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Les voies du sujet aux portes de la dépendance

Pierre-Yves Malo
Dans Gérontologie et société 2007/2 (vol. 30 / n° 121), pages 103 à 114
Éditions Fondation Nationale de Gérontologie
ISSN 0151-0193
DOI 10.3917/gs.121.0103
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LES VOIES DU SUJET AUX PORTES


DE LA DÉPENDANCE

PIERRE-YVES MALO
PSYCHOLOGUE, SERVICE DE MÉDECINE GÉRIATRIQUE – CHU DE RENNES
PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION « PSYCHOLOGIE & VIEILLISSEMENT » - RENNES

L’unité de soins de suite et de réadaptation d’un service de gériatrie


est un endroit propice à l’observation des réactions des personnes face
aux problèmes de santé auxquels ils sont confrontés.
A partir de l’étude de cas cliniques, cet article vise à mettre en
évidence certains mécanismes psychologiques en jeu qui peuvent
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influer sur leur devenir. Ces réactions dépendent entre autres de leur
capacité à réaliser un « travail du vieillir », d’une axiologie intime
suffisamment ancrée et d’un réseau relationnel soutenant.
Nos critères actuels de définition de la dépendance ne permettent
pas de tenir compte de ces dimensions et limitent parfois
plus qu’ils ne les soutiennent les ressources propres de la personne.

PATHS TAKEN BY INDIVIDUALS ON THE THRESHOLD OF DEPENDENCE


Patients’ reactions to the health problems they have to face can easily
be observed in the follow-up and re-adaptation unit of a geriatric ward.
Based on a clinical case study the article aims at highlighting certain existing
psychological mechanisms which can influence their outcome.
Amongst other things, their reactions depend on their ability to “work”
on growing old, on strong private convictions and
on a supportive relationship network.
Our present criteria for defining dependence do not allow us to take
such factors into consideration and sometimes limit,
rather than support, an individual’s personal resources.

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LES VOIES DU SUJET AUX PORTES DE LA DÉPENDANCE

L’entrée en dépendance est une notion bien ambiguë et para-


doxale du fait que, stricto sensu, nous n’en sommes jamais sortis.
Notre immaturité à la naissance condamne en effet les humains
que nous sommes, dès le début de notre vie, à vivre en dépen-
dance, le plus souvent de nos géniteurs. Mais cette primo-dépen-
dance vitale a comme conséquence essentielle de nous inscrire
nécessairement dans un réseau de liens interindividuels. Elle est
la base même de notre socialisation, la clé de notre accès au lan-
gage et aux codes sociaux. Elle est aussi la nourrice de notre
affectivité.

Certes, de cet état de dépendance absolue, puis relative, le but


d’une éducation et d’une socialisation réussies est de faire pro-
gresser l’enfant, puis le jeune adulte, vers une certaine forme d’in-
dépendance. Mais d’indépendance vis-à-vis de qui ? Car le jeune
adulte, par exemple, fier d’être parvenu à ne plus dépendre finan-
cièrement de ses parents n’en est pas moins dépendant économi-
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quement de son employeur ou de ses clients. Il vit seul et loin
d’eux ? Mais il s’est aussi vite reconstitué un réseau social et affec-
tif dont il ne peut se passer. Cette indépendance acquise n’est au
fond qu’un glissement des relations de dépendance.

Et ces liens de dépendance sont utiles, non seulement en ce qu’ils


tissent la toile des relations sociales entre les personnes, mais aussi
du fait qu’ils contribuent à la construction et au maintien de l’au-
tonomie. Plus les dépendances sont nombreuses, plus l’individu
conserve le choix de celles qu’il veut privilégier. Au fond, pourrait-
on dire, plus les relations de dépendance se raréfient, plus on
devient dépendant de celles qui restent.

