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LES FONDEMENTS BIOLOGIQUES DE LA GEOGRAPHIE HUMAINE

Maximilien Sorre

Presses de Sciences Po | « Écologie & politique »

2002/3 N°26 | pages 189 à 199


ISSN 1166-3030
ISBN 9782847970304
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2002-3-page-189.htm
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LES FONDEMENTS
BIOLOGIQUES DE LA
GEOGRAPHIE HUMAINE
Maximilien Sorre •
PRESENTATION : MAXIMILIEN SORRE,
GÉOGRAPHE ET ÉCOLOGUE
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Le texte que nous proposons à la réflexion des lecteurs d’Ecologie & Politique est
bien sûr d’abord la conclusion de l’ouvrage fondamental de Maximilien Sorre (1880-
1962) sur Les fondements biologiques de la géographie humaine publié en 1943.
Mais il est aussi l’aboutissement de plusieurs dizaines d’années de réflexion de l’un
des géographes français qui s’est livré à la plus aboutie des explorations sur les
notions fondamentales « d’une géographie humaine comme écologie de l’homme1 ».
Elève de Paul Vidal de La Blache, il eut aussi comme maître Charles Flahaut2, l’un
des premiers et plus éminents écologues français. Sa thèse de doctorat, soutenue en
1913, un essai de géographie biologique sur les Pyrénées méditerranéennes, fut suivie
par plusieurs articles publiés après la Première Guerre mondiale et repris dans une
synthèse publiée dans Les Annales de géographie en 1933, où l’on trouve déjà les
thèmes de prédilection de Sorre. Selon lui, le milieu géographique serait l’assemblage
de trois « complexes » interreliés : le milieu naturel (au sens physico-chimique), le
milieu vivant (la biosphère au sens vernadskien) et le milieu humain (au sens
anthropogéographique). L’originalité première de la pensée de Sorre tient à
l’importance qu’il accorde aux complexes pathogènes : « Il y a pour chaque
complexe pathogène une aire de possibilité maximum, avec des zones marginales de
lutte. Mais cette aire ne doit pas être confondue avec l’aire d’extension réelle […]
dans la plupart des cas beaucoup plus réduite. […] Des conditions de vie du germe
1 M.-C. Robic, « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? », in M.-C. Robic
(dir.), Du milieu à l’environnement, Economica, Paris, 1992.
2 Charles Flahaut avait été chargé en 1904 de dresser l’état de la géographie botanique par l’Association
internationale des botanistes.

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pathogène, des variations saisonnières, géographiques ou ethniques de l’organisme
humain doivent être prises en considération » écrit-il dans l’article des Annales de
géographie3. Plus généralement, les variations étudiées par Sorre sont non-linéaires et
varient avec les densités de populations ainsi que les caractéristiques mésologiques du
milieu, autant de questions qui préoccupent les écologues à l’époque. On ne peut
cependant que souligner l’extrême modernité de la pensée de Sorre, car sa réflexion,
dans le cadre d’une écologie de l’homme, est une exploration précise des limites de
l’œkoumène. On peut aussi rêver de la puissance d’analyse que donnerait la
problématique de Sorre à l’intervention géographique dans les débats actuels sur
l’ensemble des contraintes qu’impose à l’humanité la collision qui l’oppose
désormais à sa biosphère.
C’est qu’en effet la posture scientifique de Sorre est englobante, holiste dans son
objectif de prendre la pleine mesure des relations entre l’homme et son
environnement, mais sans que cette orientation ne soit réductrice à un quelconque
déterminisme ou réduite à un système technique. En ce sens, le livre de Maximilien
Sorre peut paraître aujourd’hui scientifiquement incorrect de prime abord, mais la
rigueur et l’envergure de la démarche permettent à l’auteur de poser des questions
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aussi centrales à la durabilité des sociétés humaines qu’elles sont étrangères aux
polémiques qui agitent la réflexion environnementale depuis les années soixante ? et
dans lesquelles les géographes français n’ont pas été en reste. Claude Raffestin
rappelle que si la géographie et l’écologie humaine se distinguent par deux ontologies
radicalement différentes ? le mythe de « l’homme constructeur » chez la première et
celui de « l’homme destructeur » pour la seconde ? elles partagent toutes deux une
base commune, et il revient à Sorre d’avoir clairement posé les termes de ces
chevauchements disciplinaires, où l’une privilégie une analyse centrée sur l’homme
(une auto-écologie) et l’autre une approche synécologique des écosystèmes4.
La perspective d’une écogéographie qui aurait dépassé à la fois les mythes
mobilisateurs de la géographie et de l’écologie et les dérives des sociobiologistes est
une vision pour le moins lointaine : on peut même avoir quelques doutes quant à
toutes tentatives d’annexion disciplinaires ou de récupération idéologique. Pour
autant, une actualisation des questions évoquées par Sorre ? maladies émergentes,
phénomènes climatiques liés aux activités humaines, dynamiques agro-
environnementales ? montre que si la coupure entre l’homme et son environnement
physique a constitué une attitude de prudence heuristique, la centralité de ces
problématiques dans une économie des ressources naturelles et une politique de la
biosphère oblige à revoir avec précision les fondements sorriens d’une analyse de
l’homme et la Terre.
Estienne Rodary
3 M. Sorre, Annales de géographie, 1933, p. 14-17.
4 C. Raffestin, « Géographie et écologie humaine », in A. Bailly et al. (dir.), Encyclopédie de géographie,
Economica, Paris, 1995, p. 23-36.

