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TRANSCULTUREL
La protection de l’enfance
Entre l’offre institutionnelle et la demande
des familles en situation migratoire
Psychologue clinicien,
Charles Di
service
de psychopathologie
de l’enfant
Si l’inadéquation de l’offre institutionnelle en matière de protection de
et de l’adolescent,
CHU Avicenne
l’enfance à la demande des familles migrantes est un fait souvent décrit, les
Thérapeute familial
à l’association SAGA,
ruptures migratoires que vivent ces familles et la solitude des professionnels
Bobigny
Doctorant à l’université
qui les rencontrent risquent, par méconnaissance mutuelle, de déboucher sur
de Paris-XIII des malentendus et parfois des décisions arbitraires. Des pratiques inspirées
de l’approche transculturelle tentent de réduire l’arbitraire et les effets de
la migration sur les familles, les institutions et la société d’accueil. Elles
cherchent à prévenir l’extrême souffrance qui détruit leurs assises familiales
par la coconstruction des compromis et solutions inattendues des crises
grâce à l’intervention des professionnels éclairés et sensibilisés à la diversité
des familles, en particulier sociale et culturelle.
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pour lesquelles on migre sont nombreu- à la migration, négation que l’altérité de nous posons la question de savoir si cette
ses. Certaines familles sont obligées de la société d’accueil ne cesse de réactiver. approche ne donnerait pas aussi un cadre
partir pour des raisons politiques ou éco- Mais il arrive parfois que l’on inverse la dis- et un espace d’une possible révision des
nomiques, d’autres pour des questions de sociation. Dans ce cas, le monde d’origine actions et des propositions des acteurs
santé, d’autres, enfin, pour des raisons est évoqué avec une grande nostalgie. Il institutionnels et, en même temps, plus
plus familiales ou intimes. Parfois, on est magnifié. En revanche, la terre d’accueil de possibilités pour les familles migran-
migre pour rechercher un mieux-être. Il est caricaturée avec tout genre de défauts tes de développer de nouvelles manières
arrive aussi que l’on migre pour une quête et d’idées négatives et identifiée comme d’être et de faire dans l’espace migratoire.
individuelle d’aventure et d’exotisme. un monde persécuteur. La mise aux extré- Or, il y a un peu plus de quinze ans, M.
Mais, « qu’elle soit voulue ou choisie, mités, à la bonne distance, de ces pôles R. Moro évoquait dans l’un de ses écrits,
toute migration est un acte courageux qui semble la condition de l’équilibre pour un conte cité par B. Gibello (1988), bap-
engage la vie de l’individu et entraîne des les Grinberg. « Cependant, écrivent-ils, en tisé L’Alchimiste ignorant. Il s’agissait d’un
modifications dans l’ensemble de l’histoire cas d’échec de la dissociation, l’angoisse apprenti alchimiste qui était arrivé tout
familiale » (Moro, 1998). confusionnelle surgit inexorablement avec essoufflé chez son maître et lui avait dit,
toutes ses conséquences redoutées : on ne avec beaucoup d’enthousiasme : « Maître,
En effet, quel que soit le pays que l’on quitte, sait plus qui est l’ami ni qui est l’ennemi, où maître, j’ai réussi à fabriquer le dissolvant
quelles que soient les raisons pour lesquel- l’on peut triompher ni où l’on peut échouer, universel. » Après l’avoir bien encensé, le
les on le quitte, il y a inéluctablement une ni comment différencier l’utile du préjudi- maître lui demande : « Et, dis-moi ! Dans
