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Armelle Enders, Histoire de Rio de Janeiro, Paris, Fayard,

2000, 408 p., 150 F.


Jacky Buffet
Dans Revue d’histoire moderne & contemporaine 2001/4 (no48-4), pages 231 à 233
Éditions Belin
ISSN 0048-8003
ISBN 2701131049
DOI 10.3917/rhmc.484.0231
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Comptes rendus

ANNE BONZON, L’excellente collection d’Histoire religieuse


L’esprit de clocher. Prêtres et paroisses de la France, dirigée par Bernard Barbiche
dans le diocèse de Beauvais (1535-1650), vient de s’enrichir de l’ouvrage très remar-
Paris, Éditions du Cerf, 1999, 528 p., 198 F. quable d’Anne Bonzon, tiré de sa thèse de
doctorat. Le travail, pourtant, n’était pas sans
entraves. Le choix primitif de la thématique, l’étude du diocèse de Beauvais, ne risquait-
il pas de reproduire les problématiques de recherches antérieures qui avaient privilégié
ce cadre administratif, commode en apparence? En outre, il ne s’agissait pas de n’im-
porte quel évêché. Beauvais et ses quatre cents paroisses, quoiqu’on s’en défende, évo-
quent pour tout moderniste la grande référence goubertienne. Anne Bonzon en était
parfaitement consciente mais justifia sa persévérance à travers une série argumentaire
très convaincante. L’élection géographique d’abord. Au regard des études diocésaines
précédentes qui avaient surtout privilégié les périphéries, les terres beauvaisiennes se
situent au cœur du domaine capétien, à proximité de Paris et de Saint-Denis dont l’in-
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fluence patronale n’est pas négligeable. L’historienne, ensuite, fonde son choix sur l’en-
jambement chronologique tout à fait pertinent ici, puisqu’il lui permet d’observer la
naissance de la Réforme calviniste au nord et surtout au centre du territoire et de prendre
la mesure de l’application des décisions tridentines. Enfin et surtout, peut-être, les cadres
spatio-temporels conduisent l’auteure, un peu par la force des choses, à utiliser des
sources moins fréquemment sollicitées en pareil cas. L’absence de procès-verbaux de
visites pastorales, de registres d’insinuations et d’ordinations, la contraint, avec bonheur,
à exploiter à la fois les très riches fonds de l’officialité et, plus original, ceux des comptes
de fabrique ou des déclarations de franc-fief susceptibles d’offrir une connaissance du
patrimoine fabricien.
Mais toutes ces orientations archivistiques se trouvent bien sûr guidées par l’op-
tique générale de la thèse. Il s’agit, comme l’indique le sous-titre, d’étudier les multiples
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relations des prêtres et de leurs paroissiens au cours de cette période de remise en cause
radicale, de combats puis de retours à l’ordre suivant de nouvelles références spirituelles.
Deux évêques semblent illustrer clairement ce mouvement. Odet de Châtillon, frère de - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

Coligny et cardinal, qui passera à la réforme sans avoir vraiment montré beaucoup d’in-
térêt pour sa charge; Augustin Potier (1617-1650), politique raté dont le long épisco-
pat favorise l’entrée du Beauvaisis dans la dynamique contre-réformée. Bénéficiant de
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l’appui de fortes personnalités catholiques extérieures au diocèse, Bourdoise ou Vincent


de Paul par exemple, il pourra aussi compter sur un clergé de mieux en mieux formé,
qui répond en cela à certaines préoccupations précoces des fidèles. Le remarquable cha-
pitre II fondé en partie sur les cahiers de doléances des années 1560, 1576 et 1614,
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montre l’intérêt critique des urbains au sujet des capacités morales et pastorales des
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clercs. Progressivement, comme le traduisent les statuts synodaux entre 1531 et 1646
et leur analyse lexicale exemplaire, s’impose et se diffuse, à la ville et à la campagne,
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l’image du bon prêtre. Au XVIIe siècle, il sera celui qui «surveille, contrôle, informe»
(p. 180), suscitant puis imposant avec plus ou moins de réussite une modélisation des
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comportements des fidèles et des communautés. L’enracinement local, soutenu par la


stabilité curiale (les deux-tiers des titulaires n’occupent qu’un poste durant leur minis-
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tère), l’origine largement rurale des prêtres qui, dans leur ensemble et parfois un peu
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COMPTES RENDUS 217

plus tôt qu’ailleurs, se plient à la discipline nouvelle, sont autant de conditions en prin-
cipe favorables aux nécessités du changement désiré par l’Église et de réponses aux
attentes paroissiales.
Pourtant les catholiques ordinaires, tenants de certaines exigences, ne sont pas una-
nimes à ce propos. Les villages ici semblent se séparer dans un premier temps des gens
de la ville – Beauvais seulement? – au moins jusque dans les années 1630. Pour une
part, les ruraux tolèrent encore largement les incartades de leurs pasteurs tout en sou-
haitant clairement qu’ils soient extérieurement dignes de leur fonction. Mais donnent-
ils nécessairement le même sens à la sacralisation du sacerdoce que les membres de
l’Église enseignante? Un certain nombre d’entre eux intègreront pourtant lentement plu-
sieurs des modalités ecclésiologiques et spirituelles du concile. Le très bon chapitre VIII
montre comment peu à peu les marguilliers de village ou de bourg ont saisi la distinc-
tion entre le profane et le sacré dans leur culture religieuse et l’ont appliqué dans leur
administration fabricienne en engageant l’essentiel de leurs dépenses en faveur des œuvres
pies. Cette appropriation imposée n’empêchera pas le maintien de relations ambiguës et
souvent conflictuelles entre les hommes de la fabrique et leurs prêtres.
L’intelligence de ce travail, la précision de ses développements, la clarté de son exposi-
tion conduisent peut-être le lecteur à regretter que quelques passages de la dernière partie
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soient moins novateurs. Le chapitre IX, tout spécialement, ne nous dit pas grand chose des

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processions, des pèlerinages et moins encore du culte des morts. Pourtant, au terme de cette
enquête exemplaire et inventive, on ne peut que féliciter l’auteure d’avoir si bien mené cette
recherche et souligné avec force les multiples contradictions qui accompagnèrent l’effort d’ac-
culturation religieuse tant du côté des pasteurs que des laïcs. Les premiers, quasiment obsé-
dés par la «logique de la séparation», pourfendeurs de la profanité du monde, mettent alors
en valeur la place éminente qu’ils occupent désormais au service de Dieu. L’affirmation hié-
rarchique de l’Église avait pourtant un prix: la réaction des communautés devant les ambi-
tions, les manquements, les transgressions des membres du premier ordre. Cet
anticléricalisme plutôt rural parce qu’entretenu par les toute profanes ponctions dîmières,
faisait bon ménage cependant avec le besoin de prêtres exprimé par les paroissiens sou-
cieux de sacrements mais peu enclins à s’organiser en confréries nouvelles. À terme donc
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la complicité et la compréhension longtemps réciproque entre les hommes du sacré et les
peuples du profane se déliteront sous l’action impérative et légaliste des premiers. Est-ce là
l’une des origines d’un détachement lent mais progressif de ces peuples chrétiens du - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

Beauvaisis, où les comportements citadins et campagnards ne se confondent pas toujours


ici aussi, peut-être las d’être devenus dociles? C’est là une autre perspective, une autre
enquête pour un autre travail que cette thèse toute en finesse conduit à proposer.
Alain CABANTOUS
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PHILIPPE BOUTRY, DOMINIQUE JULIA En juin 1993, se déroulait à Rome une


(DIR.), table-ronde, sous la direction de Philippe
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Pèlerins et pèlerinages Boutry et Dominique Julia, ayant pour but


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dans l’Europe moderne, d’étudier les flux pèlerins et le rayonnement


Rome, École Française de Rome, 2000, 518 p. des grands sanctuaires. C’est le résultat de
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ces journées qui nous est aujourd’hui pré-


senté sous forme d’un volume particulièrement riche s’appuyant sur de très nom-
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breux graphiques et cartes. Il s’ouvre par une présentation générale du fait pèlerin
en Europe due à Dominique Julia. Au début de l’époque moderne, de nombreuses
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critiques s’élèvent contre le pèlerinage. Elles proviennent des tenants de la devotio


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moderna, d’humanistes comme Érasme ou du monde protestant. Malgré ces attaques,


on assiste à un renouveau entre 1550 et 1650, mouvement à replacer dans le cadre
de la reconquête catholique. Une nouvelle vague de méfiance se développe ultérieu-
rement parce que le statut du pauvre change, mais aussi parce que les États tiennent
à mieux contrôler les déplacements, afin de réprimer mendicité et vagabondage, et
que l’esprit des Lumières s’oppose à ce qui est trop souvent assimilé à des pratiques
proches de la superstition. Pour faire l’histoire de ce phénomène, D. Julia insiste sur
la nécessité de recourir à trois sources essentielles : les registres des hôpitaux et des
confréries ; les comptes des hôpitaux ; les archives des États. Il trace ensuite quatre
axes d’études futures : mesurer les flux afin d’analyser les phases de déclin et de crois-
sance, envisager la place des événements politiques ou sociaux dans ces évolutions,
tenir compte des variations saisonnières et, surtout, considérer l’ensemble de la
démarche des fidèles depuis leur départ jusqu’à leur retour.
Pour illustrer, conforter ou nuancer ce tableau d’ensemble, suivent douze contri-
butions s’articulant autour de deux thèmes. Les auteurs envisagent d’abord les zones
de partance et de passage, l’Allemagne (I. Mieck) ou la Toscane (S. Landi), mais
aussi l’Europe orthodoxe dont les fidèles se rendent au Mont Athos (R. Gothóni).
L’accent est ensuite mis sur les archives des institutions hospitalières des grands sanc-
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tuaires. Sont ainsi envisagés l’Hospital Real de Saint-Jacques-de-Compostelle

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(G. Provost, B. Pellistrandi), l’hospice de Bari (S. Russo), l’Opera pia Germanica de
Lorette (A. Stannek), l’Hopital Santa Maria della Carità de Reggio Emilia (L. Artioli) ;
nombreux sont les participants à se pencher sur les innombrables institutions
romaines comme Saint-Julien-des-Flamands (Y. Lammerant), Saint-Louis-des-
Français (D. Julia, Ph. Boutry), Saint-Antoine-des-Portugais (M. de Lurdes Rosa),
Saint-Claude-des-Bourguignons (I. Brian) ou Santa Maria dell’Anima (A. Stannek).
Devant nous défilent alors des foules de pèlerins venus d’Allemagne, de Russie, de
France, de la Péninsule Ibérique, des Pays-Bas espagnols… Les itinéraires person-
nels ne sont pas oubliés et surgissent des figures originales comme celle de Jacob
Duflo parti de Bruges le 20 mars 1720 pour se rendre à Rome avec deux compa-
gnons.
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Le phénomène pèlerin est trop souvent assimilé à un lent déclin qui commen-
cerait à la fin du XVIIe siècle. Certes des indicateurs prouvent cette baisse de fré-
quentation : si Saint-Louis-des-Français accueille en moyenne 608 personnes par an - cairn convertisseurs
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en 1701-1710, il n’en abrite annuellement plus que 460 en 1762-1770. Les guerres
ou les épidémies sont des facteurs essentiels pour expliquer le ralentissement ponc-
tuel du pèlerinage. Les États jouent un rôle capital. Néanmoins, la répétition des
mesures prises par la monarchie française (1665, 1671, 1686, 1738…) prouve que
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si les mesures restrictives freinent le mouvement pèlerin, elles ne le tuent pas pour
autant. Au sein même de l’Église, les mentalités changent et une certaine méfiance
s’installe, y compris parmi les communautés d’hospitaliers ; les responsables de Saint-
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Antoine-des-Portugais reprochent ainsi à leurs visiteurs les vols commis dans les bâti-
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ments où ils sont hébergés. Dans les zones de départ, une hostilité se fait également
jour et des prédicateurs condamnent le pèlerinage comme c’est le cas en Flandre,
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avec Fulgentius Hellynckx dont les textes sont publiés en 1742. Le déclin ne doit
cependant pas être assimilé à une inexorable et régulière baisse ; que survienne une
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célébration exceptionnelle, comme un jubilé, et de nouvelles foules se pressent sur


les chemins qui mènent vers les sanctuaires.
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Parallèlement est envisagée la dimension géographique du pèlerinage. Grâce à


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l’étude du fait pèlerin apparaissent de grandes aires à la fois culturelles et religieuses.


La confrontation entre les foules se rendant à Saint-Jacques-de-Compostelle et celles
allant à Rome fait clairement apparaître deux France : l’une « compostellane » couvrant
l’Ouest et le Sud-Ouest de la France ; l’autre plus « romaine » s’étendant sur les pro-
vinces du Nord, du Nord-Est et du Sud-Est ; vaste opposition qui se maintient tout
au long des XVIIe et XVIIIe siècles. L’ouvrage aborde également des échelles plus réduites
pour faire apparaître la diversité des comportements régionaux. Si, à la fin du
XVIIe siècle, Besançon et Dole, ont environ le même nombre d’habitants, la première
envoie deux fois plus de pèlerins à Rome que la seconde. Rien n’est figé et les zones
de départ des pèlerins évoluent très vite, comme le montre l’exemple de Saint-Nicolas
à Bari : en 1731-1732, les deux tiers des pèlerins étrangers viennent d’Europe Centrale,
proportion qui passe au quart en 1769-1771. À l’époque contemporaine, les aires de
recrutement de ces pieux voyageurs semblent évoluer beaucoup plus vite. Les
Portugais, innombrables à se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle pendant l’année
sainte de 1857, sont très peu nombreux à le faire lors des deux célébrations suivantes,
en 1858 et 1869. L’évolution des moyens de transport, les changements politiques et
les nouvelles qui circulent de plus en plus vite provoquent ces revirements qui bou-
leversent profondément la géographie pèlerine. La marche elle-même est sujet de chan-
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gement. Il devient alors extrêmement hasardeux de dessiner des routes de pèlerinage,

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un auteur mettant très justement en avant le « caractère très divers – et peut-être aléa-
toire – de la progression du pèlerin » (p. 300). Les pulsions personnelles ou les ren-
contres de hasard entraînent les fidèles à prolonger leur errance. Jérôme De Snouck
repart de Rome pour rejoindre ses Flandres natales en 1682 ; cependant un crochet
par Livourne change le cours de son voyage et il s’engage comme marin avant de
déserter.
Le pèlerinage n’est pas seulement un fait chiffré, c’est avant tout la démarche
d’individus dont il faut saisir les attentes. Le pèlerin est surtout un homme, jeune
et célibataire, souvent solitaire. Sa déambulation peut parfois être assimilée à un rite
de passage à l’âge adulte, dernière occasion de courir les routes avant de se fixer.
Mais c’est aussi une démarche spirituelle profonde. L’importance des convertis le
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prouve ; en 1783, près de 9 % des pèlerins allemands accueillis à Rome sont d’an-
ciens protestants qui soutiennent leur croyance en la foi catholique par de longs
déplacements. Deux moments sont particulièrement propices au voyage : le prin- - cairn convertisseurs
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temps et le début de l’été ; et la fin de l’année, bien que ce second moment perde
de son importance au cours du XVIIIe siècle. Mais derrière ce portrait général se
cachent des individualités et des évolutions. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les
archives hospitalières signalent deux changements : l’âge des personnes accueillies
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augmente, et la part des femmes s’accroît. Est-ce le signe d’une modification du


recrutement des fidèles ou une insensible transformation des institutions hospita-
lières ? La majorité des auteurs semble pencher pour la seconde solution. Créés pour
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les pèlerins, ces lieux d’hébergement deviennent lentement des foyers d’aide autour
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desquels gravite une « population flottante » (p. 452). La marche pèlerine est parfois
une « stratégie de subsistance » (p. 354). Les registres font en effet apparaître des
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« habitués » comme Claude Paulin, originaire du Jura, accueilli huit fois à Rome
entre 1687 et 1695. Les archives des États fournissent des renseignements concor-
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dants. Denis Verasquin est arrêté à Caen en 1788, occasion de découvrir qu’il court
les sanctuaires pour y acheter de petits objets pieux qu’il revend aux paysans nor-
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mands. Ces marcheurs sont-ils des croyants en quête de spiritualité ou de pauvres


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errants demandant la charité ? Pour les contemporains, la réponse ne fait pas de


doute et, vers 1770, ils assimilent Saint-Louis-des-Français à « un hospice de pauvres,
logés dans la promiscuité et nourris chichement : les pèlerins de qualité préfèrent
loger ailleurs » (p. 448). L’historien est alors devant un monde aux multiples acteurs
où se croisent des dévots souhaitant approcher Dieu, des personnes souffrant du
syndrome de Moitessier ne pouvant retrouver une vie sédentaire, et des mendiants.
La frontière entre ces trois états est parfois perméable et l’ouvrage nous offre une
réflexion en termes de temps long sur ces questions.
Philippe MARTIN

BERNARD DOMPNIER,
MARIE-HÉLÈNE FROESCHLÉ-CHOPARD (ÉD.), À la suite de premières journées
Les religieux et leurs livres d’études antérieurement publiées en 1997
à l’époque moderne, dans un numéro spécial de la Revue d’his-
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires toire de l’Église de France sous le titre
Blaise-Pascal, 2000, 296 p., 180 F. Livres et
culture du clergé à l’époque moderne, cette
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seconde étape de l’enquête menée depuis plusieurs années au Centre de la Vieille

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Charité de l’EHESS à Marseille apparaît exemplaire des résultats que peuvent obte-
nir des travaux menés dans la durée. Après le panorama général qui avait fait l’ob-
jet de la première publication, le présent volume regroupe une quinzaine de
communications autour du thème plus restreint des lectures des réguliers, dans un
cadre français, à l’exception de la contribution de Roberto Rusconi consacrée à l’Italie.
Les deux maîtres d’œuvre du volume cernent en introduction les apports et les
limites des sources, en particulier des inventaires révolutionnaires, naturellement sol-
licités dans nombre d’interventions, mais soulignent aussi les modalités diverses du
rapport des religieux aux livres. Les contributions successives passent de l’étude de
cas – parfois alourdies de longues énumérations de titres et d’auteurs, sans doute
nécessaires, mais qui auraient peut-être pu faire l’objet d’annexes – à des réflexions
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comparatives et à des éclairages plus généraux. Le premier niveau d’analyse porte
sur le nombre extraordinairement différent des livres qui, dans les maisons étudiées
ou évoquées, se situe entre moins de 300 et près de 60 000 volumes. Le premier et - cairn convertisseurs
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le plus extérieur des critères de différenciation est sexuel : il y a beaucoup moins de


livres dans les maisons féminines que dans leurs homologues masculins : 530
volumes, en 1790 dans la maison de Nancy de la Congrégation Notre-Dame étu-
diée par Philippe Martin, ce qui la place en bon rang parmi les congrégations fémi-
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nines du district, qui ont en moyenne moins de 300 volumes ; entre 600 et 1 200
volumes pour sept maisons du Maine. Dans les maisons d’hommes – Oratoriens,
Jésuites, Minimes, Capucins, Dominicains ou Carmes – les bibliothèques conven-
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tuelles comprennent le plus souvent entre 1000 et 2500 volumes ; mais celles des
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Mauristes sont comprises entre 3 500 et 13 000 volumes, à l’exception de Saint-


Germain-des-Prés (49 000 volumes) ensemble impressionnant, mais lui-même infé-
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rieur aux quelque 58 000 volumes des Génovéfains de Paris. À l’intérieur d’un même
ordre, la hiérarchie des bibliothèques privilégie, comme l’illustre D. Varry à propos
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des bibliothèques des Capucins en Franche-Comté, les maisons provinciales ou les


centres d’études (1 250 volumes au couvent de Lure, mais 3 600 à celui de Besançon,
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résidence du provincial, et 2 700 à celui de Belfort, où est enseignée à partir de


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1 730 la philosophie).
Le second critère est évidemment lié à la vocation particulière de chaque ordre. Il
explique l’importance de bibliothèques mauristes ou génovéfaines, alors que la plupart
des bibliothèques des Capucins étudiées par B. Dompnier se situent autour du millier
de volumes. Comme le rappelle Louis Châtellier dans sa conclusion, il faut distinguer
les bibliothèques très savantes d’une élite intellectuelle elle-même productrice – les
Mauristes ont publié plus de mille volumes (mais leurs auteurs ne représentent qu’un
peu plus de 2 % des membres de l’ordre) – et celles qui visent à maintenir une congré-
gation dans l’esprit de sa règle mais où la recherche, au-delà, est suspectée d’être dan-
gereuse curiosité.
Cette limitation est particulièrement nette dans les maisons de femmes, comme
celles de la Congrégation de Notre-Dame à Nancy, ou celle de Visitandines, d’Ursulines
et d’autres maisons mancelles. Le livre est pour la congrégation enseignante de Notre-
Dame un outil pédagogique, mais surtout le support d’une dévotion et d’une spiritua-
lité fortement encadrées, fondées sur quelques ouvrages, comme l’Imitation et les
Heures. Ce qui n’empêche pas cette autre forme d’appropriation, beaucoup plus spi-
rituelle qu’intellectuelle, que constitue la copie de recueils de prières et de méditation.
L’exemple manceau, développé par R. Bons, montre pourtant l’importance que l’écri-
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ture revêt pour ces filles, issues dans certaines maisons des meilleures familles, qui s’y

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raccrochent par le biais d’une littérature manuscrite à usage personnel, mais parfois
aussi collectif, qu’il s’agisse de cantiques, de manuels destinés aux élèves, voire de
poèmes ou de pièces de théâtre moraux.
Plusieurs contributions mettent en évidence l’incidence de multiples facteurs sur
la composition des bibliothèques. Dans la plupart des maisons d’hommes, la théologie
et les sciences ecclésiastiques représentent au moins 65 % à 80 % du fonds. Alors que
les bibliothèques des Capucins privilégient la théologie dogmatique et la théologie
morale, le point fort des bibliothèques des Carmes analysées par M.-H. Froeschlé-
Chopard est la théologie mystique (traités de spiritualité, exercices de piété, Instructions
chrétiennes, Préparations à la mort, qui nourrissent leur vie spirituelle et celle de leurs
dirigés). De même, les bibliothèques dominicaines décrites par B. Montagnes sont mar-
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quées par la tradition thomiste, à l’exclusion des autres écoles théologiques, qui ne trou-
vent place que dans le cadre de controverses, ainsi que par un antijésuitisme qui les
rend ouvertes aux thèses jansénistes. - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

Cette diversité se nourrit d’autres facteurs. Chaque couvent dépend de l’aire cul-
turelle où il se situe, comme l’illustre la comparaison menée par L. Châtellier, excep-
tionnellement fondée sur des inventaires de l’époque de la guerre de Trente Ans entre
les Oratoriens de Nancy et les Jésuites d’Ensisheim (quasi-égalité du français et du latin
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dans le premier cas, 86 % de livres en latin et 12 % en allemand à Ensisheim). De même,


M.-H. Froeschlé-Chopard et G. Sinicropi comparant aux couvents de Carmes méri-
dionaux celui de Vic en Lorraine montrent la part beaucoup plus forte dans ce der-
- - 10.0.0.129

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nier de l’édition parisienne ou des centres d’Europe du Nord. Les mêmes exemples
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ancrés dans la France de l’Est ou du Midi plaident en faveur d’une autre hypothèse,
qui lie l’ancienneté et la richesse d’une bibliothèque à l’intensité et à la précocité de la
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diffusion de la Contre-Réforme et à celles du combat contre l’hérésie qui exige, selon


les termes mêmes de M.-H. Froeschlé-Chopard, « une plus grande étude et aussi une
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plus grande combativité » ; ce qui intègre dans la problématique les écarts géographiques
et chronologiques de la pénétration de l’écrit, vecteur de l’hérésie et de la controverse.
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Quel est, cependant, le rapport entre la bibliothèque d’un couvent et la culture


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222 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

monastique ? L’exemple du Val de Champagne évoque au sein de la maison les


bibliothèques de l’abbé et du prieur, fortes chacune de plus de 200 volumes, les
livres non inventoriés des cellules, voire ceux des presbytères des cures rattachées
au couvent ; plus largement encore, il suggère que les thèses soutenues par les reli-
gieux impliquent la connaissance d’ouvrages récents qu’on ne trouve pas dans leurs
collections. L’article de Daniel-Odon Hurel montre bien, à propos des controverses
qui traversent au XVIIe siècle la nébuleuse bénédictine, que la place consacrée au
sein de chaque ordre à l’activité intellectuelle dépend de la règle, mais aussi de son
interprétation, c’est-à-dire, également, du rôle des autres activités et du sens qui leur
est donné (le travail manuel répond-il à de simples nécessités économiques, ou doit-
il être considéré comme un exercice pénitentiel, donc avant tout spirituel ?). Cette
confrontation, essentielle, de la règle, de son interprétation et de la réalité est reprise
par B. Dompnier à propos des Capucins, auxquels la radicalité du vœu de pauvreté
interdit en principe toute possession individuelle de livres, utilisés surtout par les
prédicateurs, dans une perspective pastorale et spirituelle, et non intellectuelle.
Pourtant, on voit très bien comment l’interprétation de la règle s’assouplit progres-
sivement sous l’effet de trois facteurs : des raisons pratiques incitent au développe-
ment d’un usage individuel prolongé de certains ouvrages, tandis que s’émousse
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l’esprit initial de complet dépouillement personnel des individus. Enfin, et peut-être

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surtout, les règles de l’ordre, établies vers 1530, sont devenues obsolètes par rap-
port à la place prise par l’imprimé depuis la première moitié du XVIe siècle, ce qui
a conduit de fait les Capucins comme sans doute d’autres ordres, à en réévaluer la
place dans leur formation comme dans leur pastorale.
L’incidence de l’environnement culturel pose à l’évidence le problème, complexe,
de la modernité et de la vitalité même de ces bibliothèques au fil des décennies. La pre-
mière grande vague d’acquisitions de ces bibliothèques, fin XVIe – début XVIIe siècle,
correspond bien à l’époque, cernée par L. Châtellier dans sa conclusion, mais dont l’ob-
servation est perturbée par le décalage de date de création des maisons, où un couvent
se munit des ouvrages nécessaires pour répondre aux exigences de ses missions, garan-
tir son orthodoxie et lutter contre l’hérésie. Les vagues ultérieures, à l’époque de Louis
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XIV, peuvent, me semble-t-il, correspondre soit à un changement de contexte politique
et culturel (ainsi à Perpignan après 1660), soit à un renouveau de la controverse dans
les provinces marquées par l’hérésie, soit, plus généralement, à la nécessité pour les régu- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

liers de s’adapter à la constitution d’une couche plus stable et plus ample de laïcs issus
des collèges, aux bibliothèques très amplement fournies, et dont le niveau de culture reli-
gieuse est lui-même en forte progression. C’est, peut-être, autant du côté de la «consom-
mation» générale du livre que de la production qu’il faut chercher alors l’explication du
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

gonflement des bibliothèques monastiques.


