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La protection de l'enfance

Entre l'offre institutionnelle et la demande des familles en situation


migratoire
Charles Di, Marie Rose Moro
Dans Le Journal des psychologues 2008/3 (n° 256), pages 50 à 54
Éditions Martin Média
ISSN 0752-501X
DOI 10.3917/jdp.256.0050
© Martin Média | Téléchargé le 09/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.79.73.64)

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pratiques professionnelles

TRANSCULTUREL

La protection de l’enfance
Entre l’offre institutionnelle et la demande
des familles en situation migratoire

Psychologue clinicien,
Charles Di
service
de psychopathologie
de l’enfant
Si l’inadéquation de l’offre institutionnelle en matière de protection de
et de l’adolescent,
CHU Avicenne
l’enfance à la demande des familles migrantes est un fait souvent décrit, les
Thérapeute familial
à l’association SAGA,
ruptures migratoires que vivent ces familles et la solitude des professionnels
Bobigny
Doctorant à l’université
qui les rencontrent risquent, par méconnaissance mutuelle, de déboucher sur
de Paris-XIII des malentendus et parfois des décisions arbitraires. Des pratiques inspirées
de l’approche transculturelle tentent de réduire l’arbitraire et les effets de
la migration sur les familles, les institutions et la société d’accueil. Elles
cherchent à prévenir l’extrême souffrance qui détruit leurs assises familiales
par la coconstruction des compromis et solutions inattendues des crises
grâce à l’intervention des professionnels éclairés et sensibilisés à la diversité
des familles, en particulier sociale et culturelle.
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Marie Rose Moro vant d’aborder la question, et pour questionnons avec le modèle paradigmati-
Professeur
de psychiatrie
de l’enfant
et de l’adolescent,
A la clarté des propos, un petit mot sur
la psychanalyse ou la psychopatho-
logie du migrant ne semble pas superflu
que de l’offre et de la demande perçue par
les familles migrantes.

université Paris-XIII en cette circonstance. Sans revenir sur les


Chef de service définitions, les théories et les méthodes Migration et risques
à l’hôpital Avicenne, de l’ethnopsychiatrie, qu’il nous soit juste transculturels
Bobigny permis de rappeler brièvement ses bases,
Directrice de la revue Bien connu de tous, soulignons qu’il existe
transculturelle L’autre son cadre et ses dispositifs. Cette appro-
che peut permettre d’éclairer la probléma- plusieurs types de migration. Dans leur
tique de la protection de l’enfance dans ouvrage, La Psychanalyse du migrant et
une situation migratoire. La protection des de l’exilé, Léon et Rebeca Grinberg (1986)
enfants n’étant pensable qu’en associant mentionnent des déplacements proches
davantage les familles et leurs ressources, et lointains, volontaires et forcés, tem-
cela pose la nécessité de travailler avec poraires et permanents, etc., même si la
l’altérité. L’enjeu est de comprendre les temporalité n’est pas toujours clairement
systèmes d’appartenance des familles qui définie pour tout migrant. Aujourd’hui, on
viennent d’ailleurs, dans le miroir des logi- peut migrer d’un village à un autre, d’un
ques du fonctionnement des institutions village à une ville, d’un pays à un autre
de la société d’accueil. C’est ce que nous ou d’un continent à un autre. Les raisons

