifié , rajeuni, combatif, déployant une forte activité
dans les entreprises . L'existence d'un SE élu par une confé­
rence des sections européennes ajouta à son enthousiasme,
sentiment partagé par la 1 1 • conférence nationale du SWP
de novembre 1 94438 » .
Les trotskistes avaient passé l ' épreuve de l a guerre mieux
que ne l' avait craint Trotski . Mais ils se trouvaient devant une
situation très différente de celle de la fin de la première guerre
mondiale. Paradoxalement, en France , on n'allait pas avoir
une nouvelle chambre « bleu horizon » , mais de centre gauche.
Inversement, le pouvoir ne voyait pas une gauche révolu­
tionnaire s 'opposer à lui , mais un bloc de partis réformistes
soumis à un Bonaparte new-look qui avait compris les risques
d' explosion sociale et que :
« Ou bien il serait procédé d' office et rapidement à un
changement notable de la condition ouvrière et à des
coupes sombres dans les privilèges de l'argent, ou bien
la masse souffrante et amère des travailleurs glisserait à
des bouleversements où la France risquerait de perdre ce
qui lui restait de substance39 • »
Il allait agir en conséquence .

1 06
L.'.épreuve de la guerre

Contrepoint de l'auteur

C'est immédiatement après la « débâcle » , au tout début


de l'Occupation , dans la seconde moitié de 1 940 , que j ' ai ren­
contré mes premiers trotskistes. Et ce fut par le biais du CLAJ,
dont j ' étais membre depuis 1 938 . Le plus étonnant, en ce
qui me concerne, c'est que mon club du Havre ne comptait
aucun militant organisé , si presque tous les courants de pen­
sée y avaient des représentants, sauf. . . les trotskistes ; le PCF
ayant pour sa part son groupe propre , très prolétarien, triste
et gris. De ce fait, jusqu ' à la guerre, les débats , tout passion­
nés qu'ils étaient, restaient amicaux. En revanche, j'étais de
ceux qui désiraient passionnément des rencontres inter-clubs,
dont je ne comprenais pas l' interdit des lointaines autorités
adultes. Ce fut la disparition de celles-ci sous le coup de la
défaite et de la mise en place du pouvoir pétainiste qui accorda
à notre mouvement quelques mois de démocratie paradoxale.
Très actif dans la formation d' une Union des clubs de Nor­
mandie, je rencontrai Maurice Laval qui vint à notre congrès
régional , à Bernay, nous expliquer un début de publication
d'un manifeste du CLAJ, dans Aujourd'hui, et que nous réprou­
vions.
Délégué au congrès national de décembre 1 940, j 'y vins
enflammé par la découverte du manifeste des JEUNES . Mon
intervention « abondanciste » tomba complètement à plat, mais
deux paires d' oreilles n ' y furent pas sourdes : celle d ' un
membre des JEUNES , Henri Thomas , qui prit discrètement
contact avec moi , et celle de Maurice Laval qui jugea que,
dans l'élection délicate du comité national , j'étais un « neutre »
fort éligible, et gagnable ultérieurement. Ma candidature posée,
je fus en effet élu à un comité qui ne se réunit jamais, la CLAJ
étant interdit par la police huit ou quinze jours plus tard .
Pourquoi ne suis-je donc pas devenu trotskiste en 1 940 ?
D' une part parce que les trotskistes que je croisai en ces deux
premières années me trouvèrent sans doute sans intérêt : ni
ouvrier ni vraiment intellectuel. Et il aurait d' autre part fallu
du temps, qui leur manqua, pour gagner un garçon qui avait
une tête pleine d' idées bizarres, et donc à clarifier. Lucienne
Abraham me heurta, lors de la réunion de la fraction trotskiste

1 07
Le trotskisme, une histoire sans fard

du congrès à laquelle je fus invité, en me faisant taire sans


répondre à ce que je disais ; Marc Paillet, venu dans mon club
après la fermeture du CLAJ pour nous inciter à passer à l' ac­
tion politique , trouva ridicule (à juste titre, quoique . . . ) ma
proposition de continuer clandestinement les AJ ; plus tard,
Rolande Depaepe se moqua de mon nietzschéisme au lieu
d'en faire la critique . Enfin , le seul qui m'avait trouvé inté­
ressant à « travailler », Maurice Laval , n'en eut pas le temps
et. . . s ' y prit mal , se méprenant sur ce que j 'étais, commen­
çant par le thème « oppression nationale » et le caractère « rela­
tivement positi f » de l ' opposition nationale dirigée par de
Gaulle. Pour élémentaire et hétéroclite qu' elle fût, ma for­
mation était violemment antibourgeoise et antimilitariste.
J'étais vacciné de longue date contre les discours patriotiques
qui nous arrivaient maintenant de Londres. Je me sentais, non
pas neutre, mais au-dessus de la mêlée . Les discours trots­
kistes les plus à gauche m' auraient gagné immédiatement. Et
ce sont ceux-là que je ne trouvai qu 'au début de 1943 chez
Henri Thomas , passé des JEUNES au Groupe Octobre qui
venait de se former.
Je consacrai mes loisirs des années 1 94 1 et 1 942, d' une
part à l 'étude de l 'histoire, de la philosophie et. . . des livres
« abondancistes » que m 'envoyait Henri Thomas , puis à des
débuts d ' études de chimie biologique , et d ' autre part à cet
« ajisme » clandestin qui, tout naïvement utopique qu'il était,
contribua tout de même à l' installation et à l' équipement de
bâtiments de fermes abandonnés en «refuges » (dans les Alpes
mancelles et à Saint-Mars-d'Outillé) , qui purent servir d'étapes
à des militants en route vers la frontière des deux zones : d'où,
pour moi , la rencontre de nouveaux trotskistes, dont Pauline
Kargeman et Samuel Mandelbaum, que je devais retrouver
trois ans plus tard . . . au retour de leur déportation.
Ma décision d' être réfractaire au STO ne fut donc pas poli­
tique, et encore moins « patriotique », mais purement person­
nelle : je vivais mon premier amour-passion et n'avais aucune
envie de m 'en éloigner. Cependant, le passage à la vie clan­
destine qu'elle m' imposa, m ' arrachant aux études que j ' avais
commencées , s ' accompagna d' une nette volonté de passer à

1 08
L:épreuve de la guerre

la résistance . Renversement dialectique de la propagande : les


affiches dénonçant les bandits bolcheviks , arrêtés et fusillés,
me firent rechercher, par esprit romantique, un contact du côté
du PC . Réfu gié à Paris , je retrouvai Henri Thomas qui eut
l' habileté de me passer des numéros de L'Humanité clan­
destine en même temps que de La Vérité, les premiers tracts
du Groupe Octobre et un ou deux bulletins intérieurs du CCI.
Le «À chacun son Boche » me fit trouver le journal stalinien
aussi raciste que la propagande collabo. Au contraire, les publi­
cations trotskistes me furent une révélation : ce fut mon « che­
min de Damas » . Je ne vis aucune des différences entre les
publications des trois formations , et donnai mon adhésion
immédiate au groupe de mon copain .
Sans autres faux papiers qu ' un faux sursis d'étudiant qui
s'épuisait vite, le sol de Paris me brûla bientôt les pieds , et
je dus me replier au sein d'un groupe d'ajistes passés aux FfP,
à Mérangle, en Eure-et-Loir, en emportant mes publications
trotskistes et un livre échappé au pilon, qui tombait entre mes
mains par un typique hasard objectif, sans couverture , page
de titre et nom d'auteur, mais dont le titre courant m'avait
retenu : L'An 1 de la Révolution russe, et dont j' ignorai pen­
dant deux ans que c' était l 'œuvre d'un certain Victor Serge
(dont le nom ne m' aurait d' ailleurs rien dit) . Avec ce seul
bagage marxiste, je commençai ma vie de propagandiste trots­
kiste . D'emblée ,je me trouvai en face de jeunes portant l ' en­
seignement stalino-nationaliste . Si je n ' eus pas de peine à
gagner mon compagnon de fuite , Wilfred Harding , encore
plus neuf que moi en politique, je crus parler dans le désert
dans ce séjour, qui dura à peine plus d'un mois. Pourtant, j'eus
la joie de découvrir, un an et demi plus tard, que l ' argumen­
tation que j ' avais semée avait levé dans le meilleur crâne du
groupe de ces « francs-tireurs » , le Suisse Frédéric Hanni, et
qu 'un second, André Jan , en tira aussi les leçons au vu des
événements de la Libération. En revanche, lors de cette étape
de mon retour vers Paris, en 1944, au sein de ce groupe devenu
petit maquis , un « pur » à qui je tendais la main la retira en me
disant : « Au revoir, traître ! » Frisson dans le dos, que je dédie

1 09
Le trotskisme, une histoire sans fard

aux conseilleurs postérieurs du « Il aurait fallu entrer dans les


FTP » .
D e fuite e n fuite e n 1 943 , j ' aboutis, avec enfin de bons
faux papiers - simplement me rajeunissant de cinq ans à -

Savigny-sur-Braye, dans le Loir-et-Cher où, pris comme comp­


table d ' une société laitière, je formai mon premier groupe
de jeunes, dont tous les membres adhérèrent au PCI après la
Libération. Pendant une année , je n'allais faire que de courts
passages à Paris .
Lors de l ' un d'eux , mon adhésion au Groupe Octobre fut
validée par Henri Molinier, qui m 'impressionna comme le
premier vrai révolutionnaire que je rencontrais . Il m ' interro­
gea soigneusement, m 'informa des risques que nous courions,
et me donna des directives strictes de clandestinité (dont j'avais
bien besoin). Lors d'un autre voyage, je fus conduit chez Henri
Claude et présenté aussi à Jean Maillot. Je revins encore pour
assister à une unique assemblée du Groupe, qui se tenait dans
un grand bureau . Nous étions soit moins de vingt, et sans doute
pas plus de quinze.
Alors que les trois organisations trotskistes venaient de
fusionner, les arrestations de mars 1 944 me coupèrent de mon
unique contact, Henri Thomas, mon « sommet de triangle »,
qui avait dû s 'enfuir. Avec Wilfred, mon second de base de
triangle , nous continuâmes notre travail dans notre petit groupe
de jeunes . Un autre hasard objectif me fit rencontrer Hoang
Don Tri (d'où une longue amitié qui durera ce que durera notre
vie) . Mais le strict cloisonnement du groupe vietnamien ne
me permit pas de renouer par lui le contact avec le nouveau
parti . Le débarquement allié en Normandie me décida à ten­
ter l ' aventure du retour à Paris, où je réussis à retrouver l' im­
meuble de Henri Claude, et ainsi Henri Claude lui-même.
Ainsi retrouvé moi-même, je fus caché chez l ' amie fran­
çaise de Mauricio , le temps que l ' on me fasse de nouveaux
faux papiers . On m 'expliqua qu'il fallait s 'investir en milieu
ouvrier pour préparer l' insurrection libératrice , « pour que la
défaite d'Hitler soit la victoire des travailleurs », comme allaient
le crier La Vérité et nos affiches . Je fus d'accord pour aller
m 'embaucher comme terrassier sur les chantiers de La Cha-

1 10
L.'.épreuve de la guerre

pelle et de La Plaine , et versé au « rayon Nord » dont le res­


ponsable était Pierre Lambert. Je dus passer devant la com­
mission qui filtrait tous les militants du parti unifié. Mes deux
« contrôleurs » étaient Marcel Gibelin et Jacques Grinblat.
Je perçus , sans bien la comprendre , une tension entre mes
interrogateurs . Je sentais que mon appartenance au Groupe
Octobre faisait problème à Grinblat. J'ignorais que les membres
de l'ex-Groupe avaient formé une fraction avec des minori­
taires de l'ex-CC! . Quant à mon sondage théorique, il porta
sur la théorie de la Révolution permanente, et j ' y fus lamen­
table . C ' était pourtant le seul livre trotskiste que j ' avais lu ,
prêté par Tri , pour qui , en tant que Vietnamien, c' était évi­
demment le livre essentiel. Mais moi , faute de toute base
marxiste , je n'en avais pas compris le fond. Je dus sûrement
à Gibelin d' être tout de même admis comme militant, et non
à titre de stagiaire , sur le rapport de ce que j ' avais fait.
Dans les conditions de travail de cette époque, je me cou­
lai assez aisément dans ma fonction de terrassier, et assez habi­
lement pour ne pas dévoiler mon trotskisme tout en me liant
avec les militants du PCF, aussi clandestins que moi. Je ne fus
pas soupçonné d' être un des auteurs des tracts du PCI , semés
sur le chantier avant la prise du travail . Mais je devins assez
connu par mon travail de « bouton de veste » pour qu ' au len­
demain de la Libération je sois élu en tête aux élections de
délégués, au grand étonnement des hommes du PCF qui avaient
trop bien observé les consignes d' attentisme . Sans peine , je
les convainquis de la nécessité de créer une milice des chan­
tiers, que les consignes du centre de Saint-Denis rendirent
« patriotique » . La nôtre disparut, sans avoir rien fait, avec le
discours de Maurice Thorez , rentré de Moscou .
Tous les trotskistes que j ' avais rencontrés depuis mon
entrée dans le mouvement et jusqu 'à la libération de Paris
m' avaient impressionné par leur caractère et leurs connais­
sances. L'estime qu'ils m' avaient inspirée demeura, voire se
renforça ultérieurement. Un seul m' était apparu comme peu
sérieux : mon responsable de rayon , Lambert . Je devais
apprendre plus tard que, s'il s' était lui aussi investi dans une
entreprise, il n ' y avait pas fait, comme tous les autres , un

111
Le trotskisme, une histoire sans fard

travail d'implantation à la base, mais avait trouvé le moyen


de se mettre en contact avec l' appareil clandestin de la CGT
et d'y monter, sous le pseudonyme de Temansi, et. . . si haut
que notre direction découvrit tout à coup que ce trotskiste,
sous sa fausse identité , était sur le point de devenir membre
de la direction confédérale , ce qui aurait pu être la source d'un
énorme scandale, avec l ' accusation de provocation . Il fallut
faire disparaître Temansi de la circulation .
Ma première participation à la vie démocratique du PCI
fut la discussion et le vote pour le congrès d ' octobre 1944.
Dans l' assemblée de mon rayon , c'est Roger Poirier (Roland)
qui vint défendre la position de la minorité CCiste. Il le fit de
façon peu convaincante , et je pense, l ' ayant bien connu plus
tard comme un esprit fin , que c 'est parce qu'il n ' était pas lui
même convaincu de la validité des thèses de ses plus proches
camarades . D' autre part , j ' avais eu une discussion avec je
ne sais plus lequel des anciens du Groupe Octobre qui m'avait
dit que la majorité croyait que nos positions étaient proches
de celles de l ' ex-CCI, mais qu'il n 'en était rien. Je n' en fus
que plus à l ' aise pour voter les thèses de la majorité .
L'histoire et les écrits critiques

Il y a peu d'histoires consacrées au seul sujet des trots­


kistes pendant la deuxième guerre mondiale. Le meilleur
ouvrage est incontestablement le Contre vents et marées ( 1938-
1 945) d'Yvan Craipeau (Paris , Savelli, 1 977), malheureuse­
ment épuisé, auquel on ne peut guère reprocher que quelques
erreurs que nous nous sommes efforcés de corriger, quelques
partis pris « fractionnels » touchant la période de l'unification
dans le PCI, et une minorisation , touchant à l' effacement, de
Marcel Gibelin dans son rôle de dirigeant central pendant toute
cette période de guerre. Cet ouvrage est heureusement com­
plété par la publication en fac-similés de la collection de La
Vérité ( 1 940- 1 944) (Paris , EDI, 1 978) , ainsi que, bien que
limitées par leur objet même, par les introductions de Rodolphe
Prager à L'Internationale dans la guerre (1940-1 946) , tome
2 des Congrès de la Quatrième Internationale (Paris, La
Brèche, 1 98 1 ) , où sont rassemblés les textes essentiels des
organismes internationaux de la période . Le mémoire de maî-

1 12
l..'.épreuve de la guerre

trise d' histoire de Jean-Michel B rabant, « Les Partisans de la


IV• Internationale en France sous ! ' Occupation (POI, CCI,
groupe Octobre) et leur fusion ( 1 940- 1 944) » , inédit, est un
bon travail sur le sujet. Il comporte cependant un certain
nombre d 'erreurs, importantes surtout en ce qui concerne le
Groupe Octobre .
L'ouvrage de Jacqueline Pluet-Despatins, Les Trotskistes
et la guerre, 1940-1944 (Paris, Anthropos, 1 980), longtemps
seul, a ainsi presque fait fonction d' « histoire officielle » . Bien
qu'en apparence son information semble large, elle est cepen­
dant loin d' avoir l'exhaustivité que lui aurait permise l'époque,
et elle favorise largement les sources « lambertistes » avec
ce que cela implique comme erreurs et adultérations plus ou
moins importantes. Mais le pire défaut de ce livre réside dans
son point de vue « résistantialiste » . Ainsi, Jacqueline Pluet­
Desplatins trouve « paradoxal » que, pendant la première année
d' occupation , les trotskistes aient dénoncé le « neutralisme »
et le « pacifisme » du PCF, alors qu' eux-mêmes reconnais­
saient une oppression nationale de la France . Elle ne semble
pas mesurer l 'importance de la différence entre neutres et paci­
fistes d 'une part, et d ' autre part la lutte contre l' oppression
nationale en termes de classe. Cette « incompréhension » prend
sa source dans le camouflage de la politique collaboration­
niste du PCF, dont elle accepte les propres interprétations
alambiquées dans le chapitre qu'elle lui consacre . Cela s'ajoute
à la critique de la non-participation à la « Résistance natio­
nale » , qu'elle martèle sans comprendre qu 'elle n' aurait été
possible qu 'en devenant des petits soldats « entristes » , muets
ou . . . morts .
Parmi les histoires générales du trotskisme, toutes insa­
tisfaisantes par leur superficialité ou leur hostilité, celle de
Frédéric Charpier (Histoire de l'extrême gauche trotskiste, de
1 929 à nos jours, Paris, É ditions 1 , 2002) mérite une place
particulière pour la part qu'il donne à la période de la guerre
mondiale. Son histoire a deux sources principales, les archives
des Renseignements généraux, auxquelles il semble avoir
eu un accès aisé et large, et des interviews sélectives qui font
la plus large place aux anecdotes croustillantes. Malheureu-

1 13
Le trotskisme, une histoire sans fard

sement, ce matériel utilisé sans vérifications, est bourré de


fantaisies , d'erreurs , d'extrapolations , assez typiques du jour­
nalisme à sensation, qui font de son livre un roman dépourvu
de toute valeur historique. Sur cette période de guerre en par­
ticulier, et en dehors de l 'histoire de la traque policière de la
zone sud, dont la documentation policière est très détaillée, il
a donné , avec gourmandise, une si belle part aux affabulateurs
que les survivants n'en croient pas leur mémoire . En revanche,
Gibelin y fait l ' objet d ' une anecdote ridicule , dont notre
enquête nous a révélé le caractère calomniateur, mais qui a
permis à l'auteur d'en tirer une conclusion générale de médio­
crité de l' activité du PCI .
Nous avons cité ci-dessus un certain nombre de Mémoires :
ils sont tous importants , dans les limites évidentes, d'une part
de la compréhension que leurs auteurs ont eue de ce qu'ils ont
vécu (ce qu'on peut appeler l ' effet « Fabrice Del Dongo à
Waterloo ») ; d'autre part de leur évolution ultérieure, qui a pu
en amener certains à la révision de leur passé, que ce soit dans
le registre de l ' ironie ou de l ' aigreur.
Laurent Schwartz, dans son Un mathématicien aux prises
avec le siècle (Paris, Odile Jacob, 1 997 ) , exprime fort bien
les contradictions , entre désir d'action, y compris armée , et
l' impossibilité de le faire sans renoncer à notre propre voie,
écrivant :
« Quand la Résistance, beaucoup plus tard , s'étoffa,
j' aurais peut-être pu entrer dans le maquis, en cachant
mes idées bien entendu, tout en les exprimant sous une
forme un peu raisonnable [sic] . Mais ces groupes étaient
en général en alliance étroite avec les Anglais, rece­
vaient d'Angleterre du matériel et des armes, donc dé­
pendaient des Anglais, et nous n'étions pas prêts à faire
cela. »
Et plus loin :
« Nous pouvions naturellement rejoindre le maquis, ce­
lui du Vercors, celui d' Aiguillères. On pouvait y entrer
sans révéler sa tendance politique , essayer de répandre
quelques idées "saines" parmi les autres, sans être éti­
queté, car la plus grande tolérance y régnait concernant

1 14
!..'. épreuve de la guerre

les opinions personnelles ; mais les communistes ont as­


sassiné des trotskistes, et n' auraient pas hésité à se dé­
barrasser d'eux s'il y en avait eu davantage . »
Pui s , avouant son balancement (<de luttais contre moi­
même, au milieu d ' i nextricables complications p sycholo­
giques »), il résout la difficulté, alors que, mémorialiste, il a
rompu de longue date avec le marxisme, en invoquant la langue
de bois , l ' extrémisme et le sectarisme des idées qu ' il parta­
geait alors.
Les Mémoires de Fred Zeller, Trois points, c 'est tout, s ' ef­
forcent de justifier son aventure douteuse du MNR. Il comble
l ' absence de son activité ultérieure par de magnifiques anec­
dotes sur les services , d ' ailleurs incontestables , qu ' il a pu
rendre successivement ensuite à Yvan Craipeau , puis à Spoul­
ber. Rien pourtant qui puisse cacher que, dès ce temps, il n ' ap­
partenait plus au mouvement trotskiste.
Un cas particulier est celui du volume d ' i nterviews de
Pierre Lambert par Daniel Gluckstein, sous le titre Itinéraires
(Paris, Le Rocher, 2002) ; Lambert y est particulièrement flou,
et quasi muet sur sa vie militante pendant la guerre, dont il est
pourtant le seul acteur cité .
Il est, bien entendu, impossible de traiter comme des livres
d' histoire les pamphlets des ennemis du trotskisme, tel celui
qui a eu le plus d'écho , Les Trotskistes, de Christophe Nick
déjà cité , dont il faudrait deux fois le volume du livre pour
répondre aux erreurs de faits , de noms , aux incompréhensions,
calomnies et suggestions haineuses diverses . Toutefois , ce
pamphlétaire étant allé jusqu 'à oser écrire et répéter que, pour
les trotskiste s , le génocide des Juifs avait été un détail, citons
à ce propos le témoignage de Schwartz :
« Pendant toute la guerre, je ne sus pas qu'il existait des
chambres à gaz. Georges Glaeser nous avait livré les in­
formations qu'il possédait : les déportés étaient envoyés
dans les mines de sel de Pologne où ils travaillaient si
dur qu'ils étaient décimés . Nous avons cru cela quelque
temps . Lorsqu 'on déporta les enfants , nous avons com­
pris qu' on les envoyait à la mort, mais nous ne savions

1 15
Le trotskisme, une histoire sans fard

pas laquelle . Les horreurs que nous révéla la fin de la


guerre étaient tout simplement impensables . »
Le livre de ce monsieur Nick appelle au-delà une remarque,
assez générale quand il s ' agit d' auteurs pour qui , comme
lui, la politique ne se comprend que comme luttes pour le pou­
voir. Ces sortes de gens ignorent les luttes d'idées , qui font
pourtant l' essentiel de la vie des marxistes. Bien entendu , dans
les organisations trotskistes, comme dans les autres, le goût
du pouvoir peut se manifester. Mais il est le plus souvent
second par rapport aux idées et orientations défendues. Et il
peut être totalement absent chez certains militants . Le cas de
Marcel Gibelin est , à cet égard, typique . Attribuer son oppo­
sition à Craipeau ou Hic , dans le POi, à une volonté de pou­
voir est totalement ridicule . Si Gibelin eut un défaut , du point
de vue politique, ce fut, malheureusement, le plus exactement
contraire : un refus du pouvoir acquis par la lutte intérieure ,
et purement organisationnelle . Il était un homme d' action et
de conviction . Il détestait et méprisait tout ce qui était lutte
intestine .

1 16
4

Deux ans d'équilibre mondial


contre- révolutionnaire ( 1 945 - 1 947)

L'état du monde

La deuxième guerre mondiale se termina en mai en


Europe, en août en Asie . Elle avait fait entre 40 et 5 2 mil­
lions de morts , dont la grande majorité de civils . Cette dif­
férente colossale de chiffres et de ceux qui suivent montrent
à quel point ces si gigantesques massacres sont difficiles à
chiffrer. Vingt à trente millions en URSS dont plus de la
moitié de civils , et cinq à neuf millions en Allemagne dont
au moins trois de civils. La Pologne vient en troisième posi­
tion avec quatre millions dont trois de civils . La France
en septième position avec entre 500 000 à 6 3 5 000 morts
dont 250000 (?) tombés au combat et 385 000 civils ( 1 60000
sous les bombardements ou massacrés par les occupants ;
1 50 000 en camps de concentration et 75 000 en camps de
prisonniers) , elle compte aussi 585 000 invalides. Il semble
que sur les sept millions de morts en déportations en Alle­
magne , la « Solution finale » d 'extermination des Juifs, ce
plus grand de tous les génocides connus, en ait entraîné
près de six millions. Dans le Goulag stalinien, c 'est 600 000
morts qui sont alors répertoriés pour la période de 1 94 1 à
1 943 (mais le chiffre semble extrêmement minoré . Il faut
d' ailleurs y ajouter ceux de 1 938 à 1 94 1 , que l ' on ne donne
pas séparément, et qui comportent les fusillades en masse
des opposants politiques . C' est à plusieurs millions qu'il
semble qu ' il faut élever le total). Les deux bombes ato-

1 17
Le trotskisme, une histoire sans fard

miques sur Hiroshima et Nagasaki ont fait 1 1 5 000 morts


immédiates et 1 1 0 000 blessés dont une grande partie mou­
rurent dans les mois et années suivantes . C ' est dire qu'en
dehors de l ' Amérique et de l'e ssentiel de l ' Afrique, les
populations du monde sont sorties de cette guerre réduites
à une plus ou moins grande misère, condamnées à vivre
dans un chaos de ruines .
Cette guerre , la plus effroyable de tous les temps , avait
vu s ' opposer deux systèmes de destruction massive . Le
nazisme avait perpétré , sur la base d' une théorie raciste
absolue , le plus systématique génocide des populations
juives de l'Europe . Mais il ne faut pas se cacher que, dans
la logique de ce système , les Juifs n'étaient que la première
des « races inférieures » à détruire. Les Tsiganes furent aussi
l ' objet d'un génocide . Et celui des Slaves aurait suivi si
le nazisme avait duré . Cela avait été complètement sous­
estimé par les grands impérialismes qui n' avaient long­
temps vu en l ' hitlérisme q u ' une dictature , traitée avec
mesure , voire aidée , en tant que bon bouclier, voire fer de
lance contre le « bolchevisme » . Quand le péril s 'avéra mor­
tel pour eux , les impérialismes n' eurent d ' autres solu­
tions que d ' opposer au nazisme les moyens , à la fois de
ce que de Gaulle appela « la force mécanique » , puis des
moyens de terreur : villes sans objectifs militaires rasées,
d' abord par bombardements des forteresses volantes (dont
la destruction de Dresde , par bombes au phosphore, fit entre
50 000 et 250 000 morts - le chiffre le plus bas est évi­
demment le chiffre officiel, « politiquement correct » , mais
qui parait bien invraissemblable pour une ville de 800 000
habitants entièrement rasée), puis par les bombes atomiques
sur le Japon. En cela cette guerre mondiale anticipait les
guerres partielles à venir.
Dans l ' union sacrée contre le nazisme, la guerre terro­
riste des impérialistes fut acceptée comme allant de soi ,
voire admirée comme preuve de supériorité technoilogique
et comme punition des puissances du mal . La Vérité fut

1 18
Deux ans d'équilibre mondial contre-révol utionnaire

très seule en France à dénoncer, dès le 12 septembre 1 945 ,


les « terrifiants effets » de la bombe atomique, comme « ce
qui constitue le plafond que peut atteindre la civilisation
du capitalisme pourrissant » . Elle dénonçait en même temps
l' illusion des bonnes âmes qui s ' émeuvent sans « dénon­
cer le monstrueux régime qui engendre de telles mons­
truosités [et qui] émettent l ' idée que la bombe atomique
rend les guerres impossibles et, par conséquent, que nous
connaîtrons la paix définitive » , puis comparant les mas­
sacres des adversaires, concluait : « Tant que le capitalisme
restera debout, il n'y aura pour l 'humanité que souffrance
et barbarie . »
Les trois puissances victorieuses, États-Unis, Grande­
Bretagne et URSS se mettront d' accord à Yalta , en
février 1 945 , et à Postdam , en juin , quoique non sans
tiraillements entre Churchill et Roosevelt d'une part, et Sta­
line de l' autre , pour se partager leurs zones d'influence et
redessiner la carte politique du globe. L' Allemagne sera
partagée en quatre zones d'occupation. Les trois puissances ,
qui s' adjoignent la Chine du Kuomintang, créent !' Organisa­
tion des Nations unies en juin . La France, en la personne
de De Gaulle, s'ajoute après-coup aux quatre fondateurs ,
dans une grande mesure grâce à l'URSS qui comptait sur
elle comme un élément de l' équilibre en sa faveur. Cet équi­
libre mondial semble alors établi . Il durera moins de deux
ans .
En fait, le monde était déjà partagé en deux zones : l'une
dominée par les impérialismes capitalistes, et l' autre par
l'URS S . L'écrasement de toutes les tentatives révolution­
naires avait constitué un accord non écrit, mais effectif,
entre les compères. Ainsi les Anglais purent librement écra­
ser la résistance communiste de la Grèce que, dans le mar­
chandage général , Staline avait abandonnée à l'Angleterre ,
de longue date sa « puissance protectrice » , après que les
forces qu'il contrôlait aient fait le plus grand massacre euro­
péen de trotskistes. Par ailleurs, il avait fait s ' arrêter ses

1 19
Le trotskisme, une histoire sans fard

troupes sur la Vistule , laissant aux troupes allemandes le


temps d' écraser le soulèvement nationaliste polonais dans
Varsovie . Un seul pays restait « entre parenthèses » : la You­
goslavie, « accordée » à l'Ouest par Staline , mais où le pou­
voir de fait était entre les mains des forces communistes de
Tito , qui fit la sourde oreille aux exigences de remise du
pouvoir au « gouvernement» du roi Pierre, en exil à Londres.

La France dans ce monde


Si de Gaulle a pu réussir à réintroduire la France dans
le concert des nations , c'est qu ' il a réussi le coup de poker
- grâce à l ' appoint stalinien - d'y éviter un soulèvement
révolutionnaire général . Il y revient à plusieurs reprises
dans ses Mémoires de guerre . Il savait quel était l'état d' es­
prit de la classe ouvrière :
« Le désastre de 1 940 apparaissait à beaucoup comme la
faillite, dans tous les domaines, du système et du monde
dirigeants . On était donc porté à vouloir les remplacer
par d'autres , d'autant plus que la collaboration d'une
partie des milieux d'affaires avec les occupants , l 'étala­
ge du mercantilisme, le contraste entre la pénurie où
presque tous étaient plongés et le luxe de quelques-uns ,
exaspéraient la masse française. [ . . . ] L' aversion à
l'égard des structures d'autrefois s 'est exaspérée dans la
misère, concentrée dans la résistance , exaltée dans la li­
bération' . »
De Gaulle crut d' abord que l e Parti communiste vou­
lait s' appuyer sur cette exaspération et la diriger vers une
prise du pouvoir. Pour y parer, et dès Alger, il avait intro­
duit « des communistes parmi les membres de [son] gou­
vernement » . Mais dès qu ' il eût rencontré Staline, il n'eut
plus de crainte de voir les « communistes » menacer son
pouvoir. S ' il insiste encore dans ses Mémoires sur les
attaques dont il est l 'objet de leur part, c'est moins par illu­
sion sur leurs objectifs que pour souligner ses mérites et
son prestige propres et la quasi-unanimité du ralliement

1 20
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

qu'il réalise. Il faut entendre que tout vient de lui et qu ' au­
cune force n ' est capable de lui résister :
« Les choses étant ce qu 'elles sont, j ' entends employer
au salut public tout ce qui en est capable. Bien entendu,
les communistes ne sauraient en être exclus, dans cette
période où la substance de la France serait gravement
compromise si le peuple tout entier ne se mettait à la be­
sogne, a fortiori si la guerre sociale le déchirait. Non
point que je me fasse d' illusion au sujet du loyalisme du
"parti". Je sais très bien qu'il vise à saisir le pouvoir to­
tal et que, s' il m' arrivait de fléchir, il monterait tout de
suite à l' assaut. Mais la participation qu 'il a prise à la ré­
sistance, l'influence qu'il exerce sur la classe ouvrière,
le désir qu 'éprouve l' opinion et que je ressens moi­
même de le voir revenir dans la nation , me déterminent
à lui donner sa place dans le travail de redressement .
Ruant, mordant, se cabrant, mais attelé entre les bran­
cards et subissant le mors et la bride, il va donc , lui aus­
si, tirer la lourde charrette . C'est mon affaire de tenir les
rênes. [ . . . ] Assurément, jour après jour, les commu­
nistes prodigueront les surenchères et les invectives. Ce­
pendant, ils n'essaieront aucun mouvement insurrec­
tionnel. Bien mieux, tant que je gouvernerai , il n'y aura
pas une seule grève. [ . . . ] Dès lors qu'au lieu de la révo­
lution les communistes prennent pour but la prépondé­
rance dans un régime parlementaire, la société court
moins de risques . Il est vrai que, sur ma route, ils multi­
plieront les aspérités et mèneront, à la cantonade, une
campagne de dénigrement. Pourtant, jusqu 'à mon dé­
part, ils se garderont toujours de méconnaître mon auto­
rité ou d ' insulter ma personne . Partout où je paraîtrai ,
leurs représentants seront là pour me rendre hommage et
leurs électeurs , dans la foule, crieront, eux aussi : "Vive
de Gaulle ! " Quant à Thorez, tout en s' efforçant d' avan­
cer les affaires du communisme, il va rendre, en plu­
sieurs occasions, service à l' intérêt public. Dès le lende­
main de son retour en France, il aide à mettre fin aux
dernières séquelles des "milices patriotiques" que cer­
tains, parmi les siens, s'obstinent à maintenir dans une
nouvelle clandestinité. Dans la mesure où le lui permet

121
Le trotskisme, une histoire sans fard

la sombre et dure rigidité de son parti, il s'oppose aux


tentatives d'empiétement des comités de libération et
aux actes de violence auxquels cherchent à se livrer des
équipes surexcitées . À ceux - nombreux, - des ouvriers ,
en particulier des mineurs, qui écoutent ses harangues , il
ne cesse de donner pour consigne de travailler autant
que possible et de produire coûte que coûte . Est-ce sim­
plement par tactique politique ? Je n'ai pas à le démêler.
Il me suffit que la France soit servie2• »
Aussi , on comprend pourquoi de Gaulle ne tint aucun
compte , à la fin de 1 945 , des cris d' orfraie jaillis du PCF
protestant contre son refus de ne lui accorder aucun des
ministères décisifs du pouvoir. Il savait à coup sûr que
ces protestations n'étaient destinées qu'à la galerie ouvrière.
Et il raconte comment, devant sa fermeté
« les communistes en tirèrent immédiatement les consé­
quences . Dès le lendemain [de son discours à la radio du
1 8 novembre] , leur délégation vint me dire qu ' ils étaient
prêts à entrer dans mon gouvernement en dehors de tou­
te condition et que je n'aurais pas de soutien plus ferme
que le leur » .
Et e n effet, dès l e 1 5 décembre , alors que les fonction­
naires se proposaient d' entrer en grève générale , et que
de Gaulle brandissait contre eux l ' interdiction de la grève
et le châtiment de contrevenants , tandis que des ministres
socialistes menaçaient en retour de démissionner :
« Par un étrange détour, au moment où une crise grave
paraissait inévitable, le soutien des communistes me
permit de la surmonter. Au sein du Conseil, qui tenait
une nouvelle séance, Maurice Thorez affirma soudain
qu'il ne fallait point céder à une pression intolérable et
que, moyennant quelques menus aménagements, les
propositions proposées par le ministre des finances et
approuvées par le Président devaient être entérinées . Du
coup, la perspective d'un éclatement du cabinet s'éloi­
gnait à l 'horizon. L' après-midi , au Vélodrome d'hiver,
alors que les orateurs , mandatés par les syndicats et liés
au Parti socialiste, avaient invité l 'assistance à cesser le

1 22
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

travail et à entrer en conflit avec le gouvernement, le re­


présentant communiste, à l 'étonnement général , s'en
prit vivement aux agitateurs . "Pour les fonctionnaires,
déclara-t-il, faire grève, ce serait commettre ; un crime
contre la patrie !" Puis, à la faveur du désarroi produit
par cet éclat imprévu du "parti des travailleurs", il fit dé­
cider que la grève était, tout au moins, différée3 • »
Il faut reconnaître que cet appui accordé de Moscou
n' aurait pas suffi à asseoir son pouvoir s' il n' avait pas mené
sa politique d'équilibre bonapartiste avec une extrême habi­
leté . Dès son arrivée en France, augmentation des salaires
et. . . « emprunt de la Libération » pour assurer la monnaie ;
intégration dans l' armée de 300 000 (?!) jeunes des « forces
de l' intérieur » et . . . formation des Compagnies républi­
caines de sécurité ; contrôle de l' épuration qui fait passer
les exécutions de miliciens et de collaborateurs des 10 842
abattus dans les combats du maquis ou par jugement popu­
laire sommaire , à 779 en vertu de jugements rendus par les
Cours de justice et les tribunaux militaires . De Gaulle admet
que ce dernier chiffre est « très limité , il est vrai , par rap­
port au nombre des crimes commis et à leurs affreuses
conséquences » , mais il justifie tout de même la limite de
cette « épuration » , expliquant « qu'il s' agissait d'hommes
dont la conduite ne fut pas toujours inspirée par des motifs
de bas étage » :
« De ces miliciens, fonctionnaires, policiers , propagan­
distes, il en fut qui répondirent aveuglément au postulat
de l 'obéissance. Certains se laissèrent entraîner par le
mirage de l' aventure. Quelques-uns crurent défendre
une cause assez haute pour justifier tout. S ' ils furent des
coupables , nombre d'entre eux n'ont pas été des lâches .
Une fois d e plus, dans le drame national , le sang fran­
çais coula des deux côtés. La Patrie . . . approuve leur
châtiment, mais pleure tout bas ces enfants morts•. »
On comprend ainsi le fonctionnement de la justice en
deux temps : 2 07 1 condamnations à mort et 1 303 grâces
gaulliennes ; 39 900 condamnations à la détention, que de

1 23
Le trotskisme, une histoire sans fard

Gaulle dit « équitables et modérées » en les comparant aux


55 000 de la Belgique et au 50 000 des Pays-Bas, et compte
tenu que , toujours selon lui , nous avions eu 60 000 exécu­
tés et plus de 200 000 déportés dont 50 000 seulement revin­
rent, et qu'en outre « 35 000 hommes et femmes s'étaient
vus condamnés par les tribunaux de Vichy ; 70 000 "sus­
pects" internés ; 35 000 fonctionnaires, révoqués ; 1 5 999
militaires, dégradés, sous l' inculpation d' être des résis­
tants » . Nombre des condamnés de l ' épuration ne firent
qu'une petite partie de leur peine , et plus nombreux encore
furent ceux qui passèrent entre les mailles des filets , tels
les Papon et les Bousquet, sans parler de ces « égarés » qui
renforcèrent petit à petit les nouvelles organisations d'ex­
trême droite, développant, dès 1 950, les thèses de ce qu 'on
appelle aujourd' hui le « négationnisme » .
Les condamnations à mort des figures les plus voyantes
de la collaboration , Laval et Darnand en tête , couvrirent le
plus petit gibier. L'âge sauva la vie de Pétain , qui allait finir
paisiblement ses jours à l'île d'Yeu. Très curieusement, son
crime majeur, pour de Gaulle, c'était « la capitulation, l'aban­
don de nos alliés , l a collaboration avec l'envahisseur » , et
il considérait comme des délits fort secondaires, relevant
d'un « procès partisan » , voire de « règlements de comptes
[ . . . ] la détention des parlementaire s , le procès de Riom, le
serment exigé des magistrats et des fonctionnaires, la charte
du travail , les mesures antisémites [sic] , les poursuites contre
les communistes, le sort fait aux partis et syndicats » , etc.5
Parmi les autres mesures qui allaient assurer la popu­
larité de De Gaulle, il y eut les nationalisations (mais sous
étroit contrôle étatique) des sources d'énergie (houille, élec­
tricité et gaz, recherche pétrolière , puis création du Com­
mis sariat à l ' énergie atomique) et de certaines grandes
entrepri ses , propriétés de collaborateurs économiques
notoires, comme Renault (mais opérées comme punition
et non comme « principe » ) , puis de la Banque de France
et des grands établissements de crédit ; la création d' Air

1 24
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

France ; la refonte et généralisation de la Sécurité sociale


et la création des allocations familiales (pour favoriser la
natalité) ; la refonte du fermage garantissant (en principe)
l' attachement à la terre ; et enfin la création des comités
d'entreprises, qui court-circuiteront les tentatives de contrôle
ouvrier. À cela s ' ajoutera le droit de vote, enfin accordé
aux femmes .
L'extrême droite, jugulée par la défaite, ne pouvait appa­
raître au grand jour politique ; la droite comprenait qu' elle
devait se courber devant la politique de De Gaulle , et
attendre . Elle se regroupa presque tout entière dans le MRP
(Mouvement républicain populaire) , où se retrouvaient les
vieux social-chrétiens et les inconditionnels du Général ,
nouveau centre droit . Avec la SFIO et le PCF, cela allait
donner le « tripartisme » . De Gaulle avait bien vu « la déca­
dence » de ces partis , cachée sous la « phraséologie » , et
compris que
« la conquête des fonctions publiques , des postes d'in­
fluence , des emplois administratifs [les] absorbera dé­
sormais [ . . . ] au point que leur activité se déploiera dé­
sormais essentiellement dans ce qu'ils nomment la tac­
tique et qui n'est que la pratique du compromis, parfois
du reniement. Étant tous minoritaires , il leur faudra,
pour accéder aux postes de commande, les partager avec
leurs rivaux . D ' où cette double inconséquence que vis­
à-vis des citoyens , ils iront se démentant et se déconsi­
dérant et que la juxtaposition constante, à l'intérieur du
gouvernement, de groupes et d' hommes opposés ne
pourra aboutir qu' à l ' impuissance du pouvoir6 » .
Ce n' était pas mal vu, et c ' était sur ce jugement qu'il
pensait pouvoir assurer son pouvoir fort , dont il avait déjà
la Constitution en tête . Cependant, il faisait abstraction
de la conscience des masses populaires qui donnèrent une
majorité à leurs vieux partis, ce qui permit à ceux-ci d ' en­
rayer le projet gaulliste. Le Général dut attendre longue­
ment son heure pour constituer l ' État fort de ses rêves
que fut la 5e République.

1 25
Le trotskisme, une histoire sans fard

Sa politique étrangère fut dans le même équilibre appa­


rent . Mais là, entre l'URSS et les impérialistes anglo-saxons.
Il y allait non seulement de la reconnaissance de la France
en son gouvernement provisoire , mais du maintien de son
empire colonial , en particulier dans le Moyen et l 'Extrême­
Orient. Si la reconnaissance de la nouvelle République fran­
çaise eut lieu de la part des trois Grands , ce ne fut que le
23 octobre 1 944 . Et à Yalta, en février 1 945 , la France ne
fut pas invitée à participer au découpage de l ' Europe. C'est
avec peine , et grâce à la participation des troupes françaises
aux derniers combats, que de Gaulle obtint une zone d'oc­
cupation de cette Allemagne qu' il rêvait de dépecer, en la
ramenant à ce qu'elle avait été au début du 1 9e siècle.
Quant à l'empire , cela commença par des tensions avec
l' Angleterre, à qui la Syrie fut rendue, après des combats
acharnés , par le général pétainiste Dentz. Celui-ci, condamné
à mort, fut peu après gracié par le Général , « compatis­
sant au drame de ce soldat perdu » . Finalement, Français
et Anglais durent se retirer ensemble de la Syrie, en recon­
naissant son indépendance : première décolonisation ! De
Gaulle avait su stabiliser la situation en Afrique du Nord
en renouvelant les accords de protectorats avec le Sultan
et le Bey, et en leur faisant des promesses sans lendemain .
Mais il en alla tout autrement en Indochine . À la tête du
Viêt-Minh, Hô Chi Minh , qui avait mis l ' empereur Bao­
Dai dans sa poche, avait profité du départ des Japonais pour
constituer un gouvernement indépendant au Tonkin , mais
comme étape à l ' unité des « trois Ky » , donc aussi de l' An­
nam et de la Cochinchine. De leur côté, les Trois Grands
avaient prévu un découpage du Vietnam entre Chine et
Angleterre , sous contrôle américain. Mais comme Chiang
Kai-Chek eut beaucoup à faire en son immense Chine en
chaos, et que les Anglo-Français se heurtèrent en Cochin­
chine à la révolte indépendantiste , les Anglais - qui avaient
d' autres chats à fouetter, et en particulier dans l' Inde - lais­
sèrent les troupes françaises de Leclerc reprendre pied dans

1 26
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

le Sud. La guerre de libération du Vietnam venait de com­


mencer, qui ne se terminera que vingt ans plus tard. Pour
l'heure, de Gaulle était satisfait de n ' avoir pas d' adversaire
parmi les Grands. Ils ne lui disputaient plus son empire.

Réorientation trotskiste dans une situation inattendue

Pour toute l' Internationale , une telle situation était inat­


tendue. Non seulement la bureaucratie stalinienne ne s ' était
pas effondrée, mais elle semblait renforcée par la victoire
militaire . Les débuts de révolutions , feux de brousse écla­
tant sans contacts les uns avec les autres , avaient été éteints
rapidement. En France, la vie politique semblait reprendre
là où elle s ' était arrêtée en 1 939. Même l e Front popu­
laire sembla pouvoir renaître avec la majorité SFIO-PCF
élue lors de l' élection du 21 octobre 1 945 . La perspective
de Trotski ne s' était pas confirmée. Fallait-il la corriger ou
l ' abandonner ?
Paradoxalement , des hommes et des femmes qui avaient
agi avec fermeté et détermination dans la nuit de la guerre
se trouvèrent troublés et incertains devant cet inconn u .
Comme i l e n va toujours , dans des situations semblables ,
un certain nombre de ceux qui avaient une pensée théo­
rique se portèrent aux deux pôles extrêmes opposés du dog­
matisme et de la révision. D ' un côté, une fois le constat fait
de l ' avortement de toutes les tentatives révolutionnaires en
Europe , il suffisait pour les premiers de renvoyer l'échéance
à plus tard, et d' attendre que se produise ce qui ne s' était
pas produit, tout en se durcissant dans une opposition radi­
cale . Pour l ' extrémité opposée, la tentation était de tout
réviser, ce q u ' on appelait « j eter l ' enfant avec l ' eau du
bain » : si le pronostic s ' était révélé erroné, c ' était que la
conception théorique était fausse. Au-delà de Trotski , c ' était
le marxisme qui allait être remis en question par certains .
Entre les deux , les divergences entre majorité regroupée et
minorité de l ' ex-POi étaient plus complexes .

127
Le trotskisme, une histoire sans fard

Si le courant dogmatique , d ' abord dominant , j oua


d' abord un rôle négatif d' immobilisme, retardant la lutte
pour la légalisation du Parti comme de son journal , il sut
se redresser devant le démenti des faits. Son extrémité gau­
chiste , la direction de l'ex-CC!, fit en février 1 945 une auto­
critique totale de sa politique d' avant comme d ' après la
fusion . Un débat vif avait eu lieu au sein de la fraction
qu' elle avait constituée , où les éléments les plus jeunes
jouèrent un rôle décisif, ce qui fut rendu manifeste par le
fait que ce fut Marguerite Bonnet, une des plus jeunes, voire
la plus jeune membre de sa direction, qui écrivit le texte de
cette autocritique. Il faut noter que Pierre Frank, associé
par nombre d ' historiens et mémorialistes, dont Yvan Crai­
peau, au cours complètement erroné du CCI , y était par­
faitement étranger, non seulement du fait de son isolement
en Angleterre , mais par ses écrits , et qu ' au contraire son
retour tardif, en février 1 946 seulement, acheva l' homo­
généisation politique de la majorité .
Le redressement dut beaucoup au nouveau centre inter­
national qu'était le comité exécutif européen , qui comptait
maintenant les meilleurs dirigeants de toutes les sections
et groupes européens . Après avoir, encore en janvier 1945 ,
titré sa résolution « Le mûrissement de la situation révo­
lutionnaire en Europe et les tâches immédiates de la IV< In­
ternationale » , quatre mois plus tard , dans une nouvelle
analyse sur « Les perspectives de paix impérialistes et nos
tâches en Europe », il expliquait le piétinement et le recul
des luttes et tournait le mouvement vers les tâches démo­
cratiques et les revendications transitoires.
Au 2< congrès du PCI , en février 1 946, les thèses majo­
ritaires étaient signées à la fois par Gibelin, Bleibtreu, Texier,
Marcoux (Spoulber) et Michèle Mestre (Lucienne Abra­
ham) ; par Privas (Grinblat) , rallié , ainsi que par Lambert,
qui avait trouvé sa « niche » dans le travail syndical ; plus
Marguerite U sclat (qui allait mourir bientôt des suites de
sa déportation) et un jeune : Robert Chéramy . Marcel Bleib-

1 28
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

treu devenait le secrétaire général du Parti . Le redresse­


ment n ' alla cependant pas sans dégâts psychologiques .
Spoulber, qui avait été l' homme de l' illégalité renforcée à
la fin de 1 944, avait, comme nous l' avons vu, et en paral­
lèle avec les positions de l' ex-CCI, à la fois prophétisé la
plus violente répression contre-révolutionnaire américaine
et les drapeaux rouges de l' armée soviétique se mêlant à
ceux de la révolution allemande ; puis une débâcle écono­
mique de la France , du type de celle de l' Allemagne de
1 923 . Dans la même période , c'est toute la rédaction du
journal qu 'il avait orientée avec cette raideur gauchiste.
Fut-ce excès de tension ? Il allait ensuite s' effondrer, pour
finalement partir aux États-Unis , pour une dérive le condui­
sant jusqu'au Parti républicain . De leur côté, les dirigeants
du courant opposé, dont les critiques avaient été plus réa­
listes dans leur négation d' une probable explosion révo­
lutionnaire , mais à l' inverse , fondaient des espoirs exagérés
dans les possibilités d' une période de paix , allaient trou­
ver, dans cette autre impatience, bientôt déçue , les germes
de leur démoralisation. Leur illusion propre, c'était que le
retour au militantisme légal dans un climat de liberté démo­
cratique , plus à gauche même que celui de l' époque du
Front populaire, à la condition d' adopter une politique adé­
quate , en arrondissant les angles du programme, devait per­
mettre la construction d'un parti « de masse » . C 'était une
autre façon de ne pas comprendre la période , en ne tenant
pas assez compte du contexte international. Le piétinement
du PCI, dont ils allaient rendre responsable la politique
majoritaire , sans que la leur, de septembre 1 946 à la fin
de 1947 , ait de meilleurs résultats , allait lézarder progres­
sivement leur courant, au long de ces deux années, et fina­
lement amener sa décomposition.
Paradoxalement, c' est pourtant dans le Socialist Wor­
kers Party (SWP) des États-Unis , qui avait le moins souf­
fert de la guerre , que la crise se développa d'abord, sans
doute parce que le débat théorique sur « la question de

1 29
Le trotskisme, une histoire sans fard

l ' URSS » , qui sous-tendait le projet de fusion avec le Wor­


kers Party (WP) de Shachtman , se combinait avec le conflit
sur le dogmatisme autoritaire de James P. Cannon . Para­
doxe inverse, c'est le secrétariat européen , issu de la fusion
des organisations européennes qui avaient connu de si âpres
oppositions, qui tenta désespérément de trouver une solu­
tion de conciliation au conflit du SWP. Mais en vain . La
minorité de Morrow-Goldman rompit avec le SWP et rejoi­
gnit le WP7 • Dans le même temp s , le secrétariat interna­
tional de New York, réduit à deux membres, van Heijenoort
et Cochran, se décomposait . Les responsabilités de sa crise,
que le premier attribuait au SWP, et précisément à son secré­
taire Cannon, étaient fondées , et justifie l ' appel au secré­
tariat européen et au comité exécutif européen de prendre
en main la direction de l ' Internationale. Cela n ' en cachait
pas moins une profonde démoralisation , qui allait conduire
van Heijenoort à rompre successivement avec le trotskisme,
puis avec le marxisme. Lourde perte , qui manifestait que
la disparition de Trotski n ' avait pas été compensée par les
capacités théoriques de ses successeurs .
En Europe, pendant ce temps, et dans tous les pays, des
petits groupes de survivants trotskistes sortaient du chaos
sanglant de la répression fasciste (plusieurs avec l ' aide
énergique de Sam Gordon) , et ralliaient l ' Internationale.
De ce fait, et avec la consolidation du centre international,
la crise qui se dessinait en France n' éclata pas immédia­
tement, mais s ' étala sur les deux années .
Les 3 et 5 mars 1 946, une conférence internationale se
tint clandestinement à Paris . Pour la première fois depuis
la fondation de l ' Internationale, huit ans auparavant, des
cadres de douze sections , souvent nouveaux, se rencon­
traient, élisaient un nouveau comité exécutif international ,
et décidaient la tenue d ' un 2< congrès mondial . Sur dénon­
ciation du tenancier de la salle de réunio n , la police ,
d' ailleurs mal informée sur ce qu' était cette assemblée, en
arrêta tous les membres le matin du 5 . Mais elle dut relâ-

1 30
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

cher immédiatement plusieurs délégués étrangers, anglais


et américains, dont Sherry Mangan , journaliste , qui ras­
sembla dans sa serviette tous les documents , qu ' il refusa
de livrer, et Bleibtreu qui alerta immédiatement et la SFIO
et les journaux Franc-Tireur et Combat, lesquels dénon­
cèrent immédiatement cette atteinte aux libertés démo­
cratiques. Deux militants espagnols et deux vietnamiens,
sans papiers légaux, furent retenus deux jours. Mais l' ef­
fet de l ' opération fut inverse de celui que l ' on aurait pu
craindre : Bleibtreu tint une conférence de presse, et annonça
un meeting de protestation qui eut lieu le 1 2 mars, où, devant
un millier de personnes, parlèrent les délégués anglais, espa­
gnol, vietnamien, ainsi que Frank , B eaufrère et B leibtreu.
L'Internationale se trouvait ainsi légalisée, de fait et d ' un
seul coup . Un tel meeting chauffa , et au plus haut point,
le cœur de toute la jeune génération militante .
Un autre élément positif joua en France : l ' augmenta­
tion notable des effectifs . Non seulement le retour d 'élé­
ments , surtout provinciaux , qui avaient été isolés par la
guerre , mais surtout des jeunes qui découvraient brusque­
ment le trotskisme . Nombre de futurs dirigeants du PCI
appartinrent à cette génération . Un an après la guerre , le
PCI avait doublé ses effectifs ; deux ans plus tard, ils étaient
triplés , pour atteindre entre 700 et 800 membres. Chiffres
très modestes , mais importants , compte tenu du front
d' union sacrée à laquelle se heurtait le trotskisme , et qui
permirent une activité intense. Elle fut telle que , six ans
plus tard, dans une discussion entre B leibtreu et André
Marty, qui venait d' être exclu du PCF, celui-ci demanda
combien nous étions en cette époque où il nous combattait
violemment , et il ajouta son appréciation de spécialiste :
« Pas plus de 1 5 000 ? » Il fut ahuri du chiffre que lui donna
Michel Lequenne qui assistait à cette rencontre . C ' est que
la jeune génération , tant de la guerre que de l' après-guerre,
ne connaissait pas les états d' âme de certains anciens , et
était d ' un activisme débordant, qui tentait ainsi de corn-

131
Le trotskisme, une histoire sans fard

penser nos faibles forces pour faire face aux exigences de


la situation sociale et politique. Autour des déportés sur­
vivants qui rentrèrent pendant l'été 1 945 , l ' i déalisme révo­
lutionnaire flambait.

Quelle 4e République ?

Parti légal , le PCI ne pouvait se détourner des luttes


électorales , et encore moins alors qu 'il s ' agissait de l 'élec­
tion d ' une Constituante . La première consultation électo­
rale, le 2 1 octobre 1 94 5, où, pour la première fois en France,
les femmes votaient, fut celle, groupée, du référendum et
de l ' élection de l ' Assemblée constituante . Le référendum
comportait deux questions. La première portait sur le carac­
tère constituant de l ' Assemblée à élire, donc impliquait
annulation de la Constitution de la 3° République . La
seconde sur la limitation de sa durée et de ses pouvoirs
selon le projet du gouvernement provisoire , c'est-à-dire de
De Gaulle. La réponse ne faisait pas de problème pour le
PCI, sans distinction de tendances : il fallait répondre « oui »
à la première question et « non » à la seconde qui , entre
autres mesures d' « État fort » ouvrait la voie au retour du
Sénat. Une telle réponse aurait dû être celle de toute la
gauche, et ce fut celle du PCF. Mais la SFIO céda au chan­
tage du Général, mue aussi par son hostilité au Parti com­
muniste et à son attachement aux vieux Parti radical, réduit
à rien. Et ce fut un double « oui » qui l ' emporta.
Mais , en même temps, l 'élection de la première Assem­
blée constituante, grâce au scrutin proportionnel et par listes,
donnait une majorité aux deux partis de gauche , SFIO et
PCF, tandis que les partis bourgeois étaient écrasés. Le PCI
lançait le mot d'ordre de gouvernement PS-PC-CGT, alors
que le SFIO refusait ce qui pouvait être , non pas un nou­
veau Front populaire, mais ce que le PCI définissait comme
un « gouvernement ouvrier et paysan » , tout en se cha­
maillant sur le contenu qu'il fallait donner à ce mot d'ordre .
Ce fut le tripartisme avec le MRP social-chrétien , où des

1 32
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

gaullistes servaient de caution aux bourgeois ralliés . Et


de Gaulle était « démocratiquement » confirmé dans sa fonc­
tion de président de la République française.
Ce ne fut pourtant pour lui qu' une victoire de courte
durée , car s ' i l put former un nouveau gouvernement
d' « unité nationale » qui noyait SFIO et PC , n' accordant à
ce dernier que des postes compromettants (dont Tillon à
1' Air) , et à Thorez le titre honorifique et vide de ministre
d'État, il ne put imposer son projet d' État fort , contre PS
et PC qui voulaient une assemblée unique, où il voyait le
risque d'une domination communiste . Il joua alors une nou­
velle partie de poker : en j anvier 1 946, il démissionna. Son
mépris des partis lui faisait espérer un chaos et un rappel .
Rien de cela n ' eut lieu . Il allait lui falloir attendre douze
ans , et la faillite de la 4e République devant la révolution
algérienne pour que ces « partis » vérifient son mépris en
le rappelant .
Il avait fait là sa première grande erreur tactique , car, le
5 mai 1 946, la Constitution élaborée par l ' Assemblée, et
qui ne prévoyait qu 'une chambre unique, était rejetée. Le
comité central du PCI s' était divisé dans un débat violent
quant au vote de cette Constitution . La majorité qui , appuyée
par le comité exécutif international , préconisait le « non »,
fut battue par la minorité qui préconisait le « oui » (ce qui
fut le prélude au renversement de majorité du PCI en sep­
tembre) . Pour la majorité, il s ' agissait d ' une question de
principe en face d'une Constitution bourgeoise, consacrant
tous ses principe s , de la propriété au coloniali sme . Pour
la minorité, il s' agissait du choix d ' un mieux par rapport
à celle de la 3e République , et de la moins mauvaise des
Constitutions bourgeoises possibles dans les conditions des
forces sociales. Ce calcul aurait été juste, à la rigueur, si
le PCI avait pu peser d'un poids quelconque sur les résul­
tats, puisque la Constitution du 5 mai aurait effectivement
été plus démocratique que celle qui fut adoptée le 13 octobre,
laquelle rétablit un sénat , et pour laquelle le PCI unanime

1 33
Le trotskisme, une histoire sans fard

proposa le boycott. Mais l ' influence du PCI était si faible


que sa position ne pouvait être que de pédagogie politique,
ce sur quoi insistait la majorité .
Le Parti avait participé aux élections des deux assem­
blées constituante s . Pour les élections du 2 1 octobre 1 945 ,
et alors que son organe La Vérité n ' avait pas encore été
légalisée, il n ' y eut des candidats que dans deux circons­
criptions, la première de la Seine, Paris-Sud , qui recueillit
8 1 1 3 voix, et celle de l ' Isère, menée par Laurent Schwartz,
qui n 'en obtint que 2 700, malgré la présence sur sa liste
de vieux communistes de la première heure , dont Raffin­
Dugens, internationaliste de la première guerre mondiale,
mais il est vrai affrontant une campagne hystérique du PCF
sur le thème de l 'hitléro-trotskisme. Au moins pour Paris,
Marcel B leibtreu assure qu' une grande quantité des bul­
letins du PCI furent « marqués » par des « dépouilleurs » du
Parti communiste, et ainsi rejetés comme « nuls » .
Entre les deux campagnes, le petit parti fut forgé par
la lutte pour la légalisation de La Vérité. La demande de
son autorisation de paraître avait été déposée dès le 29 août
1 944 , mais la Fédération de la pres se , dirigée par Albert
Bayet, n' avait cessé de tergiverser, reconnaissant certes sa
parution clandestine depuis août 1 940 , mais lui déniant
d' avoir été un « organe de la Résistance », et insistant sur
sa lutte contre le « gouvernement de l ' URSS » et contre
de Gaulle. Le ministre Teitgen était trop heureux de céder
à l ' interdit stalinien. Toutes les démarches avaient échoué,
y compris quand , en mai 1 945 , fut nommé un « comité
directeur » du journal composé d ' Albert Demazière , ex­
condamné de Vichy, et de trois survivants des camps de
la mort : Marcel Beaufrère, Maurice Laval et Max Clémen­
ceau (par ailleurs ex-responsable des Jeunesses commu­
nistes) . Un appel à Malraux, dont certains croyaient encore
qu'il pouvait garder quelque chose de ses sympathies des
années trente, resta sans même une réponse .

1 34
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

L'Union sacrée contre-révolutionnaire jouait à plein.


Du Mexique , Victor Serge s ' indignait dans ses lettres à
Emmanuel Mounier de voir les intellectuels personnalistes
d 'Esprit encenser le régime de la Russie victorieuse8, et
l ' on sait que l' existentialisme de S artre vivait à plein sa
première période pro-stalinienne . La Vérité, de ce fait,
publiée illégalement, et sans allocation de papier, était ven­
due tout de même dans la rue . Mais les groupes de ven­
deurs étaient régulièrement attaqués par les commandos
du PCF, chassés des marchés, arrêtés et contraints de pas­
ser des journées au poste de police . Un autre ministre de
l ' intérieur, Tixier, fit arrêter ceux qu'il décida de considé­
rer comme responsables de cette « parution illégale » :
Rodolphe Prager, Maurice Felzsenwalde et. . . Fred Zeller
qui, depuis le début de la guerre , n ' avait rej oint le mou­
vement que de façon intermittente et n ' y appartenait plus
du tout depuis la fusion. Ils durent rester tout de même un
mois en prison , où ils se retrouvèrent avec Daniel Righetti ,
Brunet et Jean Lefebvre, arrêtés dans les conditions que
nous avons vues au chapitre précédent. Il fallait imposer la
légalisation .
L'inattendu allait d' abord opposer le PCI, et au premier
chef, son journal , à toute la presse, et donc à tous les par­
tis au pouvoir : la grève, en janvier 1 946, des rotativistes
de la presse parisienne, la plus importante de celles qui bri­
saient le consensus d'interdiction des grèves , imposé au
premier chef par le PCF. Or le ministère du travail avait
judicieusement été accordé à un dirigeant de ce parti ,
Ambroise Croizat , qui condamna la grève en l' insultant.
L'Humanité orchestrait la condamnation . Les grévistes blo­
quèrent sa parution comme celle les autres journaux . Sauf
une exception, La Vérité, qui soutenait la grève et dont
les grévistes autorisèrent la parution. Ce sera la plus grande
vente historique du journal , seul édité : 50 000 exemplaires.
Cela ne pouvait que cimenter l ' union sacrée contre la léga­
lisation du j ournal trotskiste .

135
Le trotskisme. une histoire sans fard

En février, le ministre de l ' information, un certain Gas­


ton Deferre, décida la saisie de La Vérité. Le nouveau secré­
taire général du PCI , Marcel Bleibtreu , eut avec lui une
entrevue houleuse, mais où intervint brusquement un secré­
taire de cabinet, Jean-Maurice Herrman , qui conseilla fer­
mement à son ministre la légalisation du journal trotskiste.
Il fallait en finir. Une opération massive fut décidée. Un
dimanche du début de mars 1 946 , ce fut plus d'une dizaine
de vendeuses , encadrées d ' un service d' ordre de toutes les
forces mâles du Parti qui « tint » la rue Mouffetard du 5<
arrondissement parisien. La bagarre avec les commandos
staliniens fut d'une extrême violence . Finalement, la police
intervint . . . et arrêta tous les trotskistes. Ils passèrent la jour­
née dans un poste de police du 1 3< arrondissement, chan­
tant en chœur tous les chants révolutionnaires du répertoire,
avec une coupure pour l ' organisation d ' un débat politique .
Toutes les identités furent relevées . Un agent des Rensei­
gnements généraux tenta d' « interviewer» des jeunes mili­
tants . Il fut chassé. La libération par petits groupes s' étala
jusqu ' au soir.
Mais le soutien de la cause stalinienne commençait à
devenir gênant pour ses alliés eux-mêmes . Outre l ' inter­
vention étonnante de Jean-Maurice Herrman, rapportée par
Bleibtreu , Yvan Craipeau mentionne des protestations des
Jeunesses et de certaines sections de la SFIO . Quelle qu ' ait
été la goutte d'eau déterminante, la légalisation de La Vérité
fut enfin accordée . Le premier numéro légal parut le
23 mars . Cela n' arrêta pas les attaques staliniennes . Mais
les trotskistes furent plus endurants que les commandos .
Ce fut donc dans des conditions d' action plus favorables
que le PCI s 'engagea dans la campagne de juin 1 946 pour
l' élection de la seconde Assemblée constituante, avec onze
listes départementales qui obtinrent 45 000 voix. Ce n' était
qu'un et demi pour cent des suffrages, et en aucun lieu suf­
fisant pour avoir un député . C ' était toutefois encourageant,
et à la mesure de l ' influence d' un parti minuscule, large-

1 36
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

ment inconnu, sinon par la marée contraire des calomnies


de toute la presse stalinienne. Sous la nouvelle direction
issue du 3< congrès, ce fut dans seize circonscriptions que
le PCI se présenta aux élections de novembre . Il obtint
60 000 voix ce qui représentait une baisse en pourcen­
tage . Elle n ' avait rien d' étonnant, compte tenu que s' était
écoulée entre les deux élections une période sans grandes
luttes , que les faibles résultats du PCI lors de l 'élection pré­
cédente nuisait à la crédibilité de ses candidatures, et d ' au­
tant plus qu'il s ' agissait de l ' élection d' une chambre élue
pour cinq ans . Cela ne rendait que plus intéressant le résul­
tat obtenu par Yvan Craipeau en Seine-et-Oise Nord où le
PCI se présentait pour la première fois : plus de 14 000 voix !
Il manquait ainsi de très peu son élection . Et cela mani­
festait assurément l 'existence d'un courant minoritaire atta­
ché au programme révolutionnaire . Pourtant, ce n'était pas
suffisant pour donner assise à un engagement militant, et,
à la grande désillusion d ' Yvan Craipeau , le travail acharné
d'un demi-permanent ne parvint pas à trouver trois mili­
tants pour donner base à une seule cellule à Mantes , ville
ouvrière qui avait pourtant donné le meilleur taux de voix.
Le terrain électoral était trop fluide pour cristalliser des
forces révolutionnaire s .

