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Réflexions sur les philosophies de soins

Jérôme Pellissier
Dans Gérontologie et société 2006/3 (vol. 29 / n° 118), pages 37 à 54
Éditions Fondation Nationale de Gérontologie
ISSN 0151-0193
DOI 10.3917/gs.118.0037
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RÉFLEXIONS SUR LES


PHILOSOPHIES DE SOINS

JÉRÔME PELLISSIER
CHERCHEUR ET FORMATEUR EN PSYCHO-GÉRONTOLOGIE

Des années 1950 aux années 2000, se sont déroulées cinquante


ans de réflexion et de recherche sur les philosophies de soins,
autrement dit sur nos conceptions de la santé, sur les principes
qui peuvent guider le prendre-soin, l’aide et l’accompagnement
d’êtres humains, sur la nature de la relation soignante.
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Et presque cinquante ans ont passé depuis les travaux de Virginia
Henderson (souvent résumés sous la seule forme de la liste des
« 14 besoins de l’être humain ») et d’Abraham Maslow
(souvent réduits à la « pyramide de Maslow »).
Comment expliquer qu’aujourd’hui encore, en France,
la « philosophie-théorie de soins » inspirée par Henderson
et Maslow continue d’être presque la seule enseignée,
malgré ses nombreuses faiblesses ? N’existe-t-il pas désormais
d’autres travaux permettant d’offrir aux soignants plus de pistes
de réflexions sur leur pratique ?

REFLEXIONS ON THE PHILOSOPHIES OF CARE


The fifty years between 1950 and the year 2000, have been years of
reflexion and research on care philosophies, that is to say on our
conception of health, on the underlying principles of care, on the
helping and accompanying of human beings, on the nature of the
caring relationship. Almost fifty years have gone by since the works of
Virginia Henderson (often summarised in the shape of a list of “the 14
needs of human beings”) and the works of Abraham Maslow (often
reduced to Maslow’s Pyramid”). How to explain that, despite its many
weaknesses, the “care theory philosophy” inspired by Henderson and
Maslow is still virtually the only one taught in France today?
Are there no other works today which offer carers more food
for thought on practising their profession?

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RÉFLEXIONS SUR LES PHILOSOPHIES DE SOINS

Toute pratique soignante professionnelle s’inscrit normalement


dans le cadre d’une philosophie de soins (réflexion sur le prendre-
soin, sur l’être humain dont on prend soin, sur l’environnement
dans lequel il vit, sur les questions de santé qui l’amènent à être en
relation avec un soignant) et d’un modèle de soins (représentation
de ce qu’est et devrait être, dans ses connaissances et modes d’ac-
tion, la profession à laquelle appartient le soignant).

Durant leur formation, les soignants reçoivent un enseignement


sur ces philosophies et modèles de soins. Dans certaines universi-
tés, dans certains instituts de formation, plusieurs modèles et phi-
losophies de soins sont présentés aux étudiants ; d’autres, mal-
heureusement nombreux, ont fait le choix de ne présenter qu’un
modèle, en partie lié à une « philosophie de soins », sur lequel je
reviendrai longuement.

Quelques excellents ouvrages offrent synthèses et analyses des dif-


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férents modèles et philosophies de soins (sans toutefois toujours
bien faire la distinction entre modèle et philosophie) ayant jalonné
la réflexion soignante durant ces soixante dernières années. Celui
qu’a dirigé Suzanne Kérouac, La pensée infirmière : conceptions et
stratégies, distingue six grandes « écoles » :
– l’école des besoins ;
– l’école de l’interaction ;
– l’école des effets souhaités ;
– l’école de la promotion de la santé ;
– l’école de l’être humain unitaire ;
– l’école du caring.

Dans chacune de ces écoles, plusieurs courants, plusieurs théori-


ciens (théoriciennes, le plus souvent), dévoilant ainsi une vingtaine
de modèles – et quelques rares philosophies – de soins différents,
témoins de la richesse de la réflexion dans ce domaine, particuliè-
rement à partir des années 1950.

Auparavant, en effet, un « modèle de soins » qui n’en était pas vrai-


ment un : une vision directement inspirée du paradigme médical
d’alors, centré sur le corps malade, sur une conception de la santé
comme « absence de maladie », sur des « besoins du malade »
déterminés par le soignant. Un prendre-soin qui était un « faire
sur ». Je ne m’y attarderai pas davantage : il n’est plus appliqué
officiellement. Mais il reste encore pratiqué par des soignants

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obnubilés par le travail sur le corps ; il reste ainsi souvent ressenti


par des personnes sortant de tel ou tel service hospitalier avec le
sentiment d’avoir été traité « comme un objet » ou « comme une
chose ».

On considère généralement que les premières théories de soins


d’après-guerre marquent le passage du « faire sur » au « faire
avec ». Un « faire avec » un être humain (ayant des problèmes de
santé) enfin conçu comme un tout, vivant dans un environnement
et ayant des besoins tant biologiques que psychologiques ou
sociaux. Telle est la base – alors quasi révolutionnaire – sur laquelle
va se construire l’école des besoins, qui comprend l’un des
modèles de soins les plus célèbres du monde occidental : le
modèle de soins de Virginia Henderson, dit des « 14 besoins de
l’être humain » – très rapidement associé, voire confondu, avec les
travaux du psychologue américain Abraham Maslow et sa des-
cription des « 5 niveaux de besoins de l’être humain » représentée
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sous la forme de la « pyramide de Maslow ».