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pour lesquelles on migre sont nombreu- à la migration, négation que l’altérité de nous posons la question de savoir si cette
ses. Certaines familles sont obligées de la société d’accueil ne cesse de réactiver. approche ne donnerait pas aussi un cadre
partir pour des raisons politiques ou éco- Mais il arrive parfois que l’on inverse la dis- et un espace d’une possible révision des
nomiques, d’autres pour des questions de sociation. Dans ce cas, le monde d’origine actions et des propositions des acteurs
santé, d’autres, enfin, pour des raisons est évoqué avec une grande nostalgie. Il institutionnels et, en même temps, plus
plus familiales ou intimes. Parfois, on est magnifié. En revanche, la terre d’accueil de possibilités pour les familles migran-
migre pour rechercher un mieux-être. Il est caricaturée avec tout genre de défauts tes de développer de nouvelles manières
arrive aussi que l’on migre pour une quête et d’idées négatives et identifiée comme d’être et de faire dans l’espace migratoire.
individuelle d’aventure et d’exotisme. un monde persécuteur. La mise aux extré- Or, il y a un peu plus de quinze ans, M.
Mais, « qu’elle soit voulue ou choisie, mités, à la bonne distance, de ces pôles R. Moro évoquait dans l’un de ses écrits,
toute migration est un acte courageux qui semble la condition de l’équilibre pour un conte cité par B. Gibello (1988), bap-
engage la vie de l’individu et entraîne des les Grinberg. « Cependant, écrivent-ils, en tisé L’Alchimiste ignorant. Il s’agissait d’un
modifications dans l’ensemble de l’histoire cas d’échec de la dissociation, l’angoisse apprenti alchimiste qui était arrivé tout
familiale » (Moro, 1998). confusionnelle surgit inexorablement avec essoufflé chez son maître et lui avait dit,
toutes ses conséquences redoutées : on ne avec beaucoup d’enthousiasme : « Maître,
En effet, quel que soit le pays que l’on quitte, sait plus qui est l’ami ni qui est l’ennemi, où maître, j’ai réussi à fabriquer le dissolvant
quelles que soient les raisons pour lesquel- l’on peut triompher ni où l’on peut échouer, universel. » Après l’avoir bien encensé, le
les on le quitte, il y a inéluctablement une ni comment différencier l’utile du préjudi- maître lui demande : « Et, dis-moi ! Dans
perte, dont il est parfois difficile de mesu- ciable, l’amour de la haine, la vie de la quoi l’as-tu mis ? » Dans cette historiette,
rer l’ampleur des blessures narcissiques, mort. » (Grinberg et Grinberg, 1986.) M. R. Moro montre que l’articulation entre
mais aussi, en même temps, des acquis contenu et contenant est apodictique, « le
insoupçonnables. Bien que les séparations La prise en compte de cette réalité psy- contenant est la condition ontologique du
soient mélancoliques, l’inconnu peut-être chique et sociale à des fins de prises en contenu ; sans contenant possible point
fondateur d’espoir d’un mieux-être. Cela charge sociale, éducative, judiciaire ou thé- de contenu » (Moro, 1991). Aussi, l’arti-
ouvre sur une sorte d’ambivalence inhé- rapeutique, ne saurait faire l’économie des culation entre les deux termes procède
rente à toute migration. Cette ambiva- avancées récentes de l’ethnopsychanalyse. d’une nécessité de production du sens
lence, qui n’est pas toujours un confort pour les deux. Cette position nous conduit
psychique, se traduit par du « mélange La méthode de à questionner la phénoménologie de ce
de sentiments d’angoisse, de tristesse, de que demande le migrant et de ce qu’on
douleur et de nostalgie, d’un côté, joints l’ethnopsychanalyse lui fournit comme réponse. Autrement dit,
aux attentes et illusions encourageantes, Pensée par G. Devereux, l’ethnopsychiatrie, il est nécessaire d’interroger les proposi-
d’autre part, que chaque migrant emporte parfois appelée « ethnopsychanalyse » tions ou les solutions que l’on préconise