Le réveil d e la l utte de classes

Seuls les grands chocs sociaux peuvent provoquer la


mutation brutale d ' un petit parti radical . Une telle muta­
tion, en France, après la première guerre , du courant « zim­
merwaldien » , était due à la Révolution russe. Le blocage
social du nouvel après-guerre exigeait une grande patience
révolutionnaire . Dans la situation de l ' année 1 946, les pre­
miers frémissements sociaux, tel celui de la grève des pos­
tiers d'août, dans un climat international où commençaient
à mûrir les révolutions coloniales, permettaient de perce­
voir la fin des effets « apaisants » de la Libération . Là se
trouvaient les vrais terrains nourriciers d ' un parti révolu-

137
Le trotskisme, une histoire sans fard

tionnaire comme le PCI : ce ne pouvait être que l ' action de


classe et la lutte anticolonialiste.
Tant que le PCF resta au pouvoir, le frein du Parti s ' op­
posa aux luttes , via la CGT unifiée dont les cadres nom­
més du sommet jetaient comme une grille de fer sur les
possibilités d' expression des exploités . Mais le point faible
de cette CGT unique, c 'était précisément d' inclure des syn­
dicats , voire des confédérations de la mouvance réformiste,
et hostile à la tutelle stalinienne . Les perspectives révolu­
tionnaires évanouies , les militants ouvriers du PCI s ' im­
pliquaient dans l ' action syndicale , et leur travail patient
rongeait la grille par un travail constant pour faire surgir
les revendications sous-jacentes. Une commission syndi­
cale avait été créée , que dirigeaient Marcel Gibelin et Lam­
bert, et qui restera toujours sous direction de l a gauche du
Parti, du fait que la grande majorité des militants d'entre­
prises appartenaient à cette tendance . Cette commission
était attentive à tous les frémissements de la lutte de classe,
voire parfois tentée d' aller plus vite que l 'évolution de la
conscience ouvrière. Mais rien d ' important ne pouvait lui
échapper, et le PCI fut toujours prêt à saisir les luttes pour
les soutenir et y participer quand il y avait des militants .
Ainsi de la grève des postiers d ' août, la plus importante
depuis la fin de la guerre, et dont le comité national de grève
dénonça les « briseurs de grève » , dont la nature n' avait pas
besoin d' être précisée . Dès la fin de 1 946 se succédèrent
des mouvements spontanés . Pour le Parti unanime, c 'était
là le signe de la fin de la période de « la grève arme des
trusts » . Les luttes allaient s ' étendre . Mais jusqu'à quelle
fin ? À nouveau , dans l ' aile gauche du Parti , réapparut
l ' espoir d ' un développement révolutionnaire « à la 36 » ,
mais o ù cette fois l e stalinisme serait débordé , e n tant que
pouvoir auquel la grève s' opposerait. Une telle éventualité
n ' avait rien d ' impos s ible . L' erreur fut d ' en faire une
perspective à laquelle s ' opposa radicalement la minorité .
Ce débat, joint au fait que la majorité s' était présentée au

138
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

3e congrès divisée et avec deux thèses - dont l'une , de Mar­


coux (Spoulber) , qui se dissociait ainsi, en compagnie de
Michèle Mestre , du reste de la tendance -, et malgré une
fusion de dernière minute de ces deux thèses, coûta la direc­
tion à l'aile gauche , battue par six voix , dans un congrès
de 103 délégués .
L'opposition de la classe travailleuse et du PCF sembla
bien être en cours dès le début de 1 947 , avec les grèves
du gaz de la région pari sienne , à l' Électro-mécanique du
Bourget, aux usines Michelin de Clermont-Ferrand, et celle
des dockers de Nantes ; enfin celle d' avertissement des
fonctionnaires, et des débrayages dans la métallurgie pari­
sienne. La manière d ' y parer consista pour la CGT à com­
biner la dénonciation des grévistes avec la revendication
d'un salaire minimum vital , négocié avec le gouvernement.
Inversement, le PCI, par la voix de La Vérité, fixait ce que
devait être le véritable minimum vital et donnait la grève
comme le seul moyen de l' obtenir.
Dans les immenses usines Renault, citadelle de la classe
ouvrière, il y avait déj à eu des grèves partielles. En avril
elles se cristallisèrent. Là, les trotskistes avaient quelques
forces : autour de Daniel Renard, le PCI en était arrivé à
pouvoir constituer deux cellules , dont l'une forte dans le
département 1 8 de l'usine ; et l'Union communiste de Barta
avait un petit groupe, dont le leader était Pierre Bois , dans
le « secteur Collas » , le département 6 . Ces derniers allaient
jouer un rôle clef dans la mobilisation ouvrière avec le seul
mot d' ordre martelé de dix francs de l' heure d' augmenta­
tion . Ce mot d'ordre était fort parce que général . Alors que,
le 12 avril, ils dénonçaient les illusions colportées dans La
Vérité sur un comité de lutte créé chez Renault, ils se trou­
vèrent portés à la tête d'un mouvement général et d ' un
comité de grève qui allait ébranler la France. Certes, encore
une fois le PCF tenta de faire avorter le mouvement en pro­
posant une « prime à la production » de dix francs que la

139
Le trotskisme, une histoire sans fard

direction de l' usine devait accorder via le syndicat CGT.


C' était peu et faible par rapport à la vague qui déferlait.
Et là se produisit le tournant de la rupture du tripartisme .
C' était brusquement la fin d'une période, celle de l' union
sacrée nationale . Le pouvoir ne pouvait céder à Renault
sans que ce soit toute la classe qui se lève pour en finir avec
le blocage des salaires, corrigé d'aumônes . Il devait tenir
sur ce point, quel que fût le prix de cette grève. Le PCF, de
ce fait, se trouva pris entre deux feux . Il pleura une conces­
sion : une prime seulement ! Et multiplia les diversions et
tentatives de contre-feux : manifestations , grèves de durées
limitées et. . . dénonciations des « provocateurs hitléro-trots­
kystes à la solde de De Gaulle » , complices du patronat et
ennemis de la nationalisation de Renault. Mais le mouve­
ment se développait et avait gagné toute l' usine . Les mots
d'ordre du PCI, et en particulier celui d'échelle mobile des
salaires (alors que l ' inflation était grande) , eurent un écho
jusqu ' en province . C'était le moment pour les militants ,
bien intégrés dans leurs usines, et groupés dans une ten­
dance du nom de « Front ouvrier » , de s' efforcer de géné­
raliser la grève, non sans succès dans la banlieue ouvrière
parisienne .
Encore une fois les forces trotskistes se révélèrent trop
limitées et le PCF remonta le courant en jouant son double
jeu : d' une part reprise « corrigée » des mots d' ordre gré­
vistes , et violences l à où ses forces étaient importantes,
d'autre part pression sur le gouvernement. SFIO et MRP,
pourtant, ne lâcheront rien. Ils laisseront s'épuiser le mou­
vement, où les deux noyaux trotskistes , qui se sont rejoints
dans l ' action , sont toutefois trop faibles au milieu de leurs
alliés provisoires. Petit à petit, ils seront isolés dans leurs
secteurs 6 et 1 8 . Le conflit s ' arrêtera avec une prime de
trois francs au lieu de l ' augmentation de dix . Ministres et
députés staliniens ont été contraints de démissionner. Cer­
tains d' entre eux , comme le vieux Marty , sont plutôt satis­
faits de ce retour à l ' opposition de classe , mais Thorez

140
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

pleure , assure qu'ils ne passent pas dans l ' opposition . Tout


indique, du côté de la direction « moscoutaire », une volonté
de se raccrocher aux branches ultérieurement . Mais c 'était
trop tard . Il leur fut bien montré qu ' il s avaient joué leur
rôle et que l'on n' avait plus besoin d'eux, d' autant plus que
l ' union de Yalta et de Postdam se rompait.
Faute de relais, l ' élan vers la grève générale était brisé.
La fragile unité entre Union communiste et PCI se rom­
pait, d' autant plus qu' aveugle sur la situation générale, Bois
lançait une sorte de syndicat « de gauche » , le Syndicat
démocratique Renault, qui, bientôt très minoritaire devant
une CGT ranimée par un PCF renvoyé dans l ' opposition,
allait disparaître deux ans plus tard, entraînant l ' UC dans
sa débâcle. Tous les contacts allaient être rompus pendant
plus de vingt ans entre ce courant et le PCI. Avant la grève ,
il y avait eu deux tentatives de jeter un pont entre les deux
organisations . Seulement, pour l ' Union communiste, il
ne s ' agissait pas de divergences à discuter, mais d' une
incompatibilité sociale . Dans le numéro
75 du 1 5 novembre
1 946 de son organe Lutte de classes, on pouvait lire :
« Le PCI représente au point de vue social un regroupe­
ment de petits-bourgeois rassemblés sur la base du pro­
gramme trotskyste , mais qui ont été incapables de
mettre en pratique ses idées dans la vie quotidienne et
dans la lutte ouvrière , et de se transformer ainsi en Parti
ouvrier révolutionnaire. »
Pourtant, Barta lui-même, mais il est vrai en 1 972, devait
reconnaître dans une lettre aux éditions Spartakus , qu ' à
l ' époque en question l e PCI possédait « u n plus grand
nombre de militants que nous dans les usines (et pas seu­
lement dans la région parisienne) » . Les rencontres, dont
l ' une entre le comité central du PCI tout entier et une
délégation de l ' Union communiste, avaient été d'une totale
stérilité.
L'épuisement de cette grande lutte gréviste suscita un
violent débat dans le PCI . L'aile gauche, alors minoritaire,

141
Le trotskisme, une histoire sans fard

reprocha à la direction la limite revendicative de ses mots


d'ordre . Celle-ci rétorquait que c'était là la limite du pos­
sible, qui n ' avait pas même réussi à une véritable exten­
sion générale de la grève. C 'était là l' expression de ce qui
était ressenti comme une défaite . Mais la vraie cause de
la limite du conflit , ç ' avait été le retournement du Parti
communiste déterminé par la fin de l'union sacrée de Yalta­
Postdarn. L' expérience du caractère contre-révolutionnaire
de la politique stalinienne n ' avait pas eu le temps d' être
faite à un niveau de masse. Ce qui échappait à tout le mou­
vement trotskiste , c 'est qu'on allait entrer dans toute une
période de mystification , par la « guerre froide » entre deux
blocs mondiaux d' États .

Le début des révolutions coloniales

C 'est à un même renversement de la politique stali­


nienne à l'égard des révolutions coloniales - du moins celles
sous direction de partis communistes stalinisés - que donna
lieu la rupture de l ' union sacrée .
Pour les peuples colonisés, ou sous régimes semi-colo­
niaux , la contradiction entre pays impérialistes colonisa­
teurs et l'URSS n ' avait pas cessé pas d 'être perçue comme
essentielle. C 'est même le double effet de l' affaiblissement,
par et dans la guerre , des pays colonisateurs , et inverse­
ment de la victoire de l 'URSS , qui fut la double cause des
révolutions coloniales . L'Inde d' abord allait imposer son
indépendance - proclamée le 1 5 août 1 946 -, à l 'empire
britannique. La Syrie allait l ' arracher en un an (mars 1 946),
grâce à l'aide d'une des premières interventions de l'ONU
l ' imposant à la France et à l 'Angleterre en conflit. En j an­
vier 1 947, c'est l ' É gypte qui rompt avec la Grande-Bre­
tagne.
Au Vietnam, Hô Chi Minh crut pouvoir réussir à impo­
ser son État Viet-minh , national et indépendant, grâce à
l 'effet de vide provoqué par le chaos constitué de l'effon­
drement du Japon , de la faiblesse de la France (absente

142
Deux ans d'équilibre mondial contre-révol utionnaire

entre la disparition sanglante du pouvoir pétainiste de


Decoux en mars 1 945 , et l' arrivée des forces de Leclerc
et de Thierry d' Argenlieu en août) , et le début de réalisa­
tion du plan impérialiste de partage de l' Indochine entre
Chine , Angleterre et États-Unis . En France, le PCF accep­
tait dans l' enthousiasme l'Union française du colonialisme
new-look. On pouvait lire dans L'Humanité du 1 3 avril
1 945 :
« Il faut que la France accentue ses efforts pour envoyer
en Extrême-Orient des forces qui collaborent avec les
Alliés et les peuples d' Indochine à la libération de ce
territoire [ . . . ] pour le bonheur des relations franco-indo­
chinoises9. »

L'année 1 945 connut une suite de retournements . Pen­


dant sa première moitié, les Japonais, au nom de la consti­
tution de la Grande Asie orientale , après avoir détruit le
pouvoir pétainiste, avaient installé l' empereur Bao-Dai ,
comme une sorte de Quisling . Contre eux , Hô Chi Minh
mena une guerre révolutionnaire sur le mode de celle de
Mao Tsé-Toung. Les bombes atomiques d ' août ayant mis
le Japon à genoux , ses troupes furent obligées de mettre
bas les armes. C ' était le moment pour les trois Grands de
mettre leur plan en action . Les Japonais restèrent passifs
en attendant leurs ennemis de la veille , tout en libérant en
douce leurs prisonniers politiques . L'effet de vide attendu
par Hô Chi Minh se réalisait : le 2 septembre , il avait pro­
clamé , à Hanoi même , l ' indépendance et la République
démocratique du Vietnam , laissant moisir, au palais du gou­
vernement général , Sainteny, l'envoyé de De Gaulle , qui
avait atterri là le 25 août . Cette « révolution d' août » était
cependant seulement nationaliste, et le Viet-minh réprima
illico les 30 000 mineurs des Charbonnages du Tonkin qui
avaient formé des soviets et instauré l' autogestion des entre­
prises d ' État et du service public, et de même les paysans
qui s ' em p araient des terres et des rizières, et refusaient
l'union nationale avec les propriétaires fonciers . Hô Chi

1 43
Le trotskisme, une histoire sans fard

Minh n' était pas un Mao, il était un pur stalinien qui n ' al­
lait jamais outrepasser les directives de Staline. Une armée
de 1 80 000 hommes de Chiang Kai-Chek entra au Tonkin
et atteignit Hanoi le 9, puis descendit jusqu' au l üe paral­
lèle . Le pouvoir Viet-minh fut éliminé par le général Le
Huan , qui installa le sien en combinaison avec les natio­
nalistes annamites qu 'il amenait avec lui . C ' est naturelle­
ment en vain que Hô Chi Minh proposa de participer à un
gouvernement d' union nationale. Mais comme nous l'avons
vu , tout avait tourné entre les Grands , et, dès le 20 sep­
tembre, une mission soviétique atterrissait à Hanoi et expli­
quait à Hô Chi Minh qu'il devait se placer dans l' « orbite »
de la France .
C ' était précisément au moment où , au Sud, la recon­
quête commençait. La révolution pour l' indépendance avait
eu lieu là aussi, mêlant d' abord toutes les oppositions , de
celles de droite pro-impériales jusqu ' à celles des trotskistes,
qui avaient retrouvé leurs dirigeants libérés de la maison
centrale et du bagne de Poulo Condor, et clamaient leurs
mots d' ordre communistes : « Armement du peuple ! Pour
un gouvernement ouvrier et paysan ! La terre aux paysans !
Nationalisations des usines sous contrôle ouvrier ! Comi­
tés du peuple ! Vive la révolution mondiale ! »
Entre eux, le Viet-minh, dont les dirigeants montraient
à ce moment qu' ils n ' ignoraient rien de la volonté des
Grands d' évincer la France, et qui tentant naïvement d'ama­
douer Américains et Anglais, écrivait :
« Le Viet-minh a été étroitement aux côtés des Alliés
pour combattre les Français et les Japonais . Nous
sommes les amis de la Russie, la Chine [de Chiang Kai­
Chek] est avec nous comme dents et lèvres, l ' Amérique
rêve de commerce , non de conquête ; en Angleterre , le
ministère Attlee est au pouvoir et penche vers la gauche.
Il nous sera facile de négocier1°. »
Sur cette base, ils n ' en appelaient pas moins à un « Tout
le pouvoir au Viet-minh » qui s' opposait au « Tout le pou­
voir aux comités du peuple » des trotskistes. De tels comi-

144
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

tés apparaissaient spontanément partout, d'où la violence


de la répression antitrotskiste de l' éphémère pouvoir Viet­
minh. Dans cette période , les principaux dirigeants trots­
kistes furent tués immédiatement ou disparurent et furent
exécutés plus tard , tel le principal, Ta-Thu-Thâu , dont nous
savons maintenant qu 'il fut emprisonné, puis fusillé ulté­
rieurement, en province , sur l' ordre exprès d'Hô Chi Minh.
Ce fut la liquidation quasi complète des forces de la 4e Inter­
nationale au Vietnam.
Alors , ce furent, conformément au plan des Grands , les
troupes anglaises de Gracey qui arrivèrent à Saigon à par­
tir du 6 septembre. Mais, le 1 7 , elles étaient rejointes par
un petit contingent français. En quelques jours , elles contrô­
laient la ville, désarmaient les combattants indigènes, pro­
clamaient la loi martiale , annulaient le pouvoir Viet-minh
qui, dans son retrait, leur livrait ses prisonniers trotskistes.
De la même façon qu ' au Tonkin , l ' opération de De
Gaulle de transformation de l ' Empire français en Union
française, avec projet de Fédération indochinoise, produi­
sait enfin un troisième retournement de situation : Leclerc
était à S aigon le 5 octobre , bientôt suivi de toute la flotte
française débarquant troupes , tanks et automitrailleuses. Il
trouvait la guerre déjà commencée , depuis le 23 septembre ,
et les gurkhas de l' armée britannique combattaient main­
tenant pour lui . La reconquête s ' étendait dès la seconde
quinzaine d'octobre au Laos et à l' Annam. Et dans le même
temps la terreur coloniale régnait dans Saigon.
La reprise en main du Tonkin s ' avéra plus difficile . En
effet, les Chinois , conscients de leur incapacité à contrôler
les masses, et par opposition à la France , avaient finale­
ment accepté les offres de Hô Chi Minh d' un gouverne­
ment d'union nationale et d ' élections qui eurent lieu le
6 janvier 1 946. Le leader du Viet-minh avait, d ' avance ,
accordé soixante-dix sièges aux nationalistes. Ce furent de
typiques élections staliniennes, sous terreur, et dont les
résultats donnaient des majorités de 90 % aux candidats du

145
Le trotskisme, une histoire sans fard

Viet-minh et. . . à B ao-Dai ! Pourtant, suivant les conseils


soviétiques , Hô Chi Minh nouait de bonnes relations avec
Sainteny . Non sans raison . Le 28 février, un accord franco­
chinois obtenait de Chiang Kai-Chek le retrait de ses troupes,
contre la session de toutes les bases françaises de Chine.
Deux jours après ce retrait, le 17 mars , la flotte française
portant 1 5 000 hommes quitte Saigon. Nombre des hommes
de ces troupes sont d' anciens FfP que le PCF a encoura­
gés à participer à la défense de la France <l' outre-mer. Le
6 , S ainteny signe un accord avec Hô Chi Minh , recon­
naissant sa République du Vietnam. Mais il s ' agit du seul
Tonkin. Annam et Cochinchine devront se prononcer par
référendum. On ne peut prendre une telle capitulation, et
celles qui vont suivre, pour de la naïveté. Il s ' agit des ordres
de Staline. Le 1 8 mars , Leclerc débarque . Toutes les places
fortes du pays sont bientôt occupées sans résistance . De
longues négociations de dupes commencent , où il ne peut
s ' agir que de sauver le minimum, sinon les apparences ,
alors que Thierry d' Argenlieu invente une République auto­
nome de Cochinchi ne. La conférence de Fontainebleau
s ' ouvrira le 6 juillet. Elle traînera près d'un mois . La délé­
gation vietnamienne regimbe , montrant ainsi qu 'elle n'est
pas dans le secret de la haute diplomatie internationale ,
refuse de signer le modus vivendi concocté par le gouver­
nement françai s , et finit par quitter la France le 1 3 sep­
tembre . Deux jours plus tard, Hô Chi Minh, qui est resté ,
signe et part . Il est de retour à Haiphong le 20 octobre .
Un mois plus tard, la ville s ' insurge. Elle est détruite par
le bombardement de la flotte française . Encore un mois, et
c ' est le tour de Hanoi. Hô Chi Minh a pris le maquis . Ngo
Van écrit : « Ce sera le début d'une nouvelle guerre de Trente
Ans et de son cortège d' horreurs et de massacres '' . »
Toute différente fut la situation en Algérie pendant ces
deux années . Dès mars 1 943 , la revendication d ' un É tat
algérien doté d'une Constitution élaborée par une Assem­
blée constituante élue au suffrage universel avait été récla-

146
Deux ans d'équil ibre mondial contre-révolutionnaire

mée par un « Manifeste du peuple algérien » , rédigé et signé


par des élus algériens connus comme modérés , dupés par
les déclarations d'un de Gaulle. La répression n' allait frap­
per d'abord , mais seulement par le sommet , que le Maroc
et la Tunisie . Mais , dès mai 1 945 , la fin de la guerre mon­
diale avait provoqué des manifestations pour l' indépen­
dance et pour la libération de Messali Hadj , leader du Parti
du peuple algérien (PPA) et de ses co-détenus , incarcérés
depuis 1 939. Dans le Constantinois , elles furent attaquées
par les colons « pieds-noirs » , staliniens compris, ce qui leur
donna une tournure d' émeutes . Leur répression fut san­
glante et provoqua un soulèvement contre les colons , auquel
la riposte fut terrible . Les villes de Sétif et Guelma furent
écrasées de bombes . Charles Tillon était alors ministre de
l' Air, et L'Humanité informait : « Il s ' agit d'une provoca­
tion hitlérienne : c'est la cinquième colonne qui excite les
Arabes » , et concluait : « Il faut que l' Algérie se confonde
avec la France [ . . . ] , les Algériens sont des Français. » Le
PC algérien lui fit écho : « Il n'y a pas de révolte arabe , mais
un complot fasciste . » Toute la presse minimisa le nombre
de morts . La Vérité les chiffra à 45 000, ce qui est admis
maintenant par les chercheurs indépendants. Il était clair
que c'était la revendication d' indépendance qui avait été
visée. Le lien du parti trotskiste avec le PPA et son leader
devint très serré . Ses militants algériens formeront le gros
des participants aux manifestations du PCI contre la guerre
du Vietnam , et, inversement, le PCI soutiendra de toutes
ses forces les manifestations du PPA, bientôt devenu , à la
suite de la libération et du retour de Messali Hadj en Algé­
rie, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocra­
tiques (MTLD).
La misère et le chômage de masse , s ' ajoutant à l ' op­
pression nationale , créèrent une situation explosive, qui ne
fut suspendue que, d'une part, par l' émigration de masse
en France , de l' autre par les longues négociations autour
du projet <l' Union française : cette « cage où personne ne

147
Le trotskisme, une histoire sans fard

voudrait entrer », comme la qualifièrent , le 27 octobre 1 946,


les députés algériens et malgaches qui la refusèrent dans
la forme du titre 8 de la Constitution. Les concessions, en
termes d' abolition des pires mesures de discrimination, de
citoyenneté et d' assemblées aux pouvoirs limités, desti­
nées à sauver l' essentiel du pouvoir d'empire , se heurtaient
à la volonté d' indépendance , puis, pour le moins, d' auto­
nomie à titre transitoire . Cependant, ce qui retarda de sept
ans l ' insurrection fut le double effet de la violence au mar­
teau-pilon de la répression de 1 945 et, inversement, des
espoirs mis par les modérés dans l ' utilisation des petits
moyens démocratiques du « statut octroyé » (assemblée
paritaire de deux collèges , de 1 20 membres , votant le bud­
get et ayant des pouvoirs législatifs limités, etc .) jusqu 'à
leur irrémédiable faillite.
La rupture de l ' union sacrée de Yalta, entraînant en
France celle du tripartisme, n ' avait pas déterminé de la part
du PCF un tournant sur l ' Algérie aussi radical que sur le
Vietnam. Ses députés s 'étaient contentés de s 'abstenir et
pour certains de voter contre le statut d ' août 1 94 7, dont ils
avaient pourtant auparavant dicté les termes . De même le
soulèvement armé de Madagascar, et sa répression féroce
- c 'est sans doute là que fut initiée la précipitation sur les
villages, depuis les avions, des leaders enlevés -, laissa les
députés du PCF parfaitement passifs , s ' abstenant sur la
levée de l 'immunité parlementaire des députés malgaches,
alors que les ministres staliniens avaient déjà été chassés
du pouvoir. L'URSS ne s' intéressait pas encore à des révo­
lutions où elle n' avait pas de forces pour les contrôler. Les
trotskistes restaient donc seuls avec les anarchistes à rendre
compte de ces luttes, à les justifier au nom de l 'unité de la
lutte anti-impérialiste mondiale , de leur unité avec celle du
prolétariat contre notre propre impérialisme , et à appeler à
des actions et des manifestations de soutien . Mais contre
les mensonges, coupés de grands silences des médias, cette
agitation n' avait pas encore d'échos importants, et ne contri-

148
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

buait qu' à lier la 4• Internationale aux représentants de ces


luttes en France même . D ' où le peu d' effet quant au ren­
forcement même du PCI .

À nouveau, la question de l ' U RSS

La jeune génération trotskiste ne pouvait échapper aux


débats théoriques, d ' autant qu'ils devaient aboutir à des
mots d' ordre. Deux thèmes principaux allaient faire l ' ob­
jet de débats , qui prirent souvent un aspect académique,
peut-être parce qu'on se retenait de pousser les positions à
leurs conséquences politiques pratiques ultimes . L'un porta
sur l' aspect transitoire ou seulement réformiste de certains
mots d' ordre démocratiques . Et l ' autre , qui en fait com­
mandait le premier, ce fut - comme on pouvait s ' y attendre
- à nouveau sur la nature de l ' URS S .
S i l a discussion fut relativement courtoise et modérée
entre la majorité internationale , qui s'en tenait à la position
de Trotski , de l'État ouvrier dégénéré - impliquant à la fois
défense de l ' URSS contre l 'impérialisme et dénonciation
radicale de la dictature bureaucratique -, et les tenants de
la théorie dite du capitalisme d 'État, voire avec ceux qui
gardaient quelque chose de la théorie de Burnham d ' un
nouveau système d' « impérialisme bureaucratique » , c' est
qu' à ce stade du débat la manière de dénoncer le stalinisme
et de le combattre n ' était pas très différente à partir des
théories opposées. Mais c'est sur un autre front qu'elle s' en­
venima.
David Rousset était revenu de sa déportation avec en
tête une nouvelle conception de la nature de l'URSS qu 'il
allait développer peu à peu, et qui gagna un nombre assez
important d' intellectuels , à la fois anti-impérialistes et mal
à l'aise vis-à-vis du stalinisme. Le plus important de ceux­
ci allait être Jean-Paul Sartre qui donna sa forme achevée
à cette théorie en 1 95 6 (à un moment où Rousset l ' avait
lui-même abandonnée par un tournant à 1 80°), en expli­
quant qu 'il fallait « vouloir ce socialisme » , parce qu'il n ' y

1 49
Le trotskisme, une histoire sans fard

en avait pas d ' autre « sauf au Ciel de Platon » . Dès


décembre 1 945 parut la Revue internationale, où Rousset
publia, en trois livraisons , son premier ouvrage , L' Univers
concentrationnaire . Cette revue fut le lieu d 'élaboration de
sa conception théorique . Après Charles B ettelheim, qui y
justifia la bureaucratie comme nécessaire à la construction
du socialisme , Gilles Martinet alla plus loin en condam­
nant le trotskisme comme une utopie faillie. Le système
soviétique stalinien, selon cette théorie , représentait pour
le communisme ce que le bonapartisme de Napoléon Ier
avait été pour les conquêtes de la Révolution française : une
étape déformée , mais inévitable, donc nécessaire, et poten­
tiellement expansive dans l'encerclement du monde impé­
rialiste. La prodigieuse victoire militaire de l'URSS donnait
raison à Staline . Dans cette perspective , le trotskisme était
aussi vain que l'avait été le babouvisme. Le régime bureau­
cratique de l ' URSS devait être considéré comme le résul­
tat nécessaire de la construction concrète du socialisme
dans un pays isolé , et il s ' agissait de le défendre tel qu'il
était, sans rechigner. Les thèses de Rousset (Leblanc) qui
dès octobre 1 945 développaient ces conceptions, bien qu'en­
core en mineur, soulevèrent un cyclone dans le PCI. Leur
révisionnisme fut condamné au congrès de février 1 946
et entraîna l'exclusion de leur auteur. Mais non sans malaise
dans ce qui était appelé l ' aile « droite » du Parti (non , bien
entendu , au sens politique général , mais du point de vue
interne des orientations), que sa démoralisation faisait pen­
cher vers ce qui s ' exprimait là sans détours , et qui sera,
deux ans plus tard , au début de 1 94 8 , le fondement idéo­
logique du Rassemblement démocratique révolutionnaire
(RDR) , où cette aile ira se fondre et, finalement, disparaître
comme groupe politique .
La fermeté de la majorité , excluant pour la première fois
un militant qui avait été un des cadres de la période de
guerre , tenait aussi, alors qu 'il fallait tenir tête aux deux
courants « gauchistes » sur cette question de l'URS S , à ce

1 50
Deux ans d'équil ibre mondial contre-révolutionnaire

que ce révisionnisme droitier montrait une pente où pou­


vait glisser une interprétation opportuniste de la théorie de
l'État ouvrier dégénéré . (Un paradoxe, c 'est que Michel
Rapti s, qui mena cette bataille, d' abord contre Rousset,
puis contre ceux qu'il appelait des « néostaliniens », allait
reproduire , comme nous le verrons , la même déviation à
peine quatre ans plus tard .) Enfin, un autre élément qui
envenima ce conflit , c ' est que David Rousset , inconnu
comme trotskiste à Buchenwald et Neuengamme , avait pu
entrer dans la « bureaucratie de camp » , tenue par les sta­
liniens, laquelle, par ses choix de corvées et de transfert,
disposait largement de la vie et de la mort des détenus . Peu
après son retour, il avait eu une altercation violente avec
Mathias Corvin qui lui reprochait sa participation à un tel
organisme , alors que Hic et Filiatre avaient été envoyés à
Dora , l' « enfer de Buchenwald » , où le premier mourut .
Corvin regarda ensuite comme une véritable trahison de
Rousset que, dans son roman Les Jours de notre mort, ayant
utilisé les souvenirs et témoignages des déportés trotskistes,
il ne les ait pas nommés , ni même mentionné leur identité
politique12• Il lui était opposé Marcel Beaufrère qui, le 10 mai
1 945 , dès son retour de Buchenwald où il avait formé une
cellule trotskiste, donnait à Bleibtreu une interview pour
La Vérité ouvrant une toute autre perspective que celle d'un
univers concentrationnaire et de la menace d'une univer­
salisation du stalinisme .
La discussion sur l ' URSS ne pouvait se limiter à des
échanges d ' articles , le Parti devait trancher. Le débat fut
ouvert pour le congrès de septembre 1 946 . Cinq thèses
s ' opposèrent. La rédaction de celle de la majorité du 3e
congrès fut confiée à Laurent Schwartz. Choix étrange !
Pourquoi pas à une des têtes politiques de la tendance de
l' ex-POi ? Éminent mathématicien, Schwartz ne s' était pas
distingué ju sque-là comme théoricien marxiste , et il ne
cachera guère dans ses Mémoires les limites de sa forma­
tion en ce domaine '3• Craipeau ne s ' expliquera à ce sujet

151
Le trotskisme, une histoire sans fard

que tardivement14• En réalité , comme ses proches Filiatre,


Essel et Chauvin , il partageait les conceptions de la ten­
dance Pennetier-Gallienne quant à la nature de « capita­
lisme d' État » de l ' URS S . Mais il ne voulait ni se séparer
des autres dirigeants de sa propre tendance qui restaient sur
la position trotskiste traditionnelle, ni se couper de la direc­
tion internationale. Il écrivit : « Une fois de plus, des consi­
dérations tactiques m'empêchent de me battre, sur ce terrain,
sur mes propres idées . » Toute sa tendance vota le texte
Schwartz « comme un seul homme » . Il précise que trois
des cinq thèses « défendent en gros la même position » , les
deux autres étant celles de Chaulieu-Montal (Castoriadis­
Lefort) et de Pennetier-Gallienne . Alors pourquoi trois
thèses ? À bien lire celle de Schwartz, on s' aperçoit qu'en
logicien il soupèse alternativement les facteurs rétrogrades
et les facteurs de progrès de l ' URS S , puis , considérant l'im­
portance prédominante rétrograde de la passivité proléta­
rienne, aboutit. . . à une subordination de la lutte contre la
bureaucratie à la défense de l ' URSS . On est bien là à mi­
chemin de la thèse révisionniste de Leblanc (Rousset) et. . .
du RDR. L'unité alors gardée sur cette question avait bien
une fêlure secrète . La troisième thèse évoquée par Crai­
peau était celle de Marcoux-Michèle Mestre (Spoulber­
Lucienne Abraham) . Si ceux-ci ne divergeaient que par des
nuances avec les thèses majoritaires sur la nature de l'URSS,
en revanche s ' y opposaient radicalement leurs perspectives
quant au devenir du « glacis » soviétique , constitué par les
pays de l'Europe de l'Est. Cela allait être le point de départ
d'un écart de Spoulber, suivi de son départ aux États-Unis .
Par ailleurs , ce débat avait permis aux deux oppositions
françaises à la théorie de l ' État ouvrier dégénéré de cimen­
ter leur tendance. Il y avait là deux autres fêlures .
Comment expliquer de telles conséquences des diver­
gences sur la nature de l ' URS S ? C ' est qu 'en face d'une
situation qui apparaissait comme l ' inverse de ce qu' avait
prévu Trotski , il fallait à coup sûr une correction de son

152
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

analyse, mais que la faiblesse théorique commune à toutes


les têtes pensantes de l' Internationale achoppa entre un
conservatisme, à la limite dogmatique, et des révisions radi­
cales . Les trois grandes thèses en présence étaient toutes
fausses. Et ce n' était pas à l' extérieur qu'on pouvait en trou­
ver une qui fût juste . La thèse du « capitalisme d' État »
conduisait à tenir l 'URSS (et bientôt ses États parèdres)
comme des systèmes plus réactionnaires que ceux où il
existait au moins une démocratie parlementaire et, ainsi,
à un refus de soutien aux mouvements révolutionnaires
conduits par les partis ou mouvements liés au stalinisme,
ou soutenus par lui (pourtant, le plus souvent, « comme la
corde soutien le pendu ») , voire à les dénoncer commé réac­
tionnaires et conduisant à des systèmes totalitaires . La théo­
rie d ' un « impérialisme bureaucratique » conduisant à la
variante barbare du dilemme « socialisme ou barbarie » ,
allait amener la plupart de ses tenants à tenir les impéria­
lismes capitalistes comme le moindre mal , et pour beau­
coup à passer, ouvertement ou discrètement, à leur service.
La théorie maintenue de Trotski était, certes, d'un manie­
ment délicat pour distinguer la lutte acharnée contre la
bureaucratie et contre ses politiques contre-révolutionnaires,
et le nécessaire coude à coude , voire le front unique avec
les travailleurs stalinisés . C 'était là marcher sur le fil du
rasoir, d ' où tant de chutes, à droite ou à gauche qui, pour
ceux qui rejetaient globalement cette thèse, donnait la preuve
de son caractère erroné.

La première scission

Les désaccords entre les deux grandes tendances sur les


mots d' ordre de politique intérieure apparaissent à distance
encore plus minces que sur la question de l' URSS . En appa­
rence, ce sont elles qui vont provoquer la première des deux
grandes scissions de la section française . Mais ce n ' est
qu' une apparence qui manifeste un effet du grand tournant
de la situation mondiale. Brutalement, la rupture de l ' URSS

1 53
Le trotskisme, une histoire sans fard

avec les pays impérialistes va donner l'opposition des Blocs,


polarisant toute la société . On va entrer dans les décennies
de Guerre froide . À sa politique contre-révolutionnaire
ouverte , l ' URSS va progressivement substituer une poli­
tique d' opposition anti-impérialiste à allures gauchistes .
Dans les pays impérialistes , elle va, sur cette base, pous­
ser les masses à des luttes, souvent sans véritables objec­
tifs de classe, mais destinées au pur harcèlement. Elles n'en
sèmeront pas moins des illusions dans les mas ses tra­
vailleuses, et la dénonciation de cette nouvelle pol itique
réactionnaire sera plus difficile pour les trotskiste s .
C ' est seulement à l a lumière de cette situation mondiale
prolongée que l ' on peut comprendre les crises de la 4• Inter­
nationale. Tout d' abord , l' opposition entre les deux cou­
rants du PCI pouvait se réduire à une analyse de la situation,
et à sa conséquence quant à la manière de se faire le mieux
entendre des grandes masses travailleuses . Contre la majo­
rité française et internationale qui continuait à spéculer sur
les explosions révolutionnaires, la minorité était encore une
fois plus réaliste . Mais les conséquences en mots d'ordre
qu 'elle en tirait étaient plus du type d'opposition de gauche
des partis traditionnels que de dénonciation de leur colla­
boration de classe . Ainsi, quant à la participation gouver­
nementale , elle donnait à la formule « algébrique » de
« gouvernement ouvrier et paysan » , le contenu d'une étape
parlementaire où elle sommait ces PCF et SFIO d ' appli­
quer leur programme , tandis que la majorité dénonçait ces
programmes et opposait à une telle vaine agitation la pro­
pagande sur ce que devait être un authentique programme
de classe d ' un véritable gouvernement des ouvriers et des
paysans travailleurs .
Ces tiraillements pouvaient même se limiter à des ques­
tions superficielles de mode d ' expression . Ainsi Magnin
(Dalmas ) , prenant la direction de La Vérité après le 3e
congrès , définissait le style quelque peu sévère , voire terne ,
qu'elle avait jusque-là, comme « une bigote vêtue de noir

1 54
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

du cou aux pieds » , et proclamait qu'elle allait devenir « une


superbe putain aux cuisses ouvertes » . Et , certes, il fit un
journal plus aéré , sans doute mieux écrit et plus agréable à
lire. Mais répondait-il mieux aux besoins des militants dans
leurs usines et syndicats , à leurs colères et indignations ?
Ripostait-il mieux aux arguments des adversaires ? De tels
malentendus dissimulaient l' essentiel .
Dès après le congrès d'octobre 1 944, où Craipeau s'était
refusé à entrer dans la nouvelle direction, il avait initié un
travail entriste dans les Jeunesses socialistes , en y faisant
adhérer André Essel . Ce travail fut fructueux, car le même
type d' opposition qui avait existé à la veille de la guerre
mondiale s' était reconstitué contre la lamentable politique
gaulliste de la direction de la SFIO.
En juillet 1 946, l a direction « blumiste » est renversée
par sa gauche , dont le leader est Guy Mollet, qui devient
le secrétaire général de la SFIO, avec Yves Dechézelles
(depuis longtemps déjà sympathisant du trotskisme), comme
secrétaire adjoint. Il s ' agit d'un tournant politique encore
très modéré , pour l' heure de simple pression sur le gou­
vernement que dirige le « socialiste » Ramadier.
Mais cela permet aux Jeunesses socialistes de pousser
plus loin la critique . En octobre , Essel pilote la création de
son hebdo, significativement titré Le Drapeau rouge , et qui
va défendre précisément la politique définie par Craipeau
et sa tendance qui ont pris la direction du PCI depuis un
mois, de la dénonciation de la guerre coloniale jusqu ' à la
défense des revendications des luttes grévistes , de la rup­
ture gouvernementale avec la bourgeoisie au contrôle
ouvrier de la production .
Le rapprochement entre JS et JCI, organisation de jeu­
nesse du PCI , progresse alors à grands pas . Dès le début
de 1 947 , ils seront ensemble dans un large Front laïque
antifasciste de la jeunesse (FLAJ) , d ' où seule l ' UJRF sta­
linienne s'exclut, après l' échec de sa tentative d'en écarter
la JCI sur la base des calomnies ordinaires, qu'elle est défiée

1 55
Le trotskisme, une histoire sans fard

de prouver. En avril , le congrès de la JS soutient massive­


ment sa direction par 1 87 mandats contre 8 et une absten­
tio n . Son engagement de solidarité avec la révolution
vietnamienne, puis avec celle de Madagascar, alors que la
SFIO mène ces guerres coloniales, conduit directement à
la rupture qui intervient en juin , par l' exclusion des diri­
geants et la dissolution des Jeunesses. Mais une petite mino­
rité du Parti , suivant Yves Dechézelles , Jean Rous et
Suzanne Clair, va s 'engager aussi dans le chemin de la rup­
ture , et formera en novembre l ' Action socialiste révolu­
tionnaire . Comme l ' a écrit Craipeau :
« L'unification du PCI avec la Jeunesse socialiste et
l' ASR sur le programme de la IV• Internationale semble
imminente. Telle est la conclusion de tous les articles de
discussion que publie Le Drapeau rouge, dans la tribu­
ne libre qu'il a ouverte à ce sujet : tous se prononcent
pour l ' unité avec le PCI et la JCI . »
Or, elle n ' aura pas lieu. E n quelques mois tout cet élan
sera brisé .
Que s'est-il passé ? La conjonction de plusieurs phéno­
mènes négatifs . D ' une part, le retournement de la politique
stalinienne a provoqué des effets en retour opposés dans le
monde politique et intellectuel : à la fois détachements
sur la gauche et sur la droite . Dans la SFIO , la tendance
Bataille socialiste, qui compte Gilles Martinet dans sa direc­
tion, est exclue à son tour. Mais , tournée vers le PCF, elle
refuse tout accord avec le PCI, et c ' e st avec elle que se
regrouperont l ' essentiel des forces de l' ASR, plus ou moins
fondue avec la JS , et qui, ensemble, constitueront un éphé­
mère Parti socialiste unitaire . C ' est donc seulement une
minorité de jeunes militants des Jeunesses socialistes qui
entrent au PCI. Dans le même temps, Jean-Paul Sartre prend
quelques distances avec le PC et, avec David Rousset et
quelques autres membres de l a Revue Internationale , Jean
Rous et des journalistes de Franc-Tireur, fonde le non moins

1 56
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

éphémère Rassemblement démocratique révolutionnaire


(RDR) .
Peu auparavant, en novembre, le 4e congrès du PCI a eu
un nouveau renversement de majorité, plus faible encore
que celui du 3• congrès : un seul mandat, contesté comme
obtenu par manipulation . Cela ne manifestait, en fait, que
le partage véritable du Parti en deux moitiés presque égales .
Les débats en avaient été d' autant plus tendus que les diver­
gences exacerbées par la perspective du prochain congrès
mondial réveillaient de graves oppositions de personnes .
S 'il est faux de caractériser l a majorité française et inter­
nationale de sectaire , comme l ' a fait Craipeau, en lui fai­
sant ainsi porter toute la responsabilité de la crise de ce
moment15, il est vrai que certaines relations personnelles
désastreuses s' étaient établies au niveau de la direction ,
que des oppositions de caractères tendaient à y devenir
inconciliables , et que des accusations politiques mutuelles
étaient souvent amplifiées par le soupçon . Il y avait des
« ultras » dans chaque tendance, ainsi Swann (Guikovaty)
sur la droite, et Privas (Grinblat) sur la gauche . Mai s , il
apparaît clairement à distance que ce qui a porté au rouge
la majoration de ces questions de personnes a été la diver­
gence radicale quant à la perspective de construction du
Parti . Le rêve de la possibilité d'un grand parti de dizaines
de milliers de membres, qui hantait Craipeau et ses proches ,
exigeait d' arrondir les angles d u programme . Mais pour
certains , à coup sûr, cet « allégement » programmatique
impliquait nécessité d'un éloignement de la politique révo­
lutionnaire de la 4e Internationale, comme ne correspon­
dant plus à la situation historique . Craipeau , pour sa part,
n'allait pas cesser de poursuivre cette chimère, dont les ten­
tatives de réalisations n' allaient pas non plus cesser de s 'ef­
fondrer ; les « centres » , en politique, tombent toujours sur
l ' un ou l' autre des côtés , et en général sur celui de droite.
Le sens de cette opposition se manifesta très vite . L'aile
« droite » , redevenue minorité , proposa l' entrée des mili-

1 57
Le trotskisme, une histoire sans fard

tants du PCI - car une fusion était impossible avec des


groupes nettement antitrotskistes - dans le RDR. Le nou­
veau comité central rejeta cette éventualité . Rodolphe Prager
a expliqué ce qui s 'en suivit :
« La tendance minoritaire n'engagea pas le débat pour
tenter de faire prévaloir une proposition d' adhésion au
RDR . Demazière se borna à adresser une lettre au comi­
té central, l'informant de sa décision dans ce sens. Son
choix était expliqué par son constat de faillite du mou­
vement trotskyste avant, pendant et après la guerre. Il
prenait soin de préciser que son adhésion au RDR
n'était pas une démarche entriste , et qu 'il fallait désor­
mais se borner à défendre "quelques valeurs clés".
C'était à ses yeux la solution de la "dernière chance" . Il
n'était pas suivi par toute sa tendance . D ' autres diri­
geants minoritaires, tels Craipeau et Filiatre, ne s 'asso­
cièrent pas à cette démarche, mais quittèrent cependant
le PCI. Le comité central s'opposait à ce genre d' adhé­
sions, perçues comme une démission et une rupture de
discipline de dirigeants importants , qui ne tardèrent
d 'ailleurs pas à attaquer publiquement le parti. On assis­
tait à l'effritement d'une tendance opportuniste, saisie
par le découragement et remettant en cause un certain
acquis trotskyste . Mais ce fut le départ, hélas, d'une
partie notable des cadres du POi des années trente et de
pionniers du trotskysme en France comme Craipeau et
Filiatre, qui fut le seul à assister encore au congrès
mondial 16• »
Outre ceux qui partirent sans avoir été exclus , Jean-René
Chauvin fut , en tant que dirigeant du groupe minoritaire,
compris dans la charrette de l 'exclusion alors qu'il ne par­
ticipa pas à l 'entrée dans le RDR . Et il s' indigna longtemps,
à juste titre, que ses protestations n ' aient pas été entendues.
On doit remarquer que ceux qui avaient choisi la rupture
étaient - à l ' exception de Demazière - le groupe des ex­
dirigeants du courant qui avait été celui de la ligne Hic de
l' « oppression nationale » , puis s ' était trouvé en minorité
dès la fusion dans le PCI. Une demande d'un travail entriste

1 58
Deux ans d'équil ibre mondial contre-révolutionnaire

partiel dans le RDR aurait peut-être pu se voir acceptée .


Mais la lettre de Demazière montre que la démoralisation
de ce groupe allait beaucoup plus loin qu ' un désaccord
purement tactique. Il s ' agissait bien d ' un doute profond
quant à la perspective de l' évolution du monde, qui avait
été exprimée par l' idée que « les bases sociales de la révo­
lution socialiste étaient entraînées dans la décadence du
système capitaliste » , et le désespoir face au « bas niveau
de 1a conscience ouvrière » . Typique usure militante, pense­
t-on d' abord. Dans le cas de tels militants qui , pour la plu­
part , avaient eu une conduite courageuse, voire héroïque,
pendant la guerre, cela doit être précisé. Dans une petite
organisation, telle qu' était le PCI, les forces centrifuges
sont plus fortes que dans les grandes. D ' autre part, il s ' agis­
sait d'un groupe d' intellectuels qui n' avaient pas les forts
liens de cohésion que ressentent les ouvriers qui , dans les
périodes de crise se resserrent au contraire , par instinct de
clas se , sur leur organisation (ce qui a d' ailleurs aussi sa
potentialité négative , comme nous le verrons bientôt) . La
plupart de ces ex-dirigeants trouvèrent de ces chemins de
traverse qui ne s 'offrent pas aux travailleurs sans diplômes
ni relations ouvrant à des carrières gratifiantes : plusieurs
s ' illustrèrent dans le journali sme , et Essel en fondant l a
FNAC . Mais comment comprendre l e départ de Craipeau
et de Filiatre qui , sur la question du stalinisme , se situaient
sur la position diamétralement opposée à celle de Sartre et
Rousset ? Pour une part par le lien organique de compa­
gnonnage politique avec les premiers, mais surtout par le
choc traumatique de se sentir rejetés . Craipeau était res­
pecté pour son courage , son ancienneté, et comme le prin­
cipal dirigeant de la période de guerre . Mais cet homme
d' action se trouvait humilié par ses mises fréquentes en
minorité, et d ' autre part se voulait aussi théoricien et n ' ad­
rnit jamais le rejet par la majorité de l 'Internationale de ses
conceptions - avant la guerre mises à mal par Trotski, mais
dont il pensait que les changements survenus dans et après

1 59
Le trotskisme, une histoire sans fard

la guerre restauraient leur validité . Quant à Filiatre , sa


profonde amitié pour Craipeau s' accompagna aussi de vel­
léités théoriques malheureuses , lui sur l' « embourgeoise­
ment » de la couche supérieure du prolétariat . De ces
sortants , le mouvement trotskiste devait retrouver un cer­
tain nombre , et d' abord Jean-René Chauvin . Quant à Yvan
Craipeau et Laurent Schwartz , ils se retrouvèrent dans plu­
sieurs luttes avec les militants de la 4• Internationale. Quasi
tous avouaient à l ' occasion avoir gardé au cœur l 'étincelle
du trotskisme .
Bien que très peu de militants aient suivi les dirigeants
principaux de la minorité dans le RDR , le PCI n ' en perdit
pas moins 40 % de ses effectifs , par cet effet en chaîne de
la démoralisation . La plupart de ceux qui partirent alors
ces sèrent de militer ou , dans le meilleur des c a s , conti­
nuèrent dans leurs syndicats .
Cependant, le PCI allait rebondir. Le RDR, au contraire ,
ne vécut que deux ans . David Rousset allait tourner théo­
riquement à 1 80° , passant de son idéalisation « bonapar­
tiste » du stalinisme à un antistalinisme radical .
« [Il] se mit en quête, aux États-Unis, de l' appui des
grands leaders syndical�stes , Walter Reuther, Dubinsky,
inféodés au régime, et de ressources financières , [ce qui]
causa un sérieux malaise . La crise s' accrut après les ma­
nifestations de la journée internationale contre la dicta­
ture et la guerre, du 30 avril 1949 , au cours de laquelle
le savant nucléaire Carl Crompton évoqua les effets dis­
suasifs de la bombe atomique face à l'expansion sovié­
tique menaçant le monde. Les démissions furent nom­
breuses, et il ne resta que deux mille adhérents [sur les
5 000 du début] . Sartre prit ses distances et quitta for­
mellement le mouvement en octobre 1949, reprochant à
Rousset d' évoluer vers la droite . C'en était fait du
RDR'7 . »
L'échec du « centrisme » était là manifeste : il était pos­
sible de rassembler des milliers de militants désorientés par
la politique des grands partis traditionnels du « mouvement

1 60
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

ouvrier » , mais, sans claire orientation de classe, on ne pou­


vait en faire une force , la mettre en action et, sinon la mul­
tiplier, du moins la forger. C ' était forger au moins un petit
parti révolutionnaire qui était le but de la majorité du PCI
et de l' Internationale.

Contrepoint de l'auteur

J ' ai vécu la moitié de cette période Uusqu ' à la fin 1 945


ou au début de 1 946) comme ouvrier du bâtiment. Mon
implantation était si solide que je devins, dès après la Libé­
ration , secrétaire du comité inter-chantiers de La Cha­
pelle et de la Plaine , c ' est-à-dire de l a représentation
syndicale de 5 000 ouvriers . Malgré l ' interdiction syndi­
cale des grèves ,je parvins , contre les bureaucrates, à y faire
décider un débrayage d ' un après-midi pour le ravitaille­
ment - essentiellement de vin , exigé par ces travailleurs de
force - avec manifestations jusqu ' à la direction de la SNCF,
rue Saint-Lazare. Débordant les barrages de flics, la masse
des ouvriers , avec pancartes et drapeaux , parvint à desti­
nation, et une délégation, dont j ' étais le porte-parole, fut
reçue. Il faut admettre que ce que l' on obtint fut dérisoire :
le vin distribué était une sorte de boisson plus qu' à demi
chimique , pour moi imbuvable .
Dans le même temps, j ' avais été élu en tête de mon chan­
tier, puis au comité central (national) de mon entreprise ,
qui n 'était autre que la société Sainrapt et Brice, construc­
teurs du Mur de l' Atlantique , dont les patrons étaient en
fuite . De ce fait, j ' avais fait adopter par les ouvriers la reven­
dication de nationalisation de l' entreprise , et mes co-délé­
gués du PCF me suivaient. Aux réunion s , au siège de
l'entreprise , nous eûmes en face de nous, non seulement le
haut encadrement, mais le ministre Dautry en personne.
Les négociations s' éternisèrent dans un long dialogue de
sourds . À la longue, je vis les membres du PCF m ' aban­
donner les uns après les autres , le dernier étant le second
de mon chantier. Me trouvant ainsi isolé et battu, il n'y avait

161
Le trotskisme, une histoire sans fard

plus pour le bloc d 'union sacrée des cadres et staliniens de


la CGT qu ' à trouver le moyen de me licencier. Ce fut fait
avec art : mon chantier fut vidé petit à petit, jusqu ' à ce que
nous ne restions plus que trois, licenciés pour fin de chantier.
Nettement avant cela, et en dépit de mon adhésion au
PCF (décidée en cellule , en présence du représentant du
comité central , Dunoyer, alias Essel), j 'étais devenu sus­
pect à l 'encadrement stalinien, non seulement à cause des
actions susdites, mais aussi parce que la vaine quête des
auteurs et distributeurs des tracts trotskistes avait fini par
leur donner l ' idée que ce ne pouvait être que moi . En éplu­
chant les comptes-rendus du comité inter-chantiers que les
délégués écrivaient à tour de rôle , les bureaucrates s 'aper­
çurent que j ' étais le seul qui écrivait le nom de Trotski cor­
rectement. Convoqué à la Bourse du travail , il m 'en fut
demandé compte . Je répondis que pour être terrassier je
n ' en étais pas pour autant analphabète, et que je lisais les
journaux. Les soupçons en furent pourtant augmentés . La
décision de la direction de Sainrapt et Brice , prise sans
doute avec l ' assentiment des bureaucrates de la CGT, les
tira d ' affaire . Et ils furent à coup sûr confirmés dans leurs
soupçons par mon acharnement à rester à La Plaine en
me faisant embaucher sur l ' unique chantier tenu par des
syndiqués de la CNT. Mais là, non seulement je n ' avais
plus aucun poste syndical , mais je n ' étais plus terrassier,
car c ' en était fini de l ' amateurisme du temps de guerre :
j 'étais devenu simple aide-cimentier. Au bout de peu de
mois , j ' étais épuisé par ma double vie de manœuvre et de
militant, plus les mains rongées par la gale du ciment. J'étais
épuisé , mais je ne me sentais pas vaincu . Les comités
d' usines de la banlieue sud-ouest, où nous étions bien
implantés, n' avaient-ils pas eux-mêmes été dissous . J'avais
fait adhérer deux ouvriers : du bouton de veste, comme pen­
dant la guerre . Il était clair que la révolution n ' était pas
pour le lendemain . Le courant contraire était trop fort. Mais
j ' étais trop frais pour être ébranlé par l ' évanouissement de

1 62
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

notre perspective révolutionnaire . Je m ' acharnai à rester


manœuvre sur mon chantier, m ' épuisant à aj outer à ce
dur travail les innombrables réunions , séparées par l ' étude
des textes marxiste s .
Je fus tiré de mon purgatoire par mon élection au comité
régional parisien, et pris comme permanent, chargé de l ' or­
ganisation . Je m ' y trouvai seul homme dans un organisme
de jeunes femmes brillantes , de bien plus haute culture
marxiste que moi : Jeanne Danos , Lili B leibtreu , Rolande
Depaepe, Simonne Minguet et Jeanne Goujon. C' était inti­
midant . Mais elles étaient si amicales que nous formions
un groupe cohérent et harmonieux ! Et depuis la Libéra­
tion, et le retour des livres , je me formai à haute dose. Ce
fut une période d'un autre surmenage, l' activisme.
En février 1 946, au 2° congrès du PCI, Bleibtreu et Gibe­
lin , conjointement, présentèrent ma candidature comme
suppléant du comité central . Ce fut ma première entrée dans
la direction française. Au congrès suivant, où l ' aile gauche
perdait la direction, je devins titulaire du comité central .
Mais, en même temps, le changement de direction me fai­
sait perdre mon poste de permanent de la direction régio­
nale. Toutefois, comme il n ' y avait guère de vocations de
permanents dans la nouvelle majorité, Craipeau me pro­
posa d' être demi-permanent pour organiser la région de
Seine-et-Oise Nord où il avait eu son succès électoral . Un
demi-salaire était insuffisant pour vivre . Ma tendance, dési­
rant me garder disponible, me fournit une autre demi-per­
manence pour la fabrication de la revue Quatrième
Internationale . Je fis là mes débuts de lecteur-correcteur.
Quant à mon activité en Seine-et-Oise Nord, elle avait deux
pôles : Pontoise, où il y avait une petite cellule , dont le
noyau appartenait à la famille de Filiatre, et Mantes, le plus
gros centre industriel de la région . Dans cette dernière ville,
j ' avais le fil conducteur d ' une liste d' adresses recueillies
par Craipeau dans ses meetings . Elle se révéla sans valeur.
Les seuls militants qu ' elle comprenait étaient des syndi-

1 63
Le trotskisme, une histoire sans fard

calistes , antistaliniens , mais qui ne voulaient en aucune


façon s' engager dans une activité politique trotskiste . Ils
ne vinrent même pas à la réunion pour laquelle j ' avais dis­
tribué des tracts à la porte de leur entreprise et retenu une
grande salle de café . Je n ' y eus qu ' u n seul auditeur : un
curieux. Le couple d'enseignants , militants d' avant la guerre,
qui m' hébergeaient, n' avaient aucune envie de remettre ça.
De mes visites multipliées ne me resta, au bout du compte,
qu'un vieux militant du PCF, qui avait participé au congrès
de Tours et vomissait Thorez et Duclos . Mais c ' était un
marchand ambulant, qui vivait comme un demi-clochard
et vendait jusque-là le petit journal local stalinien . Il se fit
fort de vendre autant de Vérité. Las ! Les acheteurs de son
petit canard le prenaient pour les nouvelles locales . Il ne
vendit pas un numéro de notre journal . Il fallut me rabattre
sur Pontoise . Un sympathisant de cette ville, Pierre Conte,
qui avait assisté à notre manifestation anticolonialiste du
6 décembre 1 947 à Paris , y fut sauvagement tabassé par
la police et arrêté, puis encore tabassé pendant plusieurs
jours. Ce fut l'occasion, entre autres actions pour sa défense,
de l ' organisation d'un meeting à Pontoise pour exiger sa
libération. La salle nous fut interdite. Nous vînmes en com­
mando dans un petit bus et fûmes accueillis par une armée
de CRS . Nous réussîmes à parler une demi-heure , Mar­
guerite Usclat et moi, accrochés à des grilles , devant moins
de cinquante personnes cernées par les hommes à mous­
quetons . Certes, le sympathisant fut libéré peu après (quand
il fut un peu guéri de ses graves bles sures), mais la cel­
lule n ' en fut pas augmentée pour autant, au-delà des petits
amis des filles de la maison. De tels résultats , qui voyaient
s'effondrer les rêves de Craipeau , avaient de quoi démo­
raliser des militants moins « forgés » que je l ' étai s . Cela
sonna la fin de ma demi-permanence. Notre tendance obtint
la promesse du SWP de combler mon déficit de ressources,
en attendant notre reprise de la direction. Mais l' argent ne
vint pas, et je cherchai un travail salarié. Or, je n ' avais

1 64
Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire

aucun métier et aucun diplôme . Le hasard me fit rencon­


trer Jean Malaquais chez Raymond Gorin (futur grand
patron à l'hôpital des Enfants malades) , avec qui je m 'étais
lié d' amitié depuis 1 944 , en notre cellule commune . Mala­
quais arrivait d' Amérique avec le manuscrit de son roman
Planète sans visa, qui allait être édité par les Éditions du
Pré aux Clercs. Il m ' y fit entrer comme représentant. Ce
fut le début, modeste, de ce qui allait être ma « carrière »
dans l' édition .

Critique des historiens et des critiques

Sur cette période , le tome 2 des Congrès de la Qua­


trième Internationale ne fournit que l' « introduction » de
Rodolphe Prager à « La première conférence internationale
après la guerre » . C ' est donc encore Yvan Craipeau qui
est le plus complet avec son volume La Libération confis­
quée . Les révolutionnaires pendant la Seconde Guerre mon­
diale. 1 944-1947 (Paris, Savelli/Syros , 1 978). Sa limite est
encore là son égocentrisme, qui culmine en donnant son
retrait du début de 1 948 comme une fin du mouvement
trotskiste « dispersé dans une poussière de sectes qui s 'entre­
déchirent [et] a pratiquement disparu de la scène politique ».
Les quelques lignes qui condensent les décennies suivantes
sont largement erronées quant aux faits même s . Ses
Mémoires d'un dinosaure trotskyste (Pari s , L'Harmattan,
1 999) ne reviennent pas sur ses illusions d 'optique.
Les Mémoires de Laurent Schwartz , Un Mathématicien
aux prises avec le siècle (Pari s , Odile Jacob, 1 997), sont
du plus haut intérêt étant donné la richesse de sa person­
nalité, et des deux aspects de sa vie de savant et de lutteur
politique . Comme beaucoup de mémorialistes, il ne contrôle
pas assez ses souvenirs , et on y trouve beaucoup de petites
erreurs , comme, par exemple , évoquer Pierre Frank , en
France en 1 944 , alors qu'il ne rentra qu' au début de 1 946.
Quant à son « Adieu au trotskysme » (p. 272 et suivantes) ,
il s' éclaire quand il écrit que « c 'était l 'ensemble du sys-

1 65
Le trotskisme, une histoire sans fard

tème de M arx , de Lénine et de Trotsky q u ' il me fallait


reconsidérer » et qu'il l 'explicite , et par l 'incapacité du pro­
létariat, de par son inculture, à accéder au pouvoir, sinon
pour un système « consistant essentiellement à couper les
têtes qui dépassent » , en quoi « le fondement même du socia­
lisme marxiste est erroné » , et par les erreurs de Marx et
Engels en mathématiques supérieures, ce qui enlèverait
toute valeur. . . au matérialisme dialectique . S uit une cri­
tique du même genre de Lénine . De telles incompréhen­
sions grossières prouvent que l ' on peut être un grand
mathématicien et un médiocre marxiste. Page 278, il écrit
cependant :
«De cet te fo rma tio n poli tiq ue , de s a nnée s de réfle xio n
sur le s d iffére nt s a spec ts théo riq ue s d u tro tskysme, d u
ma rxisme-l énini sme , d e l a révol utio n, j'a i co nse rv é une
fo rme de rai so nne me nt et d'anal yse pol iti que pa rtic ul iè ­
re , do nt la rigue ur s'appa re nte à celle de s ma théma ­
ti que s.Bea uco up de ge ns me co nsidè re nt to ujo urs co m­
me un tro tskyste, ce qui n'e st pa s v rai d u to ut. Ma is je
ne re nie pa s mo n pa ssé et j'ai ga rd é de s rela tio ns a mi­
cale s avec de no mbre ux t rot skyste s. [ . ..] Me s id ée s
trot skyste s n'o nt e n to ut ca s guè re évol ué sur de ux
po ints: l 'i nterna tio nal isme e t l ' a nticolo niali sme .»
Une grande insistance de Schwartz touche à la morale
en politique . Il en parle comme s ' il n ' y en avait qu'une,
et non pas « leur morale et la nôtre » . Si nous avions eu l' oc­
casion de parler de cette question avec lui , il fait peu de
doute q u ' il aurait admis que l a rigueur morale de vrais
marxistes révolutionnaires n ' a rien de commun avec celles
qui permettent, entre autres , le colonialisme et les guerres
nationales et impérialistes . Cet accord profond explique
que Laurent S chwartz se soit retrouvé avec les trotskistes
dans ces luttes du plus grand écart avec les puissances domi­
nantes, dont il traite dans la seconde partie de ses Mémoires.
Nous avons mentionné dans le chapitre l' excellent livre
témoignage de Simonne Minguet, Mes années Caudron,
une usine autogérée à la Libération (Paris, Syllepse, 1 997) .

1 66
Deux ans d'équil ibre mondial contre-révolutionnaire

Les Mémoires d'Oskar Rippe , Et notre drapeau est rouge .


D u Spartakusbund à la IV' Internationale (Paris, La Brèche,
1985) sont une pantelante histoire d'une vie de jeune com­
muniste puis de trotskiste , du Troisième Reich à l' Alle­
magne de l' Est, où il connut sept années dans les prisons :
celles du NKVD pendant six ans , avec interrogatoires tor­
tures , puis les tortures ordinaires, et le reste sous le pou­
voir de la RDA, jusqu' à la libération en 1 955 et le passage
à l'Ouest, où il reprit son activité politique .
Tous les autres ouvrages qui traitent plus ou moins de
cette période sont trop allusifs ou contiennent trop d'er­
reurs pour qu'il vaille d ' en faire la critique .

1 67
Le trotskisme, u n e histoi re sans fard

1 9 46. M i c h e l Leq uenne tient la permanence de la rue Dague rre ,


sous les portraits de Lé n i n e et Trotski par le pei ntre russe et
socialiste- révolutionnaire, Georges Annenkov.

1 69
Le trotskisme, une h istoi re sans fard

1 946. permanence de la rue Daguerre : table de la presse de la


4' I nte rnationale.

1 70
Le trotskisme, une histoire sans fard

Avril 1 948. Au lendemain du 2• con grès mondial de la 4•


I nt e r n ati o n a l e , meeti n g i nterne réservé aux m i l itants au
Th éâtre, l o cal d u PCI de la rue de l ' Arbre-Sec, à Paris. De
gauche à d roite : M a rcel Favre-Bleibtreu ( P C I , France) , Sal
Santen ( R C P, Pays- Bas) , P i e rre Frank, Jock H aston ( R C P,
G rande- B retag n e ) , Colvin de Si lva (Lanka Sama Samaja Party,
Ceyl a n ) , G randizo M u n i s ( G C I , groupe espag nol a u M exiq u e ) ,
N o ra S a xe (secréta i re) . À l ' avant-scè n e : Sylvia Coper
( i nte rprète ) .

171
Le trotskisme, une histoire sans fard

1 O novem b re 1 967. Célébration du so• ann iversaire de la


révo l ution d' Octo bre au Palais de la M utual ité, à Paris. De
gauche à d roite : E r n est Mandel, M i chel Leq u e n n e , Livia
Maitan. À la tribune, P i e rre Fra n k .

1 72
Le trotskisme, u n e histoire sans fard

1 0 novembre 1 967. Célébration du 50' a n n ive rsaire de la


révol ution d'Octo bre au Palais de la Mutual ité, à Paris. À la
tribu n e : E r n est Mandel, Pie rre Frank, Michel Leq u e n n e . Livia
Maitan au m i c ro.

1 73
Le trotskisme, une histoi re sans fard

Obsèques de Pie rre Frank, à Paris, le 27 avril 1 984. Dans la


cour d u col u m bari u m d u Père-Lachaise, de gauche à droite au
prem i e r rang : Michel Leq u e n n e , A n d ré Calvès, Raymond
M o l i n i e r, André Fichaut (derrière lui, Jean-René Chauvi n ) , Fred
Zeller et, en retrait, Dav i d Rousset. Au second ran g à d roite :
Jorge M c G i nty et Zbig new M. Kowalewski.

