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Émotions et vie morale en Asie

Suwanna Satha-Anand, Wasana Wongsurawat, Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert


Dans Diogène 2016/2 (n° 254-255), pages 3 à 14
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0419-1633
ISBN 9782130733768
DOI 10.3917/dio.254.0003
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 18/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 96.9.66.5)

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ÉMOTIONS ET VIE MORALE EN ASIE

par

SUWANNA SATHA-ANAND ET WASANA WONGSURAWAT

Les émotions font partie intégrante de la condition humaine.


Cependant, dans les domaines académiques, quel crédit leur accor-
de-t-on en tant qu’élément central de notre existence ? Les histo-
riens mettent souvent en question la fiabilité des mémoires, des
journaux intimes et autres récits de témoins oculaires, au motif
qu’il s’agit de souvenirs « personnels », profondément émotionnels
et par conséquent dépourvus d’objectivité. Les économistes analy-
sent et prédisent souvent les tendances du marché à partir
d’hypothèses sur le consommateur ou l’investisseur « rationnel » et
purement « spéculatif ». Dans des situations de conflit politique, on
entend souvent des déclarations décourageant les parties opposées
à se montrer passionnées, et les incitant plutôt à résoudre les pro-
blèmes de manière logique et raisonnable. La plupart du temps, au
sein de l’université, on constate que les émotions sont volontiers
reléguées dans les marges de quelques disciplines qui apparem-
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ment englobent plus que d’autres des aspects émotionnels de la vie
humaine : les arts visuels, la musique, la littérature par exemple.
Bizarrement, il semble que l’on préfère cantonner les émotions
au domaine de la fiction et de l’imagination – comme quelque chose
se situant au-delà des frontières logiques de ce que l’on considère
habituellement comme « réel » et « concret ». Comment est-il possi-
ble d’appréhender l’existence et sa complexité éthique sans explo-
rer et prendre en compte les émotions en tant que preuve légitime
de l’expérience humaine au cœur de la recherche universitaire ? Si
l’on considère que les disciplines académiques ne représentent que
différentes méthodologies visant une meilleure compréhension de
la vie et de ses contextes – différentes lentilles à travers lesquelles
on perçoit, on interagit, on comprend le monde environnant –, il va
sans dire que les émotions devraient s’imposer comme un aspect
fondamental à étudier et à analyser dans tous les domaines de la
recherche. L’ensemble des dix articles recueillis dans ce numéro
s’inspire des travaux novateurs menés par d’éminents spécialistes
tels que Robert C. Solomon et Martha C. Nussbaum, dont les tra-
vaux ont ouvert un vaste espace où mener un débat constructif au-
tour du rôle et de l’importance des émotions (Nussbaum 2001, So-
lomon 1995, Borges 2004). Nous voulons croire que les articles ras-
semblés ici ouvriront de nouvelles voies de recherche et de ré-

Diogène n° 254-255, avril-septembre 2016.


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flexion sur le sujet, comme on l’observe dans la diversité des ex-


