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Vaccination et « jambes qui traînent » au Sénégal

Analyse anthropologique de la gestion des manifestations


postvaccinales indésirables
Fatoumata Hane, Élise Guillermet
Dans Autrepart 2015/2 (N° 74-75), pages 101 à 116
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1278-3986
ISBN 9782724633931
DOI 10.3917/autr.074.0101
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.83.232.162)

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Vaccination et « jambes qui traînent » au Sénégal
Analyse anthropologique de la gestion des manifestations
postvaccinales indésirables

Fatoumata Hane*, Élise Guillermet**

La vaccination 1 à l’échelle mondiale vise une immunité globale devant per-


mettre l’éradication des maladies. Elle est une priorité de santé publique pour
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour
l’enfance (Unicef). Intégrée aux soins de santé primaire (SSP) depuis 1985 sous
la dénomination de « programme élargi de vaccination » (PEV), elle est devenue
l’un des leviers importants de la prévention et de l’éradication des maladies. Les
« bénéficiaires » principaux en sont les enfants âgés de moins de 5 ans.
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Depuis 2000 et la création de Gavi (l’Alliance du vaccin) 2, les initiatives se sont
multipliées pour améliorer l’accès à la vaccination – et, en outre, pour s’assurer
de sa sûreté et rassurer ceux qui pourraient douter de cette dernière. Avec cet
article, nous souhaitons contribuer à une anthropologie de la gestion du risque
vaccinal en décrivant le processus « d’invisibilisation » par le bas de potentielles
paralysies postvaccinales, décrites au niveau communautaire au Sénégal comme
des « jambes qui traînent ».

Face au manque de visibilité scientifique du risque vaccinal


Les historiens et les anthropologues contribuent régulièrement à mettre en évi-
dence les processus conduisant à l’invisibilité des risques liés à la pratique de la
médecine. Anne-Marie Moulin [2007] et plus récemment Gaétan Thomas [2013]

* Docteur en anthropologie, enseignante-chercheure, chef du département de sociologie, université de


Ziguinchor, chercheure associée à l’unité mixte internationale Environnement, santé et sociétés (UMI 3189
ESS).
** Docteur en anthropologie, expert anthropologue, Agence de médecine préventive.
1. Nous remercions les relecteurs pour la richesse de leurs commentaires et indications. La réflexion
partagée ici est basée sur des données produites dans le cadre d’une étude de l’Agence de médecine
préventive (AMP). Anaïs Colombini et Brad Gessner ont contribué à l’écriture du protocole de cette étude.
2. Gavi, ou l’Alliance du vaccin, est une organisation internationale créée en 2000 afin d’assurer aux
enfants vivant dans les pays les plus pauvres du monde un meilleur accès aux vaccins nouveaux ou sous-
utilisés. Établie à Genève, elle regroupe secteurs privé et public avec comme objectif de faire en sorte que
les enfants aient un accès égal aux vaccins, quel que soit leur lieu de résidence.

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parlent de « routinisation » pour désigner les mécanismes par lesquels la commu-


nauté scientifique française a tenté pendant plusieurs décennies, entre 1940
et 1990, de faire de la vaccination un objet sans accrocs – sans risques ni
controverses.

Un exemple : la vaccination contre la poliomyélite


Plus spécifiquement dans le cadre qui nous intéresse ici, le scientifique Harold
Vivian Wyatt, biologiste de formation, a décrit en 1987 comment des cas de para-
lysie due à la poliomyélite ont pu être développés suite à des injections intra-
musculaires chez des enfants de moins d’un an. Plusieurs types d’entre elles ont été
identifiés au cours de l’histoire comme étant potentiellement à risque : l’inoculation
du vaccin Kolmer en 1936 aux États-Unis, qui aurait dû contenir le virus inactivé
de la poliomyélite, mais qui s’était finalement révélé actif 3 ; les injections curatives
désignées par Wyatt comme « inutiles » chez les enfants de moins d’un an et
potentiellement à risque dans des conditions de stérilisation insuffisantes pour des
enfants non vaccinés contre la poliomyélite ; et enfin les injections vaccinales de
diphtérie-tétanos-coqueluche (DTC) – décrites comme « utiles » par Wyatt [1992].
Intrigué par l’absence de documentation de ces « provocations » de paralysies
auxquelles il fut confronté sur le terrain en Inde, Wyatt s’est notamment penché
sur les motifs d’invisibilité des données produites entre 1914 et 1950 en effectuant
une revue de littérature des articles pourtant publiés sur les causalités établies
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entre injections et paralysie [Wyatt, 1981]. Il met en cause les mécanismes d’éva-
luation des articles scientifiques – qui accordent notamment peu de crédit à ce qui
relèverait de « l’anecdotique » sur un plan statistique – et la nécessité de santé
publique de ne pas nuire à l’acceptabilité de la vaccination en faisant publiquement
cas de risques potentiels [Wyatt, 1981 et 1992] 4.

La surveillance des « manifestations postvaccinales indésirables »


Depuis la parution des travaux de Wyatt, notamment depuis les années 2000,
des directives ont été élaborées pour renforcer la sûreté des injections vaccinales
[Dicko et al., 2000]. Des moyens ont été alloués pour remplacer le matériel d’injec-
tion (seringues et aiguilles à stériliser) par des seringues autobloquantes à usage
unique devant limiter le risque de diffusion de maladies transmissibles par le sang.
Les pays ont commencé à recevoir un appui logistique pour s’assurer de la conti-
nuité de la chaîne de froid. Et, ce qui nous intéresse ici, des outils ont été diffusés
pour reporter les potentiels effets secondaires des vaccins.