avec lui » (Grinberg et Grinberg, 1986). À la pour souligner son ancrage premier dans pour les problèmes supposés du migrant,
souffrance, qui procède de la douloureuse la psychanalyse, est cette discipline mâti- que se soit sur le plan scolaire, le plan
séparation d’avec le monde et la culture née d’anthropologie et de psychanalyse. social, sur le plan des soins ou sur celui
qui nous ont bercés, viennent s’ajouter Elle s’est construite à partir d’un principe des besoins de base. L’objectif serait de
parfois la désillusion et la désorientation méthodologique : le complémentarisme. mesurer l’impact de ces propositions sur
dues à la confrontation aux réalités des Selon G. Devereux (1972), « le complé- l’organisation des familles et les effets de
pays d’accueil, lorsque l’on constate que mentarisme n’est pas une théorie, mais la migration sur les professionnels, les ins-
« les référentiels ne sont plus les mêmes, une généralisation méthodologique. Il titutions, ainsi que sur la société d’accueil.
les catégories utilisées non plus, [et que] n’exclut aucune méthode, aucune théorie
tous les repères vacillent » (Moro, 1998). valable. Il les coordonne. » Il s’agit donc
Le changement des valeurs, les exclusions, « d’une pluridisciplinarité non fusionnante De l’inadéquation de l’offre
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les difficultés financières, d’adaptation, et non simultanée, celle du double discours à la demande et au besoin
pour trouver un emploi, autrement dit la obligatoire ». On est donc en présence
désorientation existentielle et la précarité Il nous semble que l’adéquation entre ce
d’une position théorique qui a donné que le migrant est en droit d’attendre et
des personnes et des familles, les rendent lieu à une pratique clinique qui prend en
particulièrement vulnérables. ce qu’il attend n’est pas toujours de règle.
compte de façon égale la dimension et les Il n’est pas rare qu’une assistante sociale
Pour échapper au tiraillement psychique, ressources sémiologiques culturelles de voie entrer dans son bureau une femme
dû à la dissonance cognitive inhérente à la souffrance, d’une part, et la dimension qui jette sur la table ses amendes de la
toute migration, et se protéger contre ces psychique, d’autre part. Cela pose impli- RATP ou qui lui dise qu’elle n’est pas gen-
émotions pénibles, les personnes recou- citement, mais nécessairement, qu’il faut tille parce qu’elle ne veut pas lui trouver un
rent parfois à la « dissociation pour ne pas prendre avec un peu plus de sérieux les logement décent, etc. L’assistante sociale
avoir à évoquer – de façon désespérée – les productions culturelles de ces personnes aura beau lui faire comprendre non seu-
pertes subies : les parents aimés, les amis venues d’ailleurs. lement que les possibilités financières
de toujours, les rues de sa ville ou le village, Ces deux registres, anthropologique et des communes diffèrent de l’une à l’autre,
les multiples objets quotidiens auxquels il psychanalytique, apportent un regard mais également que ses compétences à
a été attaché affectivement, etc. » (Grin- éclairé sur la souffrance du migrant. En elle sont limitées à certaines choses. Le
berg et Grinberg, 1986). La dévalorisation effet, « lorsqu’elle est pratiquée avec besoin de cette femme fait qu’elle ne peut
de cette perte s’allie au dénigrement du rigueur, l’ethnopsychiatrie permet, par le pas l’entendre dans le même registre. Elle
familier et du connu et, en même temps, décentrage qu’elle impose, une lecture peut même se sentir abusée par un esprit
s’adjoint l’admiration exagérée du nou- critique de la classification des données « raciste », méchant. Naturellement, cela
veau monde. L’objectif de tout cela vise à donnant lieu à une refonte des grilles ne laisse pas l’assistante sociale indiffé-
nier l’angoisse et la culpabilité, inhérentes nosologiques » (Moro, 1994). Aussi, nous rente. Les deux protagonistes sont sans