Tellement associé, du reste, qu’il est difficile aujourd’hui de déter-


miner s’il s’agit d’un modèle de soins (une grande partie des tra-
vaux de Virginia Henderson penche en ce sens, mais cette partie
est la plus fréquemment oubliée…), d’une philosophie de soins (la
réflexion sur les besoins de l’Homme menée par Maslow ne
concerne pas le domaine des soins) ou d’une « théorie » un peu
hybride.

LA « THÉORIE HENDERSON-MASLOW »

Avant de proposer quelques réflexions sur des modèles et philo-


sophies de soins plus récents, il est nécessaire de s’arrêter sur cette
« théorie Henderson-Maslow ». Pour une raison simple : malgré la
richesse des modèles et philosophies de soins actuels et bien qu’il
ait été progressivement abandonné dans d’autres pays, parfois
depuis plus de vingt ans, cet hybride de modèle et de philosophie
de soins constitue actuellement encore, en France, la « théorie »
dominante dans les enseignements des futurs infirmièr(e)s et aides-
soignant(e)s.

Je précise qu’il ne s’agit pas ici de commenter l’enseignement ori-


ginel de Virginia Henderson, ni les travaux d’Abraham Maslow
(lequel, par exemple, n’avait pas imaginé la célèbre pyramide),

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mais de proposer un regard critique sur la manière commune,


répandue, dont est comprise, analysée, enseignée et mise en pra-
tique en France cette « théorie de soins » inspirée (plus ou moins
1 Il n’est pas inintéressant
de souligner que le seul
fidèlement) d’Henderson et de Maslow 1.
ouvrage jamais publié en
France contenant les textes
originaux de Virginia D’après Virginia Henderson, il existe 14 besoins fondamentaux
Henderson le fut en 1994… pour un individu :
et que seul un ouvrage de
Maslow existait en français 1. Respirer ;
entre les années 1972 et les
années 2000.
2. Boire et manger ;
Très peu de Français, parmi 3. Éliminer (urines et selles) ;
les étudiants comme parmi
les enseignants, ont lu 4. Se mouvoir, conserver une bonne posture et maintenir une cir-
Henderson et Maslow culation sanguine adéquate ;
à la source.
5. Dormir, se reposer ;
6. Se vêtir et se dévêtir ;
7. Maintenir la température du corps dans les limites normales ;
8. Être propre, soigné et protéger ses téguments ;
9. Éviter les dangers (maintenir son intégrité physique et mentale) ;
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10. Communiquer avec ses semblables ;
11. Agir selon ses croyances et ses valeurs ;
12. S’occuper en vue de se réaliser (et conserver l’estime de soi) ;
13. Se recréer (se divertir) ;
14. Apprendre.

Ces 14 besoins ont souvent, par volonté de simplification et


de pédagogie, été inclus, répartis, à l’intérieur des 5 niveaux de
la « pyramide de Maslow » : 5 grands étages correspondant à
5 grandes catégories de besoins (de la base au sommet) : besoins
physiologiques, de maintien de la vie ; besoins de protection et de
sécurité ; besoins d’amour et d’appartenance ; besoins d’estime
de soi et de considération ; besoin d’actualisation et de réalisation
de soi.

Dans la conception de Virginia Henderson, une personne est « en


santé » tant qu’elle peut satisfaire seule à ces (ses) besoins. Le pro-
blème de santé va atteindre cette indépendance et rendre la per-
sonne dépendante du professionnel. Le rôle de ce dernier consis-
tera donc à agir (en soignant, aidant, suppléant, etc.) pour
permettre à la personne d’assurer la satisfaction de ses besoins fon-
damentaux avec le moins de « dépendance » possible.

D’ores et déjà, de telles listes et classements des besoins des êtres


humains méritent quelques commentaires. Si certaines absences

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étonnantes (la sexualité, par exemple, ne fut pas inclue par Virgina
Henderson parmi les besoins fondamentaux des humains) peu-
vent s’expliquer par le poids du contexte social et d’un héritage
religieux alors pesant, d’autres éléments interrogent directement
la conception de l’Homme sous-jacente.

(La sexualité fut plus récemment ajoutée à cette « théorie » – non


sans donner lieu à quelques hésitations : certains la placent au pre-
mier étage de la pyramide de Maslow, parmi les « besoins physio-
logiques » dits fondamentaux, nécessaires au maintien de la vie ;
d’autres dans les « besoins sociaux » puisqu’une part de la sexua-
lité se vit à (au moins) deux… Ces hésitations témoignent, j’y
reviendrai, de l’impossibilité de classer dans des catégories dis-
tinctes des facultés ou caractéristiques humaines qui, mêlant
aspects physiologiques, psychologiques, sociologiques, spirituels,
sont précisément hors catégories).
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On peut en effet s’étonner de certains choix 2. Quelle philosophie, 2. Sans même entrer dans
une réflexion, qui nous
quel consensus de philosophes et de chercheurs permet par mènerait trop loin ici, sur les
spécificités de l’animal
exemple de considérer qu’il est normal que ne figure pas, parmi humain, on peut quand même
les besoins essentiels des humains, le besoin de liberté ou le besoin s’étonner qu’au moins 11 des
14 « besoins de l’être humain
d’autonomie ? Quelle psychologie, quel consensus de psycho- » de V. Henderson soient
logues et de chercheurs permet d’affirmer qu’être en sécurité est valables pour mon chat. Avec
si peu de besoins différents,
essentiel sans dire que prendre des risques l’est tout autant ? Que il est surprenant que nous
ayons des vies si différentes.
« se reposer » est fondamental sans dire que « se dépenser » l’est
3. Si le « besoin d’utiliser ses
également 3 ? capacités » avait été gravé
dans la pierre de la pyramide
aussi fortement que le
De quelle conception philosophique et politique du monde « besoin de se reposer », le
témoigne donc ce modèle qui peut permettre d’affirmer qu’un prendre-soin gérontologique
aurait peut-être, dès les
homme enfermé, bien portant et le ventre plein serait plus satisfait années 1950, veillé à favoriser
l’autonomie (physique) et
qu’un homme pauvre, touché par la faim et la maladie, mais libre ? évité ainsi d’innombrables
Mais laissons cet aspect des choses – après tout, que Henderson et détériorations
(grabatisations entre autres)
Maslow ait eu une conception occidentale et bourgeoise de par non-utilisation.
l’Homme n’est sans doute pas ce qui a fait le plus de tort dans l’uti-
lisation de leur modèle, en Occident du moins.