La généralisation d’un clergé séculier instruit, en particulier dans les villes, réduit
sans doute ensuite, comme le souligne L. Châtellier, le rôle de foyer culturel et spiri-
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

tuel des couvents. Est-ce, comme il l’écrit, « à la veille de la Révolution française » ? Il


sur www.cairn.info

me semble que les graphiques – malheureusement trop rares – de classement des titres
par décennie d’édition sont l’indice d’une cassure bien antérieure, dans certains ordres.
07/12/2023

Certes, les couvents n’en sont plus alors à s’équiper des titres nécessaires qui gonflent
les achats des premiers temps d’existence de chaque maison ; et bien entendu le repé-
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rage précis des dates d’édition laisse intact – mais cette objection n’empêche aucune-
ment les comparaisons entre les éléments des courbes – le problème des achats
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ultérieurs, voire de seconde main, et celui des livres non datés. Les éditions du
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COMPTES RENDUS 223

XVIIIe siècle, qu’elles soient d’ouvrages religieux ou profanes, n’occupent qu’une place
fort modeste dans la plupart des bibliothèques monastiques: 13,5%, soit 60 à 70 ouvrages
pour l’ensemble du siècle, chez les Minimes de Dole étudiés par M. Vernus; une dou-
zaine d’achats, entre 1730 et 1790, chez les Carmes de Toulon, et à peu près autant chez
ceux de Vic ou de Perpignan (à l’exception de 54 volumes d’un ouvrage édité en 1775
qui pourraient, selon l’hypothèse de M.-H. Froeschlé-Chopard, être destinés aux membres
d’une confrérie).
Il serait sans doute erroné de chercher à ce recul une cause unique. La réduction,
voire l’effondrement des effectifs – 6 religieux en 1723 chez les Carmes déchaux de
Perpignan, 4 en 1790, 4, également, chez ceux de Toulon – l’expliquent au moins par-
tiellement, car il y devient difficile d’y entretenir intellectuellement et matériellement
des structures collectives telles que les bibliothèques. Mais la disparition de l’hérésie,
suivie à une génération de distance de l’affaiblissement des polémiques pro- ou anti-
jansénistes, a sans doute également contribué à réduire la combativité de certaines mai-
sons. On peut aussi, en tout cas chez les ordres dont la vitalité reste indéniable, tels
que les Capucins, évoquer les progrès de l’appropriation personnelle du livre chez des
hommes et des femmes pour lesquels, en contrepoint des pratiques collectives, la lec-
ture est une étape ou un moyen vers la dévotion et la méditation. Cette interprétation
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optimiste n’est pas elle-même généralisable. Évoquant de multiples manquements à la

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


règle – telle qu’on pouvait l’interpréter à la fin du règne de Louis XV – qui témoi-
gnent plus d’un besoin accru de confort que d’un souci de dévotion, les supérieurs des
Capucins de Bretagne déclarent au chapitre de 1768 : « nous nous plaignons amère-
ment que la lecture des livres saints est extrêmement négligée, et ordonnons qu’on en
reprenne l’usage ». Il s’agit là, bien entendu, d’un texte normatif que la loi du genre
pousse à la dénonciation d’excès volontairement amplifiés ; il semble pourtant difficile
de croire dans ce cas que l’avachissement de ces pratiques s’accompagne d’un progrès
de la dévotion individuelle des moines. La question de la vitalité – terme extrêmement
ambigu – ou plus précisément de la vitalité intellectuelle des ordres religieux n’a pas
de réponse générale ; elle dépend sans doute non seulement de la règle de chaque ordre,
mais aussi de sa pratique réelle et de son évolution au sein de sociétés régionales et
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locales elles-mêmes différentes. Nous disposons désormais, grâce à ce passionnant
recueil, d’une batterie d’indicateurs qui nous incitent à nuancer notre analyse, et donc
à de nouvelles recherches. Faire état des acquis, et nous permettre de faire évoluer un - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

questionnement, c’est bien là le critère d’un ouvrage de grande qualité.


Jean QUÉNIART
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

MICHEL BLAY, ROBERT HALLEUX (DIR.),


La science classique, XVIe-XVIIe siècles : Les développements récents des études
dictionnaire critique, d’histoire des sciences en France ont suscité
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

Paris, Flammarion, 1998, 870 p., 395 F. le besoin d’instruments de travail permettant
sur www.cairn.info

de s’orienter et de prendre connaissance de


façon synthétique de l’état de l’art dans cette discipline, comme les manuels ou les dic-
07/12/2023

tionnaires critiques. Nous ne pouvons que saluer l’ambition de ce projet dont la spéci-
ficité est à souligner: une période limitée à l’époque moderne, quatre axes de lecture qui
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intègrent les perspectives historiographiques concurrentes dans les études des sciences
– histoire sociale, biographique, conceptuelle, disciplinaire; une iconographie de belle fac-
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ture; des collaborateurs nombreux, de disciplines complémentaires; des entrées origi-


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224 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

nales et riches de promesses.


D’emblée pourtant, les auteurs mettent l’ouvrage sous le double patronage de
Gaston Bachelard et de la physique dite classique, qui donne par extension son nom au
dictionnaire, et centrent tacitement l’ouvrage sur la France, en dépit de quelques incur-
sions dans l’espace européen. L’objet lui-même, la «science classique», trouve une justi-
fication peu convaincante en termes de limites chronologiques d’une part, de contenus
et méthodes d’autre part: sans préciser ce qu’est la «science» à l’époque moderne, l’in-
troduction assure qu’elle se distingue de la science médiévale, par des ruptures et des
continuités, et qu’elle se caractérise par «deux concepts», le modèle mécaniste et la mathé-
matisation. Si les auteurs reconnaissent l’enrichissement considérable qu’ont apporté les
approches sociales, ils craignent cependant que l’étude des contextes ne s’apparente à
une «spirale», «tant elle finit par négliger le contenu même du savoir scientifique». En
effet, si la perspective internaliste a montré ses limites, tout particulièrement à une époque
où, nous apprend-on, «la nécessaire multiplication des expériences et des observations»
– «expérimentation systématique qui nécessite [par ailleurs] un appareillage lourd et des
investissements considérables» – «a socialisé le travail scientifique», l’approche dite exter-
naliste, développée dans le monde anglo-saxon est plutôt caricaturée, présentée comme
un avatar des théories marxistes, des réactions à la bombe atomique et du postmoder-
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nisme relativiste. Ainsi, pour la période moderne, les auteurs, qui saluent les voies ouvertes

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


par le Centre de Synthèse, refusent-ils de considérer de manière critique les apports des
études sociales du savoir scientifique ou sociology of scientific knowledge, dont ils ne recon-
naissent a priori la validité que pour la période contemporaine.
Bien heureusement, les collaborateurs n’ont pas toujours suivi cette ligne édito-
riale et nous livrent quelques articles passionnants, par la rigueur affichée, les pers-
pectives souvent nouvelles qu’ils ouvrent, les sources et les compléments
bibliographiques qu’ils apportent, et les mises au point historiographiques souvent
réussies quand elles sont tentées.
Dans la première partie «Milieux, réseaux et institutions», les «Cercles savants» de
Françoise Waquet, comme les «Langues» d’Isabelle Pantin dressent un tableau synthé-
tique de ces questions encore mal connues. D’autres contributions laissent le lecteur
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dubitatif, à l’instar de «Voyages et voyageurs» qui se limite aux déplacements effectués
par six personnalités de l’astronomie et des sciences physiques qui ont sillonné le conti-
nent et souvent reçu des visites. Cette étude de cas, intéressante en soi, passe curieuse- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

ment sous silence les voyages d’exploration hors de l’Europe, sous l’influence de la
colonisation politique et commerciale de différentes parties du monde, étude qu’on était
en droit d’attendre dans cet article.
Parmi les vingt-quatre «Acteurs» de cette science classique qui constituent la seconde
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

partie de l’ouvrage, aucune femme – ni même une contribution sur les «Femmes de
science» – deux physiologistes et un naturaliste. En effet, les auteurs ont préféré laisser
de côté les «fausses gloires, comme Vésale, que l’historiographie a isolé artificiellement
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

d’un mouvement qui fut d’abord collectif». Dans la mesure où l’approche biographique
sur www.cairn.info

aurait pu permettre d’aborder en finesse les spécificités de la pensée et des pratiques de


la «science classique», on peut s’étonner que Newton, figure bien connue dans sa diver-
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sité, ne soit abordé, après un curriculum terne, que par son œuvre physique, mais pas
dans la politique qu’il a conduite à la tête de la Royal Society, ou encore par ses activité
- 06/02/2015

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d’alchimiste ou de numérologue, ni même que soit tentée une déconstruction critique


de sa figure de héros de la physique classique. Enfin, l’absence de Linné, auquel on a
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privilégié Lamarck, ou d’un anatomiste-pathologiste ne peut que susciter l’étonnement


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COMPTES RENDUS 225

quant aux choix éditoriaux.


Enfin, on comprend mal la distinction opérée entre les deux derniers chapitres
«Concepts et débats» et «Territoires du savoir», en fait sinon en droit. La structuration
des territoires du savoir ne se fait-elle pas autant par les concepts et les débats mis en
œuvre que dans l’institutionnalisation qui s’ensuit? La béance de certaines lacunes est
d’autant plus regrettable que l’ouvrage souffre d’articles-doublons («Jésuites/Ordres reli-
gieux»; «Ingénieurs/Ingénieurs du roi»; «Livres et imprimés/Périodiques»). On peut éga-
lement regretter la limitation des pratiques scientifiques à celle des sciences physiques et
mathématiques, comme le fait, entre autres, l’article sur «Les lieux d’enseignement» et
surtout la restriction quasi systématique des notions étudiées soit en termes disciplinaires,
soit en termes de pratiques réelles, ce qui handicape grandement la qualité scientifique
du dictionnaire. L’iconographie elle-même a une pure fonction illustrative: sans ordre,
dans la mesure où ne sont pas distingués frontispices, toiles, schémas géométriques, plans
techniques, imprimés, photographies d’objets ou dessins manuscrits, les images sont juste
assorties d’un commentaire qui permet de saisir le sens de la chose figurée, mais non
celui du document. La bibliographie qui accompagne les articles se limite le plus sou-
vent à quelques mentions contingentes d’études critiques, sans renvoyer, à de notables
exceptions près, à des sources.
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Ni manuel, ni ouvrage de référence, ni instrument pour l’historien des sciences, la

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Science classique a préféré à une «bibliographie raisonnée ou à une typologie des
approches», un «parcours au pas de charge des divers champs de bataille intellectuels,
qui, en définitive, circonscrivent ce que nous appelons aujourd’hui la science classique».
Souhaitons qu’après l’heure de la bataille vienne celle de la (re)construction d’un savoir
historique, rigoureux et ambitieux, des sciences de la période moderne.
Christelle RABIER

GILLES CHABAUD, ÉVELYNE COHEN,


NATACHA COQUERY, JÉRÔME PENEZ (DIR.), Sept thèmes principaux forment la
Les Guides imprimés du XVIe au XXe siècle. trame des actes de ce colloque pluridiscipli-
Villes, paysages, voyages, naire. L’aspect foisonnant, qui peut déso-
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Paris, Belin, 2000, 703 p. rienter le lecteur, a été pris en compte
puisque mieux qu’une rapide introduction,
les auteurs nous ont offert un avant-propos constitué d’une présentation, des notes - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

préliminaires au colloque, suivies d’une belle introduction de Jochen Hooch. En


somme, un guide pour la lecture des textes sur les guides. En dehors de quelques
problèmes de forme (absence de table des illustrations malgré sa numérotation ; nom-
breuses coquilles ; absence de documents auxquels renvoient certains textes, p. 446
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

et p. 560), le tout est extrêmement intéressant, non seulement pour les thèmes en
eux-mêmes mais aussi pour des questions qui surgissent au cours de la lecture et
qu’un colloque en ateliers séparés n’a pas permis de faire apparaître dans le débat
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

final.
sur www.cairn.info

Le premier ensemble sur « le genre des guides : genèses, formes et productions »


permet de poser quelques jalons. Une évolution des guides semble évidente, qui passe
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du catalogue savant – dans lequel l’érudition sur l’Antiquité est nécessaire et suffisante
(XVIe siècle) –, à la liste explicative (mi XVIe-mi XVIIIe) – genre mixte dans lequel sont
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associées érudition antique et informations pratiques – et enfin à l’inventaire raisonné


qui évacue l’ancien discours historique pour ne fournir que des définitions fonction-
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nelles des objets traités (XVIIIe siècle). Cela n’empêche aucunement le maintien dans le
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226 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

temps de certaines pratiques comme celle de la louange de la cité, qui ne cède que très
lentement la place aux indications topographiques, monumentales et fonctionnelles.
L’évolution des deux siècles suivants est celle du passage de la valorisation de la
culture passée (XIXe-mi XXe siècle) à celle des conditions de vie du présent (fin
XXe siècle), le mouvement s’effectuant par l’abandon d’un modèle élitiste au profit d’un
modèle plus démocratique, précédé de la mise en place de guides en séries au XIXe siècle.
Le deuxième thème sur la «porosité des guides avec d’autres genres» intègre les
guides à différentes pratiques. Ainsi on y apprend que les commerçants hanséates ne les
utilisent quasiment pas: à la culture livresque, ils préfèrent la pratique du terrain. Il est
vrai que le parti pris des guides est évident – leur objectif n’est pas d’être polyvalent:
au XVIIIe, les guides d’Italie d’un protestant ou d’un catholique sont dissemblables. Ils
dépeignent parfois des objets inaccessibles au commun des mortels comme dans le cas
des collections privées parfois inventoriées. Ils sous-entendent par ailleurs une culture et
parfois une érudition qui limitent leur usage à une élite. Une bonne partie de la culture
qu’ils dispensent atteint cependant un public plus large puisque des auteurs de guide
sont aussi ceux de géographies, et que les passerelles entre les genres sont nombreuses.
Le troisième ensemble relatif aux guides des villes d’eaux et des espaces monta-
gneux, porte sur des guides spécialisés du XIXe siècle, qu’ils concernent les établisse-
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ments thermaux, les bains de mer ou l’alpinisme. Ceux-ci sous-entendent des pratiques

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particulières et donc des formes propres qui évoluent conjointement. Il en est ainsi de
l’iconographie donnant un aperçu de la station thermale, qui disparaît progressivement
au bénéfice de textes à prétention savante. Dans un même mouvement, le pittoresque
se trouve écarté au profit de la science médicale (ce qui n’empêche pas l’aspect touris-
tique des cures de se maintenir tout au long du siècle). Comme dans le cas des stations
balnéaires, les guides – qui sont rédigés par des spécialistes – donnent donc à voir une
élaboration conforme aux différents desiderata des touristes. D’ailleurs, la relation entre
ces attentes et ce qui est vécu sur le terrain est telle qu’elle finit par obliger les
guides/hommes à se conformer à la culture des guides/livres.
Le quatrième thème, qui touche à l’espace guidé, insiste finalement sur la sub-
jectivité des guides et sur le regard de leur rédacteur. L’ordre de la visite définit depuis
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(IP: 105.110.239.96)
un point haut est le plus évident ; mais le point de vue peut aussi être idéologique,
qu’il valorise le gouvernement d’une ville ou la politique coloniale d’un État. Là se
trouve posée la question de la limite entre une lecture orientée – qui attribue telle ou - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

telle qualité à un espace – et la description qui se veut objective mais qui n’échappe
jamais au contexte de l’observation : le voyageur ne regarde pas les mêmes choses à
pied ou en train.
«L’invention de l’espace» est la conséquence de la subjectivité de l’auteur du guide,
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

comme lors de partis pris religieux qui entraînent la mise en valeur ou l’absence de cer-
tains éléments. Mais ce thème ne se limite pas à cela, en insistant sur la nécessaire prise
en compte du contexte de l’époque: ainsi la description de l’Italie exige, pour être inter-
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

prétée, de se référer à la connaissance géographique du temps. Reste l’aspect rhétorique


sur www.cairn.info

qui octroie à certains lieux le rôle de synthèse de l’ensemble décrit: à Paris, le rôle est
successivement tenu, par la Seine, par le Palais Royal, puis par les boulevards. Ce lent
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glissement d’un objet à un autre entraîne la redéfinition progressive de ceux-ci, par réduc-
tion du registre ou par dévalorisation généralisée. Quoi qu’il en soit, le choix de ces lieux
- 06/02/2015

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est limité puisque les guides ne s’appuient que sur des valeurs sûres, qu’il s’agisse de
monuments ou de commerces remarquables.
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Le sixième thème pose la question de l’adéquation entre espaces régionaux et


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COMPTES RENDUS 227

espaces touristiques. Celle-ci recouvre tant l’idée de la prescription des objets à regar-
der, plus ou moins pressante dans les approches géographiques, que celle de l’invention
de territoires touristiques. Dans ce dernier cas, deux processus semblent s’opposer: soit
le guide procède de la découverte d’un objet mal connu, soit il s’appuie sur un terri-
toire étudié depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, ces deux processus permettent d’in-
sister sur la constante réélaboration par les auteurs – qu’ils représentent des éditeurs
nationaux ou des associations locales – du territoire touristique, c’est-à-dire de la
construction des espaces régionaux en tenant compte des critères touristiques de leur
époque. Ce qui les met plus ou moins en conformité avec ces espaces régionaux ou
urbains qu’ils n’hésitent pas à tordre, à restreindre, voire à étendre au profit d’itinéraires
pittoresques ou de spécificités ethnographiques.
Enfin, le septième thème recouvre la relation entre guides et identités nationales.
La question peut s’entendre comme interrogeant le lien entre guides de tourisme et
objets patrimoniaux identitaires, mais elle peut également porter sur l’identité natio-
nale accordée à l’autre dans les guides ; elle relève alors bien souvent des stéréotypes
qui traduisent l’idéologie et donc l’imaginaire, de leur époque qu’ils concernent des
pays proches, des zones ou des peuples colonisés voire alternativement les deux. Cela
à tel point que de nouvelles générations de guides, ou d’anti-guides, en viennent à
Document téléchargé depuis www.cairn.info

proposer un abandon de ces stéréotypes au profit d’une meilleure connaissance des

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


populations.
À la simple évocation de ces thèmes, les questions foisonnent. À quelle logique
le guide obéit-il finalement, à celle du touriste – la demande – ou à celle du rédac-
teur – l’offre – et comment cet équilibre évolue-t-il ? Pour reprendre le thème de la
comparaison, qui intéresse particulièrement les organisateurs du colloque, quelle est
la relation véritable entre guide et récit de voyage ? Si pour les uns la différence ne
réside que dans l’anecdote, pour d’autres elle sous-entend une approche ethnogra-
phique. De même, jusqu’à quel point peut-on parler d’évolution lorsque la variation
semble, souvent, très liée aux auteurs ? Enfin, et c’est là l’une des questions majeures,
comment ces textes sont-ils lus et utilisés ? Un livre qui aboutit donc à des questions,
mais comme le précisent trop modestement les auteurs, il ne s’agit là que d’un état
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des lieux d’une recherche en cours.
Nicolas VERDIER
- cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

DEJANIRAH COUTO,
Histoire de Lisbonne, Cette Histoire de Lisbonne fait partie
d’une collection, consacrée à l’histoire des
Paris, Fayard, 2000, 382 p, 150 F.
grandes villes et destinée à un large public.
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

Les historiens, sollicités pour nous raconter l’histoire de ces cités, entretiennent avec
elles une relation particulière. Il en est ainsi de Dejanirah Couto, spécialiste de l’Inde
portugaise du XVIe siècle, à qui l’on doit ce volume sur Lisbonne depuis sa fonda-
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

tion jusqu’à nos jours.


sur www.cairn.info

Lisbonne apparaît dès sa fondation comme un lieu de brassage de populations.


L’auteure retrace pour nous le passage des successives civilisations qui façonnèrent
07/12/2023

tour à tour la future capitale : Phéniciens, Grecs et Carthaginois, Romains, Celtes,


Arabes et Chrétiens… Leur passage s’inscrit dans le nom même de la ville, qui se
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décline au fil des chapitres : Olissipo, Al-Usbuna, Lisbonne. Mais si Lisbonne


(re)devient chrétienne avec la Reconquista, elle reste longtemps encore marquée par la
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tradition musulmane. L’héritage culturel arabe perdure, en effet, bien au-delà du


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228 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

XIIe siècle. Cet aspect, développé par l’auteur, mérite d’être souligné ; il est, ailleurs,
rarement mis en valeur. Cet héritage se manifeste diversement dans la ville de Lisbonne.
Il apparaît tout d’abord dans la topographie même de la ville. «Au XIVe siècle, les corps
de métiers comme les marchés consacrés à l’alimentation n’ont pas changé d’emplace-
ment depuis la période musulmane». Certains métiers exercés à Lisbonne, pendant la
période médiévale et moderne, sont eux aussi clairement liés à la tradition musulmane.
Cet héritage se manifeste encore dans la culture matérielle et les pratiques corporelles,
notamment dans l’hygiène. Enfin, l’existence à Lisbonne, jusqu’au XVe siècle, d’une com-
munauté mozarabe, longtemps après le départ des musulmans, confirme la prégnance
de cet héritage à travers le bas Moyen Âge portugais.
Si elle fut une ville de brassage de populations et de cultures, Lisbonne fut aussi
toujours ouverte aux influences extérieures, à celles d’outre-mer, mais également à celles
de l’Europe, ce que la longue période du salazarisme a sans doute fait oublier. Sa voca-
tion maritime et commerciale l’y disposait. Les Portugais sont présents en Méditerranée,
comme dans les mers du Nord. Avec les Découvertes, le paysage urbain se transforme,
et Lisbonne se revêt d’exotisme: de nouvelles marchandises apparaissent alors sur les
marchés de la ville, des esclaves sont débarqués là. Le visage de la capitale change, ses
mœurs aussi. Au XVIIIe siècle, les Lisboètes, acquis aux Lumières, la considéraient
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comme une « ville africaine indigne de l’Europe civilisée ». Mais de cette Europe aussi,

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elle reçoit l’influence. Ses relations politiques, commerciales et culturelles avec les pays
d’Europe, et pas seulement avec l’Espagne, sont évoquées par l’auteur au fil des siècles,
à travers leur influence sur l’histoire de la ville et de ses habitants. L’influence de
l’Angleterre et surtout de la France, s’affirme au Portugal, et à Lisbonne, au milieu du
XVIIIe, et se maintient par-delà le très tourmenté XIXe siècle portugais. Le pays vit alors
au diapason de l’Europe, en connaît les remous, en partage les enthousiasmes. À
Lisbonne, au début du XXe siècle, la fascination pour le cinéma, le goût des cafés,
côtoient la passion du Fado et celle des corridas. La naissance des banlieues indus-
trielles, l’instabilité parlementaire, les mouvements ouvriers et anarchistes existent là
aussi… jusqu’à ce que Salazar vienne enfermer le pays dans son passé, auparavant revu
et corrigé par l’Estado Novo. La ville a depuis renoué avec l’Europe, retrouvé aussi son
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métissage d’antan.
Le souci d’intégrer dans cette histoire les mythes qui entourent la ville depuis
sa fondation, savamment entretenus à travers les siècles, constitue un autre aspect - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

de l’ouvrage qu’il convient de souligner. Cette dimension mythique est, selon l’au-
teure, inséparable de l’histoire même de Lisbonne, ville « où la mémoire et l’imagi-
naire se superposent », et sans doute aussi de celle du Portugal. Elle renvoie
autrement à la fonction providentielle assumée par la ville et le Portugal, depuis la
le 07/12/2023

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bataille d’Ourique jusqu’aux avatars du sébastianisme. L’intérêt de ces références


tient à la manière dont elles sont traitées par l’auteure, qui suit leur construction
dans le temps, jusqu’en plein XXe siècle. Ce mouvement, où le passé est sans cesse
- - 10.0.0.129

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réinvesti, se traduit dans la narration par les multiples allers et retours entre le passé
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et le présent, qui ponctuent la lecture. L’horizon salazariste apparaît là plus parti-


culièrement. Cette époque fut, en effet, profondément marquée par son réinvestis-
07/12/2023

sement du passé national, dans lequel Salazar puisait ses modèles. Viriato, Terra
Portucalensis, Guimarães, l’Infant Henrique, D. Sébastien… sont quelques-uns des
- 06/02/2015

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lieux et des figures historiques réappropriés par Salazar pour les besoins du régime.
L’auteure ne cède en rien aux lieux communs ; les mythes référés sont toujours
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replacés dans leur cadre, déroulés dans le temps, déconstruits et confrontés à la


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COMPTES RENDUS 229

critique historique et autres découvertes archéologiques. Elle réussit ainsi à rendre


l’épaisseur mythique de la ville et du pays, tout en dénouant avec précision les fils
enchevêtrés de la mémoire et de l’histoire.
Le livre dresse de Lisbonne une véritable topographie, entendue comme descrip-
tion de sa configuration, suivie dans son évolution à travers les siècles. L’auteure découvre
pour nous les étapes successives qui ont façonnée la ville, comme autant de couches
archéologiques. Les références à l’archéologie, à ses découvertes anciennes et récentes,
sur le site de Lisbonne, sont d’ailleurs nombreuses. La ville avec ses rues et ses habi-
tants, ses monuments et ses quartiers, constitue le fil directeur de cette histoire. Ses trans-
formations, suivies pas à pas dans le temps, se trouvent au cœur de la narration. Le
tremblement de terre de 1755 constitue ainsi une coupure fondamentale dans l’histoire
de la capitale, marquée par la reconstruction d’une grande partie de la ville, la naissance
de nouveaux quartiers. La fin du XIXe siècle est un autre moment important, avec l’ex-
tension vers le nord. Lisbonne tourne alors le dos au Tage: «La capitale sera désormais
autre chose que la ville au fil de l’eau».
Mais à travers cette histoire de Lisbonne, c’est aussi une histoire du Portugal qui
nous est proposée là. Cette approche est posée d’emblée par l’auteure dans son avant-
propos. D’aucuns pourraient lui reprocher de ne pas s’être davantage attachée à la
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ville elle-même, à son urbanisme, à sa population ou à ses institutions propres. Mais,

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outre le fait que l’historiographie sur Lisbonne reste à ce jour relativement parcellaire,
voire lacunaire, la ville reste bel et bien au centre du propos. En effet, « tous les grands
événements de l’histoire nationale », rapportés ici, le sont toujours à travers la ville, à
travers leurs répercussions sur Lisbonne, et sur la vie quotidienne de ses habitants.
Cette vision de l’histoire du Portugal, vue à travers sa capitale, est d’autant plus inté-
ressante qu’elle lui donne une épaisseur, qu’elle n’a pas toujours dans les synthèses
disponibles en français. Notre seul regret est de n’avoir pas retrouvé là davantage de
références aux textes nombreux de l’époque moderne, qui avaient Lisbonne pour objet.
Le livre se clôt sur un dernier chapitre, en forme d’épilogue, qui porte le titre de
«Superpositions». L’auteure, née à Lisbonne, nous offre dans ces quelques pages une
évocation personnelle de la ville. Retournant sur les lieux familiers, ses souvenirs d’en-
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(IP: 105.110.239.96)
fance, passée sous le salazarisme, se mêlent aux images du présent. Finalement, ce mot
de superposition, qui n’est nullement synonyme de confusion, apparaît comme le mot-
clé de cette histoire. Il rend compte aussi bien de la trame de cette histoire, et de sa - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

construction narrative, que de la relation de l’auteur avec son objet, et celle sans doute
de Lisbonne avec sa propre histoire. C’est une belle initiation à la ville – nous invitant
instamment à la (re)découvrir, autant qu’une solide introduction à l’histoire du Portugal,
que nous propose Dejanirah Couto.
le 07/12/2023

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Guida MARQUES

BARTOLOMÉ BENNASSAR, RICHARD MARIN,


- - 10.0.0.129

www.cairn.info

Histoire du Brésil, 1500-2000, L’histoire du Brésil est en France un


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Paris, Fayard, 2000, 629 p., 180 F.


terrain peu exploré, illustré par une biblio-
graphie mince, ancienne et parfois vieillie.
07/12/2023

Le volume publié opportunément l’année où le Brésil commémorait tant bien que


mal ses « 500 ans », vise donc à présenter, le plus complètement possible, des élé-
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ments factuels peu connus du public français, les clefs pour les comprendre, ainsi
qu’un tableau des évolutions historiographiques en cours. La tâche est d’autant plus
(IP: 105.110.239.96)

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vaste que l’histoire est une discipline en plein essor au Brésil depuis une quinzaine
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230 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d’années, grâce à la multiplication des formations doctorales dans ce pays et à


l’achèvement d’excellents travaux, qui ne sont pas toujours facilement accessibles.
Les auteurs ont su échapper aux tropismes régionaux, si puissants et influents
sur les problématiques de l’histoire du Brésil. Leur approche – et l’exploit n’est pas
mince – ne succombe ni aux sirènes de l’axe São Paulo-Rio de Janeiro, ni à la fasci-
nation du Nord-Est, mais embrasse l’ensemble des variations sociales, locales, cultu-
relles. Les deux auteurs ont aussi pour point commun un même intérêt pour les aspects
religieux, ce qui donne une continuité à un livre nettement scindé en deux parties dis-
tinctes. À Bartolomé Bennassar, spécialiste de l’Espagne moderne et bon connaisseur
du Brésil, incombe l’époque coloniale et impériale. Richard Marin prend le relais à la
Proclamation de la République, le 15 novembre 1889. La bibliographie finale, classée
de manière déconcertante, est la seule à pâtir de ce partage.
Par choix des auteurs, l’histoire commence en 1500. Cette date, héritée du
XIXe siècle, peut se défendre, mais elle nous prive de considérations sur le monde indi-
gène d’avant la conquête, et notamment, de quelques données sur le peuplement de
l’Amérique méridionale, lequel fait actuellement l’objet de nouvelles hypothèses. Comme
dans la plupart des ouvrages, «l’Indien» est un peu fixé au type décrit par les voyageurs
européen du XVIe siècle, tandis que rien ne nous est dit des Amérindiens qui n’ont pas
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eu l’heur de croiser les Européens au moment des «Grandes Découvertes». Bartolomé

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


Bennassar est ensuite plus heureux quand il décrit le foisonnement de la société colo-
niale. La lecture de ces chapitres fait sentir combien les études sur le Brésil des XVIIe et
XVIIIe siècles ont été longtemps dominées par deux genres: à la suprématie de l’histoire
économique a succédé une série de travaux éclairant les ombres de la «vie privée».
Bartolomé Bennassar insiste sur les multiples métissages de l’Amérique portugaise
et attire l’attention sur la nécessité d’historiciser la notion. Il n’est pas inutile de rap-
peler cette évidence : le métissage n’est toléré avant la seconde moitié du XXe siècle
que dans la mesure où l’inégalité raciale recoupe l’inégalité sexuelle. Il convient en
outre de distinguer le métissage comme fait démographique du métissage comme idéo-
logie. La valorisation du brassage des populations, qui ne commence au Brésil que
dans les années 1930, est en effet disjointe de sa pratique effective qui caractérise
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plutôt la période coloniale. En d’autres termes, à l’époque où les Portugais du Brésil
convolaient avec des Indiennes ou des Africaines, leurs enfants préféraient se référer
à leur origine blanche plutôt qu’à leur sang mêlé. En revanche, l’Estado Novo (1937- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

1945) fait de la démocratie raciale et du métissage un des ressorts de sa propagande


au moment même où il favorise l’immigration portugaise, qu’il considère très offi-
ciellement comme « l’élément dominant de la nationalité ».
Richard Marin fait un sort à l’aura qui entoure encore Gilberto Freyre. Il renvoie
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

avec raison le chantre du génie assimilateur luso-brésilien au magasin des pensées réac-
tionnaires au sens strict du terme, et cite pour notre plus grande édification (p. 563)
des propos antisémites (empruntée au très célèbre Maîtres et esclaves) du grand érudit
- - 10.0.0.129

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sympathisant du régime Salazar et du coup d’État militaire de 1964, ce qui devrait enfin
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sceller son tombeau sous nos latitudes. Cette salutaire mise au point ne remet évidem-
ment pas en cause le rôle fondamental qu’a joué l’œuvre de Gilberto Freyre dans l’his-
07/12/2023

toire du Brésil, mais souligne les ambiguïtés de la philosophie du métissage.