perte, dont il est parfois difficile de mesu- ciable, l’amour de la haine, la vie de la quoi l’as-tu mis ? » Dans cette historiette,
rer l’ampleur des blessures narcissiques, mort. » (Grinberg et Grinberg, 1986.) M. R. Moro montre que l’articulation entre
mais aussi, en même temps, des acquis contenu et contenant est apodictique, « le
insoupçonnables. Bien que les séparations La prise en compte de cette réalité psy- contenant est la condition ontologique du
soient mélancoliques, l’inconnu peut-être chique et sociale à des fins de prises en contenu ; sans contenant possible point
fondateur d’espoir d’un mieux-être. Cela charge sociale, éducative, judiciaire ou thé- de contenu » (Moro, 1991). Aussi, l’arti-
ouvre sur une sorte d’ambivalence inhé- rapeutique, ne saurait faire l’économie des culation entre les deux termes procède
rente à toute migration. Cette ambiva- avancées récentes de l’ethnopsychanalyse. d’une nécessité de production du sens
lence, qui n’est pas toujours un confort pour les deux. Cette position nous conduit
psychique, se traduit par du « mélange La méthode de à questionner la phénoménologie de ce
de sentiments d’angoisse, de tristesse, de que demande le migrant et de ce qu’on
douleur et de nostalgie, d’un côté, joints l’ethnopsychanalyse lui fournit comme réponse. Autrement dit,
aux attentes et illusions encourageantes, Pensée par G. Devereux, l’ethnopsychiatrie, il est nécessaire d’interroger les proposi-
d’autre part, que chaque migrant emporte parfois appelée « ethnopsychanalyse » tions ou les solutions que l’on préconise
avec lui » (Grinberg et Grinberg, 1986). À la pour souligner son ancrage premier dans pour les problèmes supposés du migrant,
souffrance, qui procède de la douloureuse la psychanalyse, est cette discipline mâti- que se soit sur le plan scolaire, le plan
séparation d’avec le monde et la culture née d’anthropologie et de psychanalyse. social, sur le plan des soins ou sur celui
qui nous ont bercés, viennent s’ajouter Elle s’est construite à partir d’un principe des besoins de base. L’objectif serait de
parfois la désillusion et la désorientation méthodologique : le complémentarisme. mesurer l’impact de ces propositions sur
dues à la confrontation aux réalités des Selon G. Devereux (1972), « le complé- l’organisation des familles et les effets de
pays d’accueil, lorsque l’on constate que mentarisme n’est pas une théorie, mais la migration sur les professionnels, les ins-
« les référentiels ne sont plus les mêmes, une généralisation méthodologique. Il titutions, ainsi que sur la société d’accueil.
les catégories utilisées non plus, [et que] n’exclut aucune méthode, aucune théorie
tous les repères vacillent » (Moro, 1998). valable. Il les coordonne. » Il s’agit donc
Le changement des valeurs, les exclusions, « d’une pluridisciplinarité non fusionnante De l’inadéquation de l’offre
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fait, en plus de la séparation d’avec son famille, l’un d’entre nous – Charles Di – a dire autre chose, non plus, de la mesure
univers culturel, elle a dû se séparer de été appelé à servir de traducteur et parfois de placement ; elle a aussi été fondée sur
son fils qu’elle avait confié à une amie. de médiateur culturel. Nous avons donc de louables intentions apparentes de pro-
Cette séparation a été douloureuse, tant apporté les éléments anthropologiques tection de l’enfance.