pressions religieuses, culturelles et politiques portant sur les émo-
tions à différentes époques de l’histoire de l’Asie. À titre
d’exemples, l’un des articles étudie la manière compatissante dont
le Bouddha affronte le deuil ; un autre porte sur le profond trau-
matisme enduré par les veuves coréennes pendant et après la pro-
pagande anticommuniste des années soixante ; un troisième analy-
se le recours à l’humour comme stratégie dans les manifestations
que se sont déroulées à Bangkok au cours des dix dernières an-
nées. Nous espérons que ces études variées et ces analyses des ex-
pressions de l’émotion dans diverses sociétés asiatiques, de la pé-
riode classique à l’époque moderne et jusqu’aux événements ré-
cents, susciteront le désir d’alimenter le sujet par des contributions
s’intéressant à d’autres sociétés à travers le monde.
Émotions et vie morale : regards d’Asie est un projet qui vise à
explorer et analyser les émotions afin d’accéder à une meilleure
compréhension de leur rôle et de leur importance dans la vie éthi-
que à travers des points de vue asiatiques. Le sous-titre de ce nu-
méro – « regards d’Asie » – est fondamental pour un certain nom-
bre de raisons. Tout d’abord, les initiateurs et auteurs de ce projet
sont des chercheurs asiatiques ou travaillant sur des matériaux
asiatiques. Deuxièmement, nous avons constaté que, si les émo-
tions ont été en grande partie négligées dans la recherche universi-
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taire, elles l’ont été encore davantage de ce côté du globe. Un sté-
réotype tenace veut que les Asiatiques n’extériorisent pas leurs
émotions et considèrent que les exprimer publiquement est une
marque de faiblesse. Se pourrait-il que le discours sur les émotions
ait été longtemps dominé par des perspectives eurocentrées qui ne
reconnaissent ni ne mesurent nécessairement l’immense diversité
culturelle qui sous-tend les émotions et la façon dont elles
s’expriment et fonctionnent dans diverses sociétés ? L’étude des
émotions et de la vie éthique à partir d’une perspective asiatique
devrait aider à élargir l’horizon de la recherche et la compréhen-
sion des émotions d’un point de vue universitaire, nous permettre
de renouveler notre approche de la vie éthique asiatique et, par
conséquent, aider à mieux comprendre les sociétés asiatiques dans
leur ensemble.
Les dix articles issus de notre recherche autour du thème rete-
nu pour ce numéro ont collectivement apporté un nouvel éclairage
sur la nature des émotions dans la vie éthique et sur la façon dont
elles s’expriment, dont elles sont influencées et appréhendées à
travers les yeux asiatiques. La découverte sans doute la plus inté-
ressante de cet exercice intellectuel est que, pour percevoir et com-
prendre le statut et le rôle diversifié des émotions au sein de la vie
éthique, il faut avoir conscience des phénomènes de brouillage de
plusieurs dichotomies essentielles. Au début, nous avons commen-
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cé par tracer une frontière nette entre la sphère privée, à laquelle


les émotions semblent appartenir et où elles exercent une grande
influence, et la sphère publique que l’on s’attend à voir régie par la
logique et la raison. Or, en sondant en profondeur les sources, les
affects et la façon dont existe et fonctionne, dans la vie, notre com-
préhension des émotions, on constate de plus en plus clairement à
quel point sont perméables les démarcations entre le privé et le
public, l’individuel et le collectif et, par dessus tout, entre les émo-
tions et la morale. À notre plus grand étonnement, nous avons dé-
couvert que, loin d’être exclues ou coupées de la vie éthique au pro-
fit de la logique et la rationalité, les émotions sont en Asie un élé-
ment essentiel de la vie privée comme publique et que, dans la
plupart des cas, il est impossible de séparer l’une de l’autre, de
conserver l’une sans l’autre, voire d’en éliminer une sans détruire
l’autre.

Chagrin, deuil et compassion :


le Bouddha, l’art bouddhiste et Mencius
Dans l’optique qui est la nôtre, les traditions religieuses se sont
imposées comme le point de départ le plus logique de notre enquê-
te. Tout d’abord, la religion est une institution à la fois largement
publique et entièrement privée. D’une part, la religion prétend re-
lever de la sphère spirituelle – un espace où chacun peut cultiver,
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apaiser ou libérer sa plus intime conscience. D’autre part, elle est
aussi une institution sociale qui édicte des codes de conduite accep-
tés et propres à une culture, destinés à promouvoir l’harmonie so-
ciale et la coexistence pacifique au sein de la grande diversité pro-
pre à la société. En réalité, le rôle social de la religion n’est pas tou-
jours positif. Il est tragiquement évident que si elle encourage
l’unité collective de ses fidèles, la religion peut aussi devenir un
soutien idéologique de la ségrégation, de la discrimination et sou-
vent des conflits sanglants qui ont émaillé l’histoire de l’humanité.
La religion demeure l’un des plus puissants moteurs sociopoliti-
ques car elle traite des émotions humaines les plus fondamentales
et les plus impérieuses, à savoir l’amour, la haine, l’envie, la peine
et la peur. Plus important, peut-être, est le fait que la religion
fournit un espace de communication et de négociation entre des
émotions personnelles et privées et des émotions collectives et pu-
bliques. Les rituels religieux dans tous les cultes constituent les
exemples les plus évidents de cet échange permanent entre le privé
et le public. Les trois premiers articles de ce numéro se penchent
sur cet entre-deux conceptuel où les émotions privées rejoignent les
émotions publiques à travers la philosophie, les traditions et les
représentations du bouddhisme et du confucianisme.
« Le Bouddha face à la souffrance, ou le détachement compatis-
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sant » de Channarong Boonnoon explore la façon dont le Bouddha,