Plus intéressant est l’étude des postulats qui accompagnent géné-


ralement la présentation des « 14 besoins » ou de la « pyramide de
Maslow ».

Premier postulat : le classement hiérarchique. Ces quatorze besoins


ne sont pas classés de 1 à 14 par hasard, et ce n’est bien entendu

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pas un hasard non plus si la pyramide est… pyramidale. Une hié-


rarchie présentée comme conduisant de l’essentiel au… Au quoi ?
Au « superflu » ? Non, quand même… Au « secondaire », plus sou-
vent. Au « sans mot », régulièrement. Car la hiérarchie met mal à
l’aise ceux-là mêmes qui la professent. Le classement, la pyramide,
conduisent en effet, numériquement, graphiquement, à percevoir
les derniers besoins, les étages les plus hauts, comme moins impor-
tants, moins nécessaires, moins fondamentaux, que les premiers.

Pour éviter que le modèle induise les incompréhensions… qu’il ne


peut qu’induire, de nombreux commentateurs distinguent alors
des « besoins vitaux » (les deux ou trois premiers étages de la pyra-
mide) et des « besoins secondaires ». Il est vrai que tous les humains
privés d’oxygène meurent, alors que, parmi les humains privés de
communication, d’affection, de liberté, de reconnaissance par un
groupe, seuls certains meurent, les autres majoritairement deve-
nant seulement psychotiques…
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Plutôt qu’une hiérarchie en termes de « besoins vitaux » et de
« besoins secondaires », le classement des besoins illustrerait sim-
plement, pour d’autres commentateurs, l’autre postulat de base
de tout enseignement de la « théorie Henderson-Maslow » : « Un
besoin ne peut être atteint (ou : ne peut émerger) que si les besoins
précédents sont déjà satisfaits ».

Heureusement pour les humains que nous sommes, nous n’avons


jamais réellement suivi ce « principe d’émergence ». Cela nous
aurait d’abord empêché de naître (il est en effet déconseillé à un
fœtus d’attendre d’avoir respiré avant de dormir) puis considéra-
blement empêtré durant notre développement (si nous avions
attendu d’agir selon nos croyances avant d’apprendre). Nous
pourrions aussi imaginer ce qui adviendrait chez de jeunes
humains si les besoins d’amour et d’appartenance, si la communi-
cation et l’échange d’affection avec des adultes, n’étaient pas aussi
essentiels et n’avaient pas lieu conjointement avec les besoins
physiologiques et les besoins de sécurité, par exemple.

Pourquoi l’imaginer, d’ailleurs, puisque nous le savons ? Puisque


nous savons, grâce aux observations faites dans certains orphe-
linats occidentaux d’autrefois, ce qu’il advenait, par exemple,
de jeunes humains placés dans des conditions où ils avaient à
manger et à boire, ni trop chaud ni trop froid… mais sans commu-

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nication ni échanges affectifs (dans certains de ces orphelinats, des


systèmes existaient pour que les biberons tiennent seuls sur les
oreillers). Un taux de mortalité très élevé, des troubles majeurs du
développement, de très nombreuses psychoses, etc. (Je renvoie
le lecteur intéressé par ces aspects aux travaux de Spitz sur l’hospi-
talisme).

Certes, dans le monde de Maslow, on philosophe moins bien


quand on n’a pas mangé depuis trois jours (dans le monde du
Dalaï-Lama, il apparaît qu’on philosophe beaucoup, souvent, en
se privant de manger pendant trois jours). Certes, on « se réalise »
moins facilement quand on a froid. Mais de là à prétendre que se
réaliser ou philosopher est moins essentiel pour un être humain
que manger ou avoir chaud, il y a un pas… d’autant plus vite fran-
chi qu’on met sur le même plan des éléments de nature différente.

Ce principe hiérarchique souffre ainsi de n’avoir pas su distinguer


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– non l’essentiel du secondaire – mais ce pour quoi chaque
« besoin » est essentiel. Pour être un animal vivant (lézard ou
humain), il faut disposer d’oxygène, de nourriture, etc. Pour être
un animal humain vivant, il est d’autres besoins, d’autres caractéris-
tiques – dont celle d’avoir des modes spécifiques, des manières
particulières (humaines, précisément) de respirer, de manger, de
4. Précisons qu’il existe ici
boire 4… Pour être un animal humain unique vivant (autrement plusieurs stades
dit, une personne), il faut d’autres façons encore, particulières, intermédiaires : entre
l’appartenance à l’humanité et
uniques, d’être un animal vivant, et d’être un animal humain l’appartenance à soi, il y a
l’appartenance à une culture
vivant. (qui se distingue des autres
par des manières particulières
à ses membres d’être
Et il est, pour un « animal humain vivant unique », pour une per- humains), l’appartenance
sonne, aussi essentiel, aussi fondamental, d’être un vivant que éventuelle à une communauté
à l’intérieur de cette culture
d’être un humain que d’être une personne 5. (laquelle communauté peut
posséder sa manière à elle
d’adopter la manière d’être
Et justement parce qu’elle est une personne possédant des humain propre à la société),
l’appartenance à une famille
manières singulières d’être vivante et d’être humaine, chaque per- (laquelle famille possède
sonne peut vivre ses besoins à sa façon et faire ses propres choix, également sa manière à elle
de vivre la manière d’être
sa propre hiérarchie de ses besoins prioritaires et de ses besoins humain propre à la société et
à la communauté !), etc.
secondaires. Et celle qui vit pour manger n’est pas plus ou moins
5. Là encore, la liste n’est pas
humaine que celle qui vit pour penser. Et celle qui vit dans l’absti- fermée : nous pourrions aussi
nence sexuelle n’est pas plus ou moins humaine que celle qui pos- écrire, par exemple, « aussi
essentiel d’être un vivant que
sède une sexualité débridée. Et celle qui meurt en se suicidant d’être un humain que d’être
n’est pas plus ou moins humaine que celle qui meurt de « mort un citoyen que d’être un
résistant que…
naturelle ». Et je voudrais bien savoir au nom de quoi, de quelle d’être une personne ».