Dans la seconde partie de l’ouvrage, la vision du système républicain d’avant la
- 06/02/2015

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Révolution de 1930 sacrifie aux stéréotypes anciens. Depuis la thèse d’Eduardo


Kugelmas, soutenue à l’université de São Paulo en 1986, et diverses publications, il n’est
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plus possible de parler de «domination sans partage de São Paulo» sur la Fédération
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COMPTES RENDUS 231

brésilienne ni d’alternance au pouvoir d’une prétendue «alliance du café (São Paulo) au


lait (Minas Gerais)», dépourvue de fondement empirique. Pour invalider ce cliché à la
peau dure, il suffit de rappeler que sur les cinq présidents paulistas qui ont dirigé le
Brésil entre 1894 et 1930, un seul (Rodrigues Alves) a eu un mineiro (Afonso Pena)
pour successeur, et ce, de plus, contre son gré.
En revanche, les chapitres concernant la période qui va de 1946 à nos jours sont
désormais une lecture obligatoire, et pas seulement pour le public francophone.
Remarquablement informées et écrites, enrichies par des documents inédits en français,
ces pages s’attachent à montrer les spécificités politiques et sociales du Brésil, générale-
ment évacuées par quelques formules passe-partout comme «populisme» ou «sous-déve-
loppement». Les questions d’actualité comme les évolutions du christianisme brésilien,
la violence ou le problème agraire sont abordées dans la durée et gagnent ainsi en intel-
ligibilité.
Ce livre vient à point nommé pour encourager les vocations savantes et satisfaire
la curiosité des non-spécialistes. Il participe à l’effort entrepris pour débarrasser le Brésil
d’un exotisme réducteur et secouer l’ethnocentrisme vigoureux qui caractérise le champ
historique français. Il conforte le fait que les aires culturelles extérieures à l’Europe ne
devraient plus être conçues en terme de «périphérie», mais constituent en elles-mêmes
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un support fructueux à la réflexion sur le monde contemporain. On regrette alors d’au-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


tant plus que la précipitation commémorative ait empêché de corriger les innombrables
coquilles – particulièrement sur les noms propres – qui déparent cet ouvrage de réfé-
rence.
Armelle ENDERS

ARMELLE ENDERS, Armelle Enders présente dans cet


Histoire de Rio de Janeiro, ouvrage cinq cents ans d’histoire, à travers
Paris, Fayard, 2000, 408 p., 150 F. une revue d’événements mettant en scène la
ville de Rio de Janeiro. La présentation suit
les grandes étapes qui structurent l’histoire de la « ville merveilleuse » et mêle astu-
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cieusement les événements de dimension nationale – ceux qui font l’histoire officielle
du Brésil – et ceux à caractère plus local qui permettent au lecteur de rentrer dans
l’intimité de la ville et de sa population. Mais que celui-ci ne s’y trompe pas, il ne - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

s’agit pas de faire à travers Rio une histoire du Brésil et encore moins de générali-
ser à l’ensemble du pays la lecture que l’on peut faire à partir de la ville, des évé-
nements qui font l’histoire du pays. Comme l’affirme l’auteure, « Rio présente une
trajectoire singulière qui se distingue notamment de São Paulo. »
le 07/12/2023

sur www.cairn.info

L’ouvrage démarre sur la Découverte. Rio n’existe pas encore et l’auteure dresse
un tableau des premières années : la Terre des Tupinambas, le commerce du « bois
rouge », les contestations françaises. Puis, en 1565, est fondé São Sebastian de Rio
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

de Janeiro. Une succession de clichés permet d’appréhender progressivement sa for-


sur www.cairn.info

mation économique, l’entrelacement des différentes populations qui la composent, les


relations difficiles avec la métropole portugaise et l’impact des convulsions euro-
07/12/2023

péennes qui ramènent les Français à l’entrée de la baie en 1710. Puis arrivent les
événements fondateurs de la nation brésilienne dont Rio se fait à la fois l’acteur et
- 06/02/2015

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le témoin : le Martyre de Tiradentes, le transfert de la Cour en 1808 qui transforme


la capitale coloniale en siège du gouvernement portugais en exil, l’Indépendance,
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certes proclamée à São Paulo, mais qui érige Rio en capitale du nouvel Empire. De
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232 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

belles pages décrivent la vie au quotidien entre l’Indépendance (1822) et la procla-


mation de la République (1889). Le XXe siècle nous projette dans un monde plus
familier : la conquête sur le milieu naturel, l’éradication des grandes maladies, la nais-
sance du football et de la samba, l’affirmation du carnaval… tous les éléments d’un
« modèle civilisateur ». Ce modèle s’affirme encore dans les convulsions des années
1930 et l’après-guerre qui superposent à nouveau des événements à caractère natio-
nal (le golpe de 1930, l’Estado Novo, le suicide de Vargas…) et des clichés plus spé-
cifiquement cariocas : la modernisation de la ville, la création des grandes avenues qui
recouvrent peu à peu les traces de son passé, l’arrivée du Christ de Corcovado, la
construction du Maracanã, mais aussi le « miracle », l’édification de Brasilia, rivale de
Rio, qui lui enlèvera son statut de capitale en 1960, la Garota de Ipanema. Et bien
sûr les « années de plomb », le renversement de « Jango », la dictature militaire, mais
aussi la résistance d’une population derrière son leader – Leonel Brizola – jusqu’au
retour de la démocratie en 1985.
Tout au long de l’ouvrage, le lecteur est ainsi invité à suivre un parcours initia-
tique dans différentes dimensions qui résument toute la richesse de l’ouvrage.
L’histoire ne se résume pas à une chronique d’événements. Elle est autant une suc-
cession de faits qu’une évocation d’images architecturales, de manifestations cultu-
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relles, des fièvres sportives du Maracanã à la détresse des favelas en passant par

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l’incontournable carnaval. Le lecteur suivra avec intérêt l’origine et l’histoire des élé-
ments du décor carioca que rencontre forcément tout visiteur fraîchement débarqué
à Galeão : la capoeira, aujourd’hui « art martial pacifié » mais manifestation d’une vio-
lence plus ou moins organisée au XIXe siècle ; la feijoada, cassoulet aux haricots noirs
inventé par les esclaves, promu au rang de plat national et dans lequel on peut lire
les éléments du métissage brésilien ; le jogo de bicho, loto populaire destiné à l’origine
à financer un zoo mais qui par la suite va servir de prétexte aux affaires les plus
douteuses ; les favelas, produits d’une industrialisation trop rapide et mal maîtrisée ;
la bossa nova, révolution musicale des années 1960, née de la rencontre du pianiste
Tom Jobim et du poète et diplomate Vinicius de Moraes ; sans oublier le samba carioca,
véritable synthèse, « inséparable du tâtonnement des artistes, de l’entrecroisement de
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(IP: 105.110.239.96)
milieux culturels et sociaux distincts, du développement de nouveaux moyens de com-
munication, des transformations sociales et politiques de la capitale du Brésil ».
Mais le voyage n’est pas qu’évocations historiques ou anecdotes. Le parcours - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

initiatique se veut aussi ancré dans le présent, à la recherche, à travers le Rio d’au-
jourd’hui, des traces de son passé. En quelques lignes, l’auteure fait ainsi passer le
lecteur de la société coloniale à la société moderne. L’architecture urbaine sert de
guide et l’on perçoit, dans la frénésie de la société industrielle et des conceptions
le 07/12/2023

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urbanistiques avant-gardistes, tout ce que l’histoire doit céder à un présent en per-


pétuelle évolution : ouvertures de rues, disparitions de places, percement de tunnels,
espaces rebaptisés… des vies de quartiers bouleversées. L’histoire des plus belles réa-
- - 10.0.0.129

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lisations – le Christ de Corcovado – flirte avec les destins les plus tragiques, comme
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celui des favelas ou de ces plages, mondialement connues, mais aujourd’hui souillées
par les immondices d’une urbanisation anarchique.
07/12/2023

Entre la petite « forteresse sur l’Atlantique sud » du temps de la colonisation et


la capitale moderne, témoin des grands événements qui ont marqué le pays, Rio a
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« toujours été un centre rayonnant, une ville décisive pour la politique, la culture, les
habitudes ». L’ouvrage se termine sur un constat de crise : crise pour le pays, mais
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crise à laquelle la « ville merveilleuse » n’échappe pas. Entre le rôle difficile d’ancienne
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COMPTES RENDUS 233

capitale et les problèmes liés à une urbanisation mal maîtrisée, Rio cherche à main-
tenir ce statut de « vitrine et de laboratoire » que lui confère fort judicieusement l’au-
teure. Témoins, le Sommet de la Terre de 1992 et le premier Sommet entre l’Union
européenne et les pays d’Amérique latine et des Caraïbes en 1999, deux événements
de portée planétaire qui viennent confirmer le rayonnement de la ville.
Sous une plume alerte, on a ici une belle synthèse qui se veut en fin de compte
une ouverture, une « invitation au voyage », tant à l’adresse de celui qui ne connaît
pas du tout la ville, qu’à celui qui va retrouver au fil du récit les images de ses propres
pas. En appui à la lecture, il convient de souligner un choix judicieux d’illustrations
de tableaux, de photos et de cartes, une chronologie détaillée et deux précieux index
des noms de personnes et de lieux.
Jacky BUFFET

LUCIEN JAUME, Sujet d’actualité, plus encore qu’on ne le


La liberté et la loi. croit, puisqu’il participe de la crise de l’uni-
Les origines philosophiques du libéralisme, versel, où, au nom de la liberté et des droits
Paris, Fayard, 2000, 390 p., 140 F. individuels, est revendiqué de plus en plus
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- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


fort le droit à la particularité, le libéralisme
politique a une longue histoire. Cette histoire, Lucien Jaume l’avait contée
dans L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (Fayard, 1997). L’auteur y
peignait la pensée politique de la France du XIXe siècle et distinguait trois courants
spécifiques : le libéralisme de l’individu, le libéralisme notabiliaire et le libéralisme
catholique. C’est le second qui prévalut sous la monarchie de Juillet : un libéralisme
autoritaire, qui laissait primer l’ordre et l’autorité sur les exigences libertaires. C’était
donc un courant paradoxal, loin des rêves de liberté de Mme de Staël ou de Benjamin
Constant. Aujourd’hui, Lucien Jaume remonte plus loin encore, en quête des origines
philosophiques du libéralisme. Démarche pour le moins utile à l’historien des idées,
de la culture ou de la politique. Comment et où est né le libéralisme ? Quelles en
sont les implications et pourquoi se combine-t-il paradoxalement avec ce qui paraît
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(IP: 105.110.239.96)
(du moins aux yeux de certains, tels les théoriciens de la liberté négative) en détruire
le principe même : la loi ?
La pensée libérale est tout d’abord une pensée sur la liberté. Selon les auteurs, - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

elle se déploie selon trois modalités, tantôt complémentaires, tantôt exclusives ; elle
vise à « soustraire la société à la domination du souverain » ; à « concilier l’universalité
de la loi avec la réalité et la légitimité de la particularité » ; à « conférer la garde des
droits à un tiers pouvoir qui est le juge » (p. 9). Le libéralisme politique implique des
le 07/12/2023

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divergences, où se décèlent « une idée de la raison, une idée du droit, une idée de
l’homme et de sa liberté » (p. 10). L’ouvrage s’interroge ainsi sur les enjeux philoso-
phiques du libéralisme et sur ce qui affecte l’unité de cette pensée.
- - 10.0.0.129

www.cairn.info

L’aspiration à un « gouvernement des hommes dans la liberté » ne date pas d’hier.


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Aristote l’évoque dans sa Politique, à propos des formes de gouvernement et, déjà, il le
fonde sur les lois. Mais, c’est surtout depuis la Renaissance – ou, mieux encore depuis
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la Réforme – que naît l’exigence du gouvernement de la liberté pour la protection d’un


sujet moral et politique, habilité à juger les actes du pouvoir qu’il a institué.
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L’auteur entend ici se concentrer sur une configuration précise : celle de l’abso-
lutisme politique, contre lequel se façonnera peu à peu la philosophie libérale. Car
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tout commence par la critique : critique de la souveraineté, incarnée en France par


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234 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

l’absolutisme de Louis XIV, lui-même légitimé par Bossuet. L’analyse s’amorce donc
sur ce qui va permettre à la pensée libérale de s’élaborer. Contre Bossuet et Louis
XIV se dressent en effet des penseurs, tels que Fénelon ou Bayle et Jurieu. Fénelon
propose une révision critique de la souveraineté et défend déjà le règne de la loi
contre l’arbitraire des hommes – et du Roi – obnubilés par l’illusion de la puissance.
Il fait sienne une maxime actualisée durant la Révolution anglaise, selon laquelle le
Roi est pour le peuple, et non le peuple pour le Roi. Plus féroces seront les attaques
huguenotes, qui prônent le jugement individuel, l’autonomie de la conscience, le libre
examen, le droit de résistance. Au moment où, de Hollande, Jurieu actualise contre
Bossuet l’idée de contrat, Locke, lui aussi exilé, poursuit sur une voie similaire et
rédige ses deux célèbres traités politiques. Avec lui naît réellement le libéralisme
moral et politique. Mais c’est encore une philosophie fondée sur la loi naturelle –
de Dieu. Par où il affine une réflexion ébauchée par les Niveleurs de 1640-1649,
pourrait-on ajouter. Entre Locke (règne de la nature) et Kant (règne de la raison),
se trouvent Montesquieu et la question incontournable de la constitution et des lois ;
lois qui devraient être établies par des pouvoirs pluriels et combinés et prendre en
compte les intérêts divers de la société. Ces lois sont elles-mêmes fondées sur la loi
naturelle.
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Car, à refuser la souveraineté absolue, encore faut-il trouver un principe nor-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


matif, apte à assurer l’émancipation durable de la société et de l’individu : ce sera
donc celui de la loi, rempart contre l’anarchie et l’arbitraire, sans lequel la liberté
ne saurait longtemps subsister. La loi devient la condition même de la liberté.
Mais comment faire en sorte que l’obligation qu’implique la loi ne soit pas res-
sentie comme contrainte ? Les philosophes proposent des solutions, fondées sur la
primauté de la loi naturelle (Locke), d’où découlent les droits individuels – liberté,
vie, propriété, égalité – ou sur l’universalité de la raison (Kant). La loi positive, qui
en est issue sera en principe universelle, valable pour tous les hommes, puisqu’elle
émane de Dieu ou de la raison. Rares sont ceux comme Hume pour contester l’om-
nipotence de la raison et lui opposer les passions ou les intérêts particuliers.
Renversement qui ne détruit pas la liberté mais l’oriente dans un sens utilitariste,
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analogue à la dynamique économique : « le vrai sujet de la liberté est […] le corps
social conçu comme jeu d’interactions permanentes, qui se régule indépendamment
de l’État par une logique à la fois naturelle et artificielle […] » (p. 209). Par où Hume - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

pose les fondements du libéralisme économique – à ne pas confondre avec le libé-


ralisme politique.
Inspirée à la fois par Montesquieu et par Rousseau, l’Assemblée Constituante
opte en 1789 pour la prééminence de la loi, légitimée par la volonté générale, qui
le 07/12/2023

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paraît assurer la liberté bien mieux que ne sauraient le faire les droits naturels. En
d’autres termes, le légicentrisme dont on taxe l’entreprise révolutionnaire française,
résiderait dans le fait que la liberté naturelle s’envisage désormais du point de vue
- - 10.0.0.129

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de la loi – et non vice-versa. C’est la loi qui fixe le contenu et la limite des droits.
sur www.cairn.info

Du coup, l’instance même de production de ces droits est ce qui en assure la garan-
tie, ce qui peut avoir de graves inconvénients. Contrairement à l’Amérique, la
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Révolution refuse toute instance qui jugerait de la conformité de la loi par rapport
aux droits. Contrairement encore à l’Amérique, défiante à l’égard du pouvoir et atta-
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chée malgré tout à la Common Law anglaise dont elle hérite, la France affiche une
(trop) grande confiance dans le bien-fondé de la loi, « expression de la volonté géné-
(IP: 105.110.239.96)

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rale » – qui ne saurait errer. Or, la volonté générale erra, et avec elle, la loi.
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COMPTES RENDUS 235

Depuis, bien des choses ont changé. La loi est reconnue pour imparfaite et par-
fois néfaste à la liberté individuelle. Désormais, les citoyens peuvent au nom de leurs
droits contester la loi. Et c’est là que réside la crise de l’universel : dans la crise de
la loi, qui s’avère ne pas être si universelle, puisque contestée au nom des droits de
l’homme. Force est alors de faire appel à la figure du juge, seul habilité à dire le
droit. On comprend les dangers de cette dérive et l’aporie à laquelle se condamne
toute législation. De même, la haute responsabilité conférée au juge ne va pas sans
problème, car si le juge dit le droit, ne revient-on pas du même coup au « gouver-
nement des hommes » ? La loi saura-t-elle jamais être à l’image de la société contem-
poraine, plurielle et fragmentée ?
La liberté et les particularismes l’emportent donc au point de complexifier for-
tement la tâche de l’État de droit et de le fragiliser. Et Lucien Jaume de conclure sur
le risque de désagrégation de l’État, tandis que, d’autre part, il incite politiques et
citoyens à exercer leurs responsabilités morales vis-à-vis de l’humanité. Bien des ques-
tions actuelles sont posées sur un sujet vieux comme le monde : le problème de la
légitimité de la loi et ses rapports étroits avec la liberté, depuis Aristote jusqu’à
Dworkin et Rawls – qui invite à se demander s’il est vraiment avantageux pour
l’homme de répudier son universalité au profit de son individualité.
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Annie JOURDAN

MONIQUE COTTRET, Ce livre prend à bras le corps les débats,


Jansénismes et Lumières. les échanges et le bouillonnement des idées
Pour un autre XVIIIe siècle, caractéristiques du XVIIIe siècle. La tentative
Paris, Albin Michel, 1998, 419 p.,160 F. est ambitieuse, mais l’auteure réussit parfai-
tement à tenir le lecteur en haleine, de bout
en bout, sans l’égarer le long d’un parcours pourtant semé d’embûches. La problé-
matique posée consiste à explorer les linéaments de l’évolution des idées et des
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croyances, de la fin du règne de Louis XIV jusqu’à la Révolution française. Pour ce
faire, l’auteure privilégie deux groupes qu’elle considère comme déterminants dans
l’évolution des idées : le cercle des Lumières et celui des amis de Port-Royal, disons - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

plus simplement celui des jansénistes. Les résultats obtenus par Monique Cottret vien-
nent de sa parfaite maîtrise des principales publications du panthéon des Lumières,
et d’une exploration minutieuse et fructueuse des sources jansénistes manuscrites et
imprimées déposées à la Bibliothèque de la Société de Port-Royal, au ministère des
le 07/12/2023

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Affaires Étrangères, à la Bibliothèque d’Histoire du Protestantisme, à l’Arsenal, et à la


Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Dans l’introduction, elle offre à son lec-
teur une historiographie des Lumières, qui souligne la définition d’Habermas les iden-
- - 10.0.0.129

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tifiant à un espace public, indépendant de la religion et de la puissance royale, où « la


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lumière se crée, s’invente, se fabrique, se diffuse, se répand ». Elle propose ensuite une
relecture du jansénisme, présenté comme un courant fabriqué à l’issue du jeu com-
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plexe mené entre la monarchie française et Rome, devenant ensuite multiple et inti-
mement mêlé à toutes les grandes causes socio-politiques qui agitent la France du
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XVIIIe siècle. Elle souligne l’enchevêtrement de ces deux concepts, qui crée une situa-
tion à part, pleine de surprises, ce qui justifie de rechercher « les grandes lignes d’un
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dialogue trop longtemps occulté » entre jansénismes et Lumières (p. 16).


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236 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

À première vue, ces deux forces vives du débat d’idées du XVIIIe siècle sont anti-
nomiques : les philosophes n’aimant pas les jansénistes, qui le leur rendent bien. Et,
de fait, cette opposition commence très tôt ; c’est Voltaire qui, dans les Lettres anglaises,
engage la polémique contre Pascal et la vision janséniste du monde. Le danger n’est
pas immédiatement identifié par les jansénistes, mais le sera seulement au cours de
la seconde moitié du siècle ; c’est alors qu’ils s’emploient à lui répondre vertement
dans les Nouvelles ecclésiastiques. Les relations avec Montesquieu sont aussi complexes.
L’auteur de l’Esprit des lois ménage les jansénistes et refuse de participer à leur per-
sécution. En revanche, ceux-ci entrent en guerre de façon durable contre lui dans les
Nouvelles ecclésiastiques. De leur côté, Diderot et Rousseau ont été marqués par le
courant janséniste : le premier par la dialectique janséniste, même s’il s’en éloigne
rapidement, et le second par la hantise du salut des milieux proches de Madame de
Warens. Mais les prises de position dans l’Émile achèvent de lever toute équivoque
et soulèvent la campagne janséniste contre sa conception de l’éducation. Mais force
est de constater que l’affrontement entre les deux courants n’est pas permanent, pas-
sant même par des alliances ponctuelles et fortuites. Bref, « la dénonciation du jan-
sénisme n’est pas constante ; elle oscille entre des périodes de forte intensité et des
moments d’indifférence, voire de relative sympathie » (p. 111). Jansénistes et philo-
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sophes ne demeurent pas toujours dans l’anathème qui ne « rend pas compte de rela-

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tions complexes, agitées, mouvementées » (p. 115). Et, à trois reprises au moins, les
deux camps se rencontrent à l’occasion de grands débats du temps. Déjà, une pre-
mière fois, au début des années 1760, à l’occasion de la lutte contre les jésuites, les
jansénistes réalisent alors un ouvrage important intitulé Histoire générale de la nais-
sance et des progrès de la compagnie de Jésus et analyse de ses constitutions et privilèges.
Les philosophes apportent alors des touches spécifiques à ce florilège : Diderot, dans
l’Encyclopédie, et Voltaire, dans Candide, qui contribuent ainsi à la chute d’un ennemi
devenu commun. En 1771, « le coup de Maupeou » constitue une seconde occasion
d’alliance. En revenant sur la Paulette et le principe de la vénalité des charges, il sus-
cite une intense activité polémique chez les avocats jansénisants (tout spécialement
chez Adrien Le Paige) qui ainsi fondent et nourrissent la critique. Une fois encore,
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ils travaillent dans la même direction que les Lumières. Enfin le thème de la tolé-
rance civile fournit une troisième occasion. Il est vrai que, depuis les appels, les jan-
sénistes ont une longue expérience de l’intolérance religieuse à leurs dépens. Et ainsi - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

« appelants et protestants partagent une commune culture d’opposition à l’absolu-


tisme » les conduisant à « une rencontre inévitable » (p. 184). De fait, vers 1780, les
jansénistes rejoignent les Lumières dans le combat pour la tolérance des protestants.
Bref, contre toute attente, des alliances ponctuelles se sont « tissées au point de
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pouvoir constater une forme d’imprégnation des modes de pensées des Lumières par
l’ensemble de la société, les jansénistes y compris » (p. 214). Monique Cottret sou-
ligne à quel point l’histoire des idées ne peut se faire comme une juxtaposition de
- - 10.0.0.129

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mondes et de systèmes clos, redéfinis a posteriori. D’ailleurs, pour preuve, elle pré-
sur www.cairn.info

sente plusieurs modes de savoir-faire employés par les jansénistes, prouvant les phé-
nomènes de « capillarité » existant entre les systèmes de pensée au XVIIIe siècle. Ainsi
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philosophes et jansénistes s’intéressent au passé de façon similaire : non par amour


de l’érudition mais de façon globalisante. Les premiers aiment à penser l’histoire,
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pour étudier comment l’homme, guidé par la raison, finit par triompher de ses
errances cycliques. Les seconds la mobilisent pour nourrir leur opposition contre l’É-
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glise et l’État. Autre similitude avec les philosophes, les jansénistes agissent dans la
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COMPTES RENDUS 237

société du second XVIIIe siècle comme de véritables médiateurs culturels par un tra-
vail spécifique s’opérant dans le cadre des paroisses jansénistes. Ils « constituent une
minorité active et dans les paroisses qu’ils dominent, dans les écoles qu’ils tiennent,
le peuple chrétien apprend à critiquer et parfois même à résister » (p. 244). Bref, dans
ces cadres religieux, les jansénistes fabriquent des modèles de « christianisme com-
munautaire, populaire, volontiers contestataire (…) passant du militantisme chrétien
au militantisme tout court » (p. 270), prenant même le risque d’un journal d’opinion
avec les Nouvelles ecclésiastiques. Ainsi les jansénistes participent au combat des
Lumières, dans la mesure où ils utilisent des formes traditionnelles d’expression de
la France d’Ancien Régime progressivement réemployées avec un nouveau contenu,
selon des formes modernes d’appel à l’opinion.
Au total, le XVIIIe siècle français est innervé par les Lumières – et ceci avait déjà
été longuement démontré. Mais la richesse de l’apport de Monique Cottret consiste à
prouver que les ferments qui travaillent la société française d’Ancien Régime ne vien-
nent pas que des seuls philosophes. De fait, les « jansénistes sont un peu les oubliés de
notre histoire », en dépit des travaux d’Edmond Préclin et de René Taveneaux. Pourtant
ils ont joué un rôle de fond, rejoignant, souvent sous une autre forme, le travail effec-
tué par les Lumières. Et ces deux groupes « censés s’ignorer, se combattre, se haïr, se
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sont bel et bien rencontrés, alliés, parfois même profondément interpénétrés ».