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ne sonnes pas au centre du monde, que
nous ne sommes pas le modèle, que les
choses peuvent aussi être autrement, par
rapport à ce qui nous est familier. En peu
de mots, le décentrage cherche à éviter
toute inclination ethnocentrique, fût-elle
subreptice dans le travail avec les migrants,
et permet à ces derniers de développer des
métissages et de nouvelles manières d’être.
Ces questions supposent un égal respect
des logiques culturelles différentes, quelles
que soient leurs natures et leurs provenan-
ces. Aussi, G. Devereux (1972) recomman-
dait d’ailleurs d’accorder le même statut
épistémologique et éthique à tous les êtres
humains, à leurs productions psychiques
et culturelles, à leurs manières de vivre, de
faire et de penser, même si les différences
avec ce qui nous est familier sont décon-
certantes. Cela reste un principe à défendre
avec force, celui de l’universalité psychique
de principe et dans les faits, une universa-
lité psychique concrète.
À partir d’exemples, nous voudrions trai-
ter cette hypothèse du très probable
malentendu qui procède de l’inadéquation
de la demande familiale à l’offre institu-
tionnelle. L’objectif est de pouvoir mon-
trer, par la suite, combien le décentrage, la
coconstruction, sont des positions pragma-
tiques porteuses de résultats dans le cadre
transculturel et celui de la prise en compte
de l’altérité culturelle et linguistique.
Comment faire pour mettre à contribution les ressources parentales et culturelles ? Ce sont d’ailleurs des choses simples que
les professionnels rencontrent très sou-
vent et connaissent très bien. L’intérêt ici
doute de bonne foi, mais ils sont aussi est de penser ensemble comment on peut
C’est dans cet espace que s’offre la possi- articuler au mieux l’offre à la demande pour
tous les deux frustrés. La question qui se bilité d’un travail de « coconstruction d’un
pose ici est de savoir comment penser une que cela ait un sens partagé, autrement dit
sens commun », coconstruction impli- comment on peut coconstruire un sens
interaction juste, adaptée et efficiente. quant un « décentrage » mutuel et une partagé – seul critère de validité d’une arti-
conceptualisation de l’altérité du même, culation efficiente – qui prend aussi appui
D’un autre côté, il arrive que l’on prenne ainsi que de celle de l’autre.
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une mesure de placement d’enfant, par sur les ressources des familles.
exemple, sur la base des critères qui sem-
blent adaptés, mais qui fait souffrir tout Le décentrage à l’épreuve de Aminatou ou la culture dans
le monde dans la famille. De même sur la l’altérité
question de la maltraitance parfois avan- les bagages
cée en excès dans les familles migrantes. C’est un truisme de dire que l’autre n’est Madame Aminatou, originaire d’Afrique
Cela donne à penser que la nature de l’of- pas forcément ce que je pense qu’il est. de l’Ouest, contacte l’association SAGA 1
fre doit nécessairement correspondre au Déjà, je ne suis pas toujours ce que je parce qu’elle n’arrive plus à comprendre
manque de la demande, mais, en même pense être. Je ne suis pas non plus tou- son fils aîné, Ali, âgé de quatorze ans. Elle
temps, la demande doit correspondre à jours ce que l’autre pense que je suis. perd toute autorité sur lui. « Les enfants,
ce qui est possible dans la sphère de l’of- Dans cette même logique, ce que je pense au pays, ne sont pas comme ça », n’ar-
fre. Pour que l’offre institutionnelle ait un que l’autre pense n’est pas forcément ce rête-t-elle pas de dire. Ali, de son côté, n’a
sens en résonance avec la demande ou qu’il pense et, a fortiori, ce que je pense jamais compris le départ de sa mère qu’il
le besoin des familles, un espace inter- que l’autre pense que je suis n’est pas sou- a vécu comme un abandon. Il lui reproche
médiaire semble un préalable pour que vent ce que l’autre pense que je suis. Ainsi de ne pas lui accorder assez d’affection et
l’articulation de l’offre et de la demande ait donc, la seule issue de ces très probables de s’occuper davantage de son petit frère.
du sens pour l’institution et pour la famille. malentendus serait une coconstruction du La situation est au comble du désespoir.
sens qui me lie à l’autre. Madame souligne qu’elle est venue en
Le décentrage (Moro, 1998) est cette posi- France pour soigner Bouba, le cadet, qui,
1. Soutien Aux Générations Avenir (SAGA), tion précautionneuse qui consiste à tou- jusqu’à l’âge de trois ans, ne parlait pas.
association 1901, Bobigny. jours avoir présent à l’esprit l’idée que nous Elle pensait faire venir Ali, plus tard. De