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religion ou idéologie, l’une de celle-là sera déclarée s’être plus


« réalisée » ou « actualisée » que les autres…

Une même pyramide, censée être valable pour tous les humains,
et ne distinguant pas ce pour quoi tous les besoins et les manières
de vivre les besoins peuvent être essentiels et fondamentaux ne
peut que conduire à une vision uniformisante et totalisante de la
personne humaine et donc à un prendre-soin qui risque d’être
dépersonnalisant.

Il faut en effet souligner que si tous les besoins et toutes les


manières de vivre les besoins peuvent être essentiels pour être un
animal humain unique vivant, le manque ou la privation des uns ou
des autres peuvent induire des conséquences bien différentes.

Priver une personne de ce qui lui est nécessaire pour être une per-
sonne, c’est-à-dire de sa manière à elle d’être vivante et d’être
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humaine (sa manière à elle de communiquer, de manger, etc.)
conduit à la dépersonnaliser. Priver un être humain de ce qui lui
est nécessaire pour être un humain, c’est-à-dire (entre autres) de
certaines facultés propres aux humains (penser, communiquer par
la parole, par exemple) conduit à le déshumaniser. Priver un ani-
mal vivant de ce qui lui est nécessaire pour être vivant conduit à
le tuer.

Nous avons pu observer, nous pouvons encore observer les consé-


quences concrètes d’une « théorie » qui a pu laisser croire que l’es-
sentiel résidait dans la réponse aux besoins figurant dans les pre-
miers étages de la « pyramide de Maslow » : institutions sans vie,
dépersonnalisantes souvent – avec des personnes uniformisées,
obligées de toutes vivre les mêmes choses aux mêmes heures –
déshumanisantes parfois, avec des humains ne pouvant utiliser
certaines de leurs capacités.

Institutions souvent dépersonnalisantes, voire déshumanisantes,


en toute bonne conscience de cette hiérarchie. Un célèbre gériatre
français écrivait, en toute bonne foi, il y a quelques années :
« D’abord, assurer les soins médicaux. Ensuite, effectuer des soins de vie
corrects : ce n’est pas réalisé partout. Après cela, il y a les soins rela-
tionnels, indispensables pour établir une vie dans l’établissement.
Enfin, supprimer l’infantilisation : quand on en est là, c’est qu’on a
réussi les trois premiers points ». Quand on en est là, à séparer ce qui

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chez des humains en relation – j’y reviendrai – n’est pas séparable


(« le technique » et « le relationnel ») ; quand on en est là, à propo-
ser la suppression de l’infantilisation après le reste, on se demande
en effet comment expliquer à de futurs soignants que c’est au
cœur du soin lui-même, dans la manière même de réaliser le soin,
en regardant la personne, en lui parlant, etc., que réside la consi-
dération pour la personne, vivante, humaine, unique – infiniment
précieuse dans sa vie, dans son humanité, dans sa personnalité.

Autre grand postulat de la « théorie Henderson-Maslow » : « Les


besoins d’un niveau doivent être satisfaits à ce niveau ».
Apparemment, c’est clair : si une personne nous demande à
manger, ce n’est pas pour qu’on lui apporte un jeu de cartes.
Quoique…

Qu’observe-t-on tellement souvent, tellement systématiquement


chez les êtres humains que nous pourrions en conclure qu’il s’agit
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même d’une caractéristique humaine : le mélange des niveaux,
l’imbrication des désirs et des besoins, la complexité des manques
et des envies. Un humain qui demande à manger ne cherche qu’à
satisfaire un manque de nourriture ? Un humain qui ne mange pas
est un humain qui n’a pas faim ? Mais quel monde merveilleux
que celui-ci, où les comportements, alimentaires par exemple, ne
seraient fonction que de la sensation de faim. Pas d’anorexique,
pas de boulimique, pas d’orthorexique. On mange pour manger,
ni trop ni pas assez, on fait l’amour pour se reproduire, juste ce
qu’il faut, on travaille pour travailler, etc.