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LES FONDEMENTS
BIOLOGIQUES DE LA
GEOGRAPHIE HUMAINE
Maximilien Sorre5 •
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U
n livre comme celui-ci ne comporte pas une conclusion qui serait
comme un bilan de l’écologie de l’homme. On ne fait pas tenir en
quelques formules ce jeu d’interactions si nuancé. Mais quelques
réflexions générales se présentent à l’esprit au terme de cette longue
enquête.
La manière de concevoir les rapports entre l’organisme humain et le
milieu géographique a prodigieusement changé depuis un siècle et demi.
Elle change sous nos yeux à mesure que, d’une part, progresse notre
connaissance du milieu, et que, d’autre part, nous avançons dans celle de
la physiologie de l’homme. Elle change par saccades, parce que nos
conquêtes ne vont pas à la même allure sur tout le front de l’inconnu. La
vive lumière projetée par une découverte importante épaissit l’ombre
dans les autres secteurs, de sorte que tour à tour chacun des éléments du
problème écologique parait le plus important et attire l’effort des
chercheurs. Jusqu’à l’heure où l’alignement se fait. Les travaux de
Lavoisier amenaient une révolution dans notre idée des échanges
organiques. Les découvertes pasteuriennes, trois quarts de siècle plus
tard, ont mis au premier plan l’action du milieu vivant. Voici
qu’aujourd’hui le terrain physiologique, avec les modifications qu’il
subit du fait du climat, se trouve remis à sa place éminente. On songe à
des mouvements de pendule qui ramèneraient périodiquement la pensée
scientifique vers des positions abandonnées pendant un temps. Pure
5 Les fondements de la géographie humaine. Tome premier : les fondements biologiques. Essai d’une écologie de
l’homme, Armand Colin, Paris, 1951 (3ème éd. revue et corrigée. 1ère éd. 1943), p. 411-419.