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


Marie-José MICHEL

ÉRIC SAUNIER, Voilà une application exemplaire, à


Révolution et sociabilité en Normandie l’échelle d’une des plus puissantes provinces
au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, françaises, de l’histoire renouvelée de la socia-
6 000 francs-maçons de 1740 à 1830, bilité et des mutations culturelles du temps
Rouen, Presses Universitaires de Rouen, des Lumières aux alentours de 1830. Cette
1999, 555 p., 190 F. thèse propose en effet un triple dépassement
des travaux et des interprétations anciens sur
la franc-maçonnerie au temps de la Révolution française. C’est, en premier lieu, la pensée
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de la relation entre engagements franc-maçons et révolutionnaires sous l’angle exclusif
des interactions politiques qui se trouve heureusement reconsidérée pour être englobée
dans une bénéfique exigence de prendre en compte beaucoup d’autres dimensions, des - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

pratiques de sociabilité au geste philanthropique. Cet élargissement s’avère d’autant plus


fructueux qu’il s’inscrit dans une échelle chronologique elle-même étendue vers l’amont
de la fin de l’Ancien Régime et surtout vers l’aval, jusqu’au temps de l’affirmation de
la sociabilité bourgeoise du cercle, telle que l’a mise en évidence Maurice Agulhon.
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Cette investigation pluri-décennale donne à l’auteur le temps d’explorer la recomposi-


tion des structures maçonniques, une fois absorbé le choc révolutionnaire. Enfin, et ce
n’est pas son moindre mérite, Éric Saunier déploie une inlassable capacité à croiser des
- - 10.0.0.129

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sources très diverses qui permettent d’aller plus loin que les classiques séries maçon-
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niques de la Bibliothèque Nationale et du Grand Orient. Non seulement, il exploite


des séries pas toujours utilisées pour les recherches de ce genre (Série F7 des Archives
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nationales ou M des archives départementales), mais il mobilise aussi d’importantes


archives privées.
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Le matériau ainsi rassemblé constitue d’abord la matière d’une étude du recru-


tement social et de la géographie maçonniques d’une parfaite solidité, dont témoigne
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l’ampleur des annexes statistiques, des graphiques et cartes, pas toujours très lisibles
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238 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

malheureusement. Notons par ailleurs que la base de données prosopographiques


ainsi constituée est prolongée par un CD-Rom reprenant les renseignements collec-
tés sur les 6 000 francs-maçons repérés. De cette étude très poussée – dont les com-
mentaires eussent sans doute gagné à un peu plus de concision et de simplicité de
rédaction – nous retiendrons trois enseignements.
La maçonnerie se développe tôt en Normandie, dès les années 1740, plus sous
l’influence parisienne qu’anglaise, mais avec ensuite une franche autonomie à l’égard
des loges centrales. Au fil des années, trois groupes sociaux consolident leurs positions
dominantes dans ces loges normandes : la noblesse d’épée, les négociants et la bour-
geoisie robine. Pour autant le lien, souvent invoqué, avec le réseau urbain, ne s’avère
pas ici complètement décisif. Éric Saunier démontre en fait l’existence de deux terri-
toires maçonniques aux profils sensiblement différents : le premier caractérisé par sa
densité, l’importance des effectifs et la prédominance bourgeoise correspond à l’axe
du Val de Seine ; le second, rapprochant Caen et les marges méridionales et orientales,
s’appuie sur un recrutement et des pratiques plus aristocratiques. Mais ces caracté-
ristiques ne demeurent pas statiques. Par exemple, la réorganisation de la maçonnerie
française entre 1774 et 1778 se traduit, en Normandie, par l’intervention directe du
Second Surveillant du Grand Orient et conduit, à la fois, à un resserrement du contrôle
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des loges par la noblesse et la haute bourgeoisie, et à un reflux de l’activité maçon-

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nique dans bon nombre de localités. Éric Saunier montre avec beaucoup de finesse
la complexité et les enjeux de ces évolutions. Dans le même ordre d’idée, il met en
évidence les transformations sociologiques de la franc-maçonnerie recomposée après
la Révolution. Si, au cours de l’épisode impérial, un recrutement important rassemble
une large partie des notables liés au régime, sous la monarchie constitutionnelle, se
resserre un noyau de membres fidélisés, issus majoritairement de la petite et moyenne
bourgeoisie du commerce ou des services de l’État.
Fort de ces amples données sociologiques et institutionnelles, Éric Saunier pro-
pose une série de diagnostics convaincants sur les rapports entre les engagements
maçonniques et les changements politiques par-delà la Révolution. Il confirme que
la maçonnerie, des dernières décennies de l’Ancien Régime au temps de Louis-
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Philippe, est davantage le miroir des appartenances sociales et des débats politiques
du moment, qu’un creuset où se façonnent les forces nouvelles. Ainsi, dans les années
1780, affleurent des motivations et des sentiments d’appartenance aussi variés que - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

des refoulements nombreux. L’auteur résume ainsi ses observations : « Les rencontres
sous les colonnes des temples se limitent souvent à un encellulement social repro-
duisant des liens tissés dans la société globale, les attitudes et les tensions qui carac-
térisent celles-ci se reproduisant en loge. »
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Par conséquent, autant il est indéniable que la sociabilité maçonnique participe


de la pratique délibérative qui s’épanouit sous la Révolution, autant il est exception-
nel d’observer une filiation manifeste entre loges et sociétés politiques révolution-
- - 10.0.0.129

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naires, Le Havre offrant l’unique exemple significatif de ce cas de figure, avec la


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fondation d’un atelier des « Haches » en l’an II. Finalement, le seul lien fort entre
appartenance maçonnique et engagement politique marqué se trouve, non chez les
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Jacobins, mais dans les manifestations dites « fédéralistes » de 1793, notamment à Caen
et Pont-Audemer. Autant dire qu’Éric Saunier confirme que s’il y a un rapport entre
- 06/02/2015

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maçonnerie et dynamique révolutionnaire, il tient aux comportements culturels et non


aux prétendues entreprises de subversion organisée par les loges. Ainsi, la portée du
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changement institutionnel et sociologique observé au temps de la Restauration, prend


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COMPTES RENDUS 239

une signification plus nette de franc engagement libéral et philanthropique, détaché


de l’influence catholique et hostile à la monarchie des Bourbons. Quoiqu’il soit impos-
sible de restituer la variété des figures de ces mutations que l’auteur dessine avec
soin, on le pressent, ce livre est davantage qu’une thèse régionale, une œuvre d’his-
toire culturelle forte, mettant en relation des données nombreuses qui relèvent tant
de la vision du monde que des engagements politiques, de la sociabilité ou des appar-
tenances sociales, etc. Du coup, l’événement révolutionnaire, dans ses rapports avec
les évolutions culturelles, se trouve à la fois remis en perspective, donc relativisé, et
valorisé ; on en prend mieux la mesure, en tant que révélateur et moment d’inflexion
des comportements et des enjeux de l’engagement maçonnique.
Jean-Pierre JESSENNE

GILBERT SHAPIRO, JOHN MARKOFF, Cette publication apparaît comme la


Revolutionary Demands. A Content Analysis victoire de la persévérance et de la fidélité.
of the Cahiers de doléances of 1789, D’abord fidélité entre deux hommes qui, en
Stanford, Standford University Press, 1998, dépit de leur carrière universitaire généra-
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trice d’éloignement, ont travaillé plus de

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684 p., £ 45.00.
trente ans ensemble. Fidélité de l’école de
sociologie américaine qui, inlassablement, a poursuivi les travaux de Béatrice Hyslop.
Fidélité à une méthode enfin : celle du quantitatif, explorée depuis trois décennies.
À l’origine, Gilbert Shapiro et John Markoff entendaient relever un double défi :
proposer une base de données résumant le contenu des cahiers de doléances, capable
à la fois de répondre à leurs propres interrogations et à celles de tous les chercheurs.
Pour cela, les auteurs entreprirent d’appliquer les méthodes des sciences sociales au
passé. Ils souhaitaient mesurer la diversité régionale française en confrontant les
demandes exprimées dans les cahiers de doléances, d’une part aux réalités sociales
de l’Ancien Régime, appréhendées à travers ce que l’on sait de la démographie, de
l’urbanisation, de l’économie, des traditions administratives des provinces françaises,
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(IP: 105.110.239.96)
et d’autre part, avec les attitudes adoptées durant la période révolutionnaire. Le projet,
on le voit, était ambitieux : il ne proposait rien de moins qu’un schéma d’explication
à la fois global, complet et nuancé de la Révolution Française. Et encore les auteurs - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

s’excusaient-ils auprès de leurs collègues sociologues de ne pas embrasser l’ensemble


des révolutions occidentales ! La tâche était rude mais l’alliance du « quantitativisme »
et des possibilités de l’ordinateur semblait prometteuse. G. Shapiro et J. Markoff
n’étaient d’ailleurs pas isolés puisque, de ce côté-ci de l’Atlantique, François Furet et
le 07/12/2023

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Julien Brancolini constituaient, dans le cadre de l’École des Hautes Études, un centre
de recherche similaire.
L’ouvrage comporte quatre parties. La première explique les choix méthodolo-
- - 10.0.0.129

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giques, elle montre l’apport du quantitatif aux sciences sociales et explique le pro-
sur www.cairn.info

cédé de codage des cahiers de doléances. Il s’agit d’élaborer un langage artificiel


capable de traduire, sans les trahir, l’ensemble des doléances des Français mais aussi
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leur vouloir, mesuré à travers le choix des verbes exprimant une action (abolir, sup-
primer, maintenir etc.). Un double choix s’offrait alors à nos chercheurs : fallait-il se
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fier à la machine dont les potentialités semblaient illimitées ou, au contraire, réserver à
l’homme la délicate mission de coder les cahiers ? G. Shapiro et J. Markoff ont, avec
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Belin | Téléchargé

sagesse, choisi la seconde et ils ont élaboré un judicieux système qu’aucune intelligence
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240 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

artificielle n’était en mesure de construire. Les auteurs ont retenu un système à deux
niveaux, le premier mesure la fréquence des doléances, des sujets évoqués, le second
s’attache aux actions suggérées (abolir, conserver, réduire etc.). Chaque doléance est
transcrite en un code suffisamment explicite et évocateur pour rester intelligible à
l’utilisateur. Le code présente d’abord le sujet de la doléance. Ces sujets sont classés
en huit catégories (divers, généralités, constitution, économie, gouvernement, judi-
ciaire, religieux, structure sociale). L’action demandée est également codée parmi un
répertoire de 90 propositions, elles-mêmes déclinées selon une palette de 34 nuances
répertoriées. Ainsi, si la doléance est locale, elle est notée « lo », si elle est soumise à
une condition, elle est notée « cond », etc. De nombreux exemples et la transcription
du cahier de Saint-Biez-en-Belin (p. 187-190) permettent de se familiariser avec une
procédure quelque peu abstraite. Une doléance réclamant l’abolition de la gabelle
devient ainsi G (Government) Ta (tax) In (indirecte) Ga (Gabelle) Ab (Abolish). La
demande d’abolition d’un impôt indirect indéterminé devient suivant la même pro-
cédé : G Ta In 0 Ab (Government, Tax, indirect, miscellaneous, abolish). Les portes
d’entrées sont alors multiples : on pourra, par exemple, repérer rapidement toutes les
doléances consacrées aux impôts, à la seule gabelle, au gouvernement ou encore au
système judiciaire. Une autre entrée permet d’identifier tout ce que l’on veut abolir
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ou au contraire garder.

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De la seconde partie consacrée à la présentation des documents, aux circons-
tances de leur rédaction et à la réunion des États généraux, on retiendra surtout le
chapitre IX. Ces quarante pages concernant « les problèmes d’authenticité », déjà tra-
duites et publiées en français, ont le mérite de clore définitivement le débat sur la
représentativité des cahiers. Quel que soit le poids des intermédiaires, l’influence des
modèles ou le titre du président, les assemblées paysannes gardent une marge d’au-
tonomie, de pensée et de critique : les nombreux emprunts à des modèles sont tou-
jours sélectifs et réfléchis.
La troisième partie définit les échantillons de cahiers à coder. Pour la noblesse
et les cahiers généraux du Tiers, les auteurs ont avec raison retenu la totalité des
cahiers disponibles. Ils couvrent ainsi, comme le montrent les cartes p. 231 et 232,
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la quasi-totalité du royaume. On regrettera en revanche que les auteurs aient choisi
d’écarter les cahiers du clergé, ils nous privent ainsi d’une possible comparaison des
représentations de l’ensemble des élites, laïques et cléricales, de l’Ancien Régime. Mais - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

la véritable nouveauté touche les cahiers de paroisses. Le nombre de cahiers conser-


vés interdit toute étude systématique. En effet, les différents services d’archives
conservent quelque 25 000 manuscrits. Même en ne retenant que les cahiers publiés
dans les séries officielles, c’est-à-dire dans le cadre de la Commission d’histoire éco-
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sur www.cairn.info

nomique et sociale de la Révolution française, les auteurs disposaient d’un corpus de


5 000 cahiers. Il leur fallait donc opérer une sélection. G. Shapiro et J. Markoff ont
choisi d’appliquer les techniques de l’échantillonnage et la méthode des quotas au
- - 10.0.0.129

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passé. L’opération délicate pour nos sociétés contemporaines demande courage, témé-
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rité et audace dès qu’il s’agit de mettre en œuvre une forme de « sociologie régres-
sive ». Les méthodes de quotas appliqués aux sociétés contemporaines reposent sur
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une moisson de chiffres et de faits répertoriés et cohérents. Mais notre connaissance


du royaume à la veille de la Révolution reste en revanche largement fragmentaire.
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L’exercice était d’autant plus délicat que, pour répondre à la problématique de ses
promoteurs, l’échantillon devait représenter à la fois la diversité régionale de l’Ancien
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Régime et la diversité des attitudes politiques adoptées durant la Révolution. Au total,


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COMPTES RENDUS 241

les auteurs ont retenu 46 bailliages et, pour chacun d’eux, ils sélectionnent un échan-
tillon de dix à vingt paroisses pour obtenir un ensemble de 748 cahiers. Par consé-
quent, à l’inverse de la carte des cahiers généraux, la carte des bailliages étudiés pour
l’échantillon paroissial (p. 242) comporte plus de blanc et laisse de nombreux cas en
dehors de l’étude. En revanche l’échantillon reflète la diversité française, les auteurs
ont pris soin de constituer un échantillon représentatif et cohérent en retenant aussi
bien des paroisses de pays de grandes plaines que du bocage. Ils ont tenté de rendre
compte de l’enclavement en sélectionnant des bailliages bien desservis ou au contraire
à l’écart des grandes routes royales. L’urbanisation est prise en compte à partir du
nombre d’habitants de la plus grande ville de chaque circonscription électorale. Les
auteurs s’efforcent ainsi d’avoir une proportion de bailliages « urbains » et « ruraux »
conforme à la moyenne nationale. Le souci d’introduire les cultures politiques régio-
nales parmi les variables les a conduit à choisir des bailliages « contre-révolutionnaires »
définis à partir du nombre de victimes de la Terreur, de la proportion d’émigrés. Le
caractère « révolutionnaire » des bailliages est au contraire défini en fonction de la pro-
portion de députés Girondins et Montagnards, de la proportion de ceux qui furent
envoyés en « mission » par la Convention ou le Comité de Salut Public, de la parti-
cipation ou non aux Massacres de Septembre. Les élections de l’an IV et de l’an V,
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le nombre de clubs de Jacobins sont les autres variables retenues pour dresser la carte

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des attitudes politiques. Les auteurs ont donc cherché à réduire au minimum la part
du hasard dans leur proposition d’interprétation de la Révolution française.
De la quatrième partie à laquelle ont collaboré Philip Dawson et Timothy Tackett,
on dira peu de choses dans la mesure où elle est composée d’un recueil d’articles tota-
lement ou partiellement publiés entre 1972 et 1990. Les analyses qui ne reposent pas
toutes sur la base de données de J. Markoff et G. Shapiro montrent le parti que l’on
peut tirer d’une analyse quantitative et offre des éléments de réponse à la probléma-
tique adoptée ici. G. Shapiro présente d’abord (chapitre XIV) une étude quantitative
des doléances de 1789 et constate que la majorité des plaintes concerne l’État et en
particulier l’impôt. Le chapitre XV s’interroge sur l’état de conflit et de consensus à
l’aube de la Révolution, il souligne la complexité des processus historiques et la diffi-
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culté à établir des lois générales et à construire des schémas d’explication. Le chapitre
suivant fait le point sur l’état des rapports entre la noblesse et le Tiers état au prin-
temps 1789. Là encore, les auteurs mesurent la diversité des situations et les diver- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

gences entre le niveau national et le niveau local. Partout cependant, les auteurs
constatent l’indépendance des paysans à l’égard des élites. Les attitudes politiques pay-
sannes ne sont pas calquées sur celles des élites. Timothy Tackett a rédigé le chapitre
XVII, « l’Ouest dans la France de 1789. Le facteur religieux dans les origines de la
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contre révolution », mais on préférera relire le texte dans la version originelle ou encore
dans sa traduction française : les cartes y sont de bien meilleure qualité que dans cette
réédition où elles sont à peine lisibles. J. Markoff et G. Shapiro tentent ensuite, sans
- - 10.0.0.129

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parvenir à des résultats probants, de mettre en corrélation radicalisme politique et mobi-


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lité sociale. J. Markoff reprend dans le chapitre suivant la classique question de l’image
du roi à la veille de la Révolution. Il souligne l’ambivalence des termes sujets et citoyens
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dans les cahiers de doléances et montre que le glissement sémantique est encore à venir.
Le chapitre XX consacré à la protestation paysanne montre que les demandes d’abo-
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lition visent davantage l’Église et la seigneurie que l’État, que l’on souhaite plutôt réfor-
mer. À l’inverse de leurs ancêtres du XVIIe siècle, les paysans de 1789 ont intériorisé
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l’irruption de l’État dans la communauté. Le fardeau fiscal qui l’accompagne n’est plus
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242 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

contesté, si ce n’est dans la modalité des perceptions. Enfin, le dernier chapitre com-
pare les doléances à la géographie des insurrections paysannes. Une fois encore, la
diversité des situations l’emporte et invite à s’interroger sur les « micro structures » et
les « micro conjonctures ». Dans tous les cas, le radicalisme ou la modération des
doléances ne préjugent en rien des attitudes ultérieures. Les 250 dernières pages ras-
semblent les appendices et pièces justificatives. Enfin, l’ouvrage se clôt par une abon-
dante bibliographie qui, cependant, ignore les derniers travaux sur la Révolution. On
ne trouvera par exemple aucune référence à Jean-Clément Martin qui, il est vrai, a
largement contribué à dénoncer les visions rétrospectives et téléologiques des événe-
ments pré-révolutionnaires.
Au total, voilà un ouvrage très attendu, qui a longtemps fait figure de serpent
de mer de l’historiographie. Né de l’alliance du quantitativisme emprunté aux lin-
guistes et de l’outil informatique, l’œuvre promettait d’être belle mais elle s’est faite
attendre, trop attendre pour ne pas décevoir. La banque de données a été exploitée
avant d’être achevée. Les auteurs nous avaient déjà trop dévoilé les conclusions pour
surprendre. Seul l’outil méthodologique, cette cuisine de l’historien, restait mysté-
rieux. Les voilà désormais réunis et le livre doit être considéré comme un livre-bilan,
bilan de trente années de recherches. Son principal apport a sans doute été de renou-
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veler les questionnements et les approches de la Révolution française. L’étude quan-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


titative et l’analyse exhaustive des cahiers de doléances promettaient de répondre à
la classique question des origines. Elle a failli. Mais comme toujours en histoire, la
faillite n’est jamais vaine, elle est au contraire porteuse de renouveau. Les tentatives
pour établir des corrélations entre les doléances et les événements révolutionnaires se
sont montrées vaines parce que rien n’était joué encore. Le hasard et les circons-
tances avaient encore leur place à tenir. L’impasse dans laquelle conduisait toute inter-
prétation téléologique des cahiers de doléances a eu le mérite de conduire les
historiens sur d’autres voies. Elle a par exemple permis de repenser les liens entre le
local et le national. Le mérite majeur de J. Markoff et de G. Shapiro est d’avoir
conduit l’expérience à son terme. Personne n’ira plus loin qu’eux dans la voie de
l’exploitation quantitative des cahiers de doléances : la veine est épuisée. Certes, leur
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base de données rendra d’utiles services aux historiens, et pas seulement à ceux des
cahiers. Tout historien, quelle que soit sa spécialité, y trouvera du grain à moudre :
les cahiers parlent de tout, de l’économie, de la société, des institutions, du réel comme - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

de sa représentation. Néanmoins l’approche statistique des doléances montre vite ses


limites. Que la majorité des doléances soit consacrée à l’impôt ne surprendra pas.
Que pouvait-on attendre d’autre d’une réunion des États généraux convoquée dans
l’espoir de faire face à l’une des plus graves crises financières qu’ait connu la monar-
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chie ? Inversement, comment doit-on interpréter la faible proportion de doléances


éducatives ? Est-ce le reflet d’un désintérêt ou au contraire d’une situation jugée satis-
faisante ? Le plus grand mérite de l’ouvrage est sans doute d’avoir réaffirmé la vali-
- - 10.0.0.129

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dité d’une source exceptionnelle qui, exploitée autrement, a beaucoup à révéler sur
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les échanges d’idées, sur les voies de l’acculturation et de l’inculturation.


Philippe GRATEAU
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COMPTES RENDUS 243

MICHEL VOVELLE (DIR.), Plus de cinquante contributions s’atta-


Le tournant de l’an III : Réaction et Terreur chent ici à traiter des problèmes de l’après-
blanche dans la France révolutionnaire, Thermidor, dégager la signification nationale
Paris, Éditions du CTHS, 1997, 616 p., 300 F de ce tournant à l’intérieur de la Révolution, et
mesurer les effets qu’il a pu avoir à travers l’es-
pace régional, où s’inscrivent, «notamment dans le Midi, les retombées les plus spectacu-
laires» (Michel Vovelle). Ce volume enrichi de gravures nous offre un état des lieux
exhaustif, amorce d’une réévaluation de la période thermidorienne.
Comment sortir de la Terreur ? Telle est la question immédiate qui se pose à la
Convention au lendemain de la chute de Robespierre. N’aurait-il pas fallu, comme
l’avait suggéré Edgard Quinet, « décréter l’oubli » ? Matière à réflexion pour Françoise
Brunel et Sophie Wahnich qui, dans le sillage de Bronislaw Baczko, analysent l’une
le processus de l’épuration, l’autre la problématique de la responsabilité collective. En
décidant l’inculpation des terroristes et la liquidation du parti montagnard – procès
des « grands coupables », mais aussi exclusion des subalternes, des « petits Le Bon »,
de la fameuse « queue de Robespierre », évoquée ici par Michel Biard – la Convention
thermidorienne engage un « 2 juin à l’envers », qui ouvre la voie aux excès de la
Terreur blanche.
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La thèse de la responsabilité collective est revendiquée par les «buveurs de sang»:

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Carrier lors de son procès, pour se disculper des noyades de Nantes, ainsi que Collot
d’Herbois, mis en cause par les mitraillades de Lyon. Si la Convention entière est res-
ponsable de telles atrocités, le peuple l’est aussi: car un peuple est toujours responsable,
comme le prouve la pratique révolutionnaire de l’insurrection. Mais cette thèse est éga-
lement plaidée par Goujon, chargé en l’an II de la gestion des subsistances, et elle conduit
à assumer non une culpabilité collective, mais un système politique, celui du gouverne-
ment révolutionnaire. «Comment sortir de la terreur économique?», demande à ce
propos le regretté François Hincker, devant le constat que la Convention thermidorienne
prend à son compte l’économie dirigée de l’an II: si elle supprime le maximum, elle ne
renonce pas pour autant à la police des grains, ni au rationnement du pain. Il est encore
plus difficile de sortir de la terreur économique que de la terreur politique.
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Raymonde Monnier se penche sur le mouvement populaire, qui livre ici ses der-
niers combats avant d’entrer dans la clandestinité. L’échec du soulèvement de Prairial,
et l’assimilation de la démocratie à l’anarchie, sonnent le glas de «l’initiative populaire - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

médiatisée», mise en place en 1793. Pour Christine Le Bozec, les journées de Prairial
apportèrent à Babeuf la preuve que la spontanéité et l’impréparation privent les masses
de toute possibilité de peser sur le changement. Avis partagé par Claude Mazauric, qui
estime que l’expérience de l’an III permit à Babeuf à la fois de réhabiliter le robespier-
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sur www.cairn.info

risme et de concevoir le projet d’une «dictature» transitoire et provisoire, qui servira de


modèle aux révolutionnaires du XIXe siècle. Mais Prairial marque aussi le «retour à
l’ordre», permet à la bourgeoisie de mieux confisquer le pouvoir et d’en fixer les bases
- - 10.0.0.129

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dans la nouvelle constitution.1


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En province, le tournant de l’an III annonce non un retour à l’ordre mais l’en-
trée dans une ère de turbulences, surtout dans le Midi provençal, où les massacres se
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multiplient. Mais dans quelle mesure la Terreur blanche est-elle orchestrée par la
- 06/02/2015

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1. Voir à ce sujet le récent volume édité par G. CONAC et J.-P. MACHELON, La Constitution de
l’an III : Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999.
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244 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

contre-révolution? Ne relève-t-elle pas plutôt de vengeances particulières, comme à Lyon,


où la chasse aux mathevons bat son plein, le mouvement étant ensuite récupéré par les
royalistes étrangers à la ville (Bruno Benoit)? Or, l’an III est une année décisive pour la
mesure de l’empreinte républicaine. Les réfugiés jacobins qui échappent aux règlements
de compte lyonnais pour s’installer à Macon, et qu’on accuse de pérenniser le «péril
anarchiste», feront bientôt de leur ville d’accueil le «boulevard de la République» (Bernard
Gainot). Dans la moyenne vallée du Rhône, les lieux marqués par l’engagement jaco-
bin, mais où la Terreur fut exempte d’excès, déploient une résistance certaine au mou-
vement contre-révolutionnaire. Les actions illégales concertées, relevées par Jean-Louis
Issartel, visent surtout les anciens membres des comités, pourvoyeurs de la commission
populaire d’Orange.
Les attroupements autour des tombes des victimes de celle-ci donnent lieu à des
flambées de violence. Mais «l’originalité d’Orange, écrit Anne-Marie Coissieu, réside
dans la brièveté de la période de réaction et dans la fermeté du pôle républicain qu’elle
est restée face aux communes rurales environnantes». À Avignon, la tentative de coup
de force royaliste, qui cherche à exploiter le mécontentement régnant dans les cam-
pagnes du Vaucluse, est assez vite jugulée (René Moulinas). Pays d’affrontements, où le
refus de la conscription et le rejet de l’impôt d’État sont endémiques, le Comtat demeure
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majoritairement royaliste, même s’il y subsiste après 1795 des noyaux de républicains

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convaincus. Le Comtat, souligne Martine Lapied, n’est «ni la Vendée, ni la Bretagne».
À Marseille, où les anciens terroristes font les frais des représailles, notamment lors du
brutal massacre du Fort Saint-Jean, décrit par Stephen Clay, les réflexes républicains
demeurent vifs: Jacques Guilhaumou détecte dans l’événement-charnière du 5 vendé-
miaire an III non une émeute, mais une «marche civique», fin symbolique de la démo-
cratie populaire face à l’autoritarisme naissant. En revanche, dans le pays niçois, tard
venu dans la famille républicaine, où le jacobinisme n’a pas pu prendre racine, la Terreur
blanche s’accompagne d’une recrudescence du barbétisme et la contre-révolution paraît
triompher. À Nice, «la société populaire disparaît d’elle-même» (Michel Bourrier), mais
il est impossible de voir la naissance d’une «seconde Vendée dans ce département qui a
manqué son premier rendez-vous avec la République» (Michel Iafelice).
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Les facteurs qui empêchent le Midi provençal de basculer dans la guerre civile
sont présents aussi dans le Massif Central. Selon Philippe Bourdin, qui consacre une
monographie à un coin d’Auvergne où la guérilla hors-la-loi est permanente et où - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

« l’anti-révolution » s’installe progressivement, la « mince couche d’humus républicain


subit toutes les érosions ». Il n’empêche que le Puy-de-Dôme ne souhaite pas la table
rase du passé révolutionnaire et ne se transforme pas, une fois encore, « en une
seconde Vendée ». On ne s’étonnera pas que le pays toulousain, bastion en l’an II du
le 07/12/2023

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jacobinisme méridional, échappe à ce risque. La réaction thermidorienne y fut « tar-


dive, brève et modérée » (Michel Taillefer). Le Journal de Toulouse, organe du parti
jacobin, affiche en l’an III une ligne politique où figure le rejet des extrémismes symé-
- - 10.0.0.129

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triques (royalisme/terrorisme) et l’appel à la réconciliation, mais non l’abandon de la


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déchristianisation. Contraste marqué avec l’Ouest non-vendéen (Sarthe et Orne) où


violence et chouannerie font ressortir le décalage entre le pays légal, tel qu’il se mani-
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feste aux urnes, et le pays réel, anti-républicain pour ce qui est de sa composante
rurale (Sylvie Denys-Blondeau, Christine Peyrard). Tandis que dans l’Eure, l’épura-
- 06/02/2015

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tion du personnel politique n’entraîne pas la persécution des robespierristes, et les


bourgeois modérés qui prennent le pouvoir manifestent le souci de l’équilibre : « une
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certaine continuité, même relative, l’emporte sur la rupture » (Bernard Bodinier).