Ce postulat aberrant, qui conduit à se demander si Maslow a lu


– et compris – Freud, pointe jusqu’à la caricature l’une des consé-
quences les plus désastreuses de ce modèle : laisser croire très aisé-
ment qu’il existe des besoins indépendants les uns des autres et
appartenant plus à une catégorie qu’à une autre. Que manger, par
exemple, est réductible à une catégorie, le physiologique (se nour-
rir), et ne serait pas aussi, fondamentalement, lié pour l’homme au
subjectif (« nous sommes ce que nous mangeons »), à l’affectif (je
peux manger pour combler un manque affectif…), au social (par-
tager un repas), au spirituel (quel repas un jour de fête religieuse ?),
etc. Et tout cela, soulignons-le encore une fois, à tous les niveaux,
inséparables, qui font que chacun d’entre nous, en tant qu’orga-
nisme vivant, mange pour rester vivant, en tant qu’animal humain
vivant, mange comme un humain, (en tant qu’animal humain

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vivant au sein d’une société/culture donnée, mange comme un


humain de cette culture), en tant qu’animal humain vivant unique
mange à sa manière, une manière qui peut aller à l’encontre de
toutes les précédentes (rien n’empêche en effet un humain de
France de manger comme un humain de Chine, rien n’empêche
un humain de manger comme un cochon – au sens « propre » –,
et rien n’empêche un humain de cesser de manger pour, par
exemple, défendre par ce geste et sa mort une valeur supérieure
à sa vie même).

Bien d’autres reproches pourraient être faits à la « théorie


Henderson-Maslow ». Nous reviendrons sur quelques manques fla-
grants (conception qui ne dit rien de la « relation de soin » ;
conception qui fait l’impasse sur l’autonomie psychique). Évo-
quons-en ici un dernier, qui ouvre un immense champ totalement
laissé de côté par Henderson et Maslow.
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Voilà une « théorie » basé sur les « besoins » (sans que cette notion
ait été définie). Et les désirs ? Où sont les « 14 désirs de Virginia
Henderson » ou la « Pyramide des fantasmes de Maslow » ? Mais…
pourquoi pas ? Depuis quand serions-nous davantage des êtres de
besoins que des êtres de désirs, des êtres de conscient que des
êtres d’inconscient ? Depuis quand surtout serait-il possible de
séparer les uns des autres ?

Et puisque nous sommes à ce chapitre, à quand la « Pyramide des


manques de l’être humain » ? Parce que nos besoins-désirs, après
tout, ou avant tout, ou en même temps que tout, ne sont-ils pas
aussi faits de manques ? Si j’avais besoin… pour avoir besoin, que
cela me manque ? Si j’avais besoin, pour aller manger, d’avoir de
l’appétit, qui vient avant et pas seulement pendant ? Si le plaisir,
au-delà de celui lié à la satisfaction d’un besoin, était lié au
manque ? À la fin du manque, certes, mais aussi au manque lui
même. Si l’humain avait besoin du manque ? Si on souffrait du
manque du manque ?

Le manque du manque. Voilà quelque chose qui pourrait aller


loin. Dans le concret, dans la pratique. On aimerait bien laisser ça
aux psychanalystes, ce genre de choses, le « manque du manque ».
On aimerait bien ne pas se demander pourquoi, dans certaines
maisons de retraite où le dîner est servi à la même heure, tous les
jours, faim ou pas (et plutôt pas, le goûter était deux heures avant),

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les résidents n’ont pas faim. Pourquoi dans d’autres, où le coucher


a lieu tous les jours à la même heure, sommeil ou pas (et plutôt
pas, à 18 h 30), les résidents n’ont pas sommeil. Pourtant, « manger
– besoin de manger – niveau 1 - case n° 2 : remplie » ; « dormir –
besoin de dormir – niveau 1 – case n° 5 : remplie ». Mais les cases
manque, désir, appétit, envie, plaisir ? Manque le manque.

Toutes les observations faites sur les pratiques de prendre-soin


6. Elles sont rares.
strictement respectueuses de la « théorie de Henderson-Maslow 6 » Le plus souvent, tant mieux.
permettent de constater ce que l’analyse théorique suspectait : on Sur certains points, on peut
le regretter néanmoins :
ne peut pas respecter en tant que personne – c’est-à-dire en tant le strict respect des « besoins
qu’humain ayant sa propre hiérarchie de ses désirs-besoins-etc. – fondamentaux » conduirait
par exemple à ne pas réveiller
un individu sur lequel on plaque dés l’abord une hiérarchie des le matin les personnes qui
vivent dans les USLD
besoins aussi artificielle qu’universelle. On ne peut pas respecter le ou les EHPAD afin de
bien-être et la qualité de vie d’une personne sans prendre en respecter leur « besoin
fondamental » de dormir…
considération le désir et son désir, sans remettre en question le
dogme de « l’essentiel est pour tous la réponse aux “besoins fon-
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damentaux” ». (Je rappelle que ce dogme, (mal) traduit en obliga-
tions professionnelles, a conduit des soignants, pendant des
années, face à des personnes refusant de manger, à leur pincer le
nez (on empêche donc le besoin fondamental n° 1) pour leur faire
ouvrir la bouche…) 7. 7. Je tiens, de nouveau,
à préciser, pour éviter tout
malentendu, que les écrits
de Virginia Henderson ne
Depuis l’apparition de la « théorie Henderson-Maslow » , dans les contiennent pas un quart
années 1950-1960, de nombreux modèles de soins (et quelques des enseignements que l’on
a durant cinquante ans
philosophies de soins) ont été élaborés, discutés, améliorés. De tiré de ses travaux.
nombreux modèles n’ayant pas les inconvénients de cette « théo-
rie », et profitant de surcroît de l’apport de plusieurs disciplines ou
domaines de recherche (phénoménologie ; travaux de l’école de
Palo Alto ; réflexions sur le soin dans le champ de la psychiatrie ;
théories des systèmes ; anthropologie et travaux sur les liens entre
soin et culture ; etc.).