3. À la suite de cet événement, le processus d’inactivation du virus a été renforcé et de tels cas n’ont
plus été rapportés.
4. Si telle est la tendance dominante, des équipes de recherche considèrent les expériences des béné-
ficiaires qui perçoivent un lien entre vaccin et effets secondaires pour en évaluer la pertinence scientifique
(clinique/épidémiologique), comme ceux observés par Wyatt. Citons les études sur la corrélation entre
hépatite B et sclérose en plaque [Wraith et al., 2003] ou sur la sûreté de nouveaux adjuvants [Tavares Da
Silva et al., 2013].

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Ces outils précisent que les termes « effet secondaire » et « réaction secon-
daire » impliquent une relation de causalité établie sur la base de l’expérience
d’une association temporelle de la vaccination et de la survenue des réactions. Le
milieu de la vaccinologie préfère quant à lui utiliser le terme de « manifestation
clinique survenue après la vaccination » pour désigner un événement indésirable
lié dans le temps à la vaccination, qu’il ait ou non été causé par le vaccin lui-même,
par ses composants ou par la technique d’injection [OMS, 2000]. Plus générale-
ment, il est question de documenter des « manifestations postvaccinales indésira-
bles » (MAPI), expression qui désigne cette fois-ci une causalité établie.
Des indications pour identifier les MAPI sont produites suite à des études de
surveillance dites de « pharmacovigilance » conduites du stade de développement
du vaccin – au cours d’essais cliniques de différentes phases – à son adoption et
son utilisation par les programmes élargis de vaccination (PEV). Ces études sont
menées tant par des producteurs de vaccins (les industries pharmaceutiques) que
par des ministères de la Santé. L’OMS élabore les directives pour effectuer cette
surveillance. Un groupe est même consacré à la sécurité vaccinale, le WHO Global
Vaccine Safety Group, dont l’objectif est notamment d’uniformiser la communi-
cation des données (reporting) des pays afin d’améliorer la surveillance des MAPI
avérées et d’intervenir rapidement en cas de risques réels pour la sécurité des
populations à vacciner. Des équipes internationales travaillent à développer des
outils de reporting accessibles en ligne dans le but de centraliser les données 5.
Le WHO Global Vaccine Safety Group a établi une liste de critères devant per-
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mettre l’identification des MAPI [Folb et al., 2004]. Enfin, signalons que les
résultats des délibérations du groupe de surveillance sont publiés dans le Weekly
Epidemiological Record de l’OMS.
Les MAPI sont décrites comme étant de nature, de forme et de fréquence
diverses, et comme étant notamment liées aux caractéristiques intrinsèques du
produit utilisé et à la réponse individuelle de la personne vaccinée. Les manifes-
tations relativement fréquentes et prévisibles pour l’ensemble des vaccinations
(réactions locales, fièvre, etc.) sont le plus souvent présentées comme bénignes et
disparaissant spontanément. Dans de rares cas, on observe des réactions allergiques
graves ou imprévues désignées par le terme d’« anaphylaxie ». Le risque de para-
lysie est également un type de MAPI mentionné par les manuels de reporting. Il
est décrit comme pouvant faire suite au vaccin antipoliomyélitique oral qui pro-
voque ce qui est appelé la « poliomyélite paralytique postvaccinale » (PPPV)
[OMS, 2000, p. 78]. En 1969, une étude coordonnée par l’OMS chiffrait la fré-
quence de la PPPV à un cas pour 5,9 millions. D’autre part, des injections intra-
musculaires notamment du vaccin DTC seraient incriminées [ibid., p. 79]. À ces
corrélations, s’ajoute celle de la « lésion du nerf sciatique » imputable à ce qui
est décrit comme « une erreur du programme » et plus précisément à un « point

5. C’est notamment le cas du Uppsala Monitoring Center, partenaire de l’Organisation mondiale de la


santé (OMS) : www.who-umc.org/DynPage.aspx?id=123391&mn1=7347&mn2=7252&mn3=7254&mn4=
7695 (page consultée le 19 janvier 2015).

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d’injection incorrect » [ibid., p. 6]. Dans tous les cas, les victimes potentielles de
ces MAPI sont les enfants 6.
L’émergence des acteurs spécialisés en sécurité vaccinale, la diffusion de la
liste des MAPI à documenter et la révision régulière des outils pour ce faire
témoignent de l’actualité du problème de visibilité des MAPI 7. Déjà en 2000, une
étude comparative sur la sécurité des injections vaccinales pointait le manque de
données de pharmacovigilance dans la région africaine [Dicko et al., 2000, p. 165].
Une recherche qualitative plus récente, menée auprès de représentants de l’OMS
travaillant au siège et dans les « bureaux pays », décrit quant à elle des systèmes
de surveillance nationaux inexistants ou, du moins, non renseignés [Graham et
al., 2012]. Le présent article vise à apporter des éléments empiriques collectés au
Sénégal pour contribuer à comprendre comment est produit le manque de visibilité
du risque vaccinal au niveau « communautaire ».