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illusion : elle ne repasse pas par les mêmes sentiers. Ce qui est acquis sur
un point capital demeure acquis et transforme à jamais de proche en
proche notre conception générale des choses. Nous avons beau rendre au
sol ce qui lui appartient, nous ne parlerons jamais d’influences
telluriques et de miasmes en donnant à ces mots le sens exact que lui
donnaient nos ancêtres. Et jamais plus nous ne parlerons du terrain
physiologique comme on le faisait avant Claude Bernard et avant Pasteur,
— nous associons à dessein les deux noms au lieu de les opposer. Alors
même que nous nous servons de vieux mots, nous parlons un langage qui
n’a jamais été entendu. L’intérêt d’une étude comme celle que nous
achevons, c’est d’arrêter l’esprit tour à tour sur tous les éléments du
milieu géographique et sur toutes les réponses de l’organisme. Bonne
garantie contre les modes scientifiques : elle fait passer sur les
inconvénients de la lenteur et de la dispersion. C’est le bénéfice habituel
des méthodes géographiques.
On a donc cherché dans les caractères de l’ambiance les conditions
fondamentales de la constitution de l’œkoumène. Le climat détermine ses
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limites et les marges de tolérance où jouent les possibilités d’adaptation
des organismes humains. Il règle la répartition des associations animales
et végétales aux dépens desquelles l’homme satisfait ses besoins
alimentaires. Il explique en partie celle des groupements pathogènes dont
l’activité limite, non plus l’expansion, mais la croissance des groupes
humains. En partie seulement, car la concurrence vitale à l’intérieur des
groupements pathogènes et des phénomènes d’adaptation réciproque
interviennent aussi. C’est tout un chapitre essentiel de la géographie
humaine dont nous avons posé les bases : celui qui étudie la figure de
l’œkoumène, avec ses limites, ses vides absolus et relatifs, ses zones
d’épaississement, — de forte densité. Posé les bases seulement, car ni la
situation géographique, ni le climat, ni le potentiel alimentaire ne
suffisent à expliquer la répartition des hommes. Il y a l’ancienneté du
peuplement qui dépend de l’histoire, il y a la perfection plus ou moins
grande de l’ajustement des genres de vie, il y a l’exploitation des
ressources minérales et l’utilisation des sources d’énergie. Cette vocation
que possèdent si inégalement les diverses contrées de la Terre à recevoir
et à retenir les hommes, et sur laquelle Fleure a fondé une ingénieuse
classification, n’est ni un caractère simple ni un caractère immuable.
Notre but a été seulement de montrer quelle place tiennent dans sa
définition les rapports de l’organisme avec l’ambiance climatique et
vivante. Mais il s’est trouvé que nous ne pouvions écrire cette préface du
chapitre capital de la géographie humaine qu’en empiétant assez

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Maximilien Sorre

largement sur le chapitre lui-même. Chemin faisant, nous avons ouvert


d’autres perspectives sur la géographie humaine. Aux ajustements
spontanés de l’organisme, aux changements du climat, les hommes
superposent une protection empirique.
La création d’un micro-climat artificiel supplée aux défaillances des
pouvoirs de régulation de l’organisme et limite leur emploi. Il y a donc
une géographie de l’abri, géographie du vêtement et géographie de
l’habitat. Celle du vêtement est inséparable de la géographie des
industries textiles, comme celle de l’habitat est en connexion avec la
géographie des sources d’énergie pour ce qui regarde le chauffage et
l’éclairage. Dans les deux cas, les problèmes posés dépassent en ampleur
et en complexité les considérations écologiques. Parce que le besoin
physiologique n’est l’unique moteur de l’homme dans aucun des
domaines de son activité, parce que son ingéniosité lui suggère des
façons variées d’y satisfaire, parce qu’enfin il y a une assez large marge
dans le degré de la satisfaction apportée à ce besoin. La géographie de
l’abri ne se réduit pas à un problème d’écologie. Et, cependant, il est
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impossible de la construire d’une manière satisfaisante pour l’esprit si on
ne pose pas d’abord les données du problème écologique qui est à la base
de tout le reste. Les mêmes remarques doivent être faites à propos de la
géographie de l’alimentation et de la géographie agricole.
Il n’est guère besoin d’insister. On n’a jamais eu la pensée de restreindre
le vaste champ de la géographie humaine à l’écologie entendue dans le
sens le plus étroit et le plus matériel du terme. Mais peut-être, après avoir
lu ce livre, le lecteur pensera-t-il qu’il constitue la préface nécessaire de
l’anthropogéographie. Les exigences du corps de l’homme, son état de
santé, l’efficacité de son effort physique et mental, la souplesse de ses
adaptations à l’ambiance, c’est dans ces données qu’il faut, en premier
lieu, rechercher les conditions de la conquête du globe et les raisons
profondes de la variété des peuples. Et, pour y atteindre, les méthodes
efficaces sont celles des biologistes, l’observation et, dans la mesure où
elle est praticable, l’expérience. J’avoue quelque méfiance à l’égard de
l’abus des méthodes statistiques telles que les a pratiquées M. Ellsworth
Huntington. Même avec le soin le plus scrupuleux, il est déjà bien
difficile d’éviter les confusions. L’observation et l’expérience nous
apportent une masse de données contradictoires au milieu desquelles on
éprouve parfois quelque embarras à se retrouver. Cela tient en partie,
comme on l’a dit, à ce que les conditions du laboratoire ne sont pas celles
de la vie. Et encore, à la difficulté de connaître tous les facteurs en action
et de les distinguer. Comment, par exemple, faire entrer en ligne de

