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© Martin Média | Téléchargé le 12/06/2023 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.44)
Le handicap invisible…
Ivy Daure
Psychologue
ou le décalage entre ce qu
Docteure
en psychologie
Chargée de cours
à l’université
de Bordeaux-2
Formatrice à l’Ides
Le handicap invisible plonge l’individu Le handicap, lorsqu’un sujet en est porteur, devient alors
dans des incertitudes à la fois un puissant marqueur social et prend part, en tant que
psychologiques, relationnelles caractéristique socio-identitaire, aux relations que celui-ci
et identitaires, en dehors d’une réalité entretient avec son environnement. Aussi, le handicap,
partagée. Par un effort de définition lorsqu’il est invisible, brouille les repères identitaires
et de mise en perspective des situations nécessaires à toute relation.
vécues, le travail psychologique vise Le handicap invisible, selon Erving Goffman (1975),
Frédéric Salaün
est un handicap qui n’est pas apparent, ce qui revient,
Psychosociologue
une meilleure connaissance et cohérence
pour un individu, au fait d’avoir une limitation durable
au Gihp Aquitaine, à l’Apf de soi en lien avec les autres.
des possibilités d’interaction sans que l’entourage puisse
Thérapeute familial Les cas de Julie et Franck témoignent ici
comprendre qu’il s’agit bien d’un handicap.
au Creaf de ce processus non linéaire de prise de
Bien heureusement, le travail des équipes soignantes et
conscience et d’intégration de leur réalité.
de rééducation a atteint un certain niveau d’élaboration
et d’évolution. La prise en charge de patients victimes
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de traumatismes crâniens, de maladies dégénératives
« La réalité, c’est ce moment présent où vous êtes en train telles que la sclérose en plaques, de mal-voyance ou
de lire ces lignes, où vous prenez conscience que toutes les encore de fibromyalgies invalidantes… – des affections
images et les mots qui vous entourent sont soumis à votre dites « invisibles » –, inclut très souvent une part
propre imagination, à vos propres expériences et votre rapport d’accompagnement du patient et de son entourage
au monde. Nul n’ignore qu’il existe plusieurs réalités. Celles en ce qui concerne le regard des autres, la crédibilité
des autres… les vôtres… Celles où nous nous rejoindrons… 1 » des troubles, l’impact des atteintes neurologiques
entre cognitions et affects.
I
l est une idée fréquente que le handicap est associé Sans négliger la place de la pulsion scopique 2,
à une dimension visuelle, aux stigmates visibles bien au contraire, et l’importance du signifiant visuel dans
sur le corps. Dans les représentations sociales, la notion la compréhension de la maladie et de son vécu, des prises
de handicap est souvent liée à la motricité ou aux sens en charge complexes, où il est question d’information,
(visuels ou auditifs), avec une mise en avant des aspects de définition et de redéfinition du handicap invisible
dysfonctionnels. et de ses implications multiples du point de vue personnel,
relationnel et social, sont mises en œuvre.
Les enjeux de ces prises en charge tendent à rendre
explicites, aux autres, voire à soi-même, les ressentis
Notes
corporels, les émotions, le langage muet-criant du corps,
1. Gaudriault C., 2016, Exposition « La probabilité du miracle »
les maux invisibles parfois acceptés, conscients, parfois
de Rancinan G., Gaudriault C., La base sous-marine, Bordeaux.
rejetés et déniés. Autrement dit, faire entendre la réalité
2. Sigmund Freud (1905) décrit la pulsion scopique et le plaisir de
regarder ; il souligne la fonction de l’organe œil comme une zone du corps « à la manœuvre » dans nos interactions avec
érogène. le monde, souvent lieu de tension, de non-reconnaissance,
de honte ou encore de fierté à ne pas s’avouer vaincu se combiner. Les processus d’identification, de projection,
par la maladie. se verraient altérés par ce vide.