pour la mère que pour son fils. À son insu, relatifs aux représentations ontologiques Au regard de cet imbroglio, chacun a agi,
on a organisé le voyage d’Ali, et c’est en de l’enfant, qui déterminent la manière dans son esprit, de bonne foi et pour le
allant dans son ancien foyer que Madame des adultes d’être avec lui. Sa place et son bien de l’enfant. La grand-mère ne peut
le retrouve. Elle n’a pas d’emploi ni de statut, les modalités des interactions et vouloir du mal à son petit-fils qu’elle a
domicile fixe. Elle passait d’hôtel en hôtel les méthodes éducatives dont procèdent fait venir en France pour lui épargner les
avec Bouba, et maintenant avec Ali, qui ces représentations ontologiques. En ce affres de la misère. La directrice et la maî-
dira : « Au pays, on pense que c’est bien ici, sens, G. Devereux (1968) montrait bien, tresse veulent non seulement qu’il réus-
alors que c’est difficile. » Bouba et sa mère à travers son article « L’image de l’enfant sisse à l’école, mais aussi qu’il ne soit pas
ont besoin d’être réunis avant tout autre dans deux tribus Mohaves et Sedang », mis en danger. Le magistrat a lui aussi pris
projet pour l’un ou pour l’autre. que « les idées qu’ils ont de la nature et une mesure à des fins de protection de
du psychisme de l’enfant déterminent leur l’enfant. Mais, paradoxalement, l’enfant
comportement vis-à-vis de l’enfant et, ce
Halima, la malheureuse faisant, influencent son développement ».
s’en trouve plus mal encore, de même que
tous les acteurs, d’ailleurs. Il n’y a aucune
grand-mère On comprend donc que la façon dont
note de satisfaction chez l’ensemble des
les adultes se représentent la nature des
Halima est une mère camerounaise d’ori- protagonistes. Où se trouve donc le pro-
enfants détermine leurs façons de se com-
gine manguisa. En plus de ses quatre porter avec eux, de les soigner. Et pour les blème ? Nous sommes tentés de dire
enfants, elle élève celui de sa fille, un gar- enfants, d’être malades ou en difficultés. que le problème, c’est l’inadéquation de
çon âgé de onze ans. L’enfant est né au l’offre institutionnelle à la demande de
Cameroun et est arrivé en France à l’âge Ramenés dans leur cadre, les éléments cette famille en situation migratoire. Nous
de huit ans. Cette grand-mère est régu- culturels fournis ont permis aux théra- pourrons ajouter que le problème est dû
lièrement appelée à l’école pour les dif- peutes, aux acteurs institutionnels et à la au fait que les différents intervenants tra-
ficultés scolaires de l’enfant, mais aussi famille de coconstruire et de donner du vaillent chacun avec leurs logiques, mais
pour des conduites agressives envers ses sens aux événements et comportements seuls dans leur cadre de référence.
camarades et des attitudes d’opposition qui ont provoqué la rencontre entre les
aux enseignants. Elle doit, à chaque fois, familles et les institutions. À partir de
quitter son travail pour se rendre à l’école. là, professionnels et acteurs institution- Du particulier et de l’universel
Un jour, l’enfant refuse de faire ce que lui nels se sont ravisés sur bien des points, Le conte du dissolvant universel évoqué
demande l’enseignant. Toutes les média- notamment sur la prolongation du place- plus haut peut prendre à nouveau du sens.
tions ne lui font aucun effet. La grand- ment, sur l’idée de maltraitance et de mise En fait, un dissolvant universel est diffici-
mère est de nouveau appelée à l’école. en danger de l’enfant. Une nouvelle repré- lement pensable, parce qu’on ne saurait
Elle arrive et lui demande d’exécuter l’or- sentation commune de ce qui s’était passé où le mettre, il dissoudrait tout contenant.
dre qui lui a été donné. Il n’en fait cas. Et, et pourquoi cela s’était passé a progres- De même, il n’y a pas de mesure, pas de
dans un élan de colère mélangée à de la sivement émergé. solution valable pour tous, partout et dans
honte, elle lui donne une claque. Face à Pendant cette consultation, il était très toutes les cultures, car il faut qu’une solu-
cette réaction, la directrice et la maîtresse touchant de voir combien l’enfant souf- tion émerge d’une culture, un contenant
appellent la police et la décrivent comme frait de la séparation d’avec sa grand- qui lui donne un sens particulier et qui peut
étant extrêmement dangereuse, si bien mère. Il ne s’en était pas trouvé mieux ensuite se transformer progressivement.
que la police viendra la chercher menot- dans les différents lieux de placement. Il En dehors de son espace d’émergence,
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