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Les fondements biologiques de la géographie humaine

compte ces séquelles laissées dans le milieu humoral et sanguin par les
maladies infectieuses et dont il a été question au dernier chapitre de ce
livre ? Que valent au juste ces méthodes qui prétendent évaluer l’énergie
humaine en fonction du climat ? Je crains qu’elles ne soient entachées
d’arbitraire. La comparaison de deux courbes, que suggère-t-elle autre
chose qu’une hypothèse ? Tant qu’on n’a pas pénétré, par l’observation et
par l’expérience, le secret d’une variation, on reste dans le doute. Le
lecteur a pu s’impatienter, chemin faisant, de la lenteur dans les
développements, d’une certaine répugnance à accepter des formules trop
simples.. La probité n’autorise point d’autre allure dans un domaine où il
est trop aisé de se payer de mots.
Je dois m’expliquer sans détour sur un autre point. Je n’ai fait état des
fonctions supérieures de l’activité, des fonctions mentales, qu’avec
réserve. Et peut-être pensera-t-on que j’aurais pu montrer moins de
discrétion.
D’une part, je suis très persuadé que les dispositions mentales changent
avec le milieu. Un jésuite espagnol, Baltasar Gracian, a écrit cette phrase
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charmante : « L’eau participe des qualités bonnes ou mauvaises des
veines par où elle passe et l’homme du climat où il naît ». Il en tirait
cette conséquence un peu trop simple, non sans justesse pourtant :
« L’Espagne est très sèche, et de là vient aux Espagnols la sécheresse de
leur complexion et leur mélancolique gravité ». Plus de trois cents ans
plus tard, un historien confirme : « Une histoire plus digne de ce nom que
les timides essais auxquels nous réduisent aujourd’hui nos moyens ferait
leur place aux aventures du corps. C’est une grande naïveté de prétendre
comprendre des hommes. sans savoir comment ils se portaient. » Et M.
Bloch attribue à la mortalité infantile, à la brièveté de l’existence, aux
morts prématurées, aux terrifiantes épidémies, ce goût de précarité si
frappant. chez les hommes du haut moyen âge. Il évoque les
conséquences de la sous-alimentation chez les pauvres, du dérèglement
chez les riches. Ses préoccupations rejoignent les nôtres. En définitive,
ces hommes se portaient comme le leur permettaient leur mode de vie, le
moment, historique, l’état du milieu géographique. Je serais enclin à
définir les groupes humains autant par leurs dispositions mentales que
par leurs caractères somatiques, — sans utiliser le terme de géographie
psychologique, car on a accolé beaucoup trop d’adjectifs au nom d’une
discipline qui est une.
Inversement, j’ai souvent évoqué au long de ces pages le rôle important
des sentiments, des idées, des dispositions des hommes dans l’explication
des aspects géographiques de leur activité. Rien ne s’explique