tout en enseignant la vertu du détachement, affronte le chagrin,
qui est une émotion étroitement liée à l’affection et à la douleur
devant la disparition des êtres aimés. En s’appuyant sur l’étude de
trois récits tirés de textes bouddhistes – notamment les histoires
de Patacara, Kisagotami et Ananda – Channarong Boonnoon avan-
ce que le Bouddha manifeste avec délicatesse une grande compas-
sion envers ceux qui sont en proie à une profonde douleur et à
l’angoisse et les aide à alléger leur souffrance en cultivant en eux
un sentiment de détachement. L’argument crucial de cet article vi-
se à juxtaposer de manière originale la « sollicitude » (care) et la
« compassion » d’un côté, et le « détachement » de l’autre. Ce déta-
chement compassionnel ne signifie pas une indifférence imperson-
nelle ou une forme de souffrance à travers l’empathie. C’est un
exercice de sagesse lorsque la compassion, qui atteste le soutien,
est le mobile qui favorise une attitude de détachement chez celles
et ceux qui ont subi une perte profonde. Ce terme nous semble in-
diquer une approche novatrice dans l’étude des émotions au sein
du bouddhisme, nouvellement proposée ici dans l’article de Chan-
narong Boonnoon. On y trouve aussi une discussion originale de la
dimension « collective » des émotions, dans laquelle une mère pro-
fondément endeuillée peut reprendre ses esprits et surmonter la
perte terrible qu’elle a subie, perte d’abord des membres de sa fa-
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mille, ensuite de son propre moi.
« Le chagrin, la pierre et l’argile. Images du deuil dans la Chine
médiévale » de Jeehee Hong confirme, à certains égards, le raison-
nement de Channarong Boonnoon à partir des images gravées sur
des objets funéraires datant de l’époque médiévale. Jeehee Hong
démontre, à travers son analyse de l’art funéraire chinois, qu’il y a
apparemment un même mode d’expression de la douleur tant dans
la tradition confucéenne que bouddhiste dans l’histoire de la Chine
ancienne. Bien que le confucianisme soit généralement appréhendé
comme une doctrine foncièrement humaniste, qui accorde une im-
portance primordiale à l’harmonie des relations sociales et à
l’institution familiale, les représentations gravées de moines en
pleurs sur une tombe bouddhiste suggèrent que les traditions
bouddhistes de cette période accueillaient des expressions du cha-
grin tout à fait similaires à celles de la tradition confucéenne.
L’expression de la profonde douleur des fils devant la perte de
leurs parents, preuve évidente de la piété filiale, reproduit quasi-
ment à l’identique l’image des moines pleurant leur maître décédé.
La représentation collective du chagrin de la part des disciples et
des descendants du défunt – telle qu’elle figure sur les objets funé-
raires placés dans les sépultures – reflète les normes socialement
admises permettant d’exprimer de telles émotions à l’époque mé-
diévale. Ces expressions du chagrin établissent par ailleurs un lien
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émotionnel entre les sphères privée et publique et illustrent un


processus de détachement, car ces représentations faisaient partie
des objets funéraires situés dans l’espace intermédiaire entre la vie
et l’au-delà qu’est la tombe.
Si l’on considère que la contribution de Channarong Boonnoon
porte sur l’interprétation bouddhiste de la possibilité d’émotions
collectives et détachées, et celle de Jeehee Hong sur l’expression
partagée de ces émotions collectives à travers les traditions boudd-
histe et confucéenne, l’article de Sarinya Arunkhajornsak, « Les
enjeux politiques de la compassion chez Mencius », offre une expli-
cation approfondie de la manière dont l’émotion centrale qu’est la
compassion pourrait s’avérer un fondement essentiel d’un idéal po-
litique selon la tradition confucéenne. L’article montre comment,
selon l’interprétation de Mencius, la compassion d’un individu, en
particulier d’un gouvernant, peut être étendue à l’espèce humaine
dans son entier parce qu’elle fait partie inhérente de la nature hu-
maine. Par conséquent, certaines émotions pourraient clairement
recouvrir des implications sociopolitiques excédant le domaine pri-
vé de l’individu. Ce qui a commencé par une émotion privée de
compassion pourrait devenir la base d’une politique d’État à même
d’influer non seulement sur un petit groupe de personnes endeuil-
lées, comme dans les cas abordés par Channarong Boonnoon et
Jeehee Hong dans leurs articles, mais aussi sur la population en-
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tière d’un État dirigé par un roi sage et compatissant.