Il est donc surprenant, surprenant et attristant de constater que de


nombreux instituts de formation et de nombreuses ressources à
destination des soignants et futurs soignants continuent de s’ap-
puyer exclusivement sur cette « théorie » – au mieux en tentant de
lui apporter quelques correctifs pour empêcher les incompréhen-
sions qu’elle ne peut qu’induire.

C’est ainsi qu’on trouve actuellement plusieurs enseignements de


la « théorie Henderson-Maslow » qui conservent les « 14 besoins »

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RÉFLEXIONS SUR LES PHILOSOPHIES DE SOINS

(alors même que l’apport essentiel de Virginia Henderson n’est pas


les « 14 besoins » mais la réflexion sur la manière dont le profes-
sionnel peut aider l’individu à y répondre) et la pyramide aux cinq
étages, tout en précisant, en vrac :

Que les besoins sont dans l’ordre mais qu’en fait l’ordre peut ne
pas être vraiment dans ce sens là ; que cette hiérarchie est valable
« pour la majorité » des humains mais pas pour tous ; que les
besoins sont bien représentés séparés mais qu’il y a quand même
des liens entre eux ; que ça a l’air simple mais qu’en fait c’est com-
plexe ; qu’il faut imaginer que chaque niveau de la pyramide est
en réalité relié aux autres par des « boucles oscillatoires et récur-
sives » ; que les liens entre les besoins ne sont pas les mêmes selon
les personnes ; que le besoin d’autonomie est essentiel bien qu’on
ne sache pas trop où il se cache dans la pyramide…

Bref, on vous tend la lettre de la « théorie Henderson-Maslow » par


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le pied… tout en vous conseillant très vivement de ne pas prendre
la « théorie Henderson-Maslow » au pied de la lettre !

Et comme avec tout cela, on n’a toujours pas appris au futur soi-
gnant à penser, on lui donnera de précieux conseils, pour éviter
tout accident, de type : « Bien que le besoin de sécurité émerge
après les besoins physiologiques, il faut reporter le repas si la per-
sonne est dans une position qui risque de l’amener à tomber »…
Sans commentaire.

Ajoutons simplement qu’il n’est pas impossible que le succès de


cette « théorie », devenue au fil du temps de moins en moins
proche des réflexions de Virginia Henderson, soit en partie dû à ce
qui précisément la rend si peu pertinente : son simplisme. Avec ses
« 14 besoins », ses « 5 niveaux » et sa pyramide, elle tient en deux
heures de cours, en deux pages A4 double interligne, en 15 ques-
tions de QCM. Et c’est réglé. Emballé l’être humain. Simple comme
un petit mammifère. Comme une petite pyramide. Bien lisse.

Il n’est pas toujours indispensable d’aller chercher la complexité


du côté de la complication ou des sciences formelles, en ajoutant
des « boucles récursives » aux « besoins » de l’être humain ou en
dépeignant lesdits besoins en s’inspirant des dernières décou-
vertes de la physique quantique. L’être humain est suffisamment
complexe pour que la complexité apparaisse dès lors qu’une phi-

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losophie de soins prend en considération l’enchevêtrement des


désirs et des besoins, le conscient et l’inconscient, les réseaux de
relations et d’interrelations entre chaque personne, ses proches, sa
société, etc.

PENSER LA RELATION DE SOINS


D’une certaine manière, dans la « théorie Henderson-Maslow »,
Maslow l’a emporté sur Henderson et la « réflexion » sur les besoins
a peu à peu supplanté la réflexion sur la manière dont le profes-
sionnel va répondre à ce besoin. La « théorie » s’est éloignée pro-
gressivement de l’apport du « modèle de soins » pensé par
Henderson sans pour autant, Maslow restant dans le cadre d’une
psychologie très générale, devenir une philosophie de soins. Un
« modèle de soins » implique qu’au cœur de la formation et de la
réflexion du (futur) soignant figure la question des interactions,
des relations.
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« Le premier médicament est le médecin ». On se souvient de cette
phrase de Michaël Balint, synthétisant l’apport qu’il fit en 1957, à
travers son ouvrage Le Médecin, son malade et la maladie. « Le pre-
mier soin est le soignant », avait déjà « écrit » Hildegarde Peplau en
filigrane de son livre, cinq ans auparavant : Les relations interper-
sonnelles en soins infirmiers.

H. Peplau part d’un double constat : d’une part, la maladie ou le


handicap constitue une expérience à laquelle la personne peut
donner du sens ; d’autre part, dans une situation de dépendance
à des professionnels, le discours et l’attitude de ces professionnels
est l’un des éléments fondamentaux sur lesquels la personne va
s’appuyer pour donner du sens à ce qu’elle vit. Et si l’on sait à quel
point il est des soignants valorisants, narcissisants, qui rendent la
personne malade plus autonome, on sait aussi qu’il en est qui, en
la considérant comme une incapable, une dépendante, l’infantili-
sent, la dégradent – et finissent par tout justifier : je te considère
mal donc je peux te traiter mal (à moins que le burn-out ne pro-
duise le phénomène inverse : puisque je te traite mal, je ne peux
que mal te considérer).

Autrement dit, H. Peplau part de la reconnaissance que l’être


humain est un être de sens, de choix, d’interprétation. Soignant
comme malade. Et qu’entre eux, dans la relation de soin, ces sens

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RÉFLEXIONS SUR LES PHILOSOPHIES DE SOINS

et ces interprétations vont aussi s’échanger, s’opposer, s’étayer, etc.