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fait, en plus de la séparation d’avec son famille, l’un d’entre nous – Charles Di – a dire autre chose, non plus, de la mesure
univers culturel, elle a dû se séparer de été appelé à servir de traducteur et parfois de placement ; elle a aussi été fondée sur
son fils qu’elle avait confié à une amie. de médiateur culturel. Nous avons donc de louables intentions apparentes de pro-
Cette séparation a été douloureuse, tant apporté les éléments anthropologiques tection de l’enfance.
pour la mère que pour son fils. À son insu, relatifs aux représentations ontologiques Au regard de cet imbroglio, chacun a agi,
on a organisé le voyage d’Ali, et c’est en de l’enfant, qui déterminent la manière dans son esprit, de bonne foi et pour le
allant dans son ancien foyer que Madame des adultes d’être avec lui. Sa place et son bien de l’enfant. La grand-mère ne peut
le retrouve. Elle n’a pas d’emploi ni de statut, les modalités des interactions et vouloir du mal à son petit-fils qu’elle a
domicile fixe. Elle passait d’hôtel en hôtel les méthodes éducatives dont procèdent fait venir en France pour lui épargner les
avec Bouba, et maintenant avec Ali, qui ces représentations ontologiques. En ce affres de la misère. La directrice et la maî-
dira : « Au pays, on pense que c’est bien ici, sens, G. Devereux (1968) montrait bien, tresse veulent non seulement qu’il réus-
alors que c’est difficile. » Bouba et sa mère à travers son article « L’image de l’enfant sisse à l’école, mais aussi qu’il ne soit pas
ont besoin d’être réunis avant tout autre dans deux tribus Mohaves et Sedang », mis en danger. Le magistrat a lui aussi pris
projet pour l’un ou pour l’autre. que « les idées qu’ils ont de la nature et une mesure à des fins de protection de
du psychisme de l’enfant déterminent leur l’enfant. Mais, paradoxalement, l’enfant
comportement vis-à-vis de l’enfant et, ce
Halima, la malheureuse faisant, influencent son développement ».
s’en trouve plus mal encore, de même que
tous les acteurs, d’ailleurs. Il n’y a aucune
grand-mère On comprend donc que la façon dont
note de satisfaction chez l’ensemble des
les adultes se représentent la nature des
Halima est une mère camerounaise d’ori- protagonistes. Où se trouve donc le pro-
enfants détermine leurs façons de se com-
gine manguisa. En plus de ses quatre porter avec eux, de les soigner. Et pour les blème ? Nous sommes tentés de dire
enfants, elle élève celui de sa fille, un gar- enfants, d’être malades ou en difficultés. que le problème, c’est l’inadéquation de
çon âgé de onze ans. L’enfant est né au l’offre institutionnelle à la demande de
Cameroun et est arrivé en France à l’âge Ramenés dans leur cadre, les éléments cette famille en situation migratoire. Nous
de huit ans. Cette grand-mère est régu- culturels fournis ont permis aux théra- pourrons ajouter que le problème est dû
lièrement appelée à l’école pour les dif- peutes, aux acteurs institutionnels et à la au fait que les différents intervenants tra-
ficultés scolaires de l’enfant, mais aussi famille de coconstruire et de donner du vaillent chacun avec leurs logiques, mais
pour des conduites agressives envers ses sens aux événements et comportements seuls dans leur cadre de référence.
camarades et des attitudes d’opposition qui ont provoqué la rencontre entre les
aux enseignants. Elle doit, à chaque fois, familles et les institutions. À partir de
quitter son travail pour se rendre à l’école. là, professionnels et acteurs institution- Du particulier et de l’universel
Un jour, l’enfant refuse de faire ce que lui nels se sont ravisés sur bien des points, Le conte du dissolvant universel évoqué
demande l’enseignant. Toutes les média- notamment sur la prolongation du place- plus haut peut prendre à nouveau du sens.