Une sorte de dissonance identitaire est observée, Nous illustrerons nos propos à l’aide de deux exemples
un état d’inconfort psychologique en raison du caractère cliniques qui se situent entre le temps du diagnostic et
inconciliable d’éléments liés à l’identité de la personne. du suivi et la reconnaissance du handicap et de ses aspects
Elle serait à l’articulation non seulement d’un entre-deux évolutifs. Deux formes de handicap aux origines diverses
temporel, dont les deux pôles seraient « un avant la maladie ont été choisies : une situation où l’on évoquera les séquelles
/ un après avec la maladie », mais aussi d’un entre-trois, invisibles à la suite d’un traumatisme crânien, et une autre de
c’est-à-dire « ce que je suis, ce que je pense être et ce que sclérose en plaques. La dimension invisible étant différente
les autres voient de moi ». dans ces deux cas, une richesse supplémentaire est apportée
Ainsi, « l’avènement du handicap dans un contexte de à notre analyse.
migration plonge le sujet dans une crise de l’être où la rupture
entre le “hier” et “l’aujourd’hui” tient une place majeure » JULIE… ET LA VIE D’AVANT
(Combeau, Salaün, Daure, 2015). Julie a aujourd’hui trente et un ans. Elle avait quinze ans
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Au sujet de la migration, Cris Beauchemin avance notamment quand elle fut victime d’un accident de la voie publique
que la dissonance identitaire provoque un sentiment en sortant du lycée, qui lui causa plusieurs fractures
d’exclusion, l’envie de devenir français à tout prix, dans tout le corps et, surtout, la plongea trois semaines
sans pour autant pouvoir s’intégrer (Beauchemin, Hamel, dans le coma. Son cerveau a alors été endommagé
2016). C’est ce même phénomène que l’on observe pour toujours. Elle a été fauchée dans sa trajectoire,
en situation de handicap, à savoir un sentiment d’exclusion, arrêtée dans ses projets professionnels.
un projet de faire partie à tout prix du monde des valides Lors du premier entretien psychologique en cabinet
au point d’en arriver à un rejet des autres handicapés libéral, Julie a vingt-trois ans. Elle est adressée pour une
et à une non-reconnaissance de son statut qui, pour autant, problématique de séparation et d’autonomie émotionnelle
n’efface pas l’étrangeté. par la psychologue et les éducateurs de l’appartement
Autrement dit, la dissonance identitaire renverrait l’individu thérapeutique où elle habite.
à quelques questions existentielles : qui suis-je ? où est Au niveau de la présentation, Julie est une très jolie jeune
ma place ? femme, séduisante et coquette, polie. Seule une logorrhée
Ces questions, si elles demeuraient sans réponse trop – imperceptible pour l’interlocuteur non averti, qui la verrait
longtemps, engendreraient un effet profondément aliénant. comme extravertie et spontanée – entache un peu ce tableau
« Aliénant », parce qu’elles priveraient le sujet d’un socle qui semble tout à fait adapté.
stable sur lequel adapter ses postures quotidiennes. Julie perçoit une allocation adulte handicapé (aah) et elle
Sans le socle de cette identité, sans le socle de ses origines a été indemnisée par les assurances, reconnue victime
ou encore de ses racines, le sens du rapport à la vie d’un accident qui a laissé des séquelles à vie à 80 %.
s’effriterait pour l’être humain (Gaulejac, 2012). Néanmoins, autour d’elle, certaines personnes ne comprennent
« A-liénant », dans le sens du lien ou plutôt du non-lien, pas pourquoi elle ne travaille pas, pourquoi elle ne reprend
parce que la relation à autrui ne pourrait s’articuler, pas ses études. Certaines amies, sa marraine, ses parents
parfois, lui disent qu’elle devrait travailler, chercher La non-reconnaissance du handicap de Julie par ses proches
à s’occuper, gagner de l’argent et ne pas vivre comme alimente la dissonance identitaire entre ce qu’elle vit,
une rentière… après tout, elle n’est pas handicapée. le regard des professionnels et ce que lui renvoient
Julie est très ambivalente face à cette somme d’agent, ses connaissances. De plus, l’envie de Julie de vivre une vie
qui vient certes reconnaître son handicap et lui permettre comme avant, ainsi que ses propres constats de mal-être
quelques facilités financières, mais qui l’exclut et l’éloigne ajoutent de la complexité au tableau.