La politique des émotions :


appartenance nationale, rancœur et désespoir
L’interprétation sociopolitique de la compassion proposée par
Sarinya Arunkhajornsak dans le cadre confucéen élaboré par Men-
cius fournit une transition parfaite avec le deuxième volet théma-
tique de ce numéro – à savoir, le politique. Dans la même logique
que celle qui propose d’étendre la compassion à l’humanité entière,
parce qu’elle constitue un aspect inhérent à la nature humaine, les
émotions sont souvent employées en politique afin d’inclure ou
d’exclure, du groupe politiquement catégorisé, certaines popula-
tions. Dans le domaine du politique, on peut observer les émotions
sous leur forme la plus puissante à travers le pouvoir étatique et la
propagande. À l’instar de la religion, l’État occupe aussi une posi-
tion hautement singulière et problématique à la jonction de la di-
chotomie privé/public. Bien que souvent perçue comme la représen-
tation impersonnelle d’une entité collective, chaque sphère publi-
que se compose d’individus privés dont le soutien est constamment
requis pour assurer la stabilité et la sécurité de l’État. D’où un be-
soin constant de propagande officielle de nature la plus personnelle
et la plus émotionnelle qui soit, afin de susciter un sentiment
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d’unité, ou d’unité contre l’autre, au sein de la population et


d’obtenir ainsi l’appui de la majorité pour mettre en œuvre ce que
le pouvoir décrit en termes de politiques émotionnellement humai-
nes.
L’article de Wasana Wongsurawat, « Émotions nationales et hé-
roïsme dans les écrits de propagande antichinoise du roi Vajira-
vudh », propose un exemple concret de la façon dont les émotions
sont souvent utilisées en politique pour combler l’écart entre le pri-
vé et le public, ce qui aboutit à inclure, voire à exclure certains in-
dividus d’un certain groupe politique. Dans cette contribution, un
monarque absolu de Thaïlande, le roi Vajiravudh, Rama VI, qui ré-
gna de 1910 à 1925, chercha à créer un sentiment d’unité grâce au
concept nouveau de l’État-nation moderne et au nationalisme. Il
tenta d’atteindre ce but à travers des textes de propagande conçus
pour surmonter le complexe d’infériorité qui semblait être le pro-
blème de la majorité de la population thaïe à l’époque. Les récits de
propagande de Vajiravudh glorifiaient ce que le monarque dépei-
gnait comme les qualités de courage et de loyauté de l’héroïque
peuple « thaï » et diabolisaient, en revanche, la communauté ethni-
que « chinoise », perçue comme inconstante et indigne de confiance.
Simultanément, le roi proposait des mesures concrètes grâce aux-
quelles se cultiver afin de devenir moins « chinois » et plus « thaï »,
telles que la dévotion pour le souverain et ses projets royaux, no-
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tamment au moyen de donations et d’une participation à des acti-
vités s’y rattachant.
L’agréable impression de faire partie de la prestigieuse nation
thaïe telle que la véhiculait le roi Vajiravudh dans sa propagande
se voit mise à rude épreuve une fois que le principal public visé par
une telle propagande nationale a la rare occasion de voyager au-
delà des frontières de l’État-nation. Dans sa contribution
« Abêtissement et identité thaïe dans deux romans de la Guerre
froide », Janit Feangfu étudie comment le fervent nationaliste thaï
réagit quand il se rend compte pour la première fois que sa com-
préhension de la nation thaïe provient principalement de la propa-
gande de la classe dominante, qu’elle a été conçue pour renforcer la
position privilégiée de cette classe aisée et qu’elle visait à perpé-
tuer la position subalterne des masses tout au long de l’époque mo-
derne. La principale émotion qui surgit alors s’apparente à la colè-
re. Le ressentiment se dirige contre l’État, coupable d’avoir main-
tenu son peuple dans l’ignorance, ainsi qu’envers soi-même, comme
faisant partie des masses, pour avoir fait confiance à des récits
propagandistes aussi farfelus sans jamais s’interroger. Cette péni-
ble prise de conscience est, bien sûr, le fruit d’un autre bloc de pro-
pagande ancré dans un contexte politique de conflit transnatio-
nal/global – le discours de la gauche progressiste américaine à l’ère
de la Guerre froide. Par conséquent, la réaction émotionnelle de co-
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lère qui suit la prise de conscience de la propagande de l’élite thaïe