1 74
5

Les « a nnées yougoslaves » ( 1 948- 1 950)

Si douloureuse qu'elle ait été, la scission française ne brisa


pas le PCI. Sa base ouvrière demeurait quasi intacte . L'équipe
dirigeante manifestait une apparente bonne cohésion. La crise
française n' avait pas eu d ' écho dans les autres sections de
l' Internationale. L'égide de sa direction , dont l' autorité était
grande, donnait comme une garantie de validité aux positions
majoritaires du 4• congrès, et d' autant plus que la tenue du
2• congrès mondial allait presque coïncider avec l' exclusion
des minoritaires entrés dans le RDR .
Par ailleurs, c' était en pleine conscience que les militants
avaient pris position, sans nul suivisme , mais après de longues
discussions et étude des textes. En 1947 avait été organisée
une école internationale de cadres de l'Internationale , où qua­
torze sections avaient envoyé chacune deux jeunes cadres
de la guerre ou de l'immédiate après-guerre (la France, étant
le pays où elle se tenait, en avait eu trois). Les cours avaient
été donnés par Michel Raptis (« philosophie et marxisme »),
Ernest Mandel (« économie politique »), Sam Gordon ( « théo­
rie de l' organisation »), les cours d'histoire des révolutions du
demi-siècle étant dispensés par des cadres chevronnés qui les
avaient parfois vécues, ou appartenaient aux différentes régions
étudiées. Enseignement de haut niveau, et dépourvu de tout
académisme et de tout dogmatisme. Au contraire , la discus­
sion des cours y tenait la plus grande place, et jusqu 'à la polé­
mique : toute objection recevait sa réponse explicitée et
documentée , sans qu 'il y ait jamais argument d ' autorité . Il ne
s'agissait pas de savoir, mais de comprendre . Tous les pro-

1 75
Le trotskisme, une histoire sans fard

fesseurs étaient plus ou moins polyglottes ; le champion étant


Ernest Mandel, capable de préciser les difficultés du Capital
en cinq ou six langues . Cette formation « trotskiste » a été
remarquée , y compris par des adversaires . Elle avait quelque
chose de comparable pour notre époque , par l ' ampleur, la
rigueur et la cohérence, avec ce qu'avait été l 'enseignement
jésuite aux 1 7• et l 8° siècles.
Pendant l ' été, un stage de formation de plusieurs dizaines
de militants s'était tenu à Verdun-sur-Garonne , sous la direc­
tion de Marcel Bleibtreu. Jamais , dans le passé, un tel effort
de formation n ' avait eu lieu dans l ' Internationale (et bien
entendu encore moins dans les organismes et partis staliniens)
assurant une base solide aux discussions théoriques dans les
cellules. Et c' étaient précisément, les plus grandes et les plus
diverses qui allaient se poser pour les sections si diverses de
l ' Internationale.
Le 2• congrès mondial de la 4• Internationale

Ce congrès mondial fut peut-être le plus grand de toute


l ' histoire de l 'Internationale . Il se tint à Paris et réunit vingt­
deux sections de l ' Internationale, ce qui manifestait un mou­
vement véritablement mondial, présent sur les cinq continents,
compte tenu que beaucoup de sections, ou groupes en attente
de reconnaissance, n' avaient pu envoyer de représentants .
Ainsi, pour l' Europe même, si l ' Allemagne, la Belgique, le
Danemark, Chypre, l 'Espagne, la France, la Grande-Bretagne,
la Grèce, l' Irlande et les Pays-Bas avaient des délégués, non
seulement aucun Tchécoslovaque n ' avait pu sortir de la zone
occupée par l 'URSS, mais le délégué italien lui-même n ' avait
pu obtenir un visa. Pour de pures raisons matérielles, les Autri­
chiens n' avaient pu venir, tandis que les Suisses avaient refusé
leur participation, arguant des mauvaises conditions de pré­
paration et de sécurité de ce congrès. Pour les autres conti­
nents , l ' Afrique, où n 'existaient que deux sections , n'était
représentée que par celle du Sud, l ' Internationale étant sans
nouvelle des trotskistes d' É gypte. En revanche , l'Asie était
représentée par toutes les sections existant alors , soit celles
de Palestine, de Ceylan, des Indes et de l'Indochine (on ne
disait pas encore Vietnam) , représentée à la fois par le groupe

1 76
Les " années yougoslaves ,,

de France et par un groupe Octobre qui n ' était pas la sec­


tion, « La Lutte » , dont on était sans nouvelles de la terrible
répression qu'elle avait subie. Pour les deux Amériques, les
absences étaient les plus importantes, puisque, pour le Nord,
si les États-Unis avaient là les deux partis existants, dont le
SWP en deux courants , le Canada était absent ainsi que le
Mexique, et que, pour le Sud, si l ' Uruguay était présent, et
deux fonnations qui revendiquaient leur affiliation pour l' Ar­
gentine, il n ' y avait pas de représentations du Brésil, du Chili
et de la Bolivie où existait déjà un parti important. Ce congrès
n'en était pas moins représentatif de l' état de l' Internationale ,
du fait que toutes les minorités y étaient représentées .
Contrairement à c e qu' affirmèrent ces minorités dans leur
motion préalable, la préparation de ce congrès avait été le plus
démocratique possible, dans les circonstances données . En
France, si elle pécha, ce fut même par excès : le nombre des
bulletins intérieurs, portant tant sur les questions générales
que sur les débats intérieurs aux sections en crise était si grand
qu'il était impossible à un militant normal de les lire tous.
Mais les débats oraux y avaient suppléé. Et surtout quant à
ceux qui portaient sur les divergences, bien connues de tou s ,
entre les trois grands courants théoriques sur l'URSS et l e sta­
linisme , lesquels avaient des tenants dans presque tous les
pays. Là se situa la discussion centrale du congrès.
Rodolphe Prager a bien souligné les raisons du foisonne­
ment des tendances minoritaires , qui toutes tendaient à trou­
ver une théorie du stalinisme en remplacement de celle de
Trotski :
« Par la force des choses , l'URSS et le stalinisme ne
pouvaient qu'être au centre des débats , avec ou sans
l' offensive des "défaitistes", qui n'étaient pas sans ren­
contrer un certain écho. Hissée contre toute attente au
rang de deuxième puissance mondiale, l' Union sovié­
tique poursuivait une action d "'expansionnisme" et de
pillage en Europe . Le stalinisme atteignait l' apogée de
son influence en dépit de son action réactionnaire et
multipliait les crimes contre-révolutionnaires. On était
loin des perspectives d' ébranlement et de déclin de la
bureaucratie soviétique et du stalinisme que l'on pouvait

177
Le trotskisme, une histoire sans fard

entrevoi r au début de la guerre. Il étai t do nc no rmal, en


to ut état de cho ses, q ue la di scussio n sur la nature de
l'URSS et sur le rôle du stali ni sme s'engageâ t à no u­
veau. S'y ajo utai t le pro blè me récent, diffi ci le, des É tats
placés dans la zo ne d'i nfluence du Kremli n. Sur ce der­
ni er poi nt, à l' enco ntre des amendements anglai s re­
po ussés, affi rmant q ue ]"' assi mi latio n st ructurelle au ré­
gi me so vi étiq ue des pays de l'E st avai t été réali sée et
q ue l' o n se tro uvai t do nc en présence d' É tats o uvri ers" ,
les thè ses ado ptées co ncluai ent au caractè re enco re ca­
pi tali ste de l'éco no mi e des pays du " glaci s" so vi é­
tiq ue' .»
Ce no uveau débat mani festai t l'i mpasse de la t héo ri e de
Tro tski , et so n poi nt fai ble devant la cri tiq ue des mi no ri tai res.
Co mment l'éco no mi e de to ut un gro upe de pays po uvait ­
elle ê tre transformée sans révo lutio n so ci ale? Po ur Spo ulber,
l'assi mi latio n étai t i mpo ssi ble. Po ur la majo ri té, la do mi na­
tio n de l'URSS étai t, à ce stade, purement po litiq ue sur la base
d'une éco no mi e restant bo urgeoi se. P lus tard, elle allai t co nsi ­
dérer la co llecti vi satio n générale par ex pro pri atio n de la grande
bo urgeoi si e co mme pure et si mple assi mi latio n structurelle.
L'Internatio nale fai sai t l'i mpasse sur la «co ntre-révo lutio n»
en URSS, po urtant évoq uée par Tro tski , leq uel, i l est vrai ,
n'étai t pas allé au-delà de so n aspect po li tiq ue. L es mi no ri ­
tai res co nti nuai ent à fonder la nature de l 'URSS sur des cri ­
tè res de pro pri été de fai t des mo yens de pro ductio n et sur
l'ex ploi tatio n du pro létari at, mai s no n sur l'analyse du fonc­
tio nnement spéci fiq ue de cette éco no mi e. P ar ai lleurs, les
résultats pro di gi eux at tei nts, en dépi t des plus mo nstrueux
gaspi llages de bi ens mat éri els et de vi es humai nes, avant et
pendant la guerre, co nti nuai ent àêt re att ri bués, co mm e Trot ski
l'avai t fai t, à une co llecti vi satio n de l' éco no mi e, do nnée co mme
base subsi stante des co nq uê tes pro létari ennes de la révo lu­
tio n. Il allai t falloi r du temps po ur q ue le co nst at de la fai lli te
de l'éco no mi e du systè me démo nt râ t q u'i l s'agi ssai t d'autre
cho se q ue d' une mauvai se gestio n bureaucratiq ue.Mai s, i nver­
sement , di re q ue ce systè me n'avait plus ri en de so ci ali ste,
mai s ét ai t un co llecti vi sme, d'un type no uveau et ex pansio n­
ni ste, ne permettai t pas de co mprendre q ue sa stabi li té sup-

1 78
Les " années yougoslaves "

posée nécessitait une terreur permanente et une idéologie para­


sitaire fluctuante . Tous ces points posaient des questions récur­
rentes dont les réponses étaient toujours insatisfaisantes par
quelque aspect. Et c' était sans doute l ' impuissance à
convaincre , en quelque sens que ce soit, qui était la base de
l ' exaspération du débat.
« En soi, poursuit Prager, les désaccords sur l'URSS ne
justifiaient pas une remise en cause de l' unité du mou­
vement , comme l'avait souligné Trotsky qui déplora la
scission provoquée par Shachtman en 1940. Mais com­
me on le vit au travers de ce différend , c'est toute une
stratégie et des éléments essentiels au Programme de
transition, tels que la politique de front unique, les na­
tionalisations et le problème du gouvernement des orga­
nisations ouvrières, qui furent contestées. D'où la ruptu­
re qui se produisit, sans qu'on !'eût souhaitée . »
Non seulement l a direction internationale avait eu le souci
que tous les courants soient représentés (y compris en accor­
dant des mandats d'observateurs à ceux qui représentaient des
groupes très petits) , mais elle désirait les conserver dans ses
rangs, à la seule condition qu' ils observent la discipline des
décisions à portée internationale du congrè s . Et c ' était là
que ces minorités refusaient ce qui avait pourtant été , pour
Trotski , une condition fondamentale de construction d' une
Internationale : un parti mondial pour la révolution. Une Inter­
nationale fluide n ' aurait été qu 'un capharnaüm sans capa­
cité d' action unifiée , avec les pires risques des contradictions
les plus préjudiciables . Le congrès manifesta sa volonté de
travailler à un tel parti mondial , et le manifeste qui en sortit,
sous le titre de «Contre Wall Street et le Kremlin, pour le pro­
gramme du Manifeste communiste », pour la révolution socia­
liste mondiale véritable mise à jour du Programme de transition
de 1938, aurait dû assurer les minoritaires de la ferme fidé­
lité à la pensée théorico-politique de Trotski qui s ' y mani­
festait par l ' équilibre de la lutte sur deux fronts , dont celui du
stalinisme avait la particularité de continuer à mystifier d ' im­
menses masses dans le monde . Mais pour la direction inter­
nationale, comme pour Trotski, le fait même de la mystification

1 79
Le trotskisme, une h istoire sans fard

contenait l 'éventualité de possibles débordements de la poli­


tique stalinienne , y compris par des partis entiers , dans cer­
taines conditions d'exacerbations de la lutte de classes . Cela,
les minorités le niaient radicalement, ce qui détermina leurs
positions ultérieures à l 'égard de tels phénomènes .
E n outre , faire de l 'Internationale u n parti mondial, c'était
là un pari qui exigeait que se fonde une direction de qualité.
Ce congrès montrait que les éléments en existaient, mais les
minorités , de celle de Shachtman (Workers Party) à celle de
Castoriadis , de celle de Munis (groupe espagnol du Mexique)
à celle d' Armstrong (Irlande) , n 'étaient pas prêtes à le recon­
naître . C ' était même la principale raison pour laquelle ,
d'avance, elles ne reconnaissaient pas la validité du congrès
et, pour la plupart, n ' y étaient venues que pour un baroud
d'honneur précédant une sortie à fins destructrices . Munis et
Benjamin Péret n ' avaient-ils pas fait précéder leur venue, dès
1 946, d'un violent et insultant Manifeste des exégètes. Le bloc
des minoritaires du 2e congrès n'était soudé que par cette néga­
tivité. Il n'allait pas survivre au congrès lui-même. Ses groupes
s 'en éparpillèrent et leurs départs s ' étalèrent sur une année .
La théorie du « capitalisme d' État » et celle de l ' « impéria­
lisme bureaucratique » purent parfois se combiner, et, comme
nous l ' avons déjà remarqué , conduire pareillement à consi­
dérer le système « stalinien » comme pire que l ' impérialisme
capitaliste, avec la conséquence de prises de positions contre­
révolutionnaires , et d' une rupture avec le marxisme. Mais si
cette dérive fut celle de Shachtman , lequel allait peu après
soutenir la guerre américaine contre le Vietnam, il n'y entraîna
pas tous les courants tenants de la théorie du capitalisme d' État,
en particulier pas celui, français , de Pennetier et Gallienne
(qui choisit la rupture avec le PCI peu après , mais pour se dis­
soudre rapidement) . Au contraire, la seconde théorie menait
inévitablement à une telle dérive, ainsi qu'il en advint, mais
plus tard, au courant Socialisme ou Barbarie de Castoriadis­
Lefort, qui rompit avec le PCI à la fin de 1 948.
Malgré cet échec du maintien des minorités dans l 'Inter­
nationale , le congrès fut un succès. Il révéla la capacité
qu' avaient des sections si différentes par leur importance

1 80
Les « années yougoslaves ..

numérique et par leurs problèmes nationaux à parvenir à un


accord politique profond. Le rapport d' activité qui portait sur
les dix années séparant ce congrès de celui de la fondation
parvint à la fois à une autocritique claire des erreurs et à un
bilan qui s' avérait incontestablement positif. Quant aux pers­
pectives, elles mettaient l ' accent sur le développement des
révolutions coloniales. Outre les délégués de l ' Inde, de Cey­
lan et du Vietnam , la commission coloniale du PCI, qui était
en liaison avec toutes les forces révolutionnaires des colonies
françaises, était représentée par Marguerite Bonnet et Rodolphe
Prager, qui siégeaient en plus de la délégation du PCI com­
posée de Bleibtreu et de Grinblat, dont le choix était bien celui
des deux « ailes » de la majorité .
Enfin furent votés des statuts de l' Internationale, comme
« parti mondial de la révolution socialiste » , définissant stric­
tement ce que devait être son fonctionnement centraliste
démocratique, depuis ses congrès jusqu ' au comité exécutif
international de dix-neuf membres et six suppléants , au secré­
tariat de sept membres de celui-ci, et d ' une commission de
contrôle internationale autonome , ainsi que les conditions
de reconnaissances des sections . Formellement, cette struc­
ture , votée à l 'unanimité (sauf la voix de Munis) , était par­
faite . Mais elle fut loin , comme on le verra, de pouvoir
fonctionner réellement selon les exigences pourtant prévues
dans les considérants , en particulier celle que « les sections
nationales doivent accepter quand c' est nécessaire de se pri­
ver de leurs plus importants dirigeants nationaux » pour sié­
ger au comité exécutif international et au secrétariat
international .
Le congrès fut suivi d 'un meeting qui enthousiasma tous
ses assistants. La présence d ' un orateur comme Colvin de
Silva, leader de la section de Ceylan qui, emprisonné en Indes
pendant la guerre , avait réussi à s' enfuir avec ses geôliers
gagnés à la perspective révolutionnaire , était particulièrement
impressionnante : géant au rire sonore , il eut l'écho de toute
la salle quand il répondit à une assistante qui lui demandait
ce qu 'il allait advenir des fameuses enclaves françaises de

181
Le trotskisme, une histoire sans fard

l ' Inde, Pondichéry, Chandernagor, Yanaon , Karikal et Mahé ,


qu'il n' aurait pas fini de parler qu' elles n'existeraient plus .
Haut moment de la vie de l ' Internationale , ce congrès
redonna toute sa vitalité au PCI blessé, dont la jeune généra­
tion découvrait alors , physiquement, la réalité du mouvement
trotskiste .
Mobil isations pour la guerre froide

Si le début de la guerre froide peut être daté de la fin de


1 947 , en octobre encore les États-Unis et l'URSS étaient tou­
jours d' accord sur le partage de la Palestine, mais les deux
côtés avaient déjà préparé leur affrontement, dont la première
manifestation ouverte fut l'échec de la conférence de Londres
sur l' Allemagne , en décembre. Depuis le début de l ' année, le
regroupement des États qui n' apparaissait pas encore comme
deux « Blocs » se mobilisait pour l ' affrontement : l 'URSS dans
l ' investissement du pouvoir du « glacis » et la formation du
Kominform, annoncée le 5 octobre 1947 ; les États-Unis dans
l ' apparence « humanitaire » du plan Marshall.
Le Kominform , de son vrai nom Bureau d'information des
partis communistes, naquit dans une profonde ambiguïté , non
seulement du côté des dirigeants impérialistes qui crurent y
voir une reconstruction du Komintern, mais à l'intérieur même
de cet organisme , qui semblait lâcher la bride aux éléments
les plus à gauche des partis communistes. Ainsi , les repré­
sentants de la Yougoslavie y avaient dénoncé les partis italien
et français comme n'ayant pas su exploiter les conditions révo­
lutionnaires de 1 944 pour prendre le pouvoir. Il ne devint clair
qu'au cours des deux années suivantes que Staline avait tendu
là un piège à ces éléments de gauche des partis d' Europe de
l ' Est, qui avaient été les dirigeants de la lutte clandestine anti­
nazie, et dont il connaissait les tractations secrètes pour créer
une Fédération balkano-danubienne d' États, force qui aurait
été susceptible de contrebalancer l' hégémonie russe. Les ayant
ainsi poussés à jeter le masque de leurs intentions révolu­
tionnaires, Staline se préparait en fait à les liquider, à les rem­
placer par de purs agents serviles , et à s'assurer ainsi le contrôle
absolu de ces pays, à la fois du point de vue politique et éco-

1 82
Les " années yougoslaves ,,

nomique . Le débat théorique des trotskistes allait trouver là


un éclairage fort net.
En fait , les forces armées soviétiques avaient envahi les
pays qui allaient former le glacis, dans des conditions très dif­
férentes. Le roi Michel de Roumanie avait eu le bon goût de
faire un coup d' É tat le 23 août 1 944, renversant le gouver­
nement fasciste d' Antonesco , alors que les troupes russes
avaient déjà franchi ses frontières, et, dès septembre , par un
pacte avec Moscou , de reprendre les armes contre l' Alle­
magne. Cela n 'empêcha pas le dépeçage du pays, qui dut céder
la Bessarabie et la Bukovine du Nord à l ' URS S , et la
Dobroudja méridionale à la Bulgarie, se payant par la « récu­
pération » de la Transylvanie septentrionale prise à la Hon­
grie . Ce à quoi s ' ajouta le paiement d' énormes « réparations
de guerre » . En revanche, les Alliés avaient obligé l ' URSS à
reconnaître la validité des gouvernements en exil de Tché­
coslovaquie (un traité d' alliance étant signé dès le 12 décembre
1 943 avec le gouvernement Benes réfugié à Londres) , de
Pologne et. . . du roi Pierre de Yougoslavie. Cela n ' empêcha
pas Staline de faire valider à Yalta, puis à Postdam , le déman­
tèlement de la Pologne, conservant, jusqu ' à la ligne Curzon ,
ce qu'il avait envahi en fonction du pacte germano-soviétique,
et donnant en échange la partie allemande jusqu ' à la ligne
Oder-Neisse (d'où le transfert de six millions de citoyens alle­
mands vers l ' Allemagne) . La Bulgarie et la Hongrie , dont les
gouvernements étaient restés les alliés du Reich , devaient
payer les plus lourdes indemnités de guerre.
Staline rusa d' abord avec les accords de Yalta-Postdam
qui exigeaient la formation de gouvernements démocratiques
dans tous les pays « libérés » . Il le dut d' autant plus là où les
forces communistes étaient faibles. Ainsi, en Hongrie , les pre­
mières élections, en novembre 1 945 , n ' avaient donné que 1 7 %
des suffrages au bloc du Parti communiste et des sociaux­
démocrates, le Parti des petits propriétaires emportant 57 %
des voix . En Tchécoslovaquie , il n ' y avait que sept commu­
nistes dans le gouvernement d'union nationale élu le 16 mai
1945 . Les moyens mis en œuvre pour s 'emparer du pouvoir
politique demandèrent deux ans . Ce fut d' abord une épura-

1 83
Le trotskisme, une histoire sans fard

tion sévère (particulièrement sanglante en Bulgarie, sous la


direction de Dimitrov , rentré de Moscou), puis la nationali­
sation des industries lourdes, des mines, des banques, et jus­
qu ' à des entrepri ses petites et moyennes (de plus de 100
personnes, en Hongrie, de 50 en Pologne . . . ), enfin l'expro­
priation des grands domaines fonciers et des réformes agraires
(en Pologne six millions d' hectares de terre distribués aux
paysans) . En dehors de la Bulgarie, où le Parti communiste
prit directement le pouvoir, et de la Tchécoslovaquie, où il
obtint 38 % des voix aux élections de mai 1 946, et obtint de
ce fait tous les postes clefs du gouvernement de coalition,
dirigé par son vieux cadre Gottwald, sa voie « pacifique » d'ac­
cès au pouvoir passa par la constitution de fronts ou de blocs,
en novembre 1946 en Roumanie, en janvier 1 947 en Pologne,
en août en Hongrie. Partout, les postes clefs tombèrent entre
les mains des communistes, et, naturellement, la police. Après
la conférence de Paris , en juillet 1 947 , où Marshall était venu
proposer son plan de « sauvetage » de l ' Europe , ce qui pro­
voqua la sortie de Molotov, rompant l' union sacrée mondiale,
les derniers masques tombèrent. En août, en Roumanie, toute
opposition fut liquidée . Ana Pauker prit le pouvoir en
novembre , le roi Michel abdiqua en décembre , et, aux élec­
tions de mars 1948, tous les sièges du front national revinrent
au Parti communiste. Le mois suivant, la République popu­
laire était proclamée . En Bulgarie, c' était dès la fin de 1 947
que la république était devenue « populaire ». Le plan Mar­
shall avait été proposé à la Tchécoslovaquie : ! 'URSS imposa
le refus. Les ministres bourgeois démissionnèrent du gou­
vernement le 20 février 1948 et, le 25 , le coup d' État de Prague,
caricature de révolution, donna tout le pouvoir au Parti com­
muniste. Benes se soumit. Mais le ministre des affaires étran­
gères Jan Masaryk tomba malencontreusement d'une fenêtre .
En mai, une nouvelle Constitution était votée, et la « démo­
cratie populaire » instaurée . C ' était là riposter clairement aux
chaînes dorées étendues sur l' Europe par les États-Unis . L'as­
similation structurelle du « glacis », niée ou contestée dans sa
possibilité lors des débats du 2• congrès mondial de l' Inter­
nationale, commençait à prendre nettement figure .

1 84
Les " années yougoslaves »

Depuis un an, Truman , successeur de Roosevelt , n' avait


pas caché sa « doctrine » opposant le « monde libre » , « qui
repose sur la volonté de la majorité et les institutions libres
[et celui qui s'appuie] sur la terreur, l' agression, la suppres­
sion des libertés » . Et, s'il ne le dit que plus tard , et dans ses
Mémoires, c' était « à la tête du monde libre » que se plaçaient
les États-Unis. Nulle équivoque , donc , sinon, pour les opi­
nions publiques occidentales, quant au sens du plan Marshall ,
d' ailleurs précédé d ' aides massives e n millions d e dollars à
la Turquie, à la Grèce et à l ' Iran , considérés comme mena­
cés par les griffes de Staline. Il n' était plus question de dis­
socier pays agresseurs et agressés de la guerre mondiale, mais
seulement zones délimitées par Yalta et Postdam. L'Allemagne
posait un problème délicat. Mais Truman sut faire entendre
à la France que le conflit était bien fini et enterré , et que c'était
une Europe soudée qui devait faire front contre le système
ennemi. En somme , on en arrivait au schéma que les trots­
kistes avaient cru devoir se réaliser dès 1 944, mais cela se
passait dans des conditions toutes différentes de celles où
les armes parlaient encore . Pour l'heure, on en était seulement
à l' « endiguement » .
Il s ' établit sans trop d e peine à l 'Ouest, constituant e n
quelque sorte, e n face du glacis soviétique, un « glacis » d' États
capitalistes, satellites de fait d'un super-impérialisme qui s 'ef­
forçait de n' apparaître pas encore trop ouvertement comme
tel . Sur le « front » Est , en revanche, la Chine de Chiang Kai­
Chek n' offrait aucune solidité entre un Vietnam en révolution
et un Japon exsangue et occupé militairement.
La politique des deux glacis n'avait pas la même fin : celle
de l'URSS était essentiellement d ' exploitation, après les
pillages sauvages par l ' instauration d' échanges inégaux, de
style colonial , et l' établissement d'un système défensif de ses
zones d'expansion, difficiles à digérer. Celle des États-Unis
avait des fins offensives , de reprises des zones perdues , mais
qui exigeaient une longue remise sur pieds préalable de ses
satellites, et une stratégie mondiale complexe. Une troisième
guerre mondiale était pour l ' heure impossible .

1 85
Le trotskisme, une histoire sans fard

Prem ière crise du stal i n isme : la Yougoslavie

Encore une fois , un événement inattendu de tous allait


incliner la conjoncture. Le 28 juin 1 948 tomba la foudre d' une
stupéfiante nouvelle : le Rude Pravo de Prague publiait une
résolution du Kominform « relative à la situation du Parti com­
muniste de Yougoslavie » (PCY) qui dénonçait les dirigeants
de ce parti - et de l ' État yougoslave - comme des nationa­
listes, et les condamnait comme des traîtres à l ' « internatio­
nalisme prolétarien » , véritable appel à leur renversement par
les militants du PCY, appel qui n'allait pas tarder à s'expri­
mer en toute clarté .
À partir de cette date , la rupture allait se manifester dans
une campagne acharnée , avec une violence que l'on n' avait
vue jusqu'ici que contre le trotskisme, et jamais de façon aussi
mondialement orchestrée depuis les procès de Moscou.
La surprise fut générale. Même les ambassades des puis­
sances occidentales , à Belgrade comme à Moscou, pourtant
les mieux placées pour suivre la politique de ces pays, n'avaient
rien compris aux prémisses publiques, il est vrai voilées, d' une
polémique commencée depuis trois mois. Les spécialistes
de l' URSS et du stalinisme les plus attentifs s ' étaient tous
grossièrement trompés . Ainsi, un ouvrage anonyme, signé
Ypsilon et titré Stalintern , sinon écrit mais au moins directe­
ment informé par des anciens du Komintern, et qui conte­
nait une masse d'informations ignorées ou peu connues sur
la politique stalinienne mondiale, et dont la préface de l'édi­
tion française était datée du fatidique mois de juin, titrait
son chapitre sur la Yougoslavie : « Les partisans de Tito, chefs­
d'ceuvre du Stalintern » . Ce qui aurait pu cependant alerter à
la lecture de ce livre , c ' était qu 'à l ' encontre de tout ce qui
avait été écrit jusque-là sur la Yougoslavie, il traitait le « sou­
lèvement du peuple yougoslave [comme une] véritable révo­
lution au cours de la conflagration mondiale » , et soulignait
son caractère spontané. De plus, il était le premier à révéler
la liaison entre Tito et Dimitrov et leur volonté de créer une
« Fédération balkanique » . L' erreur du mystérieux Ypsilon ,
c'était d' avoir pensé que la guerre révolutionnaire avait été
menée selon les vceux de Staline, et que la « Fédération bal-

1 86
Les " années yougoslaves ,,

kanique » découlait de sa volonté , écrivant : « Tito n'est qu 'un


lieutenant de Dimitrov » , et concluant que l ' URSS ayant été
« la seule puissance capable d' utiliser ce soulèvement à son
profit » , de ce fait « les jacobins des Balkans avaient combattu
en vain ». C' était bien voir les événements qui avaient échappé
à quasi tous les observateurs, mais les juger à l'envers .
Inversement, nous avons vu que Spoulber, bien que per­
suadé que l 'expansionnisme soviétique se traduirait par une
tentative d ' assimilation structurelle du glacis, pensait que la
réussite de celle-ci, dépendant du rapport de forces entre
l'URSS et les États-Unis, n ' avait que des chances de réussite
des plus douteuses . Ayant déjà pris ses distances avec l ' In­
ternationale, en ce même mois de juin 1 948 il venait de publier,
sous le pseudonyme de Nicolas Clarion , un ouvrage titré Le
Glacis soviétique, où lui aussi mettait en valeur la spécifi­
cité de la guerre yougoslave et les réalisations sociales issues
de cette guerre . Mais considérant comme absurde l' idée que
les régimes de « démocratie nouvelle » soient des « expres­
sions originales de la marche vers le socialisme » , il compre­
nait la Yougoslavie dans cette réelle impasse.
Certainement en terminant son livre - étant donné la date
du document cité - Spoulber/Clarion avait relevé que la Pravda
du 28 janvier avait pris, « en termes très nets », position contre
Dimitrov qui avait parlé de la création d ' une confédération
balkano-danubienne . Selon ce journal, « plus que de toute
fédération , confédération ou union douanière, ces pays ont
besoin de leur indépendance et de leur souveraineté » . Il ne
pouvait découvrir, dans l'optique générale de son livre , le sens
profond de cette information essentielle : le coup d' arrêt net
donné à une opération préparée par Dimitrov et Tito, qui visait
à opposer toute l'Europe de l'Est confédérée à l ' URSS, c'est­
à-dire à la suprématie de Staline.
Les thèses du 2• congrès mondial n ' avaient pas analysé
différemment de Spoulber la nature sociale des pays du gla­
cis, puisqu 'on pouvait y trouver l' affirmation de l ' « incapa­
cité à assimiler structurellement définitivement les pays du
"glacis" à l'économie soviétique [ . . ] tant du fait des rapports
.

avec les impérialistes qu' avec le prolétariat de ces pays » , et

1 87
Le trotskisme, une histoire sans fard

que « nulle part l a bourgeoisie n ' a été détruite en tant que


classe ni expropriée comme telle (à l 'exception de certaines
catégories placées dans la catégorie [sic] des "collaborateur") »
Ces thèses « sur l'URSS et le stalinisme » ne faisaient aucune
autre différence entre la Yougoslavie et les autres pays de l'Est
européen que la « capacité à imposer purement et simplement
les réformes » (thèse 1 9 ) , alors qu' i l y avait fallu ailleurs un
compromis avec la bourgeoisie. Et le Parti yougoslave n'était
pas distingué dans la thèse 3 1 qui définissait tous les partis
communistes de ces pays comme des organisations dont « la
seule fonction consiste à servir les manœuvres diplomatiques
de la bureaucratie soviétique » .
Pourtant, dès avant l a fin de l a guerre même, la revue Qua­
trième Internationale avait noté les caractères particuliers
de la guerre de partisans en Yougoslavie. Mais ces notations
étaient restées superficielles et n'avaient guère porté que sur
le caractère de masse du soulèvement et de la lutte .
Certes, l 'insuffisance de l 'information, et le peu (très peu
d ' ailleurs) qu'on avait pu connaître de la répression anti­
trotskiste dans cette guerre de partisans, avaient occulté la
portée et le sens des événements spécifiques de cette véritable
guerre à la fois civile et nationale . Mais c 'était aussi une insuf­
fisance d' attention à un type de phénomène pourtant prévu
par le Programme de transition qui mentionnait que :
« Au sein de la bureaucratie [stalinienne] , il y a toutes
les nuances de la pensée politique : depuis le véritable
bolchevisme (I. Reiss) jusqu'au fascisme achevé (Th .
Boutenko) . Les éléments révolutionnaires de la bureau­
cratie, qui constituent une infime minorité, reflètent,
passivement il est vrai , les intérêts socialistes du prolé­
tariat. »
Trotski avait ailleurs parlé de « révolutionnaires confus ,
mauvais, maladroits , fourvoyés » , ralliés à Staline soit par
myopie politique, soit par pragmatisme , obligation objective ,
voire opportunisme momentané , mais qui n'en restaient pas
moins communistes de conviction , souvent en attente de temps
meilleurs. N ' était-ce pas la cause même pour laquelle Staline
n'avait jamais cessé d 'épurer ses propres partisans ? Quand

1 88
Les " années yougoslaves ,,

on se mit à étudier les parcours biographiques de Tito , de


Mosha Pijade et de quantité d' autres cadres du PCY, puis de
ceux des accusés d' Albanie, de Hongrie , de Tchécoslovaquie ,
de Roumanie, de B ulgarie, de Pologne , on s' aperçut qu'il
s'agissait des cadres mêmes qui avaient été les héros de la
lutte contre l 'occupation de leurs pays, et que beaucoup étaient
des anciens de la guerre d ' Espagne, c'e st-à-dire des com­
munistes les plus aveuglément dévoués , mais qui, en même
temps , avaient pu juger la réalité des crimes et des désastres
de la politique stalinienne. De ce fait, la similitude de méthode
entre ces procès, qui s' étagèrent de 1 948 à 1 952, et ceux de
Moscou de 1 936 à 1 93 8 , combinant les accusations aussi
monstrueuses qu'invraisemblables et les aveux arrachés par
la torture aux accusés , les apparentent beaucoup plus pro­
fondément par leur caractère contre-révolutionnaire , tradui­
sant la peur panique , et d'une noire lucidité, de Staline de voir
ressurgir le cours de la révolution qui signifierait sa fin avec
celle de son système . Ne dut-il pas à la fois trembler et se sen­
tir confirmé dans ses « mesures préventives » quand il apprit
comment le Bulgare Kostov avait publiquement dénoncé le
mensonge de ses prétendus aveux, et démontré quelle ignoble
machination était son procès . Quant à Dimitrov, dernier secré­
taire général du Komintern, l ' homme qui, accusé de l'incen­
die du Reichstag, avait tenu tête à Goering lors de son procès
et avait dû être acquitté , héros communiste , et fidèle de tous
les cours staliniens, devenu président du conseil de la Répu­
blique populaire de Bulgarie, rappelé en URSS, il y mourut,
sa voiture écrasée par un camion sur une route déserte .
Dans le cas particulier du Parti yougoslave s'ajoutaient,
à l'expérience propre des dirigeants , les désastres du cours
ultra-gauche insurrectionnel de la fin des années vingt, suivis
de ceux, droitiers , du cours de front populaire , plus « les pro­
cès et les purges qui firent disparaître des centaines de diri­
geants yougoslaves - notamment ceux qui avaient travaillé
de longue date avec le Kremlin, ou avaient participé aux Bri­
gades internationales en Espagne - [stimulant] sans doute
un certain sens de la survie chez Tito et ses plus proches com­
pagnons2 » . C'était là, en soi, pour Staline une raison suffi-

1 89
Le trotskisme, une histoire sans fard

sante d'éliminer de tels communistes , même s'ils n ' avaient


pas été tous du « complot » de la fédération balkano-danu­
bienne, tels Ana Pauker en Roumanie ou Slansky en Tché­
coslovaquie. La direction du Parti yougoslave se distinguait
par le nombre de ces communistes qui avaient pu croire
meilleure la ligne de Staline, mais s'y étaient englués, et aux­
quels les circonstances de la guerre avaient permis de s'au­
tonomiser. Depuis la faillite du Komintern en 1933, si Trotski
avait compris que jamais la direction stalinienne ne se redres­
serait, il s 'était toujours refusé à assimiler les directions des
partis du monde entier, fussent-elles sélectionnées et épu­
rées depuis Moscou, à celle du Parti et de l ' appareil d' État de
l ' URSS , et il avait dès alors estimé que, dans certaines condi­
tions historiques , certains de ces partis du Komintern stali­
nisé pourraient se redresser.
La guerre-révolution yougoslave avait été une de ces cir­
constances historiques . Certes , dans des conditions inimagi­
nables a priori, qui n'avaient pas été l'objet d'un plan préconçu,
mais s 'étaient imposées au travers même des contradictions
de la guerre . L'invasion allemande, en avril 1 94 1 , avait trouvé
devant elle un Parti communiste de longue date organisé clan­
destinement, uni et coordonné, et déjà au combat contre les
oustachis croates . Nulle part ailleurs en Europe n'eut lieu une
telle guerre de partisans. Lors du 5° congrès du Parti com­
muniste de Yougoslavie, en juillet 1 948, le rapport politique
de Tito en donna l ' histoire détaillée3• La guérilla eut là bien­
tôt de véritables fronts . Dans un État formé artificiellement
de pays historiquement opposés en de sanglantes oppositions,
ce Parti communiste avait jeté les bases d'une fusion natio­
nale, qui, certes, allait ensuite être détruite en quelques décen­
nies, mais dont on ne peut ignorer le haut moment au nom
de sa décomposition .
En cette guerre, l ' unité nationale avait été donnée, plus
encore que par le programme unifiant du parti , par l 'unité et
la conjonction des ennemis. La guerre des partisans yougo­
slaves avait bien été menée comme une guerre révolutionnaire
et comme une révolution continue. Quelque part que l ' on
puisse accorder respectivement au dessein conscient préalable

1 90
Les " années yougoslaves ,,

de ses dirigeants et à leur réaction graduelle aux situations


objectives, le fait est que la direction du PCY avait structuré
les guérillas paysannes autour de « brigades prolétariennes de
choc » , constituées d ' ouvriers des villes (essentiellement
serbes), qui avaient dû fuir celles-ci où sévissait une dure
répression ; qu'à l'opposé des tchetniks orthodoxes de Mihaï­
lovitch, fourvoyés dans la plus féroce des guerres ethniques
avec les Croates catholiques et les Bosniaques musulmans,
les communistes avaient, d' une manière internationaliste ,
commencé à forger, au travers de la guerre même, cette unité
nationale restée formelle depuis la création de l'artificielle
entité yougoslave. Il s ' était imposé à eux de se donner uns
structure politique unifiante en créant des comités populaires
- des soviets , au vrai sens du mot - à la place des anciens
conseils municipaux, et, dès la fin de 1 942, un Parlement clan­
destin, fédératif, véritablement représentatif, l' Avnoj , certes
en majorité communiste, mais où siégeaient également des
représentants des vieux partis paysans : croate et musulman,
agrarien et démocrate . Certes, ce Parlement proclamait l'in­
violabilité de la propriété privée et promettait d' encourager
« l ' initiative privée de l 'industrie , du commerce et de l'agri­
culture » , mais, dans les conditions où il avait été désigné,
de telles formules n 'étaient guère que des concessions faites
à la politique de collaboration de classes de Staline, et des
concessions formelles , étant donné sa composition sociale.
Et l' essentiel était inconnu jusqu ' aux révélations posté­
rieures à 1948. Cet essentiel , c'était l'obstination avec laquelle
la direction yougoslave s'était opposée, en alternant ruse, com­
promis, reculs partiels et coups de force, à la politique - et à
la stratégie - que Staline s' efforçait de lui imposer dans la
ligne de ses accords de partage du monde avec les impéria­
listes , ligne qui non seulement excluait toute subversion révo­
lutionnaire prolétarienne en Europe , mais abandonnait la
Yougoslavie - et la Grèce - à la zone d'influence des puis­
sances bourgeoises .
La direction yougoslave refusa obstinément de réaliser
l'unité d'action, puis la fusion, avec la « résistance » de Mihaï­
Iovitch, ce qui aurait signifié la subordination du mouvement

191
Le trotskisme, une histoire sans fard

communiste, puis sa fin. Les arguments de Tito opposés aux


exigences de Staline ne pouvaient convaincre celui-ci, qui y
répondit simplement en arrêtant les envois d ' armes aux par­
tisans, comme le révéla Pijade, dans sa terrible brochure de
1 949 , La Fable de l 'aide soviétique dans la guerre de libé­
ration nationale . Paradoxalement, la délégation anglaise
envoyée en Yougoslavie fut, elle , convaincue en constatant
à la fois la puissance de l' armée des partisans et, non seule­
ment le peu d'ardeur au combat des troupes tchetniks, mais . . .
leur collaboration avec l 'occupant.
On ne peut douter que c 'est au plus tard à ce moment que
la direction yougoslave prit une conscience nette de la diver­
gence radicale de la voie dans laquelle elle s'était engagée
avec celle de Staline . Au lieu de reculer, elle alla plus loin
encore en refusant, par un mémorandum adressé à Moscou
où étaient réunis les ministres des affaires étrangères des trois
grandes puissances , de reconnaître le gouvernement du roi
Pierre , en exil à Londres, assurant qu'elle ne tolérerait pas un
retour qui ne manquerait pas de déclencher une guerre civile,
le peuple désirant une République démocratique, et le seul
pouvoir légal étant celui des comités de libération nationale ,
couronnés par les conseils antifascistes. Selon Tito , devenu
maréchal après les victoires de 1943 , les « Soviétiques » réagi­
rent d'une manière « surprenante et pleine de colère », et dénon­
cèrent ces décisions comme « des coups de poignard dans le
dos de l'Union soviétique » . Staline considérait une telle prise
de position comme susceptible de remettre en cause l' ac­
cord de partage de l'Europe, et en même temps devait être en
rage d'une telle indiscipline qui humiliait sa toute puissance.
Mais c'est sans doute ce dernier point qui inclina les Anglo­
Saxons , lesquels ne tenaient sans doute pas énormément au
roi et à ses marionnettes , à accepter cette position comme une
rupture du front stalinien , et à apporter une aide à la résis­
tance, ce qui la sauva de la plus violente des offensives alle­
mandes, au printemps de 1 944.
Toutefois, cela eut pour conséquence - les offensives ayant
entraîné de néces saires replis -, un recul stratégique sur le
plan diplomatique. La direction yougoslave dut feindre d'ac-

192
Les " années yougoslaves "

cepter, en mars 1 945 , un accord avec le roi Pierre II pour un


gouvernement d' unité nationale . Mais il est évident, à lire les
termes de cet accord, qu'il ne pouvait se réaliser que par la
capitulation de l ' un e o u l ' autre des deux partie s , et que la
direction du PCY s' était donné les moyens de n ' être pas celle
qui capitulerait. Ce que Tito expliqua plus tard en disant :
« Nous prîmes notre parti de cet accord parce que nous
connaissions notre force, parce que nous savions que
l'énorme majorité du peuple était avec nous. [ . . . ] En
outre, nous avions une forte armée dont nos rivaux ne
pouvaient même pas imaginer l' importance. »
Et i l ajoute, plus loin :
« Il ne suffisait pas de se livrer à certaines réformes -
d' ordre social, politique et national -, pour que ce que
nous appelions la nouvelle Yougoslavie fût un État d'un
type nouveau, complètement différent de l' ancienne
Yougoslavie. Non, il fallait procéder à des changements
profonds , en premier d' ordre économique, pour que
notre pays puisse se développer librement et devenir cet
État de type nouveau, un État socialiste. [ . . ] Aussi dé­
.

cidâmes-nous de nous engager hardiment dans la voie


de la liquidation totale du capitalisme en Yougoslavie.
Au cours de la lutte de libération, nous avions déjà créé
les conditions préalables. Partout où nous étions maîtres
du territoire , nous avions liquidé l ' ancien appareil
d' État bourgeois, la gendarmerie et la police, les admi­
nistrations des villages, des villes, des arrondissements ,
etc. Nous nommions de nouveaux organes du pouvoir
populaire et ses organes de sécurité. Lorsque le pays fut
complètement libéré, nous nous livrâmes à ce travail sur
tout le territoire de Yougoslavie . De plus dans le proces­
sus de la lutte de libération , nous avions forgé une armée
complètement nouvelle , une armée populaire. [ . . . ] C'est
une armée dont les cadres dirigeants , trempés par la
guerre, sont composés pour 90 % des fils d 'ouvriers et
de paysans , le restant étant pris dans les rangs des intel­
lectuels honnêtes• . »
Dans s a ruée vers l ' Ouest , l ' armée soviétique était entrée
en Yougoslavie sur le territoire limitrophe de la Hongrie. Tito

1 93
Le trotskisme, une histoire sans fard

n'avait pu empêcher cette intrusion. Mais l ' armée des parti­


sans avait opéré une véritable course aux frontières , et une
course sur Belgrade pour empêcher les grands frères russes
de s ' octroyer la gloire de la libération . Ces occupants amis se
retirèrent quand le gouvernement de coalition fut formé. Sta­
line était joué par la feinte soumission de Tito . Des élections
eurent lieu dès le 1 1 novembre 1945 . L'opposition bourgeoise
dut se limiter à un appel à l 'abstention. Le Front de libération
nationale , où le PC dominait largement, reçut 90,48 % des
voix . Et ces élections-là n 'étaient pas truquées.
Les puissances occidentales , qu' elles aient cru à la rup­
ture avec Staline, ou au retour yougoslave dans le monoli­
thisme stalinien , furent donc dupées comme Staline le fut
lui-même .
La République populaire fédérative qui fut immédiatement
proclamée avait une structure sans précédent. L'Assemblée
comprenait, à côté de la Chambre fédérale , une Chambre
des nationalités , instrument original de conciliation des ten­
sions ethniques , si atroces naguère, et qui dans ces premières
années vont paraître résolues . Passant outre à la contestation
des élections par les représentants politiques de la bourgeoisie,
le pouvoir étendit immédiatement le champ des nationalisa­
tions, développa l' épuration de tous les collaborateurs , y com­
pris des ralliés . Les Occidentaux n'y purent rien. Quant à
Staline, il dut temporiser, probablement en grinçant des dents ,
d' autant que Tito dosait ses défis savamment calculés, telle
sa déclaration du 2 1 mai 1 945 : « Nous ne voulons plus être
dépendants de personne [ . . . ] . Nous ne voulons plus être une
monnaie d'appoint, nous ne voulons pas qu'on nous mêle à
je ne sais quelle politique de sphère d'intérêts . . . » , déclaration
que Staline j ugea encore « un acte d ' hostilité à l 'égard de
l ' Union soviétique » et qui le fit menacer Tito de désaveu
ouvert « s'il commet encore une fois un acte semblable » . La
manière dont Tito « corrigea » sa déclaration ajoute à l ' inso­
lence, parlant de l ' amour du peuple yougoslave pour le grand
frère « si respectueux de l' indépendance et du droit des petits
peuples » . C ' est dans le même temps qu'il travaillait avec
Dimitrov à son projet de fédération balkano-danubienne et

1 94
Les " années yougoslaves ,,

dressait l ' aile «gauche » du Kominform (en gros les hommes


qui allaient être au banc des accusés des procès de Prague,
Budapest. . . ) contre les opportunistes qui ne s'étaient pas enga­
gés dans la voie de la révolution ouverte par la guerre , au pre­
mier rang desquels les dirigeants du PCF.
Ne pouvant réagir dans cette région et à ce moment par
la force ouverte, Staline, tout en feignant de soutenir Tito et
la « gauche » contre les « opportunistes » , au sein du Komin­
form , préparait un renversement interne de la direction yougo­
slave , assorti d'un coup d' É tat militaire prévu pour le Y
congrès, en juillet 1 948 . Il avait gagné le chef d'état-major
yougoslave, le général Yovanovitch (qui tentera de s ' enfuir
en URS S , sera arrêté et tué) , et d' autres militaires ainsi que
des agents des services secrets , comme partout profondément
pénétrés par le NKVD . Deux membres de la direction fai­
saient partie du complot, Hebrang et Jouyovitch. Mais les diri­
geants yougoslaves n ' étaient pas des naïfs . Ils avaient été
élevés à cette école . Le complot fut déjoué, et Staline contraint
de passer à la rupture ouverte .
Un mois après l' « exclusion » du Kominform, Tito croyait­
il encore pouvoir amadouer Staline en concluant son rapport
sous le signe de la « fidélité inébranlable à la doctrine de Marx­
Engels-Lénine-Staline » , et en cachant que c'était sous la pres­
sion de ce Staline qu' il avait accepté de se soumettre en 1 945
aux accords qui plaçaient la Yougoslavie dans la zone des
impérialistes ? Si l ' on ne sait ce qu'en pensa Staline sur le
moment, on sait par son comportement à l' égard des autres
États de sa zone qu ' il craignait au plus haut point l' exemple
d'un peuple qui s'était libéré seul, et d'un État socialiste poli­
tiquement autonome , fédération de républiques égales, qui
avait immédiatement nationalisé toute l'industrie, mis en œuvre
une réforme agraire qui limitait la propriété individuelle à
45 hectares, et de plus , refusait les échanges inégaux que
l 'URSS imposait à ses autres satellites . Une fédération de
toute l ' Europe de l ' Est (comprenant même la Grèce, selon
le plan de Dimitrov) sur un tel modèle, c'était un spectre pour
le tsar de toutes les Russies.

1 95
Le trotskisme, une histoire sans fard

Sa réaction allait combiner les ru ses et les violences .


Comme nous l ' avons vu , ce fut un cours d' apparence sociale
gauchiste dans le glacis, et la répression des leaders nationaux
dénoncés comme « nationalistes » . La résistance communiste
d' Albanie avait reçu un grand soutien des Yougoslaves , en
particulier en armes . Mais son dirigeant Enver Hodja se ran­
gea immédiatement contre elle sous l'égide de Staline et fit
condamner et exécuter, dans le premier procès du glacis, le
« titiste » Koci Xoxe , peut-être participant du complot fédé­
ral, voire choisi pour jouer ce rôle tout simplement parce que
c 'était un concurrent qui lui faisait de l ' ombre . De son côté,
la direction yougoslave allait pousser encore plus loin ses
réformes sociales populaires, destinées à assurer son appui
dans les masses, et, après ce qui put sembler un temps d'hé­
sitation quant au choix des axes de riposte polémique à la cam­
pagne stalinienne, elle choisit la ligne correcte consistant à se
placer en position d ' accusatrice , au nom d' une j uste inter­
prétation du marxisme et du léninisme contre leur violation
par ses accusateurs du Kremlin.
L'I nternationale et l a Yougoslavie

La 4e Internationale avait vécu toute la guerre avec la pers­


pective d'une explosion inévitable du système stalinien. Certes,
la crise du Kominform n'avait guère de ressemblance avec le
schéma d'un soulèvement révolutionnaire en URSS même. Il
faut donc d' autant plus rendre justice à la direction de l ' In­
ternationale , dans sa majorité , qu 'elle dut corriger immédia­
tement ce qu' il y avait eu la veille d 'erroné dans les thèses sur
le glacis du congrès mondial , en comprenant immédiatement
l ' importance de la rupture : que c' était là un « maillon faible »
du système qui cassait, et qu'il fallait se jeter dans la faille.
Non seulement telle ne fut pas la réaction de toute l'ex­
trême gauche , qui , en général , ne vit là que lutte entre bureau­
crates staliniens, dont les uns ne valaient pas mieux que les
autres, mais une partie des trotskistes adopta aussi ce point de
vue. Le retard - voire le refus de certains - à admettre que
ce qui s ' était passé en Yougoslavie depuis 1 94 1 était bel et
bien une « guerre-révolution » tint, certes, dans un premier
temps au manque d' informations sur ces événements , puis à

1 96
Les " années yougoslaves ,,

ce que les informations qui arrivèrent par vagues colportaient


en même temps nombre de traits « stalinoïdes » quant au rap­
port du Parti aux masses, des relents du marxisme-léninisme
dogmatisé , enfin à des témoignages sur la répression anti­
trotskiste , mais, de plus , à ce que le tout était en général sur­
déterminé par des a priori théoriques. Il s'agissait de l 'idée
d'un « système stalinien international » , parfaitement homo­
gène , clos et cohérent, dont les partis, hors de l 'URSS, et par­
ticulièrement ceux qui étaient à la portée de ses forces armées
et sous le contrôle du NKVD, étaient de simples tentacules
de l ' État et du Parti soviétiques , ou même de la croyance
que l' essentiel des membres de ces partis y étaient endoctri­
nés jusqu 'à la robotisation. De tels concepts , ou simples sai­
sies intuitives , étaient passés des courants , tel celui de
Castoriadis, jusqu'aux militants « ouvriéristes » , durcis par
leur contact quotidien, et violent, avec ceux du PC. Com­
prendre qu' aucun système policier ne peut être parfait, et com­
bien moins un système policier fondé sur une mystification
idéologique, échappait aussi bien aux théoriciens de l'appa­
rition historique d'un nouveau système social qu'à ceux qui
vivaient seulement une expérience démoralisante.
Dès le 13 juillet, donc à la veille du congrès du PCY, la
direction internationale adressa à celui-ci, à son comité cen­
tral et à ses militants, une première lettre qui proposait un sou­
tien face aux dangers impliqués par la rupture , au premier chef
le risque de capitulation, soit devant l'URSS, soit devant l 'im­
périalisme, si la Yougoslavie ne cherchait pas son appui sur
le prolétariat mondial . Cette lettre , écrite sans outrecuidance ,
voire sur un ton fraternel, posait plus de problèmes qu'elle ne
leur apportait de réponses. On y sent l'inquiétude d' une répé­
tition du processus de dégénérescence d'une révolution iso­
lée - et qui plus est, isolée dans un petit pays dont l ' unité
nationale artificielle restait problématique5 .
Les inconnues mêmes que soulignait cette lettre étaient
peu susceptibles de favoriser un ralliement unanime du mou­
vement sur des positions théoriquement justes , mais à allure
de pari . Déj à fragilisée par les ruptures qui , en particulier en
France , avaient précédé et suivi le 2• congrès mondial , l 'In-

197
Le trotskisme, une histoire sans fard

temationale allait trouver dans l' « affaire yougoslave » les élé­


ments des fractures suivantes, plus graves encore que les pré­
cédentes. Elle précipita certainement les ruptures successives
des tendances Gallienne-Pennetier et de celle de Castoriadis­
Lefort. La section anglaise, qui tenait la Yougoslavie, comme
tout le reste du glacis, comme ayant été assimilée structurel­
lement, en déduisait de façon originale qu' elle était un « État
ouvrier sous direction stalinienne » , que les masses devaient
combattre par la révolution politique. Elle s ' opposa donc au
soutien au PCY.
En France , à la fin de 1 948 , une très forte majorité du
comité central s'opposa pareillement, quoique sur une autre
base théorique , à la politique de soutien, ne voulant voir dans
le conflit qu'une lutte interbureaucratique où il n'y avait pas
à choisir un camp contre l' autre , mais où il s'agissait de dres­
ser les bases militantes et les masses prolétariennes contre les
directions. Avec Jacques Grinblat , Michèle Mestre et Pierre
Lambert se trouvait cette fois Marcel Gibelin, et ce fut lui qui
fut le rapporteur de cette thèse. La minorité en accord avec le
secrétariat international se limitait à trois titulaires, Pierre
Frank, Marcel Bleibtreu et Michel Lequenne (un seul sup­
pléant s'y ajoutait : Robert Berné, dit Garrive).
Ce premier débat fut d' autant plus confus et moins déci­
sif que des divergences secondes sous-tendaient chacune
des positions opposées , lesquelles allaient apparaître claire­
ment lors de la discussion ouverte après le 7• plénum du comité
exécutif international , en mai 1 949 .
En attendant, la direction de l'Internationale travailla sur
la base d'un compromis. La résolution du 6• plénum définit
le PCY comme « déformation bureaucratique d'un courant
prolétarien anticapitaliste et révolutionnaire » , et en appela
aux sections afin qu' elles comprennent que , « à partir du
moment où il y a conflit et rupture entre un parti communiste
et le Kremlin, ce parti cesse d'être un parti stalinien comme
les autres, et que toutes les possibilités de différenciation dans
son sein sont désormais ouvertes » .
Cette base fut suffisante pour l ' engagement d' une poli­
tique d'explication et de soutien critique , d'autant que la crise

1 98
Les " années yougoslaves ,.

entraîna, de la part des partis communistes, et en particulier


du PCF, une campagne dont la violence hystérique n 'avait pas
eu d' équivalent depuis les procès de Moscou . Mais d' autre
part, le PCY, à la fin de 1 949 , par la voix de Veljko Vlaho­
vitch , ambassadeur de Yougoslavie aux États-Unis, reprenant
des déclarations de Milovan Djilas , dans le but évident de ras­
surer l ' impérialisme américain sur la politique étrangère du
PCY, dénonçait la 4• Internationale comme un regroupement
de gens suspects d' être des « espions impérialistes » . La direc­
tion de l ' Internationale réagissait immédiatement et vigou­
reusement à une telle attaque dans sa lettre au PCY du
1 er décembre 1 9496• En même temps , par une circulaire aux
sections , elle renouvelait les mises en garde contre le risque
de réactions sectaires, et soulignait que Tito et Pijade, de leur
côté, s' étaient contentés de dire que Trotski avait « eu tort d'un
point de vue idéologique » .
Après l e 5• congrès du PCY, l' information sur c e qu' avait
été son activité sociale et politique pendant la guerre mon­
diale était devenue abondante . Du début de 1 949 jusqu' à la
guerre de Corée, une série de brochures apporta, dans une pro­
gression ininterrompue du radicalisme, de plus en plus d'élé­
ments , de plus en plus percutants , à la controverse . Tous
masques rejetés, cette direction yougoslave se trouvait obli­
gée de remettre en cause, progressivement, de conséquence
en conséquence, tous les dogmes boiteux du « socialisme réel » .
Celui qui alla l e plus loin n' était d' ailleurs pas un novice :
Mosha Pijade ressemblait en quelque chose à un Gramsci you­
goslave , et s' il avait dû longtemps se taire, il avait été le maître
de Tito en prison , après 1 92 8 . Il semble bien toutefois que
Pijade ne connaissait Trotski (et afortiori le trotskisme) qu' in­
directement , et de secondes mains . . . staliniennes, puisque
« comme courant mencheviste ». Mais cela ne l' empêcha pas
de publier, le 6 octobre 1 949, dans Barba, un article titré « Les
grands maîtres de l' hypocrisie » , où il écrivait :
« Depuis le jour même où on a proclamé que le trots­
kysme a cessé d'être un courant dans le mouvement ou­
vrier et qu 'il est devenu l'agence du fascisme, depuis ce
jour-là et particulièrement après la deuxième guerre

199
Le trotskisme, une histoire sans fard

mo ndi ale, to ute pe nsée qui n'e st pas e n acco rd avec le s


pe nsée s de s di ri ge ants so vi éti que s e st déc larée t rot skys­
te so us forme d'age nce fa sci ste .De ce tte faço n i l ne re s­
te que l'e xte rmi natio n ph ysi que et le bûche r po ur le s
so rcie rs, to ute di sc ussio n e st e xc lue .»
Et pe u auparavant , le 22 se pte mb re, i l avait éc ri t du pro-
c ès de B udape st co ntre R ajk, qu'i l rappe lai t:
«Le s proc ès e n U nio n so vi éti que de 1 936, do nt le s met­
te urs e n sc ène o nt pu ai de r égale me nt à l'arrange me nt
du proc ès de B udape st, grâce à le ur riche e xpérie nce .
[ ...] Le proc ès révèle de faço n brutale, pre sque c rue lle ,
l a dégradatio n de ce rtai ns parti s co mmuni ste s, ce lui de
l'U nio n so vi éti que et ce lui de s aut re s pays ko mi nfo r­
mi ste s. Il révèle la so umi ssio n co mplète de to us ce s par­
ti s au se rvice de re nsei gne me nts so vi éti que qui le s do ­
mi ne e t qui le ur dic te la li gne po li ti que . Il révèle [ ...]
no n se ule me nt la te ndance à l' asse rvi sse me nt to tal de
to us le s parti s co mmuni ste s du mo nde à la vo lo nté d'un
se ul parti, e t de s pays soci ali ste s à la vo lo nt é d'un se ul
pays, no n se ule me nt la transformatio n de s pays, que ce r­
tai ns di ri ge ants o nt li vrés sans rése rve à la li bre di spo si ­
tio n de la pui ssance " di ri ge ante", e n pays dépe ndant s,
sate lli te s qui n'o nt plus rie n de pro pre ni e n po liti que i n­
térie ure ni e n po li ti que e xt érie ure , mai s aussi la trans­
fo rmatio n de s di rec tio ns de s parti s e t de s go uve rne­
me nt s de ce s pays e n si mple s préfec ture s de po li ce d'un
É tat étrange r.Ai nsi o n déco uvre la vérit able dégénére s­
ce nce d'une partie [sic] de la di rec tio n du P arti bo lche­
vi k, dégénére sce nce qu'i l n'e st plus po ssi ble de c amo u­
fle r.»
Mê me si une déno nc i atio n aussi radi c ale n'étai t e nco re
e xpli quée que co mme «ch auvi ni sme panrusse e t pan-ét ati que
sans sc rupule » , i l n'e n co nc luai t pas moi ns que « l'at tit ude
co nt re -révo lutio nnai re de ce s di ri ge ants bo lche vi ks e nve rs la
Yo ugo slavi e ne pe ut pas ê tre une e xce ptio n, mai s une dévi a­
tio n [ . .] qu'e lle ne pe ut alle r de pai r avec une atti tude révo ­
.

lutio nnai re juste e t qu'e lle fait partie d'une no uve lle po li ti que ,
d'une no uve lle li gne i déo lo gi que , qui co nsti tue la dévi atio n
de la b ase mê me du marxi sme -léni ni sme, œ uvre de révi sio n

200
Les " années yougoslaves ..

qui s 'est emparée de tous les domaines de la vie pratique et


théorique » .
Par une telle élaboration , l a direction yougoslave allait
apparaître en 1 950 comme en passe de prendre la tête d'un
mouvement de redressement communiste. Et même si les posi­
tions étaient nuancées, en un éventail d' états de conscience,
où, à l' extrémité opposée d'un Pijade, Milovan Dj ilas élabo­
rait sa propre version de la théorie de la bureaucratie comme
classe nouvelle , ce qui , de l'extrémité gauche du groupe diri­
geant le déportait sur sa droite , la résultante du mouvement
était positive.
Une telle évolution allait favoriser en même temps celle
de la 4' Internationale elle-même. Quand la discussion ouverte
par le plénum de mai 1 949 a lieu, le passage de la direction
yougoslave de la défensive à l ' offensive polémique, à quoi
s'ajoute une mesure aussi importante que la nouvelle loi sur
les comités populaires, permet à tous un plus juste regard théo­
rique sur les événements et leur signification .
Jusqu' alors le modèle théorique de la révolution proléta­
rienne était fourni aux trotskistes par la révolution d'Octobre.
En dépit de l' immense majorité paysanne de la Russie, il y
avait eu là toutes les manifestations que le marxisme pou­
vait attendre d' une telle révolution : classe ouvrière atteignant
la conscience politique de soi par l 'expérience de son orga­
nisation dans les soviets, hégémonie politique de ceux-ci et,
par conséquent, direction de la classe par un parti marxiste
qui prenait le pouvoir porté par les masses de la classe sou­
tenue par la paysannerie qui faisait le gros de l ' armée ;
destruction de fond en comble de l ' appareil d' État féodalo­
bourgeois, puis reconstruction d'un État d'un type nouveau
et, malgré les difficultés effroyables de la guerre civile, enga­
gement dans une large collectivisation de l'économie. En l'ab­
sence de l ' ensemble de toutes ces données, quelles étaient
celles que l ' on pouvait considérer comme suffisantes pour
définir un État ouvrier ?
Michel Raptis (Pablo) ouvrit la discussion par un texte qui
parut en octobre 1949 , suivi par un texte d ' Ernest Mandel
(Germain) , en novembre , et un de Hunter (de la section

20 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

anglaise) , en décembre . Tous tentent de trouver une concilia­


tion entre les conceptions de Trotski et la réalité nouvelle,
mais en un triangle de positions inconciliables. Tous, pour­
tant, partent des mêmes prémisses, celles des derniers textes
de Trotski de 1 939- 1 940, rassemblés dans le recueil Défense
du marxisme, alors non traduit entièrement en français7 •
Dans des circonstances exceptionnelles, telles celles pou­
vant résulter d' une guerre , une direction aussi dégénérée
que celle de l ' URSS a pu assimiler des territoires sans qu' il
y ait eu révolution. Cela était-il possible pour des nations
entières, telles celles de l ' Europe de l ' Est ? Oui , répondait
Hunter, pour qui tous les É tats du glacis étaient déjà assimi­
lés à celui, dégénéré , de l'URSS , à des différences quantita­
tives près. C ' est, disait-il , seulement une telle différence
quantitative qui différencie la Yougoslavie des autres États de
l 'Europe de l'Est. D'un tel point de vue , la défense de la You­
goslavie contre l'URSS se justifiait essentiellement par l 'ef­
fet de la rupture sur la conscience et l ' évolution des masses
ouvrières du pays, voire par un moindre degré de dégénéres­
cence de la direction, en dépit du moindre avancement de la
socialisation de l' économie. Un argument spécieux de Hun­
ter était que si la Yougoslavie restait un État capitaliste , il n'y
aurait pas de raison de principe à la défendre si elle était atta­
quée par l 'impérialisme et que, d' une certaine façon , sa nature
sociale justifiait les accusations portées contre elle par l'URSS.
On voit à quel degré d' abstraction pouvait mener une intel­
lection « économiste » de la théorie de « l ' État ouvrier » , pas­
sant outre à tous les aspects « humanistes » du socialisme, en
particulier du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mal­
heureusement, on allait voir plus d' une fois ressurgir une telle
déviation dans le mouvement trotskiste, et jusqu'à l'occasion
de l' invasion de l ' Afghanistan par l ' URS S .
À cet argument, l a circulaire d u secrétariat international
du 10 octobre 1 949 avait répondu :
« Il n'y a pas dans nos rangs divergence sur le fait que le
caractère ouvrier de l ' État soviétique ne justifie en au­
cun cas la violation du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes. [ . . ] Le socialisme, pour s'imposer, né-
.

202
Les " années yougoslaves ,,

cessite la violence contre les vieilles classes domi­


nantes, mais on ne peut introduire le socialisme en exer­
çant la violence contre les peuples . »
Ernest Mandel , s'en tenant à l a stricte orthodoxie trots­
kiste , niait une assimilation du glacis sans action révolution­
naire de masse, niait qu' une révolution ait pu avoir lieu en
Yougoslavie dans des conditions si clandestines que Tito et
les siens aient pu tromper sur ces événements à la fois Londres,
Washington et . . . Staline , qui l ' avaient soutenu alternative­
ment. Rappelant la thèse de Trotski selon laquelle il ne peut
y avoir aujourd'hui d' autres États que bourgeois et ouvriers,
et que la présence, même nombreuse , de communistes - à plus
forte raison de staliniens - dans un gouvernement ne change
pas la nature de l' État et, donc, qu 'il ne pouvait y avoir d'État
ouvrier que lorsque l ' ensemble des conditions politiques ,
sociales et économiques était rassemblé, il concluait par la
théorie que , dans la période de transition qui était la nôtre,
dans des zones faibles du système capitaliste comme c' était
le cas en Europe de l'Est, pouvaient s'instaurer, dans des États
restant fondamentalement (économiquement) bourgeois, des
« gouvernements ouvriers et paysans » . L'avenir - qui ne pour­
rait selon lui se prolonger - de tels gouvernements « bona­
partistes » dépendrait de circonstances diverses , et surtout
extérieures. Et il en définissait dix variantes : une de prolon­
gation instable momentanée menant à quatre types de « ren­
trée dans l' orbite impérialiste » (qu'il prévoyait pour la Chine,
ce qui lui faisait écrire : « Il est dangereux d' utiliser des for­
mules comme "monsieur Mao Tsé-Toung est un autre Tito ." ») ;
quatre de soumission ou intégration à l'URSS (ces variantes
d' assimilation du glacis à l'URSS étant données comme hau­
tement improbables - alors qu 'elles étaient en train de se réa­
liser !) ; la dixième étant l' évolution révolutionnaire qui se
réalisait en Yougoslavie et qui , à ses yeux , était encore
inachevée.
Dans ses prémisses, Mandel , d'une part ne comprenait pas
que les caractères de la guerre-révolution yougoslave n'avaient
échappé ni à Staline - ce qui n 'avait pas cessé de déterminer
ses réactions contre-révolutionnaires - ni aux Alliés, qui, bien

203
Le trotskisme, une histoire sans fard

que plus aveugles, n'y avaient vu que des situations , voire des
nécessités de guerre , surmontables par la suite ; d' autre part
il touchait le point aveugle des dernières théorisations de
Trotski sur l ' É tat et les systèmes sociaux, restées suspen­
dues par sa mort.
Toutefois les conceptions de Mandel n ' interdisaient pas
le soutien à la Yougoslavie contre les attaques de l ' URS S ,
puisqu ' il ne s ' agissait pas d' États impérialistes , ni même de
bastions de l ' impérialisme, et que ne se posait donc pas la
question de la défense de l ' URS S . É largissant la question ,
Ernest Mandel écrivait :
« Chaque conflit où la bureaucratie soviétique essaie de
piétiner le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ,
soit d'un pays semi-colonial ou colonial, soit d'un pays
capitaliste dont la bourgeoisie s'est trouvée écrasée dans
la guerre ou par le mouvement des masses , nous trouve­
ra irréconciliablement opposés au Kremlin. Nous avons
exigé depuis quatre ans le retrait des troupes d'occupa­
tion soviétiques de l ' Allemagne ; nous avons défendu le
droit du peuple allemand à disposer de lui-même contre
la bureaucratie soviétique, indépendamment même de la
nature sociale de l'Allemagne . Pourquoi ne le ferions­
nous pas pour la Yougoslavie en pleine transformation
révolutionnaire ? »
Cet accord sur les tâches ne réglait pas l a question théo­
rique . Pablo , quant à lui, sans se prononcer sur les autres États
de l 'Europe de l ' Est, soulignait la spécificité yougoslave,
reconnaissait la révolution dans la guerre de libération natio­
nale, en un processus ininterrompu, et la nature « ouvrière »
de l' État qui en était sorti, quoique bureaucratiquement déformé
par ses origines . Ce faisant, et à l 'inverse de Mandel , c'était
finalement les critères politiques qu'il retenait comme déter­
minants , la transformation de l ' économie pouvant tarder,
n' étant qu' une conséquence de la révolution et, en somme , sa
vérification . Cependant, dans une réponse à Mandel de
février 1 950, il admettait même la possibilité d'une voie non­
révolutionnaire à la constitution d'un État ouvrier, par assi­
milation par des moyens militaro-bureaucratiques .