De ce fait, si la dépendance est, comme le dit Albert Memmi


(1979), « le fait et la vérité de la condition humaine », pourquoi est-
elle alors si souvent accolée, jusqu’à parfois être confondue, avec
les termes de vieillissement et de handicap ? Sans doute pour une
bonne part du fait, comme l’ont souligné de nombreux auteurs
(Ennuyer B., 2002 ; Veysset B., 1989), que son sens a été restreint
par le discours médical et celui des politiques sociales à l’impossi-
bilité pour un individu d’accomplir seul les actes de la vie quoti-
dienne. De très nombreux outils ont été élaborés pour tenter de
l’objectiver par la mesure (Gardent H., 1993), ce qui peut certes
représenter un intérêt pour l’épidémiologie et la santé publique
mais a comme conséquence de privilégier l’abord quantitatif,

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rationnel et unilatéral de la dépendance qui provoque une frag-


mentation du réel plus qu’elle ne le décrit et tend à en déshuma-
niser le sens.

Nous choisirons donc de privilégier une définition de la dépen-


dance plus proche de celle qui existait jusqu’à la Renaissance, celle
d’une relation entre choses qui les rend nécessaires les unes aux
autres. L’intérêt de cette définition, rapportée aux personnes, tient
à ce qu’elle peut contenir l’idée de subordination tout en conser-
vant à la dépendance sa dimension relationnelle, donc subjective
et propre à être interrogée par le psychologue.

Si nous sommes tous, quel que soit notre âge, pris dans des liens
de dépendance, la nature de ces liens est cependant variable selon
les âges de la vie et régulée par un grand nombre de paramètres :
la capacité à faire seul, à se mouvoir, la forme et la proximité géo-
graphique de notre environnement social, amical et familial, ainsi
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que la façon dont nous entreprenons ce que H. Bianchi appelle
« le travail du vieillir ».

Plus qu’à d’autres âges de la vie, il incombe aux personnes vieillis-


santes de faire face à un certain nombre de difficultés et de pertes :
diminution de la facilité à se mouvoir, perte d’une partie de leur
réseau relationnel, entre autres. Cela ne va pas sans une limitation
de leur liberté par une limitation des espaces : physique, affectif et
social. Tout dépendra alors de la façon dont chacun, à sa mesure
et selon les aléas qu’il rencontrera, sera à même de préserver une
part suffisante de cette liberté ou, mieux encore, de se donner les
moyens de se la reconstruire. Car, contrairement à ce que l’on
conçoit souvent et que la notion d’« entrée en dépendance »
exprime bien, la dépendance aux autres n’est pas toujours un état
irréversible.

L’unité de soins de suite et de réadaptation d’un service de géria-


trie est un endroit propice à l’observation des réactions des per-
sonnes face à ce qui leur arrive. Le moment aigu est généralement
passé, traité dans une unité spécialisée de l’hôpital. La personne
reste cependant handicapée et a besoin de soins, de rééducation.
Elle se retrouve, parfois pour la première fois depuis longtemps, en
situation de dépendre d’autrui pour la réalisation d’un certain
nombre d’actes de la vie quotidienne. Si la conclusion la plus fré-
quente du séjour dans l’unité, pour ces personnes, est le retour à

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LES VOIES DU SUJET AUX PORTES DE LA DÉPENDANCE

domicile, il arrive cependant que celui-ci soit peu envisageable.


Parfois, cela tient principalement à une dégradation de l’état de
santé de la personne au décours de son hospitalisation ou au fait
que sa situation était déjà marquée d’une grande précarité avant
celle-ci. D’autres fois, et c’est ce qui nous intéresse ici, des raisons
psychologiques et/ou relationnelles interfèrent qui vont indubita-
blement influer sur le devenir de la personne.

UNE DÉPENDANCE « CHOISIE »


Mme R. est arrivée dans le service à la suite d’une fracture du poi-
gnet provoquée par une chute. Au bout de quelques jours, son
comportement commence à inquiéter l’équipe soignante qui
décide d’en parler au psychologue. En effet, si Mme R. ne leur
paraît pas particulièrement triste ou anxieuse, elle est apathique,
ne faisant rien de ses journées à part appeler les soignants, en les
apostrophant ou par le biais de l’appel malade, dès lors qu’elle a
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besoin de quelque chose. Mais ce qui déroute surtout les soi-
gnants tient à ce que Mme R. pourrait faire seule beaucoup plus
qu’elle ne le fait effectivement. Elle pourrait se laver, ne serait-ce
que partiellement, s’habiller ou se déshabiller, mais ne le fait pas
sans aide. Sa fille, régulièrement présente, s’en inquiète égale-
ment. Elle dit ne pas reconnaître sa mère dans ce comportement,
celle-ci étant d’ordinaire plutôt active et autonome.