Une étude anthropologique au Sénégal


Anthropologues, chargées d’une étude de l’Agence de médecine préventive
sur l’acceptabilité d’un type de seringue en cours d’homologation pour la vacci-
nation, nous avons notamment documenté les perceptions des procédés de vacci-
nation actuels.
Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie basée sur des
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observations et des entretiens dans quatre structures de santé, situées dans deux
districts : un en milieu rural à Linguère dans la région de Louga et un dans la
zone urbaine à Rufisque dans la région de Dakar. Ces districts ont été choisis
selon leur taux de couverture vaccinale – haut pour Rufisque et bas pour
Linguère – pour avoir une base comparative.
Cent cinquante-six personnes ont été interrogées. Vingt-deux familles ont été
rencontrées sur la base de leurs caractéristiques sociodémographiques – l’âge des
enfants du ménage de telle sorte que ceux-ci soient ciblés par le programme national
de vaccination et le sexe du participant à l’étude pour avoir des points de vue de
pères et de mères – et de leur attitude vis-à-vis de la vaccination – acceptabilité,
refus de certains vaccins ou refus catégorique de la vaccination. Des acteurs au
niveau institutionnel ont aussi été interviewés. Près de soixante entretiens y ont été
réalisés auprès d’agents vaccinateurs (10), d’infirmiers (10), de représentants de la
communauté (10), de responsables de comité de santé (4) et de professionnels de
santé impliqués dans le processus de vaccination (10 associations d’infirmiers et de
sages-femmes et 13 agents de santé communautaire et relais communautaires).
La collecte de données a duré un mois, du 10 février au 10 mars 2014, avec
une présence quotidienne dans les structures de santé aux horaires de travail, de

6. Les paralysies suite à des injections intramusculaires ont été décrites dans le traitement du paludisme
par quinine [Barennes, 1999] et notamment en contexte rural sénégalais [Franckel et al., 2007, p. 278].
7. Voir la page de l’OMS datant du 7 avril 2014 : www.who.int/vaccine_safety/initiative/detection/en/
(page consultée le 19 janvier 2015).

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9h à 14h. Nous nous rendions dans les familles les après-midi même si les inter-
views avec certaines mères se faisaient après la séance de vaccination, au centre
de santé.

L’invisibilisation des MAPI de la vaccination au Sénégal


Nous proposons ici de contribuer à comprendre ce qui se joue au niveau local
lorsque des manifestations cliniques surviennent après la vaccination. Nous docu-
mentons la façon dont ces manifestations sont décrites, prévenues et gérées, et ce
que ces différents aspects mettent en évidence de l’accomplissement du projet de
santé publique de vaccination qui pense le bénéfice collectif de la vaccination en
minimisant le vécu individuel de l’enfant décrit comme exceptionnellement
concerné par l’effet secondaire. Les points de vue des soignants et des familles
sont ici considérés.

Le manque de documentation du risque


Selon l’OMS, le programme élargi de vaccination (PEV) a permis d’étendre
la vaccination aux zones rurales du Sénégal et d’améliorer ainsi le taux de cou-
verture vaccinale. Basé sur une stratégie dite mixte reposant sur des structures de
santé opérant dans un rayon de quinze kilomètres – aussi appelée vaccination de
routine – et sur des équipes mobiles qui se déplacent au-delà de ces quinze kilo-
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mètres lors de stratégies dites avancées, il vise pour l’heure à protéger les enfants
contre sept maladies (tuberculose, diphtérie, coqueluche, fièvre jaune, rougeole,
poliomyélite et fièvre jaune). Il utilise une approche dite « communautaire » fai-
sant intervenir des acteurs de la localité pour la sensibilisation et l’information
des populations. De plus en plus, des relais et autres agents de santé communau-
taire – qui n’ont pas reçu de formation diplômante en santé – sont impliqués lors
de campagnes de vaccination qui permettent d’atteindre les enfants sur l’ensemble
du territoire. Officiellement, les vaccins oraux, et officieusement les vaccins injec-
tables, sont ainsi délivrés par des agents choisis et recrutés plus ou moins ponc-
tuellement par les comités de santé 8 ou les leaders associatifs intervenant dans la
santé. L’action vaccinale s’ouvre ainsi à des acteurs qui n’ont pas bénéficié de
formation professionnelle pour identifier et gérer des manifestations postvacci-
nales. Ces relais et agents de santé communautaire sont surtout formés à la pré-
vention de certaines maladies comme le paludisme et le sida. Pour la vaccination,
leur rôle doit officiellement se limiter à convaincre les parents (surtout les mères)
de respecter le calendrier vaccinal des enfants âgés de 0 à 5 ans établi par le PEV.

8. Au titre de « la participation communautaire », dans la cadre de la politique de recouvrement des


coûts, des comités de santé ont été mis en place en vue d’une cogestion des recettes financières générées
par les activités des structures publiques de santé. Officiellement, ils ont été créés en 1987 en même temps
que l’adoption de l’initiative de Bamako. Chaque centre et poste de santé dispose d’un comité de santé
dont les membres sont issus du milieu associatif des quartiers. Ces comités ont comme prérogatives de
recruter du personnel de soutien pour la vente des tickets et des médicaments de la pharmacie, le nettoyage,
etc. Il arrive que des comités de santé soient en mesure de recruter du personnel médical : médecin, infirmier,
sage-femme.

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Sur le terrain, la question des manifestations posvaccinales indésirables est rare-


ment évoquée par les agents de santé communautaire. Parmi ceux que nous avons
rencontrés, aucun n’a spontanément fait état des MAPI d’autant qu’ils n’ont pas
le droit de procéder eux-mêmes à la vaccination. Nous savons cependant que,
suivant le principe de délégation des tâches qui régit le fonctionnement au quotidien
des structures de santé, ces agents de santé délaissent les activités peu valorisantes
pour lesquelles ils sont recrutés pour se former « sur le tas » aux gestes techniques
comme la vaccination. Leur stratégie vise alors à être progressivement reconnu
comme personnel de santé. L’utilisation des injections notamment vaccinales
comme moteur d’ascension professionnelle, ou à défaut d’ascension sociale, a été
décrite depuis les années 1980 en contextes africain et sud-américain [Van Staa,
Hardon, 1996], et notamment sénégalais [Hardon, 1993].
La délégation des tâches entraîne la dilution des responsabilités au point qu’en
cas de faute « on ferme les yeux » [Hane, 2010 ; Ndoye et al., 2005]. Ainsi, à la
question de savoir « ce qui se passe s’il y a des MAPI », il nous a été répondu
qu’en théorie « ceux qui sont officiellement chargés de la vaccination savent recon-
naître et gérer les MAPI. S’il y a MAPI, le responsable du service de vaccination,
à savoir le médecin chef de district, devra prendre en charge médicalement et
financièrement l’enfant. » Cette réponse était suivie de l’affirmation que ce cas
de figure ne se présentait pas.
L’explication de cette absence de reporting donnée par un responsable au
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niveau institutionnel était que la difficulté résidait dans le fait que les populations
ne sont pas activement impliquées dans les campagnes de vaccination. Il disait à
ce propos :