Théorie particulièrement attentive à rendre également le soignant
autonome, observateur de ses sensations et de celles de la per-
sonne malade, capable d’entendre ce que la personne ressent et
d’entendre ce que ce ressenti provoque en écho, etc. Inspirée par
la psychanalyse, Péplau souhaite apporter à chaque soignant les
moyens d’écouter, de comprendre sans juger, de guider sans
contraindre. Elle l’incite donc à porter une vigilance particulière à
quelques aspects essentiels :
– au sens donné par la personne à la maladie ou au handicap
qu’elle vit ;
– plus globalement, au ressenti de la personne, qu’il n’appartient
pas au soignant de nier (au contraire du classique : « Je ne suis pas
bien ici ». / « Mais si, vous êtes bien ici, on s’occupe bien de vous
ici… »), y compris quand ce ressenti exprime les sensations nom-
breuses, souvent mouvantes, conflictuelles, par rapport à une rela-
tion de dépendance (identifications, projections, rejets, agressivité,
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etc.).
– aux éléments qui renforcent ou maintiennent l’autonomie et la
personnalité ;
– aux variations des équilibres et déséquilibres, aux changements
permanents, en fonction de la maladie et du handicap, en fonc-
tion des interactions avec les soignants et avec ses proches, avec
l’environnement humain et matériel dans son ensemble ;
– aux conséquences, en termes relationnels et de conduites, que
peuvent avoir l’angoisse, l’anxiété, la culpabilité. Les penser
implique de réfléchir encore et toujours au sens que portent les
demandes infinies, ou contradictoires, ou… absentes (s’interroge-
t-on assez souvent sur ce « trop bon patient » qui ne demande plus
rien, ou sur ce patient qui demande une chose (manger par
exemple) faute d’en obtenir une autre (sortir et discuter).
– à la fonction soignante de « maternage psychologique »,
d’étayage psychique, telle qu’on la trouve aussi décrite dans de
nombreux travaux inspirés de Winicott.

Une part de la réflexion de Peplau s’articule autour des différents


rôles du soignant (par rapport à la société, par rapport à l’équipe,
par rapport à la personne malade / handicapée) qui peut avoir,
selon ce qu’il lit de l’attente de la personne, un rôle plus ou moins
centré sur la transmission d’informations, sur l’écoute, sur le soin,
sur l’étayage psychique ou affectif, etc. Dans tous les cas, quelle
que soit la dominante de ce rôle, s’entend en continu la confiance

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dans la personne malade, dans son unicité, dans le fait que le pro-
fessionnel doit avant tout être à l’écoute, dans l’attention à l’autre,
et aider la personne à s’aider elle-même, en fonction de son his-
toire, de ses désirs, de ses conflits résolus ou non, etc.

Ce modèle de soins rejoint en plusieurs points les apports des tra-


vaux en méthodologie de soins de Yves Gineste et de Rosette
Marescotti, en particulier dans le refus salutaire de séparer l’insé-
parable : des actes de soins qui seraient techniques et d’autres qui
seraient relationnels. Qu’est-ce qu’un soin relationnel qui ne serait
pas également technique – comme si regarder, parler, toucher
une personne atteinte de certaines maladies ou handicaps consti-
tuait des savoirs innés, n’avait pas à faire l’objet d’un apprentis-
sage. Qu’est-ce qu’un soin technique qui ne serait pas relationnel ?
Toute interaction est relation. Un « soin technique non relation-
nel », ce que l’on entend habituellement par là, c’est précisément
un soin où, par exemple, le soignant ne regarde pas la personne,
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ne lui parle pas, ne la touche qu’utilement. Mais ce n’est pas « un
soin non relationnel » cela : c’est un soin relationnel qui refuse la
relation, qui dit à la personne, qui lui hurle même : je refuse de
croiser ton regard, je refuse de communiquer par la parole avec
toi, etc.

Pourquoi tant de gens quittent certains lieux de soins avec le sen-


timent d’avoir été traités « comme des objets » ? Précisément parce
que des soignants ont fait des soins techniques et relationnels… en
ne croyant faire que du technique et sans avoir appris à faire du
soin relationnel. Pourquoi tant de soignants se sentent-ils des
« techniciens de surface » ? Précisément parce qu’on leur a techni-
quement appris à laver un corps et non à faire la toilette d’une per-
sonne, appris des gestes de lavage sans leur apprendre à être dans
une relation de reconnaissance de la personne pendant le soin.

DE L’HOMME À LA PERSONNE
Il manquait au modèle de Peplau sur les relations interperson-
nelles dans les soins de pouvoir s’appuyer sur une philosophie de
soins, sur une conception de l’être humain centrée sur la recon-
naissance de la nature complexe de l’Homme, naturellement
sociale et culturelle, orientée vers le développement de la « per-
sonne ». La philosophie de soins développée par Yves Gineste et
Rosette Marescotti sous le terme de « Philosophie de l’humani-

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RÉFLEXIONS SUR LES PHILOSOPHIES DE SOINS

tude » est venue combler ce manque. Construite autour de la


réflexion sur les caractéristiques propres aux êtres humains, celles
qui font qu’un être humain se reconnaît comme appartenant à son
espèce, celles qui font qu’un être humain en reconnaît un autre
comme appartenant à la même espèce que lui, cette philosophie
de soins aboutit logiquement à penser la manière dont les soi-
gnants peuvent témoigner, à travers le prendre-soin, cette recon-
naissance fondamentale de l’humanitude commune.

À l’opposé de Maslow, qui décrit les « besoins » de communica-


tion, d’affection, comme venant après d’autres besoins, Y. Gineste
et R. Marescotti ont intégré les apports des études ayant montré,
ces dernières décennies, que l’être humain se développait en tant
qu’être humain, dès son stade embryonnaire, par les échanges –
entre autres de sentiments – qu’il a avec son entourage. L’humain
est par nature un animal social (zoon politikon) écrivait Aristote :
on ne dirait pas mieux aujourd’hui tant on sait désormais que
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culture et nature ne se séparent pas chez lui, et qu’il faut à
un humain, pour développer toutes ses caractéristiques d’être
humain, d’autres humains (comme en témoignèrent a contrario ces
enfants sauvages qui, privés de relations avec d’autres humains,
n’apprirent pas à se tenir debout, à marcher sur leurs jambes, à
parler, à rire, etc.).