Lors de l’entretien avec le psychologue, Mme R. dira surtout,


comme un leitmotiv : « j’ai fait assez, vous savez… ». Au fil de l’his-
toire de sa vie, il apparaît que Mme R. s’est toujours beaucoup
occupée des autres, donnant sans compter son temps pour son
mari, ses enfants, ses parents et les personnes chez qui elle faisait
du ménage et du repassage. Elle a maintenant plus de 80 ans et
dit « ne pas être en reste » : « Je suis vieille maintenant, j’ai fait assez,
c’est aux autres maintenant de s’occuper de moi, ils peuvent faire de
moi ce qu’ils veulent, mais vous savez, les enfants… ». Secrètement,
elle apprécierait que sa fille lui propose de venir s’installer chez elle
mais n’y croit pas trop. La fracture du poignet a été l’événement
déclencheur de cette nouvelle posture existentielle teintée de désir
de régression. Ce qui l’intéressait hier ne l’attire plus aujourd’hui,
tout juste lit-elle un peu le journal, la page des obsèques. A l’issue
de son séjour dans le service, Mme R. entrera dans une maison
de retraite. Un choix par défaut, sans doute, mais un choix malgré
tout.

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Pour Mme R., comme pour d’autres personnes rencontrées dans le


service, il semble qu’à un moment donné les bénéfices secondaires
d’une telle forme de régression, par le sentiment de sécurité
interne qu’elle procure, deviennent plus satisfaisants qu’une indé-
pendance maintenue avec effort et angoisse. Cela permet, sous
une forme proche de l’autoérotisme, de relancer le désir par l’op-
portunité de sa satisfaction. La relation recherchée est de nature
anaclitique, selon la définition qu’en donne J. Bergeret (Bergeret
et al., 1979) : « terme tiré d'un verbe grec qui signifie se coucher sur,
s'appuyer sur. Freud voulait, par cette expression, rendre l'état de
dépendance absolue qui lie physiquement l'enfant aux personnes
dont les interventions le maintiennent en vie ». Dans l’expression « ils
peuvent faire de moi ce qu’ils veulent… » se lit effectivement ce
désir de dépendance absolue. Cela consiste, d’une certaine façon,
à laisser sa vie aux mains de ceux qui sont censés savoir (et vou-
loir) la maintenir. En ce sens il s’agit aussi sans doute d’un puissant
antidote à l’angoisse de mort. L’utilisation intensive de l’appel
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malade rappelle le jeu du fort-da, ou jeu de la bobine, décrit par
Freud en 1920 dans « Au-delà du principe de plaisir ». Le soignant
devient une mère symbolique que l’on peut convoquer à loisir,
provoquant une certaine jubilation et, surtout, offrant un senti-
ment accru de sécurité intérieure.

Contrairement à d’autres formes de réaction face à une situation


de dépendance, on ne peut pas vraiment évoquer dans ce cas une
dimension pathologique du fait que la souffrance n’est pas pré-
sente. C’est pourquoi on peut parler ici de dépendance choisie,
même si les raisons de ce choix ne sont pas forcément conscien-
tisées par la personne.

L’ÉVITEMENT ET LA RUPTURE :
LA QUESTION DE L’ANTICIPATION
Mme B., 79 ans, entre dans l’unité à la suite d’une banale fracture
du col du fémur. Bien que l’équipe soignante puisse rapidement la
rassurer sur son devenir, la rééducation ne devant pas poser de
problème, Mme B. est en proie à une réelle détresse, pleure fré-
quemment, refuse le plus souvent d’aller en salle de restauration,
restant prostrée dans son fauteuil les yeux dans le vague. Elle ne
parvient pas à expliquer ce qui la met dans un tel état d’angoisse,
disant seulement « je ne pensais pas que ça puisse m’arriver, qu’est-ce
que je vais devenir… ». Elle reste insensible aux mots réconfortants

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et encourageants des soignants. Le kinésithérapeute du service est


lui aussi un peu inquiet car Mme B. ne fait que peu d’effort pen-
dant les séances de rééducation de la marche, cherchant en per-
manence des appuis ou à s’agripper au risque de chuter.