« On fait beaucoup de choses sans demander l’avis des bénéficiaires. Et comme


les mères ne sont pas informées des risques de MAPI, elles utilisent le bleu de
méthylène [qui sert de pansement alcoolisé contre les abcès] sans rien signaler alors
qu’on a besoin de pharmacovigilance. »
Cette remarque contraste avec nos observations. En effet, lors des séances de
vaccination auxquelles nous avons pu assister, il est dit aux mères de donner un
antalgique en cas de fièvre et de ramener l’enfant si une complication majeure survient
comme les abcès, les éruptions cutanées (boutons, démangeaisons), une forte fièvre
résistant aux antalgiques ou des diarrhées. Nos observations révèlent donc que les
agents de santé font un travail d’information sur les MAPI mais que des stratégies
de gestion locale des manifestations survenues après la vaccination semblent se déve-
lopper au sein des familles, première étape d’invisibilisation des MAPI.

Définitions locales des manifestations


Nous avons demandé aux familles si des effets secondaires surviennent parfois
suite à des séances de vaccination. Les réponses positives étaient unanimes. Trois
effets principaux sont mentionnés de manière récurrente. Le premier est celui
d’avoir le « corps chaud », c’est-à-dire d’avoir de la fièvre. Les deux suivants, à

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savoir le risque d’abcès et d’endommagement des nerfs, sont décrits comme étant
plus rares, mais chaque interlocuteur a mentionné spontanément un exemple de
parent ou de voisin souffrant ou handicapé suite à une injection vaccinale. Ce
père de famille interrogé en tant que chef de quartier répond ainsi à nos questions :
« – Connaissez-vous un enfant qui aurait souffert d’effet indésirable ?
– Oui, mon propre fils. Il commençait à marcher quand il a été vacciné et depuis
il traîne la jambe.
– Quel âge a-t-il aujourd’hui ?
– Il est adulte maintenant, ça fait longtemps. »
Ce témoignage donne à percevoir que l’association temporelle du geste d’injec-
tion et de la douleur ou du handicap n’est pas limitée dans le temps contrairement
à ce que la notion de « manifestation clinique survenue après la vaccination »
décrit comme cliniquement exact. Un entretien réalisé auprès d’un représentant
religieux confirme cette perception :
« – Les vaccins injectables sont douloureux. Les parents préféreraient l’éviter mais
c’est un acte efficace pour protéger les enfants des maladies, alors ils acceptent.
– Vous dites qu’il est douloureux ?
– Oui. Certains se retrouvent avec une jambe qui traîne à cause des vaccins injectés.
Une voisine se plaint depuis peu de maux de dos. Elle ressent une douleur là où
elle a reçu un vaccin quand elle était enfant. Maintenant elle ne peut plus marcher
correctement. »
Ainsi, tout comme l’efficacité protectrice du vaccin est pensée comme continue
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dans le temps – sans prendre en compte la durée limitée de l’efficacité d’une
dose –, le risque d’endommagement des nerfs par l’injection du vaccin est lui
aussi pensé comme pouvant survenir longtemps après l’acte. Ces éléments de
perception du risque lié à l’injection traduisent toute l’importance accordée au
geste vaccinal, tant dans le bénéfice attendu que dans le risque qui lui est associé.

Perceptions du risque des MAPI et jeu social


Les personnels de santé et les parents interrogés ont identifié différentes causes
pour les manifestations cliniques postvaccinales. Ces causes sont conformes à
celles décrites dans les guides internationaux.
Sans renvoyer à des manifestations cliniques spécifiques, une cause générale
mentionnée est la qualité des vaccins fournis au sein du PEV. Des parents, des
représentants communautaires et des agents de santé ont émis des doutes quant
au respect des conditions de stockage et d’acheminement des vaccins dans la
chaîne de froid. Un agent de santé au niveau central décrivait ainsi une méfiance
particulière envers les vaccins produits à des tarifs préférentiels dans des pays
émergents – fruit du travail de plaidoyer et de négociation des organisations inter-
nationales et des producteurs de vaccins –, venant effriter la perception de l’effi-
cacité et de la qualité des produits occidentaux alors que les injections ont fait le
succès de la médecine (post)coloniale [Wyatt, 1992].