204
Les " années yougoslaves ..

Dans son texte de la fin de 1 949, Pablo évoqua pour la pre­


mière fois - et cela passa alors inaperçu - la possibilité d' une
période de « transition mondiale au socialisme s' étendant sur
plusieurs siècles ». Hésitation théorique ou concession à ses
interlocuteurs, il maintenait toujours la perspective d' une res­
tauration capitaliste pour tout État ouvrier restant isolé.
L'importance de cette discussion ne doit pas être sous-esti­
mée. Car si Mandel , moins d ' un an plus tard, se rallia à l'ana­
lyse de la Yougoslavie comme État ouvrier, ce fut de façon
non rétroactive, et en considérant les événements postérieurs
à 1 948 comme plus importants socialement que ceux de la
guerre elle-même. Il conserva pour les autres pays de l ' Est
européen la conception d 'États hybrides, « États bourgeois
dégénérés » (sic) en voie d'assimilation structurelle à l'URSS .
Cette crise du Kominform eut une autre conséquence
importante : elle brisa l 'espèce d'hégémonie que le stalinisme
avait réussi à imposer dans toute l' intelligentsia de gauche,
en particulier en France. L' aura de la victoire militaire de
l'URSS et du rôle des communistes dans la Résistance n'avait
guère souffert des méandres d' une politique contre-révolu­
tionnaire couverte de voiles tactiques . Quant aux monstruo­
sités de l' immédiate avant-guerre, on voulait l' oublier, c' était
du passé. Mais que Tito, la veille mythe vivant, devienne d'un
seul coup un fasciste enragé , cela déchirait les voiles . U n
groupe d' intellectuels d e premier plan soudain rompit avec
éclat. Autour de Jean Cassou , résistant qui , du cachot où il
attendait la mort, avait mémorisé ses Sonnets composés au
secret ; Clara Malraux , qui n ' avait pas suivi son mari dans sa
dérive à droite ; Louis Martin-Chauffier, ex-déporté qui avait
écrit L 'Homme et la Bête ; Claude Aveline, d' autres , animés
par Jean Duvignaud, brillant jeune professeur membre du PCF,
se polarisa un fort noyau d'ex « compagnons de route » qui
rejoignaient les pestiférés d'hier, comme Maurice Nadeau et
Daniel Guérin . Ils publièrent une revue de haute qualité inti­
tulée Contemporains. Depuis l ' ambassade de Yougoslavie, la
compréhension de l ' aide internationale, politique, intellec­
tuelle, voire syndicale pénétra jusqu ' à Belgrade, et plusieurs
publications furent financièrement aidées, quoique très modes-

205
Le trotskisme, une histoire sans fard

tement. L'une d'entre elles fut le bimensuel L' Unité, que Lam­
bert lança avec des syndicalistes de FO et de l 'enseignement,
et qui militait pour une réunification syndicale que la situa­
tion rendait moins vraisemblable que jamais.
L a révolution chinoise
En 1 949 s'était produit un autre événement, et gigantesque
celui-là, qui allait aussi secouer les conceptions marxistes et
trotskistes de l ' É tat : la complète victoire de l'armée Rouge
chinoise déferlant sur toute la Chine jusqu'à la frontière viet­
namienne, et emportant comme un fétu dans un ouragan le
régime pourri de Chiang Kai-Chek. Pékin était tombé le 23 jan­
vier. En février le Yang-Tsê Kiang était atteint. Un temps d'at­
tente eut lieu dont on ne sut la raison politique que plus tard :
Staline avait interdit à Mao d' aller plus loin. La direction chi­
noise hésita, tergiversa peut-être, puis viola l 'interdit, le fleuve
était franchi le 2 1 avril et, le 23 tombait la capitale , Nankin .
En mai, c 'était le tour de Shanghai ; à la mi-octobre de Can­
ton, la grande capitale du sud qui, en 1 927 , avait été le tom­
beau du Parti communiste. La République populaire de Chine
avait été proclamée à Pékin le 1 er octobre .
Dès avril 1 949, le 7• plénum du comité exécutif de l ' In­
ternationale avait salué cette foudroyante victoire comme le
coup le plus rude porté à l 'impérialisme depuis de nombreuses
années ; et les perspectives de ses conséquences positives pour
toute l ' Asie , et d' abord pour le Vietnam , l ' Indonésie et le
Japon étaient immédiatement esquissées8•
Il n'en restait pas moins que cette révolution chinoise, aussi
mal connue par le mouvement trotskiste que celle de Yougo­
slavie, posait encore plus de problèmes théoriques que celle­
ci. Là, pas de « brigades prolétariennes de choc » , une guerre
révolutionnaire paysanne dirigée par un parti que la résolu­
tion considère encore comme « stalinien » , inféodé à Moscou,
pratiquant la révolution « par étapes » et recherchant un com­
promis avec la bourgeoisie nationale et l 'impérialisme, n'était­
ce pas une voie conduisant à la faillite ? La thèse 1 4 de la
résolution excluait d'emblée pour la Chine une évolution sem­
blable à celle de l 'Europe de l 'Est, du fait de l'absence d'oc­
cupation par l ' armée soviétique , et de l ' impossibilité d'une

206
Les " années yougoslaves ..

aide économique de l ' URSS à un pays grand comme un conti­


nent. Instruit par l ' expérience, le comité exécutif internatio­
nal rappelait toutefois (thèse 1 8 ) , que toute expansion du
stalinisme entraînait contradiction, conflits, et ouvrait la voie
à des ruptures, et que l ' appui du PCC sur un immense mou­
vement de masses rendrait difficile son contrôle par le Krem­
lin . Mais le doute qu 'un tel parti pût « achever » la révolution
ramèna la perspective de son devenir à la possible différen­
ciation d ' ailes droite et gauche , dont il faudrait soutenir la
seconde . On sait que les choses ne se passèrent pas ainsi. Mais,
en revanche , ces appréciations négatives sur le PCC étaient
écrites encore dans l' ignorance du pire : le massacre, orches­
tré dans des parodies sinistres de procès publics, des trots­
kistes des villes, cadres prolétariens et intellectuels.
Un an plus tard, le 8• plénum gardait l'idée que la direc­
tion chinoise était « stalinienne militariste » , mais cependant
rectifiait la perspective avec prudence :
« Ce parti ne peut être considéré ni comme purement et
simplement inféodé à Moscou (par l' intermédiaire de sa
direction) ni comme tirant sa force principale de ses ef­
fectifs ouvriers et avant tout de l'appui du prolétariat.
De ce point de vue , il diffère, aussi bien à sa direction
qu'à sa base, des partis communistes de l' Occident, et
aura très probablement une évolution différente, dépen­
dant de la dynamique de la lutte de classes en Chine et
dans le monde. »
Regardant désormais comme probable l' extension de la
réforme agraire à toute la Chine et l' étatisation des industries­
clés, la résolution poursuit :
« Il n'est pas impossible qu 'une telle orientation résulte
de la pression des masses sur le PC et de la victoire dans
ses rangs d'une aile gauche. Dans ce cas le PC chinois
connaîtrait insensiblement [ ? ! ] un développement ana­
logue à celui du PC yougoslave, ce qui amènerait dans
un délai relativement plus long [!] son indépendance de
fait du Kremlin et ouvrirait de nouvelles perspectives à
la révolution chinoise et mondiale . »

207
Le trotskisme, une histoire sans fard

Il y a là récidive de l ' incompréhension de la nature de


ces partis , qui malgré les déformations et le bureaucratisme
dus à leur origine stalinienne, sont restés révolutionnaires.
Comme pour la Yougoslavie , l ' événement provoque un
flot de publications qui lève nombre de voiles sur la réalité
complexe et originale de la révolution chinoise. Mais les livres
clés, tels l 'extraordinaire reportage de plusieurs années en
pleine guerre révolutionnaire , La Chine ébranle le monde, de
Jack Belden, et les premières publications d'œuvres de Mao
Tsé-Toung, que dominent la Stratégie de la guerre révolu­
tionnaire en Chine et, surtout, le recueil Démocratie nouvelle,
ne paraîtront qu'en 1 950 (et un an plus tard en français) . De
ce fait, la seconde partie de l 'étude d'Ernest Mandel , datée de
décembre 1 950, qui paraît dans la revue Quatrième Interna­
tionale de janvier 1 95 1 , reste encore hésitante quant à l' achè­
vement social de la révolution . Que la politique du Parti
communiste chinois n'ait pas « imité » celle de la bureaucra­
tie soviétique, c'était trop peu dire, cela ne faisait pas de doute.
Ce que l'on découvrait en 1950, c ' est que Mao avait, au plus
tard en 1 940, élaboré sa propre stratégie, complètement oppo­
sée à celle de S taline qui avait fait ses preuves négatives
entre 1 925 et 1 927 , et au contraire inspirée, quoique de loin,
par les idées de Lénine, antérieures à 1 9 1 7 . Sa théorie du « bloc
des quatre classes » n ' avait rien à voir, excepté le nom, avec
celle, stalinienne, de subordination du prolétariat à la bour­
geoisie nationale, mais, au contraire , posait en principe la pré­
dominance du prolétariat, dirigé par son parti communiste.
Les tournants (telles l 'alliance avec Chiang Kai-Chek en 1 936,
et les cessions de territoires en 1 945), avaient été des conces­
sions imposées de l 'extérieur à des moments critiques , mais
que le PCC avait limitées en conservant son autonomie . . . et
ses armes . Comme le Parti yougoslave, le Parti chinois avait
rusé avec Staline . . . qui ne s'y était pas davantage trompé , et
avait répondu à cette prise d ' autonomie par de véritables
trahisons. Belden allait confirmer que les Russes soutinrent
Chiang et non les communistes chinois , que c ' est l ' armée
soviétique qui installa les fonctionnaires nationalistes dans
les villes mandchoues et les protégea durant de nombreux

208
Les " années yougoslaves "

mois après la capitulation japonaise . Cette collaboration fut


si bien établie que Chiang demanda aux Russes de maintenir
leur armée aussi longtemps qu'il fut nécessaire pour y ame­
ner de nombreuses troupes par les moyens de transport mis
à sa disposition par les Américains. « Durant l'été 1 945 , Russes
et Américains prêtèrent conjointement la main au généralis­
sime . » Staline ne démentit pas, à l 'égard de la révolution chi­
noise , la politique contre-révolutionnaire qu' il menait
consciemment depuis la guerre civile espagnole et qui s ' était
manifestée à l' égard de la Yougoslavie et de la Grèce. Il res­
pectait scrupuleusement les accords de Yalta, là où c' était la
révolution qui risquait de les remettre en cause.
Tous ceux qui s 'en tinrent à l' idée d' une « révolution pay­
sanne » en Chine, et y virent une contradiction à la théorie
marxiste, ne comprirent simplement pas la logique objective
de la révolution permanente dont, en Chine, Mao Tsé-Toung
appliquait empiriquement les lois . Quoi que purent en penser
ou qu 'en pensent des auteurs mal informés , les théoriciens
marxistes n'ont jamais sous-estimé les mouvements paysans .
C e qu'ils ont constaté , dans le passé comme dans le présent ,
c 'est que la paysannerie n ' a jamais réussi à se donner une
direction propre capable de la conduire jusqu' au bout de ses
objectifs révolutionnaires. Si la base de la révolution chinoise
était paysanne , sa direction était prolétarienne. Non par sa
composition , il est vrai , mais par les fondements marxistes de
sa pensée et de l' orientation de son action. Une telle direction
n'avait été possible que du fait de sa formation dans le creu­
set de l' Internationale communiste des années vingt. Ses spé­
cificités et ses déformations, elles , tenaient à la combinaison
de cette origine avec sa composition sociale propre et à ses
déterminations nationales objectives.
Dans son étude précitée , Ernest Mandel rapportait com­
ment, dès que l' armée de libération s ' était approchée des
grands centres prolétariens, le comité central du PCC avait
adopté une résolution , datée de mars 1 949, où on pouvait lire :
« Par suite de la disproportion entre les forces populaires
et celles de l'ennemi depuis l'échec de la grande révo­
lution de 1927 jusqu'à maintenant, le centre de gravité

209
Le trotskisme, une histoire sans fard

de la lutte révolutionnaire du peuple chinois a été le sec­


teur rural , amassant des forces rurales pour encercler et
prendre les villes. [ . . . ] La période où ce procédé de tra­
vail a dû être adopté est maintenant terminée . [ . . . ] Le
centre de gravité du travail du Parti doit être placé dans
les villes . »
Tous ces faits , rapprochés des textes des dirigeants chinois
dont on disposait alors, et surtout ceux de Mao Tsé-Toung,
auraient dû empêcher d'expliquer par la « pression des masses »
la radicalisation progressive de l ' orientation du PCC au fur et
à mesure des progrès de la guerre révolutionnaire et de l'élar­
gissement des bases de son pouvoir. Par ailleurs , on peut aussi
rester étonné que la connaissance de la théorie de la révolu­
tion permanente , vérifiée par la révolution yougoslave , n'ait
pas amené la direction de l 'Internationale à reconnaître aus­
sitôt la République populaire de Chine comme un « État
ouvrier » , à l 'étape de la réalisation des tâches démocratiques
bourgeoises, et de la voir définir ce gouvernement comme
« gouvernement ouvrier et paysan » . Enfin, dans cette étude
de la fin de 1 95 0 , Ernest Mandel continuait à assurer qu 'il
ne fallait pas s ' attendre à une rupture Pékin-Moscou . Pour­
tant, la réalisation même de cette révolution, aussi bien que
les conceptions théoriques de son dirigeant donnaient toutes
les conditions d'une rupture inévitable. Ce qui la suspendit
fut la guerre de Corée .
1 950, une année cruciale
1 950 fut une année des plus hauts espoirs révolutionnaires ,
qui s 'écroulèrent brusquement dans les derniers mois sur l 'ab­
cès de fixation de la guerre de Corée.
La radicalisation et l 'effort théorique yougoslaves attei­
gnirent alors leur plus haut niveau . Comme l'écrivit Dj ilas, la
lutte contre le Kominform « a pris une ampleur exception­
nelle ; elle a éveillé des forces nouvelles et libéré la pensée
créatrice. Les marxistes, et plus généralement les militants
progressistes de notre pays ont le sentiment d'être débarras­
sés d'une sorte de gangue qui , à leur insu , tenait emprisonné
leur esprit » .

210
Les " années yougoslaves "

Il n' est alors guère un seul discours, une seule brochure


des membres de la direction yougoslave qui ne marque un
progrès dans la voie du retour au marxisme et au léninisme
authentiques, sur toutes les questions , des plus pratiques au
plus abstraites (citons les brochures, aux titres expressifs , de
Bebler, La Classe ouvrière et le principe de la souveraineté
des peuples dans les rapports internationaux ; de Melentije
Popovitch, Des rapports économiques entre États socialistes ;
du général-colonel Kotcha Popovitch, chef d ' état-major de
l' armée yougoslave - dans sa jeunesse membre à Paris du
groupe surréaliste -, Révision du marxisme-léninisme au sujet
de la guerre de libération en Yougoslavie ; enfin de B oris
Ziherl , De la morale communiste) . Ce sont les plus hauts diri­
geants du Parti et de l' É tat qui vont alors le plus loin. Ainsi,
Edvard Kardelj , dans un discours du 13 décembre 1 949 publié
en 1950, dénonce la transformation du marxisme en dogma­
tisme et en pragmatisme vulgaire par les staliniens, la théorie
devenant la « servante d' une bureaucratie utilitaire et dépour­
vue de principes » , et dénonçant le « culte fétichiste de l' É tat
qui , avec l ' appareil de ses dirigeants, est posé en interprète
infaillible de la vérité absolue » . Il proclamait que le PCY « ne
considère pas la création scientifique comme une espèce de
complément de l'appareil d' État » et que, « sans heurts d'idées,
sans discussion scientifique, sans critique et sans vérification
par la pratique des positions théoriques , il n ' y a pas de pro­
grès » . Le 20 février, Tito dénonçait la pression qu 'exerçaient
les capitalistes américains sur la Yougoslavie en faisant traî­
ner en longueur les démarches d' emprunts yougoslaves. Il
soulignait la collusion du Kominform et de la réaction amé­
ricaine contre la Yougoslavie et proclamait :
« Nous n' accepterons jamais que l'on marchande avec
nos principes. Nous sommes un État socialiste, nous
sommes des communistes , nous bâtissons un État socia­
liste, le socialisme. Et en cela nous ne céderons pas et
nous ne ferons aucune concession, même pas dans notre
politique extérieure. [ . . ] Nous irons plutôt en haillons,
.

aussi longtemps que nous n'aurons pas créé, avec nos


propres forces, ce qui nous est nécessaire. [ . . ] Toute at-
.

211
Le trotskisme, une histoire sans fard

titude différente de notre part se vengerait terriblement.


[ . . . ] Nous ne nous trouvons dans aucun camp, nous ne
faisons partie d'aucun bloc . »
Le 2 2 février, l e gouvernement de l a République fédérale
yougoslave, sur la demande de Hô Chi Minh, reconnaissait la
République du Vietnam . Le 7 mars , parlant à Split devant
quatre-vingt mille personnes, Tito déclarait :
« Le bureaucratisme sera impitoyablement pourchassé
en Yougoslavie, qui ne veut pas imiter en tout point
l'Union soviétique, et surtout en ce domaine . »
Il y reviendra, et ira plus loin le 1 4 juin, dans une décla-
ration aux élèves de l'école supérieure du PCY :
« Il est indiscutable que certains phénomènes nés en
Union soviétique, lors du processus d'édification du so­
cialisme, ont causé de l'inquiétude parmi la classe ou­
vrière dans le monde entier. Il est des hommes qui ont
compris ces phénomènes comme nécessité, croyant
qu'ils disparaîtraient un jour. Nous avons acquis la
conviction que cela ne disparaîtra pas de soi-même s'il
n'existe aucune force qui puisse s'y opposer, car aucun
phénomène négatif dans la société n'a disparu de lui­
même. »
Et le 1 7 octobre, une lettre au comité central sur les mesures
d'économie dans le ravitaillement dénonce les privilèges maté­
riels, « sorte de rente en nature aux dépens de la communauté »,
comme des « vestiges du passé » qui, conjointement avec une
gestion purement administrative de l 'économie, feraient naître
une base matérielle pour la bureaucratisation, c'est-à-dire pour
le « développement d'une caste bureaucratique privilégiée » .
Le 19 mars , Djilas avait expliqué devant u n public d'étu­
diants et de professeurs , à Belgrade , comment c'était l 'isole­
ment, l 'encerclement et l' arriération de l ' URSS qui avaient
amené « la création d' une couche de privilégiés de la bureau­
cratie, le centralisme bureaucratique, la transformation pro­
visoire de l ' État en une puissance au-dessus de la société » .
Le lendemain, c ' était Kardelj q u i poursuivait sur c e thème,
dénonçant les bureaucrates routiniers du Kominform qui ne
se demandaient pas « d' où vient le fait qu ' au moment même

212
Les " années yougoslaves ,,

où la cause du socialisme devait obtenir parmi les pays capi­


talistes de nouveaux adhérents à travers le monde entier, à la
suite des victoires remportées par la révolution chinoise, s'af­
faiblit le mouvement ouvrier et se consolident les forces réac­
tionnaires » .
Le 3 1 août, la revue yougoslave Politique mondiale publiait
un article traitant du « testament » de Lénine , en citant de longs
extraits et indiquant qu'à son avis , la « déviation de la ligne
marxiste-léniniste » a commencé en URSS depuis la mort de
Lénine .
Le 27 juin, la loi de gestion ouvrière des entreprises d' État
avait été votée . Les élections commencèrent un mois plus tard
et s' étendirent jusqu'à la mi-septembre. Les instructions insis­
taient sur la possibilité offerte aux ouvriers de présenter plu­
sieurs listes de candidats au cours de ces élections . Ce droit
fut amplement utilisé. Dans certaines entreprises, trois, voire
quatre listes de candidats s' opposèrent.
D ' importantes mesures de démocratisation furent prises
concernant les coopératives paysannes , dont l' organisation et
la direction passaient de la gestion des pouvoirs populaires à
celle des fonds d' arrondissement, dont les délégués étaient
élus par les coopérateurs eux-mêmes .
D e même l ' enseignement était démocratisé , l e pouvoir
passant en ce domaine des ministères aux comités d' ensei­
gnement des arrondissements et des villes . Les conseils de
citoyens (de parents) auprès des comités, jusque-là consul­
tatifs , allaient avoir désormais droit de contrôle et de veto .
Enfin, le « travail volontaire » , obligatoire à la mode sovié­
tique , était aboli.
Nous avons vu que, dès 1 949, Mosha Pijade avait évoqué
la question de la « dégénérescence » de « certains partis com­
munistes » , à commencer par celui de l ' URS S , et s'était atta­
qué aux causes de cette dégénérescence . Il continua à se situer
à la pointe de la polémique. Les 22 et 26 mars 1 950 parais­
saient dans Barba ses articles sur « La fable de l ' aide sovié­
tique dans la guerre de libération nationale » , bientôt publiés
en brochures dans de nombreuses langues étrangères. Il y pro­
duisait la correspondance échangée entre directions yougo-

213
Le trotskisme, une histoire sans fard

slave et soviétique durant la guerre , de laquelle ressortait net­


tement l' opposition yougoslave, dès 1942 , à la politique de
« front national » que Staline voulait leur imposer avec les
forces contre-révolutionnaires de Mihaïlovitch, et comment,
en rétorsion, Staline avait abandonné les partisans à leur sort
au moment où ils se trouvaient tenaillés par la pire des offen­
sives fascistes, par la faim et les épidémies.
Dans la plupart des sections de l'Internationale, à la lumière
de cette évolution yougoslave, l 'orientation de soutien du
secrétariat international s ' imposa. Elle permit à celui-ci de
nouer des contacts directs avec la direction du PCY, qui abou­
tirent à apporter à la Yougoslavie une aide matérielle, faible
sans doute pour un pays en état de quasi-blocus, mais impor­
tante à l 'échelle des forces du mouvement trotskiste , et mieux
que seulement symbolique.
En France, la minorité dont Marcel Bleibtreu était la tête
politique devint majorité par changement de position de nom­
breux membres du comité central et de quasi tout le Parti .
Dans son rapport au 6< congrès du PCI, en janvier 1950, Bleib­
treu écrivait qu'une autocritique devait être faite : « Nous avons
hésité jusqu'en 1 948 à voir dans l'histoire récente de la Yougo­
slavie le visage de la révolution prolétarienne . » Et ses conclu­
sions étaient caractéristiques de son radicalisme théorique :
« Il est faux de parler d'une caste bureaucratique yougo­
slave de la même nature que la bureaucratie russe [il est
faux de parler de] capitulation devant l' impérialisme . »
Il insistait sur ce que la Yougoslavie restait indépendante
à la fois de Wall Street et du Kremlin, mais que son isolement
aboutirait à sa défaite, et que c 'était au « prolétariat mondial
et à son avant-garde révolutionnaire, à la IV0 Internationale,
de combattre cet isolement ». Il développait ensuite ces tâches
précises et s' efforçait de désarmer les réserves subsistantes
en affirmant :
« Ces actions ne peuvent être séparées d'une critique
constructive des erreurs et insuffisances du PCY, tout
particulièrement de la mortelle théorie du socialisme en
un seul pays . »

214
Les " années yougoslaves ,,

La section française entreprit alors la plus large et la plus


énergique campagne d' information et de défense de la You­
goslavie, et de démasquage des monstrueux procès de Prague ,
Budapest, Bucarest, Tirana et Varsovie, sans oublier la liqui­
dation de Markos en Grèce, qui avait le même sens. En orga­
nisant un meeting sous le titre question « Tito est-il
trotskyste ? » , nous répondions , sans confusion , à une inter­
rogation qui se posait publiquement .
Les nombreux meetings et conférences organisées pour
entendre les premiers journalistes et militants qui étaient allés
sur place voir ce qu'était le « phénomène yougoslave » - parmi
lesquels Louis Dalmas et Claude Bourdet - furent régulière­
ment attaqués par des commandos organisés par le PCF. Le
meeting qui précéda, à Paris, le départ des brigades de travail
et d'enquête, rassemblées par une intense propagande , donna
lieu à une véritable bataille dans la salle des Sociétés savantes,
où militants du PCI et « brigadistes » durent briser toutes les
chaises pour élever des barricades aux portes. La verrière de
la salle fut crevée par les bombes lacrymogènes des com­
mandos du Parti communiste, dont une manifestation de diver­
sion sur le boulevard Saint-Michel servit à éloigner la police.
Malgré ces opérations terroristes , l ' initiative des brigades
fut un grand succès. Le PCI encadra plus de mille cinq cents
jeunes , étudiants et ouvriers , de toute la France, qui partaient
en Yougoslavie sur le mot d' ordre emprunté à Jaurès : « Le
courage , c'est de chercher la vérité et de la dire . » Aux bri­
gades françaises se joignirent deux brigades anglaises , deux
belges, une suédo-danoise, une norvégienne, une hollandaise ,
une italienne, une allemande et une autrichienne, une améri­
caine , une vietnamienne , une d' exilés espagnols et une
d'anciens partisans grecs, doublant presque le nombre des bri­
gadistes français. Après une ou deux semaines de travail sur
le chantier de ce qui devait être la cité universitaire de Zagreb,
les brigades parcoururent la Yougoslavie dans tous ses recoins ,
toutes ses nationalités. Elles eurent des rencontres et des entre­
tiens avec des dizaines de comités populaires, de comités de
gestion d'usine, de coopératives , de sociétés diverses , d'états­
majors . Les brigades elles-mêmes étaient de véritables forums

215
Le trotskisme, une histoire sans fard

de discussions ininterrompues, d' autant plus passionnées que


s'y côtoyaient des représentants de tous les courants du mou­
vement ouvrier, les staliniens exceptés, des sociaux-démo­
crates aux anarchistes, sans compter l'arc des positions existant
dans la 4• Internationale , et socialement depuis des ouvriers
inorganisés jusqu'à des étudiants en sciences politiques . Nom­
breux furent ceux qui ne trouvèrent là que ce qu' ils étaient
persuadés de trouver en partant, mais la majorité apprit beau­
coup, dans les contradictions mêmes d'un pays européen resté
étonnamment loin du nord de l 'Europe, où des paysannes en
robes brodées marchaient pieds nus dans les champs tandis
que des bourgeoises de Zagreb sortaient de leurs maisons
baroques pour dire pis que pendre du socialisme, et où les
ouvrières musulmanes de Sarajevo venaient de voir voter la
suppression du terrible voile noir qui leur cachait tout le visage,
tandis que l ' on pouvait discuter de marxisme avec les étu­
diants et de jeunes officiers qui avaient été des partisans. Le
PCI recruta largement parmi les brigadistes .
En rentrant de Yougoslavie les brigadistes se trouvèrent
en face des problèmes posés par la guerre de Corée qui, de
conflit local , prenait en septembre des aspects de début de
guerre mondiale.
La guerre de Corée
La Corée avait été divisée en 1 945 en deux zones d ' oc­
cupation sur l'axe du 38• parallèle : l'URSS au Nord, les États­
U nis au Sud. La rupture de l ' union de Yalta avait glacé les
deux zones. En mai 1 948 avaient eu lieu des élections tru­
quées , généreusement reconnues par l ' ONU et par le « pro­
tecteur » Truman . Le 20 juillet , Syngman Rhee , despote
asiatique féroce autant que corrompu, devint président de la
République de Corée, fondée la veille , et en principe pour tout
le pays. Il prépara aussitôt, et quasi ouvertement, l 'invasion
du Nord . Mais là, Kim Il Sung répliqua par des élections sans
nul doute aussi peu démocratiques, et le 9 septembre fut pro­
clamée la République populaire démocratique de Corée (elle
aussi pour toute la Corée) dont Kim Il Sung devint le prési­
dent. Tout était en place pour que commence la première guerre
des deux blocs par intermédiaires interposés .

216
Les " années yougoslaves ,,

On ne sait pas encore ce qui décida Kim Il Sung à prendre


les devants et à franchir la ligne du 38e parallèle. L'URSS avait
cessé son occupation militaire dès 1 948 , mais il est inimagi­
nable que Kim Il Sung ait pu agir sans l ' aval de Staline. Et il
était bien conforme à la ruse de celui-ci d' envisager l ' avan­
tage d'envelopper le nord de la Chine avec un État dont il
avait le contrôle, voire , en cas d'échec, de l'obliger à un sou­
tien qui l ' affaiblirait. Sans doute jugea-t-il l' opération à la fois
urgente dans le moment de l' affrontement et la situation des
forces , et facile à réaliser dans cette région du monde, vu l ' im­
popularité de Syngman Rhee , et le fait qu 'un soulèvement
armé important avait eu lieu spontanément à l 'extrême sud de
la péninsule. Tout sembla d' abord justifier un tel calcul, puisque
les troupes du Nord entrèrent dans le Sud comme dans du
beurre et, en huit jours, du 25 juin au 3 juillet, avaient conquis
tout le pays, à l' exception d'une petite poche au sud.
Mais c'était sous-estimer la volonté de Truman d'endiguer
toute nouvelle progression « communiste » et d'en découdre.
Et il y mit le prix . Il put d' ailleurs s ' assurer l ' appui « moral »
du Conseil de sécurité contre l ' « agression » , terme qui faisait
fi de l ' unité théorique de ce pays. L' offensive américaine,
menée au nom de l ' ONU , commença le 18 septembre avec
des moyens formidables, comparables à ceux mis au point
contre l' Allemagne en 1 944. Attaquant à la fois depuis le
centre et le sud, elle reprenait non seulement ce sud mais péné­
trait profondément dans le Nord . Cela provoqua l ' inévitable
contre-offensive chinoise du 26 octobre. La Chine ne pouvait
en aucun cas accepter les États-Unis sur sa frontière nord.
C'est pourtant la Chine qui sera déclarée agresseur par la com­
mission politique de l ' ONU, décision ratifiée par l ' Assem­
blée générale . En un mois et demi les Sino-Coréens avaient
repris tout le Nord et occupé une large bande du Sud enve­
loppant Séoul. Pour arrêter et faire refluer les forces chinoises,
l ' armée américaine utilisa la terrible arme du napal m , qui
fut déversé sur le flot de milliers de fantassins chinois, les
changeant en une masse de caoutchouc noir. La guerre de
Corée allait durer quatre ans pour parvenir au retour des deux
parties sur la ligne du 38e parallèle. En ces quatre ans , on y

217
Le trotskisme, une histoire sans fard

compta près de deux millions et demi de morts , dont 900 000


Chinois et 500 000 Nord-Coréens ; l' autre million se parta­
geant entre Sud-Coréens et forces des Nations unies (mais
seulement 30 000 Américains).
Sans aller jusqu ' à la position de James P. Cannon, secré­
taire du Socialist Workers Party, pour qui le déclenchement
de cette guerre était le soulèvement spontané du peuple coréen
tout entier, l' Internationale prit nettement position du point
de vue de la lutte anti-impérialiste, contre l' intervention « colo­
niale » américaine soutenue par l'ONU , considérant qu ' aussi
stalinienne que fut la direction nord-coréenne, c' était dans
cette guerre celle du peuple coréen, qui avait à résoudre par
lui-même les problèmes de son indépendance . Dans l' Inter­
nationale, on savait plus ou moins qu'il y avait eu une résis­
tance maoïste en Corée du Nord avant l' entrée de l ' Armée
rouge. On ignorait non seulement que Kim Il Sung était ren­
tré dans les wagons de cette armée, mais aussi que sa première
tâche avait été de liquider les chefs de la résistance, ses rivaux
potentiels. Mais l' aurait-elle su que la direction de l' Interna­
tionale n' en aurait sans doute été conduite qu 'à tempérer les
termes de son soutien, puisque l 'essentiel était pour elle l'op­
position à l ' intervention impérialiste qui , en elle-même, ne
pouvait que ligoter les masses à leurs directions de fait . Il n'en
reste pas moins qu' une telle position isola plus que jamais
l ' Internationale .
La Yougoslavie, de son côté, se trouva prise au piège de
la guerre de Corée . Entravés par leur besoin de l ' aide améri­
caine, ses dirigeants prirent une attitude « neutraliste » face au
conflit, puis condamnèrent l' « agression nord-coréenne » sur
les critères juridiques et moralistes qui étaient ceux, non seu­
lement des gouvernements d'Occident, mais de la gauche anti­
stalinienne, du POUM à la Ligue socialiste indépendante de
Shachtman .
L'appel du secrétariat international de la 4• Internatio­
nale aux communistes yougoslaves de novembre 1 950 mani­
festait l ' inquiétude de ce qu'elle pointait comme un tournant,
rappelant que l'on pouvait admettre de l' État yougoslave qu'il
manœuvre diplomatiquement à l'ONU, mais qu 'il était faux,

218
Les " années yougoslaves ,,

pour le Parti yougoslave , d'idéaliser cet organisme interna­


tional comme un lieu d' arbitrage neutre , alors qu'il était un
instrument de domination impérialiste, et renvoyait à la leçon
léniniste sur la nécessité d ' un langage de vérité , sous peine
de tromper les masses et non l ' ennemi.
Juste dans son fond, ce rappel aux principes n'avait plus
cependant le caractère de critique dans le cadre du soutien des
mois précédents. La rupture totale de l' Internationale et de la
Yougoslavie était proche.
C' est qu'il y avait aussi un tournant de la direction inter-
nationale. On lit dans l ' appel :
« Le mouvement va vers des explosions gigantesques et
des événements décisifs . Il vous faut choisir : ou être
clairement et fermement avec les masses prolétariennes
et coloniales contre l' impérialisme et contre la bureau­
cratie soviétique ou glisser dans le sillage de l'impéria­
lisme contre les masses prolétariennes et coloniales. Vos
rapports avec les révolutionnaires qui, dans le monde , se
sont affirmés les amis de la Yougoslavie prolétarienne
seront déterminés par ce choix . »
Déjà, sinon toute l a direction internationale, du moins son
secrétaire général qui écrivait cet appel , voyait dans la guerre
de Corée le début d'une troisième guerre mondiale, et la voyait
comme guerre mondiale de « camps » sociaux opposés, une
« guerre-révolution » mondiale.

Contrepoint de l'auteur

Cette nouvelle période commença aussi pour moi comme


celle d'une nouvelle vie , sur le triple plan de ma vie privée,
professionnelle et de mes activités politiques. Le mois même
du 2• congrès mondial , j'épousais Soledad Estorach, que j'avais
rencontrée à l' école internationale de cadres du début 1 947 .
Mariage décidé comme protection, puisque nous nous y déter­
minâmes en raison de la crainte de voir le nouveau gouver­
nement expulser les réfugiés de la guerre d' Espagne vers les
geôles de Franco , mais d'un vrai couple de militants. Soledad
avait été une des plus jeunes membres de la CNT-FA I , et
une des animatrices des Mujeres libres de Catalogne pendant

219
Le trotskisme, une histoire sans fard

toute la guerre civile. Repliée en France en 1 939, l ' accueil


réservé aux vaincus du combat pour la liberté l ' avait menée
directement dans une prison, à Orléans. Évadée grâce à l ' aide
d'anarchistes français , elle était retournée clandestinement en
Espagne lors de l ' éclatement de la guerre mondiale, et y avait
ainsi vécu plus de cinq ans dans les conditions les plus diffi­
ciles . Sa rencontre et liaison avec Andres , un trotskiste, avait
contribué à sa mutation politique . Ensemble ils étaient reve­
nus en France avec les espoirs portés par la Libération . Lui,
reparti un peu plus tard, tomba rapidement dans les griffes de
Franco pour une longue détention. En quelques mois , j 'étais
passé de représentant à comptable, puis aux fonctions de secré­
taire à tout faire des Éditions du Pré aux Clercs, tandis qu 'au
PCI je joignais à des fonctions d' organisation mes débuts de
journaliste révolutionnaire. J'avais repris ma place au comité
régional parisien , et j 'eus à m' occuper de l ' organisation pra­
tique du 2• congrès.
C'est Gibelin qui me fit écrire dans Lei Vérité, ayant remar­
qué après un premier papier sur l 'Espagne, où j ' avais colla­
boré avec Soledad, que j 'écrivais assez facilement , et point
trop langue de bois. Ma liaison avec Soledad m' ayant plongé
à la fois parmi les anarchistes espagnols et les textes clas­
siques de cette tendance, c ' est à nos rapports , le plus sou­
vent conflictuels avec eux , à la fois sur les plans syndical et
politique, que je consacrai mes premiers articles . Mais pro­
gressivement des articles plus importants me furent deman­
dés , et jusqu' à quelques articles leaders .
Il n ' y eut plus de tendances et encore moins de fractions
en cette période et, pour ma part, j 'entretenais des relations
très amicales aussi bien avec Gibelin et B leibtreu qu' avec
Jacques Grinblat, un maître quant à l 'organisation . Il n ' y eut
guère de tensions qu'en ce qui concerne le soutien à la You­
goslavie. Déjà se dessina une certaine opposition des cellules
ouvrières à la polarisation par ce travail , et à la participation
aux brigades, que Lambert soutint en sous-main. À vrai dire,
les discussions internes sur le problème étaient aussi vives à
l ' intérieur du PCI qu ' avec nos sympathisants et amis . Le
comité central me choisit pour diriger le groupe trotskiste de

220
Les " années yougoslaves ,,

la première brigade, la «Jean Jaurès » . Comptant 74 personnes,


elle fut certainement l 'une des plus grosses et était d'une totale
hétérogénéité. Ce fut elle aussi qui dut essuyer les plâtres,
aussi bien des interventions policières tout au long du voyage
en France et en Italie qu' avec les responsables yougoslaves
du camp qui ne s' attendaient pas à des exigences que n'avaient
pas eues les brigades du temps du Kominform , en particu­
lier quant à la répartition du temps de travail et de celui d'en­
quête . Tout s'arrangea cependant, malgré une chaleur inconnue
de nous, et qui rendait difficiles les heures de terrassement.
Le commandant de la brigade était un social-démocrate qui
tenait surtout au titre et me laissa toutes les charges de rela­
tions et d' organisation . Les problèmes des relations internes
de la « fraction » trotskiste ne furent pas le moindre de mes
soucis. J'y avais en particulier un pôle violemment « anti­
titiste » en Stéphane Just, et un autre pôle d'enthousiasme sans
nuances avec sa propre compagne Nadia. Les discussions se
poursuivaient interminablement jusque dans le travail de creu­
sement des fondations de la future Cité universitaire (qui, je
crois , ne fut pas bâtie) . Malgré tout, la franche camaraderie
régna. Les relations avec les jeunes animateurs yougoslaves ,
la plupart étudiants de Belgrade , devinrent vite très chaleu­
reuses . Laissant de côté quelques « touristes » et même un tra­
fiquant libanais, les enquêtes furent menées à bien par le plus
grand nombre , d' abord dans la région de Zagreb, puis lors de
notre voyage à travers la Bosnie, enfin sur la côte Adriatique.
Au retour, la confiance des brigadistes me valut d' être élu
commandant de la brigade . Le noyau actif de celle-ci conti­
nua son activité à Paris, préparant les partants aux problèmes
que nous avions rencontrés , et publiant des comptes-rendus
de notre voyage et de nos enquêtes . Dans La Vérité, je parta­
geai avec Ernest Mandel (qui signa au moins une fois de mon
nom, et une fois ajouta un paragraphe avec lequel je ne fus
pas d'accord à l'un de mes articles) , la publication d'une série
de reportages sur la Yougoslavie.
En cette fin de 1 950, Lambert, qui me savait lecteur insa­
tiable et passionné, me demanda de tenir une rubrique litté­
raire dans L ' Unité. Je l'appelai « Nos livres » et la signai Pierre

22 1
Le trotskisme, une h istoire sans fard

Géraume (ce qui me vaut d' avoir des livres dédicacés à ce


nom, en particulier de Maurice Dommanget, qui ne m'a connu
que sous ce nom) . La chronique dura ce que dura le journal .
Je n ' y eus qu' un accrochage . . . avec Maurice Joyeux, qui y
fit passer derrière mon dos un article élogieux du Mensonge
d ' Ulysse de Rassinier, lequel ouvrait, avec ce livre, l 'offen­
sive que l 'on n ' appelait pas encore « négationniste » .
Dans l e même temps ,je fus chargé d u secrétariat de rédac­
tion de Contemporains, la revue des intellectuels en rupture
avec le Parti communiste. Je n'y écrivis pas, trop impressionné
par la culture et l ' écriture des membres du groupe où, en
revanche , je fus reçu avec amitié , et où j ' appris beaucoup.
L'histoire et les écrits critiques
Plus on avance dans l 'histoire, plus les travaux historiques
sérieux se font rares . Sur cette période , la base solide repose
sur les documents réunis par Rodolphe Prager, dans le tome 3
des Congrès de la Quatrième Internationale. Bouleversements
et crises de l 'après-guerre (1946-1 950), (Paris , La Brèche,
1 988) la préface de Pierre Frank, et introductions de Michel
Lequenne et Rodolphe Prager. Les acteurs majeurs de cette
période n'ont pas écrit, ou pas encore, de Mémoires . On ne
reviendra pas ici sur les ouvrages traitant de questions parti­
culières et cités dans le texte. Les ouvrages généraux sur l 'his­
toire du trotskisme se partagent entre ceux qui sont trop
succincts (Pierre Frank, Daniel Bensaïd , etc .) et ceux qui sont
caractérisés par leur partialité hostile, souvent inintelligente.
Celui de Jean-Jacques Marie , dans toute sa seconde moitié ,
devient un simple légendaire lambertiste , paraphrase des ano­
nymes Enseignements de notre histoire, qui est à la 4• Inter­
nationale ce que L'Histoire du PC (b) de l ' URSS est à celle
de la Révolution russe.

222
6

Le temps de la grande crise ( 1 951 - 1 952)

Cette période fut dominée par une menace. L'explosion


des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki , au-delà de
l'horreur qu'elle provoqua immédiatement chez tous ceux qui
n' étaient pas possédés par la haine guerrière et raciale , fut
l'origine d'un véritable traumatisme mondial . Une telle arme ,
d'une puissance de destruction sans précédent, et entre les
mains d ' un seul État, ne représentait-elle pas une menace
effroyable pour tous les autres ? Cette peur s 'exprima dans
toute une série d' ouvrages . Elle ajouta comme une angoisse
profonde latente aux craintes d'un nouveau conflit mondial
que dessinait le début de la « guerre froide » .
Dès 1 940, l ' URSS avait été alertée sur l a possibilité de
construction d' une telle arme par les physiciens d' Occident.
Aussitôt qu'en 1 942 les Oppenheimer, Fermi et Szilard se
mirent au travail à Los Alamos, ils en avertirent leurs col­
lègues soviétiques . Pavel Soudoplatov, le grand maître des
services secrets soviétiques , écrit dans ses Mémoires :
« Il est officiellement admis qu'à plusieurs reprises ils
ont consenti à partager avec les savants soviétiques leurs
informations sur les armes nucléaires. Ce qui , au début,
les a poussés , c'est la crainte de Hitler ; ils croyaient à la
possibilité, pour les Allemands, d'être les premiers à
produire la bombe A. Ensuite, le physicien danois Niels
Bohr contribua à les conforter dans les dispositions
qu'ils manifestaient déjà pour le partage des secrets nu­
cléaires avec la communauté scientifique mondiale. En­
fin, en mettant leurs connaissances en commun avec les

223
Le trotskisme, une histoire sans fard

Soviétiques, ils augmentaient leurs chances de battre les


Allemands dans la course à l' arme nucléaire ' . »
Ces savants soviétiques étaient en retard, « aucun fonds ne
fut alloué à cette recherche ». On sait que , pour Staline, rela­
tivité et mécanique quantique relevaient d'une science idéa­
l iste bourgeoise . Ce n ' est qu ' au début de 1 943 qu 'il « fut
convaincu que le projet d' une bombe atomique n'avait rien
d 'illusoire » . Dès lors, les éminents physiciens soviétiques ,
tels qu' Abraham loffé, Piotr Kapitsa, et le plus jeune Igor
Kourtchatov , purent rattraper leur retard, puissamment aidés
par les renseignements transmis par l'espionnage soviétique
aux É tats-Unis. En août 1 949 , la première bombe soviétique
explosa. Elle commença à lever un peu la crainte que les diri­
geants staliniens avaient eue de voir cette terrible arme utili­
sée contre eux. Inversement les États-Unis étaient inquiets de
perdre leur monopole . À partir de là, la dissuasion devenait
une affaire de course à l ' arsenal nucléaire .
En décembre 1 950 , MacArthur demandait 26 bombes A
pour finir en dix jours la guerre de Corée. Truman en avait
envisagé l'usage et, s'il destitua MacArthur, ce fut seulement
parce que celui-ci exigeait le pouvoir discrétionnaire de leur
utilisation . D'ailleurs, son successeur Ridgway envisagea lui
aussi de les utiliser. Et si Truman y renonça finalement, ce fut
par crainte de l' effet que cela aurait eu sur l' opinion publique
mondiale . Tous préférèrent finalement raser la Corée du Nord
au moyen plus « discret » des bombes géantes et du napalm .
À c e moment, les dirigeants des États-Unis ne craignaient
pas encore l 'arsenal de l'URSS , voire avaient des raisons poli­
tiques de penser que Staline n'interviendrait pas à ce niveau
et dans ce secteur. Plus tard , ce fut la dissuasion qui sauva le
Vietnam et la Chine de l ' arme atomique. Cet équilibre de la
terreur fut dès lors efficace, et d' autant plus qu'il devint évi­
dent que les progrès de puissance des armes nucléaires impli­
quaient des risques en retour sur ceux qui les utiliseraient.
Mais une telle conscience n 'était pas encore atteinte en 1 950,
et le passage de la guerre froide à la guerre de Corée créa une
situation de pessimisme général . Il se manifesta en particu­
lier en France par le film d 'André Cayatte , Avant le Déluge,

224
Le temps de la grande crise

où le Déluge attendu est la guerre atomique sous-tendant le


désespoir de la génération du temps, dont l' auteur montre les
effets psychologiques .
L'amorce d'un tournant

On peut dire que c' est ce climat qui se fit jour à la tête de
l' Internationale à la fin de 1 950 . À la tête , car le tournant se
manifesta d'abord seulement sur les rapports avec la Yougo­
slavie. Avec la prise de position neutraliste de la direction you­
goslave sur la guerre de Corée , ceux qui avaient été hostiles
au « soutien critique » pouvaient, ouvertement ou non, pré­
tendre qu'il fallait s' attendre à une capitulation de la direc­
tion yougoslave devant l' impérialisme. Mais ceux mêmes qui
en avaient été les plus chauds tenants admirent sans difficulté
que , politiquement, l ' Internationale et la Yougoslavie se trou­
vaient des côtés opposés du « front » coréen .
Toutefois , cela ne changeait rien à la nature de l ' État you­
goslave, et donc de son rapport à l ' État soviétique . Le texte
de Pierre Frank , « Quelques enseignements de la révolution
yougoslave » , du numéro d' août-octobre 1 950 de la revue
Quatrième Internationale, se terminait par le rappel suivant :
« Bien que les communistes yougoslaves n'aient pas
rencontré au cours des deux années écoulées l' aide du
prolétariat mondial à laquelle ils avaient et ont droit,
c'est encore la seule sur laquelle ils peuvent fermement
compter. [ . . . ] Mais pour que l'action ouvrière interna­
tionale se montre plus ferme et plus rapide , il faudrait
que les communistes yougoslaves aboutissent à des po­
sitions claires pour la reconstruction d'un mouvement
communiste international et les formulent vigoureuse­
ment. Ils ont déjà fait beaucoup , et ils peuvent encore
faire beaucoup pour ce renouveau révolutionnaire . »
Ce n 'était pas l à u n langage sectaire . Mais que pouvaient
les trotskistes pour protéger la Yougoslavie prise dans l'étau
d'une guerre froide qui se réchauffait dangereusement ?
Certes, pour ceux qui rentraient de Yougoslavie, encore
bouillants d ' une expérience passionnante et de contacts
militants chaleureux, ce n' était pas de gaieté de cœur qu'ils
prenaient connaissance de positions qui les mettaient en porte-

225
Le trotskisme, une histoire sans fard

à-faux dans la lutte avec les staliniens . La prise de distance


s 'imposait, et ce fut sans problème : l 'esprit internationaliste
et le sens de classe étaient sans faille dans le PCI. Ce tournant
sur le tournant, qui fut pris dans l 'unanimité au comité cen­
tral, refaisait l ' unité du Parti . . . pour peu de mois .
Le numéro de janvier 1 95 1 de la revue Quatrième Inter­
nationale publiait la « Résolution sur la révolution yougo­
slave » du 9° plénum du comité exécutif international , qui
justifiait le soutien critique par les étapes d'évolution du PCY,
mais, dans une longue note éditoriale non signée - très pro­
bablement de la main de Pablo -, et titrée « Le nouveau cours
de la direction yougoslave » , était soulignée l ' inversion de ce
cours à gauche. N 'était-ce pas maintenant Djilas - lui qui en
avait été jusque-là à la marge , du fait de sa ré-appropriation
de la théorie de la classe bureaucratique - qui défendait la
nouvelle position du PCY dans Borba , renvoyant dos à dos
les divers impérialismes , avec tout de même la remarque que
celui de l ' URSS était moins progressiste que celui du capi­
talisme ! Les choses se gâtaient. La note éditoriale rappelait
fermement :
« Nous soutenons la Yougoslavie, pays dans lequel les
masses révolutionnaires ont réalisé un ensemble de
conquêtes, renversant le pouvoir économique et poli­
tique de la bourgeoisie contre l'impérialisme et contre la
bureaucratie soviétique qui menaçaient et menacent ses
conquêtes. Nous les défendrons de même dans l' avenir,
aussi longtemps qu'elles subsisteront, aussi longtemps
que le régime prolétarien subsistera en Yougoslavie,
contre tous leurs ennemis, y compris éventuellement
contre la direction yougoslave si elle maintenait et ac­
centuait son cours actuel. Nous avons [ . . . ] soutenu cet­
te direction yougoslave aussi longtemps qu'elle faisait
des pas en avant dans la voie de la liquidation de son
passé stalinien et esquissait la possibilité d'une réorien­
tation conséquente marxiste-révolutionnaire. »
Elle concluait :
« La IV0 Internationale, qui ne base exclusivement son
action que sur la tendance fondamentale révolutionnaire

226
Le temps de la grande crise

de notre époque , s' efforce de suivre les changements


brusques inhérents à la situation dans laquelle elle lutte
pour jeter chaque fois tout son poids afin que tel ou tel
processus progressif particulier puisse se développer au
maximum - naturellement dans les limites que permet­
tent en définitive les possibilités objectives . »
Mais le paragraphe précédent avait pointé la cruelle vérité :
« Actuellement des forces beaucoup plus importantes
que notre intervention, ou celle du mouvement ouvrier
révolutionnaire indépendant dans le monde , agissent en
direction contraire et provoquent ce cours rétrograde de
la révolution yougoslave . »
À ce stade , l ' accord était total dans l a majorité interna­
tionale. En revanche, personne ne semblait avoir prêté atten­
tion à l ' éditorial du même numéro de la revue , titré « Paix,
guerre et révolution » , sans équivoque de la main de Pablo.
Au terme d'une analyse du rapport des forces dans l ' affron­
tement mondial entre l ' impérialisme et les forces qui lui étaient
opposées, il introduisait d 'abord l ' idée que ce « rapport [évo­
luait] actuellement au désavantage de l ' impérialisme » , pour
aboutir à la « perspective [ . . . ] de la Révolution-Guerre , de la
révolution qui se prolonge en guerre, ou de la guerre qui se
transforme en révolution » . Ces changements , continuait-il en
une phrase soulignée, « sont en rapports directs avec l'acuité
extrême à laquelle ont abouti les contradictions du régime
capitaliste et avec l'écroulement sur une grande échelle de ce
régime ». L' auteur insistait fortement sur ce qui était là pour
lui la forme que prenait la « révolution permanente » . Et il
poursuivait en un long paragraphe souligné :
« Permanente , comme jamais elle ne l'a été. Permanen­
te dans le sens que la lutte, commencée par les masses
coloniales contre leurs classes dirigeantes et l'impéria­
lisme, par le prolétariat contre le capitalisme, par l ' im­
périalisme contre l'URSS, ne pourra plus s' arrêter. Elle
s'approfondira et s' amplifiera en accélérant son rythme,
embrassant des forces toujours nouvelles , rompant tous
les équilibres, emportant dans son courant torrentiel les
épaves de toutes les situations et de tous les régimes

227
Le trotskisme, une histoire sans fard

vermoulus, jusqu'à la victoire finale du socialisme


mondial. »
Sans souligner, il achevait :
« Le stalinisme sera, à son tour, malgré des succès pas­
sagers ici et là, décomposé durant cette période, la plus
révolutionnaire que l'histoire ait connue . »
Par une brusque modération curieuse, le dernier paragraphe
précisait :
«Ces perspectives ne résolvent pas tous les problèmes
tactiques . Elles sont cependant nécessaires . Car l'avant­
garde révolutionnaire , pour s'orienter et se tenir ferme,
pour ne pas sombrer dans les lamentations petites-bour­
geoises des prêcheurs de temps apocalyptiques surve­
nant à la suite de la guerre selon les uns, à la suite de la
domination mondiale stalinienne selon les autres , a be­
soin de s'élever à un certain niveau historique de com­
préhension théorique adéquate . »
U n tel langage prophétique était sans précédent dans le
mouvement trotskiste . La dénonciation finale des prêcheurs
d'apocalypses était précédée d'une véritable Apocalypse révo­
lutionnaire, dont l 'optimisme n'était modéré par aucune consi­
dération dialectique : ni le frein de la dissuasion atomique dans
l 'affrontement des blocs, ni les freins contre-révolutionnaires
donnés par le stalinisme à la révolution coloniale , ni le frei­
nage de la lutte de classes dans l 'Europe occidentale du fait
de la reprise économique, ni l ' absence de direction révolu­
tionnaire mondiale capable de coordonner des luttes hétéro­
gènes . Aucun de ces éléments qui , pour le moins , allaient
morceler les luttes révolutionnaires, les dévoyer dans un long
blocage chaotique n 'était pris en compte .
" Où al lons-nous ? » et sa critique
Si ce texte passa quasiment inaperçu, il n 'en allait pas être
de même de celui qui parut dans le numéro suivant de la revue,
datée de février-avril 1 95 1 , comme contribution à la discus­
sion préparatoire au 3• congrès mondial , et titré « Où allons­
nous ?2 » . À défaut de cataclysme révolutionnaire, ce fut un
cataclysme dans l ' organisation . Il ne s ' agissait plus de vision

228
Le temps de la grande crise

prophétique à demi littéraire , mais d'un pronostic inéluctable :


la troisième guerre mondiale était imminente, et ce serait une
guerre-révolution. Mais ses conditions changeaient totalement
par rapport à l 'éditorial du trimestre précédent. Telle qu' elle
se présentait, cette guerre serait celle des « blocs ». Mais, par
ce fait même , ce serait la guerre de deux systèmes sociaux
opposés :
« La réalité sociale objective, pour notre mouvement , est
composée essentiellement du régime capitaliste et du
monde stalinien . Du reste, qu'on le veuille ou non, ces
deux éléments constituent la réalité sociale objective
tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées
au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou in­
fluencées par la bureaucratie soviétique. »
Il n'était plus question de distinguer prolétariat et bureau­
cratie. Les trotskistes se trouvaient de fait dans le « camp sta­
linien », et c'est au travers de la victoire finale inéluctable de
celui-ci que les révolutionnaires auraient à trancher des pro­
blèmes de la révolution .
Ce révisionnisme brutal se couvrait, dès la première page
du texte , en attaquant. Qui ? « Des camarades [?] ont écrit [qui ?
où ?] qu'à la veille de la dernière guerre notre théorie, c' est­
à-dire la façon dont notre pensée collective (la pensée de notre
mouvement) avait embrassé la réalité de son temps , parais­
sait solide, sans fissures . Maintenant, disent ces camarades
[ ?] , tout semble se disloquer. » À ces camarades inconnus,
jamais identifiés, qui auraient pleuré «à chaudes larmes sur
l 'harmonie soi-disant brisée de notre théorie », Pablo répondait :
« Quant à nous, qui n'avons jamais concédé à la théorie
(à n'importe quelle théorie) une primauté sur la vie (une
telle affirmation [sic] va essentiellement à l' encontre
d' une compréhension véritable, non mystique , non
schématique de ce qu'est le marxisme) , nous donnons à
ce phénomène [de quoi , de la théorie brisée ?] une tout
autre explication. »
Personne , dans l ' Internationale , ne pouvait douter d' être
entrés dans une période nouvelle. Mais qu' est-ce qui la carac­
térisait ? Quels éléments nouveaux remettaient en question

229
Le trotskisme, une histoire sans fard

certains éléments - et lesquels - de l'acquis marxiste , enri­


chi , précisé sur nombre de points par d'éminents théoriciens,
et par Trotski en particulier ? D'une manière contournée, Pablo
remettait en question le caractère contre-révolutionnaire de la
bureaucratie stalinienne, comme contradiction essentielle de
« l ' État ouvrier dégénéré » , qui avait amené Trotski à la pers­
pective de la chute de cette bureaucratie en cas de victoire
comme en cas de défaite dans la guerre mondiale. Nous avons
vu comme cette théorie faisait problème , non seulement du
fait du renforcement apparent du système bureaucratique en
URSS même , mais aussi face à des phénomènes de l ' après­
guerre, tels ceux de son assimilation progressive de l ' Eu­
rope de l ' Est, et de la victoire révolutionnaire de partis
« staliniens » , en Yougoslavie, puis en Chine. Mais où étaient
ces « gens qui désespèrent du sort de l ' humanité parce que
le stalinisme dure encore et remporte même des victoires , [qui]
rapetissent l 'histoire à leur mesure . Ils auraient voulu que tout
le processus de transformation de la société capitaliste en
socialisme s' accomplisse dans les délais de leur courte vie ,
afin qu' ils puissent être récompensés de leurs efforts pour la
révolution » ? Ce n 'étaient pourtant pas les adversaires que
Pablo allait rencontrer en France, et qui s 'étaient trouvés théo­
riquement armés pour comprendre non seulement l'erreur de
perspective sur l 'issue de la guerre, du fait des conditions inat­
tendues de cette guerre, mais aussi les phénomènes nouveaux ,
tel que ceux de ruptures dans les bureaucraties, que Trotski
avait lui-même prévues . N 'était-ce pas ainsi que la direction
internationale avait analysé le « schisme » yougoslave ? Cela
pouvait-il se généraliser ? Il allait apparaître bientôt que Pablo ,
sans doute à partir de la déconvenue yougoslave, en doutait,
sinon au-delà de son apocalyptique « guerre-révolution » . Et
il le manifesta encore vigoureusement un an plus tard en
protestant contre un article sur la « Nouvelle Démocratie de
Mao Tsé-Toung » , où l ' auteur, Pierre Géraume (alias Michel
Lequenne) , se permettait de prévoir l ' inéluctabilité de la rup­
ture entre la Chine et l ' URS S , alors que Pablo avait annoncé
leur « codirection du mouvement stalinien international » dans
la guerre à venir. En fait, le phénomène de ces nouveaux États

230
Le temps de la grande crise

collectivistes à direction bureaucratique posait effectivement


un autre problème théorique , mais lui aussi abordé par Trotski ,
et nulle part ailleurs que dans La Révolution trahie, à savoir
l' inévitable phénomène de bureaucratisation , d' autant plus
grand que la révolution avait lieu dans un pays où le proléta­
riat était faible et/ou peu avancé . Le phénomène nouveau que
les révolutions de l' après deuxième guerre mondiale se pas­
sent exclusivement dans des pays sous-développés, sans écho
révolutionnaire de la part du prolétariat des pays impérialistes,
constituait bien un phénomène inattendu, et qui posait un pro­
blème théorique considérable , mais qui n'avait rien pour inci­
ter à l' optimisme .
Tout au contraire Pablo, considérant cette situation de « rup­
ture multiple de l' équilibre du régime capitaliste et dans le
fait que cette situation va en s ' aggravant » , en tirait la déduc­
tion que : « C'est la progression des forces opposées à l' impéria­
lisme qui rapproche la possibilité d'une réaction dernière et
désespérée [sic] de guerre de la part de l'impérialisme . » Et :
«C 'est la réalité objective qui pousse à la première pla­
ce ce complexe dialectique de la Révolution-Guerre, qui
détruit implacablement les rêves "pacifistes" et qui ne
laisse aucun répit au déploiement simultané [sic] , gigan­
tesque des forces de Révolution et de la Guerre , et à leur
conflit à mort.»
La première déduction de ce pronostic ne pouvait être que
celle-ci :
« La discussion entre marxistes révolutionnaires ne peut
s'engager par conséquent sur l' inévitabilité ou non de la
guerre , aussi longtemps que le régime capitaliste reste
debout, mais se limite à la question des délais, des
conditions pour l' éclatement de la guerre , ainsi que sur
la nature et les conséquences d' une telle guerre . »
La discussion ainsi bouclée avant de commencer, et le délai
pour le déclenchement de la guerre évalué à deux ou trois ans,
toute critique renvoyait par avance aux « rêves » et aux « rodo­
montades pacifistes » , à « ceux qui se lamentent déjà sur le
sort apocalyptique du monde, soit qu' ils [le] prévoient à la
suite d'une guerre atomique ou d'une expansion mondiale du

23 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

stalinisme. Mais ces cœurs sensibles n'ont aucune place parmi


les cadres marxistes révolutionnaires de cette époque, la plus
terrible de toutes où l ' acuité de la lutte de classes est portée
à son paroxysme » . C 'était un net appel à l'expulsion de tous
ceux qui contesteraient cette analyse et sa perspective . Pen­
dant deux ans , les premiers ralliés à cette thèse, en tête des­
quels Michèle Mestre et son ombre portée Mathias Corvin,
vont accabler la majorité française de ces accusations de « paci­
fisme » , fustigeant « ces gens qui, en réalité , ont peur de la
guerre » !
Mais l ' optimisme apocalyptique avait un envers . Nous
avons vu que le « camp » du prolétariat mondial serait sous
direction stalinienne :
« Une telle guerre prendrait dès le début, le caractère de
guerre civile internationale [souligné par Pablo] ,
particulièrement en Europe et en Asie qui passeraient
rapidement sous le contrôle de la bureaucratie sovié­
tique, des partis communistes , ou des masses révolu­
tionnaires . »
Pablo précisait :
« Ce schéma de développement de la révolution, qui est
le schéma réel [sic] et qui a ses raisons d'être, implique
un passage plus compliqué, plus sinueux, plus long du
capitalisme au socialisme, qui emprunte des formes
transitoires de la société et du pouvoir prolétariens . [ . . . ]
Cette transformation occupera probablement une pério­
de historique entière de quelques siècles, qui sera rem­
plie entre-temps par des formes et des régimes transi­
toires entre le capitalisme et le socialisme, nécessaire­
ment éloignée des formes "pures" et des normes . »
Une telle philosophie de l 'histoire , qui sautait par-dessus
l' altemative dialectique « socialisme ou barbarie » (tout juste
rappelée comme possibilité de chute dans la barbarie, en trois
lignes en bas d'un paragraphe), s 'efforçait de dissimuler un
révisionnisme profond.
« La compréhension du stalinisme est impossible à la
pensée vulgaire, mécanique ou simplement cartésienne.
Nous voyons constamment l'échec de cette pensée dans

232
Le temps de la grande crise

les analyses, les conclusions, les perspectives de tous


ceux qui, dans le camp capitaliste ou dans le mouvement
ouvrier, s'efforcent d'expliquer le stalinisme et de le dé­
finir. »
Tout trotskiste pouvait accepter cette prémisse , mais :
« Les répercussions d'une telle pensée se font sentir
dans nos propres rangs. Devant des phénomènes tels que
la formation et l'évolution du glacis soviétique en Euro­
pe, l'affaire yougoslave, les révolutions coloniales ac­
tuelles, le régime de Mao Tsé-Toung, la confusion et
l' embarras ont gagné jusqu 'à l'intérieur de notre propre
mouvement. »
Et plus loin quelques cas étaient précisés : « Tel fut le cas
de certains de nos mouvements pendant la guerre et lors de
sa liquidation en Europe [qui ? En tout cas aucun des diri­
geants des sections alors majoritaires de l 'Intemationale] . Tel
fut surtout le cas de certaines tendances de notre mouve­
ment en Chine et, en partie, en Indochine . » Belles fleurs empoi­
sonnées sur les fosses communes des martyrs trotskistes
d' Extrême-Orient !
Certes , on pouvait trouver dans ce texte tout et son contraire .
Ainsi « la perte finale inévitable du stalinisme [qui] sera réa­
lisée d'autant plus rapidement que le renversement du capi­
talisme et de l ' impérialisme progresse et gagne une partie de
plus en plus importante du monde » . Au bout de combien de
siècles ? En tout cas au-delà du renversement de l ' impéria­
lisme ! On y trouvait aussi un hommage au 2• congrès de l'In­
ternationale dont, pourtant, le manifeste « Contre Wall Street
et le Kremlin » allait bientôt être dénoncé violemment comme
« neutraliste » pour son parallélisme des « fronts » . Mais ne
fallait-il pas à Pablo se couvrir, lui qui avait été la tête prin­
cipale de ce congrès, au nom des changements de situations
intervenus depuis !
Plus de trois mois avant sa publication, son texte avait sus­
cité l 'inquiétude de membres éminents de la direction de l'In­
ternationale qui en avaient connu les prodromes, puis eu la
primeur. Le principal n'était autre qu' Ernest Mandel qui écri­
vit dix thèses sur le stalinisme pour tenter de corriger la ligne

233
Le trotskisme, une histoire sans fard

d' « Où allons-nous ? » sans la dénoncer ouvertement. Deux


autres , les membres français du secrétariat international , Pierre
Frank et Privas (Jacques Grinblat) , prirent l ' initiative en jan­
vier de réunir les membres parisiens du comité central , à l 'ex­
ception de Michèle Mestre et de Corvin , et leur firent part
de la très vive inquiétude que leur avait causé la lecture de cet
« Où allons-nous ? » encore inédit. Pourquoi exclure Mestre
et Corvin de cette réunion, ce qui lui donnait un caractère frac­
tionnel ? C'est que, depuis des mois déjà, ces deux membres
de la direction menaient une petite guerre contre le reste de
la direction française sur la proximité d'une troisième guerre
mondiale, l'accusant de « neutralisme » sous le prétexte qu'elle
n ' acceptait pas toutes les implications qu ' ils tiraient eux­
mêmes du caractère de classe du futur conflit mondial, en par­
ticulier la conséquence que la défense de l 'URSS en devenait
la ligne stratégique, ce qui , pratiquement, conduisait Michèle
Mestre , qui avait alors la direction de La Vérité, à l ' adoption
de la plupart des mots d' ordre de politique internationale du
PCF. En fait, le couple avait été l 'objet d'un véritable lavage
de leurs cerveaux peu solides de la part de Pablo , et était gagné
complètement à ses analyses et perspectives . C'en était l ' ap­
plication politique qu' ils mettaient en œuvre avant tout débat.
Ce qui allait apparaître dans « Où allons-nous ? » sous une
forme alambiquée se manifestait d'abord par un tournant bru­
tal du journal , tandis que, dans les couloirs , le refus de telles
positions était expliqué par la « peur petite-bourgeoise de la
guerre » .
En même temps qu' ils alertaient le comité central , Frank
et Privas tentaient de limiter l'effet de choc de leur révélation,
et tentaient de rassurer les autres membres en annonçant les
dix thèses de Mandel qui devaient, disaient-ils , remettre les
choses au point. Malheureusement, pour excellente que fût
l'analyse de celles-ci, développant l ' acquis du congrès mon­
dial avec les corrections nécessaires , en particulier sur l ' assi­
milation structurelle de son glacis par l ' URS S , ces thèses,
intitulées « Que faut-il modifier et que faut-il maintenir dans
les thèses du 2• Congrès mondial sur la question du stali­
nisme ?3 », présentées comme amendements et non comme

234
Le temps de la grande crise

contre-texte , acceptaient la prémisse de la proximité d' une


troisième guerre mondiale. Certes cette prémisse, admise éga­
lement par Frank et Privas , n ' impliquait pas la seconde , à
savoir la ligne stratégique de la « défense de l'URSS » . La hui­
tième thèse montrait au contraire comment cette défense contre
l' impérialisme était subordonnée à celle de la défense des
masses et de leurs actions révolutionnaires. Toutefois, la pers­
pective d'une guerre mondiale prochaine impliquait que ce
serait l ' URSS qui la mènerait contre le bloc impérialiste , et
les thèses de Mandel renvoyaient la fin révolutionnaire des
belligérants au terme du conflit (en somme le schéma non réa­
lisé de la fin de la deuxième guerre mondiale) . Ce syllogisme
allait conduire les premiers adversaires de Pablo à capituler
devant lui .
Dès novembre 1 950, Bleibtreu avait perçu , avec sa finesse
analytique particulière, des ambiguïtés dans les thèses du 9°
plénum du comité exécutif international et, par l'intermédiaire
du membre hollandais de cet organisme, avait réussi à y faire
intégrer des amendements . Malgré ceux-ci, il trouvait encore
ce document « confus et contradictoire » , et il le fit rejeter par
le comité central français. Seuls, déjà, Mestre et Corvin avaient
voté contre les amendements. En janvier, le comité central
prévenu y vota des annexes, signées de Bleibtreu , Frank et
Privas, et dont le premier était probablement l' auteur. Celles­
ci, dont l'axe était la lutte contre la guerre , rappelaient qu'aucun
ouvrier ne pouvait la souhaiter. C'était s' opposer radicale­
ment au bellicisme du dernier cours stalinien, et répondre éga­
lement à l'optimisme guerrier de Mestre et Corvin, et , par-là
même , aux ambiguïtés sur ce sujet des thèses du 9• plénum et
encore plus au « Où allons-nous ? » pas encore publié .
La surprise, à cette réunion du comité central , ce fut que
le membre du secrétariat international qui y assistait, repré­
sentant alors du SWP des É tats-Uni s , tout nouveau venu,
Livingstone (George Clarke) , soutint la position Mestre-Cor­
vin, et attaqua personnellement Frank et Privas, avec une vio­
lence qui étonna tous les présents . Pendant un an et demi, il
allait se comporter de la même façon, avec une brutale et insul­
tante désinvolture, qui lui valut le surnom de « cow boy » de

235
Le trotskisme, une histoire sans fard

la part d'un comité central composé en majorité de membres


ouvriers, dont beaucoup étaient des militants de la période de
guerre, qui n' avaient pas été habitués à un tel traitement par
qui que ce soit, et surtout pas par ses prédécesseurs, Sherry
Mangan , Joe Hansen et Sam Gordon, qui pouvaient traiter les
jeunes en grands frères, mais jamais avec arrogance . Cette
session du comité central enleva la direction du journal à
Michèle Mestre et la transmit à Privas .
En mars parurent les « Dix thèses » d'Ernest Mandel. Mais
le PCI n'était pas au bout des coups de théâtre de la direction .
Loin de calmer le jeu , une lettre du secrétariat international
se faisait accusatrice de la direction française. Et si Frank avait
refusé de signer cette lettre , Privas l'avait signée, expliquant
que la révision contre laquelle il avait sonné l 'alarme n' exis­
tait pas , mais se réduisait à des fautes de formulations. En
un second temps , Frank s' inclina à son tour, et fit l' autocri­
tique de son vote des annexes du comité central , dont il était
signataire , et qui, en janvier, ne visaient explicitement, il est
vrai, que les positions du duo Mestre-Corvin. Mais personne
n ' ignorait que Mestre et Corvin étaient téléguidés par Pablo .
Les autres membres de la majorité du comité central avaient
le droit de se demander si on les prenait pour des idiots . Ce
retournement allait introduire une faille dans ce qui était jusque­
là la quasi-unanimité de la section française. L' atmosphère
des débats en devint détestable. Que se passait-il au sommet
de l'Internationale ?
Dysfonctionnement de l'Internationale

Il allait apparaître que son fonctionnement, formellement


parfaitement démocratique , était faussé par le mode de repré­
sentation des régions et section s . Centralisée depu is 1 948
comme « parti mondial de la révolution socialiste », l ' Inter­
nationale n'avait ni les forces numériques ni les moyens poli­
tiques de ses statuts . Les sections, dans leur grande majorité ,
minuscules, participaient peu aux discussions générales , étant
le plus souvent entièrement polarisées par leurs problèmes
nationaux de construction et de lutte contre des adversaires
de classe qu'elles affrontaient pour la plupart dans des condi­
tions variant d ' un pays à un autre , et quasi toutes dans une

236
Le temps de la grande crise

difficile illégalité . La seule organisation ancienne et dispo­


sant d'un assez grand nombre de cadres expérimentés était le
SWP des États-Unis . Sa direction ne manqua pas elle-même
d' être alertée par les ambiguïtés des thèses du 9• plénum, puis
par les innovations théoriques de « Où allons-nous ? » Elle y
réagit à la manière diplomatique des « Dix thèses » de Man­
del, par une « Contribution à la discussion sur la perspective
internationale » qui s ' efforçait de redresser la barre vers une
analyse plus traditionnelle . Malheureusement, la défense de
ce texte fut confiée à son représentant au secrétariat interna­
tional, ce Livingtone, devenu plus « pabliste » que Pablo, et
qui enterra la contribution de son parti sans autre forme de
procès. Le SWP, d' ailleurs, était retenu à ce moment par une
bataille sur un front opposé, avec une minorité, dirigée par
Johnson et Forest, deux dirigeants venus du WP de Shatcht­
man , et restés comme ce dernier sur la théorie de l ' UR S S
comme régime capitaliste d' État. L a dénonciation des thèses
de Pablo par cette tendance était en même temps une reprise
de la lutte contre la notion d' État ouvrier dégénéré , et donc
une relance de la polémique de 1 940. La lutte avec cette ten­
dance, qui se termina par sa rupture à la fin de 1 95 1 , pola­
risa entièrement la direction du SWP. De plus , le régime très
centralisé de ce parti inclinait ses dirigeants à soutenir la plus
stricte centralisation des autres sections sous la direction inter­
nationale . Enfin, les crises anciennes et récentes de la section
française lui avaient donné la réputation simpliste d' être indis­
ciplinable .
Le secrétariat international siégeait en France. Ce pays
n'avait pas alors la section la plus importante de l ' Interna­
tionale, mais elle était la plus importante de celles de l 'Eu­
rope, encore en reconstruction politique, et la France occupait
une position centrale, tant du fait de l ' histoire de son mou­
vement ouvrier et révolutionnaire et de sa place dans l 'his­
toire du trotskisme, que de sa situation géopolitique, en quelque
sorte point central des questions politiques nées de la deuxième
guerre mondiale. Cette localisation faisait que trois membres
sur sept qui assuraient la continuité physique du secrétariat
international étaient, l ' un Français, Pierre Frank, le deuxième