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COMPTES RENDUS 245

Enfin, dans le Nord, la région lilloise, qui connaît une violente réaction antijacobine
et réhabilite les prêtres insermentés, se refuse à envisager un retour à l’Ancien Régime,
tout en admettant les réformes modérées de 1789 (Pierre Descamps).
En somme, la réaction en province se caractérise par un balancement entre le
désir de « faire payer » les terroristes et celui d’en finir avec la violence ; entre le souci
de « terminer la Révolution » et celui de conserver l’acquis révolutionnaire. Souci de
compromis (sinon de compromission), qui confère au tournant de l’an III toute son
ambiguïté. À la Convention, Thomas Paine essaya dans son ultime discours de faire
comprendre à ses collègues qu’en optant pour le suffrage censitaire, pour la propriété
à la place de l’égalité des droits, « vous éteindrez tout l’enthousiasme qui a jusqu’à
présent soutenu la révolution, et vous ne mettrez à sa place rien que le froid motif
du bas intérêt personnel ». Selon Yannick Bosc, la question de Paine n’est pas « com-
ment sortir de la Terreur ? », mais « comment fonder une société juste ? », car les choix
faits par les tenants de la limitation de la citoyenneté reviennent à préférer une injus-
tice à un désordre. Bien que le principe de l’égalité puisse avoir été « profané » par le
passé, c’est le refus de la Convention de penser l’égalité malgré la violence que stig-
matise Paine. Elle tente moins de sortir de la Terreur que de l’égalité.
Il convient néanmoins, à sa décharge, de souligner qu’en concluant que des
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crimes d’État ne sauraient rester impunis, et en voulant instaurer le « règne de la jus-

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tice et de l’humanité », la Convention proposait de mettre un terme à la violence
comme moyen d’action politique. La violence étant consubstantielle à la Révolution,
elle « terminait » celle-ci à sa manière, quitte à jeter par-dessus bord l’acquis égalitaire,
discrédité à ses yeux par les dérives de la Terreur. Jacques Dupâquier est d’avis que
le procès Carrier marque une étape décisive avec l’émergence de la notion de « crime
contre l’humanité », avis contesté par Michel Vovelle, qui estime une telle notion ana-
chronique en l’an III. Il n’en reste pas moins que la Convention thermidorienne a
condamné l’abus de pouvoir et affirmé la priorité de la morale en politique. N’est-
ce pas ce qui confère à ce « tournant » historique toute son actualité ?
Jean-Pierre GROSS
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FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, Depuis plus de dix ans, le renouveau de (IP: 105.110.239.96)


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ANNICK LEMPÉRIÈRE (DIR.), l’histoire politique éclaire un premier


Los espacios pùblicos en Iberoamérica. XIX e siècle ibéro-américain, trop ignoré
Ambigûedades y problemas. Siglos XVIII-XX, (pour ne pas dire méprisé) en France. Les
Fondo de Cultura Economica, chantiers de recherche se sont multipliés :
le 07/12/2023

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Mexico, 1998, 366 p. groupes et réseaux de l’action politique ;


idéaux, imaginaire et valeurs ; pratiques poli-
tiques et culturelles, centrées surtout sur la Nation et sur l’État. F.-X. Guerra fut un des
- - 10.0.0.129

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premiers à les ouvrir avec sa thèse sur Le Mexique de l’Ancien Régime à la Révolution. Il a
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formé autour de lui à l’université de Paris-I une nouvelle génération, dont les travaux
donnent à l’école historique française une place éminente sur un champ de recherche
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en pleine évolution. Le livre fait un bilan à mi-parcours. Le fait que la moitié des contri-
butions soient l’œuvre de F.-X. Guerra et de ses élèves lui confère une unité rare dans
- 06/02/2015

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les publications collectives.


Le pluriel appliqué à la notion d’« espace public » marque une distance critique vis-à-
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vis des thèses de Habermas, jugées réductrices et d’une certaine manière anachroniques
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246 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pour des sociétés ibéro-américaines en transition difficile de l’Ancien Régime à l’ordre


national-libéral. On ne le rappellera jamais assez : l’indépendance n’accouche pas natu-
rellement de la révolution. La première partie (p. 25-106) examine l’Ancien Régime en
lui-même, et non pas seulement comme prélude à la modernité. Déjouant le piège de la
téléologie, elle intègre les formes de sociabilité politique de la « république », comme on
disait au XVIe siècle à propos des monarchies. La seconde partie qui embrasse la
conquête des indépendances est évidemment la plus développée (p. 107-269). La troi-
sième éclaire à partir de plusieurs exemples, la reconstruction d’une identité commune
perdue, les moyens employés pour intégrer les membres disjoints de la société à la
citoyenneté et à la nation modernes (p. 271-362).
L’Ancien Régime, nous disent J.-F. Schaub et A. Lempérière, ignore la distinction
de l’État et de la société, parce que le gouvernement n’est pas le monopole de la monar-
chie et de ses agents ; il est largement partagé avec les corps et communautés de la
« république ». Par conséquent, les cérémonies publiques ne sont pas la simple représen-
tation du pouvoir devant un peuple soumis ; elles sont la mise en scène des corps et
communautés, y compris la royauté, dans leur relation hiérarchique. Dès lors que la vie
publique intègre non seulement les corps constitués de droit, mais aussi les réseaux
clientélistes, de parentèles, elle se fond avec la sphère privée plus qu’elle ne s’y oppose.
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La distinction devrait être déplacée vers la sphère domestique, à l’écart du regard et du

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


débat public. L’observation du droit commun, du concept de propriété, va dans le
même sens. L’indistinction du public et du privé asservit l’individu aux groupes identi-
taires ; elle fonde une morale publique de nature religieuse, qui n’autorise aucun écart.
L’Ancien Régime ibéro-américain se caractérise en outre par l’ascendant d’une
culture à la fois juridique et catholique. La culture juridique n’est pas l’apanage des
letrados ; elle est amplement diffusée dans la société entière. Tous corps ou communau-
tés reconnus par le droit ou la coutume, y compris les communautés paysannes
indiennes, peuvent utiliser les voies judiciaires pour élever leurs réclamations et
défendre leurs droits, par le canal d’avocats et de procureurs. Ils ne s’en privent pas,
avec plus ou moins de succès.
Les conceptions du siècle des « Lumières », associées aux formes nouvelles de com-
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(IP: 105.110.239.96)
munication (livre, presse) et de sociabilité (sociétés de lecture, académies), apparaissent
très tard dans le monde ibéro-américain, comme le montrent ici les exemples de la
Nouvelle Grenade, du Vénézuela et du Chili. Elles n’avaient pas modifié substantiellement - cairn convertisseurs
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les caractéristiques traditionnelles de l’espace public lorsque surgit le mouvement des


indépendances. Beaucoup des équivoques de la révolution politique qui l’accompagne, à
propos de la liberté de la presse, du concept de peuple ou d’opinion publique, des céré-
monies civiques, découlent de la prégnance des conceptions et des pratiques anciennes.
le 07/12/2023

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L’espace public moderne naît avec la révolution et l’indépendance, avant qu’une


sphère publique littéraire ait eu le temps de se constituer. Cette anomalie s’explique par
l’origine exogène de la crise de l’Ancien Régime. La nécessité de remplacer le roi
- - 10.0.0.129

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« empêché » ouvre le débat politique et fait surgir l’opinion publique. L’éclosion de pou-
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voirs publics, sources de l’autorité, du droit et de l’État, est parallèle à celle d’une nou-
velle conceptualisation des liens politiques. Mais cette dernière ne s’impose pas
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d’emblée. R. Hocquellet souligne l’obligation pour la Junte Centrale espagnole de


conserver les attributs visibles de la royauté afin de convaincre les sujets de sa légitimité.
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La Junte oscille constamment entre la légitimité royale par procuration et celle qui est
issue du soulèvement populaire, qui conduit à la souveraineté nationale. À Caracas, étu-
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diée par C. Leal, les clubs politiques pourtant fondés sur les principes du débat libre et
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de l’égalité, restent très respectueux des hiérarchies et des formes de la vie corporative.
Leur dignité ne dupe pas les élites modérées, effrayées par leurs idées radicales ; elles les
taxent de jacobinisme parce qu’elles prétendent représenter le peuple sans passer par la
médiation corporative.
La nature même de la représentation reste incohérente dans les discours et les pra-
tiques. Le premier congrès du Vénézuela, abordé par V. Hébrard, manifeste un autorita-
risme absolutiste. Se concevant lui-même comme un corps doté d’une autorité
collégiale, il ne sait trop s’il représente une nation (et laquelle ?) ou les corps et commu-
nautés du peuple. Il fait appel à l’opinion publique, mais oppose l’avis respectable des
élites instruites à la versatilité de la plèbe ignorante, l’opinion de la capitale « éclairée »
aux sentiments des provinces arriérées. Il impose dès le début des restrictions sévères à
la liberté d’expression. Le contexte particulièrement hostile du Pérou loyaliste entrave
l’expression moderne du débat politique. J. Chassin souligne la permanence des moda-
lités traditionnelles : libelles manuscrits, diffusés clandestinement par des réseaux
d’amis sûrs. Leurs auteurs deviennent pourtant les porte-parole d’une opinion
publique qu’ils s’efforcent de susciter et de mobiliser.
L’ensemble des communications précise les contours équivoques de l’espace
public moderne émergent. En premier lieu, l’exigence d’unanimité politique : la diver-
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gence d’opinion, l’opposition aux autorités établies, paraissent une pathologie du corps

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politique au lieu d’une modalité normale de son existence. Révolutionnaires et libéraux
ne tolèrent, comme l’ancienne monarchie catholique, que la soumission à l’orthodoxie
collective. En second lieu, la contradiction entre l’idéal de mobilisation civique du
peuple, indispensable à la dynamique révolutionnaire et à la légitimation de l’ordre nou-
veau, et l’impératif traditionnel de la tranquillité publique. Enfin, en lieu et place de
l’égalité promise, la construction d’une hiérarchisation politique nouvelle, légitimée par
le capital culturel. L’accès à la lecture individuelle, à l’imprimé, à la connaissance éclai-
rée, exclut de la vie publique la majorité ignorante du peuple aussi efficacement que les
privilèges corporatifs de l’Ancien Régime. Le libéralisme ibéro-américain s’inscrit ainsi
dans la continuité élitiste du siècle des Lumières, tout en promouvant avec une inconsé-
quence paradoxale, l’engagement actif du citoyen-électeur.
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Au lendemain des indépendances, on appelle « ignorance » la fidélité du peuple aux
modalités traditionnelles de communication héritées de la culture corporative de
l’Ancien Régime, dont le concept moderne de loi comme expression de la volonté géné- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

rale nie la validité. Les gouvernants déploient tous leurs efforts pour corriger le peuple,
afin qu’il se conforme aux cadres normatifs nouveaux. C. Desramé montre que l’oppo-
sition entre l’opinion éclairée fondée sur la lecture et l’imprimé, et la communication
populaire orale liée à la rumeur, contraint les dirigeants de la république chilienne à uti-
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liser la seconde pour l’éducation politique des masses, à lui laisser un large espace de
liberté. Dans le Brésil impérial étudié par M. Morel, l’opinion publique dont la presse se
fait l’expression, acquiert une légitimité politique concurrente de celle de la couronne.
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Elle reste l’opinion d’élites qui ne redoutent rien tant que de devoir partager les béné-
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fices de la liberté politique avec la plèbe ignorante. En Nouvelle-Grenade, G. Lomné


met en évidence la ségrégation progressive entre les espaces publics des élites et ceux du
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peuple : la présence toujours plus écrasante de l’armée dans les cérémonies publiques de
Bogota précipite la dissolution de la vision corporative de la ville, telle que la réunion des
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corps et communautés la manifestait autrefois. L’éducation est l’autre grand moyen de


construire le peuple moderne. Les projets éducatifs du Chili portalien analysés par
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S. Serrano, manifestent que la coaction républicaine sur les corps et les esprits afin de
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248 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

former un peuple de citoyens n’est pas moins pesante que la contrainte collective des
corps de l’Ancien Régime sur les individus.
On le voit, sous l’apparence d’un petit livre, une riche réflexion. Elle doit beaucoup
à une distinction que fait la langue espagnole, mais qu’ignorent les langues et donc les
pensées anglaise et française, entre el pùblico : le public-vie sociale, et lo pùblico : le
public-vie politique.
Christian HERMANN

PILAR GONZÁLEZ BERNALDO DE QUIRÓS, L’ouvrage convie à assister à la constitu-


Civilité et politique aux origines de la nation tion de pratiques et de comportements
argentine. Les sociabilités à Buenos Aires « sociables » qui se sont inscrits au plus pro-
1829-1862, fond de l’identité collective argentine. Sans
Paris, Publications de la Sorbonne, doute l’idée de « civilité » a-t-elle cessé d’être
1999, 382 p., 230 F. associée, dans la seconde moitié du
XXe siècle, à celle de nation argentine, en rai-
son de la férocité avec laquelle les militaires ont entendu se mêler de la vie politique et
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sociale du pays. Pourtant, l’imaginaire national argentin s’est nourri d’une représenta-

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tion civile et civique du lien social dont le modèle s’est forgé au XIXe siècle à Buenos
Aires.
La thèse est la suivante. L’ancienne vice-royauté du Rio de la Plata, bien qu’indé-
pendante de fait dès 1810, s’avère incapable de se constituer politiquement, tant les
aspirations autonomistes des provinces sont incompatibles avec les prétentions de
Buenos Aires à régenter l’ensemble au profit de ses seuls intérêts de ville-port. Buenos
Aires sera donc, jusqu’en 1862, une cité-État commerçante appuyée sur un vaste
arrière-pays agricole. Alors que l’Argentine n’existe ni comme État souverain, ni
comme marché, à Buenos Aires une petite minorité libérale et éclairée invente un
modèle de nation fondé sur la conviction que la « sociabilité » est la principale caractéris-
tique de la « nationalité ». Voilà un point de départ ténu, en apparence. Le propos n’est
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pas de rendre compte de la formation de la nation ; l’ouvrage n’aborde pas la question
des rapports de force et des alliances qui expliquent la naissance, en 1852, d’une
Confédération Argentine à laquelle Buenos Aires refuse d’adhérer pendant dix ans, - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

avant d’y être contrainte par un rapport de forces militaire qui lui est désormais défavo-
rable. Ce que montre l’ouvrage, c’est qu’à défaut de pouvoir s’articuler autour d’un État
souverain, la nation va se constituer dans l’imaginaire des élites porteñas à partir du
modèle relationnel de l’association civile, et concrètement à partir des pratiques de
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sociabilité de Buenos Aires.


Aujourd’hui où les imaginaires sont à la mode dans l’historiographie, bien des histo-
riens se seraient contentés de reconstituer celui des porteños (ainsi se nomment les habitants
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de Buenos Aires) à partir des essais des publicistes, des discours des dirigeants, de la presse,
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de l’iconographie et du mobilier urbain.Tel n’a pas été le choix de Pilar Gonzalez, pour qui
les identités collectives reposent sur des pratiques socio-culturelles très concrètes qu’elle
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s’est chargée d’explorer dans toutes leurs dimensions.


L’auteure met au service de sa thèse une triple approche méthodologique. Elle étudie
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les identités culturelles et politiques à travers les pratiques de la sociabilité. Des graphiques,
très nombreux, font saisir la chronologie et la typologie d’un mouvement associatif dont
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l’évolution connaît de brusques à-coups liés à la conjoncture politique. Un premier essor


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COMPTES RENDUS 249

dans les années 1820, qui s’interrompt brusquement en 1838, laisse en place jusqu’au
milieu du siècle des modes de relation essentiellement traditionnels et communautaires. La
cartographie complète l’étude des sociabilités, car elle est utilisée comme instrument d’ana-
lyse pour cerner l’organisation de l’espace social urbain: les transformations de la concep-
tion du lien social transparaissent dans la répartition, qui évolue au cours de la période, des
diverses formes de sociabilité. Les associations de type contractuel s’autonomisent par rap-
port à l’ancrage traditionnel dans la paroisse et se concentrent dans des zones socio-cultu-
relles spécifiques. C’est dès lors toute une conception de l’individu et de ses modes de
relation, qui se modifie à travers le rapport à la spatialité. Enfin la prosopographie, qui
réunit les membres des associations, ceux de la classe dirigeante porteña et le monde des
publicistes, soit plusieurs milliers de personnes, fait déboucher l’étude des sociabilités sur le
politique. En croisant ces trois fichiers, l’auteur montre concrètement comment l’articula-
tion entre société et pouvoir a changé de nature au cours de la période.
Les conclusions qui résultent de cette méthodologie associée à une extrême rigueur
conceptuelle sont trop riches pour être résumées ici. Elles transparaissent dans le balance-
ment de l’ouvrage en deux parties. La première, «Les peuples sans nation (1829-1852)»
éclaire d’un jour nouveau le long régime de Juan Manuel de Rosas, personnage très contro-
versé dont les méthodes de gouvernement ont donné lieu à bien des interprétations ana-
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chroniques. P. Gonzalez ne laisse subsister aucun doute: malgré l’imagerie et les références

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révolutionnaires du régime, Rosas vide de son sens la notion de souveraineté du peuple
(c’est particulièrement clair dans le domaine des associations, qui sont placées sous la
tutelle stricte du pouvoir, et dans le cas des représentants, qui émanent majoritairement des
anciennes élites sociales sans ancrage dans la sphère publique constituée par l’opinion et
l’association), tandis que l’absence de liberté de presse et de formes libres de sociabilité ins-
taure «le divorce entre civilité et autorité», entre les générations libérales montantes (qui
incarnent dans l’exil une «nation» civile idéale) et un régime rosiste qui repose encore sur la
conception ancienne du «corps politique».
La deuxième partie, «La Nation au pouvoir», après la chute de Rosas en 1852, voit
l’arrivée aux fonctions dirigeantes des libéraux bannis de la période antérieure. Pendant dix
ans la ville-port devient en quelque sorte une Cité-nation. La «sociabilité», dans laquelle les
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publicistes libéraux avaient vu à la fois la condition du progrès et la définition de la nation,
devient un véritable mode de vie collectif tant augmentent, au cours de la décennie, le
nombre et la variété des associations, culturelles, de loisir, professionnelles, de réflexion, - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

politiques. La «société civile» se constitue en une sphère publique qui devient l’anti-
chambre du pouvoir, puisque ce sont désormais, majoritairement, des hommes qui ont fait
l’expérience de la sociabilité moderne dans les associations qui accèdent au pouvoir. Le
mouvement associatif constitue ainsi, selon l’auteure, un «vigoureux support pédagogique»
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à l’idée de nation comme association civile, en développant «un discours contractualiste à


partir duquel il devient possible de penser la nation».Toutefois, la nouvelle classe dirigeante
ne renonce pas entièrement à la dimension communautaire traditionnelle du politique. Les
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«Clubs électoraux», institutions dans lesquelles sont désignés les candidats, fonctionnent
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dans le cadre paroissial et permettent aux factions de s’appuyer sur des clientèles poli-
tiques. Cependant que des «clubs d’opinion» implantés par les grands journaux satisfont
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davantage aux principes et aux exigences de la politique libérale moderne. À la politisation


intense de la société à travers clubs, associations et presse d’opinion correspond, logique-
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ment, comme il est démontré, la très faible participation des citoyens aux élections.
L’auteure dévoile ainsi les ressorts d’un modèle politique qui assure à l’oligarchie, jusqu’en
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1914, voire jusqu’en 1940, une prépondérance à peu près sans partage dans la conduite
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250 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

des destinées nationales.


De cet ouvrage très riche, on retiendra enfin qu’il permet de réinterpréter les rap-
ports entre société et État tels qu’ils se sont noués dans la constitution de la nation
argentine. On voit les associations, que ce soit dans le domaine de la bienfaisance, de
l’éducation, ou bien des grandes décisions économiques comme la construction du pre-
mier chemin de fer, devancer les initiatives de l’État, voire s’y substituer. On s’explique
mieux, à partir de ces « origines de la nation », la spécificité argentine qui fut ainsi épin-
glée par Borges : « L’Argentin (…) ne s’identifie pas à l’État. On peut attribuer cela au
fait que pour lui l’État est une abstraction inconcevable (…). Des aphorismes comme
celui de Hegel : « L’État est la représentation de l’idée morale », lui semblent de sinistres
plaisanteries. » (Evaristo Garriego, in Œuvres complètes, La Pléiade, p. 161).
Annick LEMPÉRIÈRE

JEAN-NOËL LUC,
L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. Ce livre fait date : les salles d’asile, éta-
De la salle d’asile à l’école maternelle,blissements destinés à accueillir les petits de
Paris, Belin, 1997, deux à six ans, qui ont précédé jusqu’en 1881
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512 p., 150 F. les écoles maternelles, ont enfin trouvé leur
historien scrupuleux, inventif et exhaustif.
On ne peut plus désormais se contenter d’à peu près ou d’idées reçues appuyées sur la
seule lecture des textes normatifs, par ailleurs déjà publiés et étudiés par J.-N. Luc1.
Rappelons rapidement les principales étapes de cette histoire : les premières salles d’asile
françaises, imitant les infant schools anglaises, ouvrent à Paris en 1826, à l’initiative, d’une
part de Mme Émilie Mallet, femme du banquier protestant Jules Mallet, et d’autre part
de Jean-Denys Cochin, riche notable catholique, petit-neveu du curé fondateur de l’hos-
pice Cochin en 1780. Placées d’abord sous la direction d’un « comité des dames » et
financées par la charité privée et les municipalités, les salles d’asile se développent rapi-
dement. En 1837, au nombre de 260, elles accueillent 30 000 jeunes enfants : l’État les
retire alors du patronage des dames et les place sous le contrôle du ministère de
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l’Instruction publique. Cette mise en tutelle officielle entraîne la création d’un corps
d’inspectrices et la fondation d’une école normale des salles d’asile (1847). En 1855, le
- cairn convertisseurs
Second Empire édicte un nouveau règlement plus normatif, insistant sur la vocation sco-
cairn convertisseurs

laire des établissements. En 1859, une réforme atténue cette tentation de l’instruction
anticipée. En 1880, à la veille de leur remplacement par les écoles maternelles, 5 000
salles d’asile accueillent 650 000 enfants, soit environ 20 % de la classe d’âge des deux-six
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ans.
Le livre est construit selon un plan thématico-chronologique en quatre parties : la
première retrace la naissance et les finalités de la salle d’asile ; la deuxième étudie, en
contrepoint, les théories et pratiques éducatives du XIXe siècle qui concernent les enfants
- - 10.0.0.129

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des classes privilégiées (qui ne fréquentent pas les nouveaux établissements) ; la troisième
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s’intéresse à l’organisation et aux usages des salles d’asile ; la dernière nous montre la salle
d’asile au quotidien, avec son personnel de plus en plus professionnalisé, avant de termi-
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1. La Petite enfance à l’école, XIXe-XXe siècles.Textes relatifs aux salles d’asile et aux écoles maternelles, pré-
sentés et annotés, Paris, Economica-INRP, 1982.
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COMPTES RENDUS 251

ner sur les critiques qui ont précédé l’avènement de l’école maternelle en 1881.
Soulignons l’ampleur et la variété des sources utilisées : outre les 54 cartons de la
sous-série F17des Archives nationales, spécifiquement consacrés aux salles d’asile, dix
fonds départementaux ont été visités, de manière à constituer autant de monographies
approfondies ; dans les imprimés, outre la littérature philanthropique, médicale et péda-
gogique, des périodiques ont été vus de manière exhaustive (par exemple L’Ami des
enfants, journal officiel des salles d’asile depuis 1835), ainsi que 75 autobiographies et
11 journaux intimes et correspondances. Enfin, Jean-Noël Luc a eu la chance d’avoir
accès aux archives privées d’Émilie Mallet, ce qui lui permet de replacer cette grande
dame à la première place des promoteurs de la nouvelle institution, avant la Marquise de
Pastoret qui en était jusqu’alors reconnue comme l’initiatrice. Il nous donne de belles
pages sur cette femme sensible, née en 1794, fille de l’industriel Oberkampf, puis épouse
du banquier Mallet ; il nous décrit avec finesse les intentions, les démarches, les espoirs
et les déceptions de cette mère de famille responsable qui s’engage en 1826 au service
des enfants des classes défavorisées, à la suite d’une crise de conscience religieuse et qui
milite pour cette cause pendant trente ans jusqu’à sa mort en 1856.
Une des qualités du livre de Jean-Noël Luc est précisément de nous donner des por-
traits très vivants des initiateurs de la nouvelle institution, en particulier des dames patron-
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nesses qui l’ont tenue à bout de bras pendant les premières décennies, finançant les

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établissements, sollicitant des dons de leurs pairs, organisant le quotidien et faisant des
inspections bénévoles. Il importe de dire que cette philanthropie n’allait pas de soi, même
dans les milieux catholiques, et que ces femmes ont été à leur manière des pionnières, dont
le militantisme charitable et philanthropique a eu sans conteste une fonction émancipa-
trice2. Mais les chrétiens laïcs prêts à donner du temps et de l’argent pour secourir et
christianiser les familles populaires ne sont pas les seuls promoteurs des salles d’asile : il
faut aussi mentionner l’intérêt des patrons d’industrie, gros utilisateurs de main-d’œuvre
féminine, soucieux de voir les mères débarrassées du problème de la garde des petits
enfants ; celui des notables, favorables à la moralisation précoce des classes populaires,
toujours susceptibles de devenir « dangereuses » ; et enfin l’intérêt direct des congrégations
religieuses, déterminées à accomplir leur devoir de charité et à étendre la clientèle de leurs
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écoles. Sur ce dernier point, le succès a été presque total, puisqu’en 1880, à la veille de la
création des écoles maternelles, les trois-quarts des 5 000 salles d’asile sont dirigées par
des religieuses. Si l’on ajoute que 20 % de la classe d’âge des deux-six ans est déjà scolari- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

sée dans les petites classes des écoles primaires, elles-mêmes souvent tenues par des
congrégations, on voit l’étendue de l’emprise de l’Église sur la petite enfance.
Jean-Noël Luc ne croit pas aux explications traditionnellement avancées pour
expliquer l’émergence de la salle d’asile au XIXe siècle : elles ne sont ni un instrument de
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reconquête religieuse, ni une pièce stratégique du nouveau système d’assistance, ni un


rouage de la révolution industrielle, ni un moyen de discipliner les classes dangereuses.
La partie centrale de son livre propose une autre explication : le XIXe siècle innove par la
- - 10.0.0.129

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découverte du jeune enfant. Auparavant, avant l’âge de raison, l’enfant est considéré
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comme un petit animal fragile, maladroit, ignorant, qu’on peut abandonner à ses ins-
tincts. Peu à peu, médecins et pédagogues distinguent et valorisent davantage la période
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2. Sur ce point, le livre de Jean-Noël Luc complète utilement l’ouvrage de Catherine DUPRAT, Usage
et pratique de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social à Paris, au cours de premier XIXe siècle,
2 volumes, Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale, 1996 et 1997.
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de deux à six ans. Comme le dit A. Siry, médecin des salles d’asile, en 1873, si on le
compare au nouveau-né « sanguinolent » et « inerte », le jeune enfant est un être « ner-
veux, vif, souple et gai, dont les formes, les mouvements, le babil, ont un je ne sais quoi
de gracieux et de naïf qui est rempli de séduction » ; « à trois ans il devient intéressant »,
affirmait déjà le docteur Daignan en 1786. Il importe donc de ne pas laisser en friche
une nature enfantine si riche de promesses et si avide de savoirs. Jean-Noël Luc montre
très bien les effets de cette nouvelle perception du jeune enfant dans les familles aisées :
des mères aimantes décident de s’occuper elles-mêmes de l’éducation de leur progéni-
ture, en la retirant aux domestiques qui en étaient les gardiens habituels dans les
grandes maisons aristocratiques et bourgeoises ; les plus concernées d’entre elles tiennent
même un « journal d’observation », où elle notent jour après jour les menus épisodes du
développement physique, moral et intellectuel de leur enfant. Parmi ces familles qui ont
placé les jeunes enfants au centre de leurs préoccupations, on retrouve beaucoup de pro-
moteurs des salles d’asile. De nombreux textes théoriques sur les salles d’asile sont
incontestablement inspirés par cette nouvelle manière de voir le jeune enfant, qui
entraîne une attention accrue à ses besoins et un souci précoce d’instruction. Le para-
doxe, c’est que les milieux familiaux les plus avancés dans la découverte de la seconde
enfance ne sont pas ceux qui mettent leur enfant à la salle d’asile, même si certains des
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fondateurs auraient souhaité que la nouvelle institution puisse accueillir un jour tous les

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enfants. Il est dommage que Jean-Noël Luc n’ait pu compléter ses recherches sur la
découverte du jeune enfant par un travail sur les relations aux enfants dans les familles
populaires, qui sont les usagères naturelles des salles d’asile : comment considèrent-elles
leurs enfants ? Comme des gêneurs, les empêchant de travailler au dehors ? Comme des
bouches à nourrir qui doivent être à charge le moins longtemps possible ? Ou comme des
êtres à chérir et à éduquer ? La réponse à ces questions est sans doute plus difficile à
donner que pour les milieux aisés où les témoignages abondent.
Aux côtés des philanthropes et de l’Église, l’État a été présent très tôt au cœur de la
nouvelle institution. En 1837, lorsqu’il enlève la direction des salles d’asile au patronage
des dames pour les placer sous le contrôle direct du ministère de l’Instruction publique,
il s’agit d’une ingérence nouvelle de l’autorité publique dans le domaine de la prime
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éducation, traditionnellement réservé aux familles. Cette mise en tutelle officielle
entraîne une professionnalisation de l’encadrement, avec la création d’un corps d’ins-
pectrices et la fondation d’une école normale des salles d’asile (1847). Jean-Noël Luc - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

souligne que la nouvelle profession d’inspectrice de salles d’asile représente une promo-
tion féminine importante : pour la première fois, des femmes, investies de fonctions offi-
cielles, traitent avec les autorités locales au nom de l’administration supérieure. Même
si, au quotidien, elles restent inférieures à leurs collègues, tous masculins, des autres
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inspections, il s’agit bien pour elles d’une étape décisive dans leur accès aux postes
d’autorité de la fonction publique. Parmi les figures féminines qui émergent à cette
époque, Marie Pape Carpentier (1815-1878), directrice de l’École normale des salles
- - 10.0.0.129

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d’asile à partir de 1848, est particulièrement exemplaire. Au cours de sa pratique quoti-


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dienne et au fil de ses nombreux ouvrages, elle met au point une véritable science des
enfants fondée sur une observation concrète : refusant la vision négative de l’enfant
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marqué par la faute originelle (ce qui lui faut d’être critiquée par les catholiques conser-
vateurs qui réussissent à la faire temporairement révoquer en 1874), elle insiste sur la
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valeur naturelle de chaque enfant, sur la nécessité d’observer les tout-petits pour bien
connaître leur caractère. Avec sa grande maxime, « Aimez par-dessus tout », elle refuse le
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dressage, les châtiments corporels, une discipline austère (« les enfants ne sont pas des
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esclaves »), et réhabilite l’affection comme ressort pédagogique.