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Plus spécifiquement, les participants à l’étude ont introduit une diversité


d’interprétations des causes de MAPI. La fièvre, considérée comme bénigne, est
décrite comme pouvant survenir après l’injection. Elle est attribuée positivement
à l’efficacité du vaccin, comme cela a d’ailleurs été décrit dans de nombreux
contextes [Van Staa, Hardon, 1996, p. 19]. Les abcès, quant à eux, sont imputés
à des causes plus techniques et apparemment étrangères au contenu du vaccin, à
savoir : l’environnement (poussières et microbes) et les gestes nécessaires à la
préparation de l’injection – l’ouverture du flacon de vaccination avec le risque de
détériorer l’aiguille et la nécessité de stériliser le site d’injection.
Le risque d’endommagement des nerfs est quant à lui attribué par les agents
de santé à une erreur technique du vaccinateur notamment en cas d’injection par
voie intramusculaire. Pour les agents de santé diplômés, cette erreur est due au
manque de formation des vaccinateurs ayant appris le métier sur le tas et peu
informés des risques de MAPI qu’ils font encourir. Ce manque de formation
s’explique par le fait qu’ils ne sont ni préparés à prendre en charge médicalement
les MAPI, ni officiellement tenus pour responsables de leur présumée erreur
[Ndoye et al., 2005 ; Hane, 2010].
Le système de reporting prôné sur le plan international et officiellement adopté
cohabite avec un autre système de perceptions et de gestion des présumées MAPI
au niveau local. Les discours des agents de santé sur les manifestations non
bénignes (autres que la fièvre) opèrent un glissement de la mise en question des
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compétences professionnelles à celles des compétences personnelles en mobilisant
les notions, partagées par les familles et les représentants communautaires, de
« main lourde » et de « main légère », présentes également dans d’autres contextes
[Van Staa, Hardon, 1996, p. 23]. La question de la santé des vaccins est alors
éludée. Ce soignant explique ainsi :
« Ce n’est pas un problème de vaccin ou de technique mais un problème de
personne. Certains ne maîtrisent pas alors que c’est important. Ils ont la main
lourde. Il y a des personnes douces et d’autres avec la main lourde, ce n’est pas
une question de formation. »
L’ensemble des qualités nécessaires attendues d’un vaccinateur pour éviter de
provoquer des effets indésirables constitue la notion de « main légère » et renvoie
aussi à la conception locale de teranga. Celle-ci désigne littéralement l’hospitalité
mais peut être comprise au sens large comme le fait d’être accueillant, ouvert.
Elle est ici utilisée au sens de douceur et de légèreté dans le geste.
Une mère de famille justifiait son choix du vaccinateur en mobilisant cette
notion :
« Je préfère que ce soit le plus âgé des agents de santé qui vaccine mon enfant. Il
a la main légère et il sait prendre en charge l’enfant. L’autre agent est trop jeune
et brusque, il ne sait pas éviter la douleur. »
La perception selon laquelle les qualités personnelles de l’agent vaccinateur
assurent la sécurité de la vaccination est aussi communément exprimée par les

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agents de santé diplômés des formations sanitaires qui justifient leur choix de
donner des responsabilités à tel agent de santé communautaire « parce qu’il/elle
est très bien », « il/elle sait comment parler avec les mères pour les rassurer »,
« il/ elle est doux avec l’enfant » ou « il/elle est consciencieux » en pratiquant les
gestes techniques. Ce sont ainsi les attitudes de l’agent vaccinateur à chaque étape
de la session de vaccination qui sont ici considérées comme intervenant dans la
réussite ou la prise de risque vaccinal – plus que l’acte vaccinal.
Les vaccinateurs eux-mêmes ont recours à cette notion s’ils sont affublés de
l’attribut de « main légère » tandis que leurs collègues dépréciés la remettent en
cause. Ainsi, le jeune homme décrit précédemment comme brusque et conscient
de la préférence donnée à son collègue réaffirmait-il l’imputation de la fièvre ou
du risque d’abcès aux causes exposées par les agents de santé (efficacité du contenu
du vaccin et environnement). Dans un autre centre, une vaccinatrice se référait
aux taux de couverture vaccinale de son service – dépassant les 100 % – et aux
deux générations de vaccinés – les enfants des enfants qu’elle a vaccinés – qui
s’adressent à elles pour témoigner de la reconnaissance sociale de ses compé-
tences. Elle insistait ainsi sur l’imbrication des compétences professionnelles et
personnelles qui font un bon vaccinateur au regard de la communauté. Sa collègue,
laissée pour compte dans ce jeu de reconnaissance sociale du vaccinateur, répli-
quait alors vivement : « comme si tu étais la seule à savoir faire la vaccination
ici ! », réaffirmant ainsi le critère de savoir-faire technique.
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Cohabitent donc au niveau local, au sein même des équipes soignantes, deux
logiques de reconnaissance des qualités d’un vaccinateur : une logique officielle
qui repose sur les compétences professionnelles acquises par la formation et une
logique locale qui associe performance professionnelle et qualités personnelles.
L’importance de la distinction entre un « bon » et un « mauvais » vaccinateur se
comprend notamment par le fait qu’être évalué positivement permet une progres-
sion dans la hiérarchie professionnelle, par des opportunités de formation en partie
financées par les comités de santé. Le refus d’une partie des professionnels de
santé diplômés, et officiellement seuls autorisés à vacciner, à voir légalisées les
pratiques informelles des agents de santé communautaire se fait en réaffirmant
l’importance des compétences professionnelles acquises par la formation. Un res-
ponsable du syndicat des infirmiers l’exprimait ainsi :
« les diplômés ne trouvent pas d’emploi, comme il n’y a pas de création de postes !
Dans ces conditions, on ne peut pas accepter que les tâches soient confiées aux
agents de santé communautaire qui ne sont pas formés. C’est notamment risqué,
puisqu’ils ne sont pas formés à la gestion des risques de MAPI. »
Ainsi donc les vaccinateurs doivent-ils aussi répondre à la logique officielle
de reconnaissance de leurs compétences professionnelles pour assurer la pérennité
de leur statut.
Dans le même temps, dans le contexte des structures de santé au Sénégal où
le fonctionnement au quotidien repose sur le principe de la délégation des tâches,
un moyen sûr de rester dans une structure de santé est d’accepter d’occuper un