tions ne lui font aucun effet. La grand- ment, sur l’idée de maltraitance et de mise En fait, un dissolvant universel est diffici-
mère est de nouveau appelée à l’école. en danger de l’enfant. Une nouvelle repré- lement pensable, parce qu’on ne saurait
Elle arrive et lui demande d’exécuter l’or- sentation commune de ce qui s’était passé où le mettre, il dissoudrait tout contenant.
dre qui lui a été donné. Il n’en fait cas. Et, et pourquoi cela s’était passé a progres- De même, il n’y a pas de mesure, pas de
dans un élan de colère mélangée à de la sivement émergé. solution valable pour tous, partout et dans
honte, elle lui donne une claque. Face à Pendant cette consultation, il était très toutes les cultures, car il faut qu’une solu-
cette réaction, la directrice et la maîtresse touchant de voir combien l’enfant souf- tion émerge d’une culture, un contenant
appellent la police et la décrivent comme frait de la séparation d’avec sa grand- qui lui donne un sens particulier et qui peut
étant extrêmement dangereuse, si bien mère. Il ne s’en était pas trouvé mieux ensuite se transformer progressivement.
que la police viendra la chercher menot- dans les différents lieux de placement. Il En dehors de son espace d’émergence,
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tes aux poings devant tout le monde, était devenu triste, plus agressif encore des compromis doivent être recherchés,
et notamment devant son petit-fils. Le dans ses rapports aux autres, envers lui- des négociations, des coconstructions. Car
corollaire a été le placement de l’enfant. même, et sa scolarité a été bien compro- appliquer mécaniquement à un individu
La maltraitance, à leur avis, était une évi- mise. La grand-mère, de son côté, laissait ou à une famille une pratique nue, non
dence indiscutable. bien voir sa tristesse, mêlée à la colère et contextualisée, non coconstruite, comporte
au désespoir. Elle disait qu’elle s’était sen- des risques. Il n’y a ni modèle expérimental
Analyse du vécu de la mesure tie humiliée et trahie, du fait d’avoir été ni norme universelle. Cela ne signifie pas
menottée devant son petit-fils, devant que les hommes n’ont rien en commun,
Comment les différents protagonistes ont- les autres enfants et les enseignants. Elle qu’ils seraient ces sortes de monades lei-
ils vécu le placement ? La mesure a plutôt s’était sentie abandonnée par la direc- bniziennes sans ouverture sur l’autre. Nous
fait empirer les mauvais comportements trice et la maîtresse, alors qu’elle pensait sommes loin de défendre une quelconque
que l’on reprochait à l’enfant, devenu de avoir agi dans le sens de leurs attentes, « fixité culturelle », nous ne partageons
plus en plus insupportable. Il réussissait à puisqu’elles l’avaient appelée en urgence pas l’illusion « ethnicisante » qui voudrait
user tous les lieux de placement, jusqu’à et qu’elle s’était comportée comme un que la vérité du sujet soit contenue dans
ce que soit indiquée à la grand-mère une substitut maternel qui assume l’autorité la culture des parents et qu’en dehors de
consultation transculturelle. Celle-ci était alors que les enseignantes étaient en cette culture, il n’y ait qu’acculturation sté-
faite dans les règles de l’art : les profes- échec. Les enseignants, eux aussi, ont dû rile, position « qui nie l’universalité psychi-
sionnels des institutions et même tous vivre cette situation complexe et parfois que en présupposant l’altérité opaque et
ceux qui pouvaient détenir un bout de contradictoire. Ils ont, dans leur esprit, les cultures antinomiques » (Moro, 2002).
l’histoire de cette famille y ont été conviés. agi dans les règles de l’art, de bonne foi, Le monde des humains n’est pas une
Connaissant la langue et la culture de la et pour l’intérêt de l’enfant. On ne saurait mosaïque de monades, pour reprendre