consiste en fait à succomber allègrement à une autre ignorance,
cette fois sous l’influence de la propagande américaine durant la
Guerre froide.
Le lecteur est de nouveau tiré de son ignorance béate de la pro-
pagande de la Guerre froide avec l’article de Eun-Shil Kim
« Politique de la parole, désespoir et souillure : les holomongs et le
soulèvement du 3 avril 1948 », qui étudie l’expérience de réminis-
cence incroyablement douloureuse des veuves du massacre du 3
avril 1948 sur l’île sud-coréenne de Jeju. Cet article montre com-
ment certaines émotions qui animent la propagande d’État – no-
tamment la haine et la peur – peuvent avoir une influence réelle et
tragique sur les émotions des individus et des communautés expo-
sées à la brutalité encouragée par cette propagande. La propagan-
de anticommuniste de la péninsule coréenne avant l’éclatement de
la guerre en Corée ne préconisait pas uniquement une inclusion
politique harmonieuse, pas plus qu’elle ne cherchait à diffuser une
douce ignorance reposant sur des récits d’État, contrairement à ce
que l’on voit dans les articles de Wasana Wongsurawat et Janit
Feangfu. Dans le cas de l’île de Jeju en 1948, la paranoïa politique
s’est emparée des villages et a terrorisé les gens jusque dans leurs
propres maisons. Pendant six ans, environ 30 000 personnes ont
été assassinées par effet de cette propagande d’État paranoïaque.
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Survivre à ces horreurs, dans le cas des veuves holomongs, exige de
traverser une épreuve émotionnelle qui dépasse aussi bien la colè-
re que la frustration face à l’ignorance et l’espérance en une idéolo-
gie politique nouvelle. Contrairement aux protagonistes des histoi-
res racontées par Janit Feangfu, les veuves de Jeju ne pouvaient
s’appuyer sur aucun récit tout fait, et surtout pas sur un récit
étranger, puisque c’était précisément l’influence étrangère qui
avait alimenté la propagande meurtrière de la Guerre froide sur la
péninsule coréenne. À elles de trouver le moyen de s’exprimer et
d’élaborer leur récit afin d’acquérir réellement une voix pour décri-
re exactement leurs sentiments de désespoir et de souillure suite à
la violence qu’elles et leurs familles ont endurée il y a plus d’un
demi-siècle.

Sexualité et humour dans les mouvements sociaux


Une fois les émotions invitées dans la sphère publique et utili-
sées à des fins politiques à travers la propagande, on en arrive iné-
vitablement à des réactions émotionnelles de la part de la popula-
tion. L’article de Eun-Shil Kim montre d’ailleurs comment la réac-
tion des gens à la propagande émotionnelle de l’État peut aboutir à
une autre forme d’expression émotionnelle : le mouvement social.
L’article de Janjira Sombatpoonsiri, « Humour carnavalesque,
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paradoxes émotionnels et manifestations de rue en Thaïlande »,