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Maximilien Sorre

complètement par des équations énergétiques. Il y a dans toute chose une


part de rêve et d’illusion. Notre manière de nous vêtir, de nous nourrir
dépend de notre imagination autant que de nos besoins réels. Quel non-
sens écologique plus accusé que le port des vêtements noirs sous les
climats chauds ? Pourtant les Malgaches portent en plein été des
pardessus noirs qui leur tombent. au-dessous du genou. Ils y voient un
ornement, signe extérieur de la richesse 6. On a dit la fragilité des
explications rationalistes des jeûnes et des interdictions alimentaires.
L’usage des excitants et des stupéfiants, ces destructeurs d’humanité, à
quoi peut-il répondre, sinon à l’une des inclinations les plus générales et
les plus profondes de notre âme, le désir d’évasion ?
Cela suffit. L’écologie fait sa place aux dispositions mentales dans la
mesure où elles reflètent les traits du milieu et dans la mesure aussi où
elles interviennent dans l’ajustement de l’activité générale au milieu. Et
cette part est par la force des choses assez limitée. Car il s’agit
d’éléments difficiles à définir et surtout à évaluer. Déjà, quand on parle
du retentissement des changements atmosphériques sur l’activité
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nerveuse, — sur l’activité du système végétatif, — éprouve-t-on quelque
embarras. Encore est-il concevable que la mesure de la chronaxie puisse
apporter des lumières dans ce problème difficile. A plus forte raison,
l’hésitation est-elle de mise devant certains essais qui mettent en relation
les variations collectives de l’activité mentale avec les éléments
climatiques. C’est aux essais de M. Huntington que je pense. Malgré tous
les efforts des psycho-techniciens, leur ingéniosité dans l’adaptation de
« tests », au demeurant excellents, pour déterminer les aptitudes d’un
apprenti mécanicien, il n’y a pas de formule synthétique de l’activité
mentale. Rien de comparable à ce qui se passe pour l’activité physique,
que la mesure du métabolisme permet de caractériser. Et encore ! Quant
à ce consensus sapientium que M. Huntington a utilisé pour déterminer
des niveaux de culture, le mieux est de ne pas y regarder de près.
Revenons à des considérations plus solides. La notion centrale de tout ce
livre est celle d’optimum, — valeur de chacun des éléments de
l’ambiance pour laquelle une fonction déterminée s’accomplit le mieux.
L’optimum général est la résultante de tous les optima fonctionnels. Nous
faisons entrer la nourriture parmi les éléments de l’ambiance. La relation
est aisée à apercevoir entre la notion d’optimum et celle de constante
physiologique dont nous avons dés le début marqué l’importance. Le fait
que les constantes physiologiques ne sont pas des constantes au sens
absolu du terme, qu’elles oscillent en général entre des valeurs assez
6 Exemple cité par M. Hardy, La géographie psychologique, Paris, 1934.

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Les fondements biologiques de la géographie humaine

rapprochées, nous avertit que l’optimum non plus ne doit pas


correspondre pour chaque fonction à une valeur fixe et immuable. C’est
la conclusion à laquelle nous sommes arrivé à propos de
l’accommodation aux variations thermiques. Il y a plutôt pour chaque
fonction et pour l’ensemble des fonctions une zone optimum. Et chaque
groupe humain en équilibre avec son milieu, c’est-à-dire sédentaire
depuis un temps assez prolongé, possède sa zone propre : elle est
l’expression de l’adaptation au milieu. Si l’on considère l’ensemble de
l’humanité, cette zone correspond à l’amplitude des variations normales
à l’intérieur de l’œkoumène, et cette amplitude mesure l’adaptation
effective de l’espèce. Entre ses limites extrêmes et les maxima et les
minima réels, il y a une assez large marge où peut jouer encore la
capacité d’adaptation fonctionnelle du groupe ou de l’espèce. Ces
formules générales suggèrent que nos conceptions écologiques sont
empreintes d’un certain relativisme, — en dehors de celui que leur
assigne l’infirmité de nos moyens d’exploration et de mesure. C’est la
condition même de l’expansion de l’œkoumène jusqu’aux limites de la
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Terre.
Le dernier point à mettre en évidence est relatif à nos rapports avec les
complexes pathogènes. Ceux-ci expriment des équilibres en perpétuelle
transformation, et leur évolution se traduit par les changements dans les
aires des maladies infectieuses. On a assez insisté sur ce point de vue : il
suffit de rappeler l’exemple de la fièvre jaune et de quelques maladies
méditerranéennes. Nos formules dans ce domaine, bien loin d’enserrer
une réalité variable, n’enferment que du passé. Lorsque nous avons saisi
leur véritable portée, nous sommes dans une disposition d’esprit
convenable pour ne pas nous étonner des changements quotidiens.
Nous concevons alors la précarité des établissements humains. L’histoire
de l’œkoumène depuis la dernière période glaciaire est celle d’un
progrès. En considérant très largement les faits, cette période, dans la
succession des temps géologiques, pourrait être appelée l’ère de
l’homme. Au milieu de l’universel écoulement des choses, elle n’est pas
plus durable que celles qui l’ont précédée : nos désirs et nos illusions ne
lui confèrent pas l’éternité. La souplesse des ajustements qui permettent
à l’organisme humain de maintenir ses caractéristiques dans le champ où
elles peuvent osciller a aussi ses limites. Même si l’on admet que ce
champ est susceptible d’un certain élargissement, comme nous venons de
le faire. La variation des climats dans le passé montre que l’amplitude de
leurs changements peut excéder la variabilité de toutes les espèces
vivantes y compris la nôtre. L’homme peut se trouver banni de vastes