également de ses amies. Elle a pu acheter un appartement, Entre deux mondes, Julie essaye de travailler à tout prix,
alors qu’elle avait seulement vingt-quatre ans, un événement s’inscrit à Pôle emploi, puis à Cap emploi 3, mais l’étrangeté et
atypique pour son âge, ce qui, selon elle, a créé un décalage le sentiment de ne pas être à sa place persistent. Concernant
avec ses copines et a entraîné beaucoup de jalousie. le premier centre d’aide à la recherche d’emploi, elle dira :
Julie a un handicap invisible. On ne perçoit aucune séquelle « Ils ne connaissent pas le handicap, alors ils me proposent
motrice, aucune déformation de son corps ni de son visage. un travail inadapté » et à propos du second : « Ils me traitent
La lésion est à l’intérieur de son cerveau, on ne la voit pas comme une handicapée [rires de Julie], ils ne se rendent pas
à l’œil nu, mais elle est bien visible au scanner. La patiente compte de ce que je suis capable de faire et me proposent
un travail qui n’est pas à la hauteur de mes compétences. »
Sur le plan familial, ce n’est pas plus facile. Aînée d’une fratrie
de trois, Julie est la seule fille et, malgré son handicap, c’est
celle qui s’en sort le mieux. Son frère cadet est toxicomane,
et le benjamin de la famille est parti vivre à l’étranger
et demande constamment de l’aide financière aux parents.
Là aussi, la question de la place devient très importante : les
parents de Julie ne se montrent pas inquiets pour elle, mais
manifestent leurs préoccupations pour ses frères, ce que
la jeune femme vit comme une injustice, ne se sentant pas
reconnue. Elle dira souvent, dans un mélange d’agacement
et de satisfaction : « C’est moi la handicapée !! Je ne m’en sors
pas trop mal. »
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Huit ans après, le suivi de Julie est toujours en cours,
elle vient deux fois par mois. Elle a obtenu son permis
de conduire, a réussi à passer son bac par une validation
des acquis à l’université en deux ans, a obtenu son diplôme
de secrétaire médicale en trois ans et vit une relation
de couple stable depuis six ans.
Elle se sent beaucoup mieux et elle va beaucoup mieux,
« Vous savez,
souvent j’oublie raconte la surprise de son compagnon, lorsque le neurologue malgré les rappels de son corps et de son cerveau, qui
le handicap, lui a montré, en présence de Julie, son scanner et celui d’un ne la laissent pas oublier son accident : aggravation des
mais il ne
m’oublie pas. » cerveau sans lésion. « Quand il a vu toutes les lésions de mon symptômes neurologiques, douleurs articulaires, entorses
cerveau, il a été surpris, son visage a changé, il disait : “Ah, oui ! répétitives… Dans ses relations, c’est aussi douloureux,
Ah, tout ça ! Ah, je comprends ! ” Il a bien vu que je ne faisais pas conflictuel. Elle se sent incomprise et, à certains
du cinéma. » moments, sort la carte du handicap pour arrêter l’escalade
Seul le « mauvais caractère » de Julie est une gêne selon symétrique 4 avec les siens (Watzlawick, Helmick Beavin,
ses proches ; là aussi, le handicap n’est pas reconnu. Julie Jackson, 1972).
a des problèmes de mémoire immédiate, des difficultés Entre examens et rendez-vous médicaux, Julie a appris
de concentration, une grande fatigabilité, une persévération à faire appel à sa condition d’adulte handicapée
et une humeur paranoïde qui la rendent méfiante. Une et aux professionnels dans des situations conflictuelles,
labilité de l’humeur la déprime souvent, et une confusion que ce soit au cours de ses formations ou au travail, afin
mentale l’insécurise et l’angoisse régulièrement. Elle est alors de pouvoir bénéficier de certains avantages, de faire clarifier
considérée comme insistante, intolérante à la frustration ses difficultés auprès de ses supérieurs ou pour obtenir
et comme une fille à histoires, qui provoque des conflits. des aménagements si nécessaire. Néanmoins, elle ne sollicite
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Surtout qu’à certains moments, la fatigue semble disparaître, entré comme on entre en religion, dans les ordres… Chaque
et avec elle les autres difficultés physiques. élément y trouve une place, une fonction, une utilité, si bien
Pourtant, Franck sait qu’il y a quelque chose d’anormal que les déchets y sont extrêmement valorisés. De façon
en lui… Il est le seul à le reconnaître, car il l’éprouve au métaphorique, nous pourrions penser que la permaculture
quotidien. Peu de personnes ont perçu ce changement, cette lui offre, au-delà d’un savoir-faire, des principes de vie,
évolution. Il continue des activités sportives très physiques, une lecture du monde, mais aussi une vision de son propre
il s’est lancé dans une formation qui l’amène à développer rapport au monde qui l’entoure.