237
Le trotskisme, une histoire sans fard

Pablo, exilé en France (et à un moment où n'existait plus sa


section grecque d'origine) , enfin Ernest Mandel (Germain)
qui , Belge, se trouvait dans la proximité la plus i mmédiate.
Les autres membres « tournaient » , soit que leur section d'ori­
gine ait été trop faible en cadres pour se passer longtemps de
celui qu 'elle détachait, soit, comme le SWP, que ce fût par
une conception même de la direction de l'Internationale. Mais,
de ce fait, l ' autorité des membres permanents devenait consi­
dérable . Selon le mot célèbre , ils étaient « plus égaux que les
autres » . Et c 'était particulièrement le cas pour Pablo qui, seul,
n ' avait pas à se partager entre le secrétariat international et
une section . Et plus encore par le fait qu'aucun de ces membres
permanents n 'était rétribué. Frank recevait peut-être de maigres
indemnités , mais vécut toujours quasi en ermite entre tra­
ductions de brevets scientifiques et partage du traitement de
sa femme, elle-même militante . Mandel professait, écrivait
des livres, et pouvait sans doute compter sur une famille riche,
bien qu ' il en fût l 'enfant prodigue. Pablo , lui , avait d'impor­
tants revenus personnels . Si les deux autres étaient en contact
avec la vie réelle , via la participation à l 'activité de leur sec­
tion , pour Pablo l ' avantage de situation se changeait en son
contraire par son isolement social . Mais , politiquement, il
dominait à la fois Frank et Mandel par leurs côtés faibles .
Mandel était u n esprit brillant e t fi n , u n travailleur infatigable
et minutieux , mais à sa jeunesse qui le faisait se sentir dis­
ciple à l 'égard de Pablo, il joignait une fragilité de caractère,
bien cachée par sa fermeté inébranlable face à l ' adversaire de
classe. Quant à Frank, son prestige de grand aîné était fragi­
lisé par le fait d ' avoir été dans sa jeunesse le lieutenant de
Molinier, et sa fidélité scrupuleuse à l 'enseignement de Trotski
ainsi que son esprit de parti se traduisait par une pesanteur,
lente à s ' adapter au nouveau . Tout cela faisait que Pablo trô­
nait, non seulement au sommet de l 'Internationale, mais au­
dessus d'elle, dans une sorte d'espace politique abstrait. Dans
cette lutte politique où l ' argument des « pressions subies »
était largement utilisé contre la majorité française, «Où allons­
nous ? » apparaît bien comme un chef-d'œuvre d'impression­
nisme, reflet théorisé d' analy ses présentes, voire dominantes,

238
Le temps de la grande crise

dans la gauche intellectuelle du moment. À sa position quelque


peu souveraine , et vécue comme telle à une certaine distance
de la vie de la section française, Pablo ajoutait l ' aura de son
rôle d' unificateur du trotskisme en Europe, de leader de la
lutte contre les déviations gauchistes et droitières , et finale­
ment de l'homme de la juste politique à l' égard de la Yougo­
slavie. Sans culte de la personnalité, il apparaissait tout de
même, non seulement à beaucoup de militants , mais à nombre
de dirigeants de petites sections éloignées, voire de cadres
nouveaux , comme « Celui qui ne s ' était jamais trompé » . À
cela il ajoutait encore une grande habileté tacticienne. Il allait
en jouer avec maîtrise devant l' opposition française.
« Où va Pablo ? »

Bleibtreu n'était pas homme à se laisser entraîner dans un


piège de formules confuses. Dans son « Où va Pablo ?4 », écrit
en mars , mais publié seulement en juin, il remettait les pen­
dules à l' heure sans ménagements . Ce texte , peut-être le
meilleur qu 'il ait écrit, est remarquable par sa méthode, la
rigueur de sa pensée théorique. Il récusait d' emblée la pra­
tique des ambiguïtés diplomatiques entre marxistes révolu­
tionnaires . La notion du « monde stalinien » et les conséquences
qu 'en tirait Pablo ne pouvaient être considérées comme des
maladresses stylistiques , surtout de la part de celui qui avait
mené la lutte contre des idées fort proches, développées cinq
ans plus tôt par David Rousset. Cette notion relevait bien d'un
« campisme », subordonnant la lutte de classe à des directions
qui la déviaient, et cela pour un avenir indéterminé . De même,
la confusion introduite entre bureaucratie soviétique stali­
nienne et toute espèce de bureaucratie pouvant apparaître ne
pouvait être une étourderie de la part d'un dirigeant comme
Pablo . Enfin , l' idée de la codirection soviéto-chinoise sup­
posait une unité « idéologique » , et donc une identité de nature
entre toutes les bureaucraties, qui aboutissait à donner un ave­
nir à cette bureaucratie « stalinienne » , et par suite une fonc­
tion historique, dont on ne voyait plus ce qui la différenciait
d' une nouvelle classe dominante socialement nécessaire . À
cette révision de l' analyse et de la perspective de ce qui avait
fondé la 4• Internationale , Bleibtreu opposait l'analyse qu'il

239
Le trotskisme, une histoire sans fard

avait développée dès l' « affaire yougoslave » , puis la révolu­


tion chinoise - et qu'il allait étendre au Parti communiste viet­
namien - de partis spécifiques , dont les dirigeants , formés
dans la période révolutionnaire de l 'Internationale commu­
niste, d ' abord courbés par nécessité vitale ou opportunisme
sous le joug de la bureaucratie stalinienne , s'en étaient éman­
cipés dans le cours même de leurs révolutions , qu ' ils n ' au­
raient pu mener au bout sans cette rupture. Par ailleurs Bleibtreu
posait les problèmes de rapports de forces en termes politiques
et non numériques et techniques comme le faisait Pablo. Pour­
tant, il ne précisa pas une déviation « mécaniste » de Pablo sur
cette question , qui expliquait l 'évolution des directions par la
pression des masses - en Chine comme en Yougoslavie -,
pression qui n'était pour le moins pas initiale, et non par la
dialectique directions/masses . Il concluait toutefois avec un
accord sur l 'idée « optimiste » de l 'évolution favorable du rap­
port de forces entre les classes, mais en fixant comme tâche
essentielle la lutte contre la guerre . Là encore , globaliser les
rapports de forces mondiales, alors que les prolétaires des pays
avancés étaient tous sur la défensive, et que les révolutions
coloniales ne dépassaient le niveau nationaliste qu'en fonction
de certaines de leurs directions, c ' était, sinon du « mécani­
cisme » , du moins une simplification optimiste , que beaucoup
acceptaient pour ne pas tomber sous l ' accusation de « défai­
tisme » .
Contre la cohérence des concepts de Pablo, celle de Bleib­
treu était entière . Mais elle laissait ouvertes deux failles : l'ac­
ceptation de la perspective de guerre mondiale prochaine, et
son accompagnement de la vue optimiste de l 'évolution de la
conscience prolétarienne, vue qui allait être cruellement démen­
tie par tous les événements de la décennie. Dans ces failles
allait passer tout ce qui contribuera à la défaite internationale
de la majorité française .
La perspective de guerre mondiale n ' avait pourtant rien
de fatal. Elle fut relativisée dans les thèses de la majorité, dont
la rédaction suivit le « Où va Pablo ? » . Michel Lequenne,
coauteur de ces thèses, dans un texte polémique contre Pierre
Frank paru en juillet 1 95 1 , écrivait :

240
Le temps de la grande crise

« D 'autres guerres de Corée sont possibles (en Iran peut­


être , ou en Espagne) guerres civiles qui ne se transfor­
meraient pas fatalement en troisième guerre mondiale . »
O n sait que cette perspective était la bonne, quoi que ces
guerres n' eurent pas lieu dans les deux pays cités, alors en
pleine agitation révolutionnaire - l'Iran , où Mossadegh natio­
nalisait le pétrole et chassait les impérialistes anglais, et l' Es­
pagne plongée dans un immense mouvement gréviste sur des
mots d ' ordre révolutionnaires -, mais dans la reprise à un
niveau plus élevé de la guerre du Vietnam , et le début de la
« révolution arabe » qui commença en Égypte l ' année sui­
vante . Ces révolutions de l ' Orient musulman , partenaires
oubliés de la discussion de 1 95 1 - 1 952, ne se plaçaient dans
aucun des deux « camps » de l ' analyse pabliste. La guerre du
Vietnam, elle, et après elle la révolution algérienne , allaient
confirmer ce qu 'on pouvait lire dans le texte de Lequenne, à
savoir que :
« L'exemple coréen montre aussi que , malgré le danger
qui grandit autour de lui, le stalinisme garde son attitu­
de contre-révolutionnaire fondamentale et n'accorde de
soutien aux révolutions que dans la mesure précise où
elles fatiguent l' impérialisme sans le vaincre tout en
s'épuisant elles-mêmes . »
Les impérialistes n'avaient pu manquer d'observer l a limite
étroite de l ' aide en armement de l ' URSS à la Corée : pas un
avion en face de l ' armada aérienne américaine, et c'est à pied,
marchant en masse sans aviation pour les couvrir que les Chi­
nois étaient allés s' offrir au napalm américain. Il allait en être
de même au Vietnam. Ainsi, si tous les « dominos » de la révo­
lution coloniale furent effectivement autant de défaites de
l'impérialisme, ce fut bien ce rôle contre-révolutionnaire du
stalinisme qui lui permit de tenir bon devant ces pertes et de
se rétablir.
Malgré les « points » accordés par Bleibtreu à Pablo, son
texte mit ce dernier en position délicate . Habilement, et lais­
sant à ses « hussards » (Mestre-Corvin et Livingtone), le soin
des attaques violentes et insultantes contre la majorité fran­
çaise , Pablo opéra un repli tactique avec son texte « Sur la

24 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

nature et le caractère de la période de transition du capitalisme


au socialisme5 » , ramenant les siècles de transition à la bana­
lité des étapes nécessaires pour arriver à une société sans
classes, et la fin du stalinisme à une période beaucoup plus
courte, mais, toutefois, toujours liée à la destruction parallèle
du capitalisme et de l ' impérialisme , c ' est-à-dire implicite­
ment. . . au terme de la « révolution-guerre » .
Préparation d u 3• congrès mondial
La préparation du 3• congrès mondial , en France, fut dra­
matique . Depuis la réunion extraordinaire du comité central
d' avril, où la minorité Mestre-Corvin était maintenant aug­
mentée , non seulement de Frank et Privas , mais aussi de
Simonne Minguet et de Calvès (ce dernier ne voyant rien de
mal dans les thèses du 9• plénum mais n ' acceptant pas « ÜÙ
allons-nous ? »), le bureau politique avait changé de compo­
sition : Frank et Privas représentant maintenant la minorité,
Michèle Mestre et Corvin étaient remplacés par les majori­
taires Michel Lequenne (Maurin) et Daniel Renard (Garnier) .
Le congrès mondial fut précédé par le 7• du PCI , en
juillet 1 95 1 , où les thèses de la majorité , opposées à celles du
9• plénum, recueillirent les deux tiers des voix. Les « Dix
thèses » de Mandel furent également votées, mais coupées
d'un préambule écrit après coup par leur auteur afin d'en effa­
cer le caractère polémique contre le « Où allons-nous ? » . Un
peu plus d'un tiers des voix allant à la minorité, c'était une
perte par rapport au début de l ' année . Comment l'expliquer ?
D ' abord, bien évidemment par le renversement de position
de Frank et de Privas . Ils avaient une autorité sur toute une
partie de l ' organisation , surtout du côté des militants de l ' an­
cien CCI . Et puis les explications des tournants et des « rec­
tifications » embrouillaient la discussion. Enfin, ce qui tendait
à y prendre la première place, c 'était les conclusions quant à
la voie de construction du parti .
C 'était là un problème sensible pour tous les militants .
Depuis la scission de la fin de 1 947 , qui lui avait fait perdre
près de la moitié de ses membres, le PCI, plus homogène et
de composition plus prolétarienne que par le passé, avait connu
un certain nombre de succès, tant par son inscription dans les

242
Le temps de la grande crise

luttes ouvrières que dans le mouvement de soutien à la révo­


lution yougoslave. En dépit de cela, l' organisation demeurait
ce qu'on y appelait une « passoire », du fait que les gains mili­
tants constants étaient vite neutralisés par des départs dus à
la fatigue de l ' activisme « bolchevik » , ou à la démoralisation
de ne pas percer, dans cette période de Guerre froide, bloqués
qu'étaient les trotskistes , d 'un côté par l ' anticommunisme de
la social-démocratie , de PO et du centrisme des intellectuels
qui viraient leur cuti pro-stalinienne , de l ' autre par le durcis­
sement sectaire du PCF, étendu à la CGT dont les militants
du PCI étaient exclus les uns après les autres. Dans une telle
situation , les problèmes de construction de la section indé­
pendante se posaient en permanence et remplissaient des bul­
letins intérieurs , en termes plus souvent tactiques , voire
organisationnels, que stratégiques .
U n certain nombre de militants exclus de l a CGT s' étaient
repliés à PO et commençaient à y rassembler une tendance de
gauche. Ces militants et ceux de la FEN, qui luttaient sur le
mot d' ordre d' unité syndicale, avaient depuis la fin de 1 950,
un organe , L' Unité, codirigé par Lambert, l' un des deux diri­
geants de la commission ouvrière du PCI, et par un syndica­
liste de PO, violemment anticommuniste, du nom de Michel
Morin. Quelle efficacité pouvait avoir un tel organe ? Même
si les membres de PO qui y participaient appartenaient en prin­
cipe à la gauche d'une centrale hostile à la réunification, l'im­
portance de la place qu'ils occupaient dans la rédaction et les
ambiguïtés de leurs articles déséquilibraient la publication
vers la droite, et la rendaient ainsi fort peu susceptible d' in­
fluencer des adhérents de la CGT, et à plus forte raison d ' y
susciter un courant unitaire. Une telle faiblesse n' avait pas
échappé à Pablo, et encore plus celle de la dépendance que
l'aide yougoslave pouvait entraîner pour la rédaction. C'était
là le type de voie militante que Pablo voulait éliminer comme
allant à l ' inverse de sa perspective .
Pourtant, si Michèle Mestre dénonçait violemment L' Unité,
Pablo n'engagea pas immédiatement le fer avec Lambert sur
ce thème . C'est que celui-ci était resté neutre dans le débat.
Il s ' était abstenu en avril sur les thèses du 9• plénum. Il est

243
Le trotskisme, une histoire sans fard

vrai que cet empirique, dont les eaux manœuvrières du syn­


dicalisme étaient l ' élément favori , n'était jamais apparu en
pointe dans les débats théoriques . Mais il y avait plus, dans
ce cas. Pour sauver le bastion de son journal, il tenta une média­
tion secrète avec Pablo. Que lui proposa-t-il ? On ne l ' a jamais
su exactement : sans doute son ralliement contre la survie du
journal, avec promesse de le reprendre solidement en main.
Mais, avec Pablo, il avait affaire à un homme qui ne transigeait
pas sur ce qu'il jugeait essentiel, doublé d'un politique machia­
vélien. Celui-ci prit le temps de réfléchir au problème , le fit
traîner en longueur, puis . . . dénonça l ' homme et son marché
en pleine assemblée générale . C'est ainsi que Lambert entra
dans la majorité française . . . pour le malheur de celle-ci .
En tout état de cause, L' Unité n' offrait nulle voie réelle de
construction du Parti . Au contraire du 9° plénum et de « Où
allons-nous ? » la discussion glissait vers leurs conséquences
en termes d ' orientation organisationnelle, et était apparue
l ' idée d' « être plus près des ouvriers communistes » et, de fil
en aiguille, celle de la nécessité d ' un entrisme massif, bien­
tôt baptisé « sui generis » . Que cachait cette formule latine ?
Bien entendu , qu'un tel entrisme ne pourrait être que clan­
destin, et non « à drapeau déployé » , comme avant la deuxième
guerre mondiale dans les organisations social-démocrates .
Mais avec quelle visée stratégique ? C'est là que la perspec­
tive générale revenait en force : « accompagner les ouvriers
communistes » dans la poussée à gauche que provoquait déjà
la préparation de la guerre (?), puis dans la radicalisation qu'en­
traînerait cette guerre de classe mondiale. Double supposi­
tion, donnée comme des conséquences d' évidence, et auquel
le texte de Michel Lequenne répondait en rappelant que toutes
les guerres mondiales avaient été des défaites pour le prolé­
tariat et toutes le commencement des démoralisations. Et Bleib­
treu avait souligné que s ' il était vrai que le rapport de forces
était actuellement en faveur du prolétariat, il fallait d' abord
l'utiliser pour mener la lutte contre la préparation de la guerre.
Poussés dans leurs retranchements , les « pablistes » recon­
naissaient que le sui generis impliquait bien qu'il ne s ' agis­
sait pas d'un travail de pression interne , s'efforçant de pousser

244
Le temps de la grande crise

des staliniens le plus à gauche possible vers nos positions, aux


fins d'en « détacher des pans » , sinon vers notre courant, du
moins d 'une opposition, mais d'un enfouissement de longue
durée, conditionné par la guerre prochaine. Ce n' était donc
pas une « voix extrême [définissant] l'entrisme », mais la simple
mise au clair du non-dit que ce passage du texte de Lequenne
que cite Prager :
« Les conclusions auxquelles Pablo a gagné plusieurs di­
rigeants doivent conduire au minimum à un tournant de
nos organisations (d'Europe et d'Asie au moins) d'un
travail de masse vers le rôle de groupes menant au sein
des partis staliniens un travail limité au soutien critique.
Cette ligne , qui condamne en fait le trotskysme , ne peut
que difficilement se défendre ouvertement6 • »
Et ce n 'était même pas encore le fond de la boîte de Pan­
dore du sui generis.
Réduits à ne plus considérer que cette extrémité du débat,
sans égards pour ses préalables , un certain nombre de mili­
tants, partant du constat que nous étions bloqués entre les deux
fronts politiques , estimèrent qu 'un entrisme pouvait s ' envi­
sager, d 'autant qu 'un certain nombre de militants l' avaient
pratiqué, et clandestinement, avant la fin et tout de suite après
la deuxième guerre mondiale . La direction de la tendance
majoritaire chargea Robert Berné (Garrive) d'écrire une annexe
aux thèses qui en défini ssait les condition s , ce qu' il fit . I l
s'agissait d' opposer à l 'entrisme généralisé que supposait l e
sui generis, un entrisme clandestin classique, « travail de frac­
tion » selon les termes traditionnels. N' était-ce pas là un début
d'accord possible, sur la base d'un « entrisme progressif» dans
le PCF, limité bien entendu aux militants non connus comme
trotskistes, et accompagné d' une rectification du travail syn­
dical dans la CGT ? Ce fut en tout cas cette conception que la
majorité française avança pour parvenir à un dépassement du
conflit, rendu impossible par la tension atteinte au sein de la
section entre majorité et minorité , et préparer un compromis
lors du 3• congrès , où la majorité française espérait voir les
représentants des sections prendre conscience des véritables
enjeux .

245
Le trotskisme, une h istoire sans fard

Le 3• congrès mondial
Dans de telles conditions où, devant le congrès mondial,
la lutte devenait délicate contre une majorité française repré­
sentée par Bleibtreu et Gibelin, deux dirigeants exempts de
toute erreur droitière ou gauchiste, avec deux jeunes suppléants
aussi nets, Daniel Renard et Robert Berné (tandis que la repré­
sentante de la minorité était Michèle Mestre) , Pablo manœu­
vra . Il adoucit à tel point sa position sur l ' entrisme que la
commission qui se réunit pour la France put se conclure sur
une position unanime, et que les « Thèses sur les perspectives
internationales et l 'orientation de la IV• Internationale » , docu­
ment clé du congrès, précisaient dans la thèse 23 :
« Dans les pays où la majorité de la classe ouvrière suit
encore les PC, nos organisations, nécessairement indé­
pendantes [nous soulignons] , doivent s' orienter vers un
travail plus systématique en direction de la base de ces
partis et des masses qu'ils influencent7. »
Et dans la « Résolution sur la situation internationale et les
tâches de la IV• Internationale » , surtitrée « La lutte contre la
guerre impérialiste et pour la victoire de la révolution socia­
liste mondiale » , on peut lire :
« En France , notre organisation indépendante donnera
une attention particulière à notre propagande et à notre
action parmi les ouvriers influencés par le PC8• »
Loin de l 'entrisme généralisé, c'était bien la « ligne Bleib­
treu » ! Victoire illusoire cependant, alors que Pablo allait se
faire donner un chèque en blanc avec la « résolution sur le PCI
français » où l 'on peut lire :
« La commission demande au congrès mondial d' ap­
prouver la ligne générale de la résolution préparée par le
[secrétariat international] pour servir de base à l'éla­
boration d'un texte définissant l'orientation du travail
du Parti français en conformité avec les décisions du
congrès mondial. Ce texte sera élaboré par le [secrétariat
international] et le [bureau politique] dans son ensem­
ble. Le congrès mondial fait confiance à la direction ac­
tuelle pour appliquer la ligne du congrès, avec loyauté et
efficacité, et en assurant une association adéquate des

246
Le temps de la grande crise

membres de la minorité . S ' il s' avère que la direction


française ne répond pas à cet espoir, le [comité exécutif
international] et le [secrétariat international] seront
chargés de prendre toutes mesures organisationnelles
pour redresser la situation dans le PCP. »
Le piège était tendu , puisque l ' interprétation dépendait
d 'une majorité d ' adversaires de la direction française, le SI
plus les minoritaires, dont l a déclaration au congrès annon­
çait les intentions 10, et qu'elle serait cyniquement le contraire
de celle des textes cités ci-dessus.
Par ailleurs, Mandel avait interdit que ses « Dix thèses »
soient votées, et les thèses françaises étaient repoussées par
39 voix contre 3 (délégués majoritaires français et délégué
minoritaire du groupe vietnamien de France) . Inversement, la
thèse de politique générale du SI était adoptée par 39 voix
contre 3. Il y eut une seule abstention , celle du délégué suisse
qui avait manifesté sa défiance tout au long des débats .
Ajoutons que le rapport sur la Yougoslavie avait été confié
à George Clarke (Livingstone) . Il y justifiait globalement la
politique passée de la direction i nternationale, mais avec des
attaques contre des adversaires intérieurs anonymes - qui ne
pouvaient pourtant atteindre la majorité française que pour
ceux qui auraient ignoré ses positions et actions -, et il y avan­
çait des énormités telles que l' identification , « quoique sous
une forme différente » , de la révolution yougoslave à l' assi­
milation du glacis par l 'URS S , ou que cette thèse inédite :
« Ce fut le tournant à gauche du Kremlin dans le glacis ,
la rupture définitive avec la bourgeoisie indigène qui
commença avec les événements de Prague en fé­
vrier 1948 - sous la menace du plan Marshall d'une in­
vasion économique par l ' impérialisme - qui força le
Kremlin à rompre avec Tito . »
Subrepticement, ce texte n e se limitait pas à la suspension
de notre soutien critique à la Yougoslavie mais , au nom d' une
crainte « d'un alignement de la Yougoslavie avec l'impéria­
lisme dans une guerre contre l ' URSS » , préparait un retour­
nement à 1 80° en faveur de l ' URSS et, pour l' aider, révisait
l ' analyse de la révolution yougoslave, qui devenait « essen-

247
Le trotskisme, une histoire sans fard

tiellement social-patriote [ . . . ] guerre de la "démocratie" contre


le "fascisme" , dont les "racines idéologiques" » expliquaient
« leur politique de trahison et de capitulation devant l ' impé­
rialisme mondial aujourd'hui11 » . Que personne ne se soit sou­
cié de rectifier le pathos et le double langage d ' une telle
élaboration laisse pantois .
Ce résultat ambigu du 3' congrès mondial , dont toutes
les analyses furent infirmées dans les plus brefs délais, frappe
par la myopie théorique du gros des cadres de l ' Internatio­
nale, parmi lesquels ceux qui, avec les Suisses, premiers trou­
blés , découvriront le pablisme moins de deux ans plus tard .
La cause principale du peu d'intérêt accordé à la divergence
sur l ' analyse et la perspective tint d' abord à la confusion sur
le mélange des thèmes et à la minimisation de ces divergences
par les membres du secrétariat international. Mais elle tint
aussi à l 'inversion de la source de l 'inquiétude théorique, pas­
sée de celle qu' avait éveillée « ÜÙ allons-nous ? » à celle qu'au­
rait ressentie la direction internationale à l 'égard d'une possible
dérive de la direction française. Par ailleurs, la plupart des
délégués à ce 3' congrès venaient maintenant pour trouver des
solutions à leurs problèmes régionaux, voire pour faire tran­
cher leurs différends entre groupes de même pays , et étaient
ainsi nombreux en tant que « demandeurs » . . . auprès d' une
autorité maintenant établie . Nombre de dirigeants de petites
sections étaient soit jeunes , soit nouveaux venus, et respec­
tueux des « grands aînés » (tel était le cas en particulier des
délégués d'Amérique latine) . De plus, beaucoup comprenaient
mal les problèmes en jeu , et en particulier ceux d'un pays
européen où le prolétariat était courbé sous l 'hégémonie d'un
parti stalinien (car contrairement au schéma du « monde sta­
linien » de Pablo , rares étaient les pays où un PC était à la fois
hégémonique et en position de contrôler les masses tra­
vailleuses ) . Inversement, enfin, un parti comme le SWP,
échaudé par ses crises anciennes et récentes , avait à ce moment
le souci majeur du maintien de l ' unité à tout prix.
Vers la scission
Ce congrès des dupes achevé, la réunion du comité cen­
tral du PCI qui suivit, les 29 et 30 septembre, ne vit pas immé-

248
Le temps de la grande crise

diatement la reprise du conflit, la majorité comptant bien ne


pas aller plus loin que la ligne explicite du congrès. Toutefois
le CC refusa la demande du SI de formation d'une direction
paritaire , ce qui était sans précédent dans les organisations
trotskistes, ne serait-ce que parce que cela mène inévitable­
ment à la paralysie d' une direction. Au contraire , la direc­
tion du journal fut enlevée à Grinblat et passa à B leibtreu et
Lequenne . On accorda aux minoritaires que les articles en
direction du Parti communiste seraient écrits par Privas (Grin­
blat) ou Michèle Mestre . En revanche, les pages « ouvrières »
(luttes et syndicats) furent traitées par Daniel Righetti , Lucien
Fontanel et Stéphane Just, accessoirement par Lambert, soit
tous des majoritaires.
Dès le 6 décembre , par un texte titré « Pour la réorienta­
tion de notre travail syndical en France » , Pablo engagea une
première offensive, à partir du terrain le plus faible pour la
majorité , celui du travail syndical et du journal L' Unité. Cette
« réorientation » était si radicale qu'elle dressa toute la majo­
rité d'un seul bloc. Il ne s'agissait plus en effet de rompre seu­
lement certaines alliances (essentiellement dans FO ; celles
que, plus tard, Lambert devait au contraire cultiver) , mais de
ne plus « agir comme tendance distincte , attirant par l 'exemple
indépendant et regroupant dans l ' immédiat autour d'un pôle
les ouvriers staliniens, mais de profiter du courant unitaire
propulsé par la direction stalinienne elle-même, afin de s'in­
tégrer dans la masse des ouvriers staliniens organisés. Une
telle intégration sera à la fois une intégration de nos militants
dans les syndicats et dans la masse des ouvriers staliniens,
c'est-à-dire qu'elle réalisera à la fois notre but politique géné­
ral , ici en France, quelle nous permettra de nous intégrer dans
le réel mouvement syndical en France - et ceci de la base au
sommet » . Texte ahurissant ! Le « courant unitaire propulsé
par la direction stalinienne elle-même » était une pure vue
de l 'esprit. Il participait de l'idéalisation du cours ultra-gauche
propulsé par le Kremlin, semblable à ceux de la « troisième
période » des années vingt et des années trente en Allemagne,
et qui, dans le glacis , présidait aux procès contre l 'authentique
gauche du Kominform. Ce dernier « tournant à gauche » de

249
Le trotskisme, une histoire sans fard

Staline , non seulement n ' était en rien « unitaire » , mais au


contraire était comme les précédents d'un sectarisme absolu .
Supposer que les militants ouvriers trotskiste s , quasi tous
connus comme tels, pouvaient s ' intégrer dans une CGT dont
beaucoup, sinon la plupart avaient été exclus , et en plus envi­
sager cette « intégration "de la base au sommet" » (?!), c 'était,
ou une ignorance impossible de la situation sur le terrain , ou
cela cachait quelques chose . . . qui s' éclairait déjà dans ce texte
par l 'exigence que nos militants ouvriers cessent de vendre
publiquement notre presse et d' apparaître comme trotskistes.
Aux séances des 19 et 20 janvier 1 952, Pablo fut présent
et posa un ultimatum en termes nets : ou la majorité s ' incli­
nait devant les exigences du secrétariat international , ou nous
allions vers la scission . Il ne servit à rien que les plus modé­
rés , Gibelin et Righetti entre autres, tentent de trouver encore
une fois un compromis , que Bleibtreu et Lequenne réaffir­
ment la volonté majoritaire de mener un travail progressif à
l 'intérieur du PCF, c 'était une soumission totale et la remise
de la direction à la minorité que Pablo exigeait. Se heurtant
à la fermeté du bloc majoritaire , il procéda alors à une éton­
nante mesure, non seulement anti-statutaire , mais décidée hors
réunion plénière du S I : la suspension de tous les membres
majoritaires de la direction française.
En dépit du climat dramatique créé par une telle décision,
que les sanctionnés ne pouvaient regarder que comme bureau­
cratique et que refuser, la volonté majoritaire de rester dans
l 'Internationale et la confiance en un sursaut de celle-ci furent
telles qu' ils acceptèrent en février, au cours d' une réunion
extraordinaire du comité exécutif international , en échange
de la levée de la suspension, un bureau politique numérique­
ment paritaire , composé de quatre majoritaires : Bleibtreu,
Lambert, Renard, Berné , et de trois minoritaires : Frank, Pri­
vas et Mestre , plus Mandel, délégué par le secrétariat inter­
national, mais qui, dans le cas - inévitable - où une position
n 'aurait pas la majorité de cinq voix, allait avoir « voix pré­
pondérante » . C 'était en fait donner la direction à la minorité.
Ce qui explique les noms des majoritaires de ce bureau poli­
tique : certains membres de la direction avaient refusé d'y par-

250
Le temps de la grande crise

ticiper. L' avoir accepté montre à quel point la majorité fran­


çaise était désespérément opposée à la scission. Le tout der­
nier espoir de solution était mis dans un congrès extraordinaire
qui devait être préparé par cette direction bicéphale pour mai.
En ce même mois de février, Pablo présenta au 10• plé­
num du comité exécutif international un rapport de trente
pages . À la dixième, il annonçait la guerre dans des « délais
relativement courts » , pour préciser en conclusion : « Deux ou
trois ans - et même un peu plus - avant la lutte décisive ,
ceci n 'est pas beaucoup pour nous préparer. Au contraire , il
faut agir vite, placer nos forces, agir dès maintenant pour notre
intégration partout dans le réel mouvement des masses. C' est
la raison pour laquelle les discussions sur les applications tac­
tiques de la ligne du 3• congrès mondial ne peuvent pas traî­
ner en longueur. » Dans les dernières pages , après de multiples
détours, il apportait des précisions sur ce qu 'il entendait par
« entrisme sui generis » :
«Afin de s' intégrer dans le réel mouvement des masses ,
de travailler et de rester par exemple dans les syndicats
de masse, les ruses et les capitulations sont non seule­
ment admises, mais nécessaires. [ . ] On n'hésitera pas ,
. .

si nécessaire [ . . ] à mettre tout à fait à l ' arrière-plan sa


.

qualité de trotskyste si les directions bureaucratiques


l'exigent et si nous mêmes arrivons à la conclusion que
c'est là la condition pour faciliter notre intégration 1 2 • »
Oralement, Pablo allait encore plus loin : la section fran-
çaise indépendante , ce ne devait être qu 'un noyau autour du
journal, et la masse des militants devaient pratiquer l 'entrisme.
Quand les membres de la majorité lui disaient : « Mais quasi
tous nos militants ouvriers sont connus comme trotskistes :
doivent-ils capituler pour adhérer au PCF ? » , Pablo répon­
dait : « Ils capituleront. »
Dans sa perspective « visionnaire » d'une guerre immi­
nente commencée par la ruée de l ' Armée rouge au travers
d 'une Allemagne désarmée dans une France aux masses
gagnées d ' avance , Pablo était hanté par le sort qui avait été
celui des trotskistes chinois. S ' il ne l' écrivait pas, cela s ' ex­
pliquait oralement, et transparaissait dans le rapprochement

251
Le trotskisme, une histoire sans fard

entre le court délai de déclenchement de la guerre et la pers­


pective d'un « travail à longue échéance » à l ' intérieur des
organisations staliniennes .
On comprend que la levée de boucliers de la base de l'or­
ganisation fut totale et que la lutte de tendance devint lutte de
fraction, atteignant une violence sans précédent dans le Parti,
et non sans débordements accusateurs . Il arriva même que
ceux des dirigeants, et Bleibtreu en particulier, qui cherchaient
encore désespérément des voies de compromis , soient pris à
partie pour leurs concessions . Démoralisés , les militants quit­
taient le PCI par dizaines , et parmi eux nombre de cadres de
premier plan comme Marguerite Bonnet ou Jeanne Danos, et
toute l 'activité de la section fut gagnée par la paralysie.
Il saute aux yeux qu'élevée au-dessus d' une organisation
dont les deux tiers étaient en opposition avec un tel « entrisme
sui generis » qu'elle voulait lui faire appliquer, une telle direc­
tion n'était pas en mesure de dénouer la crise, mais ne pou­
vait au contraire que l ' exacerber. B leibtreu obtint encore
cependant, grâce sans doute à des négociations avec Mandel,
une résolution commune , le 3 1 mai, qui jetait les bases d'une
combinaison de travail indépendant et de travail entriste.
La décision avait été prise par la tendance majoritaire de
faire écrire une lettre à Cannon par Renard, l' autorité du diri­
geant américain étant alors encore plus grande que celle de
Frank et même de Pablo , ayant été intronisé par Trotski lui­
même . Cette démarche fut vaine . La réponse de Cannon,
tardive , montra qu'il n'avait pas su s'élever au-dessus de l'op­
tique de son expérience américaine'3 • Le choix de Renard sug­
géré par Lambert, pour écrire cette lettre , qui lui fit insister
sur le sujet faible de L ' Unité, était d' ailleurs erroné : le jeune
cadre ouvrier s' adressant au grand aîné, c 'était se placer en
situation d'élève à maître . Et le second répondit sur ce ton du
maître qui s'en tient aux textes votés et donne une leçon de
morale.
L ' Unité continuait d' ailleurs d' être le talon d'Achille de
la majorité. Lambert s'y accrochant se refusait à y faire écla­
ter la crise nécessaire. Fort heureusement, la direction de FO
elle-même dénoua la situation en essayant de prendre entiè-

252
Le temps de la grande crise

rement le contrôle du journal . Prévenu par un membre du


bureau confédéral , Dumont, secrétaire du syndicat FO de la
Bibliothèque nationale , et membre du comité central du PCI,
dénonça le complot lors d' une assemblée générale du jour­
nal. Ainsi fut purgée L' Unité, dont ce fut d' ailleurs le com­
mencement de la fin.
Le congrès extraordinaire fut renvoyé à juillet. Mais, en
juin, le 1 1° plénum adopta une résolution inouïe. D'avance, il
était décidé qu'à l 'issue du 8' congrès du PCI, le comité cen­
tral et le bureau politique devaient avoir une majorité sur la
ligne du 10' plénum de février 1 952, et que ceux qui se refu­
seraient à reconnaître une telle direction ou à appliquer sa
politique se placeraient « automatiquement en dehors de l ' In­
ternationale et de sa section française14 » . Comme cette réso­
lution du 1 0' plénum avait modifié la décision du congrès
mondial sur les places respectives du travail indépendant et
de l' entrisme, subordonnant le premier au second , cette nou­
velle résolution était un véritable ultimatum adressé à la majo­
rité française, mais aussi un coup de force bureaucratique et
la mise de l' Internationale devant un état de fait . Cet ultra­
centralisme, sans précédent dans l' Internationale, aboutissait
à la négation du droit élémentaire d'un congrès, donc des mili­
tants. À partir de ce plénum, on peut dire que la scission était
fatale.
Alors que le congrès était convoqué le 29 juin , une action
scissionniste manifeste eut lieu dans la nuit du 27 : le pillage
par un groupe de minoritaires, entrés par effraction dans le
local du Parti non gardé, du matériel technique de l' organi­
sation. Le comité central réuni le lendemain vota l ' exclu­
sion des minoritaires qui refusaient la restitution de ce matériel.
Un nouveau bureau politique était élu : aux membres majo­
ritaires du bureau politique paritaire furent adjoints Robert
Chéramy, Stéphane Just, Jean Lefebvre et Michel Lequenne.
Au jour dit, ce ne fut pas un congrès qui se réunit , mais
deux, au rez-de-chaussée et au premier étage du même
immeuble de la rue de Lancry. Des deux cents membres envi­
ron qui restaient dans le PCI au terme de ce conflit, la mino­
rité n' en emmenait qu' une cinquantaine . Nous avons vu que,

253
Le trotskisme, une histoire sans fard

même au début de la deuxième guerre mondiale , les trots­


kistes organisés étaient plus nombreux . Le désastre était total .
À peine plus d'un an plus tard, c' était la moitié de l ' Interna­
tionale qui rompait avec le centre pabliste, à la suite du SWP.
Le désastre devenait mondial.
Un mois avant le congrès de scission du PCI, le PCF - qui
aux élections législatives de 1 95 1 avait perdu 400000 voix et
soixante sièges de députés -, ouvrait son « procès de Paris »
en engageant, sur ordre de Thorez en convalescence à Mos­
cou , les mesures qui allaient conduire à l'exclusion d' André
Marty et de Charles Tillon, soit le plus ancien de ses dirigeants,
l 'ex-marin révolté de la mer Noire, et le principal dirigeant
de la lutte clandestine pendant la guerre mondiale . Staline
poursuivait, hors de sa zone d' occupation , le « ménage » des
plus radicaux de ses fidèles . Le premier résultat allait être ,
lors de l' élection législative partielle dans le secteur de Marty ,
à Paris, le 7 décembre , une perte de 40000 voix, les absten­
tions dans les quartiers ouvriers de son 1 3• arrondissement
atteignant 48 ,6 % 15•
Quant à la guerre de Corée, elle s 'arrêtait avec un statu
quo de retour sur la ligne du 38• parallèle qui . . . dure encore
en 2005 . Le va-t-en-guerre MacArthur avait été remplacé par
le négociateur Ridgway, puis par MacClark. Là, l 'endigue­
ment était réussi, mais à quel prix ! Restait le Vietnam. En fait
de guerre mondiale , l ' impérialisme américain avait encore
pour priorité l' arrêt de la tombée de nouveaux « dominos »
révolutionnaires. De son côté Staline , loin de préparer une
guerre offensive, savait à quel point le sol tremblait sous ses
pieds : après la liquidation de tous les leaders gauches de
son Kominform, « Tito » potentiels, il préparait un nouveau
cours de terreur en URSS même .

Contrepoint de l'auteur

Cette période amorça les plus sombres de ma vie militante .


À la différence des périodes précédentes , je me trouvai au pre­
mier plan du conflit français, puis international. Pour les esprits
simplistes qui voient partout des « questions de personnes » ,
je dois dire que non seulement elles n e jouèrent aucun rôle

254
Le temps de la grande crise

dans mes prises de positions , mais qu 'au contraire elles allaient


me déchirer du fait d' amitiés dans les deux camps. La confiance
en des dirigeants avec lesquels j ' étais lié depuis sept ans s ' ef­
fondrait . Pablo, qui nous apparaissait presque comme
infaillible, sombrait dans un révisionnisme qu'il fallait être
un aveugle théorique pour ne pas voir. Frank et Privas , qui
nous en avaient averti les premiers, changeaient de positions,
reniaient ce qu'ils avaient écrit ou signé la veille et rejoignaient
cette Michèle Mestre que je n'étais pas le seul à ne pas esti­
mer. Certes, les plus proches me restaient, Bleibtreu et Gibe­
lin, et la plupart de ceux de ma génération politique , qui
n 'étaient pas prêts à sa laisser prendre au piège des mots , et
à confondre vessies et lanternes. Mais que, précisément, Pablo
tente de jeter sur nous un tel filet de rétiaire , nous le ressen­
tions comme une trahison , que certains n' allaient pas hésiter
à interpréter au sens propre .
Pour ma part, je ne cédais pas à ce simplisme destruc­
teur. Mais ce fut l 'occasion de me souvenir de ce que Bleib­
treu m'avait dit en 1 947 , quand je lui avais rendu compte du
cours de philosophie de Pablo : « Le problème , c 'est qu'il ne
comprend pas la dialectique . » Cela allait me faire comprendre
son « campisme », qui allait se poursuivre en modifiant ses
« camps progressistes » , jusqu'à la fin de sa vie. Un autre sou­
venir me revint. Dans le début de ces années cinquante , il
s'était senti traqué par des gens qui étaient certainement des
agents staliniens. Il fallut le cacher. Je lui procurai une superbe
planque , à La Ciotat , chez mon vieux copain d' adolescence
Jean Lebas. Celui-ci lui fit rencontrer des militants ouvriers
des chantiers navals. Et mon ami m' avait communiqué sa stu­
péfaction de constater que Pablo ne savait pas parler à des
ouvriers. Sa pensée évoluait bien dans un monde abstrait . Je
compris également le retournement des autres, quand Bleib­
treu me rapporta ce que Mandel lui avait dit : « Il vaut mieux
sauver l ' Internationale que de s ' acharner à avoir raison . »
Avait-il oublié que c 'est un tel raisonnement qui avait guidé
tant de communistes à capituler devant Staline ? Certes, Pablo
n'était pas Staline. La capitulation devant son révisionnisme
et sa panique n ' en allait pas moins précipiter l ' Intematio-

255
Le trotskisme, une histoire sans fard

nale dans la plus grave crise de son histoire , dont i l lui fallut
plus de vingt ans pour se relever, sans compter un manque à
gagner peut-être tout simplement historique .
Sur le moment, ce fut l ' indignation. Comment peut-on
comprendre un tel tournant de Pablo aujourd 'hui , et mené
avec une telle combinaison de ruse et de violence ? À la fois
par l ' impressionnisme et par le mécanicisme de sa pensée,
le tout porté par un ego surdimensionné qui l 'assurait d' avoir
raison , non seulement contre ceux qui s' opposaient à lui et
qu ' il jugeait de haut, enfermé dans son système clos , mais
contre ses propres alliés qu'il traitait avec condescendance ,
voire mépris . Cela finit par la rupture avec lui de tous les mili­
tants de qualité qui lui furent successivement proches .
Ce qui, dans « Où allons-nous ? » , apparut à de nombreux
militants comme « une capitulation devant le stalinisme » ,
n 'était en réalité qu'un traitement « mécaniste » du concept de
nature double de la bureaucratie soviétique. Si elle restait
« ouvrière » par la nécessité de défense d'un État ouvrier, certes
dégénéré , mais ouvrier tout de même, le défendre, avec tous
ses acquis contre une offensive impérialiste, ne pouvait-il pas
l ' amener, dans des « conditions exceptionnelles » à aller plus
loin, sur une voie progressiste, que ses intentions premières ?
Certes pas à un retour au communisme , mais à un stade de
transition (celui des siècles évoqués). Alors que cela s 'était
passé en Yougoslavie et en Chine, et, « sous une forme diffé­
rente » dans le glacis (Clarke) , cela ne pouvait-il pas se pas­
ser à une échelle semi-mondial e ? Cette idée, où l ' on
reconnaissait clairement celle du David Rousset de 1 945 ,
c'était là une des deux pentes où l ' on pouvait glisser depuis
la ligne de crête des contradictions de la « nature double » . À
condition d'oublier que celle-ci n'empêchait pas que la bureau­
cratie soviétique soit devenue définitivement « contre-révo­
lutionnaire » , ce que Trotski avait bien spécifié, bien que
n ' ayant pas eu le temps d'en développer les conséquences,
mais sans jamais oublier, lui , que toute défense de l 'URSS
impliquait une lutte implacable contre la bureaucratie ! Pour
Pablo , il était clair que « le nouveau » exigeait de revenir sur
ce dernier point. Et les trotskistes qui le refusaient allaient

256
Le temps de la grande crise

se voir affublés du curieux qualificatif de « stalinophobes » ,


et l a nécessité du combat sur deux fronts assimilée au « neu­
tralisme » ou à la recherche de la « troisième voie » de certains
centristes . Si l ' on ajoute à cela qu'en 1 95 1 - 1 952 Pablo était
sûr et certain de la proximité de la guerre mondiale et de ses
conséquences , on comprend que rien ne l'arrêta : la section
française devait céder ou être brisée. Il la brisa.
Mais comment comprendre que des cadres expérimentés
et cultivés aient plié devant lui ? Il faut d' abord écarter les
explications simplistes de « guerre des chefs » ou de recons­
titutions des deux tendances de la guerre mondiale , voire de
l 'opposition apparue en 1 948 sur la crise yougoslave, exami­
née dans le chapitre précédent.
La majorité française avait à sa tête, entre autres, des anciens
de la gauche du POi, Gibelin, Bleibtreu, Gérard Bloch, et nous
avons vu que le parcours sinueux de Lambert ne le faisait
représentatif d' aucun courant ancien. Inversement , derrière
Pablo, puis Mandel , Frank était un ancien « moliniériste » et
Privas (Grinblat) , celui qui avait été le dirigeant le plus gau­
chiste sectaire du CCI. Michèle Mestre et Corvin , anciens
du POi , avaient été du petit groupe de Spoulber, d' abord gau­
chiste, puis flottant, et ils n'avaient à ce moment quasi-per­
sonne autour d' eux. Calvès avait toujours été un « électron
libre » . Certes, entre les cadres les plus anciens, il existait des
inimitiés , parfois fortes , par exemple celle qui opposait Pri­
vas à Lambert. Mais si elles s'exaspérèrent dans ce conflit, ce
fut sur des bases politiques , et non entre « clans » , d' ailleurs
inexistants . En revanche, il n' existait pas de telles inimitiés
dans la génération de la guerre et de l 'après-guerre , mais seu­
lement des affinités qui jouèrent, et parfois au-delà des désac­
cords politiques , dans les choix décisifs . Ainsi, par exemple,
Roger Poirier, dont l' antistalinisme était particulièrement radi­
cal , suivit Frank et Privas , plus par vieille camaraderie que
par choix politique. De jeunes militants suivirent celui ou celle
qui les avaient recrutés. Un cas particulier était celui de Lam­
bert. Bien qu ' il fût un repoussoir pour beaucoup - ce dont usa
et abusa la minorité , en inventant une tendance « Bleibtreu­
Lambert » pour parler de la majorité -, il conquit le contrôle

257
Le trotskisme, une histoire sans fard

des militants ouvriers , en particulier ceux du bloc Puteaux­


Suresnes, de l'ex-CCI, en se faisant le défenseur intransigeant
de l ' autonomie de ce secteur.
Une autre thèse est apparue dans le livre d'Edwy Plenel,
Secrets de jeunesse . La scission aurait séparé des « interna­
tionalistes » : Pierre Frank « seul ou presque » , et une majorité
française, « groupe Lambert [ . ] largement coupée d'une pra­
. .

tique internationaliste concrète et, de ce fait, plus facilement


enclin à épouser les spécificités françaises » . Comme nous
avons vu que ce « groupe Lambert » est une invention frac­
tionniste, ce schéma s 'effondre de lui-même .
En fait, Frank et Privas , convaincus de l ' imminence de
la guerre mondiale , admirent sa conséquence de voir nos sec­
tions d'Europe - et d' abord celle de France - éliminées par
la répression stalinienne consécutive à l ' invasion du conti­
nent par les armées soviétiques, et celle de la nécessité de pro­
téger nos effectifs militants par un plongeon dans l 'entrisme.
N'oublions pas que, selon Charles Tillon : « Des informations
courant sous le manteau font penser que les milieux occi­
dentaux ont eu connaissance d ' un plan de guerre de Staline
ayant comme objectif une poussée foudroyante en direction
de l ' Europe capitaliste » ( Un «procès de Moscou à Paris » ,
p . 64) . Il s ' agissait, bien entendu , d' une opération d'intoxi­
cation de la part de Staline. Mais il est intéressant de voir que
les « milieux occidentaux » y prêtaient l 'oreille. Cela s ' ajou­
tait au chantage à la scission internationale, fort à l ' égard de
Frank et Privas, qui, en tant qu'anciens « moliniéristes », avaient
derrière eux le spectre de leur passé hors de cette Internatio­
nale. Enfin, ils pensèrent sans doute que leur crédit dans le
PCI pèserait plus lourd que celui des autres dirigeants. On sait
qu ' ils se trompaient lourdement. Certes Bleibtreu, qui igno­
rait tout copinage, était même distant et souvent tranchant,
et ainsi n'avait aucun « charisme » . Inversement, Lambert était
jugé par beaucoup comme peu sérieux , peu sûr. Mais cette
organisation ignorait le suivisme et, dans sa majorité se déter­
mina politiquement.
Nous subîmes la scission comme un drame . Nul d' entre
nous ne la voulait. En rejeter encore , quarante ou cinquante

258
Le temps de la grande crise

ans après , la responsabilité sur ceux qui ensuite dégénérèrent


(comme Lambert) ou quittèrent le mouvement, est une esquive
inacceptable. Et d' autant plus quand c'est en fermant les yeux
sur la dérive des premiers et plus décidés pablistes de ces deux
années . De la part de ceux qui s' aveuglèrent en ce temps , il
ne peut y avoir de véritable autocritique que dans la recon­
naissance que ce fut Pablo qui décida et nous mena à la scis­
sion . Le choc fut traumatique pour tous les militants de la
majorité française, dont beaucoup s'éloignèrent avant et après
la scission. Lors du congrès de scission, Righetti lui-même était
sorti , ainsi que des cellules entières . S i certains revinrent
ensuite , comme Righetti et la cellule de Puteaux-Suresnes,
cette saignée fut la cause, comme nous allons le voir, de la
dérive lambertiste, laquelle fut ainsi un effet et non la cause
de la scission.

L'histoire et les écrits critiques

Cette grande crise de 1 952- 195 3 , et les débats qui la pré­


cédèrent restent le point aveugle de l 'histoire de la 4• Inter­
nationale. La longue survivance des courants qui en
procédèrent, et l ' attitude des acteurs des événements qui n'ont
pu ou voulu revenir sur un passé qui fait partie de leur his­
toire , ont déterminé des histoires inversement mystifiées, qui
continuent d' alimenter des écrits pseudo-historiques plus ou
moins désinvoltes.
La palme de ces légendaires appartient au texte lamber­
tiste anonyme Les Enseignements de notre histoire, supplé­
ment à w Vérité [sic] , de mai 1970 . Il est la source unique du
Trotskysme et les trotskystes de Jean-Jacques Marie (Paris,
Armand Colin, 2002) .
Les documents principaux - mais non exhaustifs - sur cette
époque fi gurent dans le tome 4 des Congrès de la Quatrième
Internationale. Menace de la troisième guerre mondiale et
tournant politique (1950-1 952) (Paris, La Brèche, 1989).
Malheureusement, les préfaces de ce volume ont été écrites
par Rodolphe Prager et Livio Maitan. Ceux-ci ne vécurent pas
en France les événements de cette période, et Livio Maitan

259
Le trotskisme, une histoire sans fard

était alors un jeune dirigeant dans l'Internationale qui subis­


sait au plus haut point l' autorité de Pablo. N'ayant connus les
faits qu'à distance et d'une seule source, ils ont adopté la thèse
« pabliste » de cette période, Prager avec une relative modé­
ration, Maitan avec un parti-pris fractionnel, regrettable tant
de temps après les événements . Curieusement, celui-ci ne
traite pas de l ' hi stoire à partir des faits et des positions de
l'époque, mais à partir d'un choix orienté des dérives ulté­
rieures de certains des acteurs . L'introduction sur la crise
qui avait été demandée à Michel Lequenne, a été refusée par
la majorité de la rédaction et renvoyée en une annexe, à laquelle
Livio Maitan s'est permis d'ajouter le plus contestable com­
mentaire polémique . Cet événement, en brisant le comité de
rédaction, a provoqué l'arrêt de la publication .
À défaut de Mémoires sur ce temps, le numéro spécial des
Cahiers Léon Trotsky Guillet 1 995) que Pierre Broué a consa­
cré à Raoul , alias Claude Bernard, mort le 7 mai 1 994, vaut
une mention. Pierre Broué a écrit le contexte biographique
d'écrits , notes , interviews et lettres de Raoul , dont une par­
tie importante porte sur la période de la grande crise de 1 95 1-
1 952, et nous en donne la vue que l'acteur en a eue, parfois
sur le moment, mais surtout longtemps après , en 1 969 et 1 992.
Il s'agit donc d' éléments essentiellement subjectifs. Dans ces
textes , ni histoire ni analyses politiques. Ce qui domine, ce
sont des jugements à l ' emporte-pièce sur les hommes , non
sans fâcheuses lacunes, légèretés et. . . règlements de comptes ,
qui culminent même, ici et là, en véritable jeu de massacre .
C'est que Raoul , homme spirituel et sympathique, et dont l'ac­
tivité, surtout dans la lutte anticolonialiste (comme nous l'avons
vu dans le chapitre 3), a été un militant d'un courage et d'une
intelligence remarquables , n' était en rien un théoricien, mais
essentiellement un activiste quelque peu aventurier. Il ne joua
aucun rôle dans cette grande crise. Dans la majorité française,
il fut toujours le centre d'un petit groupe de copains , sinon
marginaux , en tout cas « originaux » . Ses jugements sur cette
période sont superficiels , proches de ceux du lambertisme
qu'il accompagna, quoique de façon critique, et en justifiant
son choix parce que c' était là que demeuraient les militants

260
Le temps de la grande crise

ouvriers du trotskisme, mais toutefois en s'y enlisant très long­


temps . Nous avons donné une critique serrée de ce numéro
spécial des Cahiers Léon Trotsky , dans nos « Notes sur notre
histoire » 1 et 2 , dans les numéros 148 et 1 49 ( 1 997) de Cri­
tique communiste. Ces études reprenaient et développaient,
celle qui , dans la même revue Critique communiste, avait
été publiée dans le numéro de mai-juin 1 976, sous le titre
« Continuité et discontinuité du "lambertisme" . Contribu­
tion à l 'histoire d'une dégénérescence » .

261
7

Les années de la dispersion ( 1 953-1 968)

La scission du PCI de France , en juillet 1952, catastro­


phique, fut en même temps absurde , puisque, moins d'un an
après, ses conditions étaient ruinées à la base par la dispari­
tion de Staline et la période de chaos qui s'ensuivit en URSS ,
éloignant pour u n temps imprévisible tout risque de cette troi­
sième guerre mondiale, dont la prédiction de l' inévitable proxi­
mité était l'assise du tournant panique imposé depuis le sommet
de l'Internationale.
Alors , pourquoi cette scission fut-elle entérinée ? Non seu­
lement parce que le choc avait été trop dur, les oppositions ,
y compris personnelles , trop aiguës , le heurt des deux mor­
ceaux du PCI devenu public, en particulier lors de deux élec­
tions partielles où leurs candidats s ' opposèrent sous le même
sigle, mais aussi parce que les « camps » n'étaient pas restés
ce qu' ils avaient été au début du débat. Dès la scission, dans
les deux congrès séparés s'étaient dessinés les contours d'une
scission ultérieure. Si ce ne fut, comme nous le verrons plus
loin, qu'une amorce dans le congrès majoritaire, cela fut immé­
diatement plus net dans celui de la minorité.
En creusant plus profond, comme cela est possible à un
demi-siècle de distance, on peut comprendre la crise et les
dérives qui en procédèrent comme un double effet du tour­
nant du monde en ces années , et de son choc en retour sur la
pensée trotskiste. Nous avons vu que la « question de l'URSS »
fut la cause récurrente de toutes les crises du trotskisme .
Quoique celui-ci fût l'opposition la plus radicale au stalinisme,
il lui était lié précisément comme toute négation l 'est à ce à

263
Le trotskisme, une histoire sans fard

quoi elle s ' oppose. Quoique Trotski ait bien vu la contradic­


tion fondamentale du système bureaucratique stalinien
(qu ' abandonnaient les théories simplistes du « capitalisme
d' État » et de la réalisation d'un nouveau système réalisant la
chute du monde dans la barbarie) , il n ' avait pas cessé de pen­
ser que cette contradiction amènerait son effondrement, qu' il
soit détruit par une révolution « politique » ou par la contre­
révolution bourgeoise au travers de la guerre . Il n ' avait pas
compris (et d' ailleurs personne d' autre que lui non plus) la
possibilité de l'équilibre d'un système auquel ses contradic­
tions mêmes permettraient de subsister entre révolution et
contre-révolution , et encore moins que sa fin viendrait d'une
implosion provoquée par ces contradictions internes .
Pablo avait pris une position forte en insistant sur le « nou­
veau » de la situation mondiale et sur la nécessité conséquente
pour le mouvement trotskiste d'y apporter une réponse nou­
velle. Mais celle-ci allait en fait à l 'encontre de ce nouveau
pour verser sur la pente d'un seul aspect de la contradiction
stalinienne . Une partie de ceux qu'il entraîna, par l'allure d'un
paradoxal optimisme de cette déviation, allaient, dans les
années suivantes, dériver plus loin encore que lui (groupe
Michèle Mestre , puis « posadisme ») . Mais, dans son oppo­
sition, et par un phénomène « normal » de réaction, c ' est la
dérive inverse qui allait l ' emporter avec la dégénérescence
« lambertiste » , contre la trop frêle ligne de crête du trotskisme
subsistant. Il va falloir les longues années, que nous allons
examiner, pour qu ' au travers de diverses expériences, les
forces du trotskisme recommencent à se retrouver.
Deux dégénérescences
La dérive " mestriste "

Dans le congrès minoritaire, la lutte de Michèle Mestre et


de Mathias Corvin contre Pierre Frank et Jacques Grinblat
(Privas) n 'était pas nouvelle . Mais elle avait été larvée, à par­
tir du ralliement des deux derniers à la ligne de Pablo, de par
la priorité, pour les deux groupes, de l 'opposition à la majo­
rité. Libérés par la scission des nécessités d'un front commun,
il s'agissait maintenant d'une lutte ouverte pour la direction ,

264
Les années de la dispersion

des plus anciens et radicaux pablistes contre ceux qu'ils consi­


déraient comme des «ralliés » opportunistes , peu sûrs et incon­
séquents quant au tournant nécessaire de l' Internationale. Ils
avaient pour eux le dernier mot de Pablo.
En effet, en décembre encore, Pablo publiera un petit livre
écrit en août, et titré La Guerre qui vient. N'ayant plus à déjouer
l' opposition de la section française, et se croyant sûr du reste
de l' Internationale, il poussait encore plus loin la révision de
la conception du stalinisme élaborée par Trotski . Ayant adopté
la division du monde en deux « blocs » , il identifiait celle-ci
à l'antagonisme entre impérialisme et révolution , qu' il oppo­
sait mécaniquement, écrivant : « Toute crise, tout affaiblisse­
ment à l ' intérieur de l ' u n ou l ' autre système se traduit
automatiquement [sic] dans un renforcement du camp
adverse . » Et, mettant les points sur les « i », il répondait à sa
propre question :
« Ces États non-capitalistes peuvent-ils cependant s'ap­
peler États ouvriers préparatoires au socialisme ? [ici,
c'est nous soulignons ces deux mots] - la dynamique de
la situation internationale évolue vers la République so­
cialiste mondiale. Cette dernière raison rend absurde
l' hypothèse d'un régime social mondial intermédiaire
entre le capitalisme et le socialisme. Elle éliminera les
déformations bureaucratiques des États ouvriers actuels
et facilitera l'épanouissement du socialisme dans cha­
cun pris isolément. »
Et pour que tout soit clair, i l expliquait plus loin :
« Les forces qui menacent le régime capitaliste sont,
nous l' avons dit, celles de la Révolution sous toutes ses
formes : les États non capitalistes, la révolution colonia­
le, le mouvement révolutionnaire international . Dans
tous ces éléments s' expriment [ . . . ] , directement ou indi­
rectement, sous des formes plus ou moins claires et
conscientes, le processus fondamental, objectif de la ré­
volution socialiste mondiale de notre siècle. [ . . ] La bu­
.

reaucratie soviétique elle-même, malgré son conserva­


tisme et son caractère contre-révolutionnaire organique ,
sera obligée de donner une certaine impulsion révolu­
tionnaire aux masses qu'elle contrôle et influence. De-

265
Le trotskisme, une histoire sans fard

vant le danger qui en ce moment est le danger imminent


et principal de se trouver battue par l' impérialisme et
d'être détruite ainsi en tant que couche sociale privilé­
giée qui tire ses avantages et sa puissance des fonde­
ments économiques et sociaux actuels de l'URSS , la bu­
reaucratie soviétique est obligée à sa manière de dé­
fendre ces bases. D' autre part comme elle n'est pas une
force sociale autonome , elle ne pourra assumer cette dé­
fense sans faire appel à une certaine mobilisation de la
classe ouvrière de l'URSS et du monde . »
Enfin , le texte escomptait toujours l ' union des forces de
l ' URSS et de la Chine.
Naturellement, il n'en allait pas autrement du PCF.
« [Sa] très large base de masses avec laquelle il doit
compter et dont il subit - indirectement et de façon dé­
formée - l' influence , il est facile de voir qu'en contras­
te avec la situation d'avant-guerre de ce parti , sa direc­
tion n'est plus un simple organe de transmission des
ordres du Kremlin. Empiriquement , handicapée par sa
formation et ses traditions bureaucratiques, cette direc­
tion est obligée de réfléchir de temps en temps sur sa po­
litique, d'élaborer elle-même certains de ses aspects en
tenant compte de sa base . »
Ceci était écrit à propos d' un parti qui sera un des derniers
à se déstaliniser, voire même simplement à accepter le rap­
port Khrouchtchev de 1 956, et qui ne va plus cesser de perdre
du terrain dans les masses ouvrières. Et c' était à l 'heure du
procès Marty-Tillon - dont nous avons vu les effets au cha­
pitre précédent -, et où Pablo discernait une réaction à une
tendance qui avait « influencé de façon contradictoire toute la
politique de la direction du PCF dans les derniers mois » ,
ajoutant :
« Dans la mesure où cette tendance trouvait un écho
dans la base et surtout correspondait aux réalités et aux
nécessités du mouvement , la direction du PCF fut obli­
gée de lui faire des concessions à la fois pour lui couper
sa base, arrêter son développement potentiel , et être en

266
Les années de la dispersion

meilleure posture pour l 'attaquer ensuite sans apparaître


elle-même complètement alignée à droite' . »
O n ne peut guère imaginer quelque chose de plus contraire
avec ce qui était en train de se passer et de ce qui allait s'en­
suivre .
Meilleurs représentants de cette « ligne » , Michèle Mestre
et Corvin gardaient le cap , en rupture absolue avec les ana­
lyses et pronostics de Trotski quant à l 'impossible redresse­
ment de certains partis staliniens, et surtout celui de l ' URS S .
Suivant cette logique , si les circonstances inévitables de l a
guerre de classes peuvent - e t doivent même -, radicaliser
n'importe quelle direction stalinienne, le trotskisme, en tant
que tel , est donc non seulement inutile, mais devient réac­
tionnaire . Michèle Mestre ira jusqu 'au bout de ce raisonne­
ment. Quand, sous l'effet des bouleversements internationaux ,
l'Internationale commencera timidement à opérer u n redres­
sement politique, cette ancienne dirigeante rompra, en
juillet 1 954, lors du 1 0• congrès du PCI minoritaire , devenu
section française de la 4• Internationale, après que ses thèses
eurent été repoussées par le 4• congrès mondial , n' entraînant
d' ailleurs avec elle qu'un groupe minuscule . En 1 956, l 'écra­
sement par l'armée soviétique de la révolution hongroise anti­
stalinienne fut salué comme une action révolutionnaire par ce
groupe dégénéré . Plus tard , c'est dans cette logique qu'elle
reportera sur le maoïsme la fonction de direction de la révo­
lution mondiale .
Mais au moment de la scission, Pablo ne pouvait soute­
nir l ' attaque de Michèle Mestre contre les « ralliés » , car
c 'étaient ceux-ci qui avaient autorité sur la base minoritaire
et dans l' Internationale . Il continua donc à parler un double
langage , maintenant ainsi l 'équilibre entre les deux ailes de
sa tendance .
Modestes débuts du " lambertisme "

Dans le congrès majoritaire, le conflit futur se manifesta


d ' abord de manière feutrée . Il s' agissait de déterminer ce
qui pouvait encore se faire avec des forces diminuées. La
majorité avait opposé à Pablo un travail entriste « classique » ,
c'est-à-dire clandestin, dans le PCF, mais progressif et avec

267
Le trotskisme, une histoire sans fard

des militants inconnus comme trotskistes. Pour la direction


de la tendance , c ' était un enjeu sérieux. Lucien Fontanel ,
gérant de La Vérité, son éditorialiste pour les pages « ou­
vrières » , et qui, hospitalisé , n ' avait pu assister au congrès,
écrivait à Michel Lequenne en lui demandant si , pour Bleib­
treu, cela n'avait pas été une simple riposte polémique. Il fut
rassuré par la réponse : il y avait bien pour la direction majo­
ritaire la volonté d'un travail nécessaire dans le PCF. Mais
Lambert, lui , argumenta contre la possibilité de la simple pour­
suite de notre travail politique , et a fortiori dans le PCF, et
avança la nécessité d'un « repli » sur le travail syndical . À ce
moment, son opposition ne se manifesta pas encore de façon
radicale. Ce ne fut qu 'un échange d 'arguments.
Pour comprendre la suite des événements , il importe ici
de braquer le projecteur sur un « mythe fondateur » du lam­
bertisme . Il y aurait eu, dès avant la scission , un bloc de la
« commission ouvrière » dont Lambert aurait été Je leader2 •
On en trouve encore comme un écho dans le texte de liaison
de Pierre Broué aux écrits de RaouP :
« Après une très longue bataille politique plutôt confuse ,
la décision de Michel Pablo de faire "entrer" au Parti
communiste une quinzaine de cadres du PCI ayant des
responsabilités syndicales , précisant qu'ils devraient
faire pour cela les déclarations qu 'on exigerait d'eux, les
militants groupés dans la commission ouvrière se déci­
dèrent à la résistance . À leur tête se trouvait Pierre Lam­
bert. C'était la scission . »
Raoul lui-même dit autre chose, avec son style si parti­
culier, mais qui contient là la vérité : « Lambert [ . . ] a réagi
.

quand il a compris que la liquidation de l' Unité syndicale lui


tirerait le tapis sous les pieds . » Quant à la « commission
ouvrière », elle n'avait pas un « leader » , mais plusieurs res­
ponsables égaux , dont Marcel Gibelin, anti-pabliste de la pre­
mière heure , et qui avait été à ce titre , comme nous l ' avons
vu , un délégué de la majorité, avec Bleibtreu , au 3° congrès
mondial . Même à prendre la version de Broué, il y a comme
une distinction entre ceux qui menèrent d'abord un débat, plu­
tôt confus (c'est-à-dire qu'il ne comprit pas, du fond de la pro-

268
Les années de la dispersion

vince où il avait repris des études supérieure s ) , mais que ,


par la suite, il fallut que ce soient les militants de la « com­
mission ouvrière » qui s ' opposent à l ' exigence d ' une entrée
capitularde dans le PCF. L'élément de vérité qui est derrière
cette reconstitutio n , ce fut, nous l ' avons v u , q u ' apparut la
signification véritable de l' « entrisme sui generis » pour que
l 'essentiel des ouvriers de l ' organisation (et non pas la « com­
mission ouvrière » ) , qui luttaient ouvertement comme trots­
kistes depuis des années, prennent position pour la maj orité
du comité central . Quant à Lambert , humilié publiquement
par Pablo après ses tentatives d ' obtenir de lui un compromis
sur ! ' Unité (qui ne s ' appelait pas encore ! ' Unité syndicale), il
s ' efforça alors de trouver, au travers de la commission syn­
dicale, une base dans la majorité .
Ce qui est vrai , c ' est qu'il réussit à l ' obtenir. . . sur la base
de la démoralisation où la scission jeta les militants ouvriers .
Ses Enseignements de notre histoire, qui ne peuvent éviter
quelques vérités incontournables, évoquent « la profonde démo­
ralisation entraînée par la scission [qui] aggrava les consé­
quences engendrées par la désertion de la majorité des vieux
cadres » . Laissons de côté cette mention de « maj orité des
vieux cadres » , inexacte, puisque les cadres de la guerre et
de l ' avant-guerre étaient, dans cette scission, assez également
partagés, mais qui contribue à gommer ceux . . . que Lambert
réussira à exclure ensuite les uns après les autres. Cette expli­
cation ne dit en rien quels furent les effets de cette « profonde
démoralisation » , et comment elle s' exprima. Le rôle de l ' aveu
consiste ici à rejeter sur l ' organisation tout entière ce qui était
d ' abord l ' effet de la démoralisation de Lambert lui-même, à
savoir sa proposition de « repli » sur le travail syndical .
Gibelin n 'était pas intervenu dans le débat. Lui aussi
que notre trav a il synd ica l restait essentiel,mais non
p en sa it
exclusif, et à ce titre il devint pour Lambert le p re m ier
adversaire à abattre, et d'autant qu'il j ouissait d'une p lu s
gra nde autorité dans FO.
Face à ce « défaitisme » de Lambert, il est vrai que la posi­
tion de la direction majoritaire se heurtait au fait q u ' i l restait
peu de forces. Pour minorer l 'effondrement ultérieur de son
effectif, Lambert s ' est efforcé de réduire celui qui subsistait
à l ' été 1 95 2 . Mais même en estimant à 1 50 les militants qui
restaient, il était difficile de poursuivre à la fois toute l ' ex­
pression publique - journal , Cercle Lénine, etc. -, le dur et
patient travail dans les usines de lutte à un contre mille, et

269
Le trotskisme, une histoire sans fard

en plus de trouver des forces clandestines pour entrer dans


le PCF.
Les événements allaient pourtant venir à la rescousse.
Comme nous allons le voir plus loin, la tâche impossible fut
fournie par le PCF lui-même, avec l'exclusion d'André Marty .
Mais comment Lambert put-il devenir ce qu'il est devenu ,
à savoir le gourou indéracinable d'une secte politique ? La
question n'a cessé d'être posée , car le « phénomène Lambert »
étonne . Et non seulement les observateurs politiques exté­
rieurs au mouvement trotskiste, mais y compris ceux qui l'ont
connu de près dans le passé.
Ce n'est pas tomber dans une conception simpliste de l'his­
toire que de se pencher sur le rôle important qu'un individu
peut y prendre dans certaines circonstances . Et il est aisé de
comprendre que plus une organisation est petite , plus le rôle
d 'un individu peut y devenir important. Lambert prit sa force
dans la faiblesse du PCI réduit au minimum : celle de cette
démoralisation, conséquence de la scission. Mais il la trouva
en fonction de traits particuliers du militant qu 'il était.
Jusqu'à cette scission, Lambert n 'avait pas joui d'un grand
prestige dans le PCI. Au sein du noyau dirigeant, de 1 945 jus­
qu 'à cette scission, il n'était qu 'un spécialiste du travail syn­
dical , au passé peu reluisant, et dont on se méfiait des
embardées . Mais c ' était un activiste qui disposait de beau­
coup de temps, s ' étant trouvé une sinécure par le biais de
ses liaisons dans FO , où s ' étaient « réfugiés » un bon nombre
d 'anciens qui , le plus souvent, avaient été recrutés dans la
SFIO avant la guerre. Et il disposait de la liberté de mouve­
ment que cette sinécure lui accordait pour multiplier des
contacts tous azimuts, en particulier dans le travail « colo­
nial » , et de préférence avec les « personnalités ». Toutefois,
il ne dirigeait seul aucune de ces activités. En revanche, il pra­
tiquait activement le « copinage » et jouait très bien le rôle du
« copain sympa », à l 'écoute complice des problèmes du mili­
tant de base, apte à comprendre et. . . à envenimer les critiques.
D 'autre part, l ' individu Lambert souffrait à coup sûr des
humiliations qu' il avait vécues depuis 1 940, et que nous avons
vues dans les chapitres précédents. Il n ' avait pu devenir

270
Les années de la dispersion

membre du comité central , et justement en tant que « res­


ponsable ouvrier » , que lors du congrès qui suivit la réunifi­
cation. Son inimitié à l 'égard des anciens dirigeants du CCI
était grande. Mais il détestait aussi tous les autres, du fait à la
fois qu'ils le connaissaient bien et qu 'ils lui étaient supérieurs
intellectuellement. La scission le délivrait de ses plus anciens
et proches adversaires, et ouvrait le champ à l ' ambition de
son ego souffrant.
Dès l'automne 1 952, Lambert commença à mettre en place
l' organisation d' une fraction - c 'est-à-dire d'un groupe ras­
semblé sans base théorique ou politique -, qui allait deve­
nir, en à peine plus de deux ans, ce que ses Enseignements
nomment le « groupe trotskiste français » , reconnaissant que
ce ne sera plus alors une « organisation » mais seulement un
« noyau » , qui « par la force des choses [ . . . ] se substituait à
tous les organismes et entraînait à sa suite les militants, dans
l'accomplissement des tâches , sur une ligne politique définie
à peu près sous sa seule responsabilité , avec un minimum de
contrôle des militants » (Enseignements . ., p. 94). L'aveu est
.

de taille ! Mais telle n'était pas encore la situation en 1 952.