Une des grandes interrogations qui parcourt tout le livre concerne la finalité des
salles d’asile, la réponse à cette question variant au cours du siècle et entraînant des pro-
jets divergents pour l’organisation de leurs activités. Les salles d’asile ont toujours eu
trois objectifs : porter assistance aux mères pauvres obligées de travailler et ne sachant
comment faire garder leurs jeunes enfants ; éduquer d’une manière rationnelle et
méthodique les enfants des classes populaires à l’âge où ils sont le plus réceptifs, au lieu
de les abandonner à la rue, à l’atelier ou aux garderies ; instruire précocement ces
enfants, car la demande sociale en faveur de l’anticipation de l’apprentissage des rudi-
ments est forte de plusieurs côtés : les parents les plus pauvres sont désireux d’écourter
la scolarisation primaire pour mettre leurs enfants au travail le plus tôt possible ; dans les
milieux un peu plus aisés (artisans, commerçants), l’apprentissage scolaire précoce est
considéré comme un gage de succès pour des études ultérieures qui assureront la pro-
motion sociale.
Un des problèmes récurrents des salles d’asile a précisément été la définition de
leurs programmes, souvent portés vers l’encyclopédisme, surtout à partir du Second
Empire. Les programmes de 1855 marquent l’apogée de cette tentation de l’instruction
anticipée : lecture, écriture (sur ardoises), calcul (grâce au boulier), leçon de choses, his-
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toire naturelle, histoire, géographie (apprentissage des départements et des chefs-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


lieux !), dessin linéaire et géométrie, chant, enseignement religieux et morale. Dans les
années 1860, de nouvelles orientations viennent réduire les programmes : il faut rac-
courcir et simplifier les séquences éducatives et combler le besoin de mouvement des
petits par des exercices physiques fréquemment répétés au cours de la journée.
Où sont implantées les salles d’asile ? Jean-Noël Luc a fouillé les archives pour éta-
blir une belle série de cartes générales ou plus localisées (dans le Doubs, le Calvados, le
Rhône). Comme on pouvait s’y attendre, il y a des salles d’asile nombreuses dans cer-
taines grandes villes, où les femmes occupent des emplois dans l’industrie et les services
et où la scolarisation primaire est élevée. A contrario, il y en a peu dans les zones rurales
où les mères, majoritairement employées dans l’agriculture, peuvent travailler en gardant
leurs petits à côté d’elles et où la scolarisation primaire est médiocre. Finalement, Jean-
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Noël Luc reconnaît avec modestie que les résultats de ce gros travail de cartographie
sont décevants : il n’y a pas de règle pour l’implantation d’une salle d’asile, cela dépend
avant tout de situations locales et du rôle des individus. De toute manière, même en - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

1880, la salle d’asile n’est pas le mode de garde préférentiel des mères : elle n’accueille
que 20 % des deux-six ans ; 20 % sont déjà scolarisés à l’école primaire ; et 60 % échap-
pent aux statistiques : ils sont gardés à domicile par leur famille ou à l’extérieur dans des
garderies, dont la plupart ont laissé peu de traces. Si dans certaines localités, l’offre de
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garderies est importante, il est probable qu’elle rend moins nécessaire la création de salles
d’asile, d’autant plus qu’il semble avéré que les mères de milieux populaires préfèrent
souvent la garderie, plus souple et moins moralisatrice que la salle d’asile.
- - 10.0.0.129

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Un chapitre très vivant brosse un tableau nuancé de « la salle d’asile au quotidien ».


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Au niveau des locaux, elle comporte idéalement une grande salle d’exercice, un préau,
une cour de récréation et des lieux d’aisance. Le dispositif essentiel de la grande salle est
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constitué par des gradins permettant de disposer les enfants par ordre de taille, afin que
la maîtresse les surveille tous et qu’ils voient bien les tableaux, images et bouliers des
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leçons magistrales ; sur les côtés, des bancs fixes permettent d’asseoir les petits pour
d’autres exercices. Cette salle unique peut accueillir dans certains lieux plus d’un cen-
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taine d’enfants, sans que les plus grands soient nettement séparés des petits. Un calori-
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254 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

fère entouré d’une grille chauffe la pièce ; des hamacs ou lits de camp sont prévus pour
la sieste. Le préau, avec ses bancs mobiles et son lavabo, sert de vestiaire, de salle de net-
toyage, de réfectoire et de cour de récréation par mauvais temps. Pour faire régner
l’ordre sur un grand nombre d’enfants jeunes et turbulents, la maîtresse impose une
mécanique disciplinaire rythmée par le sifflet ou le claquoir : guidés par des élèves plus
âgés promus au rang de moniteurs, les petits doivent exécuter au son du claquoir, les
marches, montées du gradin, gestes d’imitation, récitations, lectures, chants demandés
par la maîtresse. Les inspectrices des salles d’asile, envoyées régulièrement en visite à
partir des années 1840, nous donnent des images contrastées de l’institution. Certains
locaux sont bien imparfaits : à Castillon, en 1881, l’inspectrice trouve « une salle petite et
malpropre où les enfants déjeunent en jetant par terre des débris de pain, de fruits, de
papier », un gradin encombré de pièces de bois et des poules circulant en liberté.
Beaucoup de salles n’ont pas l’eau courante et l’hygiène laisse à désirer : à Nemours en
1845, « la sœur avait fait ranger les enfants tout autour de la cour et passait une énorme
et grossière éponge sur chaque figure sans la plonger dans l’eau ; plus de cent enfants
ont subi devant moi, ce genre de nettoyage. » À Alès en 1847, « les enfants étaient placés
sans ordre des deux côtés de la maîtresse. Ils firent la prière de la plus triste manière. Ils
se rendirent ensuite au gradin sans qu’il fut question d’aucune marche ; les plus petits
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traînaient leur siège derrière eux. On ne peut donner l’idée des cris discordants qui

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tenaient lieu de chants. La montée au gradin fut un assaut où les plus forts l’empor-
taient. Les dispositions prises pour l’exercice de la lecture sont telles que les lettres
exposées sont aperçues par seulement une quinzaine d’enfants […]. Les questions qui
suivirent furent aussi peu satisfaisantes. Je renonce à dépeindre cet exercice où les hur-
lements de la maîtresse couvraient à peine les bavardages et les disputes ». En revanche,
à Moulins à la même époque, «la dame Rouër possède la méthode et la suit avec intelli-
gence. Les exercices se font avec beaucoup d’ordre et d’intelligence […]. Le chant n’est pas
toujours juste, mais il est bien soutenu. Les questions faites sur le catéchisme étaient intelli-
gentes; les enfants y répondaient bien et avec beaucoup de plaisir […]. Il y a une corres-
pondance parfaite entre la directrice et ses enfants. elle les aime beaucoup et est fort aimée,
et les domine entièrement». Certaines salles d’asile utilisent du matériel pédagogique inno-
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vant (comme les sept «dons» de l’enfance – cubes de construction de formes géométriques
élémentaires – du pédagogue allemand Friedrich Froebel); d’autres refusent le concept
même de jeu éducatif, comme l’expose très clairement en 1833 une des théoriciennes des - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

salles d’asile, Mme de Champlouis: «Rien n’est plus dangereux que de prétendre enseigner
en jouant. Apprenez [à l’enfant] qu’il faut, à l’occasion, plier ses caprices à la règle, se sou-
mettre, obéir […].Vos leçons piqueront sa curiosité, l’amuseront… mais que le plaisir ne lui
soit pas proposé comme but: encore un coup, il doit apprendre à faire son devoir pour faire
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son devoir; celui qui l’attend à l’âge d’homme ne sera pas un jeu».
En 1877, à la fin de sa tournée, l’inspecteur général Émile Anthoine insiste sur l’ex-
trême disparité entre les établissements : « Il y a d’une salle d’asile à une autre salle d’asile
- - 10.0.0.129

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de telles différences que l’on comprend l’hésitation à les réunir sous une dénomination
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commune. Ici, une construction spacieuse, bien entendue, où tout est gai, riant […] ; là,
une pauvre maison, appropriée comme on a pu, d’aspect morne et misérable ; ici, une
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directrice entourée d’aides et de femmes de service ; là, une brave fille réduite à ses
seules forces, plus dévouée qu’instruite. »
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À partir de 1879, la salle d’asile est l’objet de condamnations virulentes de la part des
nouvelles inspectrices républicaines; la plus énergique est Pauline de Kergomard, nommée
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inspectrice générale en 1879; elle dénonce l’enrégimentement des petits dans des locaux
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COMPTES RENDUS 255

qui rappellent la caserne ou la prison, les exercices de discipline qui font ressembler les
enfants à des forçats : « Privé de la liberté de ses mouvements, […] l’enfant n’a plus eu,
à l’école, ni originalité, ni personnalité ; chacun n’a plus été que l’un des anneaux de la
chaîne ou l’un des rouages de la machine inconsciente. […] Ce n’est pas de la méthode,
c’est du dressage. » Elle conclut que la salle d’asile est coupable de « crime de lèse-
enfance ». Il faudrait au contraire, respecter la « dignité » du petit et sa « soif de liberté »,
bref lui laisser faire son « métier d’enfant ».
Les nouvelles écoles maternelles, fondées entre 1881 et 1887, prennent la place des
anciennes salles d’asile et répondent partiellement aux nouvelles attentes : le fameux gra-
din est supprimé, remplacé par des bancs et des tables ; les enfants sont répartis en sec-
tions en fonction de leur âge ; les programmes sont allégés au profit des jeux et des
exercices physiques ; on ne recherche plus une accumulation des connaissances, mais une
stimulation des sens et de la curiosité, « l’empressement à écouter, à voir, à observer, à imi-
ter, à questionner, à répondre ; une certaine faculté d’attention entretenue par la docilité, la
confiance et la bonne humeur; l’intelligence éveillée enfin et l’âme ouverte à toutes les
bonnes impressions morales.» Malgré la volonté de rupture avec les salles d’asile, la plupart
des écoles maternelles de la fin du XIXe gardent encore la double fonction d’assistance aux
classes laborieuses et de préscolarisation. Il faudra plusieurs décennies de recherches péda-
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gogiques pour que les règlements et les pratiques se démarquent plus clairement de l’école

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primaire, en favorisant par des méthodes nouvelles l’éveil et le développement de l’enfant.
L’école maternelle acquiert sa véritable originalité à partir de la deuxième moitié du
XXe siècle, quand elle n’attire plus seulement les enfants des familles nécessiteuses, mais
aussi ceux des familles aisées, jusqu’alors favorables à la prime éducation à la maison.
L’ouvrage de Jean-Noël Luc est une grande synthèse sur un beau sujet : plus qu’une
recherche sur une institution scolaire jusqu’alors mal connue, c’est une reconstitution
intelligente et problématisée d’un moment de l’histoire de l’enfance, des familles, des
femmes et des mères, de la pédagogie, des sensibilités, des représentations, de la méde-
cine, de la philanthropie, des relations entre classes sociales, et même de l’histoire politique
et administrative. C’est un livre qu’il faudra lire et relire.
Marie-France MOREL
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DOMINIQUE KALIFA,
Naissance de la police privée. Détectives et Dominique Kalifa reprend ici et élargit
agences de recherches en France la problématique de son ouvrage précédent, - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

1832-1942, L’Encre et le sang : récits de crimes et société à la


Paris, Plon, 2000, 334 p., 139 F. Belle Époque (Fayard, 1995). Dans L’Encre et
le sang, il cherchait comment les affaires poli-
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cières et les faits divers s’inscrivaient dans le quotidien et l’imaginaire par l’intermé-
diaire des journaux populaires et des romans bon marché. Ici, il cherche à comprendre
comment naît le besoin d’une police du privé, complémentaire, et souvent concurrente,
de la police officielle. Cette police, on le voit tout au long du livre, devient à son tour une
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nouvelle source d’affaires et d’imaginaire pour les romanciers. La démarche noue ainsi
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sociologie et histoire des représentations mais part du « réel », autant qu’on peut le
connaître, pour aller vers l’imaginaire, trajet inverse du livre précédent. C’est en effet le réel
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qui est le plus difficile à saisir ici, faute d’archives adéquates1, parce qu’une grande partie de
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1. La confidentialité exigerait même la destruction après enquête de la part des agences encore exis-
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tantes, ce qui, comme le montre D. Kalifa, est en grande partie un mythe (p. 12).
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256 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

la documentation émane des intéressés – et n’est donc que de la publicité améliorée – ou,
à l’inverse, de leurs ennemis qui noircissent leurs travers. Cet objet, qui pourrait paraître
microscopique ou marginal (quelques centaines d’agences, quelques milliers de per-
sonnes impliquées), touche en fait au problème central des rapports de l’individu à l’É-
tat dans une société libérale, d’où des comparaisons permanentes entre la situation
française et celle des pays anglo-saxons.
D’entrée et en conclusion, D. Kalifa parle d’un échec de la police privée en France
par rapport à son succès dans les pays du « privé » roi (p. 19 et 273). Pourtant, la France
peut revendiquer l’antériorité, puisque le premier fondateur d’une agence de renseigne-
ments commerciaux n’est autre que Vidocq en 1832. Licencié de la Préfecture de
police, il songe à aider ses contemporains à se prémunir contre les chevaliers d’industrie
qui prolifèrent à la faveur de la fièvre spéculative de la Monarchie de Juillet (cf. la figure
contemporaine de Robert Macaire). Par rapport aux agents d’affaires déjà nombreux
sous la Restauration (une centaine), Vidocq ajoute la volonté de mettre en fiches les
escrocs et de traiter conjointement affaires commerciales et affaires familiales. Grâce à
son carnet d’adresses, à son expérience de la police et du « milieu », à son sens de la
publicité,Vidocq fait prospérer son agence, en dépit de deux procès et de collaborateurs
parfois douteux. Cette première tentative, imitée par d’autres, à Paris ou en province,
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montre cependant vite ses limites : les officines sont parfois le paravent d’autres escro-

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queries ou chantages sous couvert d’en dévoiler d’imaginaires aux clients naïfs, tandis
que les institutions déjà chargées du contrôle du domaine privé (police officielle, offi-
ciers ministériels) y voient des intrusions inacceptables dans leur monopole de fait.
Après la crise du milieu du siècle, les agences de renseignements commerciaux se
multiplient parallèlement à l’essor des affaires et des formes de plus en plus complexes
de l’économie industrielle et capitaliste en France et en Europe. Leurs activités mul-
tiples comprennent, en général, les recherches de renseignements privés ou publics
pour faciliter les transactions. Mais le vide juridique dans lequel elles se déploient, la
concurrence de plus en plus vive entre agences sérieuses et entreprises douteuses, les
pratiques d’abonnement à des bulletins de renseignement et de recouvrement, sans
garantie véritable pour le client quant à leur fiabilité, situent toujours cette activité dans
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une zone d’ombre du monde des affaires. Malgré de multiples appels à la moralisation
(tentative de « syndicat des hommes d’affaires » en 1866, nombreuses propositions par-
lementaires de réglementation jamais votées), ces agents de renseignement sont dénon- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

cés en permanence comme de honteux « mouchards » officieux de la vie privée et des


déclassés des « vraies » professions par la presse, la littérature (Ponson du Terrail) ou le
théâtre (Meilhac et Halévy et leur vaudeville Tricoche et Cacolet). Les intéressés se
défendent tant bien que mal contre ce mauvais procès en montrant les limites néces-
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saires de l’action de la police officielle, alors que le désir de secret domine désormais la
morale bourgeoise, parce que toute affaire privée peut devenir scandale quand elle est
traitée de façon conventionnelle avec l’écho croissant de la presse.
- - 10.0.0.129

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L’amélioration d’une image de marque aussi déplorable vint, au tournant du siècle,


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de l’influence anglo-saxonne, par l’intermédiaire de la popularité de la figure littéraire


de Sherlock Holmes qui eut des émules réels et imaginaires en France et de celle, réelle,
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d’Allan Pinkerton, inventeur d’une grande agence de police privée aux États-Unis, dès
le milieu du XIXe siècle, muée en agence de répression antisyndicale après 1870, puis
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source d’inspiration de romans populaires américains sur les détectives, eux-mêmes


abondamment traduits en France (Nick Carter notamment). Au même moment, dans
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la presse française, l’influence anglo-saxonne et la vogue du fait divers transforment


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souvent le reporter en apprenti détective à l’américaine. La limite devient alors floue


entre affaires réelles et affaires inventées, exposées dans les feuilletons du même journal.
L’angoisse sociale de l’insécurité montante, diffusée par cette littérature, en vient à favo-
riser la demande, et donc l’offre, pour de nouveaux services de police privée destinés à
rassurer « les honnêtes gens ». De nombreuses agences de détectives et de police privée
émergent alors sur le modèle étranger, sur un fond d’humeur critique de la police
bureaucratique officielle qui rappelle des phénomènes immédiatement contemporains.
Cette vogue de l’avant-guerre, même renforcée par l’espionnite de la guerre ou la
chasse à la subversion communiste des années 1920, ne suffit pas à naturaliser complè-
tement ce modèle anglo-saxon. L’essentiel de l’activité demeure centré sur les banales
affaires de « brigade des cocus », sur les petites escroqueries ou les désordres familiaux.
Pour comprendre cet échec récurrent, D. Kalifa s’aide également d’une prosopographie
d’un échantillon de 120 détectives professionnels. Un tiers fait état d’une ancienne
expérience policière, mais on y trouve aussi bien des fonctionnaires tarés ou ratés que
des policiers hors pair qui prolongent ainsi leurs activités au-delà de la retraite ou
règlent leurs comptes avec une administration qui n’a pas reconnu tous leurs mérites.
Mais le gros de la troupe vient du monde des intermédiaires juridiques ou des petits
métiers, plus ou moins avouables, des grandes métropoles. La sociologie confirme donc
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l’image déclassée de cette profession qui n’en est toujours pas une et cultive les qualités

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supposées du self made man, faute de sélection et de formation rigoureuses : initiative,
vocation, liberté, expérience, sens pratique, flair. En fait, ces entreprises atypiques s’avè-
rent fragiles (la moitié ne dure pas trois ans) et assez peu lucratives. Le succès de
quelques-uns tient le plus souvent au sens de la réclame ou à des liens privilégiés avec la
presse, la littérature populaire ou des institutions officielles, paradoxe pour une profes-
sion qui met en avant la discrétion. L’entre-deux-guerres voit la consolidation de
quelques grandes agences ou la fondation de nouvelles, surtout en province, assorties
d’un mouvement de pantouflage d’anciens policiers, phénomène qui touche à l’époque
d’autres catégories de fonctionnaires dont les salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce phé-
nomène inquiète l’institution policière mais ne sera réglé par un texte qu’en 1942. Ce
sont les sociétés de surveillance et de gardiennage qui profitent le plus du nouveau cli-
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mat d’inquiétude de l’entre-deux-guerres. L’image de la profession reste toutefois
médiocre en raison de divers scandales, chantages ou affaires douteuses, voire des acti-
vités antisyndicales qui la lient au patronat réactionnaire et aux manœuvres de l’extrême - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

droite.
La richesse du livre tient à la multiplicité des sources publiques ou semi-privées,
archivistiques ou fictionnelles mobilisées, que l’auteur a su exploiter finement, alors que
l’objet semblait sans cesse se dérober. Les explications fournies de l’échec relatif d’une
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activité qui prospère ailleurs mobilisent des données de longue durée (rôle de l’État,
culture catholique, poids de la police et des professions juridiques officielles, parti pris
littéraires nationaux) et des données spécifiques de l’époque étudiée (originalité du pro-
- - 10.0.0.129

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cessus libéral français, modèle familial bourgeois, influence de la presse et du modèle


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intellectuel de l’enquête). Toutes les hypothèses de l’auteur n’emportent pas toutefois


l’adhésion parce qu’elles supposeraient que les données sur les pays comparés en creux
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(Angleterre, États-Unis), comme exemples de réussite, soient également analysées de


manière aussi fouillée. Cela n’enlève rien aux mérites de ce petit chef-d’œuvre, d’une
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lecture très agréable, et devrait inciter Dominique Kalifa à poursuivre son enquête sur
une comparaison culturelle européenne des rapports privé/public.
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258 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

PHILIPPE ARTIÈRES, Christophe CHARLE


(textes édités et présentés par), Portée par une tendance de fond mar-
Le livre des vies coupables. Autobiographie quée, après le long privilège du collectif et du
de criminels (1896-1909), général, par le retour du singulier et de l’indi-
Paris, Albin Michel, 2000, 429 p., 140 F. viduel dans le discours historique, l’historio-
graphie contemporaine s’intéresse depuis
une vingtaine d’années à l’autobiographie, désormais posée par l’historien en source
privilégiée, voire en objet historique à proprement parler. Mais que faire avec le texte
autobiographique ? La question est délicate, qui place l’historien devant le dilemme du
viol – forcer le texte en recouvrant de mots bavards la parole singulière – ou de la démis-
sion – s’effacer derrière le surgissement de la parole singulière et livrer, en se taisant, un
texte brut.
Avec Le livre des vies coupables, Philippe Artières résout avec talent le dilemme.
L’ouvrage s’inscrit d’abord dans le genre de l’édition de textes. L’objectif de l’auteur est
de donner à lire, un siècle après leur rédaction, d’étonnants textes autobiographiques.
Dufêtre, Cattaneo, Nouguier, Richetto, Tavernier, Louise Chardon, Vidal, Carron,
Double, Petijean, ces infâmes ordinaires, maîtres-chanteurs, parricide inverti, apaches,
prostituée ou tueur de femmes, ont écrit le récit de leur vie au cours de leur détention à
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la maison d’arrêt et de justice Saint-Paul de Lyon, sur la proposition du professeur

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Lacassagne, gloire de la criminologie naissante et directeur des Archives d’anthropologie
criminelle. Dispersés dans le fonds Lacassagne de la bibliothèque municipale de Lyon,
ces manuscrits ont été rassemblés par Philippe Artières, qui propose de les considérer
comme un seul et unique manuscrit, aux multiples scripteurs, comme l’indique le titre
sous lequel il les publie. L’édition répond au souci d’offrir un accès à la fois direct et
facile aux textes : pour chacun d’eux, le manuscrit, dont est reproduit un extrait, a été
fidèlement retranscrit, mais l’orthographe et la ponctuation ont été corrigées ; une brève
présentation en précise les diverses caractéristiques (nombre de cahiers, de feuillets,
composition, aspect général, graphie, etc.).
Mais Le livre des vies coupables est aussi un livre d’histoire. Car si les cris et les souf-
frances de vies brisées peuvent échapper à l’histoire, ces textes de l’infamie ordinaire
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n’en apportent pas moins une pièce à la connaissance des procédures qui, à la fin du
XIXe siècle, ont fait entrer la déviance dans le champ du savoir. De façon claire et enle-
vée, Philippe Artières présente les protagonistes de l’expérience insolite dont ces textes - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

sont le résultat. La prison, d’abord, où l’écrit fait l’objet d’un statut ambigu, écriture et
lecture y étant autorisées, voire encouragées, et strictement contrôlées. Les criminels,
ensuite, qui entrent par leur crime dans l’univers du discours, et qui sont présentés ici à
travers une synthèse factuelle rapide, faisant le point sur les crimes commis et déga-
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geant des constantes biographiques. Alexandre Lacassagne, enfin, maître d’œuvre de


l’expérience, en laquelle se conjuguent les deux passions de sa vie : le livre et le crime.
Constituer « une sorte d’encyclopédie vivante du crime » pour percer le mystère du cri-
- - 10.0.0.129

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minel, telle est l’ambition de Lacassagne. L’entreprise s’inscrit dans une pratique qui
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s’est développée à la fin du XIXe siècle, faisant entrer l’écriture personnelle dans le
champ du savoir médical, pratique à laquelle Philippe Artières avait consacré sa thèse
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(Clinique de l’écriture. Une histoire du regard médical sur l’écriture, Synthélabo, 1998). À
l’instar des aliénistes qui incitent leurs patients à raconter leur vie ou l’histoire de leur
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maladie, Lacassagne, convaincu qu’écriture ne saurait mentir, cherche dans le récit


autobiographique la vérité du crime.
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Édition de texte, livre d’histoire, Le livre des vies coupables est aussi, et peut-être
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vaut-il surtout par là, un livre sur l’histoire. Car la beauté du livre n’est pas exactement
dans la force de ces paroles autobiographiques, tenues après le crime et dans l’attente
du châtiment, par des criminels qui remplissent avec application et énergie le contrat
proposé par Lacassagne – écrire et être lu. Elle est précisément dans la manière même
avec laquelle Philippe Artières a su dégager cette force, par un travail d’édition nourri
d’une réflexion sur le rapport de l’historien à ses archives, sur la posture et la parole
qu’il lui est possible de tenir face à des textes qui résistent. Ainsi, le livre s’ouvre et se
clôt sur quelques pages autobiographiques, où Philippe Artières retrace l’histoire de sa
« plongée dans l’infâme ordinaire », la violence d’une rencontre et dix ans de recherche
avec ses errances et ses impasses. Au terme de ce voyage, une conviction : l’historien
n’est pas Lacassagne, qui interprète le discours criminel, pour percer son mystère. Loin
du viol ou du vol, car telle est l’image développée dans l’avant-propos, le travail de l’his-
torien est de « cheminer » avec ces vies violentes, de les « accompagner ». Non pas donc
interpréter ces voix sorties du « mitard de l’histoire », mais les entendre et les faire
entendre. « Capter » les émotions, être un « passeur », tel est le rôle de l’historien.
Ces réflexions pourraient laisser le lecteur dubitatif. Les belles formules ne disent-
elles pas la sacralisation de l’archive, et finalement, une forme de renoncement de l’his-
torien, qui contourne la question posée par ces textes en se mettant lui-même en scène
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à travers un discours autobiographique qui fait écho à ces récits de vie ordinaire ? Le

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livre est là tout entier pour dissiper la suspicion, attestant la finesse et la pertinence du
propos. Car fort d’une longue familiarité avec ces textes, qui ont pour ainsi dire travaillé
en lui, et d’une réflexion approfondie sur le statut et l’usage des autobiographies dans la
recherche historique (voir la journée d’études organisée avec Dominique Kalifa :
Autobiographies et archives personnelles à l’épreuve de l’histoire (XIXe-XXe siècles), Paris VII,
mai 2000), Philippe Artières a échappé au dilemme viol-vol ou renoncement, en suivant
les voies frayées aujourd’hui par l’histoire culturelle : en lieu et place d’un système cri-
minel révélé, il livre au lecteur une histoire de la genèse, de la rédaction et de la récep-
tion de ces manuscrits.
Ainsi, la seconde partie de l’ouvrage regroupe en une soixantaine de pages trois
textes informatifs, qui visent non pas à imposer à ces autobiographies, après les experts
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du crime, une nouvelle interprétation, mais à en accompagner la lecture. Le premier
intitulé « Des crimes et des hommes », revient sur les affaires qui ont valu aux auteurs
d’être incarcérés, restituant entre imaginaire et réel, l’existence que les contemporains - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

leur ont composée. Peut-être le choix d’un récit au conditionnel, quoique habile, appa-
raîtra-t-il problématique : il contredit parfois le récit biographique fait au présent dans la
présentation, brouillant le partage des faits et des représentations. Les deux textes qui
suivent sont franchement passionnants. Le plus important est certainement « L’atelier
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de l’écriture », qui justifie pleinement les choix éditoriaux de l’auteur. En reconstituant


l’histoire de la rédaction de ces textes, Philippe Artières montre comment les auteurs
ont mis en œuvre, de manière involontaire ou non, des stratégies discursives de résis-
- - 10.0.0.129

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tance : empruntant le discours social, médical, romanesque, bref le discours de l’autre,


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ils le neutralisent et le retournent, transformant l’écriture contrainte en lieu de subjecti-


vation et espace de liberté. Le dernier texte, enfin, « La littérature prisonnière » s’inté-
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resse à la question, plus délicate, faute de sources, de la lecture et des usages qui ont été
faits de ces manuscrits, notamment par leur destinataire. Traquant quand il existent, les
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annotations marginales et les commentaires du professeur, mettant en perspective ces


textes avec d’autres dossiers manuscrits du fonds Lacassagne, Philippe Artières les resi-
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tue dans le mouvement de valorisation des écrits de prisonniers depuis les années 1880,
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260 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

qui participe de l’entreprise de constitution d’une anthropologie criminelle.