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Maximilien Sorre

régions du globe. D’autre part, les résultats de l’application des données


scientifiques à l’exploitation du milieu vivant et à la défense de l’individu
dans l’âpre concurrence vitale ont été favorables jusqu’ici à l’expansion
de l’œkoumène et, dans un certain sens, à son uniformisation. Les
contrées franchement hostiles à l’homme mises à part, l’évolution semble
bien tendre à atténuer les grands écarts de densité, — sans faire pourtant
disparaître les différences. C’est le sens actuel de l’évolution. Mais la
masse des moyens de nourriture est susceptible de diminuer avec une
détérioration croissante des climats. Et rien ne nous assure que dans
l’avenir nous serons en mesure de repousser l’assaut multiforme du
parasitisme avec le même succès. Parmi toutes les hypothèses qu’ils ont
discutées, les mathématiciens qui appliquent le calcul aux données de la
vie en ont envisagé qui conduisent à l’extinction des espèces. Aucune
raison de croire que l’humanité échappera à l’universel destin. De très
légers indices nous avertissent que sous nos yeux mêmes les climats
doivent continuer à varier. L’ambiance naturelle dans laquelle nous
vivons se modifie sans cesse, et le destin des maladies infectieuses nous
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la montre ingénieuse à varier ses modes d’attaques. La sommation de ces
influences fera pencher la balance un jour : nous avons vu grandir et
s’unifier l’œkoumène ; même si l’homme n’y met pas du sien par ses
folies, il se rétractera et se morcellera. Peut-être les témoins du déclin de
l’ère humaine n’en auront-ils qu’une conscience obscure et diminuée.
Ces temps ne nous semblent pas près de s’accomplir. Notre ignorance
des rythmes cosmiques nous rassure et nous porte à écarter de notre
esprit une menace dont la réalisation nous apparaît très lointaine, lorsque
même nous ne la considérons pas comme le produit d’une imagination
scientifique déréglée. Nous sommes plus attentifs à la cadence des
découvertes biologiques qui nous permettent d’escompter de nouvelles
victoires dans la lutte pour l’existence, même si des maladies infectieuses
inconnues de nos générations assaillent l’humanité. Chez tous les peuples
civilisés, la durée moyenne de la vie s’allonge ; les progrès de l’hygiène
et de la police sanitaire abaissent sur presque tout le globe les taux de
mortalité. Tout nous confirme dans l’illusion de la durée de notre espèce ;
tout nous dit qu’elle n’a plus rien à craindre que d’elle-même. Ou plutôt,
tout nous assurerait dans ce sentiment de triomphante sécurité, si la
surcharge de certains territoires n’évoquait la possibilité d’un
déséquilibre entre les ressources alimentaires de la planète et la quantité
des hommes qui vivent à sa surface et ne nous rappelait la précarité de
notre réussite.
Le géographe, par quelque biais qu’il aborde sa discipline, dès qu’il

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Les fondements biologiques de la géographie humaine