Pour s' imposer, le premier obstacle que Lambert avait à
surmonter était Marcel Bleibtreu, principale tête politique
de l'organisation depuis la fin de 1944, et en dernier lieu de
la lutte contre la révision pabliste. Et Bleibtreu avait sélec­
tionné autour de lui une solide rédaction de La, Vérité, presque
entièrement homogène . Pour abattre Bleibtreu, Lambert com­
mença un travail de sape, homme par homme, sur la base de
la critique de l' insuffisance du travail militant de Bleibtreu et
de la difficulté de travailler avec lui : bref, lui opposer un bloc
soudé d' activistes.
Mais jusqu'au début de 1 95 3 , les positions que Lambert
commença à défendre - essentiellement d' opposition -, res­
tèrent minoritaires dans le comité central . Dans le bureau poli­
tique de six membres , il ne pouvait s'appuyer que sur Stéphane
Just ; les quatre autres : Marcel Bleibtreu, Gérard Bloch, Gar­
rive (Robert Berné) et Michel Lequenne défendaient les mêmes
positions (voir, par exemple, le procès-verbal de la séance du
3 mars 1 953) . Ce ne fut que la réunion du comité central qui

27 1
Le trotskisme, une h istoire sans fard

suivit qui modifia cet équilibre d' une voix, celle de Garrive ;
Bloch flottant pendant plus d'un an . Cela ne réglait encore en
rien la direction du Parti . Bleibtreu restait le directeur poli­
tique de La Vérité. La suite de l ' irrésistible montée de Lam­
bert va suivre les données successives des grands événements
de l'époque.
De l'« affaire Marty » à la mort de Staline
L' « affaire Marty-Tillon » qui éclata en septembre 1952 et
trouva sa première sanction en décembre , était très nettement
l ' extension, au-delà du glacis, de l ' opération de « purge »
entreprise par Staline contre tous les éléments de la « gauche
bureaucratique » susceptibles d'être contaminés par le « trotsko­
titisme » . Si, en France , le « procès » ne pouvait aller jusqu'aux
exécutions du « groupe Slansky » qui avaient lieu dans le même
temps en Tchécoslovaquie, les bureaucrates du PCF tentèrent
d'au moins tuer moralement . Sans y parvenir. Les « procu­
reurs » réussirent à réduire Tillon à un long silence , mais il en
alla tout autrement avec Marty .
Une telle affaire, où la politique du PCF combinait ultra­
gauchisme intérieur et opportunisme droitier à l ' extérieur,
montrait en « creux » à quel point une organisation trotskiste
unie et solide aurait été nécessaire , et condamnait, avec la scis­
sion , l ' analyse de Pablo et son « tout entrisme » . Dans son
article du numéro de janvier 1 953 de Quatrième Internatio­
nale, Pierre Frank l ' avouait involontairement en écrivant :
« Toute grande crise d'un Parti communiste pose la question
du trotskysme, de la IV• Internationale . » Mais il n 'en traitait
que comme d'un épisode . Et Pablo, de son côté, faisant l ' ana­
lyse du 1 9' congrès de PCb de l'URS S , après avoir rappelé
que « les termes tournant "à gauche" ou à "droite" ne s' ap­
pliquent pas à la politique stalinienne » , n'en concluait pas
moins à un « gauchissement de la politique stalinienne, qui se
maintient fondamentalement malgré ses oscillations conjonc­
turelles inévitables ? » .
Quasi inverses étaient les analyses que Bleibtreu allait faire
de ce 1 9' congrès , sur la base du déchiffrement minutieux de
la presse soviétique par B asile Karlinsky (Karl Landon) , et
les conséquences qu' il allait tirer du procès Marty. La direc-

272
Les années de la dispersion

tion qui sortit de ce 1 9• congrès (en fait, Khrouchtchev expli­


qua plus tard qu' elle fut concoctée par Staline au lendemain
du congrès) , fut saluée par toute la presse spécialisée comme
le signe d' une démocratisation. Au lieu d'un bureau politique,
n'était-ce pas un « présidium » de vingt-cinq membres ! Bleib­
treu comprit - et semble-t-il lui seul - qu ' au contraire ce
magma n' en isolait que mieux Staline au-dessus de lui ; le
secrétariat et son bureau , non prévus par les statuts, étant mal­
léables au jour le jour. Immédiatement après eut lieu l' arres­
tation des médecins du Kremlin , « assassins en blouse
blanche », juifs pour la plupart. Là encore , l' analyse de Bleib­
treu élucida ce qui ne fut confirmé que des années plus tard :
non seulement que ces arrestations étaient l ' ouverture d'un
nouveau cours de terreur, et que celui-ci serait quasi ouver­
tement antisémite , mais que les reproches de manque de vigi­
lance faits aux services de sécurité d'État, qui n' avaient pas
démasqué plus tôt ces « assassins » , entre autres de Jdanov ,
visaient Beria au premier chef. Bien loin que le 1 9• congrès
ait eu le but que lui donnait Pablo, à savoir de faire preuve
« de la force matérielle et militaire de l ' URSS , et de la fai­
blesse du camp impérialiste déchiré par ses antagonismes inté­
rieurs » , il s ' agissait d' une pure opération intérieure de
raidissement bureaucratique où , en éliminant un « second » en
train de devenir plus puissant que lui , le vieil autocrate vou­
lait recommencer son opération de paralysie de tout son empire
dans la peur. Ajoutons qu' alors que Pablo et Mandel s 'émer­
veillaient des progrès prodigieux de l' économie soviétique ,
Khrouchtchev tremblait de voir adopter un plan quinquen­
nal monstrueux, inapplicable à une économie chaotique.
Dans le même temps, B leibtreu trouvait l ' accès à Marty .
Celui-ci avait un frère , médecin comme Bleibtreu , et par son
intermédiaire il entra en contact avec l ' exclu. Dans les Ensei­
gnements de l' histoire lambertiste, ce contact et ce qui s'en­
suivit est liquidé par cette note négative du bas de la page 95 :
« Il fallut rompre avec Marty , avec qui les trotskystes
français avaient à juste titre pris contact lorsque les sta­
liniens le prirent en chasse ; cette prise de contact ne mé­
connaissait ni son passé ni son incapacité à en tirer jus-

273
Le trotskisme, une histoire sans fard

qu'au bout les leçons ; mais la rupture fut nécessaire dès


qu'il s' avéra que l ' ancien secrétaire du PCF refusait
d'engager le combat politique. »
Misérable tentative de justification de la liquidation sec­
taire d'une action à l 'intérieur du PCF, qui ne pouvait être que
patiente ! En fait, la fraction de Lambert ne joua aucun rôle,
ni dans les passionnantes discussions avec Marty, ni dans
l ' aide qui lui fut apportée pour sortir de son isolement (il
n ' avait plus rien de tout ce qui lui était attribué auparavant
comme dirigeant, ni appartement, ni voiture et chauffeur, ni
revenus de ses mandats - versés automatiquement au Parti -
ni même sa femme qui lui avait été arrachée . . . ), enfin rien
pour rassembler ses vieux partisans - tel Lemoine, vieux diri­
geant du syndicat des mineurs , amené une nuit de son coron
à Paris -, avec lesquels furent constitués les premiers « comi­
tés Marty » . Plus tard , c 'est Michel Lequenne , via ses contacts
dans l ' édition, qui trouva un éditeur pour L'Ajfaire Marty .
Lambert subit passivement cette activité ! Il lui était difficile
de justifier auprès de ses amis de FO des relations avec celui
qui était pour eux le « boucher d' Albacete » . Pour des trots­
kistes, une telle rencontre était une expérience politique du
plus haut intérêt. C'était découvrir un de ces « enlisés » dans
le stalinisme qui gardait le communisme au fond du coffre ,
un de ces adversaires qui n 'avait pas cessé d'être fasciné par
le trotskisme, qui avait accumulé les déceptions et les amer­
tumes, et qui racontait comment il avait demandé à Staline
quand serait reconstituée l ' Internationale communiste, lui
expliquant : « S ans Komintern on n' aura pas de prolétariat
révolutionnaire en France » , et s 'était vu répondre par le Père
des Peuples : « On n'a pas besoin de prolétariat révolution­
naire en France . »
Le 5 mars 1 95 3 , on apprenait l a mort de Staline ; et peu
après on voyait Beria commencer à ouvrir les camps de concen­
tration. B leibtreu alla-t-il trop loin en déduisant que Staline
avait été assassiné ? À l'époque, cela fit rire ou hurler. C'est
pourtant ce titre , Staline assassiné•, qu 'Avtorganov donna à
son livre où il reconstitue soigneusement ce qui ne fut un assas-

274
Les années de la dispersion

sinat, mais l' organisation d'une agonie privée de soins, par


un Beria qui sauvait ainsi sa peau.
Mais Beria ouvrant les camps ! C' était une chose invrai­
semblable pour toutes les conceptions simplistes du stalinisme.
Curieusement, il y eut de cette vérité le même refus de la part
du pablisme comme du lambertisme, bien qu' à partir de sai­
sies opposées de la bureaucratie . Pour le pablisme, la pro­
jection sur les hommes du Kremlin de sensibilités aux pressions
sociales, faisait prendre au sérieux les déclarations sur une
direction désormais collective et , par conséquent, la liquida­
tion de Beria en juillet comme le verdict condamnant le com­
plice de Staline dans le « procès des médecins » . À ce simplisme
faisait écho celui des lambertistes pour qui tous les bureau­
crates staliniens étaient d' indiscernables gangsters s ' entre­
tuant pour conquérir la place du chef disparu .
La réalité était plus complexe. Certes, Beria était un monstre
et, si possible , pire encore que Staline. Quand on connut enfin
sa biographie, on put découvrir même qu'il n'y avait pas eu
en lui - à la différence de Staline et des autres hauts bureau­
crates - la moindre goutte de communisme dans son parcours :
c'était un aventurier impitoyable, pur produit de la machine
stalinienne. Mais il avait une supériorité sur Staline : il était
beaucoup plus intelligent. En face des dangers que la montée
des révolutions faisait planer sur le pouvoir stalinien d'URS S ,
i l n'y avait que deux parades envisageables : soit l a terreur qui
paralyse les masses, soit des concessions savamment dosées
et maîtrisées. La voie de la terreur avait si parfaitement réussi
à Staline, de 1 934 à 1 938, que c' était celle qu'il avait appli­
quée au glacis contre le « titisme » et qu 'il s ' était préparé à
administrer à l ' URSS à la veille de sa mort. Mais Beria avait
compris que la terreur n'était plus possible alors qu' elle mena­
çait les terroristes eux-mêmes et qu' elle mettrait l' URSS en
position de faiblesse face à l 'impérialisme. Il choisit la seconde
voie qui le mettait en une situation qu'il croyait de force entre
ses pairs , et qui tendait à renverser dans le pays son image
de policier suprême . Il alla même plus loin et, pour un autre
coup double : se libérer d' une Allemagne de l'Est en crise éco­
nomique, avec une partie de la population en fuite vers l' Ouest,

275
Le trotskisme, une histoire sans fard

et le prolétariat potentiellement le plus dangereux , ainsi que


l ' intelligentsia (qui comprenait, rappelons-le, des hommes
comme Bertold Brecht et Ernst Bloch . . . ), et parer ainsi aux
menaces des impérialistes . À cette fin, il fit des avances indi­
rectes à ces derniers, en proposant au présidium du conseil
des ministres de l ' URSS d ' abandonner « la politique de
construction forcée du socialisme » en RDA, pour travailler
à la « création d'une Allemagne unie, démocratique , pacifique
et indépendante », etc .5
Que La Vérité, seule dans toute la presse, de droite comme
de gauche, informe d ' aussi invraisemblables vérités , et à la
veille du soulèvement du prolétariat de Berlin le 1 7 juin, c'en
était trop pour Lambert et sa fraction . L'éditorial de Michel
Lequenne sur ce sujet fut censuré derrière son dos par Gérard
Bloch et Robert Berné. En réponse à cette censure, Lequenne
démissionna, Bleibtreu et Karlinsky se solidarisèrent avec lui.
Lambert avait ainsi fait tomber le bastion du journal.
En juillet, on apprit l'arrestation de Beria. Malenkov parais­
sait le vainqueur. Ce n 'était encore qu'une apparence . Tous
les bureaucrates suprêmes savaient que Malenkov était un être
sans envergure , un « grouillot » comme l ' écrivit Khroucht­
chev . C'est en tant que tel que Staline avait donné la première
place à Malenkov au 1 9• congrès , et pour en faire l 'exécuteur
de Beria, la veille son complice. Qu ' après la mort du Maître
il soit maintenu au premier rang par celui-là qui savait avoir
failli être sa victime n ' avait rien pour le rassurer. Et d'autant
plus que les mesures progressives de Beria n 'empêchaient pas
qu'il restait le chef de toutes les polices et qu ' il avait immé­
diatement frappé ceux qui avaient été promis à être ses suc­
cesseurs . Malenkov était bien incapable de sortir de ce piège.
Il fallut Khrouchtchev pour trouver la solution : l'appel à l'ar­
mée, en particulier au maréchal Joukov. Khrouchtchev raconte
en détail le complot et son exécution dans ses Souvenirs 6•
En revanche , ce que ce même Khrouchtchev dit de leurs
désaccords préalables au sujet des camps est controuvé, en
cela que la politique de libérations fut suspendue et ne reprit
que beaucoup plus tard. Il est vrai que , juste au lendemain
de la chute de Beria, dans la nuit du 1 9 au 20 juillet, 8 000

276
Les années de la dispersion

déportés, mineurs au puits numéro 1 du camp de Vorkouta, se


mirent en grève, entraînant les vingt autres puits . Les gardiens ,
puis une commission de la direction centrale de Moscou ten­
tèrent de négocier. Les grévistes demandaient la libération de
tous les prisonniers politiques, qui acceptaient pourtant en
échange de rester comme salariés libres pendant cinq ans. Les
agents du MVD (successeur du NKVD) ne proposaient en
réponse que des miettes . Les déportés refusèrent et continuè­
rent la grève deux semaines au bout desquelles la répression
commença : 1 20 dirigeants de la grève furent fusillés , et un
grand nombre de prisonniers dispersés dans d' autres camps.
La grève générale d'août 1 953

Une trêve de la lutte intérieure dans le PCI eut cependant


lieu en août où , comme un orage d'été inattendu , se déclen­
cha, contre les décrets-lois de Laniel prolongeant l ' âge du
droit à la retraite dans la fonction publique, la plus grande
grève générale qu'eût connue la France depuis 1 936. Le 4, les
fédérations de fonctionnaires avaient appelé à une heure de
grève . Le 5 , à partir d'un appel parti d 'un bureau de poste de
Bordeaux, c'est la grève illimitée qui déferla. Contrairement
aux prévisions pablistes, ce mouvement partait, non de la CGT
sous contrôle stalinien, mais d'une section FO où se trouvaient
des trotskistes du PCI majoritaire� Dès le 6, toute la Fonc­
tion publique s 'enflammait. Dans les jours qui suivirent, ce
furent successivement la SNCF, EDF, les hôpitaux, Air France
et la marine marchande , les douanes qui se joignirent au mou­
vement. À partir du 12, il s'était étendu au secteur privé avec
quelques débrayages dans l ' industrie et les mines . Le 1 3 , ce
fut le tour des banques, des assurances , des constructions
navales . Le 14, le bâtiment et la chimie entraient dans la danse.
On compta plus de quatre millions de grévistes. La bourgeoisie
s' affola. Des forces de police considérables furent mobilisées.
Des chars entourèrent Paris . Mendès-France s ' écria qu 'on
était en 1 788 . Le maréchal Juin demanda des mesures contre
le droit de grève, et le chef d'état-major de l ' armée de terre
s 'indigna de la faiblesse du gouvernement contre les grévistes.
Ils avaient tort : les syndicats et les partis ouvriers veillaient.
FO et la CFTC tentaient de limiter le mouvement à des actions
* dont le secrétaire, Jean Vigué avait des sympathie d'extrême gauche.

277
Le trotskisme, une histoire sans fard

par branches de 24 ou 48 heures, et négociaient en coulisse


avec le pouvoir. La CGT s'efforçait, mais en vain, de se joindre
à eux, et en appelait au front unique à la base. Le PCF se tenait
coi . Depuis la mort de Staline , le cours ultra-gauche avait
été abandonné et un cours purement pacifiste lui succédait,
dont la SFIO, toute entière ralliée à l' atlantisme, refusait les
avances. Ainsi abandonné, le mouvement s 'effilocha et se ter­
mina le 3 1 . S ' il dut ranger ses décrets-lois , Laniel n ' en fut
même pas renversé.
Pendant toute cette grande grève, le PCI majoritaire fut en
état de mobilisation générale, avec assemblée quotidienne,
menant campagne pour un comité national de grève. Quasi
tous les militants étaient dans la grève. Chacun fut à son poste,
y compris au journal , où Michel Lequenne revint et écrivit les
articles leaders . Mais tous les efforts militants se perdirent
dans le mur de mousse des organisations syndicales et poli­
tiques. Sur ce terrain aussi, les deux PCI rivaux eurent le même
optimisme de voir repartir le mouvement pour des batailles
plus décisives. C ' était une erreur : un si grand mouvement
pour un si petit succès eut un effet démoralisateur.
Exte nsion internationale de la scission

Le secrétariat international , après la scission française et


de si grands événements mondiaux, avait besoin d ' un 4•
congrès mondial de consolidation. Deux documents le pré­
parèrent, tous deux portant la marque personnelle de Pablo :
« Montée et déclin du stalinisme » et « Notre intégration dans
le réel mouvement des masses » . Le 14• plénum du comité
exécutif international ne s 'était pas encore réuni pour le pré­
parer qu' une seconde scission eut lieu : celle du plus vieux
et du plus solide parti de l 'Internationale, le SWP des États­
Unis, ce parti dont le dirigeant historique, Cannon, avait accepté
l ' exclusion du PCI. Que s 'était-il passé ?
Pierre Frank, dans son petit volume, La Quatrième Inter­
nationale 1, n' admet qu ' une erreur de perspective des thèses
du 3• congrès , « dans le rythme relatif des crises du capita­
lisme et du stalinisme » , et pense qu'elle « n 'aurait pas dû par
elle-même provoquer une scission » . Il objecte d' ailleurs
que les adversaires de ces thèses « n'avaient en général aucune

278
Les années de la dispersion

perspective réelle de crise du stalinisme, même à une échéance


assez longue » , ce qui , nous l'avons vu, est inexact. Et quand
il ajoute que « l ' on se trouvait au début d' une situation inat­
tendue, dont l' issue n'était pas claire. Aussi n'est-il pas trop
surprenant d' apercevoir après coup que la quasi unanimité du
congrès recouvrait en fait des positions et des tendances diver­
gentes qui ne s ' étaient pas exprimées , non par absence de
démocratie dans l 'organisation, mais à cause d' une absence
de clarté dans la situation » , c ' est encore , et doublement,
inexact, au moins pour la section française. Était-ce exact pour
le SWP ? Pas tout à fait non plus puisque, comme nous l'avons
vu , un texte du Political Commitee du SWP, de juin 1 95 1 ,
caché au comité exécutif international et au congrès, au moins
par Livingstone (Clarke), avait émis les plus grandes réserves
à l' égard des thèses du 9• plénum, précisément sur le rôle et
la nature du stalinisme. Ce document précisait aussi que la
nécessité de s ' opposer au bloc impérialiste et de défendre
les conquêtes d' Octobre ne signifiait pas soutenir la diplo­
matie et la stratégie du Kremlin, que la bureaucratie du Krem­
lin ferait tout pour réprimer, même en pleine guerre , tout
mouvement révolutionnaire anti-impérialiste qui échapperait
à son contrôle, et insistait (ce que même le « Où va Pablo ? »
de Bleibtreu n ' avait pas fait) sur le tiers rôle des révolutions
coloniales , en particulier au Moyen-Orient, dont l'interaction
aggraverait à l 'extrême, non seulement la crise de l 'impéria­
lisme, mais aussi celle du stalinisme .
Pourquoi des questions aussi importantes n' avaient-elles
pas été au cœur de la discussion du 3• congrès mondial ? Pro­
bablement parce qu'à ce moment les divergences apparais­
saient au SWP comme des questions à discuter, sans saisir à
quel point elles déterminaient le tournant organisationnel dicté
à la section française. Et c'est précisément quand Clarke ren­
tra aux États-Unis pour imposer au SWP un entrisme dans
« tous les milieux politiquement vivants qui polarisent des
masses ouvrières » , au nom de la perspective de la « guerre
qui vient » , réaffirmée dans les thèses de « Montée et déclin
du stalinisme » , que la section américaine se trouva dans la
même situation que celle de France deux ans avant aupara-

279
Le trotskisme, une histoire sans fard

vant. Mais là, l ' intrusion fractionnelle fut immédiatement


sanctionnée par l 'exclusion de la minorité Clarke-Cochran .
Pierre Frank a écrit :
« Lorsque cette lutte intérieure aboutit à une scission, la
majorité du SWP en attribua la responsabilité à la direc­
tion de l 'Internationale, avec laquelle elle avait des di­
vergences à ce moment-là sur la "déstalinisation" . »
Était-ce inexact ? La « Résolution sur les causes et les ensei-
gnements de la crise de l 'Internationale » , adoptée par le 1 4'
plénum du comité exécutif international, prouve l 'accord total
de la direction internationale avec la minorité américaine . On
y lit :
« L'évolution sectaire et rétrograde de la direction majo­
ritaire du SWP peut se résumer dans les derniers temps
dans ses conceptions concernant la perspective et la tac­
tique aux États-Unis ainsi que dans sa manière de
concevoir la révolution internationale à l 'étape actuelle
et la place de la question de l'URSS et du stalinisme
dans cette dernière . »
Tout y est ! Et l 'orientation proposée est exactement celle
qu 'a défendue Clarke. Certes, l' optimisme du SWP quant à
l 'essor du prolétariat américain était erroné à l 'heure où se
déchaînait le maccarthysme, mais infiniment plus grave étaient
les thèses de « Montée et déclin . . . » . Si, comme l'écrit Pierre
Frank, ce fut « de façon imprévue [que ce texte] mit le feu aux
poudres » , quel aveu d' aveuglement acharné dans l 'erreur !
Ne peut-on pas y lire, dans la thèse 1 8 , que les mesures prises
par les « sommets bonapartistes de la bureaucratie » tendent
à « asseoir la dictature sur une base plus large, [ . . . ] sur une
base plus populaire » ; que, dans la thèse 20 , « les forces cen­
trifuges apparues dans la dictature, que le régime libéral a
accentuées , commencent à avoir raison du monolithisme du
groupe dirigeant lui-même . . . [que] ce processus de diffé­
renciation au sein du parti et de ses sommets a été influencé
par le début de la montée révolutionnaire dans le glacis » .
Enfin que « si la nouvelle équipe dirigeante cherche à gagner
du temps à l 'échelle internationale en faisant des concessions
de forme et de ton à l ' impérialisme , elle ne peut moins que

280
Les années de la dispersion

jamais faire des concessions substantielles qui pourraient abou­


tir à un compromis réel avec Wall Street » . Et premier exemple
donné : « liquidation de la révolution coloniale » (ce qu' on
allait voir du Vietnam à l' Algérie, et de l ' Irak à Cuba) . D'où
la conclusion :
« Dans ces conditions, la course aux armements et les
préparatifs de guerre impérialiste continueront fonda­
mentalement tels qu'ils ont été décrits par le rapport du
1 2' plénum du [comité exécutif international] . »
Et à la thèse 22 :
« La guerre qui vient coïncidera non avec un reflux,
mais avec un nouveau bond en avant de la révolution in­
ternationale . »
Certes, après avoir affirmé dans la thèse 2 1 : « Aujourd'hui
l 'URSS est par son industrie et par son prolétariat la deuxième
[?] base d'appui pour le socialisme dans le monde » , il était
bien nécessaire de préciser, au moment où Michèle Mestre
tirait toutes les conclusions logiques de ces analyses en cla­
quant la porte de l 'Internationale , qu' « en même temps , nos
sections doivent combattre résolument toute tendance d'apo­
logie ou de justification du régime politique actuel en URS S .
[ . . . ]La tâche d'une nouvelle [?] révolution politique e n URSS
reste plus brûlante que jamais . » Mais : « Le sens de toute l' évo­
lution récente , c'est que mûrissent les conditions qui prépa­
rent et facilitent cette révolution » .
Les thèses suivantes sur « La montée e t déclin d u stali­
nisme dans les autres pays non capitalistes » (étrange défini­
tion négative pour des marxistes ! ) , puis « dans les pays
capitalistes » , enchaînaient les erreurs et illusions déjà vues
ci-dessus, pour s'achever sur ces mots :
«Si nous apprenons à combiner une fermeté principiel­
le intransigeante avec une souplesse tactique extrême
quant à l'intégration de nos forces dans le réel mouve­
ment de masses , nous ferons coïncider le déclin et l' ef­
fondrement du stalinisme avec le triomphe de la IV' In­
ternationale et de la révolution mondiale . »

28 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

On voit que ce n'est pas par hallucination qu' un tel texte


éclaira le SWP, par ailleurs réveillé par l ' attaque pour un
entrisme généralisé « dans les masses vivantes » . Et que devint
la minorité pabliste américaine de Livingstone (Clarke), défen­
due si vivement encore en décembre 1 95 3 ? Redonnons la
parole à Frank :
« La minorité du SWP, à peine après avoir rompu avec
celui-ci, exposa publiquement des positions de liquida­
tion du trotskysme et combattit ouvertement la rv• In­
ternationale. »
Pablo n'eut pas plus de chance avec son cow-boy qu ' avec
sa Michèle Mestre . Peu d ' années aprè s , Clarke avait une
confortable sinécure à l'ONU .
La rupture du SWP entraîna celle de la section anglaise et
celle de la Suisse . C'est encore Bleibtreu qui prit l 'initiative
des contacts avec ces sections et fut le maître d'œuvre de la
création du comité international . Il ne s'agissait pas d' oppo­
ser une 4° Internationale bis à l ' officielle, mais d' unir des
forces pour un redressement de celle-ci. Il n' ignorait pas les
écarts importants qui pouvaient exister entre des sections aux
histoires très diverses , et entre les personnalités de leurs lea­
ders . Il eût fallu du temps pour parvenir à une certaine homo­
généité politique entre ces formations . Il n'eut pas ce temps ,
et la suite de la dispersion allait aussi ruiner ce comité.
L' année 1 954 allait à nouveau porter au rouge les diver­
gences entre le « groupe Lambert » et ce qui était devenu une
« tendance B leibtreu » , minoritaire , de par des divergences
portant quasi sur toutes les questions.

Mais, dans le cours de cette année , le principal adversaire


de Lambert devint Marcel Gibelin. Cela tint à ce que les évé­
nements français comme internationaux eurent leur écho jusque
dans FO , où la tendance de gauche se développa, surtout dans
la région parisienne où elle allait devenir majoritaire. Et dans
cette tendance, Marcel Gibelin avait acquis une autorité qui
faisait de l 'ombre à Lambert. Celui-ci trouva l 'occasion de sa
première opération bureaucratique de dirigeant quand Gibe­
lin accepta, sans en aviser le bureau politique, de participer

282
Les années de la dispersion

à une délégation en URSS de la centrale . Dès la réunion du


comité central qui suivit, Lambert fit de cette indiscipline une
faute grave, voire une amorce de rupture, dont il convenait de
se garder des suites, connaissant le geme de déclarations com­
promettantes que les Soviétiques faisaient signer aux partici­
pants de ce type de voyage s . Par un véritable forcing , il fit
voter un texte de dénonciation , « susceptible d' être publié »
au cas où . . . En l'absence de Bleibtreu , Jacques Danos et
Michel Lequenne eurent la faiblesse de voter ce texte de « pré­
caution », auquel ils ne pouvaient opposer que leur confiance
en Gibelin. Ils s'en repentirent dès le soir même , mais il était
trop tard. Le « nouveau » Lambert fit publier une résolution
du bureau politique excluant Gibelin , la veille même du retour
de celui-ci lequel, bien entendu, n'avait rien signé de compro­
mettant, mais au contraire avait empêché, sinon tous, du moins
plusieurs des délégués de signer une déclaration ayant valeur
d'approbation de la politique khrouchtchévienne. Plus encore,
Gibelin réussit à faire publier dans Combat un reportage de
qualité . Michel Lequenne demanda à Gibelin de se battre
contre le traquenard de Lambert. Il refusa avec un mot qui tra­
duisait son découragement : « La logique de cette organisa­
tion, c'est que ce soit les plus bêtes qui l 'emportent. » Il allait
se replier sur l ' activité syndicale, où, plus tard , il fut l ' un
des inventeurs des chèques-restaurants . Jacques Danos quitta
l 'organisation. Coup double pour Lambert : Danos était aussi
pour lui un gêneur, en tant que l'un des dirigeants de la « com­
mission coloniale » . Mais coup manqué, toutefois , en ce qui
concerne la gauche FO : Gibelin y garda toute son autorité, et
Lambert allait être contraint d'en créer une « bis » , avec des
éléments peu fiables, tels que l' anarchiste Joyeux, voire dou­
teux , tel Alexandre Hébert .
L'im passe de l'entrisme sui generis

Bien que la perspective qui était censée justifier l'entrisme


sui generis se trouvât erronée, sa pratique fut-elle au moins
efficace ? Dans l'Internationale, une légende tenace le pré­
tend. Ce n 'est cependant pas ce qui ressort à la fois de la seule
étude approfondie qui en a été faite , le mémoire de maîtrise

283
Le trotskisme, une histoire sans fard

de Gérard Grzybek8 , et du témoignage de ses survivants poli­


tiques que nous avons recueillis.
En fait, la scission en elle-même privait l ' entreprise de
toutes ses possibilités : presque aucune force militante pour
réaliser l 'entrisme (Gilbert Marquis a même rapporté à Gérard
Grzybek que la cinquantaine de militants de la minorité s'était
réduite de moitié en quelques mois), et, comme pôle indé­
pendant pouvant servir de phare à l ' entrisme , un groupe si
petit que le trotskisme en devenait absent, d'où la conséquence
que la plupart des membres du PCF qui furent recrutés en
furent démoralisés , et que quasi tous le désertèrent.
L'application de l 'orientation tombait dans tous les travers
dénoncés par la majorité dans sa résolution pour le 7• congrès :
jamais la cristallisation du centre indépendant n' atteindra la
masse critique capable de devenir un pôle attractif. À tel point
que, dès après le 4• congrès mondial , Claudio Guiliani (Livio
Maitan) expliquera doctoralement que si le but du travail
entriste n 'est pas le recrutement individuel , il n ' en fallait
pas moins s 'efforcer de recruter des militants et des cadres.
Comprenait qui pouvait !
De plus , certains militants qui s ' étaient rangés dans la
minorité pour des raisons diverses n'envisagèrent pas d'en­
trer dans le PCF, tels Camille Januel ou Pierre Avot-Meyers .
Il n'y eut que sept entristes, et parmi eux trois ou quatre qui
avaient déjà eu une activité trotskiste ouverte . Le changement
d'usine de Gilbert Marquis, et de région de Michel Fiant,
n'empêchèrent pas que leurs traces soient retrouvées et qu 'ils
aient donc à renier leurs « erreurs de jeunesse » . Le seul Mar­
quis, qui avait eu l ' habileté d ' « avouer » avant qu'on ne lui
demande rien, réussit à tenir quatre ans avant d'être exclu pour
travail fractionnel. Denis Berger qui, étudiant, avait commencé
par le militantisme dans le Mouvement de la paix dès 1 953,
mentionna lui aussi d'emblée un léger passé d'opposition et
de doutes. Il put devenir secrétaire de cellule, mais ne put
monter au-delà. Comme la majorité l ' avait prévu , seuls des
militants jeunes, parfaitement inconnus comme trotskistes,
tel Gilbert Dalgalian qui venait d ' adhérer au PCI en 1 952,

284
Les années de la dispersion

purent être comme poissons dans l'eau dans les structures sta­
liniennes .
Donc entrés ! Mais pour faire quoi ? L'objectif allait chan­
ger sous la pression d' événements qui , d' année en année ,
modifiaient la face du monde.
1 954. En mai, la bataille de Diên B iên Phu voit l ' écrase­
ment de l'armée française au Vietnam du Nord et met fin pro­
visoirement à la guerre , en juillet, par une paix bâtarde où,
sous la pression de Molotov , les Vietnamiens acceptent le par­
tage du pays en deux zones sur la ligne du 1 8• parallèle.
En juin, l ' URSS reprend des relations diplomatiques avec
la Yougoslavie, et en juillet propose un pacte européen de
sécurité collective . À la fin de l'année, la guerre d' Algérie
éclate , va durer huit ans et bouleverser la France .
Pablo commence à penser e n décembre que « l'action des
masses en Allemagne , en France, en Angleterre , en Italie et
dans les autres pays capitalistes est capable de perturber une
fois de plus les plans de guerre de l ' i mpérialisme et faire à
nouveau hésiter et reculer celui-ci » . (En somme ce dont Bleib­
treu avait rappelé la possibilité !) Il juge en même temps néces­
saire de redéfinir le « contenu politique de l ' entrisme » qui
nécessite maintenant de « travailler à l 'intérieur de ces orga­
nisations [staliniennes] de manière à grossir un courant de
gauche de plus en plus radical afin d'influencer - dans toute
la mesure du possible - leur politique présente et d' attendre
des moments plus propices pour arriver à une victoire totale » .
Et pour être clair, i l termine e n précisant :
« Et quand un militant de ces organisations demande ce
qu 'il doit faire , nous répondons : "Reste là où tu es et
continue à y travailler en liaison avec la tendance
marxiste révolutionnaire". »
C' est là un net tournant de l 'objectif de l'entrisme, mais
cependant en gardant la volonté de maintenir des militants
dans un parti dont ils rejettent la politique comme erronée ,
et qui, tentés par là même d'en sortir, ne se voient offrir qu'une
issue ambiguë. Ce flou va conduire à des échecs, des pertes,
et une crise grave du PCI (que nous préciserons « IV• » pour

285
Le trotskisme, une histoire sans fard

le distinguer de celui de la majorité française, les deux cou­


rants ayant gardé le même nom) .
1 955 . Le ministre de l'intérieur François Mitterrand décide
l ' envoi du contingent en Algérie pour ce qui ne doit pourtant
être qu 'une « opération de police » . C'est tout le pays qui va
être impliqué dans cet événement d ' « outre-mer » . En avril a
lieu la conférence de Bandoung, où vingt-neuf pays d'Asie et
d'Afrique dressent un front des nations pauvres, et pacifiques,
entre les deux blocs. Sous son « neutralisme positif» l 'hété­
rogénéité des orientations est grande entre ces États. Mais le
courant le plus important est peut-être celui du « nassérisme »,
qui va polariser les « révolutions arabes ».
En URS S , Malenkov est contraint à la démission de la
direction , Molotov mis à l 'écart. Le pacte de Varsovie s'op­
pose au pacte Atlantique, mais Boulganine et Khrouchtchev
se rendent à Belgrade . Tito n 'est plus fasciste : tout avait été
l a faute de Beria ! Les partis communistes entrent en crise les
uns après les autres , sauf. . . celui de France, qui se blinde.
Pour Pablo, la voie de la révolution politique est ouverte .
Et lui-même fait un retour sur cette Yougoslavie , la veille vili­
pendée . Nous découvrons dans la conclusion de son éditorial
du numéro de juin de la revue Quatrième Internationale que :
« C' est à la tendance marxiste révolutionnaire intégrée
dans chaque pays au réel mouvement des masses de
s' affirmer plus que jamais comme la véritable alternati­
ve aux directions officielles en faillite . »
Mais n'est-elle pas invisible en tant que telle dans ces mou­
vements ? Les entristes doivent-ils radicaliser leur action, for­
mer une tendance déclarée , accessible ? C'est ainsi que vont
le comprendre un certain nombre d' entre eux. Et tout d' abord
Denis Berger qui découvre que des opposants vont sponta­
nément dans ce sens.
1 956. En France , les élections législatives portent au pou­
voir un « Front républicain » des radicaux de Mendès-France
à la SFIO. Guy Mollet, le bien nommé, est président du conseil
des ministres. Il se rend à Alger, y est accueilli par des jets de
tomates, et capitule devant le bellicisme des pieds-noirs . En
mars , des « pouvoirs spéciaux » pour l' Algérie sont votés avec

286
Les années de la dispersion

les voix du PCF. La ligne du Kremlin n 'est-elle pas mainte­


nant de retrouver une alliance avec les impérialistes secon­
daires contre les États-Unis ?
Nasser a nationalisé le canal de Suez en juillet. En
novembre des troupes anglo-françaises vont débarquer en
Égypte . Elles devront se retirer honteusement, les puissances
dominantes des deux Blocs ayant un intérêt contradictoire
mais égal à se concilier ce pôle de Bandoung.
Au 20• congrès du PCb de l 'URS S , Khrouchtchev et son
discours secret dénoncent le culte de la personnalité et les
crimes de Staline. La déstalinisation est en cours. La direc­
tion du PCF ignore ce rapport, mais une crise sourde commen­
ce dans le Parti. Et, inversement, voilà que, successivement,
le peuple polonais puis le peuple de Hongrie se soulèvent
contre le pouvoir stalinien . En Pologne , après la tentation
d'une intervention, Khrouchtchev a l' intelligence de s' incli­
ner devant l 'immense mouvement populaire et d' accepter le
« moindre mal » du passage du pouvoir entre les mains de
Gomulka, la veille en passe de procès pour « titisme » . Bonne
décision pour le Kremlin : Gomulka ne tardera pas à redeve­
nir un bon stalinien. Il en va tout autrement en Hongrie. Ici ,
la révolution anti-bureaucratique se fait en deux temps . Le
premier se conclut comme en Pologne par un passage du pou­
voir entre aile droite et aile gauche de la bureaucratie , de Gero
à Janos Kadar et Imre Nagy. Mais sous la pression des masses,
ce dernier fait sortir la Hongrie du pacte de Varsovie, annonce
la fondation d'un nouveau parti et proclame la neutralité du
pays. Les chars russes mettent un terme à ce second temps en
écrasant la révolution dans le feu et le sang.
Devant cette tragédie, les enthousiastes de la déstalinisa­
tion douce se partagent entre dénonciateurs et approbateurs
de la répression. Ce qui n' avait pas été prévu par l ' analyse
pabliste, c 'est que la révolution « politique » ne tendrait pas
à améliorer le système , mais à le renverser. Une large faille
va s 'ouvrir là entre d'une part staliniens, néostaliniens, et moi­
tiés et quarts de staliniens, et d' autre part marxistes révolu­
tionnaires qui sont pour le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, jusqu'à leur droit de se tromper.

287
Le trotskisme, une histoire sans fard

Les « révélations » de Khrouchtchev percent le mur de


silence du PCF, ce qui, avec sa politique en face de la guerre
d 'Algérie, forment un cocktail explosif. Paradoxalement, c'est
Félix Guattari , lequel n'est pas entriste, qui entraîne Denis
Berger à publier, avec les étudiants de la cellule philosophie
(Sorbonne) du PCF auxquels il est lié , un bulletin d'opposi­
tion. Ce sera Tribune de discussion. Bien que cela rompe en
fait avec les principes de l 'entrisme sui generis, la direction
du PCI, en particulier Pierre Frank, accepte l ' opération et y
participe. Le vent va tellement en ce sens que, bientôt, un autre
bulletin va spontanément paraître à la fin de 1956, L'Étincelle,
avec Victor Leduc , qui fusionnera avec Tribune de discussion
en avril 1957. La réplique du PCF ne se fait pas attendre , sous
la double accusation de ces bulletins comme « trotskistes et
policiers » . En même temps, des « sous-marins » staliniens
créeront un bulletin concurrent, Unir !. Des attaques viendront
plus tard d' autres côtés : comme on pouvait s'y attendre , du
Communiste de Michèle Mestre , bien placée pour dénoncer
les trotskistes entristes, mais aussi de Socialisme ou barbarie
de Castoriadis et de La Vérité alors devenue lambertiste .
Le courant de prise de conscience - pour certains bien tar­
dive - crée des remous entre les différents niveaux. Sartre
va donner un peu d' argent à Tribune. Henri Lefebvre et Fran­
çois Châtelet y participent, mais avec réticences et timidité .
La peur du trotskisme continue à paralyser ces opposants de
cabinet qui se limitent à suivre la déstalinisation khroucht­
chévienne sans oser la dépasser d'un pas. Cela va les conduire
- de la même façon que Sartre - à justifier la seconde inter­
vention soviétique contre la révolution hongroise, après avoir
condamné la première . Et L'Étincelle finira par rompre l 'unité
de cette première opposition. Il n'aura servi à rien que, pour
sauver l' action commune, les « entristes » s' abandonnent à
assurer qu'ils ne sont « ni trotskistes ni policiers » . C'était don­
ner des verges pour se faire battre. Mais n'est-ce pas que, pour
certains de ces entristes , perce déjà l'idée que la voie du dépas­
sement révolutionnaire de l a crise du communisme ne va
pas passer par le trotskisme , mais par un « centrisme de
gauche » ?

288
Les années de la dispersion

À ce moment, quel était le bilan de l'entrisme ? Fort maigre


en tant que renforcement du centre . Selon les divers témoi­
gnages des militants du temps, le PCI (4•) semble avoir dou­
blé, voire triplé ses effectifs . Mais à quel moment ? Selon
Denis Berger, en 1 956 l ' organisation n ' avait que soixante
membres, pour passer à cent quarante deux ans plus tard , soit
à l'époque du rassemblement de l ' opposition en tendance.
Mais un développement non négligeable était venu du travail
trotskiste ouvert, d'une part en Normandie , sous l ' impulsion
de Camille Januel, d 'autre part dans les milieux enseignants,
sans compter le retour de quelques militants partis pendant la
crise. Quel est le solde dû à l 'entrisme seul ? Selon Gilbert
Dalgalian, une cinquantaine (ce dont doute Pierre Avot-Meyers,
pour qui régnait le flou entre sympathisants et vrais adhérents).
En tout état de cause, ce n 'étaient pas des ouvriers , mais sur­
tout des étudiants, et ils auraient été perdus presque aussitôt
que gagnés , certains du fait de leur formation médiocre qui
les amenait à diverses embardées politiques , et le plus sou­
vent sans doute par cet effet de déconvenue de militants pas­
sant d'un parti de masse à un groupuscule. Notons d' ailleurs
qu ' il en avait été ainsi depuis la Libération : le type d 'orga­
nisation trotskiste étant incapable de retenir des militants for­
més au mode d'activité dans un parti de masse, surtout quand
il s ' agissait de militants ouvriers . Quant aux cadres formés et
« mouillés » par le stalinisme , aucun ne rejoignit j amais le
trotskisme . Typique est le cas d' un Henri Lefebvre , opposant
toute sa vie, mais qui n ' osera jamais aller jusqu ' au bout de
son long enlisement douloureux avec le stalinisme. Un signe
significatif de l'échec , c 'est que le seul membre du PCF gagné
par l 'entrisme qui fut membre de la direction de ce travail était
Michel Ravelli, anarchiste ayant fait une incursion dans le
PCF et qui , peu d' années après, redevint un pur anarchiste, et
un violent ennemi du trotskisme.
Le seul entrisme sui generis qui fut réussi prouve son échec
a contrario : c'est celui d' André Fichaut . Ayant été un mili­
tant trotskiste connu en Bretagne , c ' est seulement en 1 956
que, semblant ne l 'être plus depuis des années , il put adhérer
au PCF. Cela lui permit à coup sûr de mener une activité syn-

289
Le trotskisme, une histoire sans fard

dicale remarquable de talent, d'énergie et d'efficacité, qui lui


assura un grand prestige local et le rendit indéraci nable dans
la CGT. Mais quand il démissionna du PCF après 1 968 , ce fut
sans avoir créé un groupe d'opposition , ni entraîné personne
avec lui9•
Un cas particulier d'entrisme fut celui des militants viet­
namiens. Comme les polarisations extrêmes de la guerre ne
laissaient plus de place au trotskisme, il apparut évident à la
majorité du groupe qu 'un retour ne pouvait se réaliser qu' à
condition d e pratiquer l'entrisme préconisé par Pablo. Mais
fallait-il rentrer au Vietnam , alors que tous les militants du
groupe, du fait des dures luttes avec les staliniens dans les
camps , puis à l'extérieur, étaient bien connus comme des trots­
kistes ? L' appel du pays joua-t-il son rôle dans la décision ?
Le retour eut lieu et fut un total désastre : une partie des mili­
tants furent exterminés peu après leur arrivée ; une partie dis­
parut « dans la nature » ; une dernière partie entra si bien dans
le Viet-minh qu ' ils s ' y adapta .
L a guerre d'Algérie
Dans le même temps, la guerre d 'Algérie se développait
dans la plus profonde horreur de l ' atrocité coloniale.
Elle avait éclaté sans que personne ne l'ait vu venir, comme
il en va presque toujours des événements révolutionnaires .
Mais là avec ce surplus d' accidentel que les partisans mêmes
de l ' insurrection ne l ' avaient voulue ni à ce moment ni de
cette façon .
Les trotskistes d u PCI majoritaire, malgré leurs liens de
solidarité avec le MTLD , n ' avaient qu' une vue superficielle
des conflits qui agitaient ses cercles dirigeants . Ils y distin­
guaient en gros les messalistes et les centralistes, mais le lien
privilégié avec les premiers , et d' abord avec Messali Hadj lui­
même, faisait regarder les seconds comme tournés vers le PCF,
ce qui, comme on l ' apprit plus tard de Mohammed Harbi10,
était totalement erroné. On doit retenir la distinction que fait
celui-ci entre courant « nationaliste populaire » , auquel un
islam populaire servait de ciment social (n' oublions pas que
Messali devint Hadj du fait d ' un pèlerinage à La Mecque, et
qu'à partir de là il ne quitta plus la barbe et la chéchia), et un

290
Les années de la dispersion

courant « nationaliste élitaire » issu des couches sociales for­


mées dans la colonisation. Mais en même temps les directions
des deux courants appartenaient aux mêmes couches sociales,
et se distinguaient par un langage d 'autant plus différent que
les centralistes manquaient totalement d'unité idéologique, et
même politique . Enfin et surtout, il y eut là un problème de
pouvoir entre d 'une part le leader patriarcal en résidence sur­
veillée en France, qui l' exigeait de façon absolue, et d 'autre
part les jeunes dirigeants de terrain, problème qui ne cessa de
s' envenimer dans une situation d ' impasse politique et de
constante répression larvée . Les trotskistes avaient connu
l'existence de l ' OS qui tendait à trancher le conflit par l ' ac­
tion, mais ignoraient sa dissolution , et son remplacement
par le « groupe des 22 » , dont sorti le CRUA (Comité révolu­
tionnaire pour l ' unité et l ' action) .
Tout l'été 1 954, la crise du MTLD fit rage , et les messa­
listes semblaient l'emporter, ayant d'ailleurs eu , en France,
l 'initiative de la violence contre leurs adversaires. Quand l 'in­
surrection fut déclenchée dans la nuit du 3 1 octobre au
1er novembre, le rapport des forces semblait être en leur faveur.
Et le pouvoir les en crut les dirigeants, et c ' est contre eux qu'il
exerça d' abord sa répression.
Le PCI (Vérité) est immédiatement sur le pied de guerre.
Immédiatement aussi, une divergence radicale oppose Lam­
bert et la tendance Bleibtreu . Pour Lambert, contre toute
évidence de ce qu'on peut savoir dès ce moment, ce sont les
messalistes qui ont déclenché l'insurrection. Messali lui-même
est à Niort, dans la famille d' Annie Cardinal, femme de Daniel
Renard, et Lambert identifie sa cause à celle du PCI. Ne va­
t-il pas le sacrer « Lénine de l'Algérie » , proclamer le MNA
« parti prolétarien révolutionnaire » , dirigeant l a majorité
des maquis, et prophétiser qu' au-delà de son triomphe, c 'est
la révolution française qui est commencée ! À ce délire s'op­
pose la minorité qui nie que l ' OS (puisqu' on ignore encore
qu 'il s'agit du CRUA) soit messaliste, et pense que tout l'ef­
fort des trotskistes doit tendre à l ' unité dans la lutte des deux
courants algériens comme la première nécessité de la conjonc­
ture . C'est là une opposition plus radicale encore que les pré-

29 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

cédentes, parce que conditionnant les actions immédiates, et


que Lambert ne peut accepter. Il trouvera l'occasion de son
premier « procès » dans les suites policières d'un édito de La
Vérité signé anonymement du bureau politique. La police
convoque ceux qu'elle considère comme membres de ce bureau
politique , dont Bleibtreu et Lequenne , plus Fontanel, gérant
du journal . La consigne est de ne répondre qu 'à l a question
d ' identité , sans confirmer ou infirmer les noms attribués à
ce bureau politique . Consigne suivie par tous. Mais la ten­
dance demande que la direction choisisse les noms de ceux
qui seront inculpés. Refus de Lambert. Or c 'est laisser au pou­
voir le choix des inculpations . Nouvelle convocation des
mêmes ! La consigne est cette fois de ne pas y répondre. Après
une discussion tendue, la direction de la tendance choisit l ' in­
discipline de répondre comme la première fois . Finalement,
tous les convoqués seront inculpés . Ce sont les premiers de
cette guerre . Comme il s'agit d'un délit de presse , et que les
suivants auront des motifs plus graves, il n'y aura jamais de
jugement, et un non-lieu général des années plus tard. Mais
l'indiscipline aura suffi pour que Lambert décide d'en profi­
ter pour procéder à l'exclusion des minoritaires. Et d'autant
plus que, le 1 8 mars 1955, une assemblée générale de la région
parisienne, c'est-à-dire de la grande majorité du Parti, a voté
à 56 % une résolution Bleibtreu exigeant la fin d'une situation
de division, que « le centralisme démocratique soit rétabli pour
souder le Parti en un seul front dans la lutte contre la répres­
sion » , le retour des minoritaires au bureau politique , et la
convocation du comité central , non réuni depuis des mois. Il
le sera en deux jours . . . pour exclure Bleibtreu, Lequenne et
Fontanel , ce qui entraîne la sortie avec eux , d'abord de tous
les membres minoritaires du comité central , soit Daniel
Righetti, Georges Mougard, Charles Magne, et de Janine Weil,
membre de la commission de contrôle , puis, les jours suivant,
de toute la tendance qui sera dite « Bleibtreu-Lequenne » .
L'Internationale e t le PCI (4•) n ' avaient pas dans leurs
rangs de militants directement liés aux organisations algé­
riennes et s'en tinrent d'abord à la position de principe de sou­
tien de la lutte et de condamnation de la répression. Mais

292
Les années de la dispersion

bientôt, elle n'aura plus de doutes sur le fait que la direction


de l'insurrection est bien ce FLN qui vient de se constituer,
et rassemble, autour du CRUA et d'éléments du MTLD de
Kabylie, les centralistes et certains militants et groupes du
MNA . Comme l ' écrit Sylvain Pattieu :
« Si la priorité est donnée aux contacts avec le FLN,
c' est pour des raisons pragmatiques et non idéolo­
giques : le PCI et la 4• Internationale analysent assez vite
le FLN comme l'organisation qui dirige la révolution al­
gérienne . Dès lors la nature du Parti , sa composition so­
ciale, la teneur de son programme et de son organisation
importent peu : ces considérations passent au second
plan et seule compte l ' action concrète pour l' indépen­
dance et surtout contre l'impérialisme français 1 1 • »
C'est là la position marxiste révolutionnaire correcte , telle
qu'elle a été constamment celle de la 4• Internationale : défense
inconditionnelle des luttes révolutionnaires contre toute oppres­
sion. Mais il faut souligner ici qu 'un tel principe peut rece­
voir des interprétations sensiblement différentes. Un tel soutien
inconditionnel peut-il aller sans critique éventuelle de ceux
que l ' on soutient ? Et précisément à ce sujet, un débat avait
eu lieu au Cercle Lénine, le lieu de débats publics politiques
et culturels du PCI (Vérité) , peu avant le soulèvement algé­
rien, et à propos du Maroc. Daniel Guérin y avait déclaré que
l 'on ne pouvait soutenir inconditionnellement une lutte telle
que celle de l' Istiqlal . Lambert l'avait contredit violemment,
tandis que Michel Lequenne répondait au contraire à Daniel
Guérin que la défense inconditionnelle impliquait la critique
fraternelle des erreurs et fautes éventuelles que pouvaient faire
ceux que l 'on soutenait. Étrangement, ce désaccord se retrouva,
caractérisé comme «travail anti-parti au Cercle Lénine », ajouté
à l' indiscipline dans le réquisitoire d'exclusion de Lequenne
du PCI. Lambert pratiquait en effet alors le soutien sans cri­
tique à des luttes dont il tenait à l'alliance des dirigeants . Cela
fut porté à l'absolu pour le compte du MNA, en même temps
qu' inversement ce n'est pas de critique qu'il s'agira à l ' égard
du FLN , mais de calomnies , puisqu ' il sera donné comme
« interlocuteur de choix pour le gouvernement français » . Ironie

293
Le trotskisme, une histoire sans fard

de l' histoire : quatre ans plus tard, c'est le seul maquis mes­
saliste, celui de Bellounis, qui capitulera et passera dans les
rangs français , obligeant le courant lambertiste à rompre avec
le parti du « peuple-classe » algérien ! Cette déconvenue par­
ticipera à la totale dégénérescence lambertiste : désormais les
luttes révolutionnaires, du Vietnam à Cuba, ne recevront de
sa part nul soutien politique, mais au contraire des dénoncia­
tions . Indéfiniment, le PCI lambertiste, devenu OCI et fina­
lement Parti des travailleurs (PT) , allait jouer son double rôle
de canal de diversion du trotskisme, côté face par son radica­
lisme verbal (accompagné de violences physiques contre tous
ses adversaires de gauche) et son orthodoxie formelle, côté
pile par ses pratiques machiavéliennes ambiguës, qui allaient
en faire . . . une pouponnière de cadres social-démocrates .
Paradoxe ! C 'est Yvan Craipeau, alors membre de l 'éphé­
mère Nouvelle Gauche , où se côtoient les partisans des cou­
rants algériens opposés, qui met les dirigeants du FLN qu'il
connaît en contact avec le PCI (4•) . L'aide que va apporter
l 'Internationale, et singulièrement le PCI, à la révolution algé­
rienne ne sera pas seulement d' agitation et de propagande ,
comme toutes celles qui ont été menées à distance dans le
passé, mais une aide effective, matérielle, exigée par une lutte
qui non seulement concerne l ' impérialisme français dans sa
colonie la plus proche, mais atteint la métropole même . Elle
permit un tournant dans l ' activité du PCI, qui plaça au second
plan l' activité entriste , en précipitant sa crise et son change­
ment d 'orientation. C 'est un réseau complet - et le premier
- qui sera rapidement constitué et réalisera des prodiges -
d' ailleurs avec des forces humaines très limitées autour de
Simonne Minguet, Pierre Avot-Meyers et Henri Benoîts -, de
l ' impression et de la diffusion du premier journal du FLN,
Résistances algériennes, jusqu' à la réalisation de faux papiers,
et, finalement une usine d'armes sur la frontière marocaine .
À une extrémité de cette activité, Henri Benoîts aidait direc­
tement les travailleurs algériens de son usine ; à l 'autre extré­
mité Pablo établissait des contacts au sommet. Bientôt, à partir
de la cellule de Vernon, c ' est toute la région « Seine » du
PCl dont l ' essentiel de l ' activité est de soutien au FLN . Un

294
Les années de la dispersion

acteur important de cette activité fut Sherry Mangan. Malade,


il était resté à l 'écart du conflit de 1 952- 1 953. Rallié ensuite
à l' Internationale, où il reprit sa place au comité exécutif inter­
national , il apporta à la révolution algérienne la même aide
qu' il avait accordée à l ' activité clandestine du début de la
guerre mondiale. Encore une fois , sa nationalité américaine
et son calme courage lui permit des exploits. Il ne vit pas la
fin de cette guerre , mourant le 24 juin 1 96 1 à l'âge de 57 ans.
Si le devoir d' aide révolutionnaire fut ainsi accordé incon­
ditionnellement et sans réserve à un « front » dont les objectifs
révolutionnaires étaient loin d'être clairs au-delà de la volonté
d' indépendance, il fut non-critique. Certes, le PCI ne connais­
sait pas totalement la terrible réalité des règlements de comptes
qui firent des ravages dans les sommets du FLN (tel l'assas­
sinat au Maroc d' Ahane Ramdane en décembre 1 957) , mais
il en eut des échos, parfois nets , et il ne put ignorer les vio­
lences qui aboutirent à son hégémonie sur la willaya 7, celle
de métropole . Mais dans une guerre , et au sein même de la
puissance ennemie, comment critiquer ses alliés sans aj ou­
ter aux armes de l ' ennemi ? Les autres réseaux qui allaient
se former fermeront pareillement les yeux, n'ayant non plus
nulle faculté d ' intervenir sur un milieu si fermé qu 'il restait
obscur, même à beaucoup de ses familiers.
Cette guerre coloniale secoua beaucoup plus profondé­
ment le monde culturel français que celle du Vietnam . Tant
de principes démocratiques violés, tant d'engagements et pro­
messes non tenus, tant de mensonges cyniques évidents , et la
torture si largement utilisée qu'on ne put la cacher ! Ce n' était
même plus seulement l 'intelligentsia de gauche qui diffusait
l'information cachée , protestait et devait lutter pour son droit
à l'expression, mais jusqu'à des intellectuels « humanistes »
et chrétiens . Aussi minoritaire qu' elle ait été , la Nouvelle
Gauche fut un phénomène beaucoup plus significatif que
n'avait été le RDR . Encore une fois en France, des intellec­
tuels se liaient avec des politiques marginaux pour suppléer
à la carence des partis auto-bâillonnés . De ce fait, et à l ' ex­
ception de la Fédération communiste libertaire , projetée en
avant dès avant l'insurrection et avec une violence qui l' isola

295
Le trotskisme, une histoire sans fard

dans l ' année la plus grise, quand la répression tomba sur les
organisations d' extrême gauche, elles ne furent pas totalement
isolées , et les condamnations en furent modérées par la crainte
du pouvoir de voir s 'étendre l' émotion et la protestation .
Par cette action révolutionnaire radicale, l' Internationale
amorçait en France un début de redressement. Mais il y avait
un décalage entre l' action, l' analyse et la perspective.
La Vo ie communiste

Comment dépasser la décomposition lente des partis tra­


ditionnels de la classe ouvrière , survivant à la fois de par leur
caractère « institutionnel » et par leur ancrage dans les syn­
dicats - quoiqu'eux aussi en déclin - c'est-à-dire au niveau
élémentaire de la conscience de classe ? Pour l' Internationale ,
et en particulier pour les trotskistes français, du fait même de
leur origine historique, il ne faisait pas de doute que cela pas­
serait par une mutation ou un éclatement des partis commu­
nistes. Cette idée , qui ne cessa jamais d' être plus ou moins
présente dans la pensée trotskiste, était au cœur de celle du
pablisme, et donc de la génération qui s'y forma. Elle n'allait
pourtant pas cesser d' être contredite, et l ' on peut même dire
que cette contradiction, portée par la vie politique spontanée ,
commença, quoiqu' en mineure , dès cette fin des années cin­
quante , à conduire à des tentatives de construction d' organi­
sations dépassant les partis bloqués. Si l'on peut les considérer
comme « centristes » , ce n'est à coup sûr pas au sens ancien
d 'organisations situées entre social-démocratie et partis com­
munistes, mais au sens d'au-delà des deux partis tradition­
nel s , quoique sans atteindre le niveau du marxisme
révolutionnaire , simultanément et contradictoirement com­
promis par sa filiation avec le bolchevisme et par la pénétra­
tion des critiques , voire des calomnies staliniennes .
Des années de la guerre d ' Algérie jusqu 'à 1 968, le cœur
de la classe ouvrière fut engourdi par la double épreuve de ses
défaites et de l 'opposition violente de ses partis , projetée dans
les syndicats , et durcie par la guerre coloniale . De ce fait, le
dépassement de ces partis fut soutenu par les forces plus légères
de ce que la sociologie vulgaire appelait du nom empirique
et confusionniste de « classes moyennes » . En fait, il s 'agis-

296
Les années de la dispersion

sait des couches en expansion du prolétariat moderne :


employés , fonctionnaires de base, techniciens, cadres tech­
niques divers , enseignants . . . et d 'étudiants qui , de plus en
plus étaient leurs enfants ; enfin d'une masse en progression
d' intellectuels prolétarisés.
Nous avons vu que c'est à partir de l 'Université que l'op­
position communiste prit sa première forme organisée. Son
action ne pouvait que porter d' abord sur une jeunesse mobi­
lisable pour une sale guerre à laquelle personne ne partait gon­
flé des illusions généreuses ordinaires, et sur une jeunesse
massivement inorganisée politiquement. Une telle réalité
sociale était loin du schéma préfabriqué de l 'entrisme.
Gérard Grzybek rapporte qu'en 1957, le trotskiste Kapandji
recrutait encore en annonçant l ' apocalypse de la guerre qui
venait. En octobre , le 5° congrès mondial de l 'Internationale
n'amena encore qu' un demi-tournant. Si Pablo fait une auto­
critique quant au boom économique de tout le système impé­
rialiste, il ne s'en acharnait pas moins à prédire sa crise, et son
dépassement prochain par l'économie soviétique, conduisant
à l 'idée qu'il y aurait de ce fait nécessairement guerre défen­
sive déclenchée pour contrer le rapport de force mondial favo­
rable aux forces de la révolution , la « coexistence pacifique »
ne ménageant que des pauses précaires . Et d' autant plus que
le fait dominant de l ' après-guerre était désormais la révolu­
tion coloniale qui se développait et venait d'atteindre l'Afrique,
ce qui allait donner base au prochain grand tournant de Pablo.
Quant à l 'entrisme, le 20• plénum du comité exécutif inter­
national, au début de 1958, accepta son expression par La Voie
communiste qui venait d'être fondée en remplacement de Tri­
bune de discussion, mais entendait bien que l 'opposition et le
mécontentement soient contenus à l'intérieur du PCF et uti­
lisés à la seule lutte pour son redressement.
Il y avait là une contradiction, alors que des trotskistes
allaient apparaître à visage découvert dans cette publication
que quittait Henri Lefebvre , ulcéré d' avoir « été roulé par les
trotskistes » , et alors que l'exclu Gérard Spitzer entrait à sa
direction, lui qui, d' origine hongroise , très jeune militant du
PCF dès la clandestinité, et ex-directeur du bureau de presse

297
Le trotskisme, une histoire sans fard

de l' ambassade de Hongrie en France , en avait démissionné


au lendemain de l ' intervention soviétique. Dès ce moment,
non seulement Denis Berger, mais Michel Fiant et Raymond
Bouvet, tous trois membres de la direction du PCI, critiquent
l 'orientation de l'Internationale, qui conduit à ce que certains
militants « s 'enterrent dans le travail de masse » tandis qu' in­
versement d' autres se contentent de recruter des militants un
à un, et veulent que l' essentiel des moyens financiers soient
mis sur La Voie communiste, avec l 'orientation de gagner des
cadres du PCF au trotskisme.
En mai 1 95 8 , c 'est le coup d' État légal de De Gaulle. La
4e République s 'effondre piteusement devant l'homme fort,
rappelé selon l 'exigence du comité insurrectionnel militaro­
fasciste qui vient de s' emparer du pouvoir à Alger. Nul ne sait
encore que la se République, cet État fort de ses rêves qu ' il
va enfin pouvoir créer, sera néocolonialiste, et que, reprenant
son rôle de Bonaparte, de Gaulle roulera à la fois son aile d'ex-
trême droite fasciste, colonialiste et militariste , et les partis
discrédités de la gauche respectueuse. Lors des élections légis­
latives de novembre , le PCF perdra un million et demi de voix
qui iront à de Gaulle.
Pour Berger, dès juin, il ne s'agit plus de propagande et
de travail sur le long terme, mais d' action sur les trois thèmes
de lutte : contre la guerre d 'Algérie , contre cet État fort anti­
démocratique, et d'appel et de soutien aux luttes ouvrières .
Seul , à ses yeux, un journal comme La Voie communiste a
assez d'assise pour rassembler les forces d'opposition les plus
radicales, tandis que La Vérité des Travailleurs est sans écho.
Pierre Frank y oppose l ' agitation faite par le PCI le 1 3 mai,
à un moment où l 'opposition est restée paralysée.
Le cœur de cette opposition est plus profond. Il est vrai
que l 'autonomie que vont de plus en plus demander Berger,
et Félix Guattari encore plus violemment que lui, c'est la for­
mation d'un regroupement, non pas sur le programme apporté
tout formé par la 4• Internationale, mais « centriste », en cela
qu 'il se limite au niveau de conscience des forces regroupées,
et pour évoluer avec elles. Pour une efficacité dans les milieux
communistes, c 'est bien la bonne voie . Et cette projection

298
Les années de la dispersion

en avant de ce centre oppositionnel est bien ce qu' exige la


situation .
Pas plus que la majorité du PCI en 1 952, Denis Berger
ne veut de rupture avec le PCI de 1 958 et avec l ' Internatio­
nale . Mais il se heurte à l ' acharnement stupide de ceux qui
exigent que les entristes luttent pour que les opposants dans
le PCF s'y maintiennent, avec toujours l ' idée mythique qu'à
un moment donné , assez prochain , ce sont de larges pans,
sinon une majorité du PCF qui glisseront vers une politique
révolutionnaire, ce qui coïncide avec l 'illusion de la très pro­
chaine révolution politique en URSS même.
En juillet, au 23• congrès de PCI , Félix Guattari précipite
la scission en lisant sa lettre de démission. C'est que lui ne
croit déjà plus en la 4• Internationale. Ne le suivront ni Michel
Fiant ni Jacques Fortin . Denis Berger se limite à démission­
ner du bureau politique . Mais comme c' est en refusant le
contrôle de son activité , il est exclu en novembre .
La Voie communiste allait connaître un succès politique
important, d'abord par celui du journal , d' une qualité rare
dans les publications d'extrême gauche , et par le radical isme
de sa position dans la lutte contre la guerre d ' Algérie. Le
groupe fut ainsi un pôle qui réussit le regroupement de nom­
breux militants révolutionnaires en déshérence, en particulier
les communistes libertaires dont la répression avait concassé
les structures organisationnelles et obligé les poursuivis, dont
Georges Fontenis leur tête , à la dispersion dans la clandesti­
nité . On connaît aussi maintenant ses actions clandestines har­
dies , qui soudèrent dans ses rangs des militants qu 'on allait
plus tard retrouver sur différents théâtres de la lutte révolu­
tionnaire , telle Michèle Firk, qui se suicida pour échapper aux
tortures des policiers guatémaltèques qui venaient l'arrêter.
Comment donc expliquer que ce groupe disparut presque
en même temps que la guerre d'Algérie ? Sans doute au fait
même qu 'il lui fut trop lié , et que l'évolution en chute libre
de la révolution algérienne, dont ils avaient pourtant été les
Cassandre, démoralisa nombre de ceux qui avaient été le plus
en pointe dans son soutien. Mais aussi du fait que le regrou­
pement de La Voie n' avait pas d'assise politique homogène :

299
Le trotskisme, une histoire sans fard

ni programme, ni perspective commune , ce qui provoqua une


dispersion d'où certains émergèrent, mais où beaucoup se
perdirent.
Le PSU et sa tendance socialiste révolutionnaire

Exclue du PCI majoritaire , la tendance dite B leibtreu­


Lequenne se constitua en Groupe bolchevik-léniniste, et le
bulletin polycopié qu'elle publia s'appela Trotskysme. Ce nom
et ce titre étaient des défis qui insistaient sur l 'ancrage dans
la continuité historique du trotskisme. Mais que faire à une
douzaine de membres dont les domaines d' activité étaient tous
différents, des étudiants Jean Baumgarten et Jean-Marie Vin­
cent aux syndicalistes des deux centrales ?
Une première activité un peu collective fut offerte par la
création du Comité des jeunes contre l 'envoi du contingent
en Algérie, fondé par des élèves d'Yvan Craipeau . Ce comité
réussit la première agitation publique. Dans le vide d'activité
contre la « sale guerre », il eut le succès initial de rassembler
toutes les organisations de jeunesse de gauche jusqu'aux Éclai­
reurs de France. Michel Lequenne donna même une existence,
limitée à la durée du comité , à des Jeunesses syndicalistes FO
qui n'avaient jusque-là existé que pour toucher des subven­
tions . Mais ce succès fut aussi la cause de son peu de durée
d'existence . Les Jeunesses communistes firent de l 'expulsion
des organisations trotskistes une condition de leur participa­
tion ; les « Jeunesses » qui dépendaient d'organisations adultes
furent sommées de rompre avec ce mouvement subversif. En
octobre 1 955, un premier meeting prévu à la Mutualité fut
interdit , ce qui donna lieu à la première manifestation sur­
prise. Tout cela, à cette heure , tomba dans le silence général .
L'activité de ce comité fut la première contre la guerre , et il
est remarquable qu'elle fut menée par de jeunes militants, sans
aucun cadre connu à leur tête . Elle ne put survivre aux élec­
tions de j anvier 1 956. Comme l ' a écrit un de ses « leaders » ,
Maurice Rajsfus :
« Il n'y avait plus de place pour une lutte politique pu­
blique telle que notre Comité l'avait envisagée en sep­
tembre 195 5 . L'heure était venue des réseaux de soutien

300
Les années de la dispersion

clandestins, après l'échec relatif des premières manifes­


tations au grand jour12• »
Contactée par Yvan Craipeau, la majorité du Groupe bol­
chevik-léniniste accepta sa proposition d' entrer dans la Nou­
velle Gauche (où la double appartenance était de droit) . Le
groupe réalisa son entrée, ce qui lui permit de trouver un milieu
d'action plus large, mais en y perdant ses deux membres pos­
tiers . Puis la Nouvelle Gauche devint l ' UGS (l' Union de la
gauche socialiste) en décembre 1 957, après sa fusion avec le
Mouvement de libération du peuple (MLP) , organisation pro­
létarienne, catholique et pro-stalinienne . L'UGS était une for­
mation centriste , sans véritable programme politique , avec
beaucoup de syndicalistes qui n' étaient que cela ; beaucoup
de discussions à n'en plus finir sur tout, et en particulier sur
la guerre d' Algérie où cela allait du pacifisme au soutien , soit
du FLN , soit du MNA . Mais c'était tout de même un pro­
grès par rapport à la Nouvelle Gauche, et qui rameuta des mili­
tants restés en suspens hors de toutes les petites organisations,
lui donnant une capacité d'action accrue.
Plus de droit à la double appartenance, qui aurait d' ailleurs
été ridicule pour le petit Groupe bolchevik-léniniste . Il se
transforma en comité de rédaction de la revue Tribune marxiste ,
dont il ouvrit ses colonnes à des militants retrouvés des
anciennes scissions, comme Yvan Craipeau et Pierre Naville,
à de vieux compagnons de route comme Daniel Guérin, ou à
des sympathisants nouvellement découverts comme Edgar
Morin, Serge Weinstock et Gérald Suberville . Dans l ' UGS ,
chacun des trotskistes du groupe pouvait retrouver un milieu
d'activité et un riche champ de débat où se formaient de nou­
velles et solides solidarités .
L'UGS n' aura elle aussi qu'une brève existence. Le coup
du 13 mai 1 958 et l'arrivée au pouvoir de De Gaulle pousse
les minoritaires de la SFIO à rechercher des partenaires et,
hors des grands parti s, seule l ' UGS est une organisation mili­
tante , mais qui les inquiète par son gauchisme. Il faudra de
longues négociations pour qu'en avril 1 960 , le Parti socialiste
unifié (PSU) apparaisse.