Au total, une édition de textes troublants, magnifiquement pensée. Et, administrée
par une écriture élégante et sensible, une leçon exemplaire d’utilisation historienne des
textes autobiographiques.
Anne-Emmanuelle DEMARTINI

PHILIP NORD,
Impressionists and Politics. Art and Ce n’est pas la première fois que l’on
Democracy in Nineteenth Century, tente de réunir dans la même analyse l’his-
Londres, Routledge, 2000, 136 p. toire de l’impressionnisme et l’évolution
politique et culturelle de la société française,
entre le déclin du Second Empire et les débuts réels de la IIIe République. Dès les pre-
mières pages de ce livre, qui tient de l’essai et de la synthèse, Philip Nord prend soin de
situer son objet et sa méthode au regard de ceux qui ont cherché avant lui à inscrire une
telle mutation esthétique en son lieu et en son temps propres. Car il n’est pas possible
aujourd’hui d’ignorer l’ancrage du mouvement impressionniste – utilisons l’épithète
dans un sens extensif qui a ses dangers – et de passer sous silence les liens multiples qui
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rattachent la génération de Manet et Monet à leurs aînés immédiats (Courbet, les
peintres de Barbizon, etc.) et au-delà, à un ensemble de modèles historiques qui ruinent
définitivement ce que nous pourrions appeler le mythe des origines pures de tout passé.
Cette légende dorée des impressionnistes, érigés en saints martyrs de la modernité,
soudés par la même foi et le même refus des conventions et des institutions établies,
n’encombre plus que la librairie de deuxième main, stimulée par le succès populaire de
ces supposés peintres du bonheur. En 1994, une exposition qui fit date comme son
catalogue, Les origines de l’impressionnisme mit fin aux dernières illusions entretenues
par l’historiographie issue des travaux de John Rewald1. Les commissaires, Henri
Loyrette et Gary Tinterow, proposaient de la naissance du mouvement une tout autre
interprétation que la traditionnelle table rase, qu’il s’agisse du langage des formes ou des
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relations que la nouvelle peinture aurait entretenues avec les artistes en place et les ins-
titutions du moment (du Salon aux commandes et achats de l’État).
Mais Ph. Nord reconnaît aussi avoir fait son profit du travail critique de Robert
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L. Herbert et de Timothy J. Clark. Dès les années 1960 et par hostilité au formalisme
cairn convertisseurs

dominant, le premier tentait d’articuler en profondeur les thèmes récurrents de l’im-


pressionnisme et le renouvellement des pratiques et représentations culturelles qu’en-
traîne l’émergence des loisirs modernes dans la société de consommation alors
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naissante2. De la circulation activée du Paris d’Haussmann aux parties de campagnes


suburbaines, l’impressionnisme en tant que style s’inventerait en donnant forme aux
sujets qui n’en avaient pas et procéderait d’une conscience aiguë des transformations
- - 10.0.0.129

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sociales et politiques en cours. Mais en donnant priorité à l’iconographie du spectacle


« populaire » et des différents plaisirs du citadin en mal de nature, l’histoire sociale que
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pratiquait Herbert évacuait de son champ d’analyse d’autres facteurs historiques, ceux
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qui précisément intéressent Ph. Nord.


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1. J. REWALD publiait en 1946 sa mythique History of Impressionism, qui fit longtemps autorité.
2. Robert L. HERBERT, Impressionism : Art, Leisure, and Parisian Society, New Haven,Yale University
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Press, 1988.
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COMPTES RENDUS 261

Historien du combat démocratique et du long établissement de la République en


France, il entend intégrer dans cette dynamique le destin de l’impressionnisme, de sa
naissance à sa reconnaissance. C’est dire qu’il ne cherche pas l’inscription du politique
à la manière d’un Clark, qui pensait pouvoir rapprocher les discordances formelles
chères à Manet des tensions de l’ère capitaliste, engendrées par une société de classes en
voie de perdre toute stabilité et toutes références absolues3. Si Nord reste par prudence
plus extérieur à la peinture elle-même – point d’analyse approfondie de l’image chez lui
– il progresse plus empiriquement que Clark et, en s’attachant aux liens réels, voire indi-
viduels, entre les impressionnistes et les différents acteurs du clan républicain,
s’épargne les écueils et les fausses évidences d’une lecture idéologique globalisante.
Sans négliger le risque d’attribuer aux peintres les idées de leurs défenseurs et
celui, plus grave, de confondre la contestation des institutions artistiques et le procès
d’un régime honni, l’auteur dresse un inventaire des parallélismes et des points de
contact entre combat esthétique et lutte politique. Le plan du livre dégage trois périodes
qui, pour l’histoire du pays, sont autant de ruptures connues. Plus facile en est la lec-
ture, plus claire en est aussi la progressive démocratisation des arts que Nord veut éta-
blir. C’est à l’extrême fin du Second Empire qu’il se situe d’abord afin de décrire, en
s’appuyant notamment sur les travaux de Jane Mayo Roos4, le blocage institutionnel
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qu’affrontent alors les futurs impressionnistes et les changements qui se dessinent vers

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1868. La réforme de la presse, dont l’opposition de gauche profite aussitôt, va de pair
avec une libéralisation du Salon. Alors qu’en 1866, Zola, qui prend alors la défense de
Manet exclu de l’exposition officielle, en appelait par défi à un jury issu du suffrage uni-
versel, deux ans plus tard ce dernier se composait largement d’artistes élus par leurs
pairs. Nord insiste, non sans raison, sur la complicité qu’on constate alors entre ces
peintres en mal de « publicité » et la presse républicaine qui exalte tout acte d’indépen-
dance à l’égard des pouvoirs établis. À Burty, Duret, Zola – qui n’est pas présent dans
L’Atelier de la rue La Condamine de Bazille contrairement à ce que l’auteur affirme pour
souligner l’idée d’alliance stratégique – il faudrait ajouter Astruc dont Manet fait le por-
trait dès 1866.
L’engagement des Manet, au reste, est de première importance ici : sans oublier les
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frères du peintre (Gustave lié à Gambetta, Eugène à Émile Ollivier), Nord montre bien
le rôle déterminant d’Édouard de part et d’autre de 1870. Avant d’être le portraitiste de
Clemenceau et Rochefort, il fait acte de résistance (censure en 1869 de l’Éxécution de - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

Maximilien, allusion négative à la politique extérieure de Napoléon III à travers l’évoca-


tion de la guerre de Sécession dans le Combat naval de 1870) et s’associe régulièrement
aux protestations qui visent l’Académie et l’administration impériale des arts. Cette dis-
sidence collective, très sensible au moment du Salon de 1870 – le dernier de l’Empire –
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cette ardeur réformatrice intéressent Philip Nord autant que les échos qu’elles suscitent
dans la presse républicaine. Un même vocabulaire désigne ici et là les revendications
des artistes et le combat des libertés politiques à conquérir.
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Comment cette situation évolue-t-elle au cours des années 1871-1879 ? C’est le


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second moment de la démonstration et le temps fort de l’impressionnisme, marqué


notamment par l’exposition qu’accueillit au printemps 1874 l’atelier de Nadar.
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3. Timothy J. CLARK, The Painting of Modern Life. Paris in the Art of Manet and His Followers, New
York, Alfred A. Knopf, 1985.
4. Jane MAYO ROOS, Early Impressionnism and the French State (1866-1874), New York, Cambridge
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University Press, 1996.


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262 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Organisée en coopérative, la « Société anonyme des artistes, peintres et sculpteurs,


graveurs qui comptait entre autres Renoir, B. Morisot, Degas, Cézanne, Pissarro et
Sisley relevait bien de ces associations dont la gauche faisait alors un de ses leviers.
On comprend dès lors que la faveur rencontrée par l’entreprise auprès de la presse
d’opposition (Nord a tendance à l’exagérer un peu) ne s’explique pas seulement par
une adhésion esthétique sans réserves. Mais cela suffit pour que la presse gouverne-
mentale (Le Moniteur universel, etc.) associe sans nuances excessives les intransigeants
en politique et en art.
Sensible à la perception que les contemporains avaient de la nouvelle avant-garde
et donc au poids politique dont elle se chargeait, l’auteur met en regard le républica-
nisme avéré de certains peintres (Manet, comme il l’établit à partir des archives de la
police, accueille en 1877 un meeting présidé par Eugène Spuller et en 1880 ne dissi-
mule pas sa joie de voir amnistier les communards) et l’esprit d’intégration sociale et
religieuse dont procèdent les sujets mêmes de l’impressionnisme. Cette iconographie
qui s’étend des loisirs de la moyenne bourgeoise aux représentations des protestants et
des juifs proches du mouvement, va butter dans les années 1880-1890 – dernier temps
du livre – sur les clivages nés de la crise économique et idéologique que traverse le pays.
Alors que la politique favorise encore peu la « nouvelle peinture » (le personnel politique,
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Manet s’en gaussait, y restait majoritairement hostile) et que les stratégies individuelles

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au sein du nouveau marché de l’art condamnent toute action collective, Degas,
Cézanne et Renoir s’écartent sensiblement des positions libérales, voire républicaines,
qui avaient été les leurs. Nord, insiste sur les manifestations d’antisémitisme (qui n’était
pas, au reste, l’apanage de la droite) que suscitent chez les deux premiers l’Affaire
Dreyfus, il montre, à l’inverse, qu’un Monet, un Pissarro, une Mary Cassatt radicalisent
alors leur soutien aux idéaux de la gauche républicaine, voire de l’anarchisme. Sur le
dialogue désormais impossible entre un Degas, lecteur de Drumont, et le juif Pissarro,
adepte de Kropotkine, s’achève l’analyse de Nord, dont le mérite premier est d’interro-
ger, sans généralisations hâtives, les attaches politiques des peintres impressionnistes et
inversement les implications du groupe dans le processus démocratique qui traverse le
siècle. Aux historiens de l’art d’en faire maintenant leur profit : l’étude de l’impression-
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nisme, dont on croit tout savoir, ne ferait-elle que commencer ?
Stéphane GUÉGAN
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RICHARD J. WALTER, Durant la période étudiée par


Politics and Urban Growth R. L. Walter, la ville de Buenos Aires voit sa
in Buenos Aires : 1910-1942, population augmenter de 1,23 à 2,5 millions
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sur www.cairn.info

Cambridge, Cambridge University Press, d’habitants. Ce serait une raison suffisante


1993, 278 p. pour justifier son entreprise, qui prend
explicitement la suite des travaux classiques
- - 10.0.0.129

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de James Scobie sur les débuts du « Grand » Buenos Aires (Buenos Aires : Plaza to
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Suburb, 1870-1910, New York, 1974). La problématique est a priori engageante : abor-
der les politiques conduites par les autorités municipales et les débats auxquels elles
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donnent lieu à travers quelques problèmes urbains majeurs (transports, voirie, éclai-
rage ou encore fourniture d’énergie domestique). Or, la question est épineuse en raison
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de la complexité des pouvoirs urbains. Tandis que le conseil municipal (concejo delibe-
rante) est un corps élu, l’Intendant (le « Lord Maire » des porteños), qui est nommé pour
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deux, puis trois ans renouvelables, dispose d’un large droit de veto sur ses résolutions.
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COMPTES RENDUS 263

En outre, en tant que capitale fédérale, Buenos Aires est également placée sous la
tutelle des pouvoirs nationaux. Le Congrès peut légiférer à son endroit ; quant au
Président, qui a un rôle décisif à travers la nomination de l’Intendant, il peut appuyer
les décisions prises par celui-ci contre le conseil, voire dissoudre ce dernier, comme
il le fait à deux reprises, en 1915 et en 1941, pour le remplacer par une commis-
sion nommée. Dans ces conditions, l’une des questions posées concerne la démo-
cratie municipale et ses retombées sur le sort des couches sociales les plus
nombreuses, disons la classe ouvrière multitudinaire d’une grande métropole qui
monopolise l’essentiel des richesses et du pouvoir politique du pays.
Jusqu’à un certain point, l’ouvrage atteint ses propres objectifs. Richard Walter
met surtout en évidence le poids considérable des intendants dans les grandes déci-
sions de la politique urbaine. Tous issus des vieilles familles de l’oligarchie argentine,
ils sont popriétaires fonciers, membres du Jockey Club et d’autres associations, les
plus fermées de la bonne société. L’auteur montre de manière convaincante que pour
l’essentiel, les désaccords surgis entre les intendants des années 1930, nommés par
un Éxécutif très conservateur, et le conseil, où la gauche radicale et socialiste rem-
porte constamment la majorité des sièges, concernent des choix cruciaux qui sont
autant urbanistiques que sociaux. Il s’agit par exemple des tarifs, de la qualité et de
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l’extension des services collectifs. Faut-il améliorer encore la voirie du centre de la

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ville et des quartiers qui le bordent au nord, ensemble qui reste peuplé par la grande
bourgeoisie et occupé par ses magasins, ses banques, ses théâtres, ou bien terminer
le pavage des rues dans les quartiers ouvriers, mieux financer les hôpitaux publics,
subventionner les logements à bon marché ? L’étude des débats successifs et des réa-
lisations les plus visibles révèle une mainmise de l’oligarchie sur la ville, qui se tra-
duit par des choix systématiquement favorables aux réalisations de prestige (poursuite
de l’haussmanisation avec les grandes « diagonales » Nord et Sud, commencées au
début de la période, et avec l’avenue du 9 juillet, la plus grande du monde à la fin
des années 1930). De tels choix expliqueraient la désaffection des masses populaires
à l’égard de la république fondée en 1862 et leur ralliement unanime aux formules
populistes de Péron, qui arrive au pouvoir en 1942.
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On regrette cependant que certains partis pris empêchent l’auteur de mieux
étayer ses conclusions. Passons sur le fait qu’il adopte parfois résolument le ton et le
style d’un Baedeker. Les visistes guidées dans Buenos Aires, en 1910 et en 1940, sont - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

de lecture plaisante et vivante. Mais l’ordre strictement chronologique des chapitres,


articulés autour de la figure des intendants successifs, conduit à de fastidieuses répé-
titions (les mêmes débats, toutes les cinquante pages, sur la voirie ou l’éclairage…),
alors que des synthèses s’imposaient, par exemple pour mieux cerner l’évolution des
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relations entre les pouvoirs (se produit-il un changement notable, en réalité, entre les
années 1920, où le pouvoir national est « démocratique », et la décennie qui suit le
coup d’État de 1930 ?), ou encore à propos des fameux contrats entre la ville et les
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compagnies de gaz ou de tramway, qui impliquent toujours des risques (monopole,


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corruption des intermédiaires, baisse de qualité des services) et des controverses entre
les autorités, et entre celles-ci et les partis, les journaux, les centaines d’associations
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de contribuables, de résidents, d’usagers, etc. L’ouvrage ne donne pas la place qui


lui revient à la politisation intense qui anime en permanence la société porteña et avec
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laquelle les autorités sont obligées de compter.


En outre, l’auteur a totalement délaissé les archives et ne s’appuie donc que sur
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les imprimés issus des institutions municipales, ainsi que sur la presse d’opinion, à
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264 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

vrai dire sa source principale, qu’il utilise sans excès d’esprit critique pour la raison
qui vient d’être dite. Il ne prend pas souvent la peine de distinguer les opinions des
contemporains, toujours très polémiques, de ses propres investigations. Quant à la
démocratie urbaine, notamment les élections municipales, l’auteur suit l’opinion des
élus municipaux et des partis majoritaires au conseil, pour qui elles étaient plus res-
pectueuses des règles démocratiques que les élections législatives nationales, toujours
entachées de fraude. Qu’en est-il vraiment ? Pour Richard Walter, la dissolution du
conseil municipal élu, en 1941, à la suite de scandales et de délits de corruption,
serait une manœuvre politique destinée à en finir avec la seule institution vraiment
démocratique de la ville. En réalité, l’auteur a négligé l’étude de l’institution du conseil.
La corruption des élus municipaux, origine officielle de la dissolution, aurait dû être
traitée plus à fond. Enfin et surtout, une enquête prosopographique aurait donné une
idée précise de la composition de ce corps élu, dont la majorité des membres est
issue, durant toute la période, des partis Radical et Socialiste. Buenos Aires, selon
R. Walter, reste jusqu’en 1941 la chose des grands patriciens oligarques. Une histoire
urbaine moins impressionniste aurait permis de mieux étayer cette constatation, par
ailleurs décisive pour l’histoire de Buenos Aires, mais aussi pour celle de l’Argentine
dans son ensemble.
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Annick LEMPÉRIÈRE

JEAN-MARIE GUILLON Voici les actes du colloque international


et Robert MENCHERINI (dir.), tenu à Aix-en-Provence, du 20 au 22 mars
La Résistance et les Européens du Sud, 1997, dernier des six grands colloques de la
Paris, L’Harmattan, 1999, 420 p., 220 F. série intitulée « La Résistance et les Français »
dont les conclusions sont rassemblées dans
le n° 37 des Cahiers de l’IHTP (décembre 1997). L’introduction de l’ouvrage rappelle
les objectifs de ces travaux, destinés à mettre en valeur les nouvelles orientations de
l’historiographie de la Résistance, assumées par une génération d’historiens qui n’ont
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pas été les témoins directs de cette expérience : l’accent se porte aujourd’hui sur les
relations entre Résistance et société, afin de dégager les recherches des traditionnels
champs mythico-politique et militaire, pour les inscrire dans les problématiques anthro- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

pologiques de l’histoire sociale et culturelle contemporaines. Le parti pris du compa-


ratisme devant servir à élargir les champs d’investigation et de réflexion, il a été choisi
d’examiner l’aire géographique de la Méditerranée, à la suite du colloque de Bruxelles
centré sur la zone nord-européenne1. Comparer, mettre en relation les expériences
le 07/12/2023

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nationales, tout en soulignant les spécificités et rendre compte des évolutions histo-
riographiques étrangères (notamment italienne), constituent les trois horizons assignés
à ce colloque. De la France méridionale à la Grèce, en passant par les Balkans et
- - 10.0.0.129

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l’Italie, l’unité de la région est d’emblée soulignée : « C’est bien le positionnement péri-
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phérique de la zone par rapport au(x) centre(s) plus au nord et la conscience de cette
marginalité qui marquent les engagements collectifs. »
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1. Robert FRANK, José GOTOVITCH (dir.) La Résistance et les Européens du Nord, Bruxelles, Centre
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d’études et de recherches historiques de la Seconde Guerre mondiale/IHTP, 2 volumes, 1994-1996.


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COMPTES RENDUS 265

L’ensemble des contributions nourrit trois grandes parties. Particulièrement inté-


ressante, la première (« Résistance, sauvetage et entraide ») propose une compréhen-
sion élargie de la notion de résistance civile, en abordant les diverses formes de
réactions dites « naturelles » des sociétés, qui vont de l’inertie aux actions positives de
sauvetage des populations persécutées. « Les milieux chrétiens résistants, les femmes,
les réseaux d’entraide juifs » participent de cette résistance où l’humanitaire l’emporte
sur le politique. Sur la résistance féminine et familiale, deux études sont marquantes
par la nouveauté de leur regard. Tassoula Vervenioti, dont la contribution s’intitule
« Les résistantes grecques et le Front National de Libération (EAM) : Le militantisme
féminin et ses contraintes 1941-1944 », souligne la difficile insertion des militantes
communistes grecques dans des organisations masculines soumises aux poids et
contraintes de la société méditerranéenne traditionnelle. L’honneur des organisations
se mesure alors au prisme de l’interdiction des relations entre hommes et femmes,
dont la vertu doit être préservée à tout prix. L’égalité acquise dans les combats par
les sacrifices consentis ne modifie guère la place des femmes dans une société qui
demeure profondément patriarcale. La contribution de Geneviève Dermenjian sur le
« Mouvement populaire des familles et résistance civile à Aix-Marseille (1940-1944) »
met en évidence la continuité d’action des militants catholiques avant et pendant la
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guerre, ainsi que la pratique du double jeu envers le gouvernement de Vichy, qui

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permet à cette organisation, issue de la JOC-JOCF des années trente, de maintenir
une « présence » chrétienne conquérante et, sous couvert d’activités légales, de sub-
vertir de l’intérieur les discours de la Révolution nationale. L’entraide familiale mise
en place par le MPF d’Aix-Marseille se double dans les faits d’une résistance civile
dont les valeurs essentielles restent l’esprit de solidarité. Cette présence légale permet
d’aider les différents réseaux de résistance si bien que le MPF « devient dès 1941 et
de façon renforcée après l’invasion de la zone libre, une couverture pour des opéra-
tions de lutte contre l’occupant et contre Vichy », diffusant Combat et Témoignage chré-
tien, fabriquant des faux papiers, collectant des renseignements et, à partir de 1943,
orientant les jeunes gens vers les maquis.
C’est également dans la pratique du double sens que s’inscrit l’activité de l’UGIF
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pendant la guerre, étudiée par Renée Poznanski (« Le social ou le politique : les deux
lectures de l’UGIF »). Créée le 29 novembre 1941, l’UGIF tient lieu d’unique inter-
locuteur au Commissariat général aux questions juives de Xavier Vallat et aux auto- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

rités d’occupation. Sa vocation d’assistance à la population juive persécutée,


marginalisée économiquement et socialement, se trouble d’une image d’entreprise de
collaboration, évoluant entre le légal et l’illégal. Renée Poznanski y voit l’expression
des « rapports complexes souvent rivaux ou même conflictuels entre des stratégies de
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type social ou politique ». L’UGIF, dès sa création, constitue l’organisation-otage obli-


gatoire souhaitée par les Allemands pour contraindre les Juifs à se regrouper en une
communauté qui n’avait jamais existé auparavant et qui, de fait, relevait surtout du
- - 10.0.0.129

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« regroupement racial ». L’oscillation entre social et politique se lit au travers des rela-
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tions entre l’UGIF et le Comité Amelot, qui considère celle-ci comme un paravent à
ses activités d’aide et d’assistance. Violemment condamnée par les communistes de
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Solidarité, pour lesquels prime la lutte politique, puis armée, l’UGIF incarne l’une des
modalités d’accommodation sociale face au régime d’occupation. Quant aux actions
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de sauvetage des Juifs par les populations civiles, Liliana Picciotto Fargion montre
qu’elle a été spontanée à Rome lors de la grande rafle du 16 octobre 1943, même si
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le phénomène reste exceptionnel. Du même coup, elle démontre, à l’encontre des idées
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266 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

reçues, qu’il y eut bien une politique antisémite préconçue, organisée et légale éma-
nant du gouvernement fasciste italien – on recense plus de 7 000 victimes en vingt
mois d’occupation allemande et de gouvernement fasciste – et que la relative pro-
tection des Juifs italiens s’écroule dès lors que le roi d’Italie signe en secret avec les
Alliés, en septembre 1943, un armistice rompant l’alliance avec l’Allemagne nazie.
De son côté, la population française, même résistante, demeure dans une situation
d’extrême ambivalence face aux persécutions juives, dont la spécificité raciale n’est
guère reconnue. Henri Moizet étudie le cas du département de l’Aveyron en mon-
trant la palette nuancée des diverses attitudes, de la « désapprobation » des rafles à
l’indifférence. Pourtant, note-t-il, « des individus isolés, des fonctionnaires, des orga-
nisations chrétiennes ont secouru des Juifs spontanément ou dans des structures orga-
nisées », dans une atmosphère d’antisémitisme ambiant. Mais le fait reste minoritaire.
L’assistance juive comme action prioritaire semble demeurer l’apanage des organisa-
tions juives spécifiques telles que l’ORT (Organisation, Reconstruction, Travail) et
l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), nées avant la Grande Guerre en Russie pour
venir en aide aux réfugiés, dont Renée Dray-Bensousan détaille, l’implantation, de
Paris à Marseille, et les ressources.
La deuxième partie du colloque (« Résistance et sociétés ») s’attache à envisager
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la Résistance comme processus, dont les continuités et ruptures sont finement ana-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


lysées. Concernant l’Italie, Claudio Pavone établit une distinction dans les attitudes
résistantes, mettant en évidence la « zone grise » du conformisme « peuplée d’indivi-
dus qui se sont soustraits à la responsabilité du choix » en se recroquevillant sur les
sphères individuelles et familiales, située entre Résistance civile, qui suppose un acte
de désobéissance, et collaborationnisme passif. En Italie, berceau du fascisme, la zone
grise prend des caractères particuliers. Dans un pays où les lois antisémites de 1938,
attribuées aux pressions exercées par les Allemands, sont généralement accueillies
avec indifférence, les petite et moyenne bourgeoisies rejoignent la zone grise par refus
de la politique, obligation imposée par le régime, grand promoteur du culte de l’État.
Un certain nombre de communications apportent un regard local, parfois très
pointu, à l’échelle d’un village par exemple pour Riki Van Boeschoten dans la région
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de Grévéda, en Pinde du Nord. Ces perspectives, qui vont au plus près des popu-
lations en étudiant les aspérités des micro-sociétés locales comme la Côte d’Azur,
l’Isère ou la Corse par exemple, où la mémoire des années noires est encore vive, - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

permettent de penser la nécessaire articulation entre le local et le national, esquissant


d’éclairantes comparaisons entre les différentes régions qui constituent cette Europe
du Sud.
H. Rod. Kedward, l’un des pionniers de l’histoire de la Résistance des gens ordi-
le 07/12/2023