Lors de la première rencontre avec le psychologue, Mme B. décrira


sa vie quotidienne avant sa chute. Parfaitement autonome, elle
avait de nombreuses activités : bénévole dans une bibliothèque,
inscrite au club de son quartier, elle s’associait volontiers aux sor-
ties et aux randonnées pédestres proposées. Si ses enfants vivent
assez éloignés géographiquement, elle bénéficie d’un soutien
social et amical assez important. Elle terminera l’entretien par un
définitif « maintenant, tout ça c’est fini ». Ce n’est qu’au cours de la
deuxième séance que Mme B. donnera une indication pour expli-
quer son désarroi. Habitant le quartier où est situé l’hôpital, elle
passait presque tous les jours devant pour aller faire ses courses et
avait, dit-elle, presque systématiquement une pensée pour « ces
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pauvres vieux qui sont là-dedans », ajoutant alors : « et aujourd’hui,
c’est moi qui suis dedans ». Elle pourra aussi dire à quel point la vue
des autres patients en salle de restauration la plonge dans un état
d’angoisse incoercible, décrivant une véritable cour des miracles
bien éloignée de la réalité.

Il apparaîtra au fil des entretiens que, chez Mme B., toute pensée
anticipatrice autour de son vieillissement, de ses potentielles
conséquences médicales et, a fortiori, de sa finitude, ait été
soigneusement évitée jusque-là. Cela concernait les autres : « les
pauvres vieux ». Le fait de se retrouver ainsi parmi eux la confronte
brutalement à l’objet phobogène, à l’impossible à penser, laissant
surgir l’angoisse. La vieillesse est perçue par elle comme synonyme
de déchéance corporelle, faisant émerger des images de gan-
grène, de cadavres qu’elle projette sur les autres patients du
service.

Comme le dit Minkowski dans Le temps vécu (1968) : « la vie en moi


va vers l’avenir, et moi, je vais vers la mort » 2. L’enjeu existentiel pour
une personne âgée est de parvenir à concilier ces deux aspects, ce
qui implique un certain travail psychique autour de la question de
sa propre finitude, ce qui n’avait pu être réalisé par Mme B. La
confrontation au réel de la vieillesse et de la mort due à l’hospita-
lisation la fait vaciller psychiquement, provoquant même un court
moment de confusion et de désorientation. Son séjour dans le

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service en sera allongé mais offrira la possibilité de rencontres


régulières avec le psychologue. Progressivement, de l’impasse
existentielle initiale exprimée par le « maintenant, tout ça c’est
fini », elle parviendra de nouveau à anticiper plus positivement
son avenir et se prêtera plus activement aux séances de réédu-
cation, lui permettant de reconquérir son autonomie.