301
Le trotskisme, une histoire sans fard

La question d'une nouvelle fusion avec un PSA où venait


d'entrer la petite formation de Mendès-France, qui évitait ainsi
son élimination par refus de la base de l ' UGS , provoqua la
sortie de nombre de militants de celle-ci, comme Jean-René
Chauvin par exemple . Le groupe de Tribune marxiste au
contraire fut unanimement d' accord pour participer à l 'expé­
rience, et , dans le dernier numéro de la revue, l ' article de
Michel Lequenne , « Pourquoi aller au PSU ? » s'efforçait de
convaincre les éléments de la gauche de l'UGS qu'il y avait
là un champ et un instrument d' action plus vaste pour le cou­
rant révolutionnaire. La participation à la formation du PSU
n ' était en rien un « entrisme » , puisqu ' elle était celle de
membres de l 'UGS n'ayant jamais masqué leur visage de trots­
kistes, et qui s ' y trouvaient donc « de droit » .
Dans le PSU, Marcel Bleibtreu proposa de changer le nom
de Tribune marxiste en Nouvelle Revue marxiste pour donner
signification à un élargissement du comité de rédaction de la
revue, et obtenir en particulier la collaboration de Pierre Naville
à sa direction. Cela fut ressenti par Michel Lequenne comme
signifiant un changement d' orientation et de perspective du
« noyau trotskiste » d'origine. Il accepta cependant cette muta­
tion qui pourtant ne donna pas vie à la revue au-delà du second
numéro . Mais , en revanche, Lequenne obtint la décision de
former d'emblée dans le PSU une tendance « socialiste révo­
lutionnaire » , sorte de drapeau déployé , et de nette force équi­
librant l'aile droite, alourdie de Mendès-France , et de nouvel
appel vers le groupe de militants de l ' UGS restés en marge.
Comme Bleibtreu n'obtint pas d'alliance, non seulement avec
Naville et Laurent Schwartz, mais même avec Craipeau et
Filiatre qui restèrent constamment dans la majorité, il prit
toute sa place, c 'est-à-dire au premier rang , dans la direction
de la tendance SR. Le seul qui allait s 'en éloigner fut Jean­
Marie Vincent.
Pour former celle-ci , Lequenne s ' adressa à tous les trots­
kistes des divers courants . Les « entristes » lambertistes n'y
passèrent que pour tenter de la tuer dans l ' œuf, puis s'en allè­
rent. En revanche tous les autres en devinrent des membres
actifs et des animateurs , dans une belle unité retrouvée.

302
Les années de la dispersion

C' étaient à la fois des membres de l 'Intemationale, qui étaient


là surtout comme couverture de leur travail de soutien au FLN ,
tels Simonne Minguet et Henri Benoîts , et des anciens de
toutes les périodes, tels Roger Poirier, Marcel Pennetier, André
Calvès et bien d' autres . Dans son développement, en furent
membres quantité de jeunes militants , de Michael Lowy à
Arlette Laguiller. Y furent gagnés au trotskisme des militants
anciens comme Jules Fourier et des jeunes comme Jacques
Pesquet.
Le PSU s ' était formé en pleine guerre d ' Algérie , et en
somme comme un de ses effets politiques. La lutte contre cette
guerre fut un ciment de ce jeune parti, et combien plus pour
la tendance SR qui fut à la pointe radicale de l'action, en par­
ticulier dans l' invention des manifestations surprises à contre­
courant des sens de circulation . Dans un parti où l 'on couvait
un Mendès-France qui avait été le premier ministre de la répres­
sion du soulèvement algérien - « sans faiblesse parce qu' elle
est sans injustice » -, c 'est une pression constante qui allait
être nécessaire pour que la garde ne soit pas baissée . Ainsi fal­
lut-il des interventions violentes, en particulier de Jean Baum­
garten au nom de la tendance SR, pour obtenir une réaction,
d'ailleurs insuffisante , au massacre de la manifestation paci­
fique des Algériens de la région parisienne à Paris, la nuit du
17 au 1 8 octobre 1961 , dont on ignore encore le nombre des
morts, surtout celui de ceux qui furent jetés morts ou vivants
dans la Seine. Il est aussi caractéristique que le seul majori­
taire qui signa la Manifeste des 1 2 1 fut Laurent Schwartz, la
direction se prononçant au contraire à la fois contre le droit
à l'insoumission et contre l'aide au FLN, tandis que se retrou­
vaient dans cet appel, avec les surréalistes, qui en étaient à
l ' origine , et nombre d' intellectuels qui se démarquaient ainsi
du marais pacifiste, plusieurs membres de la tendance SR et
de l'Internationale.
La tendance SR produisit un bulletin régulier et, par ailleurs,
tint des réunions à caractère d' université marxiste . Michel
Lequenne y opposa à la révision par Serge Mallet de la théo­
rie marxiste des classes , dissociant le prolétariat et projetant
sa partie supérieure en nouvelle classe petite-bourgeoise , la

303
Le trotskisme, une histoire sans fard

notion de l ' extension du prolétariat à tous les travailleurs


qui n ' avaient que leur force de travail à vendre , qu'ils soient
manuels ou intellectuels, et de plus en plus manuels-intel­
lectuels. Par ailleurs, quand la majorité elle-même ressentit
le besoin d'un programme , Craipeau introduisit l'idée de « pro­
gramme de transition » , et tous les projets reprirent la formule
sans que sa signification fût connue ou comprise. La tendance
SR se devait de lui donner corps en travaillant à partir de celui
du congrès de fondation des la 4• Internationale. Il n'est pas
sans intérêt de rappeler quarante ans après que Bleibtreu, son
principal rédacteur, fit alors remarquer que l'expérience sovié­
tique montrait la nécessité d' équilibrer la démocratie directe
des soviets par une chambre parlementaire élue au suffrage
universel.
En 1 96 1 , Simonne Minguet, sur la base de l' accord poli­
tique qui se manifestait dans la tendance SR entre membres
du PCI (4•) et anciens du GBL, fit à Michel Lequenne la pro­
position d'une discussion aux fins d'un retour dans l ' Inter­
nationale. Ce ne pouvait être une question personnelle. Michel
Lequenne en fit la proposition à tous les anciens du PCI et à
quelques trotskistes anciens ou à de petits groupes. Quasi tous
ceux du PSU acceptèrent d'en discuter, mais Bleibtreu s'y
refusa, confirmant ainsi le changement de perspective qui
allait le conduire à l ' isolement. Un tel retour ne pouvait se
réaliser sans discussion approfondie des positions réciproques
sur toutes les questions importantes . Les débats qui suivi­
rent ne permirent pas de revenir sur les divergences de 195 1 -
1 952. Mais les accords se révélèrent toutefois être assez larges
pour qu 'aucun des participants ne voie d' obstacle devant ce
qui apparaissait l'essentiel de l ' heure , à savoir la révolution
coloniale et surtout la guerre d'Algérie. Le groupe compre­
nant la plupart des anciens du GB L, dont Karlinsky, certains
membres de la tendance SR, comme Jacques Pesquet, mais
aussi Calvès, accepta ce qui était une sorte de mini réunifi­
cation . Ainsi eut lieu un retour-entrée à la 4• Internationale
d'une quinzaine de militants. Tout d' abord, ce regroupement
ne changea rien à leur activité dans le PSU . Ce fut seule­
ment la fin de la guerre d ' Algérie qui allait nécessiter des

304
Les années de la dispersion

changements d' affectation Ainsi d' Albert Roux et de Basile


Karlinsky qui partirent pour l' Algérie.
Cette fin de la guerre allait dévoiler les forces centrifuges
des constituants du PSU . Elles se révélèrent avec les six ten­
dances du premier congrès de 1963 , en janvier : deux de droite,
celles de Mendès-France et celle de Martinet-Depreux ; celle
de Rocard au centre (si petite qu'elle n'eut pas droit à un repré­
sentant au comité national) ; et trois à gauche, la tendance SR,
celles de Poperen et de Desson. Sans majorité possible, la
direction imposa la recherche des regroupements de tendances,
par des commissions des « sages » qui devaient tenter d' abou­
tir à seulement deux tendances. Les « sages » de gauche étaient
Jean Poperen, l'ex-député des Ardennes Guy Desson, et Michel
Lequenne pour la tendance SR. La discussion fut délicate pour
parvenir à une unique tendance de gauche. La direction de
la tendance SR accepta une telle fusion pour éviter une mino­
risation qui nous aurait paralysés . Mais Calvès la refusa, qui
s'en moquait parce que seule lui importait l ' animation de
ses journaux d' entreprises .
Le congrès du PSU de la fin 1 963 n'opposa donc plus que
deux tendances. Celle de la gauche unifiée n'eut que 45 % des
voix . Elle était en réalité majoritaire , mais nombre de ses sec­
tions étaient composées seulement de véritables militants , tan­
dis que celles d' origine PSA, comme celle de Depreux , avaient
souvent de nombreux adhérents qui n'étaient que des cartes
distribuées , mais dont les votes pesaient.
Malgré le soutien commun à la grande grève des mineurs
de mars , qui resta isolée, les années qui suivirent furent de
piétinement où la tendance de gauche se délitait. À son bureau ,
on étudiait les diverses possibilités de dépassement de ce PSU
privé de véritable orientation. Jean Poperen affirmait que rien
n'était possible hors d'une organisation de masse . . . ce qui
allait le conduire au PS . Les militants de la partie la plus radi­
cale de la gauche partaient. Les militants trotskistes n'y furent
bientôt plus qu'une poignée .
Réunification et dernière scission

Le 6• congrès mondial, en janvier 1 96 1 , put annoncer avoir


eu une centaine de participants d'une trentaine de pays, il ne

305
Le trotskisme, une histoire sans fard

représenta pourtant qu'une Internationale en miettes . Elle ne


comptait plus que des groupuscules . Après la grande rupture
de 1 95 3 , la section géante de Ceylan, le Lanka Sama Samaja
Party (LSSP) , entra peu à peu dans une voie de dégénéres­
cence. Unique organisation de masse du mouvement de l ' In­
ternationale, elle n ' avait d' ailleurs jamais été trotskiste que
par son sommet. Son rôle dans la société ceylanaise la fit glis­
ser jusqu ' à ne devenir qu'une organisation d' opposition de
gauche parlementaire , abandonnant tout radicalisme révolu­
tionnaire. Ernest Mandel constata que « la scission du mou­
vement trotskyste international en 1 95 3 a indubitablement
affaibli les forces opposées à l ' opportunisme du LSSP13 » .
C'était l à u n aveu du désastre constitué par l a scission, mais
sans revenir sur ses causes.
La section française avait perdu , en 1 9 5 8 , les quelques
dizaines de militants de La Voie communiste qui n ' allaient
pas être entièrement compensés en 1961 par l ' arrivée de ceux
de la tendance SR du PSU.
Et ce fut l ' année où l 'arrestation de Pablo et de Santen aux
Pays-Bas cachait encore, par le front de leur défense, une pro­
fonde faille au sommet de l 'Internationale. Ces arrestations ,
en effet, avaient eu lieu sur une affaire de fabrication de fausse
monnaie pour le compte du FLN , qui outrepassait quelque
peu la notion de « soutien inconditionnel » et était plutôt de
l 'ordre de la simple mise à son service . Et ce passage lui-même
avait une profonde signification politique. Dans une période
où la flambée incessante de la révolution coloniale atteignait
l 'Afrique noire au Congo, puis en Angola, et soudain triom­
phait à Cuba après une guerre de guérilla révolutionnaire sans
précédent, l 'apathie du prolétariat européen contrastait. Pablo
glissa alors du campisme opposant le bloc prolétarien au bloc
impérialiste à celui opposant le Sud des pays pauvres au Nord
des pays riches, de la révolution coloniale contre les oppres­
seurs impérialistes .
Dans le clair-obscur de cette évolution , un de ses plus
fermes piliers , Posadas , leader incontesté de la section argen­
tine , et dont l ' influence s ' était étendue à d' autres groupes
latino-américains, dont celui de l 'Uruguay, se posa dès la fin

306
Les an nées de la dispersion

de 1 95 9 , puis au 6• congrès , en porte-parole autorisé d ' un


Pablo emprisonné contre ses critiques « européens » . Pablo
avait vu en Posadas un élève docile , et il le fut. Mais cela
n' était pas contradictoire avec le fait qu' il était aussi, sur
son terrain, un « caudillo » révolutionnaire, d ' un type mal­
heureusement fréquent en Amérique latine. Il crut défendre
la politique de Pablo en conservant le schéma simpliste de
1 952 d ' un rapport de forces en constante progression pour
la révolution, et d' une incapacité totale de l ' impérialisme à
l'enrayer ou même à la contenir. De plus, il prenait pour argent
comptant l ' annonce par Khrouchtchev d'un prochain dépas­
sement de l ' économie des É tats-Unis par celle de l ' URSS.
Privé de son tuteur politique , Posadas allait laisser libre cours
à un esprit délirant de gourou, et se faire l ' apôtre de la néces­
saire guerre nucléaire préventive. Défenseur outrancier de
Pablo, peut-être fut-il l 'objet d'une tentative de modération
de la part de celui-ci qui allait le conduire à se retourner contre
lui et , devenant un maoïste sans nuances , se faire dénoncia­
teur de la révolution cubaine . Cette dérive allait demander du
temps pour s'effilocher en Amérique latine, dispersant ou éga­
rant ceux qui avaient été ses partisans dont les meilleurs revin­
rent ensuite dans l' Internationale.
Si les relations sino-soviétiques n ' avaient jamais été de
« codirection » du mouvement des révolutions, la politique de
coexistence pacifique de Khrouchtchev allait s' opposer radi­
calement à la politique chinoise anti-impérialiste , appuyée sur
Bandoung . Cette rupture manifestait des différences d' inté­
rêts profondes . Le fait que les deux États soient bureaucra­
tiques n' impliquait pas le même niveau de bureaucratisation.
Celle de Chine n' était pas encore arrivée au niveau contre­
révolutionnaire de celle de l' URSS. Devant ce conflit, il n'y
eut pas immédiatement opposition entre Pablo et le reste du
secrétariat international. Il y eut même d' abord unanimité pour
accorder un soutien critique à la Chine . Mais dès après sa libé­
ration et celle de Santen, Pablo allait renverser sa position,
et dénoncer la politique chinoise comme « stalinienne » en
opposition au réformisme de Khrouchtchev et à son soutien
à Cuba. La logique de cette pensée doit se lire en renverse-

307
Le trotskisme, une histoire sans fard

ment : c'est le nécessaire soutien à l ' incontestable révolution,


à la fois anticolonialiste et socialiste de Cuba, qui conduit au
soutien critique de la déstalinisation khrouchtchévienne et,
par voie de conséquence, à l ' opposition à la Chine . Par ses
liens avec les sommets du FLN, Pablo eut-il des informations
que le reste de l' Internationale n'avait pas quant aux premières
aberrations de la politique intérieure maoïste ? Cela est pos­
sible , mais alors aurait exigé de les faire connaître pour jus­
tifier une critique qui, en elle-même, n'eût pas été déterminante
quant au jugement du conflit entre les deux États . La systé­
matique de la pensée de Pablo prête plutôt à comprendre sa
position sur cette question comme procédant de son analyse
générale du « front de la révolution » .
Et c ' est cette nouvelle analyse qui v a opposer désormais
la tendance de Pablo et celle du secrétariat international -
c ' est-à-dire alors le trio Pierre Frank-Ernest Mandel-Livio
Maitan -, qui s' oppose à cette manière , sinon de tirer un trait,
du moins de mettre entre parenthèses le prolétariat des pays
impérialistes.
Le début des années soixante de l 'Internationale va se pas­
ser dans une longue lutte sourde , mêlée de collaboration
conflictuelle. Les conceptions différentes, mais jusque-là mas­
quées, de ce que devait être le soutien à la révolution algé­
rienne, allaient se durcir après sa victoire et le début de la
période d'indépendance. Ce n'était plus de soutien d'une lutte
qu'il devait s'agir, mais du rapport d' une organisation révo­
lutionnaire internationale avec un État dont les velléités de
marche vers le socialisme devaient, certes être aidées (et ce
fut le sens de l ' envoi de militants dans les organismes de
coopération) , mais aussi suivies de façon critique dans leur
développement. Devenu conseiller de Ben Bella, Pablo pou­
vait-il être en même temps sans confusion le secrétaire de l'In­
ternationale ? Sa proposition de transférer le centre de
l 'Internationale de France en Algérie, outre l'imprudence d' une
telle mesure, aurait accentué cette confusion et tendu d' une
identification inacceptable . Mais, à ses illusions sur le deve­
nir socialiste rapide de l' Algérie, et à sa confiance dans la ten­
dance Ben Bella-Boumédienne, qu 'il considérait comme l ' aile

308
Les années de la dispersion

gauche du FLN , Pablo ajoutait la tendance à tiers-mondiali­


ser l' Internationale. Cela conduisit à ce qu'en Algérie la cel­
lule des militants envoyés de France par le PCI eut une vie
séparée de celle des militants qui avaient été les spécialistes
de l ' aide à la révolution .
La rupture eut lieu à partir du moment où Pablo exigea
une véritable autonomie politique pour sa tendance et son
journal . Celui qui, au nom du centralisme du Parti de la Révo­
lution mondiale avait exigé une discipline absolue à une sec­
tion tout entière, la refusait pour son propre compte. La scission
encore une fois ne manqua pas de confusion . À ce désac­
cord fondamental se joignirent des débats sur des questions
annexes , d'une part sur l ' Angola, où Pablo se prononçait de
façon correcte pour le soutien au MPLA, tandis que la direc­
tion internationale se trompait en pensant que le courant gauche
était l ' UPA d' Holden Roberto , et d' autre part sur la Chine
où l' Internationale partagea les illusions de quasi toute l 'ex­
trême gauche sur la révolution culturelle. Mais, quant au fond,
la rupture de Pablo apportait dans l ' Internationale un point
final aux variations de ses cours d'erreurs ouverts en 195 1 .
Entre-temps , le comité international avait lui aussi éclaté .
Depuis 1953, il n'avait jamais pu être un véritable centre inter­
national . De ses trois organisations majeures , seul le SWP
fonctionnait sous le régime du centralisme démocratique, avec
une direction plurielle . Le PCI lambertiste, devenu OCI,
comme la Socialist Labour League d' Angleterre , avaient en
commun d' être dirigées par des gourous intangibles : l ' OCI
par Lambert, la SLL par Gery Healy. Et chacun de ces « auto­
crates » tenait jalousement à son hégémonie politique et à ses
zones d' influence. Leur unité n' était qu ' un fédéralisme flou .
Leur isolement les conduisit l ' un et l' autre à un dogmatisme
qui versa dans l ' ultragauchisme théorique (pour Lambert,
au moins , couvrant un opportunisme sans rivages) . Un évé­
nement de l' importance de la révolution cubaine ne pouvait
que faire exploser un tel organisme. Alors que le SWP se jetait
dans le soutien à la révolution cubaine, les deux groupes sec­
taires n ' y virent qu' une révolution politique bourgeoise. En

309
Le trotskisme, une histoire sans fard

fait, ces deux formations étaient emportées dans un cours de


dégénérescence irrémédiable.
Dès 1 96 1 - 1 962, des contacts furent pris entre le SWP et
l ' Internationale . Des entrevues vérifièrent que le rapproche­
ment constaté dans la presse était réel . Le congrès de réuni­
fication eut lieu en j uin 1 963 . Celle-ci marqua le début du
redressement de l ' Internationale, que les ruptures posadistes
et pablistes qui suivirent confirmèrent, malheureusement payé
de la perte de militants de qualité qui suivirent Pablo pour
de longs parcours sinueux.
Les déconvenues des lendemains de l ' indépendance de
l ' Algérie, culminant avec le coup d ' É tat de Boumédienne,
allaient se compenser par la polarisation politique sur l'es­
sor de la révolution cubaine d'une part, et par la lutte contre
le recommencement de la guerre du Vietnam d' autre part. Si
le mouvement ouvrier bougeait peu , en revanche toute une
jeunesse vibrait aux échos de ces luttes révolutionnaires, et le
monde intellectuel connaissait aussi une intense fermentation.
Le Manifeste des 1 2 1 avait des suites dans les regroupements
et les débats . Ainsi, après l ' arrestation des « pieds-rouges »
trotskistes en Algérie - certains d 'entre eux étant torturés -,
leur libération exigea une campagne en France, à laquelle, de
nouveau, l ' intelligentsia de gauche participa largement. Le
Cercle Karl Marx du PCI put traiter à la fois de la révolution
cubaine (en condamnant le Révolution dans la révolution de
Régis Debray, et en soulignant à l 'inverse l 'expérience d'or­
ganisation des communautés paysannes par Hugo Blanco) ,
de l'épopée et de la mort en Bolivie de Che Guevara, et d'autre
part du Samizdat soviétique, en accord total avec Jean Schus­
ter au nom du Groupe surréaliste.
Considérant la situation de clivage que le rapport aux révo­
lutions créait dans le monde intellectuel , le PCI proposa au
Groupe surréaliste de reconstituer la FIARI (Fédération inter­
nationale des artistes révolutionnaires indépendants) . La
réponse fut une fin de non-recevoir. Mais le ton de découra­
gement de ce « Ni aujourd 'hui, ni de cette manière » appela
une réplique de Michel Lequenne, par une longue lettre de
précision au nom du PCI, soulignant les signes contradictoires

3 10
Les années de la dispersion

de la situation et les exigences de riposte à ses aspects néga­


tifs . Entre cette lettre et une seconde réponse, André Breton
mourut . Partageait-il le découragement de ceux qui écrivaient
le 20 novembre 1 966 : « Nous devons, plutôt que tirer orgueil
de réussites localisées, prendre conscience , chaque jour, du
déficit où nous laissent nos espoirs . Nous avons à combler un
passif écrasant. Partout la réaction est installée » , ou fut-il
ébranlé par l ' argumentation trotskiste , comme Vincent Bou­
noure , un des signataires du dernier texte , devait le dire plus
tard à Michel Lequenne'4 ? Cet échange entre les deux for­
mations les plus radicales du moment révèle combien le temps
était tendu et lourd avant l 'heureuse tempête .
Sans que personne ne pressente l 'explosion qui allait se
produire, ses ondes invisibles animaient l ' atmosphère des
années 1 966 et 1 967 . Si l' entrisme dans un PCF « attentiste »
piétinait et était réduit à rien, celui dans l ' Union des étudiants
communistes (UEC) progressait, porté par cette maturation
d'une nouvelle génération entrant en politique. La lutte dans
l'UEC donna son fruit par la rupture de 1 967 et la fondation
de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) . La matu­
ration que manifestait cette naissance, et son caractère d'an­
nonce, sont vérifiés par le fait qu'un an avant, et de façon
autonome , des jeunes communistes de Cannes , dont Cathe­
rine et Jean-Jacques Samary, avaient rompu avec la JC et fondé
une première JCR locale dont le journal s'appelait La Méthode.
Temps de piétinement pourtant . Tout vibrait et rien ne sem­
blait bouger. Les militants du PCI étaient actifs et influents
dans leurs milieux d' activité et leurs syndicats , mais le PCI
lui-même pouvait passer pour une société secrète , et son effec­
tif stagnait.
Un tel climat n'allait pas sans tensions électriques . Une
crise éclata au bureau politique du PCI en février 1 968 : les
jeunes dirigeants de la JCR attribuèrent le piétinement du PCI
à l 'immobilisme du vieux noyau de direction, et à l 'invisibi­
lité du parti en tant que tel, avec son journal à la maigrelette
diffusion . En fait, ils exigeaient un changement d'axe de la
direction et un recentrage autour de leur seule activité. On
aurait pu voir là un recommencement de ce qu 'avait été le

311
Le trotskisme, une histoire sans fard

début de la crise sur La Voie communiste . Il y avait pourtant,


plus profondes , et qui furent durables , des divergences poli­
tiques qui touchaient à la fois à la « voie cubaine » et à l ' au­
tonomie révolutionnaire supposée du communisme vietnamien
par rapport à l 'URSS . La jeune génération trotskiste elle-même
subissait cette pression de la radicalisation de la révolution
du tiers-monde . Une fois encore le « soutien » tendait à se faire
quasi sans critique, fût-elle fraternelle. Ainsi la jeune trots­
kiste Jeannette Habel protesta-t-elle contre les réserves sur le
« guérillérisme » de Guevara, qui apparurent lors de sa mort
dans l ' article de Michel Lequenne. Au terme d'un débat sur
le journal ouvert par Hubert Krivine, Lequenne démissionna
de sa direction qui passa aux mains de Jean-Pierre Beauvais . . .
sans d' ailleurs que cela semble avoir changé quelque chose à
sa diffusion pendant les trois mois qui suivirent. Mais, à ce
terme , c 'était l 'explosion de Mai . Tous secteurs confondus,
le PCI comptait 1 50 militants.

Contrepoint de l'auteur

Dès l ' automne 1 952, Lambert commença à former sa frac­


tion. J' étais alors le seul permanent, chargé de la réalisation
matérielle de notre journal La Vérité, dont je partageais la
direction avec Marcel B leibtreu. Celui-ci, immédiatement,
s 'efforça de contrôler l ' incontrôlable Lambert, et en particu­
lier quant aux ressources financières du parti. Inversement,
pour isoler Bleibtreu, Lambert tenta, en se plaignant de son
irrégularité militante , de me rallier au noyau qui, selon lui ,
était nécessaire à bien tenir en mains les rênes de la direction.
Si quelqu'un connaissait les défauts de Bleibtreu, c'était bien
moi qui réalisait le journal et travaillait quotidiennement avec
lui . Mais je connaissais aussi bien Lambert ! Je lui répondis
nettement que nous ne pouvions nous passer de Bleibtreu , qui
était notre tête politique . Je passai ainsi immédiatement dans
le clan de ses ennemis, et la sanction tomba avant la fin de
l' année : il n ' y avait plus assez d'argent dans la trésorerie pour
mon maigre salaire de permanent.
Je repris donc mon poste aux éditions du Pré aux Clercs,
qui allaient d ' ailleurs déposer leur bilan peu après, ce qui

312
Les années de la dispersion

me conduisit aux éditions Bourrelier, entreprise où , n 'étant


plus le seul salarié , je pus faire un travail syndical, mais en
passant de la CGT à FO où les employés de cet établissement
étaient tous syndiqués. Le syndicat FO de l ' édition était si
maigre que j ' en devins en un tour de main le secrétaire et,
de ce fait membre actif de la gauche FO où je retrouvai Gibe­
lin . Je n 'en continuai pas moins à assumer toute ma fonction
à la rédaction de La Vérité, travailler double ne me faisant
aucun problème . En plus, outre mes articles de critique litté­
raire pour l' Unité, je dirigeais , avec Robert Chéramy , fidèle
de Lambert, le Cercle Lénine dont les débats, aussi bien cul­
turels que politiques , attiraient de nombreux sympathisants,
et jusqu 'à des intellectuels de renom .
Dans toute cette période de deux ans , mon accord poli­
tique avec Bleibtreu fut total et, au-delà même du journal, je
fus son « lieutenant » dans toutes ses initiatives : collaboration
pour la création des comités Marty (ainsi, c'est moi qui allai
chercher Lemoine dans son coron et le ramenai à Paris, et cou­
vris ses rencontres avec Bleibtreu où je l ' y assistai) , et dans
la formation du comité international (j 'eus la mission de ral­
lier la section suisse) . Mais au fur et à mesure que s' accrois­
sait notre minorisation, Lambert s ' immisçait dans nos propres
secteurs d' activité, puis nous en élimina. Ainsi des comités
Marty où il imposa la direction de Berné, qui devint en même
temps le garde du corps de Marty . Dans la représentation de
notre PCI au comité international, Lambert imposa Renard à
côté de Bleibtreu. Celui-ci avait complètement abandonné
le journal après la crise de juillet 1 95 3 . Pour ma part je conti­
nuai à y écrire jusqu'en mars 1 954.
Après l 'exclusion de Gibelin , la tension s'éleva sans cesse
jusqu'à notre propre exclusion dans les conditions relatées
plus haut. Cette rupture fut encore plus douloureuse que celle
de 1 95 2 , moins par la séparation d ' avec ceux qui nous
excluaient, et pour lesquels nous perdions toute l 'estime que
nous pouvions avoir eu pour l ' un ou l ' autre, que par le fait de
se retrouver réduits à un groupuscule, comme ceux que nous
méprision s . Il y avait cependant un groupe qui échappait à ce
conflit : celui de Raoul, sorte de tendance informelle, mais qui

313
Le trotskisme, une histoire sans fard

avait cependant des réunions mi-politiques mi de copinage .


Bleibtreu n' ayant pas d' atomes crochus de ce côté , c'est moi
qui m'y rendis pour les inciter à sortir avec nous du PCI. Ils
s'y refusèrent. Certains d' entre eux , entre autres Serge Dhé­
nin et Jean Guillet, rompirent plus tard et se perdirent. Les
autres furent longtemp s , et Raoul en particulier, une sorte
d'opposition de sa majesté Lambert, dont la critique moqueuse
n' allait jamais jusqu 'à l ' affrontement politique.
Mes premiers désaccords avec Bleibtreu surgirent dès le
premier numéro de Tribune marxiste, centré sur l'anniversaire
de la révolution hongroise, à propos de l'article contre Sartre
que j ' y écrivis sous le titre « Sartre et le fantôme » , répondant
à son article des Temps modernes, « Le fantôme de Staline » .
Dès cette époque , Bleibtreu pensait qu 'il fallait gagner ces
sortes d'intellectuels plus ou moins critiques à l'égard du PCF.
Mon article ne fut publié que grâce au soutien que je reçus
d' Edgar Morin qui, lui, n'avait déjà plus d'illusions sur Sartre .
Ce premier désaccord n'eut pas de suite tant que dura la revue.
Il allait en être tout autrement au sein du PSU. Bien que
notre collaboration y fût serrée dans la tendance SR, nombre
de signes marquèrent vite une différence de perspective . Bleib­
treu ne cessa pas de chercher des alliés pour un dépassement
de notre tendance, ce qui supposait un espoir d' avenir du PSU.
Et c' est ce qui l'amena à être en 1 963 un chaud partisan de la
création de la tendance de gauche avec le courant de Jean
Poperen . Si j ' y participai , ce fut rapidement sans l 'illusion
que nous puissions devenir majoritaires dans le PSU. De plus,
mon retour dans l' Internationale m'ouvrait de toutes autres
perspectives. Au titre de la fusion, plusieurs membres de notre
petit groupe furent cooptés au comité central du PCI , dont
Albert Roux , et moi au bureau politique. Peu après , je diri­
geais La Vérité des travailleurs , dont plus tard j ' obtins que
l'on change, le (mauvais) titre en L 'Internationale.
Dans ce même temps de 1 96 1 , à partir des liens renoués
avec Denis Berger dès l' époque de Tribune marxiste, j ' étais
entré au comité de rédaction de La Voie communiste. Les deux
centres politiques se révélèrent assez vite incompatibles, d'au­
tant que, des deux côtés , se manifestait la volonté de faire de

314
Les années de la dispersion

la tendance SR un tentacule de l ' une ou de l ' autre formation


politique, ce à quoi je m' opposai des deux côtés par respect
de la vie démocratique de cette tendance qui avait acquis une
autonomie, et dont les dirigeants que j 'estimais n 'étaient pas
des « suivistes » . Par ailleurs, l' hétérogénéité politique de La
Voie rendait difficile les discussions sur la perspective et, pour
sa direction unanime, celle d'une réunification dans l' Inter­
nationale était hors de propos. Je dois ajouter que je n'ai jamais
considéré Guattari comme un militant révolutionnaire sérieux,
mais comme un dilettante en tous domaines .
En 1 962, Maximilien Rubel me demanda de relire l e
manuscrit, puis les épreuves , de son premier volume de Marx
pour La Pléiade . Pour Le Capital, j ' en fis la lecture simulta­
née avec la traduction Molitor, ce qui me permit de découvrir
un contresens dans celle de Roy, que Rubel n'avait pas vu, ce
dont il me fut très reconnaissant. Il ne me rappela pourtant
pas pour les volumes suivants, soit du fait de mes critiques de
la dissociation du Capital en théorie d 'une part , et histoire
renvoyée en annexes (ce qu 'il me dit lui avoir été imposé
par Gallimard) , soit par l ' arrivée de Jean Malaquais dans son
équipe.
Militer simultanément dans trois formations politiques
était d ' un activisme fort lourd, d' autant que s'y ajoutait mon
activité syndicale, d' abord de secrétaire du syndicat FO de
l'édition, puis en chevauchement avec une entrée dans le syn­
dicat CGT des correcteurs . Il me fallut rompre avec FO quand
je fus sollicité en 1 966 de rentrer dans le comité syndical du
Syndicat des correcteurs . J' allais y créer le secteur « édition » ,
et y fus généralement chargé de la rédaction des résolutions .
Après l'échec de la gauche du PSU à atteindre la majorité,
à la fin de 1 963, et sans guère de perspective dans ce parti ,
j' acceptai le passage à l'UEC - où notre fraction entriste élar­
gissait sans cesse son influence -, des groupes d 'étudiants des
JSU que nous avions gagnés . Ce furent là des éléments qui ,
en particulier à Rouen et Caen, allaient participer à la fonda­
tion prochaine de la JCR. Mais, désormais , les ex-SR étant
minorisés dans la gauche du PSU, je ne vis plus beaucoup
d' intérêt à rester dans sa direction. Une immense fatigue,

315
Le trotskisme, une histoire sans fard

proche de la dépression, qui m'accabla alors , décida de ma


sortie du PSU en 1 965 .
Quand notre petit groupe était rentré dans l'Internationale,
nous l ' avions trouvée en une double crise que nous ignorions
auparavant. Il n'y eut rien d'étonnant à ce que je me trouvasse
dans l' opposition à Pablo : la continuité de ma pensée poli­
tique s ' opposait autant à son nouveau campisme qu'au pre­
mier. Au moment même de notre entrée, je croisais le posadiste
urugayen Ortiz (que j'avais hébergé fraternellement en d' autres
temps) , et qui , sortant , déclara que notre retour était le signe
de la dégénérescence de la direction internationale . Immé­
diatement, je me trouvai impliqué dans des débats de tendance
assez violents , puis, du fait de la rupture de plusieurs membres
de la direction, je retombai dans un nouvel activisme, ajou­
tant aux fonctions de membre du bureau politique et de diri­
geant du journal, l ' animation du Cercle Karl Marx.
Au s• congrès mondial de l ' Internationale, en décem­
bre 1 965 , je fus élu membre du CEi avec, comme suppléant ,
le bouillant jeune dirigeant de notre secteur UEC , Alain Kri­
vine , dernier gagné au trotskisme de son groupe de frères,
mais qui en était immédiatement devenu le premier. J' appe­
lais le secrétariat du bureau politique de trois membres, le
« secrétariat des trois générations » , puisqu' il était composé
de Pierre Frank, d' Alain Krivine et de moi . Comme je tra­
vaillais alors aux Éditions Arthaud, ces réunions avaient lieu
souvent au café Le Cassette , situé à l ' angle de la rue de ce
nom et de celle de Rennes . Il arriva que, pas loin de nous, on
pouvait voir Lucien Goldmann extraire , pour les étudier, des
papiers d 'une énorme serviette noire .
Tout cela ne m 'empêchait pas d' avoir une activité cultu­
relle parallèle, dont j ' avais compris assez vite qu'elle était
pour moi un véritable balancier mental , indispensable à mon
équilibre psychique dans les chaos politiques de ma vie en
ces temps troubles. Depuis 1 952 , j ' étais devenu passionné de
surréalisme. J'en lisais les revues successives et quantité de
livres qu'elles me faisaient connaître . Pour La Vérité, j ' avais
obtenu des dessins de Maurice Henry . La censure de Michèle
Mestre pour un de ses dessins qu' elle trouva « neutraliste »

316
Les années de la dispersion

arrêta net sa collaboration. Les publications de Losfeld , que


j'allais acheter dans ses magasins successifs , finirent par me
lier d' amitié avec lui . Et c'est sans doute par son canal que
je connus Jean Schuster. Le travail entrepris sur Christophe
Colomb avec Soledad Estorach en 1 955 adoucit le trauma­
tisme de la scission. Celui que je fis sur les utopistes pour l a
revue Satellite mit de l a lumière dans le marasme de la déser­
tique fin des années cinquante et du début des années soixante .
À partir de 1 966, le jeune comédien militant Philippe Gaulier
partit monter le Théâtre populaire de Bretagne à Saint-Brieuc.
Selon la leçon de Brecht, il sut donner à ses mises en scène
toute la résonance politique des œuvres qu'il monta. Les débats
qui animaient ses représentations dans toute la Bretagne étaient
le quotidien de sa troupe. Il m'appela à l 'aide pour une polé­
mique sur Molière contre les critiques universitaires locales,
qui se prolongea plus tard par un véritable meeting de débat
général sur l'art dramatique, où je fis venir tous les critiques
de la gauche de l 'époque, ainsi que Roger Blin, avec qui j'étais
lié de longue date , et qui devint un maître pour Gaulier. Inver­
sement, je dus à Gaulier la rencontre de la comédienne Babette
Pons, qui allait me donner mes deux filles. La première , Del­
phine, naquit le 25 avril 1 968 .
L' h istoire et les écrits critiques

La tradition trotskiste a taxé la période étudiée dans ce


chapitre de « Traversée du désert » . Cela explique sans doute
que son histoire et sa critique se limitent en général à des osse­
ments blanchis . Cependant le désert n ' est pas une étendue
vide : on s'y égare et l'on y meurt beaucoup. Certains s'y adap­
tent et ne peuvent plus vivre ailleurs. C 'est aussi le lieu des
mirages , et l'on y peut devenir fou . Tout cela peut parfaite­
ment être transposé à la vie politique. C'est ainsi que l' on peut
comprendre la sclérose durable des formations sectaires qui
se développèrent alors . À la fin des années cinquante , le
« roman » de Lambert avoue n'avoir plus compté autour de
lui qu'un noyau d'une cinquantaine de personnes. L'organi­
sation de Barta avait disparu . Sa résurrection par Hardy (Robert
Barcia) accentua ses côtés négatifs d'organisation ouvriériste,
dont le marxisme et le trotskisme se limitaient à une dogma-

317
Le trotskisme, une histoire sans fard

tique archaïque et close, incapable d' appréhender les trans­


formations du monde . Sur son passé, ce courant s'est limité
à publier ses documents . L'organisation lambertiste aux noms
changeants prit également ses doubles caractères définitifs en
ces années : côté face de dogmatisme dur, propre à toutes les
violences , couvrant un intérieur d' opportunisme sans rivages,
de compromis et de combines ; le tout maintenu en force par
un système de direction terroriste . Ce sont précisément ces
caractères de radicalité simpliste et de recours aux tendances
masochistes qui n'ont cessé d' attirer des jeunes dans ce type
d'organisations, avant l 'effet répulsif, et, pour le lambertisme,
inversement, l'attraction du véritable opportunisme réformiste,
beaucoup plus fructueux pour des individus formés à la déma­
gogie et au cynisme . On trouvera l' analyse critique des débuts
de la dégénérescence de ce dernier courant dans mes « Notes
sur notre histoire » (Critique communiste, n° 148 et 1 49) .
La 4• Internationale elle-même, nous l'avons vu , n'a pas
complètement échappé aux périls du désert. Ceux de ses his­
toriens militants qui n'ont pas su revoir de haut cette période
se sont efforcés d'en polir les aspérités et d'en voiler les vides.
Tel est, Combats et débats de la IV' Internationale de Fran­
çois Moreau (Québec , Vents d'Ouest, 1 993). Le seul petit livre
de Pierre Frank, La Quatrième Internationale. Contribution
à l 'histoire du mouvement trotskyste (Paris, François Mas­
pero , 1 969) traite de cette période , brièvement et incomplè­
tement, mais sans excès polémiques , et en apportant un certain
nombre d'informations qui n'existent nulle part ailleurs .
Sur les questions particulières, et en dehors des textes indi­
qués ici en notes, il existe deux histoires du PSU, celle de Guy
Nania, Un Parti de la gauche : le PSU, avec une préface de
Depreux (Paris, Librairie Gedalge, 1 966) , et de Marc Heur­
gon, Histoire du PSU, t. 1 , La Fondation et la guerre d'Algérie
(1 958-1 962) (Paris, La Découverte, 2003 ) . Notons que ces
ouvrages « ignorent » la tendance socialiste révolutionnaire !
Les ouvrages polémiques et fractionnels sont trop
médiocres pour mériter d'être cités .

318
8

Renaître pour se dépasser

À saisir photographiquement l' année 1968 dans sa totalité


mondiale, elle peut apparaître peu différente des précédentes
immédiates. Mêmes séries d' événements contradictoires : la
guerre du Vietnam piétine , de la foudroyante offensive du Têt
en janvier aux bombardements du Nord-Vietnam suivis de
négociations sans issues commencées en fin d' année ; l ' in­
dépendance de nouveaux États africains (Guinée portugaise ,
Swaziland) et les guérillas en territoires portugais sont domi­
nées par des séries de coups d' État militaires (Sierra Leone ,
Mali , Congo) et de l' intervention de la France au Tchad, tan­
dis que la guerre civile du Biafra atteint les sommets de l'hor­
reur ; au Moyen-Orient, la résistance palestinienne va voir
se retourner contre elle Hussein de Jordanie, et la poursuite
de la politique agressive d' Israël, qui se refuse à appliquer les
résolutions de l ' ONU , se voit (déjà) simplement « réprouvée »
par Washington ; en Amérique latine , le recul de tous les mou­
vements révolutionnaires armés est consacré par des prises
de pouvoir de militaires au Brésil , au Pérou, à Panama et par
la montée de gouvernements de droite ; dans le bloc sovié­
tique où Brejnev s' efforce de faire l'union sacrée des bureau­
craties d' Europe de l ' Est, la répression des écrivains du
Samizdat se poursuit, et le « Printemps de Prague » se termine
par l' invasion de la Tchécoslovaquie par l ' armée soviétique
qui s'en retirera, mais en laissant un gouvernement à sa botte.
Rien de changé apparemment, et même remise en ordre
réactionnaire partout sur la planète. Mais cette surface cache
l' essentiel , et aux deux pôles . La défaite américaine au Viet-

319
Le trotskisme, une histoire sans fard

nam est déjà inscrite dans les grignotages de l ' armée popu­
laire de libération auxquels répond la pleurnicherie de John­
son ass urant que l ' attaque de Saigon aurait « de graves
conséquences » . La normalisation du bloc soviétique est pleine
de lézardes qui ne vont plus cesser de s'élargir. Il y a eu douze
ans entre l' écrasement de la révolution hongroise et le Prin­
temps de Prague, mais il n'y aura maintenant plus de trêves
jusqu'à l' implosion du système .
À côté de tout cela, que pèsent les « révoltes étudiantes » ?
Dans « La chronologie générale des principaux événements »
de l ' année 1 968 que publie Le Monde à la fin de l ' année, il y
a bien eu, le 22 mars , un « incident à la faculté des lettres de
Nanterre où les cours ne reprendront que le 1 er avril » , mais
rien en mai, et, les 1er et 14 juillet, des « incidents à Paris entre
manifestants et policiers au Quartier latin et à la Bastille » . En
septembre , elle notera encore de « vifs incidents à la faculté
de médecine de Paris » et s' étendra davantage sur la reprise
de l ' agitation à Nanterre , à la Sorbonne (où la police occupe
le campus) ainsi que dans des lycées à Paris et en province .
Il y a bien eu aussi des heurts entre police et étudiants à Var­
sovie en mars ; et en avril au Brésil, en Al lemagne après l'at­
tentat contre Rudi Dutschke ; en juillet, c 'est à Mexico que
les heurts entre policiers et étudiants font sept morts, et 1 8 en
septembre , et où l ' armée occupe l' université .
Quant à ce qui se passa en Italie dans les mêmes mois , la
« chronologie » du Monde n' en a rien retenu. Aux États-Unis
ce ne sont pas encore les étudiants qui se soulèvent, mais les
Noirs , d 'où va naître le mouvement des Black Panthers . Le
2 1 juin, trois athlètes noirs Greene, Smith et Bines, vainqueurs
du cent mètres, lèvent le poing en baissant la tête sur le podium
quand retentit ! ' hymne américain. Tous ces événements n 'au­
raient-ils rien à voir les uns avec les autres ?
L' acharnement des myopes volontaires à ne voir que des
chahuts un peu vifs dans ces mouvements d' étudiants des
grandes capitales de la zone Nord est contredit par la res­
ponsabilité de toute l ' opposition au néolibéralisme que les
mêmes attribuent trente ans plus tard à « ! 'Esprit de Mai » . Cet
hommage que le vice rend à la vertu est comme une recon-

320
Renaître pour se dépasser

naissance que 1 968 ouvre bien un tournant historique, que


cette année est une de ces bornes de l'histoire dont l ' impor­
tance est donnée par la chaîne de ses conséquences , dont les
trente années suivantes apparaissent comme une décantation
de ce que promet l'altermondialisme d'entrée dans le 2 1 e siècle.
Mais il est vrai que ce n'est pas là le seul fait du Mai fran­
çais, qui est, comme les autres, un aboutissement, une cris­
tallisation et une explosion , un phénomène dialectique
d' accumulation d ' éléments de crise et de leur prise de
conscience. Et ces éléments sont originaux , ce qui a débous­
solé, non seulement les observateurs extérieurs au mouve­
ment, politiques comme les sociologues (un seul, Edgar Morin
en avait compris tous les signes, dans son Esprit du temps,
sans en pressentir les conséquences) , mais aussi, dans une cer­
taine mesure , les acteurs eux-mêmes.
On peut retenir la date de 1 968 comme celle de luttes de
la première génération qui s' émancipe du stalinisme. Il ne
s'agit certes pas de la génération prolétarienne tout entière ,
mais de sa frange estudiantine , n 'entraînant pas encore les
secteurs-bastions traditionnels de la classe ouvrière . Ceux qui
n'ont retenu que cela ont analysé le monde étudiant selon son
passé, où il était issu presque entièrement d'enfants de la bour­
geoisie et des couches supérieures de la petite bourgeoisie .
Il leur a échappé que ce qu'Ernest Mandel a appelé le « troi­
sième âge du capitalisme » exigeait des travailleurs d'un niveau
de connaissances beaucoup plus élevé que celui des écoles
élémentaires, d'où l ' ouverture et l ' extension progressive de
l'enseignement secondaire et supérieur aux enfants des classes
populaires. De tels étudiants se trouvaient mêlés à ceux issus
des familles d' intellectuels prolétarisés par le même mouve­
ment de « l ' industrialisation généralisée de toute activité
humaine » (Ernest Mandel) . Ainsi, en France , la population
étudiante s' était multipliée par dix entre 1 945 et 1 968 . Or il
est très difficile d'élever les connaissances en les canalisant.
C'était particulièrement difficile dans les vieilles nations d'Eu­
rope à l 'enseignement de tradition humaniste . Ainsi, tandis
que le vieux prolétariat ouvrier reculait jusque dans sa
conscience de classe, sous le joug des « grands organisateurs

32 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

de défaites » , une jeunesse, plus cultivée que par le passé, par


là même plus ouverte sur un monde en crise sanglante, et en
même temps faisant face à un horizon bouché , se substitua
spontanément à un mouvement prolétarien en sommeil . Que
ce soit les étudiants en lettres et en sciences humaines qui aient
ouvert la brèche se comprend aisément à la fois par la nature
de leurs études et par le fait que celles-ci ne répondaient pas
aux besoins primaires du monde industriel 1 •
Une telle conjonction répond bien aux interrogations devant
lesquelles les spécialistes de l 'observation bafouillent. Oui
ces luttes de 68 avaient bien un caractère révolutionnaire . Et
le prouvent d 'une part leur écho dans le monde ouvrier, les
luttes revendicatives qu'elles entraînèrent dans les zones péri­
phériques de la classe ouvrière , et d' autre part par les crises
qu 'elles provoquèrent - dont la plus saisissante fut celle qui
ébranla la 5" République -, enfin, ailleurs, par la violence hai­
neuse de leur répression. Oui elle a eu un effet de révolution
culturelle , en cela que la critique du mouvement portait sur
l 'ensemble des valeurs bourgeoises , du politique aux mœurs ,
de l'idéologie à la morale, de la vie sociale à la vie privée, que
le tout en fut ébranlé , ouvrant les cent luttes partielles des
décennies suivantes, du féminisme, de la liberté sexuelle et
de la procréation, de l 'écologie , du refus des exclusions . . .
Non ce ne pouvait être la « répétition générale » d'une pro­
chaine révolution socialiste comme la direction de la 4e Inter­
nationale elle-même le proclama, car ce ne fut que la révolution
d' une avant-garde , et elle ne put ni bousculer les syndicats
et partis dinosaures, ni trouver une unité politique nouvelle.
Encore une fois, le verdict de Trotski se confirmait : « La crise
de l' humanité , c'est la crise de la direction révolutionnaire . »
Pour nombre de combattants de cette année cruciale, et
d' abord pour ceux de la 4e Internationale, la conscience de ce
vide, non seulement exista, mais fit l 'objet de tentatives uni­
taires , au cœur même de l ' action . Le 1 9 mai s ' étaient ren­
contrées des délégations du PCI et de la JCR , pas encore
fusionnés, et de l'Union communiste (Voix ouvrière) ; la dis­
cussion se poursuivait encore en juillet. Mais le sectarisme
ouvriériste des héritiers de Barta allait encore une fois mener

322
Renaître pour se dépasser

à une impasse. Après la manifestation du 1er juin, un Comité


d 'initiative, visant à la constitution d'un mouvement révolu­
tionnaire, tint meeting . Dans leur livre écrit peu après, Daniel
Bensaïd et Henri Weber expliquaient les causes de l 'échec de
ce projet :
«Alors que les militants de la JCR conçoivent le MR
comme un mouvement à construire, dont les éléments
émergent lentement au sein des comités d'action qui
sont la force vive du moment , et non comme une avant­
garde autoproclamée, d' autres militants, états-majors en
mal de troupes, se proposent de créer de toutes pièces, à
côté des CA, des sections du MR. Ce désaccord de prin­
cipe finit de paralyser une entreprise sans prestige, ini­
tiative bâtarde, bâclée à la hâte , pour répondre à l'énor­
mité des tâches laissées vacantes par le PC démission­
naire. Enfin le projet du MR relève d'une période révo­
lue du tâtonnement organisationnel où une addition de
personnalités et de militants , sans cohésion politique et
sans ligne commune , compte sur le pouvoir attractif
d'une diversité de pensées présentée comme "ouverture
d'esprit" . En fait, après mai, seules les organisations ca­
pables de se présenter comme un pôle original par leur
spécificité militante , organisationnelle et programma­
tique, peuvent espérer exercer une attraction réelle sur
l' avant-garde de fait qui s 'est manifestée, souvent hors
des organisations traditionnelles2• »
Trop tard ? Trop tôt ? Dès les fumées des barricades retom­
bées, le Mouvement du 22 mars s'enlisait dans son sponta­
néisme ; l 'UJCml maoïste se raidissait dans son néostalinisme
en exigence d'hégémonie ; le PSU cuvait un moment d 'ivresse
gauchisante et allait entrer dans la campagne électorale en
préconisant le dé si stement partout pour le « candidat de
gauche » le mieux placé. Toutes ces organisations allaient dis­
paraître dans les plus prochaines années . Une fois qu'eut joué
le « piège à cons » des élections , vint le reflux. C 'en était fini
de la volonté même d'un « front » proposé par le PCI . Des
comités d ' action allaient continuer à vivoter, parfois pen­
dant plus d'un an, dans leur isolement local ou d 'entreprise .

323
Le trotskisme, une histoire sans fard

À l'échelle internationale, le bilan fait par le livre de Ben­


saïd et Weber n 'était pas faux. On était bien en présence d'une
montée révolutionnaire de masse conjointe dans tous les sec­
teurs du monde . Mais il était inexact d'écrire qu'en France le
régime gaulliste n'avait dû son salut « qu ' à l ' incroyable veu­
lerie de la gauche parlementaire » . C'était sous-estimer les
effets profonds du stalinisme, joints à ceux de la social-démo­
cratie, dans la désorganisation du monde du travail et la dis­
solution de la conscience de classe . Et dans ces différents
secteurs de la révolution mondiale , les orientations de l'ac­
tion n' étaient que régionales et limitées dans leurs objectifs
divergents. En ce qui concerne la révolution latino-américaine,
les mots d' ordre internationalistes de Che Guevara ne sub­
sistaient que comme formules sans substance, tandis que Cas­
tro approuvait l ' intervention soviétique en Tchécoslovaquie
et manifestait son mépris pour les événements européens .
La lourde survivance du stalinisme était un obstacle à la fois
aux développements révolutionnaires et à la cristallisation
d' une conscience de l 'unité des opprimés face au front uni
des oppresseurs du capitalisme impérialiste .
Inversement, la bourgeoisie, elle, ne s'était pas trompée
sur les signes donnés par ce mouvement mondial ; elle avait
tiré des leçons de ces secousses de son système et allait cher­
cher à y remédier par des moyens contradictoires , mais qui
purent se combiner, entre violence, directe ou indirecte, là où
elle pouvait espérer briser l 'adversaire (Vietnam, Chili, Timor,
Argentine, Pakistan , Grenade, Iran, Nicaragua, etc .) , et l'en­
gluement du néolibéralisme, là où elle pouvait compter sur la
collaboration de la social-démocratie devenue social-libérale.
L' irrémédiable - quoique trop lent - déclin du système
nomenklaturiste stalinien allait être , vingt ans durant, très
favorable au succès de la seconde solution, comme complé­
ment et parachèvement de la politique de violence.
En France , la version engluement commença par l' élimi­
nation de De Gaulle et du gaullisme, aux aspérités trop agres­
sives, tout en en conservant les instruments institutionnels .
La remontée fut difficile pour la bourgeoisie , mais grâce au
partenariat que lui offrit la social-démocratie, elle allait, par

324
Renaître pour se dépasser

des concessions peu coûteuses et de grand profit, obtenir un


reflux total de l'élan de 6 8 .
À regarder cette année cruciale à l ' échelle des trente sui­
vantes, on peut penser que ce qu'elle avait ouvert par ses luttes
radicales s'était bel et bien refermé . Ce ne serait cependant
que myopie . Les réformes mêmes dont le pouvoir bourgeois
se crédita fut l ' effet des luttes qui suivirent, et d' abord celles
des femmes , imposées par un nouveau féminisme , éclatant un
an plus tard - plus recommencement que renaissance -, et qui
allait changer toute la vie des femmes du monde capitaliste ,
lancé en France par le Mouvement de libération des femmes,
pour la liberté de la procréation et le droit à l' avortement, ainsi
que les acquis dans le cheminement pour l 'égalité des droits .
Cet effet de « révolution culturelle » s' imposa, et jusqu 'à des
inversions, mais dont les acquis de liberté sont plus impor­
tants que leur perversion.
Cependant, les deux décennies qui suivirent 68 se soldè­
rent par un renversement du rapport des forces entre capita­
lisme et révolution . Au-delà de la v ictoire vietnamienne ,
obtenue dans la ruine du pays, toutes les révolutions ou les
amorces, voire les menaces de révolution furent immédiate­
ment isolées, puis écrasées . Bien loin du schéma pabliste , la
politique contre-révolutionnaire du Kremlin, accentuée par
son déclin, isola toutes les luttes, abandonnées chacune à ses
seules forces. L'idéologie bourgeoise triomphait en procla­
mant la fin de l' histoire, la fin des utopies et la fin des idéo­
logies (l' idéologie dominante , la plus puissante , ne se
considérant pas elle-même comme telle) ; le capitalisme mon­
dialisé et sa démocratie néolibérale (en fait la réalisation de
la ploutocratie) furent promises à l 'éternité . Une telle période
ne pouvait qu 'entraîner toutes les formes possibles de démo­
ralisations et de reniements. D ' autant plus que, du sous-sol
des pays où les révolutions anticoloniales avaient été anéan­
ties (telles celles des pays arabes) et des États nomenklatu­
ristes en cours d'effondrement (telle la Yougoslavie), surgirent
les monstres enfouis de l'histoire lente, opposant leur vieille
barbarie à la barbarie postmoderne.

325
Le trotskisme, une histoire sans fard

Était-ce donc là tout de même la fin de la période ouverte


par 68, et datable de la chute du Mur de Berlin et de l 'implo­
sion de l'URSS entraînant celle de ses États satellites ? Oui et
non ! Ce qui s'est terminé avec la mort du corps du stalinisme
ne relève pas de 68, mais de ce qui a été le principal blocage
au développement de 68 . Et ce qui a commencé au-delà, avec
les années quatre-vingt-dix, comme nouvelle combativité,
avait besoin de cette mort pour que renaisse ce qui n 'était
qu'annonce en 68 . Comme à la suite de toutes les défaites, est
demeurée une conscience nouvelle qui a réagi aux coups reçus
et préparé le devenir, tandis que se poursuivait, voire s ' in­
tensifiait, la double politique - carotte et bâton - de la mon­
dialisation impérialiste et néolibérale.
L'histoire ne s'écrit pas au présent. Elle exige un certain
recul , et nous vivons encore dans cette histoire en train de se
faire . Une période n 'est fermée que par l ' achèvement de ce
qu'elle a ouvert, et après que se sont développés tous les élé­
ments nouveaux qui ont caractérisé son commencement. Or,
nous l ' avons vu, 68 reste un spectre pour les puissants du
monde, et ils le dénoncent parce que la nouvelle opposition
qui prend forme part de ce qui n'était alors qu 'ouverture .
À défaut d'une telle histoire impossible , Daniel Bensaïd
vient de donner, avec Une lente impatience 3 , une autobio­
graphie qui est en même temps un balayage historique de ces
trente-quatre ans, et une tentative d'en penser le sens. Acteur,
en tant que dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire
et de la 4• Internationale, il n'a jamais cessé d'être l 'analyste
des événements qu ' il vivait, et capable de rectifier sa vision
à la lumière d'événements dont nombre furent déconcertants.
Son apport est là de ceux que l ' on dit « incontournables », du
fait que l ' on ne voit guère aujourd' hui quelque autre qui soit
susceptible d'une telle vue synthétique et d'une lucidité aussi
maîtrisée. Toutefois, sa limite est celle que , comme nous, il
réfère à « l 'effet Del Dongo à Waterloo » : les fumées de tout
ce qui explose nous cachent les effets potentiels du choc des
forces en présence ; et d 'autre part nous ne savons pas tout ce
peuvent méditer les états-majors qui , avec leurs lorgnettes , en
voient à peine plus que nous qui sommes au milieu du champ

326
Renaître pour se dépasser

de bataille. D'où la nécessité de notre propre survol , d'un autre


point de vue et avec un peu plus de distance .
La Ligue com m u n iste, nouvelle section française
de la 4• Internationale

Des organisations créées dans le feu de 1 96 8 , seule , la


Ligue communiste (devenue ensuite Ligue communiste révo­
lutionnaire) a eu un avenir. C'est aussi la seule qui a été l'ob­
jet d 'une fusion, non seulement du minuscule PCI avec la
Jeunesse communiste révolutionnaire, mais un peu plus tard
(et avec des allers-retours) , avec le groupe Révolution . Plus
tard encore ( 1 976), elle fut rejointe par la fraction gauche du
PSU ; enfin, tardivement, il y eut le retour en son sein de l' AMR
(TMRI) pabliste . S 'il y a eu décantation de ces courants et de
la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) elle-même, tous
lui ont donné non seulement des militants, mais des dirigeants.
Que la nouvelle organisation accepte de devenir section
française de la 4' Internationale, cela n'alla pas sans débats.
Le dépassement-renouvellement n 'était-il pas dans la logique
de ce qui venait de se passer ? Cela l ' aurait été si le mouve­
ment avait vraiment été une « répétition générale » , s ' était
poursuivi et étendu. Le rapide reflux justifia l ' ancrage dans
l' Internationale , qui assura au nouvel apport le lien à la fois
avec le capital politique et théorique d' une continuité et avec
un réseau qui, pour aussi faible qu'il fût, avait le mérite d' exis­
ter. Et ceux, nombreux d'abord, qui avaient des réserves, voire
davantage, à l 'égard du trotskisme , et qui acceptèrent tout
de même l' engagement, n' eurent pas de raisons de le regret­
ter. Car la Ligue communiste fut loin d'être une simple conti­
nuité du PCI. À la fois du fait de la supériorité numérique de
la JCR que de son poids politique. Le 9' congrès de la section
fut celui « des vainqueurs » . La direction changea de compo­
sition, non seulement par adjonction, mais par élimination
d'anciens cadres.
Le trotskisme de la Ligue communiste fut de ce fait plus
que coloré de gauchisme. On peut même dire que sa première
période fut trotsko-guevari ste . Non sans dommages , puis­
qu 'elle entraîna un cours de lutte armée en Amérique latine ,
qui se termina par une suite de désastres, et non sans morts .

327
Le trotskisme, une histoire sans fard

Mais ce gauchisme était sans doute l 'effet inévitable des condi­


tions de naissance de cette nouvelle génération, voire la condi­
tion de la combativité et de la fièvre de vie qui assura la vie
de cette renaissance, dont Bensaïd donne des images hautes
en couleur. Car comment, sans quelque excès, faire face à la
fois à un ennemi aussi puissant et aux retombées boueuses de
l'élan ? Sans doute était-il inévitable qu'une telle renaissance
doive passer par une longue expérience de redécouverte -
voire au mépris du legs des trop rares survivants de la géné­
ration perdue - pour affronter le nouveau et aller plus loin.
Parcours coûteux, cependant . Cette vitalité audacieuse
mais brouillonne, qui s 'exprimait par inventions et exploits ,
butta sur des écueils qui ne la brisèrent pas , mais allaient la
projeter successivement dans deux ornières opposées .
L'une fut le « tournant vers l ' industrie » , qui consistait à
investir des militants dans les grandes entreprises industrielles
employant le prolétariat ouvrier traditionnel, ce qui tendait à
corriger le trop grand écart pris entre avant-garde gauchiste
et classe. Il fut à contresens de l'évolution sociale, au moment
du déclin européen des grands bastions industriels et de l'es­
sor de l 'extension prolétarienne vers ce qui était auparavant
ses zones périphériques . Cette incompréhension fut d' autant
plus paradoxale que, comme nous l ' avons vu, Ernest Mandel
et Michel Lequenne avaient opposé le constat de l 'extension
du prolétariat aux théories de la nouvelle classe moyenne sala­
riée. Il est vrai que cette extension créait, à son sommet, une
nouvelle aristocratie ouvrière , mais, à la différence de l'an­
cienne , son champ de développement privilégié se heurtait
rapidement à la même raréfaction de l 'emploi que les couches
inférieures, aux sélections les plus féroces , voire à la surex­
ploitation, ce que le chômage des « cadres » allait montrer.
D 'autre part, cette aristocratie ne constituait qu'une faible par­
tie des couches prolétarisées , la majorité étant composée des
fonctionnaires , des employés des services publics et privés .
Enfin, comme ce fut le cas pour l'ancienne aristocratie ouvrière,
qui fournit le plus grand nombre des cadres du mouvement
ouvrier ancien, la nouvelle , étant celle du prolétariat intel­
lectuel , joue et jouera de plus en plus le même rôle dans le

328
Renaître pour se dépasser

nouveau monde du travail, ainsi que cela apparut déjà en 1 9684•


La ligne antérieure , dite « de la périphérie vers le centre » , était
plus correcte et n' aurait demandé qu'à être approfondie. Le
fait que l'extension de la classe en soi ne s'accompagnait pas
de la conscience pour soi , et qu 'au contraire le chœur des
sociologues s 'enrageait à la nier, pesa jusque sur l 'extrême
gauche. Ne pas avoir assimilé cet enseignement pourtant surgi
de ses rangs conduisit la LCR à un tournant brutal où des mili­
tants s' enlisèrent , y compris des cadres qui y disparurent.
Au contraire ils furent trop peu nombreux dans les secteurs
qui allaient mener le plus de grèves dans les deux dernières
décennies du siècle.
La chute dans la seconde ornière, dont il est vrai la direc­
tion de l 'Internationale eut la responsabilité majeure , fut celle
des espoirs mis en 1 978 et 1 97 9 , dans la recherche d ' une
« Unité du mouvement trotskiste mondial » . Le courant lam­
bertiste - qui n' avait pas souffert en France de sa position de
retraite en 1968 , mais au contraire chevauchait la social-démo­
cratie -, avait réussi à se donner des bases dans un certain
nombre de pays, en particulier d' Amérique latine , et se don­
nait comme 4• Internationale en voie de reconstruction. Sous
la pression du SWP, des contacts furent pris par l 'Internatio­
nale aux fins d' une « réunification ». En dépit des mises en
garde d 'anciens qui connaissaient bien la nature profondé­
ment corrompue et dégénérescente de ce courant, des négo­
ciations furent engagées , avec échanges de textes portant
sur les divergences à mesurer et dépasser, rencontres et pré­
liminaires de fusions , jusqu' à ce que Lambert, s'étant servi
de la controverse où il opposa habilement les erreurs de la
LCR à son apparente orthodoxie , et de sa reconnai ssance
comme d' une réhabilitation , prît l ' initiative de la rupture .
Comme en même temps, et profitant du climat fractionnel
créé par la tendance de Gérard Filoche dans la LCR, il y avait
pratiqué un « entrisme » destructeur, il fit scissionner deux ou
trois cents militants - mais il est vrai pour les perdre rapide­
ment. Quoique la fraction perdue tînt plus du cancer que d' une
aile agissante dans l' organisation , l' effet de rupture fut dou­
loureux, et la Ligue perdit en plus quasi autant de militants

329
Le trotskisme, une histoire sans fard

par démoralisation . La grave erreur avait tenu l à à l ' auto­


mystification sur la qualification de « trotskiste » pour une
organisation comme l ' OCI lambertiste. C 'était prendre l'éti­
quette, pourtant galvaudée jusqu'à perdre sens, pour le contenu,
alors que 68 avait déj à indiqué que la recomposition d'un
mouvement révolutionnaire exigeait une mutation program­
matique que Trotski n'avait pu prévoir.
La première tentative dans cette voie allait, il est vrai , se
terminer en impasse : ce fut celle de la campagne présiden­
tielle de 1 988 où la Ligue se rallia à la candidature de Pierre
Juquin, soutenu par le courant des « Rénovateurs » du PC , et
lui apporta un appui décisif. Les comités formés autour de
cette candidature rassemblèrent plus d'un millier de militants .
La campagne de Juquin fut lamentable, en particulier par son
acharnement à cacher la présence trotskiste derrière lui . Le
résultat fut donc aussi mauvais que ceux , antérieurs , de la
seule Ligue. Mais la LCR se rétracta après cet échec, et aban­
donna à Juquin les comités qu' il ne put retenir dans une nou­
velle Nouvelle Gauche , encore plus éphémère que la
précédente . La Ligue, non seulement n'y gagna rien, mais y
perdit encore nombre de militants qui voulurent poursuivre
l 'expérience avec Juquin, et qui se dispersèrent ensuite, la plu­
part dans une Alternative Rouge et Verte , d' autres chez les
Verts . C 'était la première fois qu'elle se trouvait devant le pro­
blème d ' une éventualité de dépassement, au prix préalable
d'une situation minoritaire . Cette problématique, elle, n ' est
pas dépassée .
Au travers et en dépit de ces cahots , la LCR a jusqu'ici tou­
jours fini par prouver sa vitalité par des sursauts de redresse­
ments , et manifesté à la fois son mûrissement et sa jeunesse
en s'impliquant progressivement, patiemment, solidement,
dans les syndicats les plus combatifs et dans tous les centres
d'activité sociales qui suppléent, par un phénomène propre à
ce temps, aux carences des vieilles organisations faillies. Cette
présence et l'activité qu'elle y mène donnent une base poten­
tielle à son dépassement bien manifesté par le succès de la
candidature du jeune postier Olivier Besancenot aux élections
présidentielles 2002, et par « l'effet Besancenot » qu'elle a pro-

330
Renaître pour se dépasser

voqué , amenant un afflux d'adhésions jeunes à la LCR en


même temps que le retour d'anciens, voire de très anciens mili­
tants , retrouvant confiance dans l'organisation trotskiste .
L'I nternationale

Les 9° et IO• congrès de l'Internationale peuvent être compa­


rés par rapport au 8° avec ce que fut le 2· par rapport au 1 cr.