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110 Fatoumata Hane, Élise Guillermet

poste dont personne ne veut. Compte tenu des dynamiques organisationnelles, se


produit un décalage entre l’organigramme officiel et l’organigramme réel à
l’échelle de la structure de santé. Comme l’affirme Anselm Strauss : « Les règles
qui régissent les activités des divers professionnels tandis qu’ils accomplissent
leurs tâches sont loin d’être exhaustives ou clairement établies. » [1992, p. 92]
Ceci implique la nécessité d’une négociation continuelle et participe aux brouil-
lages des frontières de l’action. Ce flou est exacerbé dans le contexte des structures
de santé au Sénégal par la diversité des trajectoires professionnelles, un accès
inégal aux ressources, des enjeux de positionnement professionnel et des conflits
où chacun tente de tirer son épingle du jeu. Le décalage entre statut et fonction
participe à une redéfinition des postes, dont l’un des principes majeurs paraît fondé
sur la délégation des tâches des professionnels aux non-professionnels. Comme
le montre Everett Hughes [1996], chaque profession comporte en effet une part
d’activités jugées dégradantes, qualifiées de « sale boulot », qui sont déléguées au
personnel situé au bas de la hiérarchie. Dans ce contexte, ce « sale boulot » faisant
l’objet de délégation ne comprend pas seulement des activités jugées proprement
dégradantes mais aussi, dans des configurations variables selon les professionnels
et les structures, un ensemble d’actes « routiniers » ou considérés comme
« ennuyeux » alors qu’ils touchent directement à la relation thérapeutique [Hane,
2010]. Ainsi « maîtriser » la vaccination permet une reconnaissance à l’extérieur
de la structure de santé de la part des mères qui demanderont à ce que tel agent
soit le seul à vacciner ses enfants. Le prolongement du jeu social dans le cercle
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professionnel renforce la légitimité de cet agent à occuper ce poste.

Prévenir le risque : pratiques et attitudes face à la vaccination


Pour prévenir les manifestations perçues comme bénignes, les mères utilisent
le bleu de méthylène ou bien administrent un antalgique à leurs enfants après la
séance de vaccination. Le recours à ces pratiques est conseillé par les agents de
santé communautaire ou peut être acquis par expérience avec des enfants plus
âgés ou parmi leur entourage. En plus de l’automédication, certaines mères ont
recours aux tradithérapeutes pour des massages qui soulageraient les enfants.

Les autres risques perçus – non liés à l’efficacité du vaccin – conduisent à


plusieurs pratiques et attitudes chez les parents, souvent sur conseil des profes-
sionnels de santé et des agents de santé communautaire. La méfiance exprimée
par certains envers la qualité des vaccins du PEV ou de leur acheminement conduit
ceux qui le peuvent à se tourner vers le secteur privé de la santé. Les contraintes
d’accès à ce secteur peuvent être décrites en termes de coût (du vaccin à acheter
en pharmacie et de la prestation médicale) ou de présence de l’offre de soins
(pharmacie et professionnel de santé privé). Ainsi, à Dakar, assiste-t-on au déve-
loppement d’un système privé de vaccination. Un interlocuteur décrivait comment
les pharmaciens peuvent être sollicités par leurs clients pour effectuer eux-mêmes
l’injection afin de minimiser le risque de rupture de la chaîne de froid nécessaire
à la conservation du vaccin. Un parent avait quant à lui recours à deux

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Vaccination et « jambes qui traînent » au Sénégal 111

professionnels différents selon une pratique consistant à acheter le vaccin en phar-


macie et à solliciter directement le responsable du centre de santé (le plus diplômé
et expérimenté).
Cette combinaison – acheter dans le privé/solliciter le chef de centre – introduit
la deuxième pratique, la plus commune : choisir son vaccinateur lorsque le centre
offre plusieurs possibilités. Cette pratique découle de la perception précédemment
décrite selon laquelle la sécurité de la vaccination repose sur les qualités/compé-
tences du vaccinateur. Ainsi, celui bénéficiant de la réputation de teranga et de
« main légère » sera choisi de manière préférentielle. Dans les deux sites où nous
avons enquêté, à la question « avez-vous une préférence pour un vaccinateur ? »,
la réponse était quasi unanime pour désigner le même vaccinateur.
Mais ces précautions ne suffisent pas à apaiser les craintes : certains refusent
de faire vacciner leurs enfants car, de leur point de vue, le rapport risque/bénéfice
de la vaccination n’est pas équilibré. Une mère expliquait ainsi avoir refusé de
faire vacciner ses cinq enfants après un essai avec son premier né. Les pleurs de
son enfant lors de l’injection et les effets secondaires qui ont suivi – bien que
bénins d’un point de vue clinique – lui apparaissent plus importants que ce qu’elle
perçoit comme un faible risque pour ses enfants de souffrir des maladies préve-
nues. Ailleurs, un père de famille ayant développé la poliomyélite – selon lui après
avoir été vacciné – refuse le risque d’exposer ses enfants à la même expérience.
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D’autres encore diffèrent de plusieurs mois la vaccination de leur progéniture.
Cette idée rejoint les stratégies des parents qui repoussent le moment de la vac-
cination, si les enfants manifestent à leur sens une certaine fragilité.
Ainsi la vaccination est perçue comme un acte important, présentant des risques
à prévenir ou à négocier ou même à éviter absolument par le refus, y compris au
risque d’être marginalisé par son entourage. En effet, face à de telles réactions,
les voisins, proches, agents de santé et autorités se mobilisent pour tenter de
préserver l’objectif d’immunité collective.