étudie et analyse la manière dont l’humour est utilisé dans les ma-
nifestations publiques en Thaïlande, non seulement pour se mo-
quer d’une élite politique oppressive, mais aussi pour créer une
atmosphère moins tendue et plus ludique, susceptible de faciliter
les discussions et les négociations entre les tenants d’idéologies po-
litiques opposées. Les pertes humaines provoquées par la violence
de l’État et l’oppression politique dans les cas analysés par Janjira
étaient à la fois réelles et lourdes. Les émotions antagonistes qui
ont surgi des deux côtés du conflit étaient également très intenses.
Il serait impossible d’engager un quelconque processus de négocia-
tion ou de réconciliation sans tenir compte du traumatisme émo-
tionnel engendré par le conflit ; cependant, la négociation et la ré-
conciliation s’avèrent tout aussi impossibles en présence d’une in-
tensité émotionnelle à ce point écrasante. L’article de Janjira Som-
batpoonsiri fournit une illustration brillante de la façon dont des
expressions émotionnelles intenses, souvent perçues comme inhé-
rentes aux réactions publiques envers des formes de propagande et
des politiques d’État néfastes – comme l’atteste la colère du prota-
goniste dans la littérature de la Guerre froide chez Janit Feangfu
et l’extrême douleur des veuves holomongs chez Eun-Shil Kim –
peuvent être partiellement neutralisées et gérées par des tactiques
carnavalesques et humoristiques.
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L’article de Janjira Sombatpoonsiri propose une méthode pour
créer une plateforme de négociation et de réconciliation dans les
conflits politiques qui recèlent un vif traumatisme émotionnel. À ce
jour, le groupe militant « Dimanche Rouge » n’a pas encore réussi à
entamer un dialogue constructif débouchant sur de vraies négocia-
tions avec la dictature militaire en Thaïlande ; mais le dialogue et
la négociation des émotions publiques au travers de mouvements
sociaux, dans le même ordre d’idées que celles proposées par Janji-
ra, s’observent aussi sur le plan pratique dans l’article de Suchada
Thaweesit « Émotions publiques et nudité féminine en Thaïlande ».
À travers l’étude de deux affaires récentes, Suchada met en scène
un débat, une négociation et un dialogue fascinants et très pas-
sionnels entre la défense de l’identité nationale par l’État et la ma-
nière dont les femmes thaïes expriment leur sexualité dans
l’espace public. Suchada Thaweesit montre clairement que des
émotions intenses étaient en jeu dans les arguments des deux par-
ties. Bien que beaucoup soient prêts à considérer la nudité en pu-
blic comme une manière extrême d’exprimer ses émotions, l’article
soutient de manière convaincante que la « panique morale » qu’ont
manifestée de nombreux responsables officiels à ce sujet était au
moins aussi intense et révélatrice des émotions suscitées par ce
conflit.
Le débat portant sur ce que signifie être une femme thaïe, sur le
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ÉMOTIONS ET VIE MORALE EN ASIE 11

fait que la nudité en public soit ou non choquante et que la nudité


d’un individu puisse porter atteinte à la dignité collective de la na-
tion thaïe – comme l’étudie et le raconte Suchada Thaweesit – est
captivant parce qu’il convoque une discussion sur la place et la
pratique des émotions qui nous ramène à l’opposition entre public
et privé. Les émotions qu’une femme ressent par rapport à son
corps et à sa sexualité relèvent du privé. En même temps, il existe
une identité collective instaurée par la propagande d’État et qui
inscrit les femmes thaïlandaises au sein de la nation thaïe. Il y a
donc un élément émotionnel considérable dans ce sentiment
d’appartenir à la nation thaïe et dans la nécessité de protéger et de
renforcer cette glorieuse représentation nationale de la « thaïté ». À
ce stade, lorsque une jeune citoyenne décida de découvrir ses seins
en plein milieu de la traditionnelle fête de l’eau qui accompagne les
célébrations du Nouvel an, elle s’engagea dans un sérieux conflit
avec le code de conduite que, selon l’élite politique au pouvoir, une
jeune femme thaïe décente est censée adopter. Puisque les émo-
tions nationalistes autorisées par l’État perçoivent la nudité du
corps féminin comme honteuse, la liberté d’exprimer sa sexualité
revendiquée par l’adolescente aux seins nus devient un sujet fort
controversé.

L’horreur au cinéma
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et l’effet performatif de la douleur dans les media
Puisque ce volume a pour vocation d’explorer les sources, la por-
tée et l’influence que les émotions semblent avoir dans le contexte
asiatique – depuis le domaine spirituel et public de la religion et de
la philosophie jusqu’à la propagande politique dictée par l’État, en
passant par les manifestations de rues et autres formes de mou-
vement social –, ce voyage à travers les émotions nous ramène fi-
nalement à cette partie de la sphère publique qui pénètre au sein
de chaque foyer, à savoir les médias.
Dans « Ab-normal Beauty : terreur, homoérotisme et agency
dans les films d’horreur d’Asie du sud et sud-est », Arnika Fuhr-
mann soulève une question classique concernant les relations de
pouvoir entre une performance et son public. L’un des films
d’horreur sur lequels elle se concentre, Ab-normal Beauty, repose
sur un cadre narratif complexe – celui des regards opposés des dif-
férents personnages du film – et qui, parfois, inclut les spectateurs.
Le film raconte l’histoire d’une photographe et cinéaste qui prend
plaisir à saisir avec son appareil l’instant de la mort. Parallèle-
ment, l’héroïne est filmée en permanence pendant la quasi-totalité
de l’histoire par un personnage inconnu qui cherche à l’assassiner
à la fin du film. Si l’on admet que le regard symbolise le pouvoir, la
capacité d’action (agency) et la subjectivité, le public d’Ab-normal
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12 SUWANNA SATHA-ANAND, WASANA WONGSURAWAT