' '
Un renouveau avec des forces accrues , mais aussi laissant
apparaître des contradictions potentiellement explosives .
Celles-ci avaient deux sources : le régime de l' Internationale,
et l 'écart d'expériences entre Amérique du Nord et quasi le
reste du monde .
À l 'inverse du gauchisme des sections de l ' Europe - tout
particulièrement de la France - et de la plupart des sections
du cône sud-américain, le SWP des États-Unis prônait l'en­
racinement dans les syndicats, et ralliait les sections histori­
quement liées à lui et celles qui étaient hostiles à la politique
de lutte armée . Cette opposition était radicale. Elle allait divi­
ser l' Internationale en deux parties presque égales qui se dur­
cirent en fractions .
Toutefois, il n ' y eut pas de scission pendant des décennies,
mais une véritable paralysie du fonctionnement démocratique.
Échaudé par la scission de 1 952- 1 95 3 , fruit d'un centralisme
absolu du « Parti de la Révolution mondiale » , Ernest Man­
del, devenu le principal dirigeant de l ' Internationale , versa
dans l'eau glaciale d'un fédéralisme de fait, non de sections ,
mais de fractions . Entre elles, pas de milieu , pas de nuances ,
deux directions de fait, et une lutte intérieure permanente faus­
sant tous les débats . Et conduisant finalement à l 'accentua­
tion des divergences .
Le soutien à Cuba du SWP qui avait perdu tous ses anciens
cadres, devenu totalement acritique par opposition anti-impé­
rialiste, modifia en conséquence son attitude à l ' égard de
l'URSS, au nom de sa « défense inconditionnelle » . Son frac­
tionnisme alla jusqu'à exclure la tendance qui, en son sein, se
prononça pour la majorité internationale. Ce fut le début de
son déclin, et finalement de sa disparition , probablement aidée
par une pénétration policière du même type que celle qui per­
mit de détruire les Black Panthers .

33 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

Dans ces conditions , le centre de l'Internationale prit de


plus en plus le caractère d'un simple bureau de liaison, et d'au­
tant plus que les expériences des différentes sections allaient
différer de pays à pays.
Une dernière épreuve frappa l ' Internationale , et encore
une fois du fait de la déficience de son analyse du phénomène
stalinien en ses conséquences . Coup sur coup, ce furent les
problèmes du Cambodge et de l ' Afghanistan.
Au Cambodge, un petit parti stalino-maoïste s 'emparait
d'un pouvoir flageolant et pratiquait le génocide de sa propre
population , puis provoquait la guerre avec le Vietnam pas
encore remis de la guerre américaine . Quelle était la nature
de cet État cambodgien ? Pour le SWP et la minorité interna­
tionale, un État bourgeois à direction bureaucratique , d 'où
le nécessaire soutien à son adversaire vietnamien ; pour Ernest
Mandel et la majorité, un É tat ouvrier né déformé bureau­
cratiquement, et la guerre avec le Vietnam une guerre fratri­
cide à dénoncer des deux côtés. Bases théoriques abstraites
autant qu' absurdes, inadmissibles pour nombre de dirigeants
et militants qui constataient seulement que l' intervention viet­
namienne au Cambodge sauvait précisément ce pays de la
poursuite du génocide .
Quant à l' invasion de l' Afghanistan, à l' inverse, elle allait
faire l'unité des deux fractions de l'Internationale pour le sou­
tien critique de l' intervention d'un « État ouvrier » dans un
« pays féodal » . Au comité exécutif international, le seul Michel
Lequenne s ' y opposa. Là, le vase débordait, en particulier
pour une minorité du comité central de la LCR. Il y eut des
blâmes pour des manifestations publiques du désaveu de cette
ligne. Une violente discussion fut ouverte . Mais ce ne fut qu'un
an plus tard que le retournement du Suisse Charles-André
Udry , entraîna un faible retournement de majorité du comité
exécutif, sans changer celle du secrétariat, d'où, pendant dix
ans, une guérilla interne quant à la définition de ce que l'on
défendait dans la résistance afghane.
Ce débat couvrait celui , récurrent, de la nature de l'URS S.
La conception de l' État ouvrier dégénéré révélait son inadé­
quation à la compréhension des phénomènes nouveaux, à

332
Renaître pour se dépasser

laquelle s'ajoutaient les séquelles des analyses « pablistes »


des années cinquante et soixante quant à l'évolution aux som­
mets de la bureaucratie. Le refus de corriger une analyse qui
n ' avait plus aucune assise solide , à la foi s par dogmatisme
« trotskiste » et par peur de tomber dans les errements du « capi­
talisme d' État » ou de « l 'impérialisme bureaucratique », mena
à un front buté devant la nouvelle thèse élaborée par Michel
Lequenne, qui évitait les erreurs de toutes les précédentes , et
fut adoptée par la tendance 3 de la LCR, puis par la tendance
internationale dite Hoffmann-Heredia. Cet acharnement dog­
matique laissa l' Internationale à la fois désarmée théorique­
ment et totalement désorientée, d ' abord devant le cours
Gorbatchev (qui ne représentait ni un cours Reiss - de gauche
à tendance révolutionnaire -, ni un cours Boutenko - de retour
au capitalisme), puis, enfin, devant l ' implosion du système
stalinien qui n'était ni le fait d'un réveil prolétarien (Filoche) ,
ni l 'effet de l' intervention impérialiste capitaliste.
Toutefois, l' effondrement du cœur du système stalinien,
sans en supprimer les longues séquelles et les durables empoi­
sonnements des esprits, laissa l 'Internationale, à partir de la
dernière décennie du siècle, face à un seul front, celui de l' im­
périalisme mondial dans les violences de sa mondialisation .
Dans cette lutte , elle trouvait des alliés immédiats ou poten­
tiels. Ainsi dans la mobilisation contre la guerre du Golfe , et
combien plus contre celle d'Irak.
Les manifestations de sclérose théorique n' étaient-ils pas
des signes que l ' Internationale fondée par Trotski était par­
venue au terme de sa mission historique, par changement radi­
cal des conditions même de la révolution mondiale, et qu'elle
ne survivait que par l ' absence des conditions d' émergence
d'une cinquième Internationale propre aux nouvelles voies et
fins ? Heureusement, aux caractères négatifs s' opposent l'ex­
périence et le retour sur eux-mêmes des dirigeants de la géné­
ration de 68, en même temps que l 'élan d' une nouvelle
génération qui se manifeste par sa lucidité libérée du poids du
passé.
Partout dans le monde comme en France, les trotskistes se
sont trouvés dans des situations originales de contournement

333
Le trotskisme, une histoire sans fard

des organisations traditionnelles. Moins que jamais les struc­


tures lutte ne pouvaient s'appliquer sur un mode uniforme
imposé d ' un centre . La 4e Internationale s'est empirique­
ment adaptée à une telle situation qui n' est pas sans rappeler
celle qui existait avant la création de la 1 De ce fait, la nébu­
re .

leuse altermondialiste , qui rassemble quantité de types d'or­


ganisations, en puissance révolutionnaires , et où les trotskistes
se trouvent souvent, présente les éléments susceptibles d'en­
visager un nouveau type de cumul de forces , une nouvelle
Internationale.
Socialisme ou barbarie

Les plus clairvoyants des contemporains sont conscients


que nous vivons un tournant de l 'histoire . Mais quel type de
tournant ? Sera-ce un tournant du type de celui du 1 6e siècle,
ouvert dès la fin du 1 5° ou un tournant comme celui de la fin
du 1 8e, qui parachève le précédent et ouvre l'ère de la domi­
nation bourgeoise sur le monde ? Ou au contraire sera-ce un
tournant comme celui du 5e siècle où se parachève la fin de
la civilisation gréco-romaine et qui précipite le monde dans
les longues ténèbres du Moyen-Âge ? En termes marxistes,
cela s'exprime par le dilemme « socialisme ou barbarie » .
C e qui apparaît dans les sommets d u monde capitaliste
comme un apogée dont il ne reste plus qu'à nettoyer les déchets
et à mater les résistances rétrogrades , à bien y regarder, a les
parfums de pourriture d' une agonie, celle d'un système qui
s 'étouffe dans ses contradictions.
Qu'on ne voie pas l à une prophétie optimiste . Le sys­
tème capitaliste est une hydre aux cent têtes prête à détruire
le monde , comme elle a commencé à le faire , pour durer dans
une barbarie dont on ne distingue aujourd' hui que certains
des caractères , mais dont, comme l ' avait déj à noté Trotski, le
nazisme et le stalinisme ont donné des esquisses. Les moyens
employés contre la Révolution russe - dont on peut considé­
rer les conséquences comme la cause principale de sa dégé­
nérescence - indiquent ce que l ' impérialisme mondial est
capable de faire à l ' échelle du monde entier. À l ' immense
supériorité de ses forces matérielles s'ajoute l 'hégémonie de

334
Renaître pour se dépasser

ses moyens d' expression. En face, des millions d' hommes


et de femmes aux mains presque nues !
Dans cette lutte titanesque, vaincre un tel monstre n' est
pas assuré. Et l 'image de Goliath et de David n'est pas suffi­
sante pour représenter l' affrontement du Capital et du monde
du travail, car l' hydre souffre à la fois des maux de ses contra­
dictions et des poisons avec lesquels elle les traite. Ce sont là,
certes, des risques que l' agonie affolée se fasse apocalyptique,
mais peut aussi, inversement, donner des atouts aux travailleurs
du monde entier et au jeune mouvement altermondialiste
qui les représente. Car le monde du travail a infiniment plus
de bras et de cerveaux que le monstre n'a de tentacules. L' his­
toire n'a pas de finalité fatale et reste ouverte. C'est la lutte qui
dira si le tournant ressenti est de l'ordre de celui du se siècle
(la barbarie) ou de celui du 1 6e (le socialisme). Mais quelle
promesse que ce qui s'est révélé en 2003 comme nouvelle
conscience, et d'une manière formidable, quand, dans le monde
entier, des manifestations rassemblant des millions de parti­
cipants ont eu lieu, spontanément et simultanément, contre le
proj et de la guerre bushienne contre l' Irak. Un tel fait était
sans précédent.

Contrepoint de l'auteur

J'ai participé au mouvement de 1 968 à la fois comme diri­


geant du PCI et comme membre du comité du syndicat des
correcteurs. À ce second titre, j ' ai fait voter au comité, dès
le début de la grève étudiante, un soutien financier à l' UNEF,
qui a préludé à ce que notre syndicat soit l ' un des très rares à
soutenir le mouvement jusqu'au bout. Le 25 mai, son assem­
blée générale vota à la quasi-unanimité une résolution, que je
rédigeai, et dans laquelle j' acceptai le mot d' ordre lambertiste
de comité central de grève. Je lus cette résolution au mee­
ting de Charléty. Comme membre du bureau politique du PCI,
je participai aux négociations pour la formation d'un Mou­
vement révolutionnaire. À ce titre, j' écrivis l ' article du PCI
pour la tribune de Lutte ouvrière.
Mais, au lendemain de Mai, dans une réunion du bureau
politique élargi, Hubert Krivine déclara que désormais les

335
Le trotskisme, une histoire sans fard

anciens « devaient faire leurs preuves » . N' ayant j amais été


un homme de pouvoir, je me retirai sans explication. Je crois
que Rodolphe Prager fit de même . Pierre Frank était aussi
dans cette ligne de mire , mais indéracinable en tant qu'un des
plus vieux trotskistes et membre du secrétariat international .
Je revins toutefois dans le comité central, dès le deuxième
congrès de la Ligue communiste, et à plusieurs reprises au
bureau politique de la Ligue, enfin à diverses responsabilités,
dont la participation à la direction de la revue théorique, Cri­
tique communiste. Donc participant comme acteur à l ' activité
de la section française jusqu'en 1988, puis , dès le 10° congrès
mondial, au comité exécutif (CEI) de l ' Internationale, avec
un passage intermédiaire à sa commission de contrôle. Un
contrepoint personnel détaillé reviendrait à une autobiogra­
phie politique qui n'a pas sa place dans cette histoire. Je ne
rappellerai donc que le fait que cette participation fut plus sou­
vent de minoritaire que de majoritaire.
Mes oppositions commencèrent par celles contre les dérives
gauchiste s . La principale fut contre la politique de « lutte
armée » (en fait de guérilla urbaine) en Amérique latine, pour
moi aventure blanquiste, où, toutefois, je ne me rangeai pas
dans la fraction du SWP et fus donc isolé. Sur le terrain fran­
çais , j ' opposais à la ligne de constructions de « fractions
(rouges) syndicales » , celles de tendances de gauche .
Dès qu' était apparu le MLF, à l ' initiative d'anciennes
maoïstes, vite rejointe par les militantes de l' AMR « pabliste »,
je fus pour que nos militantes s ' y engagent. Je me retrouvais
encore une fois assez isolé, même la plupart des femmes de
la Ligue étant hostiles à l 'idée d'aller à ce MLF. Mais je trou­
vai parmi nos militantes mes premières alliées. Plus tard, je
défendis aussi leur droit à des réu n ions non mixte s , dites
« groupe Sand », à l'intérieur de l' organisation. Le gauchisme
se manifesta aussi sur les questions de vie quotidienne et
sexuelle, dans un oubli des positions communistes de Lénine
et Trotski , au nom d'un « Éclatez-vous ! » et/ou l 'éloge des
perversités. Ma critique, dans Critique communiste du livre
de Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, provoqua une
riposte offensive qui dura sur plusieurs numéros, mais où je

336
Renaître pour se dépasser

reçus un soutien , en particulier de notre camarade , le psy­


chanalyste Jacques Hassoun (d'où le début d' une amitié) , et
de Frédérique Vinteuil qui allait jouer un rôle central dans la
« commission femmes » . Au-delà de nos rangs , ce fut pour
moi l 'occasion d ' une reprise de contact avec Vincent Bou­
noure et les surréalistes qui allait m ' amener, en 1976, à entrer,
avec Michael Lowy, dans le groupe surréaliste reconstitué.
À partir de la fin de 1 97 3 , mes oppositions ne furent plus
isolées avec la formation de la tendance 3 (T3) dont la base
fut surtout de la plus jeune génération de la Ligue. Son contenu
théorique porta d' abord sur l ' analyse des mutations du PCF,
et sur celles du prolétariat. Cette tendance qui , dans les pre­
mières années , et selon les statuts , se dissolvait après chaque
congrès , ne fut jamais une fraction comme celles que recons­
tituait indéfiniment Gérard Filoche. La T3 ne fut pas non plus
une tendance d' opposition générale , dressant « ligne contre
ligne » , mais toujours limitée à des problèmes particuliers ,
quoique de grande importance . La plus grave de ces diver­
gences fut celle de l' opposition à la ligne de soutien critique
de l ' URSS en Afghanistan , où je me retrouvai avec Denis Ber­
ger, Jean-Marie Vincent et. . . Henri Weber. Quand , un an plus
tard , ce cours erroné fut redressé , j 'eus - pendant dix ans - la
charge d' écrire tous les articles et les études sur cette sale
guerre (non sans débats houleux avec le secrétariat de l ' In­
ternationale) , et j ' allais pouvoir participer au mouvement de
soutien à la résistance afghane , où je retrouvai Laurent
Schwartz, et rencontrai des anciens du PCF qui avaient rompu
avec le stalinisme sur cette question. Notre décantation des
questions difficiles de cette guerre nous permit de finalement
fixer notre défense sur le courant de Massoud, que la suite de
l'histoire devait bien vérifier comme étant le seul progressiste .
Dès 1 976, j ' avais donné à Critique communiste l ' étude
« Continuité et discontinuité du "lambertisme" (contribution
à l ' histoire d ' une dégénérescence) » qui suscita la protesta­
tion du SWP, et même la demande de sanctions à mon égard.
En dépit de l 'avertissement constitué par cette étude , la direc­
tion internationale s'enflamma en 1 978 pour la « réunifica­
tion » du « mouvement trotskiste mondial » . L'opposition à ce

337
Le trotskisme, une histoire sans fard

qui fut, comme on l ' a vu plus haut, un piège et une saignée


finale pour la LCR, fut traitée comme du sectarisme.
Au-delà, et dans l'accord général avec le soutien aux mou­
vements révolutionnaires , du Guatemala à la Pologne, se posè­
rent les problèmes du régime de parti (contre la conception
léniniste du parti) et de l 'Internationale elle-même. La fatigue
de trop de luttes d' opposition intérieure en même temps que
la dispersion de la T3 après la campagne présidentielle de
Juquin m 'amenèrent à démissionner de la LCR , et donc de
l ' Internationale, dont j ' avais, dès 1 98 1 , quitté la direction sur
un désaccord dans la représentation de la tendance HH (Here­
dia-Hoffmann) , c 'est-à-dire Fanjuls-Lequenne. Angel Fan­
juls, avocat argentin, avait appartenu à la formation de Posadas
dont il s ' était écarté des dérives. Exilé pendant la dictature
« des colonels », i l rentra, après leur chute, dans une Argen­
tine où les groupes trotskistes pullulaient. C'est alors qu 'il n'y
avait là aucune section que le congrès international refusa sa
candidature à la direction , révélant ainsi que l' Internationale,
tout en continuant à se considérer comme « parti mondial » ,
fonctionnait e n fait comme une organisation fédérale .
Ma « sortie » de la LCR et de l ' Internationale ne fut pas
une rupture politique avec le trotskisme en tant que marxisme
révolutionnaire de notre temp , et encore moins avec des
hommes et des femmes pour qui je garde estime et, pour beau­
coup, amitié et confiance . Il s ' agissait d'une prise de distance
pour réflexion et travail théorique, qui put ainsi s'accompa­
gner de collaboration, et souvent serrée, à la presse de la LCR
et de l 'Internationale.
Histoire et critique

Sur cette longue période , le livre de Daniel Bensaïd Une


longue impatience (Paris , Stock, 2004) , est le seul ouvrage
qui mérite attention . Les Mémoires de dissidents (Plenel ,
Filoche . . . ) sont des textes où leurs auteurs organisent leur
passé, et celui de la LCR, voire de l'Internationale, de façon
à justifier leur écart. Les livres d' adversaires sont parfois de
points de vue adverses (d'ultra-gauche pour ceux de Jean­
Louis Roche), parfois de simple incompréhension, ou le plus
souvent de pures constructions calomnieuses.

338
N otes

Avant propos
1 . Georges Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, t. 4, Paris ,
Payot, 1 97 1 .

Fallait-il créer une quatrième Internationale ?


1 . « Épisode significatif» (30 décembre 1936), in Léon Trotski, Œuvres, t. 1 2 ,
Paris, EDI, 1982.
2. Léon Trotski, Œuvres, Paris, EDI, 1980, t . 7 , p . 97-107.

3 . Léon Trotski, La Révolution trahie, in De la révolution, Paris, Minuit, 1 97 1 ,


p . 505.

4. Boris Bajanov, Bajanov révèle Staline, Paris, Gallimard, 1 979. En 1 924, Ié­
fraïm Skliansky, adjoint de Trotski au commissariat à la guerre, fut dé­
mis de ses fonctions et envoyé par Staline aux États-Unis comme prési­
dent de la commission commerciale. Dans son autobiographie, donc en
1 929, Trotski écrit : « Quelques semaines s'écoulèrent, et l ' on reçut un té­
légramme annonçant que Skliansky, au cours d'une promenade en
barque, s'était noyé dans un lac, en Amérique . » Il conclut : « La vie est
inépuisable en méchantes inventions. » Pour sa part, et sur le moment
même, Boris Bajanov n'eut pas cette innocence . Il écrit, p. 85 : « Mekh­
lis et moi nous rendîmes immédiatement chez Kanner [ « Kanner est le se­
crétaire de Staline pour les affaires louches » , p. 5 1 ] et lui déclarâmes à
l'unisson : "Gricha, c'est toi qui as noyé Sklianski " . » L'autre ne se dé­
fend même pas, sinon en disant : « Il y a des choses qu'il vaut mieux ne
pas savoir, même pour un secrétaire du Politburo. » Et Bajanov conclut :
« Mekhlis et moi-même étions convaincus que Sklianski avait été noyé
sur l 'ordre de Staline et que ! '"accident" avait été organisé par Kanner et
Iagoda . »

5 . Mémoires d'un bolchevik-léniniste, Paris , François Maspero, 1 970.


6. « Épisode significatif», op . cit., et Pierre Broué, Trotsky, Paris , Fayard, 1 98 8 ,
p. 480.
7. Léon Trotski, Ma Vie, Paris , Gallimard , p. 527.

8 . Voir en particulier Pierre Broué, Trotsky, op . cit., chapitre « En un combat


obscur » .

9. Léon Trotski, op . cit., p . 5 3 6 .

1 0 . Léon Trotski, Œuvres, 2 ' série, t. 3 : « Comment est-ce arrivé ? » , Grenoble,


Institut Léon Trotsky, 1989, p. 32-33.

339
Le trotskisme, une histoire sans fard

1 1 . Voir Pierre Broué, op . cil., chapitre « Les débuts de l' opposition internatio­
nale » .

1 2 . Op . cit., p. 734.
1 3 . Voir Roy Medvedev, Le Stalinisme, Paris, Le Seuil, 1 972.
14. Pierre Broué, op. cit., p. 75 1 .
1 5 . Marx-Engels, Correspondance, Pari s , Éditions sociales, 1989, t . 12, p . 179.
1 6 . Léon Trotski, Écrits , t. 2, « Pour de nouveaux partis et la nouvelle Interna­
tionale » (27 juillet 1933), Paris , EDI, 1978.

17. Léon Trotski , op. cil., t . 2 , p. 66.

Difficile construction
l . Voir Pierre Broué, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, chap. 46 : « Le 4 août du sta­
linisme » .
2 . Léon Trotski, Œuvres, Paris, EDI, 1 9 7 8 , t. 2 , p. 200.
3 . Maurice Dommanget, dans son Introduction du marxisme en France (Ren­
contre , 1969), a montré la lenteur de cette pénétration jusqu'à la guerre.
Ce n'est qu'entre les deux guerres mondiales que des textes essentiels de
Marx, jusqu'alors inconnus des non-germanistes, ont commencé à être
traduits. C'est peu dire qu'ils furent peu lus en dehors de cercles intel­
lectuels, tel que le groupe d' Henri Lefebvre et Norbert Guterman . La for­
mation des jeunes militants se faisait avec une dizaine de livres, du Ma­
nifeste communiste à L'État et la Révolution et aux livres que Trotski ve­
nait d' écrire.
4. Yvan Craipeau, Mémoires d'un dinosaure trotskiste, Paris, L'Harmattan ,
1999, p. 98.
5. Op. cil., p . 1 1 8 .
6. Op. cit., p . 1 1 9-120.
7 . Op. cil., p. 122- 123.
8 . Cité par Yvan Craipeau, Le Mouvement trotskiste en France, Paris, Syros,
1 97 1 , p. 1 76 .
9 . Toutes organisations qui s' effondrèrent sans retour devant l a guerre mondia­
le. Et auparavant, en septembre 1937 , et alors que Nin était assassiné et
le POUM écrasé, Fenner Brockway, dirigeant de ce Bureau de Londres,
refusait en son nom leur participation à la commission d'enquête inter­
nationale sur les procès de Moscou (voir Léon Trotski , Œuvres, t. 14,
p . 373-377).
IO. ln Léon Trotski, Œuvres, t. 12, p. 326.
li. Voir citations de La Bata/la (organe du POUM), du 27 avril et du 23 mars
1937, in Felix Morrow, Révolution et contre révolution en Espagne, Pa­
ris, La Brèche, 1978, p . 98-97.
12. Voir Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la guerre d 'Espagne,
Paris, Minuit, 196 1 , p. 206-207 .
1 3 . Léon Trotski, Œuvres, t. 3, p. 1 3 2-149, et Pierre Broué, Trotsky , op. cil.,
« Première percée avec les "Quatre" », chapitre L.
14. Voir « Léon Sedov, fils de Trotsky » , numéro spécial des Cahiers Léon
Trotsky, mars 1 9 8 3 . Et en particulier : Michel Lequenne, « Les demi­
aveux de Zborow ski » .
1 5 . Léon Trotski, op. cil., t. 14, p. 23 1 -25 1 .
1 6 . Léon Trotski, op . cil., t . 1 4 , p . 1 5 1 - 1 5 3 .

340
Notes

1 7 . Yvan Craipeau, op. cit., p . 1 5 0 .


1 8 . Op. cit., p. 149.
19. Dès 1 933, dans son texte « La Quatrième Internationale et l'URSS. La na­
ture de classe de l' État soviétique » , in Œuvres, t. 2 (Paris, EDI, 1978),
Trotski rendait compte de l'utilisation de l a formule - avec des guille­
mets - par Lénine, et pour des entreprises qui avaient déjà disparu.
20. Bruno Rizzi, dans son ouvrage, La Bureaucratisation du monde, allait, de
cette « similitude » du « collectivisme bureaucratique » stalinien et fascis­
te, tirer la conclusion que ce nouveau système de classe, progressif par
rapport à celui de la bourgeoisie, représentait l'avenir du monde.
2 1 . Léon Trotski, La Révolution trahie, in De la Révolution, Paris, Minuit,
p. 602-603 .
22. Léon Trotski, Œuvres, « La section soviétique de la 4' Internationale » , t. 8.
23 . Op . cit., « La décapitation de l ' armée Rouge », t. 1 4 .
2 4 . Voir Cahiers Léon Trotsky, n ° 6 spécial, et 7 : « Les trotskystes en Union so­
viétique », 1980.
25. Léon Trotski, Défense du marxisme, p. 78, EDI, 1972.
26. Op . cit., « Sur la nature de l'URSS », p . 1 33 .

L'épreuve d e la guerre

1 . Léon Trotski, Œuvres, Publications de l' Institut Léon Trotsky, 1 985, t. 14,
p. 23 1 -254 .
2. Op. cit., Publications de l' Institut Léon Trotsky, 1985, t. 1 9 , p. 53- 83 .
3. Les Congrès de la Quatrième Internationale, Paris, La Brèche, 1 97 8 , t. 1 :
Naissance de la IV' Internationale 1 930-1940, p. 337-377, .
4. Léon Trotski, Œuvres, Publications de l' Institut Léon Trotsky, 1987, t. 24,
p . 302-307.
5 . Les Congrès de la Quatrième Internationale, Paris, La Brèche, 1 98 1 , t. 2 :
L'Internationale dans la guerre (1940- 1 946), préface de Rodolphe Pra­
ger, p. 1 0 .
6. Dénoncée par d e Gaulle lui-même dans Vers l'armée de métier ( 1 934), o ù il
préconisait l ' arme et la guerre de chars, et dans La France et son armée
( 1 938), critique des conceptions de l'état-major.
7. « La France sous Hitler et Pétain » , op . cit., p. 35-44.
8. Léon Trotski, Œuvres, Publications de l' Institut Léon Trotsky, 1 985, t. 20
« La capitulation de Staline » ( 1 1 mars 1939) .
9. Op. cit., t. 2 1 , « L'énigme de l'URSS » (21 juin 1 939). Soulignons que ce
pronostic, pris par nous comme déduction inévitable, détermina toute
notre politique jusqu'à la fin de la guerre , d'où notre désarmement ana­
lytique face à la situation inverse lors de la sortie de cette guerre .
1 0 . Léon Trotski, Le Mouvement communiste en France (1919-1939), Paris,
Minuit, 1967, p. 634 et 63 7.
1 1 . Voir Rodolphe Prager, « Les années d'exil, 1939- 1 946 » , in Pour un portrait
de Pierre Frank, Paris, La Brèche, 1985, repris par Paolo Casciola, in
Quelques regards sur l'histoire du mouvement trotskyste, Hommage à
Rodolphe Prager, Quaderni Pietro Tresse, 2003 .
1 2 . Jean-Michel Brabant, « Prager, Rodolphe, dit Rudi, dit Duret Auguste » , in
Paolo Casciola, op . cit.
1 3 . George Orwell, Chroniques du temps de la guerre (1941-1943), « 23 mai
1 942 » , Paris, Gérard Leibovici, 1 988.

34 1
Le trotskisme, une histoire sans fard

1 4 . Voir « La question nationale en Europe », in Quatrième Internationale,


n° 25-26, déc.-janv. 1946.
15. La Vérité, 1940-1944, journal trotskyste clandestin sous l'occupation na­
zie, Paris, EDI, 1978.
1 6 . Yvan Craipeau , Mémoires d'un dinosaure trotskyste, Paris, L' Harmattan ,
1999, p. 157 .
1 7 . Voir en particulier, Lucette Heller, Histoire des Auberges de la jeunesse en
France, des origines à la Libération, 1 929-1945, thèse de doctorat d'É­
tat, université de Nice, 1985.
18. Voir Céline Malaisé, « Trotskystes-épiciers au cœur des années noires.
L'expérience du Croque Fruit », Dissidences, n° 1 2 - 1 3 , octobre 2002-jan­
vier 2003.
19. Léon Trotski, « Devant une nouvelle guerre mondiale » 9 août 1937, in
Œuvres, t. 14, Paris, EDI, 1 983.
20. Yvan Craipeau , Contre vents et marées (1938-1945), Paris, Savelli, 1977,
p . 124-126.
2 1 . Voir André Calvès, Sans Bottes ni médailles, Paris, La Brèche, 1984.
22. Gérald Suberville, L'Autre Résistance, AJOU, Saint-Étienne-Vallée-Fran­
çaise, 1998 ; et André Calvès, op. cit.
23. Yvan Craipeau , op. cit., et « Les trotskystes français dans la Seconde Guer­
re mondiale », Critique communiste, n° 25 , novembre 1 978. Dans Contre
vents et marées, p . 1 8 1 - 1 82, Craipeau rend compte de ce que furent les
relations entre Marcel Hic pour le POi et Jean Moulin pour le CNR, cou­
pées par les arrestations du second en juin et du premier en octobre 1943.
24. Maurice Rajsfus, La Libération inconnue, Paris, Le Cherche Midi, 2004.
25 . Voir Richard Walter, « La Main à plume, entre POI et PCF », Dissidences,
n° 12- 1 3 , octobre 2002-janvier 2003 .
26. Raymond Aron, Histoire de Vichy, Paris, Fayard, 1954.
27. La Vérité, n° 65 , 26 mai 1944.
28. Voir Nguyên Van Liên et Dang Van Long, Les Travailleurs requis, Biblio­
thèque Nghiên Cuu, 2004.
29. Georges Orwell, op . cit., p. 1 3- 14 .
30. Voir e n particulier Annje Lacroix-Riz, Industriels e t banquiers sous /'Oc­
cupation, Paris, Armand Colin, 1999.
3 1 . Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, Paris, Pion, 1959, t. 3, « Le salut
1944- 1 946 » , p. 3 1-32.
32. Éditions Pionnier, 1945, Paris, réed. EDI, 1968.
3 3 . Voir dans Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 2, L'Internatio­
nale dans la guerre (1940-1946), l ' actuelle plus large recension -
quoique non exhaustive - de ces pertes, et, dans le n° de mars-mai 1948
de la revue Quatrième Internationale, le rapport d' activité de secrétariat
international, « Dix années de combat ».
34. Voir Maurice Rajsfus, La Libération inconnue, op. cit.
35. Charles de Gaulle, op. cit., p. 63 .
36. Voir Simonne Minguet, Mes années Caudron. Une usine autogérée à la Li­
bération, Paris, Syllepse, 1 997, et Michel Lequenne, « Notes sur notre
histoire - 3, autour des Années Caudron de Simonne Minguet » , Critique
communiste, n° 1 5 1 , hiver-printemps 1998 .

342
Notes

37. Voir Vie et destin, de Vassili Grossman (Lausanne, L' Âge d ' homme, 1980,
Paris, Julliard, 1983), sans doute l e meilleur et le plus complet tableau de
l'URSS de ce temps monstrueux.
38. Rodolphe Prager, t. 2 des Congrès de la IV' Internationale, op. cil.
39. Charles de Gaulle, op . cil.

Deux ans d'équilibre mondial contre-révolutionnaire (1945-1947)


! . Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Paris, Pion, 1 959, t. 3 , Le Salut
(1 944-1946), p. 94-95 .
2. Op . cit., p. 99- 1 0 1 .
3 . Op . cit., p . 276-278.
4 . Op. cit., p. 3 8 .
5 . Op. cit., p . 249-250.
6. Op. cil., p. 239.
7. Voir Rodolphe Prager, « La première conférence internationale après la guer­
re » , in Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 2, Paris, La
Brèche, 1 98 1 .
8 . Victor Serge, « Lettres à Emmanuel Mounier » , in Mémoires d'un révolu­
tionnaire, et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Laffont, collec­
tion Bouquins, 200 1 .
9. Cité in Ngo Van, Viêt-nam 1 920-1945, révolution et contre-révolution sous
la domination coloniale, Paris, L'insomniaque, 1 99 5 , p. 305.
LO. Ngo Van , op. cil., p . 329.
1 1 . Ngo Van , op. cit., p . 372.
12. Mathias Corvin, « Les jours de notre mort de David Rousset », Quatrième
Internationale, juillet-août 1 947.
13. Laurent Schwartz, Un Mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Odi­
le Jacob, 1 997 .
14. Yvan Craipeau, Mémoires d'un dinosaure trotskyste, Paris, L'Harmattan,
1999, p . 1 88- 1 89 .
1 5 . Yvan Craipeau, La Libération confisquée, Paris, Savelli/Syros, 1 978.
1 6 . Rodolphe Prager, in Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 3 , Bou­
leversements et crises de l 'après guerre (1946-1950), Paris, La Brèche,
Paris, 1988, p. 29.
1 7 . Rodolphe Prager, op . cit., p. 29 .

Les « années yougoslaves » (1948-1950)


l . Rodolphe Prager, « Introduction » à « Le Il' congrès mondial (2-21 avril
1948) », in Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 3, Paris, La
Brèche, 1 988.
2. Voir Catherine Samary, Le Marché contre l 'autogestion . L'expérience you­
goslave, préface d'Ernest Mandel, Paris, La Brèche, 1 988.
3 . Le Cinquième congrès du Parti communiste de Yougoslavie. 21-28 juillet
1948, Le Livre yougoslave, 1 949.
4. Op. cit., p . 1 4 1 - 142.
5 . Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 3, Bouleversements et crises
de l 'après-guerre ( 1946-1 950), Paris, La Brèche, 1 988, p . 379-304.
6. Op. cit., p. 401 -4 1 0 .

343
Le trotskisme, une histoire sans fard

7 . Léon Trotski, Défense du marxisme, préface de Pierre Naville, introduction


de Jean-Jacques Marie, Paris , EDI, 1972.

8 . Les Congrès de la Quatrième Internationale, op. cit., p. 461-47 3 .

L e temps de l a grande crise (1951-1952)


! . Pavel Soudoplatov, Missions spéciale. Mémoires du maître-espion soviétique
(avec la collaboration d' Anatoli Soudoplatov, Jerrold L. et Leona
P. Schecter), préface de Robert Conques!, Paris, Le Seuil, 1 994.
2 . Michel Pablo, « Üù allons-nous ? » , in Les Congrès de la Quatrième Interna­
tionale, t. 4, Menace de la Troisième Guerre mondiale et tournant poli­
tique ( 1950-1952), Paris, La Brèche, 1989.

3. Op . cit., p . 49.
4 . Op . cit., p . 7 1 .
5 . Op . cit., p . 97 .
6. Op . cit., p. 369.
7. Op. cit., p . 1 5 8 .
8 . op . cit., p . 1 8 1 .
9 . op . cit., p . 330-33 1 .
JO. Op. cit., p . 331.
l i . Op . cit., p . 261-277.
12. Op. cit., p . 333-36 1 .
1 3 . Op . cit., p . 426-437 .
1 4 . Op . cit., p. 449.
1 5 . Voir André Marty, L'Affaire Marty, 1955 (rééd. Paris , Norman Béthune,
1972) ; Charles Tillon, Un «procès de Moscou » à Paris, Paris , Le Seuil ,
Paris , et Louis Couturier [Jean-Michel Krivine] , Les « Grandes Affaires »
du Parti communiste français, Paris, François Maspero, 1972.

Les années de la dispersion (1953-1968)


! . Michel Pablo, « De l ' article Billoux à l ' affaire Marty-Tillon » , Quatrième In­
ternationale, octobre 1952.
2 . On voit apparaître ce mythe dans la brochure anonyme de 1970 titré Les En­
seignements de notre histoire, probablement écrit par Lambert lui-même
ou sous sa direction.
3. Voir « Notes sur notre histoire - 2 : La grande scission ( 1 95 1 - 1 952) » , Cri­
tique communiste, n° 149, été 1997.
4 . A . Avtorkhanov, Staline assassiné (le complot de Beria) ( 1976), Paris,
Presses de la Renaissance, 1980. Sa version est confirmée par la biogra­
phie d'Amy Knight, Beria, Paris , Aubier, 1993 - 1 994.
5. Document du 2 juin 1953, in Amy Knight, op. cit., chapitre « La crise en Al-
lemagne de l'Est » .
6 . Nikita Khrouchtchev, Souvenirs, Paris , Robert Laffont, 1 97 1 .
7 . Pierre Frank, La Quatrième Internationale, Paris, François Maspero, 1969.
8. Gérard Grzybek , « Les trotskystes dans les organisations communistes fran­
çaises pendant les années cinquante » , mémoire de maîtrise sous la di­
rection de Madeleine Rebérioux.

9 . André Fichaut, Sur le pont. Souvenirs d'un ouvrier trotskiste breton, préface
d'Alain Krivine, Paris , Syllepse, 2003.

344
Notes

10. Mohammed Harbi, Une vie debout, t. 1 1945- 1 96 1 , Paris, La Découverte,


200 1 , et aussi Le FLN, mirage et réalité. Des origines à la prise du pou­
voir ( 1 945-1962), Paris, Jeune Afrique , 1980.
1 1 . Sylvain Pattieu, Les Camarades des Frères (trotskistes et libertaires dans
la guerre d'Algérie) , préface de Mohammed Harbi, Paris, Syllepse,
2002.
1 2 . Maurice Rajsfus, Une Enfance laïque et républicaine, Paris, Manya, 1992 :
le dernier chapitre, « La guerre d' Algérie » , est la seule histoire un peu
développée, quoique incomplète, de ce comité.
1 3 . Cité par Livio Maitan, in « Écrits » , lnprecor, n° 498-499, octobre-no­
vembre 2004 .
14. Toutes les pièces de ce débat (dont il faut noter que ce fut le dernier que
mena Breton) se trouvent dans le t. 2 ( 1 940- 1969) des Tracts surréalistes
et déclarations collectives, présentés et commentés par José Pierre , Paris,
Le Terrain vague, 1 982.

Renaître pour se dépasser


1. Voir Ernest Mandel, Les Étudiants, les Intellectuels et la lutte des classes, in
Écrits politiques, introduction de Michel Lequenne, Paris, La Brèche,
1 979.
2. Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68, une répétition générale, Paris, Fran­
çois Maspero, 1968.
3 . Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris , Stock, 2004.
4. Voir, par exemple, Jacques Pesquet, Des Soviets à Saclay, Paris, François
Maspero, 1968 .

345
Index

Abraham, Lucienne (voir Mestre, Beria, Lavrennti Pavlovitch 273-


Michèle) 276, 286
Alexandrowicz Hans 97 Bernard, Claude (voir Raoul)
Andrade, Juan 29, 36 Berné, Robert, 1 98 , 245-246, 250,
Aragon, Louis 86 272, 276, 3 1 3
Argenlieu, Thierry (d') 143, 146 Berthomé, Georges 98
Armstrong 1 80 Besancenot, Olivier 330
Augier, Marc 72-73 Bettelheim, Charles 1 50
Aveline, Claude 205 Bidault, Georges 100
Avot-Meyers, Pierre 284, 289, 294 Binet 49, 69
Avtorganov, A 274 Blanco, Hugo 3 1 0
Bachelard, Gaston 88 Bleibtreu, Lili 1 63
Baget, Marguerite 98 Bleibtreu, Marcel 76, 8 5 , 1 0 1 , 106,
Bajanov, Boris 15 1 2 8 , 1 3 1 , 1 34, 1 36 , 1 5 1 , 163, 1 76,
Bao-Dai 89 , 126, 143, 145 1 8 1 , 198 , 2 1 4 , 220 , 235 , 239-24 1 ,
Barcia, Robert 3 1 7 244, 246, 249-250, 252, 255, 257-
Bardin, Alex 66 258 , 268, 27 1-274, 276, 279, 282-
Barra 65 , 67 , 92, 1 39, 1 4 1 , 3 1 7 , 322 283, 285, 29 1-292, 300, 302, 304,
Barthélemy, Pierre 97 3 1 2- 3 1 4
Baumgarten, Jean 300, 303 B l i n , Roger 3 1 7
Bayet, Albert 134 Bloch, Gérard 98, 257, 272, 276
Beaufrère , Marcel 75, 98, 1 3 1 , 1 34, Blum, Léon 35
151 Bodenès, Yves 98
Beauvais, Jean-Pierre 3 1 2 Bohr, Niels 223
Bebler, A . 2 1 1 Bois, Pierre 1 39, 1 4 1
Belden, Jack 208 Bonnet, Marguerite 7 4 , 96, I O ! ,
Bellounis 294 1 28 , 1 8 1 , 252
Ben Bella, Ahmed 308 Bordes, Albert 97
Benès, Edouard 1 84 Bortenstein, Mieczyslaw (Casanova)
Benoîts , Henri 294, 303 97
Bensaïd Daniel, 52, 222, 323-324, Bossière, Roger 96
326 , 328 , 338 Boukharine, Nicolaï 67
Berger Denis, 284, 286-289, 297- Boulganine, Nicolaï 286
299, 3 1 4 , 337 Boumédienne, Houari 308, 3 1 0
Bergery, Gaston 74 Bounoure, Vincent 3 1 1 , 337

347
Le trotskisme, une histoire sans fard

Bourdet, Claude 2 1 5 Conte, Pierre 1 64


Bourhis, Marc 9 7 Coquema, Daniel 53
Bousquet, René 124 Corvin, Mathias 3 3 , 97, 1 5 1 , 232,
Bousse!, Pierre (voir Lambert) 234-236, 24 1-242 , 257, 264, 267
Boutenko, Th. 1 8 8 , 333 Craipeau, Yvan 3 1 -32, 4 1 -43 , 46-47,
Bouvet, Raymond 298 49, 52, 63, 65-66, 68, 74-77, 84-
Brabant, Jean-Michel 1 1 3 85, 8 7 , 9 1 -92, 102, 1 1 2, 1 1 5- 1 1 6 ,
Braslawski, Lucien 97 1 2 8 , 1 36- 1 37 , 1 5 1 - 1 52, 1 55 - 1 60 ,
Brecht, Bertolt 276, 3 17 163-165, 294, 300-302 , 304
Breton, André 28, 86, 3 1 1 Croizat, Ambroise 135
Broué, Pierre 2 1 , 25, 27 , 260, 268 Crampton, Carl 160
Brunet 104, 135 Cruau, Robert 98
Burnham, James 46, 66, 74, 149 Daladier, Édouard 57
Calvès, André 82-84, 87, 90, 242, Dalgalian, Gilbert 284, 289
257 ' 303-305 Dalmas, Louis 154, 2 1 5
Cannon, James P. 4 1 , 1 30 , 2 1 8 , 252, Dalmas d e Polignac, Louis 8 6
278 Danos, Jacques 5 1 , 283
Cardinal, Annie 29 1 Danos, Jeanne 1 6 3 , 252
Casanova (voir Bortenstein, Darnand, Joseph 124
Mieczyslaw) Dautry, Raoul 1 6 1
Cassou, Jean 205 Dax (capitaine) 83
Castoriadis, Cornélius 46, 1 5 2 , 1 80 , De Gaulle, Charles 94-95, 100, 103,
197-198, 288 1 0 8 , 1 1 8- 1 27, 1 32-134, 140, 143 ,
Castro, Fidel 324 145 , 1 47 , 298 , 30 1 , 324
Cayatte, André 224 Déat, Marcel 69
Chaban-Delmas, Jacques 100 Debray, Régis 3 1 0
Chamberlain, Neville 57 Dechézelles, Yves 155-156
Charles II de Roumanie 67 Decoux, Jean (amiral) 143
Charpentier, André 98 Deferre, Gaston 136
Charpier, Frédéric 1 1 3 Déglise, Maurice 69-70
Châtelet, François 288 Demazière, Albert 76, 82, 98, 1 34 ,
Chaulieu (voir Castoriadis, 159
Cornélius) Dentz (général) 126
Chauvin, Jean-René, 9 1 , 1 52 , 1 5 8 , Depaepe, Rolande 108, 163
160 Depreux , Édouard 305, 3 1 8
Chéramy, Robert 128, 253 , 3 1 3 Desson, Guy 305
Chiang Kai-Chek 1 8 , 22, 126, 144, Deutscher, Isaac 27-28, 43
146, 1 8 5 , 206, 208-209 Dhénin, Serge 3 1 4
Churchill, Winston 93-94, 1 19 Dimitrov, Georgi 6 1 , 1 8 4 , 1 86- 1 8 7 ,
Clair, Suzanne 1 5 6 1 89 , 1 94-195
Clarion, Nicolas 1 87 Djilas, Milovan 46, 199, 20 1 , 2 10 ,
Clarke, George 235 , 247, 256, 279- 2 1 2 , 226
282 Dommanget, Maurice 222
Claude, Henri (voir Pouget, Henri) Doriot, Jacques 69
Clémenceau, Max 1 34 Dubinsky, David 160
Cochran 1 3 0 , 280 Duboin, Jacques 70
Colliard, Henri 98 Duclos, Jacques 164
Colomb, Christophe 3 1 7 Dumont 253
Colvin de Silva 1 8 1 Dunoyer (voir Esse! Jacques)

348
Index

Duoc 88 Giraud , Henri 94


Durand, Damien 28 Glaeser, Georges 1 1 5
Durruti, Buenaventura 39 Glukstein , Daniel 1 1 5
Dutschke, Rudi 320 Goavec, Albert 98
Duvignaud, Jean 205 Goering, Hermann 1 89
Éluard , Paul 86 Goldman 130
Engels , Friedrich 25 , 26, 195 Goldmann, Lucien 3 1 6
Esse!, Jacques 1 5 2 , 155, 1 59 , 1 62 Gomulka, Wladyslaw 287
Estorach, Soledad 21 9-220, 3 1 7 Gorbatchev, Mikhael 333
Etchebéhère , Mika 52 Gordon, Sam 64, 100, 130, 236
Fabien (George , Pierre, colonel) 83 Garin, Raymnd 165
Fanjuls, Angel 333, 338 Gottwald, Klement 1 84
Felzsenwalde, Charles 98, 135 Goujon, Jeanne 163
Felzsenwalde , Régine 98, 1 35 Greene, Charles 320
Fermi , Enrico 223 Grinblat, Jacques (voir Privas,
Fiant, Michel 284, 298-299 Jacques)
Fichaut, André 289 Grunebaum-Ballin, Cécile 7 1 -72
Filiatre , Roland 98, 1 5 1 , 1 5 8 , 1 60,
Grzybek, Gérard 284, 297
1 6 3 , 302
Guattari , Félix 288 , 298-299, 3 1 5
Filiatre , Yvonne 98
Guérin, Daniel 42, 7 1 , 205 , 293, 30 1
Filoche, Gérard 329, 333, 337-338
Guevara, Che 3 10, 3 1 2 , 324
Firk, Michèle 299
Guikovaty, Émile 76, 86, 92, 1 57
Foirier, Roger 65 , 69, 7 1 , 7 3 , 1 0 1 ,
Guilian, Claudio (voir Maitan,
1 1 2 , 257 303
' Livia)
Fontanel, Lucien 249, 268, 292
Guillet, Jean 3 14
Fontenis, Georges 299
Guingouin , Georges 83
Forest 237
Habel, Jeannette 3 1 2
Fortin, Jacques 299
Hadj , Messali 1 47 , 290-29 1
Fourier, Jules 303
Hamon, Léo 100
Franco, Francisco 36, 40, 60
Hanoi, Frédéric 109
Frank , Pierre 33, 49, 5 1 -52, 6 3 , 64,
Hansen, Joe 236
128, 1 3 1 , 1 6 5 , 1 9 8 , 222, 225, 234-
Harbi, Mohammed 290
238, 240 , 242 , 250 , 252 , 255, 257-
Harding, Wilfred 109
258, 264, 272, 278 , 280, 282, 288 ,
Hardy, Robert (voir Barcia)
298, 308 , 3 1 6 , 3 1 8 , 336
Gabai, Elio 7 3 , 77 Hassoun, Jacques 337

Gallienne 1 5 2 , 1 80, 198 Hauterive (Guy d ' ) 77

Garnier (voir Renard, Daniel) Healy, Gery 309

Garrive (voir Berné, Robert) Hébert, Alexandre 283

Gaulier, Philippe 3 1 7 Hebrang 195

Gauthier, Xavière 336 Henry, Maurice 3 1 6

Géraume, Pierre (voir Lequenne, Heredia (voir Fanjuls, Angel)


Michel) Herrman, Jean-Maurice 1 36
Germain (voir Mandel, Ernest) Heurgon, Marc 3 1 8
Gerd, Ernd 287 Hic, Marcel 76, 84, 92, 98, 1 1 6,
Gibelin, Marcel 52, 75-77, 90, 92, 1 5 1 , 158
96, 106, 1 1 - 1 1 2 , 1 1 4, 1 1 6 , 1 2 8 , Himmler, Heinrich 8 7
1 3 8 , 163, 1 98 , 220 , 246, 250, 255, Hines, Jim 320
257, 268, 282-28 3 , 3 1 3 Hippe, Oskar 1 67

349
Le trotskisme, une histoire sans fard

Hitler, Adolf 20, 24-25, 30, 32, 4 1 , Laguiller, Arlette 303


55-57, 6 1 -62, 68, 87, l lO Lambert, Pierre 5 1 , 64-65 , 96, 1 1 1 ,
Hô Chi Minh !OO, 1 26, 142- 1 46, 1 1 5 , 1 2 8 , 1 3 8 , 1 98 , 206, 220-22 1 ,
212 243-244 , 249-250, 252, 257-259,
Hoang Don Tri 8 8 , 1 10 , 1 1 1 268-272 , 274 , 276, 282-28 3 , 29 1 -
Hodja, Enver 196 293 , 309, 3 1 2- 3 1 4 , 3 1 7 , 329
Hoffmann (voir Lequenne, Michel) Landau, Kurt 39, 40
Horthy, Miklos 67 Landon, Karl (voir Karlinsi, Basile)
Hunter 20 1 , 202 Laniel, Joseph 277-278
Hussein (de Jordanie) 3 1 9 Laval, Maurice 72-73, 76, 9 1 , 92,
loffé, Abraham 224 98, 107- 1 0 8 , 134
Itkine, Georgette 77 Laval, Pierre 33
ltkine, Sylvain 77 Laval, Renée 98
James, Cyril Lionel Robert 62 Le Floch, Albert 98
Jan, André 109 Le Huan (général) 144
Januel, Camille 284, 289 Lebacher, Henri 97
Jaurès, Jean 2 1 5 Lebas, Jean 25 5
Jdanov, Andreï 273 Leblanc (voir Rousset, David)
Joffe, Jules 97 Lebon (lieutenant-colonel) 83
Johnson, 237 Lebrun, Albert 36
Johnson, Lyndon B . 320 Lebrun, Jacques 97
Joukov, Georgi 276 Leclerc, Philippe (général) 1 26, 146
Jouyovitch 195 Leduc, Victor 288
Joyeux, Maurice 222 Lefebvre, Henri 288-289, 297
Juin, Alphonse 277 Lefebvre, Jean 104, 1 3 5 , 253
Juquin, Pierre 330, 338 Lefort, Claude 1 52 , 1 80, 198
Just, Nadia 22 1 Lemoine 274
Just, Stéphane 22 1 , 249, 253 Lempert, Bella 97
Kadar, Janas 287 Lénine 59, 67 , 84, 166, 195, 208 ,
Kamenev, Lev 1 2- 1 6 , 1 9 213
Kapandji 297 Léon, Abraham 9 2 , 99
Kapitsa, Piotr 224 Leplow, Konrad 87
Kardelj , Edvard 2 1 1 - 2 1 2 Lequenne, Michel 1 3 1 , 198, 222,
Kargeman , Pauline 98, ! 0 8 230, 240-242, 244-245, 249-250,
Karlinsky, Basile 272, 276, 304-305 253, 260, 268 , 27 1 , 274, 276, 278,
Katz, Jenne 97 283, 292-293, 300, 302-305 , 3 !0 ,
Khrouchtchev, Nikita 80, 266, 273, 3 1 2 , 328, 332-333 , 338
276, 286-288, 307 Letellier, Jacques 98
Kim Il Sung 2 1 6- 2 1 8 Livingstone (voir Clarke , George)
Kirov, Sergueï 2 4 , 25 Loots, Camille 92
Klement, Rudolf 4 1 Losfeld, Éric 3 17
Kerner, David (voir Barta) Lowy, Michael 303, 337
Kossarev 33 Luxemburg , Rosa 67
Kostov, 1van 1 89 MacArthur, Douglas 224, 254
Kourtchatov, Igor 224 MacClark 254
Krivine, Alain 3 1 6 Magne, Charles 292
Krivine, Hubert 3 1 2, 335 Magnin (voir Dalmas, Louis)
Kustlinger, Henri 73 Maillot, Jean 70, 1 1 0
Lagrange, Léo 72 Maitan, Livio 260, 284, 308

350
Index

Malaquais, Jean 1 65 , 3 1 5 Molinier, Henri 23, 42, 49, 65-66,


Malenkov, Georgi 276, 286 68-7 1 , 73-74, 76, 1 0 1 , l l O
Mallet, Serge 303 Molinier, Raymond 23 , 27, 32-34,
Malraux, André 28, 1 34 42, 49-5 1 , 63-64, 238
Malraux, Clara 205 Mollet, Guy 1 5 5 , 286
Mandel, Ernest 92, 99, 1 75- 1 76 , Molotov, Vyacheslav 285-286
20 1 , 203-205 , 208-2 1 0 , 22 1 , 233- Monat (Martin) 87, 99
23 8 , 242 , 247, 250, 252 , 25 5 , 257, Morand 99
273 , 306 , 308, 32 1 , 328 , 3 3 1 -332 Moreau , François 3 1 8
Mandelbaum, Samuel 98, 108 Morin, Edgar 30 1 , 3 1 4, 3 2 1
Mangan, Sherry 66, 106, 1 3 1 , 236, Morin, Michel, 243
295 Morris, Ernesto 63 , l l O
Mao Tsé-Toung 143- 144 , 203, 206, Morrow, Felix 52, 1 30
208, 209-210, 230, 233 Mossadegh, Mohammad 241
Marcoux (voir Spoulber) Mougard, Georges 292
Margne, Charles 64 Mounier, Emmanuel 1 35
Marie, Jean-Jacques 5 3 , 222, 259 Munis, Grandizio 1 80, 1 8 1
Markos 2 1 5 Nadeau, Maurice 205
Marquis, Gilbert 284 Nagy, Imre 287
Marshall, George 1 84 Nania, Guy 3 1 8
Martin-Chauffier, Louis 205 Napoléon l " 150
Martinet, Gilles 150, 156, 305 Nasser, Gama! Abdel 287
Marty, André 1 3 1 , 140, 254, 266, Naville, Pierre 23, 27-28, 33-34, 42,
270, 272-274, 3 1 3 50, 52, 66, 30 1 , 302
Marx, Karl 25-26, 47, 1 66, 1 9 5 , Nick, Christophe 53, 1 1 5 , l l 6
310, 3 1 5 Nin, Andres 29, 36, 37, 38, 39
Masaryk, Jan 1 84 Nocher, Jean 70, 7 1
Massoud (commandant) 337 Oliver, Garcia 39
Maurice, 98 Oppenheimer, Robert J. 223
Mauricio, Eduardo (voir Morris, Opta, Henri 92
Ernesto) Ordjonikidzé, Grigori 24
Maurin, Joaquim 36 Ortiz 3 1 6
Maurras, Charles 60 Orwell, George 67, 89
Mayer, Daniel 100 Pablo (voir Raptis, Michel)
Meichler, Jean 86 Paillet, Marc 76, 108
Mendès-France, Pierre 277, 286, Papon, Maurice 124
302-303. 305 Parisot, Paul 76
Mercader, Ramon 68 Parodi, Alexandre 100
Mestre Michèle 3 1 , 72, 106-107, Pattieu, Sylvain 293
128, 1 39 , 1 52, 1 5 9 , 232, 234-236, Pauker, Ana 1 84, 190
24 1 -243 , 246, 249-250, 255 , 257, Pennetier, Marcel 152, 1 80, 1 9 8 ,
264, 267 , 28 1-282, 288 303
Michel (roi de Roumanie) 1 83 Péret, Benjamin 1 80
Mihaïlovitch 1 9 1 , 214 Pesquet, Jacques 303-304
Mikoyan, Anatoli 24 Pétain, Philippe 60, 74, 78, 124
Minguet, Simonne 1 6 3 , 1 66 , 242, Pierre (roi de Yougoslavie) 1 20,
294, 303-304 1 83, 1 92- 1 93
Mitterrand , François 286 Pijade , Mosha 1 89, 1 92, 1 99 , 20 1 ,
Molière 3 1 7 213

351
Le trotskisme, une histoire sans fard

Pivert, Marceau 34, 42, 63 Rougeul, Jean 77


Piene!, Edwy 258, 338 Rous, Jean 4 1 - 42, 66, 74, 156
Plisnier, Clarles 49 Roussel, Jacques 53
Pluet-Despatins, Jacqueline 1 1 3 Rousset, David 3 3 , 76, 98, 149, 150-
Pons, Babette 3 1 7 152, 1 56, 159- 1 60, 239, 256
Poperen, Claude 305, 3 1 4 Roux, Albert 305, 3 14
Popovitch 2 1 1 Roy, Joseph 3 1 5
Posadas, Juan 306-307 Rubel, Maximilien 97, 3 1 5
Pouget, Henri 7 1 , 1 10 Sachs (D') 70
Prager Rodolphe 49, 59, 64, 69, 92, Sadek, Abraham 82
106, 1 1 2 , 1 35 . 158, 165, 1 77 , 1 79 ,
. Sainteny, Jean 143, 146
1 8 1 , 222 , 245 , 260 , 336 Samary, Catherine 3 1 1
Privas, Jacques 65 , 69, l l l , 1 28 , Samary, Jean-Jacques 3 1 1
1 5 7 , 1 8 1 , 1 98 , 220 , 234-236 , 242, Sangnier, Marc 7 1
249 , 250, 255, 257-25 8 , 264 Santen, Sa! 306-307
Quisling, Vidkun 143 Sartre, Jean-Paul 1 35 , 149, 1 56 ,
Rajk, Lazslo 200 1 59- 1 60 , 288, 3 1 4
Rajsfus, Maurice 85, 300 Schuster, Jean 3 1 0 , 3 1 7
Ramadier, Paul 1 5 5 Schwartz, Laurent 7 7 , l 1 4- l 1 5 , 1 34,
Ramdane, Abane 295 1 5 1 - 152, 160, 165- 166, 302-303 ,
Raoul 88, 260 , 268, 3 1 3 , 3 1 4 337
Raptis, Michel 92, 97, 1 5 1 , 1 75 , Sède, Gérard (de) 86
20 1 , 204-205 , 226-227 , 229-24 1 , Sedov, Léon 41
243-246, 248-252, 255-257 , 259- Sedova, Natalia 28
260, 264-269, 272-273 , 278-279, Segal, Maurice 63 , 82
282, 285-286, 290, 294 , 297, 306- Sellier, Henri 73
310, 316 Serge, Victor 28, 40, 43, 109, 1 35
Rassinier, Paul 222 Shachtman, Max 46, 66, 130, 1 79 ,
Ravelli, Michel 289 1 80 , 2 1 8 , 237
Reboul, Jean 82 Slansky, Rudolf 190, 272
Reiss, Ignace 1 8 8 , 333 Smith, Calvin 320
Renard, Daniel 1 39 , 242, 246, 250, Sneevliet, Henk 29, 40
252, 291 , 3 1 3 Sorge, Adolph 25
Reuther, Walter 1 60 Soudoplatov, Pavel 223
Reynaud, Paul 6 1 Souzin, Henri 97
Rhee, Syngman 2 1 6- 2 1 7 Spitzer, Gérard 297
Ridgway, Matthews B . 224, 254 Spoulber, Janine 99
Righetti, Daniel 104, 1 3 5 , 249-250, Spoulber, Nicolas 65 , 75, 94, 97, 99,
259, 292 l 1 5 , 128-129, 1 39 , 1 52, 1 7 8 , 1 87 ,
Roberto, Holden 309 257
Rocard, Michel 305 Staline, Joseph 12-25, 32, 4 1 , 48 ,
Roche, Jean-Louis 338 55, 6 1 -62, 79-80, 86, 93-95, 100,
Roi-Tanguy, Henri 1 0 1 103, 1 1 9 - 1 20, 144, 146, 1 50 , 1 82-
Ronel, Éliane 98 1 8 3 , 1 85 - 1 92 , 194- 196, 203, 206,
Roosevelt, Franklin D. 9 3 , 94, 95, 208, 209, 2 1 4 , 2 1 7 , 224, 250, 254-
l 1 9 , 1 85 255 , 258, 263, 273-276, 278 , 287,
Rosenberg, Mosiséj 39 3 14
Rosenthal, Gérard 23, 66 Sternberg, Fritz 28
Rosmer, Alfred 23, 27, 40, 43 Stil, André 86

352
Index

Suberville, Gérald 83 , 301 Weil, Janine 292


Swann (voir Guikovaty, Émile) Weinstock, Serge 301
Szilârd, Léo 223 Weitz, Lucien 74
Ta-Thu-Thâu 100, 1 45 Weygand, Maxime 60
Tabouis, Geneviève 70 Widelin, Paul (voir Manat, Martin)
Tchémodanov 33 Wolf, Erwin 4 1
Teitgen, Pierre-Henri 1 34 Xoxe, Koci 1 96
Temansi 1 1 2 Yovanovitch (général) 195
Texier, Guy 90, 1 28 Ypsilon 1 86
Texier, Hélène 90 Zborowski, Mark 43
Thalmann, Pavel 87, 96 Zeller, Fred 1 4 , 2 8 , 3 3 , 74, 99, 1 1 5 ,
Than (dü « le Poète ») 89 1 35
Thomas, Henri 107- 1 1 0 Ziherl, Boris 2 1 1
Thorez, Maurice 1 0 3 , 1 0 5 , 1 1 1 , 1 2 1 - Zinoviev, Grigori 1 2 - 1 4 , 1 6 , 1 8 - 1 9 ,
1 22 , 1 33 , 1 40, 164, 254 21
Tillon, Charles 94, 1 3 3 , 147, 254,
258 , 266, 272
Timochenko, Konstantinovitch 80
Tiso (M") 67
Tito, Josip Broz 1 86- 1 8 7 , 1 89- 1 90 ,
1 92- 1 9 5 , 199, 203, 205, 2 1 1 -2 1 2 ,
2 1 5 , 247 , 254, 286
Tixier, Adrien 1 35
Tressa, Pietro 82
Trévien, Gérard 98
Trotski, Léon 7, 1 1 -3 8 , 40-44, 46,
48-52, 55, 58-68, 74-77, 79-80,
86, 9 3 , 105-106, 1 27 , 1 30, 1 49 ,
1 5 2- 1 53 , 1 59 , 1 62 , 1 6 6 , 1 77- 1 79 ,
1 8 8 , 1 90 , 1 99, 202-204 , 230-23 1 ,
238, 252, 256, 264-265 , 267 , 32 2 ,
3 3 0 , 333-334, 3 3 6
Truman, Harry 1 8 5 , 2 1 6-2 1 7 , 224
Udry, Charles-André 3 3 2
Urbahns , Hugo 45
Usclat, Marguerite 9 8 , 1 28 , 1 64
Van Heijenoort , Jean 27, 49 , 52, 64,
1 30
Van Hulst, Henri 1 0 1
Van , Ngo 1 4 6
Vereecken, Georges 64
Vincent, Jean-Marie 300, 302, 337
Vinteuil, Frédérique 337
Vlahovitch , Veljko 1 99
Von Choltitz, Dietrich 1 00
Vorochilov, Klement 80
Voslensky, Mikhaïl 46
Wajnsztok (voir Léon, Abraham)
Weber, Henri 323- 324, 337

353
À PARAÎTRE

ANDRE BRETON LEON TROTSKY

VART ET LA REVOLUTION

La Fôdiratloll llltenaatlonate d•l'Art Rmluüonnatr. b>dépeadaat (FIARJ)

{ll>JS·1939)
Simonne Minguet

M es a n n ées Ca udro n
une usine autogérée à la L ibéra tion

5 ,r��
André F i chaut

su r l e p o nt
Souveni rs d ' u n ouvrier trotski ste breton
Préface d'Alain Krivine
· rms,kistes et libertaires
la guerre d'A lgérie

1NDtP1 n " ,

Sylvain Pattieu
préface de Mohammed Harbi
IMPRESSION, BROCHAGE

IMPRIMERIE C H I R AT

42540 ST-JUST-LA-PENDUE

AVRIL 2005

DÉPÔT LÉGAL 2005 N° 5685

I M P R I M É EN FRANCE
Le Trotskisme, une histoire sans fard n’est pas un livre polémique de
plus sur le trotskisme et pas davantage une apologie militante voire sec-
taire. C'est une histoire d'historien.
Certes son auteur a été un demi-siècle durant un membre de la
4e Internationale. mais son regard s'est distancié avec le temps et son
expérience d'historien marxiste sur différentes périodes du passé l'a
habitué à traiter l'histoire dans ses différentes déterminations.
Ainsi. cette approche de ce courant politique particulier est centrée sur
l'histoire générale de notre temps. ce qui en éclaire les rapports événe-
mentiels et politiques.
Chacun des chapitres. qui correspondent ainsi aux périodes de l'his-
toire contemporaine. des années trente à la fin du 20e siècle. est suivi de
deux «contrepoints » qui dissocient de l'histoire les éléments subjec-
tifs: le premier, c'est celui de l'expérience propre de l'auteur : le second
est un examen critique de l'histoire et de la critique du sujet, écrites avant
lui.
Michel Lequenne est aussi connu pour ses travaux sur Christophe Colomb
et la découverte de l’Amérique, comme critique et historien de l'art. ainsi
que pour ses liens avec le mouvement surréaliste. Il a été membre de
la 4e Internationale de 1943 à 1988. Il est aujourd'hui membre de la rédac-
tion de la revue Critique communiste.

Collection Utopie Critique


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