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l’expression de Spinoza. Il est évident qu’il ● Les places et le rôle des uns et des autres
existe bien des universaux qu’il faut tenter
de comprendre, mais, par-delà la perma-
dans la famille, à l’épreuve du métissage
particulier avec une mère d’ailleurs venue
Bibliographie
nence de ces derniers, il y existe également ici et un enfant d’ici venu d’ailleurs.
Devereux G., 1968, « L’image de l’enfant
des particularités culturelles qu’il serait Le travail dans ces consultations a pour dans deux tribus Mohave et Sedang »,
contre-productif d’abraser au nom d’un objectif non pas de reconstruire – migra- Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 4 :
universalisme desséchant. Il n’est qu’à se tion oblige –, mais de coconstruire le lien 109-120, 1985.
souvenir ici de cette métaphore, utilisée, familial dans un espace métissé, à géomé-
par Jung d’une cuisinière qui enlève une à trie variable, ou, si l’on préfère, à des doses Devereux G., 1970, Essai
une les pelures d’oignon comme on enlè- inversement proportionnelles aux âges et d’ethnopsychiatrie générale,
verait les pelures culturelles de cet oignon aux générations. L’idée étant de travailler Paris, Gallimard.
en cherchant l’oignon universel, il ne reste les éléments, évoqués plus haut, avec la Devereux G., 1972, Ethnopsychanalyse
rien in fine. L’analyse de l’inceste de C. Lévi- famille en construisant d’abord des liens complémentariste, Paris, Flammarion,
Strauss en est une bonne illustration. « Que entre les univers culturels pour que ceux-ci 1985.
la prohibition de l’inceste constitue une servent de lit au lien familial, en recadrant
règle qui n’a guère besoin d’être démon- les attentes des uns et des autres en rap- Grinberg L., Grinberg R., 1986,
trée, il suffira de rappeler que l’interdiction port à ce qui est de l’ordre du possible et Psychanalyse du migrant,
du mariage entre proches parents peut du figurable, par-delà les désirs, dans un Lyon, Césura Éditions.
avoir un champ d’application variable selon contexte familial de métissage. Lévi-Strauss C., 1949, Les Structures
la façon dont chaque groupe définit ce qu’il élémentaires de la pensée, Paris, Moutons.
entend par proche parent ; mais que cette
interdiction, sanctionnée par des pénalités En conclusion Moro M. R., 1998, Psychothérapie
sans doute variables, et pouvant aller de transculturelle des enfants de migrants,
Il nous semble qu’avec ces enfants d’ici Paris, Dunod, 2000.
l’exécution immédiate des coupables à la venus d’ailleurs, ces parents d’ailleurs venus
réprobation diffuse, parfois seulement à la ici et les institutions de la société d’accueil, Moro M. R., 1994, Parents en exil.
moquerie, est toujours présente dans n’im- se pose un vrai problème de métissages Psychopathologie et migration,
porte quel groupe social. » (Levi-Strauss, des logiques. Comment faire pour mettre Paris, PUF, 2002.
1949.) Ainsi la définition de l’inceste et sa à contribution les ressources parentales Moro M. R. et Moro I. (éds), 2004,
répression sont définies culturellement. et culturelles dans la construction avec les Avicenne l’Andalouse. Devenir thérapeute
Ainsi, le travail avec les familles migrantes familles et pour une protection optimale en situation transculturelle, Grenoble,
dans les deux situations évoquées révèle des enfants ? Il est apparu que cette pro- La Pensée sauvage éditeur.
bien la problématique du lien sur fond de blématique appelle tout à la fois le regard
dysfonctionnement relationnel important anthropologique et psychanalytique. En Moro M. R., 2007, Aimer ses enfants
articulé aux référentiels de la culture du effet, les inadéquations entre l’offre des ici et ailleurs. Histoires transculturelles,
pays d’origine et à celle du pays d’accueil. acteurs institutionnels et la demande des Paris, Odile Jacob.
Au décours des consultations transcultu- populations peuvent être « un vecteur » de L’autre. Cliniques, cultures et sociétés, 3(2),
relles avec ces enfants et leurs familles, on plus de difficultés et de frustrations de part « Désirs d’enfant », Grenoble, La Pensée
constate que le dysfonctionnement des et d’autre. À partir de l’expérience de terrain sauvage, 2002.
relations au sein des familles s’inscrit dans dans la banlieue parisienne (Moro et coll.,
une souffrance familiale centrée autour 2004), nous nous demandons si les profes-
de quelques processus souvent retrouvés sionnels et les acteurs sociaux ne doivent
dans d’autres familles migrantes : pas, eux aussi, contextualiser et transfor-
mer leurs pratiques en tenant compte,
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● Le sentiment de solitude vécu par cha- entre autres, des données de l’ethnopsy-
cun au sein de sa famille et les difficultés chanalyse mais aussi de la linguistique, de
communicationnelles dans une filiation, l’anthropologie, de la sociologie ? La clini-
ainsi que dans un contexte d’affiliation. que transculturelle qui intègre ces données
● La précarité des familles, la solitude et pourrait être d’un apport précieux, dans le
la souffrance des mères en situation pré- souci d’une articulation efficiente de l’offre
caire, conjugués au manque de ressources et de la demande des familles migrantes
culturelles et d’étayage. en matière de protection de l’enfance. Cela
suppose des actions en commun avec les
● La distance entre les attentes des familles
spécialistes de la clinique transculturelle,
par rapport à leurs fils, attentes impré- de la formation et des supervisions qui
gnées de la culture d’origine, d’une part, et intègre cette donnée de l’altérité. Elle per-
les comportements des enfants influencés mettrait d’associer davantage les familles
par la culture d’accueil, d’autre part. dans leurs singularités et de s’appuyer ainsi
● La distance psychique entre mère et fils, sur leurs ressources pour coconstruire un
distance qui s’inscrit sur les douloureuses sens partagé pour la souffrance et déve-
séparations archaïques mal cicatrisées lopper de nouvelles manières de soin et
qu’ont vécues la famille (décès du père de protection des enfants en situation de
d’Ali, départ du père de Bouba, départ diversité culturelle et sociale, caractéristi-
de la mère pour la France, les multiples que importante de la société actuelle en
déplacements d’un hôtel à un autre, etc.). France et en Europe. ■

54 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°256-avril 2008

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