Beauty se situe alors en tête de cette chaîne de pouvoir. Il voit cha-


que image à travers les différents cadres, depuis l’appareil photo de
l’héroïne jusqu’à la caméra du meurtrier, se situant enfin de l’autre
côté de l’écran, où se déroule la vie réelle. À l’inverse, l’analyse
d’Arnika Fuhrmann nous amène à nous demander que faire si le
pouvoir et la capacité d’agir ne se situaient pas du côté du regard
mais plutôt du côté de l’artiste. Dans ce cas-là, le public se trans-
forme en un ensemble de spectateurs impuissants face à la mise en
scène d’une lutte de pouvoir. Il semblerait que le film lui-même
corrobore cette analyse puisque la protagoniste parvient à utiliser
son pouvoir de metteur en scène pour assujettir et tuer le meur-
trier qui se posait en directeur de son propre film de mort.
L’analyse de Fuhrmann sur Ab-normal Beauty soulève
d’importantes questions relatives au rôle des émotions dans la mo-
rale publique et privée. Qui est influencé par les émotions de qui –
et de quelle manière ? On pourrait poser la même question à pro-
pos des incidents concernant la nudité féminine en public en Thaï-
lande évoqués par Suchada Thaweesit. Sont-ce les rigides prescrip-
tions conservatrices de l’État sur l’identité sexuelle féminine qui
poussent la jeune génération à se rebeller et à étaler sa nudité en
public, ou est-ce le spectacle de la nudité féminine qui provoque
une « panique morale » au sein de la vieille génération qui contrôle
la scène politique mais passe à côté du sentiment populaire en ma-
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tière d’identité et décence sexuelle ? L’article de Fuhrmann montre
que les media à l’ère de la mondialisation pourraient être utilisés
par n’importe qui grâce à un simple smartphone ou à une
connexion internet. Les jours de la propagande imprimée sont ré-
volus depuis longtemps : à l’époque, le roi Vajiravudh pouvait se
limiter à publier ses propres articles dans l’un des rares journaux
en circulation auprès d’un lectorat cultivé et extrêmement réduit.
Au XXIe siècle, n’importe qui peut exprimer ses émotions et essayer
d’influer sur un large public à travers une technologie de commu-
nication très sophistiquée, qui fonctionne à grande échelle et à la-
quelle tout le monde a virtuellement accès.
Ce numéro se clôt sur les pages que L. Ayu Saraswati consacre
à la très privée industrie pornographique sur internet dans « La
douleur mise en scène : excès affectif et sexualité des femmes asia-
tiques dans le cyberespace ». Cet article montre brillamment com-
ment l’univers des émotions est, à la fois privé, personnel et radica-
lement public. Saraswati transporte la question du regard et de la
faculté d’agir dans les médias au sein du cyberespace, où
l’interaction humaine va plus loin que la relation à sens unique en-
tre l’interprète et les spectateurs, qui relève du cinéma tradition-
nel. En y mettant de l’engagement, du temps et des efforts,
n’importe qui peut facilement produire et diffuser de la pornogra-
phie sur internet ; et, grâce à une simple connexion au réseau,
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ÉMOTIONS ET VIE MORALE EN ASIE 13

presque tout le monde peut la télécharger et le consommer. De


plus, la communauté des producteurs et des consommateurs de
pornographie dans le cyberespace peut aussi fournir un retour
d’information par des commentaires ou des suggestions sur ce
qu’ils viennent de produire ou de consommer.
Inutile de rappeler que la pornographie est un mode spécial de
performance. Elle renvoie à l’interaction la plus privée et la plus
intime qui soit entre êtres humains ; elle est conçue pour une
consommation principalement privée. Pourtant, une industrie mul-
timillionnaire gravite autour d’elle. Avec le développement de
l’internet, la cyberpornographie peut être consommée et devenir
une expérience partagée par des millions de personnes à travers le
globe. Elle en arrive obligatoirement à exercer une influence sur
l’attitude et les attentes des gens en ce qui concerne le genre et la
sexualité. L’article de L. Ayu Saraswati porte sur la sexualité des
femmes asiatiques sur la toile à travers la mise en scène de la dou-
leur dans la cyberpornographie. Saraswati montre que les émo-
tions exprimées dans ce cadre pourraient avoir un effet important
sur les spectateurs, comme l’indique la quantité astronomique de
clics et de commentaires sur les onglets les plus populaires. En
même temps, le nombre élevé de ces clics et commentaires peut
aussi attirer encore plus de spectateurs vers une performance par-
ticulière. Cela pourrait également refléter des attentes et une atti-
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tude plus générales à l’égard des femmes asiatiques dans les
contextes représentés par les mises en scène les plus populaires.
Tout ceci pourrait, en retour, avoir un effet émotionnel non négli-
geable sur les femmes asiatiques impliquées dans ce scénario en
tant qu’interprètes ou spectatrices, à commencer par Saraswati el-
le-même, concernée en tant que chercheuse et analyste.