LE TEMPS ARRÊTÉ
M. D. est admis dans le service suite à un accident vasculaire céré-
bral qui, bien que partiellement résolutif, laisse des séquelles qui
compromettent sa possibilité de se mouvoir seul. Ce qui pose
question à l’équipe est l’agressivité verbale dont fait preuve M. D.,
particulièrement aux moments des soins. Rien ne le satisfait et il le
dit vertement. Il se comporte aussi de cette façon lorsque sa
femme vient le visiter, lui parlant sur le ton de la commande et
parfois de l’injure. Le reste du temps, il est comme prostré, perdu
dans des ruminations intérieures, les sourcils froncés.
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Lorsque le psychologue viendra lui proposer une rencontre, il se
montrera immédiatement suspicieux et agressif, disant : « vous me
voulez quoi, moi je n’ai rien à vous dire. Vous pouvez quelque chose
pour que je remarche ? Non. Alors, fichez-moi la paix. » Cette fin de
non recevoir amènera le psychologue à privilégier des rencontres
avec Mme D., désireuse quant à elle de parler de cette situation qui
la fait souffrir et provoque chez elle un sentiment de honte. Elle
décrira son mari comme un être assez autoritaire mais qui jusque-
là ne montrait pas une telle agressivité. Il apparaîtra toutefois, au
fil des entretiens, que Mme D. était assez soumise aux desiderata
de son mari et que celui-ci avait réussi, progressivement, à faire le
vide autour d’eux du fait de son intransigeance. Ils ne comptaient
plus vraiment d’amis et leurs trois enfants ne venaient que rare-
ment les voir et ne les invitaient plus, particulièrement depuis que
M. D. avait fait des remarques sur leur façon d’éduquer leurs
enfants, un peu trop turbulents à son goût. Leur vie était finale-
ment devenue assez monotone et organisée de façon précise
autour des tâches de la vie quotidienne. Ainsi, par exemple, M. D.
fermait-il les volets de la maison tous les soirs à 20 heures, été
comme hiver.

Il apparut aussi assez rapidement que Mme D. ne souhaitait pas le


retour de son mari au domicile, d’autant que celui-ci refusait toute
idée d’aide professionnelle au motif que sa femme pouvait parfai-

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tement s’occuper de lui, ce qui apparaissait peu réaliste à l’équipe.


Lorsque l’alternative fut posée à M. D., il se renferma encore davan-
tage dans son mutisme. L’agressivité vis-à-vis des soignants décrut
progressivement, laissant place à une attitude plus régressive,
comme résignée, et à des plaintes somatiques diffuses peu objec-
tivables.

Comme le dit si bien Freud (1915) : « La vie s’appauvrit, elle perd de


son intérêt, dès l’instant où dans les jeux de la vie il n’est plus possible
de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même » 3. La restric-
tion de la temporalité à un présent toujours répété, figé, et à un
passé vécu sur le mode de la nostalgie, la disparition progressive
des liens sociaux et familiaux sont autant de marques de cet
appauvrissement de la vie et signent l’impossibilité pour M. D. de
faire face à la question de sa mort. Mais l’exemple de M. D. montre
aussi à quel point le déficit des relations interpersonnelles peut
venir entraver l’autonomie. S’il fait état d’un désir d’indépendance
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en refusant les aides professionnelles à domicile, il n’est déjà plus
à ce moment-là en situation de choisir et, comme ses liens sociaux
et familiaux ont été fragilisés par son attitude antérieure, il n’a plus
les moyens de soutenir sa position.

Si le misonéisme et les mécanismes de défense du Moi de nature


obsessionnelle mis en place par M. D. l’ont sans doute protégé un
temps d’angoisses trop massives face au vieillissement et à la mort,
son AVC et l’hospitalisation qui s’en est suivie sont venus faire voler
en éclats ce dispositif défensif, laissant émerger le doute et l’an-
goisse. L’agressivité n’en est ici qu’un symptôme, ainsi sans doute
qu’une tentative désespérée mais contre-productive de maintenir
un certain contrôle sur sa vie. Cependant, lorsque toute possibilité
d’un retour à la situation antérieure paraît abolie, il n’a plus
d’autres recours que de revenir à une position et un mode rela-
tionnel plus archaïques par la régression temporelle et la plainte
hypochondriaque.

UNE VOLONTÉ D’INDÉPENDANCE

Mme T. a 90 ans. Elle a fait une chute en glissant sur le sol mouillé
de sa salle de bain qui lui a occasionné une fracture du col du
fémur et lui a fait passer une douloureuse nuit par terre. Elle s’en
veut terriblement de ne pas avoir été plus prudente, d’autant que

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sa fille, qu’elle décrit comme étant d’une nature anxieuse, lui


soutient depuis quelque temps qu’elle aurait besoin d’une aide
professionnelle et cette mésaventure lui donne du grain à moudre.
Mme T. est d’autant plus inquiète qu’elle sent se dessiner une col-
lusion entre sa fille, le médecin et l’assistante sociale du service. Or,
jusqu’à présent, Mme T. a toujours pu faire seule et elle en tire un
certain contentement teinté de fierté. Si elle a parfois besoin d’une
aide ponctuelle, elle sait alors faire appel aux relations amicales ou
de voisinage qu’elle a su entretenir et sa fille n’habite pas très loin.