des efforts en extérieur quelle que soit la saison. De plus, il évoque comment il peut tirer profit de cela
Le choix de ses activités nous contraint à appréhender en montrant comment, dans cette nature, il peut devenir
une situation ambivalente qui entraîne de la confusion, du autonome et indépendant. Il peut y survivre, sans
doute dans les perceptions de ce jeune homme et de ceux
qui l’entourent. En effet, Franck, confronté à la fluctuation
de l’apparition de ses troubles, ainsi qu’au regard peu Notes
reconnaissant de son entourage, peut à la fois se savoir 3. Un réseau national d’organismes de placement spécialisés
au service des personnes handicapées et des employeurs
atteint par une maladie et ne pas en être convaincu.
pour l’adéquation emploi, compétences et handicap.
La caractéristique « invisible » de son affection – trouble de
4. Dans l’escalade symétrique, chacun cherche à avoir le contrôle
l’attention, démarche ébrieuse à certains moments, diplopie de la relation et cherche donc à imposer « sa » définition
– ne le marque pas du sceau indélébile du handicap. de la relation, ce qui entraîne une surenchère ne se terminant
que par la victoire de l’un sur l’autre ou par la rupture. Séparation
Se crée ainsi, à ce moment de sa vie, un espace où
que Julie craint plus que tout.
s’entremêlent des états transitoires, oscillant entre ce qu’il
5. La diplopie est la perception simultanée de deux images
était avant et ce qu’il sera demain… Ces états révèleraient d’un simple objet qui peuvent se déplacer horizontalement,
une identité en mutation, contrainte de changer. verticalement ou en diagonale.
dépendre d’autrui. C’est sur ce thème qu’il élabore de la sclérose en plaques. Cette habitude de fumer,
ses futurs projets : acheter un terrain proche de son lieu antérieure à l’arrivée de la maladie, est donc renforcée.
d’entraînement sportif (près d’une rivière), acheter un La dissonance identitaire dans laquelle il se trouve devient
tipy-house (une sorte de maison en bois sur une remorque, l’enjeu de sa consommation.
qu’il peut poser sur un terrain), partir vivre à Madagascar Cette addiction vient également révéler une tristesse, ainsi
et cultiver un lopin de terre…. que des symptômes dépressifs. La toxicomanie, en tant que
Ses projets d’indépendance et d’autonomie deviennent plus symptôme, se voit prise en compte, et un accompagnement
prégnants au fur et à mesure que la maladie s’installe. Ils révèlent au sevrage lui est proposé. Après quelques entretiens,
des réactions de sauvegarde du moi en proposant une utopie, un il met en échec cet accompagnement dans une logique
ailleurs imaginaire et pourtant très réfléchi. Cette utopie viendrait interactionnelle de défiance.
faire barrage à une tentative sociétale de Sous l’emprise des effets du cannabis,
catégorisation sociale et d’assignation à un Franck calme son anxiété et se laisse aller à
groupe d’appartenance, celui des malades. Elle Le caractère invisible s’imaginer ailleurs. Et les journées passent,
revêt également un caractère de résistance des symptômes sème la réalité de l’immobilisme, la paralysie
citoyenne contre l’évolution d’un monde se des zones floues de ses projets prend corps en lui. Face
détruisant lui-même. On peut également dans la définition à ses projets, il ne fait rien. La tristesse
voir ici une valeur identitaire affirmée, mais du lien social. et la résignation s’installent, la maladie
aussi une analogie avec sa propre condition, et le handicap s’invitent dans le quotidien.
celle d’une personne atteinte d’une maladie Aujourd’hui, le diagnostic est posé
auto-immune. Les « objets investis » ne le seraient jamais par et explicite, ne laissant aucune alternative. La dissonance
hasard, ils sont le reflet de notre personne et de notre histoire. et son lot de malaises et de contradictions ont laissé place à
De même, sur le plan familial, cette quête d’indépendance une identité dont les contours se sont vus affublés d’un nouvel
viendrait s’opposer à une attitude maternelle trop élément : le handicap. Sa canne en bois sculptée, héritage
protectrice depuis l’arrivée de la maladie. Le caractère non de son grand‑père, est remplacée par un déambulateur.