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naires, donne une splendide contribution à ce volume, intitulée « La Résistance et la


polyvalence de la chasse ». Partant d’une analyse d’un extrait du film de Louis Malle
et de Patrick Modiano, Lacombe Lucien – qui, refusé comme maquisard, serait ainsi
- - 10.0.0.129

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devenu milicien « par hasard » et en vertu des mêmes qualités –, Kedward démontre
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l’inversion polysémique de l’emploi du terme de « chasse », tour à tour utilisé pour


désigner les maquisards, à la fois « gibier » chassé et chasseurs – au sens premier du
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mot – et les miliciens, armés de l’outil de la chasse, le fusil. Ce parallèle lui permet
de mener une passionnante réflexion anthropologique sur les pratiques et les valeurs
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du monde du maquis, réaffirmant au passage l’importance de l’illégalité dans la


culture de la Résistance et soulignant, une fois encore, l’importance des choix indi-
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viduels, qui ne doivent rien à la contingence, comme pourrait le laisser croire le


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COMPTES RENDUS 267

film Lacombe Lucien. Le thème de la chasse se révèle alors central pour comprendre
la notion de choix, qui ne laisse aucune place à l’ambivalence ou à l’indécision,
puisque dès que s’engage « la chasse à l’homme », chacun se trouve sommé de choi-
sir son camp. « Pour de nombreux résistants, dit Kedward, (…) le premier acte de
résistance était d’échapper à la chasse. Cette idée n’a rien de nouveau, mais nous
sommes encore loin d’avoir compris à quel point elle élargit la sociologie, le genre
et la géographie de la Résistance », dans laquelle se trouvent englobés les aides aux
résistants, fournisseurs d’un « camouflage et d’un refuge ». De l’autre côté, Simon
Kitson réévalue la participation de la police marseillaise à la Résistance en reconsti-
tuant son évolution, ses limites et en cernant la nature spécifique d’une résistance
administrative, qui produit lenteurs volontaires et faux rapports, quand elle ne se
constitue pas en véritable organisation clandestine dans le cadre sélectif du NAP
(Noyautage des administrations publiques) – à partir d’octobre 1942 – ou du recru-
tement, plus vaste, de réseaux spécialisés comme Ajax ou Brutus. Ce sont les valeurs
spirituelles de la Résistance que s’attache à défendre la revue Fontaine, fondée par
Max-Pol Fouchet à Alger en 1939. Amy Smiley n’hésite pas à souligner les contra-
dictions internes qui émergent des prises de position de cette revue, en lutte contre
le fascisme, mais néanmoins témoin de l’oppression coloniale exercée par la France
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en Algérie. Les idéaux et valeurs portés par la Résistance semblent trouver une expres-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


sion idoine dans la vérité de la poésie – française, espagnole ou arabe – dans la réaf-
firmation de la permanence de la civilisation et des principes républicains traditionnels
face à la barbarie fasciste.
De lutte contre un pouvoir jugé illégitime, la Résistance devient une lutte pour
un pouvoir de type nouveau. La troisième partie interroge donc la dimension poli-
tique du combat résistant. Paul Ivan Jukic décrit pour la Croatie la complexité de
l’articulation essentielle entre Résistance, stratégie révolutionnaire du Parti commu-
niste et nationalisme. En France, socialistes et communistes déploient des projets de
conquête parallèles pour investir à la Libération les lieux de pouvoir, comme les CDL
et les CLL par exemple. Deux contributions ancrées dans l’histoire locale,
« Résistance, socialistes, communistes et pouvoirs vus de Marseille » de Robert
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Mencherini, et « Communistes et pouvoir local dans les Alpes-Maritimes 1944-1945 »
de Dominique Olivesi, permettent d’enrichir la compréhension des stratégies natio-
nales d’union puis d’investissement, par les partis communiste et socialiste, des dif- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

férents organes qui incarnent « la nouvelle légalité » républicaine à la Libération. Ici,


les relations constamment ambivalentes entre mouvements de Résistance et partis
politiques expliquent le jeu des forces centrifuges de l’après-guerre. Là, une véritable
expérience de pouvoir communiste peut émerger à Nice, en 1944-1945, sous l’égide
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du maire Virgile Barel, « symbole du Front Populaire ». En Corse, l’intervention des


autorités d’Alger – par l’envoi du préfet Luizet – vient interrompre un processus de
libération qui avait donné naissance à une forte mainmise communiste sur les leviers
- - 10.0.0.129

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locaux de pouvoir. La communication d’Hélène Chaubin dresse le portrait d’un


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département « modèle » ou témoin de la manière dont le gaullisme entend être garant


de l’ordre républicain, capable de contrecarrer en douceur une omniprésence com-
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muniste.
Dans cette dernière et très intéressante sous-partie, intitulée « Les enjeux de pou-
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voir en France », l’ensemble des communications montre à la fois la richesse et la


complexité des situations locales, ainsi que leur intérêt lorsqu’elles sont rapportées à
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une intelligence de logiques plus vastes, régionales ou nationales. Olivier Dedieu, dans
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268 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

« Résistance socialiste et pouvoirs dans l’Hérault », Gil Emprun, dans « Résistance et


enjeux de pouvoir en Isère », Michel Goubet, dans « Les conditions de la Libération
de Toulouse, la ville rouge », et Jean-Marie Guillon pour « Les déchirures du Var rouge »
donnent à voir, chacun à leur manière, des socialistes et des communistes, seuls res-
capés des grands partis d’avant-guerre, aux prises avec les événements de la
Libération, ces derniers n’ayant cependant nullement le monopole du calcul politique,
pas plus que de la phraséologie insurrectionnelle ou révolutionnaire. Les mouvements
de Résistance dans leur majorité, comme les partis politiques, se retrouvent, à la
Libération, tous également confrontés à une forte injonction venue de la clandesti-
nité, à savoir : changer la vie… politique.
Alya AGLAN

JEAN-PIERRE AZEMA (DIR.), Le colloque organisé à Paris en juin


Jean Moulin face à l’Histoire,1999 par Jean-Pierre Azéma a constitué l’un
Paris, Flammarion, 2000, 418 p., 149 F. des événements scientifiques qui ont
marqué le centenaire de la naissance de Jean
Moulin. Il s’agissait de dresser une sorte de bilan des connaissances accumulées sur
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- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


le personnage, son histoire et son héroïsation. L’ensemble est inégal, comme toujours
dans une initiative de ce type, d’autant que les rapports introductifs font souvent
doublon avec ce dont ils rendent compte. Sur les quatres parties qui organisent le
propos, toutes n’offrent pas le même intérêt. Sur la partie centrale, consacrée à l’ac-
tion du chef de la Résistance, il n’était pas possible d’apporter beaucoup plus à la
connaisance du héros et de son temps que ce que les études ou colloques avaient
déjà permis d’engranger ces dernières années. La journée organisée par Jean-Pierre
Azéma, avec François Bédarida et Robert Frank, en 1993 - « Jean Moulin et la
Résistance en 1943 » – prolongeait le travail biographique commencé par Daniel
Cordier avec les premiers tomes de son Jean Moulin publiés en 19891. Elle livrait
déjà les éléments de l’enquête approfondie que Dominique Veillon et Jean-Pierre
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Azéma avaient menée sur Caluire et dont ce colloque-ci confirme les conclusions.
Plus que le troisième volume de l’inconnu du Panthéon, la synthèse que Daniel Cordier
a fournie en 1999, sa contribution bienvenue à la commémoration, La République des - cairn convertisseurs
catacombes2, restitue d’une façon magistrale le contexte dans lequel se faisait la résis-
cairn convertisseurs

tance d’« en-haut », l’état des relations entre Délégation générale – Moulin et ses suc-
cesseurs – et les chefs des mouvements. Il était difficile d’aller plus loin. C’est d’ailleurs
Daniel Cordier, qui était légitimement l’autre « héros » de ce colloque, qui revient ici
le 07/12/2023

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sur les missions de Jean Moulin à Londres et sur le rôle qu’il a joué en tant que
délégué général en France, en montrant bien, encore une fois, qu’il ne se conduisit
pas seulement en représentant du général de Gaulle, transmettant et exécutant les
- - 10.0.0.129

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orientations décidées ailleurs, mais qu’il fut aussi l’avocat de la Résistance intérieure
auprès du chef de la France Libre et, par là, celui qui lui fit accepter les mouve-
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ments, de préférence aux réseaux qui auraient eu sa préférence comme celle de ses
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services, comme ils avaient celle des Anglais (à condition de les contrôler).
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1. Les cahiers de l’IHTP, n° 27, juin 1994 ; et Paris, Jean-Claude Lattès, 1989.
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2. Paris, Gallimard, 1999.


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COMPTES RENDUS 269

Tout avait déjà été dit par le même sur la fermeté gaulliste de Jean Moulin, sur ses
réticences premières vis-à-vis des partis politiques et d’un conseil où ils auraient été
représentés, ou les liens qu’il a noués à Londres avec l’admirable Bingen. Le dossier est
complété par Jean-Louis Crémieux-Brilhac qui, à partir d’un point de départ finalement
assez mince – «De Gaulle et la mort de Moulin» – tire brillamment son épingle du jeu
en élargissant le propos à l’analyse des initiatives politiques qui furent prises après sa
disparition, dans la croyance à l’imminence d’un débarquement, pour étoffer l’État clan-
destin, mettre en place les cadres de la Libération, alors que les Britanniques poussaient
à la décentralisation. Dans ce cadre compliqué, instable, chaque héros trouve son par-
tisan qui l’a, par ailleurs, déjà bien défendu dans des ouvrages particuliers. Alya Aglan
prouve que Christian Pineau n’a pas fabulé: il a bien rasé un Jean Moulin agonisant;
Robert Belot présente un Frenay dont il arrondit tellement les angles pour le rendre
conforme à une image peut-être ultérieure qu’il le rend méconnaissable; Guillaume
Piketty prend la défense de Brossolette – auquel il a consacré une magnifique étude –
en réaffirmant, face à un Cordier qui en a tracé un portrait impitoyable, que ses diver-
gences avec Moulin portaient moins sur les objectifs que sur les méthodes.
Certaines contributions des première et dernière parties – Jean Moulin avant et
après Jean Moulin – apportent des éléments neufs et complètent le travail de Daniel
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Cordier. Jean Sagnes restitue avec toute sa connaissance du Languedoc républicain le

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


milieu politique dans lequel le futur préfet a baigné; Sabine Jansen trace un portrait
précis, nuancé, du réseau Cot – ou plus exactement de sa «bande», au sens le plus
amical d’une expression consacrée pour un groupe d’hommes jeunes et de connivence.
Christine Lévisse-Touzé affine la connaissance que l’on pouvait avoir du préfet d’Eure-
et-Loir, un préfet rigoureux, protecteur, auquel Charles Pomaret a songé un instant
comme directeur de la Sûreté générale…
Qui chercherait à compléter cette information pourrait se reporter à la publication
que Jean Sagnes a dirigée, résultat d’un autre colloque, tenu en province la même
année (Jean Moulin et son temps (1899-1943)3. Il y trouvera en particulier l’étude
qui manque ici sur la mémoire « officielle » de Moulin, celle de Michel Fratissier qui
remet en question quelques idées reçues sur l’« oubli » du héros après la Libération et
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son émergence « soudaine » en 1964. En revanche, le colloque de Paris offre un paral-
lèle intéressant sur la mise en mémoire de Moulin et de Brossolette, ainsi que sur l’ins-
trumentalisation du souvenir du premier, plus « utilisable » par le gaullisme que par le - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

scond, d’après Guillaume Piketty. Il est vrai que la carrière de Moulin, ses origines
politiques, la création du CNR, permettaient de rassembler autour de sa mémoire,
bien mieux que ne le pouvait le souvenir de Brossolette, porté après-guerre par ses
seuls amis politiques, les socialistes, avec lesquels pourtant ses relations n’avaient pas
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été simples. On retiendra de cette dernière partie également le point de vue de


Bénédicte Vergez-Chaignon sur la « révolution Cordier », une révolution à laquelle elle
a participé en tant que collaboratrice du témoin-historien dont on attend avec impa-
- - 10.0.0.129

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tience la suite du travail et tout particulirement la confrontation promise entre son


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souvenir et les documents. Pieter Lagrou souligne ce que la mémoire de Jean Moulin
en France a de particulier par rapport aux politiques mémorielles de pays voisins. Il
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est vrai qu’elle renvoie à une particularité républicaine, le culte des grands hommes.
Le parallèle qu’il fait avec les Pays-Bas, où la volonté a été de célébrer une Résistance
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3. Ville de Béziers/Presses Universitaires de Perpignan, 2000.


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270 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

anonyme renvoie à la communication de Peter Romin sur la résistance néerlandaise,


contrôlée de l’extérieur et célébrant par la suite une unité qui, comme ailleurs, relève du
mythe nécessaire. Cette étude est l’une des plus passionnantes de la partie, assez dispa-
rate, du colloque consacrée aux résistances européennes, avec celle de José Gotovitch
sur la Résistance belge.
Le cas de figure belge est si particulier qu’il surprend toujours : la permanence d’un
pouvoir légitime, la force d’une société civile pénétrée par les institutions catholiques ou
sociales-démocrates, s’imposent à l’occupant en même temps qu’elle conduisent à une
situation qui, pour le coup, mérite, elle, d’être analysée comme une «accommodation».
Quant à l’affirmation selon laquelle «le concept de patriotisme n’est pas universel », il
n’est pas besoin d’insister pour dire combien elle est étrangère à la Résistance française
(et à la tradition républicaine dans laquelle, plus ou moins tôt, elle se situe). Décidément,
l’exercice comparatif n’est pas toujours facile à conduire et les autres éclairages euro-
péens paraissent souvent en décalage avec l’objet du colloque, à l’exception toutefois de
l’analyse de Claudio Pavone qui, cherchant à intégrer la problématique Jean Moulin, ne
peut que constater son étrangeté pour une Résistance italienne si décentralisée qu’une
figure semblable y est inconcevable.
Jean Moulin ou, encore une fois, l’exception française: telle pourrait être l’une des
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conclusions de ce colloque qui, finalement, est une contribution supplémentaire – his-

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


torienne – à la construction de l’un des derniers grands héros modernes de l’histoire de
France.
Jean-Marie GUILLON

THOMAS M. WILSON, Thomas Wilson et Hastings Donnan


HASTINGS DONNAN (EDS), entendent montrer que, malgré les critiques
Border Identities. Nation and State at des « analyses politiques postmodernes », les
International Frontiers, concepts de frontière et de nation gardent
Cambridge, Cambridge University Press, 1998, une indéniable valeur heuristique pour qui
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301 p., £ 15.95 veut comprendre « le degré avec lequel l’État
conserve son rôle historiquement dominant
en tant qu’arbitre du contrôle, de la violence, de l’ordre ». Le projet qui sous-tend la plu- - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

part des dix articles est donc de réfléchir à une « anthropologie des frontières internatio-
nales », caractérisées par la « confluence des frontières symboliques et juridico-politiques
entre les nations et les États ». Si l’objet frontière a peu suscité l’intérêt des historiens
français, les anthropologues se penchent sur ces questions depuis les années 1960 et
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surtout 1970, en particulier sur la fréquente dichotomie entre les frontières politiques,
économiques et culturelles. Le terme français de « frontière » rend insuffisamment la dis-
tinction anglaise entre boundary (ligne-frontière) et frontier (zone-frontière). Les fron-
- - 10.0.0.129

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tières sont en effet des zones territoriales d’amplitude variable, « à l’intérieur desquelles
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les peuples négocient une gamme de comportements et de significations liés à leur


appartenance à des nations et des États » (p. 9), à travers le contact permanent entre
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l’appareil administratif étatique et les populations frontalières.


Le problème de l’adéquation toujours fragile entre l’État et la nation, vue d’en bas,
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est ici posé avec une particulière acuité. En suivant la définition webérienne de l’État,
comme institution qui détient l’utilisation légitime de la force sur un territoire, les fron-
(IP: 105.110.239.96)

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tières sont, par essence, des domaines de luttes, de conflits pour le pouvoir, négociés au
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COMPTES RENDUS 271

niveau local, national et international. Loin d’être de simples extensions de la souverai-


neté étatique, les zones frontalières ont une épaisseur propre, une histoire et une culture
parfois antagoniste avec l’État.
Le comparatisme, souvent affirmé mais en général rarement mis en œuvre, est l’un
des points forts de cet ouvrage, qui voit dialoguer la plupart des analyses entre elles, sans
peur des contradictions. Autre intention louable, la variété des études de cas, tant sur le
plan chronologique (depuis le passé précolonial jusqu’aux années les plus récentes) que
sur le plan géographique (Amérique, Europe, Proche-Orient, Asie, Afrique).
L’analyse des frontières invite tout d’abord à réfléchir sur les échelles géographiques,
jamais considérées comme « naturelles ». La frontière pyrénéenne, par exemple, fait l’objet
des deux articles complémentaires de Peter Sahlins, sur la Cerdagne et de William
A. Douglass, sur les Pyrénées occidentales. P. Sahlins propose d’adopter une perspective
périphérique pour comprendre la construction des États-nations, en montrant que les
populations frontalières ont joué une part active « dans la construction de leurs propres
identités » (p. 32)1. Les querelles communales entre Cerdans français et espagnols, de part
et d’autre de la zone-frontière, utilisent peu à peu le discours de la nation, toujours rap-
portée à des enjeux locaux. L’article de W. Douglass apporte quelques nuances au modèle
cerdan, comme l’indique ironiquement son titre : « une perspective occidentale sur une
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interprétation orientale de la façon dont le nord rencontre le sud ». Au contraire du tableau

- - 10.0.0.129 - 06/02/2015 15h39. © Belin


dessiné par Sahlins, en Catalogne ou dans le Pays Basque, on observe ainsi fréquemment
une coopération, notamment pastorale, entre les communautés villageoises françaises et
espagnoles, et ce même en temps de guerre. La période contemporaine donne lieu à une
comparaison fructueuse entre les nationalismes basques et catalans, en France et en
Espagne, montrant le rôle joué par les différences économiques ou la construction euro-
péenne dans la modification des identités. Au total, la perspective « multilocale » vient rap-
peler que les frontières internationales doivent être considérées tant dans leur épaisseur
que dans leur longitudinalité, et que les différences internes à la frontière sont parfois aussi
grandes que les différences de part et d’autre de celle-ci.
Les frontières sont dynamiques, la signification que leur donnent leurs habitants et
l’État évoluent en permanence. La vie quotidienne des frontières, faite d’échanges écono-
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miques ou culturels, licites ou illicites, montre la diversité des identifications possibles,
locales ou nationales, institutionnelles ou non. C’est donc le passage de la frontière lui-
même, « pourquoi, comment et où les peuples traversent les frontières », qui devient le - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

centre de l’analyse. Plusieurs articles analysent ainsi les migrations transfrontalières. Les
frontières internationales sont transformées par l’internationalisation du capitalisme. À
partir des années 1960-1970, tant à la frontière euro-africaine qu’à la frontière américano-
mexicaine, l’immigration économique venue des pays en voie de développement
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emprunte des formes nouvelles, invitant à repenser les rapports qui lient monde « déve-
loppé » et monde « en voie de développement ». Pour Henk Driessen, entre l’Espagne et le
Maroc, ce qui est en jeu est la définition de la Méditerranée, « séparation politique, démo-
- - 10.0.0.129

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graphique et économique, mais aussi frontière idéologique et morale », entre l’Europe et


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l’Afrique, le christianisme et l’islam.


Les frontières et les migrations permettent de réfléchir sur la construction des États-
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nations, et leur évolution contemporaine. L’article de Michael Kearney, sur la frontière


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1. Peter SAHLINS, Frontières et identités nationales. La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le
XVIIe siècle, Paris, Belin, 1996 (éd. anglaise 1989).
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272 REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

entre le Mexique et la Californie, formule ainsi une théorie de l’État-nation contemporain,


qualifié de « transnational ». Après l’époque de l’impérialisme triomphant, caractérisée par
une distinction cognitive entre le colonisateur et le colonisé, l’État-nation actuel a atteint
l’âge du « transnationalisme », phénomène de grande ampleur caractérisant la réorgani-
sation politico-économique et socioculturelle de l’État-nation capitaliste. La frontière
territoriale entre le noyau de l’Empire et ses dépendances, traditionnellement très mar-
quée, tend à s’effacer, comme le montrent les flux de travailleurs venus des anciennes
colonies vers les métropoles impériales. Dans les zones frontalières, comme la
Californie, ce n’est plus « le territoire per se qui est contesté, mais les identités person-
nelles, les mouvements de personnes, et l’hégémonie culturelle et politique des peuples »
(p. 124). À la perte de l’emprise de l’État-nation sur son territoire, correspond la crois-
sance d’un nationalisme défensif, comme le révèle l’analyse de la politique d’immigra-
tion californienne à l’égard des Mexicains. La contradiction fondamentale des
politiques d’immigration actuelles est de « désincarner le travail du travailleur migrant »,
par la construction de la figure sociale de l’alien, qui n’est qu’une force de travail brute,
un corps dépourvu de droits juridiques. C’est ainsi que s’explique la coexistence, dans
les campagnes électorales californiennes, d’un discours dénonçant « l’invasion des
étrangers en situation irrégulière », et d’une rhétorique vantant la flexibilité de l’écono-
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mie californienne, qui passe précisément par l’emploi de cette force de travail sous-

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payée. La dissociation de ces identités, travailleur et étranger, est permise par
l’ambiguité de l’alien. Déshumanisé par le passage de frontière, « région-liminaire », le
migrant transnational recouvre un sentiment d’identité collective non pas par le recours
à la nation, mais par sa « conscience ethnique ».
L’anthropologie, par sa vocation interdisciplinaire, fait dialoguer des concepts peu
souvent mis en rapport par l’histoire. Sont ainsi rapprochées de façon convaincante des
études sur le gender, la sexualité, l’ethnicité, le pouvoir et la citoyenneté, sans dissocier
les représentations et les pratiques. A. P. Cheater traite ainsi des représentations conflic-
tuelles de la citoyenneté entre les individus et l’État, à travers le cas des femmes com-
merçantes du Zimbabwe, véritables migrantes transnationales. Tandis que pour ces
dernières, l’identification à la citoyenneté zimbabwéenne dépend du contexte dans
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lequel elles se trouvent, n’hésitant pas à l’utiliser comme un moyen d’obtenir des mar-
chés, « l’État semble voir la citoyenneté comme une forme de propriété sur les citoyens
individuels » (p. 197). La virulence de la réaction de l’État, qui voit dans le comporte- - cairn convertisseurs
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ment de ces femmes une trahison nationale, prend sa source à la fois dans l’histoire pré-
coloniale du pays et dans le modèle de société patriarcale qui règne encore au
Zimbabwe. On voit ici l’intérêt d’intégrer l’histoire du genre à l’histoire de la nation.
Autre concept trop peu souvent lié à celui de nation, celui d’ethnicité. L’étude de la
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frontière russo-turque entre l’Anatolie et le Caucase, cristallisée par un demi-siècle de


tensions diplomatiques et idéologiques, et finalement réouverte en 1988, permet d’ex-
pliquer le processus complexe d’identification à l’État-nation, venant peu à peu sup-
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planter les solidarités interethniques, Chris Hanne et Idiko Bellér-Hann). Ainsi, bien
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que, de part et d’autre de cette frontière, les groupes ethniques georgiens et lazs soient
très proches, tant sur le plan du langage que de la culture, la migration massive, à partir
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de 1991, de Georgiens, essentiellement pour des raisons économiques, montre l’éten-


due du gouffre qui sépare les deux sociétés. En se plaçant sur une frontière si longtemps
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fermée, c’est toute l’ambivalence du regard porté sur l’étranger qui apparaît. Les Turcs,
habitués à être les « barbares » des Européens de l’Ouest, renvoient à leur tour cette
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image aux Georgiens, en particulier les femmes, assimilées à des prostituées. En arrière-
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plan, la crise économique qui touche cette région turque, traditionnellement très reli-
gieuse, à partir des années 1990, permet d’expliquer la construction d’une image para-
doxale de la femme Rus, incarnant à la fois la perversion occidentale et la corruption du
communisme (p. 256).
Tous ces articles abordent, plus ou moins directement, la question des identités,
sociales, sexuelles ou politiques. La frontière met en effet en contact avec l’autre, à l’inté-
rieur et à l’extérieur de la nation. On est amené à questionner les concepts les mieux éta-
blis, l’étranger n’étant que relatif à une situation et à un groupe donné. En Europe
occidentale, la construction de l’État-nation a emprunté une voie particulière, celle de la
territorialisation du pouvoir et du contrôle des périphéries, plus que jamais d’actualité à
l’heure de la construction européenne ou de la «mondialisation». Mais, comme le montre
P. Sahlins, ce modèle européen est plus complexe qu’il n’apparaît, les identités nationales
venant souvent se greffer sur des identités locales préexistantes, les frontaliers étant parfois
à l’origine de l’accentuation de l’autorité de l’État. À l’inverse, Dan Rabinowitz vient rap-
peler que les frontières, en l’espèce la frontière intérieure israélo-palestinienne, sont aussi
des «périphéries traversées par des inégalités, des dominations et des structures de pouvoir
émanant du centre» (p. 158). En traitant, dès la crèche, les enfants israéliens et palestiniens
de manière strictement égale, en les faisant tous participer aux célébrations d’unité natio-
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nale (notamment la déclaration d’indépendance du 15 mai 1948), le système éducatif

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exclut de fait les Palestiniens, en ramenant leurs différences à une simple «culture». Exclure
l’étranger, inclure le citoyen, sont parfois deux aspects d’un même phénomène, celui de la
violence symbolique de l’État.
La fonction des frontières est très différente dans des sociétés où l’État ne s’est pas
construit sur le modèle occidental, comme le montre l’étude de Janet Carsten sur l’île
malaisienne de Langakawi. Dans cette île, où une grande partie de la population est issue
de l’immigration et a toujours des parents dans les pays voisins, les frontières ont histori-
quement été changeantes et perméables. L’anthropologie fournit la clef pour comprendre
la tradition d’ouverture de cette île, au-delà des limites fixées par l’État-nation. Les struc-
tures de parenté, la relation de frère à sœur (siblingship), s’appliquent en effet non seule-
ment aux rapports entre voisins, mais aussi, de proche en proche, aux co-villageois, aux
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amis, et même aux étrangers, ce qui permet leur rapide intégration dans la communauté
villageoise. La frontière internationale n’est dès lors, pour les Malais, qu’une frontière
parmi d’autres, la notion de frontière étant par elle-même constitutive de leur identité - cairn convertisseurs
cairn convertisseurs

sociale.
Équipé d’un index, de références bibliographiques abondantes à la fin de chaque cha-
pitre ainsi que de nombreuses notes infrapaginales, cet ouvrage est, dans sa forme même,
de qualité. Seul bémol sans doute, le nombre insuffisant des cartes (10), sans doute impu-
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table à des raisons de coût éditorial. La lecture de ce livre sera fructueuse à plus d’un titre
pour les historiens intéressés par les débats actuels sur l’interdisciplinarité ou le compara-
tisme. Osant des rapprochements audacieux, conciliant des approches et des concepts jus-
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qu’ici considérées comme ayant peu à voir, ou pis, antagonistes: État, gender, migrations ou
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éducation, autour d’un thème bien défini et riche comme l’est la frontière, ce livre montre
la voie à suivre pour un comparatisme historique constructif.
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Renaud MORIEUX
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