La gestion communautaire du risque : réaliser le projet de santé publique


et préserver l’équilibre social
La gestion communautaire des perceptions locales du risque de la vaccination
est exprimée par les parents ayant une attitude de refus et par ceux qui, bien
qu’hésitants, acceptent de faire vacciner leurs enfants. Un entretien – d’abord indi-
viduel conduit avec une mère de famille acceptant la vaccination, puis devenu
collectif du fait de l’intervention de deux autres femmes – a ainsi mis en évidence
le mécanisme d’« invisibilisation » des manifestations cliniques imputées locale-
ment à la vaccination.
« – Le chercheur : Vos enfants ont déjà eu des problèmes après une injection ?
– La mère interrogée : Oui, mon fils. Il a reçu un vaccin, il a eu un abcès. Depuis
il traîne la jambe.

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112 Fatoumata Hane, Élise Guillermet

– Une deuxième femme l’interrompt : Mais non, il est tombé malade, ce n’est pas
à cause de la vaccination. Arrête ! Tu vas leur faire des histoires.
– Une troisième femme présente : On ne sait pas toujours pourquoi mais on sait
que la vaccination c’est pour le bien de l’enfant.
– La deuxième femme reprend : Ne dis pas ça.
– La troisième femme : Quoi ? Je dis les choses comme elles sont. »
Se lisent ici deux arguments clés pour accepter la vaccination et taire la sur-
venue de manifestations cliniques suivant une injection : le vaccin est perçu
comme bénéfique pour l’enfant et il convient de ne pas mettre en défaut les agents
de son centre de santé, notamment lorsqu’ils sont issus de la « communauté ».
Répondant à une question sur les effets secondaires, un père de famille hésitant
mais acceptant la vaccination confirme ce mécanisme :
« – Les effets secondaires, est-ce qu’il arrive qu’il y en ait ?
– Oui. J’ai un copain qui a eu un problème après avoir été vacciné, il s’est mis à
boiter. C’était dans les années 81-82. D’après le médecin il a bougé quand on lui
a fait l’injection et celui qui l’a fait a dû toucher un nerf. Il y a trois personnes
comme ça rien que dans ce quartier. Mais on continue d’accepter de vacciner les
enfants parce que tout le monde a peur des maladies. Ici, on ne porte pas plainte,
on dit que c’est Dieu et qu’on ne peut pas porter plainte comme nous sommes des
voisins, qu’on vit ensemble. La vérité c’est qu’on n’a pas le choix. On ne sait pas
ce qu’on donne à nos enfants et on ne peut rien faire si ça ne se passe pas bien ».
Les parents sont partagés entre la nécessité de protéger leurs enfants de maladies
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graves contre lesquelles ils savent les vaccins efficaces et la crainte des MAPI, crainte
souvent tue parce qu’ils subissent la pression des autorités locales et sanitaires dès
lors qu’ils sont identifiés comme refusant la vaccination. Un père adoptant cette attitude
a ainsi reçu la visite de l’infirmier-chef de poste et du médecin chef de district ainsi
que celle d’un représentant du préfet. De plus, la figure du soignant comme détenteur
du savoir médical reste importante. Souvent les usagers n’osent pas poser de questions
ou interpeller les vaccinateurs sur les produits qui sont injectés à leurs enfants.
En cas de plainte ou de refus de la vaccination, sur nos lieux d’étude, le
vaccinateur se rend en premier lieu dans le foyer récalcitrant. Puis, l’infirmier-chef
de poste ou le médecin chef de district interviennent afin d’éviter la plainte de la
famille du patient victime, corroborant ce que Janice Graham a décrit comme une
volonté de préserver les personnels de santé de toute complication [Graham et al.,
2012] alors qu’ils sont incriminés pour des erreurs professionnelles. Le reporting
des MAPI est perçu comme pouvant conduire à des représailles pour les vacci-
nateurs et leurs supérieurs, et ce d’autant plus si les premiers sont des agents de
santé communautaire non autorisés officiellement à procéder à des injections vac-
cinales. L’infirmier-chef de poste ou le médecin chef de district interviennent alors
en demandant aux parents de considérer l’apport de l’agent communautaire à la
santé des habitants malgré les erreurs commises – décrites comme rares.
La confusion des rôles et des statuts des agents de santé communautaire
entraîne une redéfinition des rapports de pouvoir et d’autorité qui se trouvent
confisqués par les références aux valeurs sociales. La délégation des tâches est

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Vaccination et « jambes qui traînent » au Sénégal 113

facilitée par une culture organisationnelle où les règles professionnelles s’effritent.


Les références biomédicales sont reléguées à la périphérie de la pratique. Le déca-
lage des fonctions vers le bas qui en résulte s’accompagne souvent de la banali-
sation des actes médicaux dont la conséquence est une survalorisation des
fonctions du personnel communautaire. Concrètement, la réalisation de gestes
médicaux par des agents, au mieux formés sur le tas, vide de leur sens des actes
jusqu’alors réservés aux professionnels. On note une dilution de l’autorité et
l’émiettement des responsabilités en cas de reconnaissance des MAPI.
Est aussi exprimée une responsabilité partagée par l’ensemble des membres
de la communauté (personnels de santé, familles, autorités locales dont le comité
de santé), lesquels sont ceux qui recrutent les agents de santé communautaire et
leur font confiance.
Ceux qui n’acceptent pas ces arguments et refusent la vaccination racontent
un fort sentiment de marginalisation ou de jugement négatif de la part de leur
entourage. Ceux qui sont convaincus des risques de vaccination ne fléchissent
toutefois pas, comme l’exprimait cette mère de famille refusant les vaccins :
« Même ma belle-sœur que j’aimais beaucoup venait régulièrement me voir pour
dire de vacciner les enfants pour leur santé. Quand elle est décédée, je me suis dit
que j’allais le faire pour lui rendre hommage parce que je l’aimais beaucoup. Mais
finalement je ne l’ai pas fait. Je ne veux pas prendre ce risque. »
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En se référant à l’importance de son affection pour sa belle-sœur et l’acte
symbolique qu’aurait représenté la vaccination de ses enfants suite à son décès,
cette mère de famille exprime la force de sa certitude de faire le bon choix en
refusant la vaccination.
Dans le mécanisme d’invisibilisation des MAPI se lit une évaluation des
risques/bénéfices à dénoncer. On devine ici l’absence de bénéfices directs ou
indirects pour les agents de santé comme pour les familles à faire « remonter »
ce qui est communément présenté comme des erreurs à pardonner. Les risques,
quant à eux, sont notamment l’interruption de l’offre de soins de proximité alors
que, comme cela a déjà été décrit en contexte rural sénégalais dans le cas d’essais
cliniques, le consentement des participants à des études – qui pourraient être ici
de pharmacovigilance – est conditionné par l’assimilation de ces interventions à
des projets d’aide [Coudert, 2011 ; Ouvrier, 2011]. Or, dans le cas de la vaccina-
tion par les agents de santé communautaire, il est déjà question d’aide et de dévoue-
ment au bénéfice de la population.