visible et fluctuant du handicap contribuerait à penser ses La rationalisation de son état le rend plus lucide et, par voie
utopies comme réalistes, se défendant ainsi de la pensée de conséquence, plus grave. Il parcourt aujourd’hui les chemins
dévalorisante d’être dépendant de sa mère. de la rééducation, et le handicap bien présent ne laisse plus
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Nous voyons ici comment Franck s’appuie sur ses valeurs aucune ambiguïté dans ses relations avec les autres.
de liberté, d’indépendance et d’autonomie, mais aussi Cependant, lors du dernier entretien, il était agréable de
sur le rejet d’une société hypermoderne, où l’efficience l’entendre parler de ses prochains itinéraires imaginaires
est de mise pour lutter contre le sentiment d’une sclérose et réalistes. Son désir d’émancipation est toujours bien
de sa vie. Nous voyons également comment le caractère présent. Ainsi, s’appuyant sur un socle identitaire plus
invisible et non permanent des troubles contribuerait à solide, peut-être trouvera-t-il en lui l’élan nécessaire
produire des voies de dégagement, solution ayant un haut pour se réaliser ?
potentiel de narcissisation.
La relation avec les professionnels de santé est traversée DISCUSSION
par un ensemble de scenarii allant de son histoire familiale Selon Erving Goffman (1975), le stigmate est l’écart
remplie d’un contenu qui le précède à la volonté d’avoir des par rapport aux attentes normatives des autres à propos
réponses. Pour autant, c’est dans l’échange des mots, dans la de l’identité de quelqu’un ou de sa propre identité.
reprise du diagnostic par la parole que l’incertitude tendra à L’auteur distingue les stigmates visibles et invisibles.
se réduire. L’ambivalence des attitudes à l’égard du handicap, Il décrit le handicap invisible comme l’absence d’image
l’acceptation progressive des aides techniques, vont tendre de handicap qui est pointée, visible. L’image que la société
à réduire la dissonance identitaire pour une meilleure renvoie de l’individu est celle d’une personne sans handicap,
consonance. Le handicap deviendra une réalité subjective, dont les difficultés de fonctionnement seraient corrigeables
congruente avec son identité. par la simple volonté. Donc l’énergie déployée par le sujet
Franck développe depuis quelques années une addiction pour compenser le handicap n’est pas reconnue, au contraire,
au cannabis. Là encore, il commente avec conviction il est soupçonné de ne pas faire d’effort.
l’utilisation médicamenteuse qu’il en fait. Il en décrit Le caractère invisible des symptômes sème, nous l’avons
les effets relaxants bien utiles pour lutter contre les effets vu, des zones floues dans la définition du lien
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à se confronter systématiquement au discours médical. Pour notre part, notre propos s’oriente vers ce que nous
Ainsi, pour Julie, nous pouvons observer : appellerons la « dissonance identitaire ». ◗
• une posture ambivalente, entre sollicitations de multiples
points de vue des spécialistes du monde de l’insertion
professionnelle et une éternelle insatisfaction au regard
des réponses qui lui sont apportées. Elle parvient à suivre
une formation, après avoir obtenu, non sans heurts,
de nombreuses adaptations afin d’obtenir son diplôme
pour un métier qu’elle ne pourra peut-être pas exercer ;
• une énergie sans cesse renouvelée pour trouver
des solutions d’adaptation ;
• l’objectif d’être le plus possible dans le monde des valides
et de correspondre au projet d’avant l’accident ;
• la nécessité de trouver sa place, dans une attitude
de revanche envers les professionnels qui lui ont suggéré
de ne pas persévérer pour la formation ou le travail.
Quant à Franck, c’est une attitude de défiance qu’il exprime.
Il emploie une contre-argumentation systématique, amenant
le médecin dans une escalade symétrique. Ce jeu relationnel
rend compte de son absence de confiance dans le corps
médical, tout en lui conférant une légitimité. Nous pourrions
faire l’hypothèse que l’entreprise de sape du corps médical