quitte le plan de la description régionale et qu’il prend une vue


d’ensemble de l’œkoumène, est toujours ramené devant le problème dont
les termes ont été si fermement posés par Malthus à la fin du XVIIème
siècle. N’est-il pas significatif qu’un des derniers articles d’Albert
Demangeon, article lourd de matière et de signification, ait été consacré à
la question du surpeuplement (Annales de Géographie, mars 1938) ?
Cette même interrogation à laquelle nous conduit une enquête d’écologie
humaine menée dans un esprit biologique, elle hante, à la fin de sa
carrière, l’esprit du maître qui a eu chez nous la plus claire intelligence
des transformations économiques et de l’évolution du monde
contemporain. Si les taux de mortalité s’abaissent à leur limite minimum,
au voisinage des bornes posées par l’usure de l’âge et les chances
d’accident, les taux de reproduction restant les mêmes, la Terre ne
cessera-t-elle pas quelque jour de suffire à l’homme ? On. finit toujours
par se le demander.
Il ne suffit pas, pour se délivrer d’une telle préoccupation, de relever la
limitation automatique des naissances observée chez des peuples de
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civilisation blanche à partir d’un certain niveau de vie. Car cette
limitation n’est ni universelle, ni nécessaire. Et les phénomènes
démographiques sont influencés par un ensemble de facteurs
psychologiques où la volonté collective de puissance peut avoir plus de
part que l’égoïsme prévoyant. Il ne suffit pas non plus de considérer
régionalement les choses. Toutes les notions élaborées par les
démographes, les économistes, les sociologues pour éclaircir l’idée
complexe et confuse de surpeuplement, pour évaluer la pression
démographique et expliquer les migrations, optimum économique,
optimum de bien-être, optimum démographique et biologique, optimum
synthétique ou proportionné, sont précieuses. Elles aident le géographe à
serrer de plus près, dans le cadre d’un Etat, des réalités humaines qui
sont des réalités spirituelles autant que matérielles. Car l’image que se
font les hommes du bien-être est aussi importante que la masse des biens
dont ils disposent. Il n’en reste pas moins qu’il y a une limite minimum
d’alimentation pour tout être humain. Et que, pour le géographe habitué à
spéculer en même temps en fonction des individualités régionales et de
l’unité terrestre, la question se pose de la limite de la productivité du
globe en substances alimentaires, — la recherche des lois de croissance
de l’espèce, sans lui être étrangère, étant plutôt d’un autre domaine.
Nous ne dirons pas, avec M. Imre Ferenczi, que ces études n’ont aucun
caractère d’actualité (L’Optimum synthétique de peuplement, Inst. Int. de
Coopération Intellectuelle, S.D.N., Paris, 1938). Les géographes et les

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Maximilien Sorre

biologistes qui ont entrepris des calculs sur la densité potentielle du


globe ou son habitabilité n’ont pas poursuivi de vains fantômes. Ils
étaient frappés par la diminution de fertilité de sols qu’on avait pu croire
inépuisables, par la détérioration de vastes contrées à la suite d’une
exploitation abusive. Et c’est peut-être traiter trop légèrement les choses
que de prétendre supprimer le problème de l’alimentation en arguant des
miracles promis par la chimie : les physiologistes y consentiraient, je
pense, malaisément.
Nous comptons seulement sur les aliments fournis à l’homme par la terre
et par les mers. Le calcul de ce potentiel alimentaire n’est pas simple.
Dans une colonne figurent : 1° les espaces vierges susceptibles d’être mis
en culture, affectés d’un coefficient variable avec le degré d’aridité du
climat ; 2° les contrées agricoles dont le rendement peut être augmenté,
soit par l’irrigation, soit par des pratiques culturales progressives, soit par
des fumures, — c’est ici que la chimie trouve sa place ; 3° les produits
d’une exploitation élargie de l’Océan ; 4° l’économie énergétique
réalisée par une utilisation du stock alimentaire conforme aux données de
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 27/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.0.187.3)

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la science de l’alimentation. Dans l’autre colonne s’inscrivent : 1° les
surfaces dont la productivité s’épuise et qui retournent au désert ; 2°
celles qui, dans une économie rationnelle, doivent être soustraites à la
culture ; 3° les atteintes mortelles portées aux espèces animales et
végétales par une chasse, par une pêche ou par une cueillette déréglées ;
4° les incidences de l’universelle lutte pour l’existence à l’intérieur des
associations de l’homme, destruction totale ou partielle des espèces utiles
par le parasitisme. Cette dernière rubrique représente une énorme
inconnue. Et le tout s’entend pour une stabilité relative des conditions de
climat. Même si l’on fait abstraction des dégâts du parasitisme, chacun
des postes du bilan est difficile à chiffrer. On ne s’étonnera pas dès lors
que les estimations finales varient avec les auteurs dans des proportions
élevées. Lorsque l’un compte que la Terre peut nourrir 5 milliards et
demi d’hommes, contre les 2 057 millions de 1933, — soit un peu plus
du double, — l’autre va jusqu’à 11 milliards, soit le quintuple. Les
estimations relatives au temps comportent naturellement une plus large
part d’hypothèse encore.
De toute manière, la masse des ressources alimentaires limite
l’accroissement des hommes à la surface de la Terre. Toutes les
incertitudes et toutes les difficultés rencontrées dans le calcul de cette
limite ne sauraient faire qu’elle n’existe : c’est le problème final de
l’écologie de l’homme.

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