Conclusion : de la nécessité de mieux prendre en charge les MAPI


dans les politiques de vaccination
L’efficacité des politiques et programmes de vaccination n’est plus à démontrer :
la vaccination apparaît comme le plus important moyen de prévention et d’éradi-
cation des maladies au XXIe siècle. Cependant, la question des manifestations

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114 Fatoumata Hane, Élise Guillermet

postvaccinales reste problématique et nos données tendent à montrer leur impor-


tance dans la définition et les perceptions de la vaccination aussi bien chez les
agents de santé que parmi les populations. Les personnels de santé relativisent les
MAPI en s’appuyant sur une perspective coût/bénéfice qui met en balance le faible
pourcentage de risques de MAPI et le nombre de vies sauvées par l’éradication de
maladies graves. Au niveau local, plusieurs logiques cohabitent. Les familles agis-
sent en pensant au bien individuel de leur enfant. Ils évaluent le risque/bénéfice
pour l’enfant en fonction de leur perception de la vaccination et des manifestations
qui la suivent ainsi que de leur confiance dans la sûreté du vaccin et dans les qualités
et compétences du vaccinateur.
Les instances communautaires (entourage social, comité de santé, agents de
santé, voire agents de sécurité) interviennent quant à elles pour préserver tant le
projet de santé publique – qui repose sur la compliance 9 des familles avec des
enfants à vacciner – que la cohésion communautaire permise par la confiance et
l’acceptation des agents de santé communautaire qui assurent l’existence de l’offre
de santé en dépit du manque de ressources humaines.
Comme nous avons pu le démontrer, le risque de manifestations postvaccinales
influence les comportements des familles face à la vaccination. Certaines renégo-
cient le calendrier vaccinal ou refusent de vacciner leurs enfants. La difficulté de
faire admettre les MAPI comme failles du dispositif du fait de la gestion commu-
nautaire de ces dernières et de leur absence de reporting rend leur prise en charge
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plus complexe. Les familles sont souvent désemparées et acceptent, par résigna-
tion, les « jambes qui traînent » qu’ils imputent localement à la vaccination.
Rappelons qu’il est ici question de contextes où la prise en charge des handicaps
reste problématique. Les handicapés sont souvent exclus, du fait du manque d’amé-
nagements spécifiques dans les espaces publics, et réduits à la mendicité. Les
manifestations postvaccinales, dépeintes comme statistiquement anecdotiques ou
non documentées, peuvent ainsi influencer considérablement les expériences de
vie des individus.
Le manque d’études de pharmacovigilance depuis la base de la pyramide sanitaire
ne permet de conclure ni sur la récurrence effective de ces manifestations ni sur la
corrélation entre celles-ci et l’acte vaccinal. Ce type d’études apparaît toutefois néces-
saire pour permettre, selon les résultats, d’apaiser les craintes des parents et prévenir
les refus de vaccination ou, le cas échéant, de prendre en charge les conséquences des
manifestations postvaccinales lorsqu’elles sont avérées. Une étude épidémiologique
combinée à une enquête anthropologique à l’échelle du district sanitaire et portant
spécifiquement sur les MAPI serait ainsi essentielle pour permettre d’identifier les
défis pour des procédés vaccinaux sans risques, pouvant faire concorder les objectifs
globaux de protection universelle infantile et les attentes individuelles.

9. Entendu comme respect strict des prescriptions médicales.

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Vaccination et « jambes qui traînent » au Sénégal 115

Avant d’entreprendre une telle étude, il conviendrait de réfléchir à ses bénéfices


directs et indirects pour motiver la participation des acteurs locaux. Les agents de
santé, vaccinateurs et responsables, devront en effet percevoir les avantages à
reporter ce qui risque de leur être reproché en tant qu’erreur ; et les familles
devront aussi tirer un bénéfice de leur transgression des règles de conciliation
« entre soi ». Pour les premiers, les avantages pourraient être la progression de
carrière de ceux qui communiquent les données cliniques des cas de MAPI avec
précision et diligence ; et pour les secondes, le bénéfice serait la prise en charge
financière des soins dont l’enfant aurait besoin.
La formation serait également un élément non négligeable dans la compréhen-
sion et la prise en charge des MAPI. Pour faire de « bons » vaccinateurs, il est
communément admis que ceux-ci doivent être formés aux gestes techniques
d’injection, au suivi des MAPI et qu’ils fassent preuve de compétences person-
nelles pour prendre soin des enfants reçus. Ces pistes de réflexion venue des
participants à cette étude pourraient servir à améliorer la formation des agents de
santé communautaire et celle des soignants diplômés.

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