Émotions et morale vues d’Asie


Prétendre que les Asiatiques sont traditionnellement moins
émotifs ou que les émotions jouent un rôle moindre dans leur vie
éthique relève clairement de l’idée fausse. Les émotions font plei-
nement partie de la vie éthique des Asiatiques ; elles y entrent très
tôt, sous les formes les plus traditionnelles de la socialisation éthi-
que, telles que la religion et la philosophie. Ce qui frappe le plus à
ce propos est le fait que, dans la plupart des cas, il n’existe pas
d’émotions distinctes, censées se cantonner à la sphère privée de la
pensée, des sentiments et des décisions personnelles de chaque in-
dividu. Au contraire, elles sont constamment intégrées à divers as-
pects de la vie sociale à tous les niveaux de la communauté. Au-
delà de la socialisation religieuse, les émotions ont aussi un rôle
important à jouer dans la propagande d’État, les mouvements so-
ciaux et les médias populaires.
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Comme le montrent à de multiples égards les contributions ré-


unies dans ce numéro de Diogène, l’émotion s’enracine dans la na-
ture humaine. Même si nos sociétés deviennent de plus en plus
complexes, au point qu’elles nous induisent fallacieusement à per-
cevoir certaines institutions comme plus mécaniques qu’humaines,
même si l’on emploie des pronoms impersonnels pour désigner cer-
taines constructions sociales – tels que « l’État », « la société », « les
médias » ou « le mouvement » –, il y a toujours, derrière, un être
humain ou un groupe d’êtres humains, tous largement pourvus
d’émotions, qui animent ces institutions et ces constructions socia-
les. Il y a toujours une personne réelle pour écrire la propagande
officielle, bien que celle-ci s’apparente souvent à des mots répétitifs
et surgis de nulle part. Il y a toujours de vrais gens pour organiser
des mouvements sociaux, rédiger les scénarios et diriger les per-
formances présentées dans les media. Même s’ils sont souvent dé-
signés sous le terme d’organisations, la sphère publique asiatique
est à la fois extrêmement humaine et excessivement émotive.
Dans le contexte asiatique de ce recueil d’articles, il apparaît
que l’émotion sert de lien crucial entre le privé et le public. Le pu-
blic étant fondamentalement composé d’individus reliés à travers
un réseau complexe de relations, les émotions des individus affec-
tent inévitablement celles de la sphère publique et vice versa. Les
émotions semblent également transcender les classes et s’avèrent
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être, à maints égards, un facteur de persuasion capital qui permet
aux choix politiques et à la propagande des classes dirigeantes de
rencontrer l’assentiment et le soutien des masses, et de fournir un
terrain d’entente où des mouvements sociaux subalternes et le ré-
gime en place peuvent négocier et trouver des points d’équilibre.
Cette faculté à renforcer la compréhension et l’acceptation au sein
de la société humaine fonde la valeur éthique de l’émotion et expli-
que pourquoi cette dernière est devenue partie intégrante de la vie
éthique telle qu’elle a été conçue à travers l’Asie.
Suwanna SATHA-ANAND, Wasana WONGSURAWAT.
(Université Chulalongkorn, Bangkok.)

Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.

Références
Borges, M. (2004) « What Can Kant Teach Us About Emotions? »,
Journal of Philosophy, 101(3) : 140-158.
Nussbaum, M. (2001) Upheavals of Thought: The Intelligence of Emo-
tions. Cambridge/New York : CUP.
Solomon, R. C. (1995) « The Cross-Cultural Comparison of Emotions »,
in J. Marks et R. T. Ames (éds) Emotions in Asian Thought: A Dialogue In
Comparative Philosophy, pp. 253- 294. Albany, NY : SUNY Press.

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