Un matin, peu de temps avant sa sortie, elle apprend aux soi-


gnants du service qu’elle a profité d’un moment d’insomnie pour
réfléchir à sa situation et qu’elle pense avoir trouvé la solution. Elle
entretient, leur dit-elle, une excellente relation avec sa jeune voi-
sine du fait qu’il lui arrive de garder son enfant en bas âge quand
elle doit sortir pour une course. Or, il se trouve que cette jeune
femme donne son bain à son enfant tous les soirs à peu près à
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la même heure et Mme T. peut l’entendre dans sa salle de bain
contiguë. Aussi, dit-elle, lui suffira-t-il de faire sa toilette à la même
heure et de convenir avec sa voisine qu’elle tapera sur la cloison
au début de sa toilette, puis à la fin de celle-ci, une fois rhabillée,
pour la prévenir que tout va bien. Si sa voisine ne l’entend pas
taper une seconde fois, elle pourra intervenir, possédant la clef de
son appartement.

Devant tant de détermination, l’équipe et le médecin ont finale-


ment pris la décision de la laisser rentrer chez elle sans ajouter
d’aide professionnelle, lui conférant ainsi le droit de prendre ses
risques, donc de rester autonome.

Ainsi que le dit Y. Pélicier : « L’anticipation affronte le devenir avec


les armes de la spontanéité et de la création » (Pélissier, 1990, p. 9).
Pour Mme T., au-delà de la dimension narcissique inhérente au fait
de se débrouiller toute seule à 90 ans, l’idée de devoir accueillir
des aides professionnelles au domicile revenait à mettre le doigt
dans l’engrenage. Ayant su préserver tout au long de ces années
des relations sociales multiples, elle a appris à jouer de ces liens
d’interdépendance, où chacun donne autant qu’il reçoit, pour
maintenir une possibilité de choix et donc d’autonomie. Cette
position subjective, cette axiologie intime est chez elle suffisam-
ment puissante et créative pour convaincre et s’opposer à l’axio-
logie dominante de protection des personnes vulnérables.

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LES VOIES DU SUJET AUX PORTES DE LA DÉPENDANCE

On retrouve cette double volonté affichée de Mme T. de rester ins-


crite dans un réseau et d’aller toujours de l’avant chez M. M., entré
dans le service suite à une opération du cœur. Interrogé à la suite
de son hospitalisation, M. M. nous dira : « J’étais dépendant de l’hô-
pital pour la nourriture, pour les soins, mais j’avais une grande liberté
aussi. Je ne restais pas confiné dans ma chambre hein, j’allais me pro-
mener dans le cloître, tous les jours, tous les jours je m’obligeais à aller
marcher. Je n’essayais pas de battre un record, mais j’essayais tous les
jours de faire un peu plus. Et puis ça m’occupait l’esprit, je pensais à
autre chose qu’à ma maladie. Si on reste à l’hôpital en train de geindre
dans sa chambre, on n’arrivera à rien, il faut garder confiance, dire je
vais essayer de me battre et ça ira mieux après ! Il ne faut pas se replier
sur soi-même. ».

Si M. M. accepte la dépendance induite par son problème de


santé, cela tient à ce qu’il est déjà en tension pour en sortir. Il anti-
cipe positivement dès le début l’issue de la situation qu’il est en
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train de vivre. Au-delà simplement d’une pulsion de vie toujours
active, il s’agit aussi d’une posture existentielle, faite de volonté
pour soi et d’ouverture aux autres.