S’ensuit également que parmi les caractéristiques de l’humanitude


figure celle – on peut très grossièrement la rapprocher de l’auto-
nomie psychique – qui permet justement à chaque être humain
de se développer dans son unicité, en tant que personne. Dès lors,
c’est à la base de cette compréhension de l’Homme et à la base du
prendre-soin que doit figurer la reconnaissance de cette autono-
mie au sens large (ce qui fait que chacun de nous est différent des
autres ne se réduit pas à sa faculté d’autonomie psychique : cette
unicité se trouve dans tous les aspects d’un être, depuis sa manière
de se sentir dans son corps jusqu’à son histoire en passant par ses
goûts et ses proches…), de tout ce qui fait que chaque personne
est différente des autres.

Cette philosophie de soins peut permettre au soignant de com-


prendre que la personne qu’il a en face de lui est à la fois un ani-
mal humain semblable à tous les autres et en même temps un être
humain différent de tous les autres (une personne) parce qu’elle a
pour base la reconnaissance de ce point fondamental : une per-

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sonne est un être unique dont l’unicité repose en particulier sur


des modes, des manières propres à elle d’être un « animal humain
social unique vivant », de vivre sa vie, son humanité, sa socialité.

Une part essentielle du prendre soin consiste à reconnaître la per-


sonne, quelle que soit sa maladie, et comme un animal vivant (et
donc à lui apporter ce qui lui permet de rester en vie), et comme
un être humain (et donc à lui permettre d’utiliser ses caractéris-
tiques d’être humain, ses désirs-besoins de communiquer, de com-
prendre, de choisir, etc.) et comme une personne singulière (et
donc à lui permettre de vivre ses désirs et ses besoins à sa manière,
à son rythme, etc.).

Ces reconnaissances sont, théoriquement, faciles. Elles se heurtent


dans la réalité à plusieurs obstacles. Comment reconnaître la per-
sonne dans ce qu’elle a d’unique dans le cadre d’un lieu de vie
collectif, par exemple, possédant de nombreuses contraintes ?
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Comment reconnaître l’humanitude d’une personne, lui permettre
de développer ou de maintenir ses capacités d’être humain dans
des situations où manquent des professionnels, des matériels, des
lieux adaptés ? Comment maintenir avec des êtres humains très
malades, qui par exemple ne parviennent plus à communiquer
comme nous en avons l’habitude (de manière verbale, interactive),
une communication, par la parole, par le regard, par le toucher ?

Répondre à ces questions de manière précise demanderait


quelques centaines de pages. Qu’il me soit permis simplement ici
d’insister sur l’une des particularités les plus précieuses, à mes
yeux, des travaux de Y. Gineste et R. Marescotti : avoir développé,
conjointement à leur philosophie de soins, une réflexion sur la
notion de milieu de vie ainsi qu’une méthodologie de soins per-
mettant précisément de ne pas faire abstraction du réel.
Autrement dit, une méthodologie fournissant les moyens d’ap-
prendre concrètement, en situation de prendre-soin, à respecter
les principes élaborés dans la philosophie de soins. Cela signifie
qu’il existe, au sein d’une institution, des manières de penser et
d’organiser les soins attentives avant tout à la qualité de vie, au
bien-être, au respect de chaque personne. Cela signifie également

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RÉFLEXIONS SUR LES PHILOSOPHIES DE SOINS

qu’il existe, dans les manières « techniques » de prendre soin, de


toucher la personne, de la regarder, de lui parler, des savoirs et
savoir-faire permettant de dépasser les difficultés de certaines
situations (comment communiquer avec une personne qui ne
nous répond pas quand on lui parle ?) pour maintenir les liens –
de sens et d’émotions.

Ce sont ces liens qui nous ont permis de grandir en développant


nos facultés d’êtres humains – et qui ont manqué aux enfants sau-
vages ou aux orphelins sauvages d’autrefois. Ce sont ces liens qui
nous permettent, tout au long de notre vie, jusqu’à notre mort, de
continuer à développer nos facultés – et qui manquent à ces per-
sonnes isolées des autres, vivant dans l’isolement complet, à ces
Robinson Crusoé des villes modernes. Ce sont ces liens, facteurs de
plaisirs et de peines, de paix et de colère, de toute la gamme infi-
nie d’émotions et de pensées qu’un être humain peut ressentir,
qu’il appartient parfois aux soignants, derniers humains présents
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au moment de la mort, de maintenir envers et contre tout. Pour
(si on le désire) mourir comme on est né, sous le regard d’un frère.

BIBLIOGRAPHIE SYNTHÉTIQUE
MASLOW A. (1993). Vers une psycholo- PEPLAU H.-E. (1995). Les relations
gie de l’être. Fayard. interpersonnelles en soins infirmiers.
BALINT M. (1988). Le médecin, son InterEditions.
malade et la maladie. Payot. COLLIERE M.-F. (2001). Soigner... le
GINESTE Y., PELLISSIER J. (2007). premier art de la vie. Masson.
Humanitude. Nouvelle édition : Armand KÉROUAC S. (dir.) (2003). La pensée
Colin. infirmière : conceptions et stratégies.
HENDERSON V. (1994). La nature des Laval (Québec) : Beauchemin.
soins infirmiers. InterEditions.

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