DYNAMIQUE EXISTENTIELLE ET PERTE D’AUTONOMIE


Ces différents exemples illustrent bien le fait que les aléas médi-
caux de la vieillesse ne peuvent suffire à eux seuls pour expliquer
l’entrée dans une relation de dépendance. Les soignants le savent
par expérience : à incapacité équivalente, le devenir des per-
sonnes dépend d’abord et avant tout de leur aptitude à mobiliser
leurs ressources propres et celles de leur entourage.

Pour une personne âgée, toute hospitalisation peut intervenir


comme une rupture, surtout dès lors que la perspective de sa sur-
venue n’a jamais pu être envisagée. Cette restriction de la projec-
tion de soi dans l’avenir est généralement liée à l’angoisse que sa
perspective représente pour la personne, du fait que le travail psy-
chique nécessaire autour de la question de son vieillissement et de
sa finitude n’a pu être réalisé. Or, comme le dit H. Bianchi : « A l’ur-
gence que décrètent menace de mort et vieillissement répond donc la
nécessité d’intégrer la limite qu’ils désignent, de l’intégrer d’abord à
un maintien de l’exigence du désir ; car sans désir, il n’y a pas de vie,
pas d’investissement possible qui puisse donner sens à l’existence »
(Bianchi, 1987, p. 18). Lorsque cette limite n’est pas intégrée, l’es-

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sentiel de l’énergie psychique est alors mobilisé pour défendre le


Moi contre l’angoisse qu’elle suscite, au détriment de ce qui fait le
sel de la vie et de la souplesse nécessaire pour faire face aux situa-
tions impromptues. L’impossibilité à métaboliser ce qui lui arrive
laisse alors le sujet dans une telle impasse existentielle que toute
décision prise pour lui est préférable à l’incertitude. Au-delà de son
indépendance, c’est l’autonomie même du sujet qui est alors tou-
chée en ce qu’il n’a plus de choix possible à exercer.

Mais cet arrêt du désir, cette panne de la dynamique existentielle


a aussi comme conséquence d’isoler progressivement le sujet.
Maintenir des relations suppose effectivement, non seulement des
réserves libidinales disponibles, mais aussi d’être inscrit dans la vie
et dans une temporalité. Or, nous avons pu le constater, c’est avant
tout dans une dépendance aux autres, dans de multiples autres,
que se niche la possibilité de notre indépendance.
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La réaction des personnes âgées face à ce qui peut s’avérer être
pour elles une entrée en dépendance dépend donc tout autant de
leur capacité intrapsychique à avoir déjà réalisé un « travail du
vieillir » que de leur posture existentielle faite de détermination,
d’une axiologie intime qui en soit le support, du maintien d’une
capacité suffisante d’anticipation pour soi et, au mieux, d’un
réseau relationnel soutenant.

Nos critères actuels de définition de la dépendance ne permettent


pas de tenir compte de ces dimensions et, ce faisant, créent une
forme d’axiologie sociale dominante qui limite plus qu’elle ne les
soutient les ressources propres de la personne. Malgré l’exhorta-
tion commune de placer la personne âgée au centre du dispositif
de soins, une évaluation par trop fonctionnelle de ses capacités
peut en effet empêcher d’en déceler toutes les potentialités ou
amener à proposer des aides professionnelles prothétiques trop en
amont des besoins réels de la personne, entravant toute possibilité
de choix et de réaction.

Si certaines personnes trouvent dans la dépendance à autrui des


bénéfices secondaires certains, il s’agit alors pour elles d’un choix,

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LES VOIES DU SUJET AUX PORTES DE LA DÉPENDANCE

même si celui-ci est plus ou moins conscientisé. Dans d’autres cas,


une analyse plus fine, même si elle demande un peu de temps, de
ce qui soutient l’autonomie de la personne peut l’aider à faire en
sorte que sa situation de dépendance ne soit, finalement, que tran-
sitoire.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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BIANCHI H. (1987). Le Moi et le temps et Société, 65, pp. 16-23.
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ment. Paris : Bordas. Paris : Gallimard.
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ENNUYER B. (2002). Les malentendus MINKOWSKI E. (1968). Le temps vécu –
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1981, pp. 9-40. éd., rev. et augm.
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Paris : Payot, 1968, pp. 7 à 82. ques sociales.

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