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Diderot : la chimie comme modèle d'une philosophie

expérimentale
François Pépin
Dans Dix-huitième siècle 2010/1 (n° 42), pages 445 à 472
Éditions Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle
ISSN 0070-6760
ISBN 9782707165398
DOI 10.3917/dhs.042.0445
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Diderot : la chimie comme modèle
d’une philosophie expérimentale
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Plusieurs philosophes du 18e siècle ont manifesté un intérêt
profond pour la chimie, notamment celle qui s’inscrit dans la pos-
térité de Georg-Ernst Stahl, soit d’après une lecture directe, visible
chez Paul-Henri d’Holbach 1 et Georges Louis Leclerc de Buffon,
soit par l’intermédiaire de Guillaume-François Rouelle et de ses
disciples comme pour Rousseau et Diderot. Sans être chimistes
professionnels, ni avoir reçu une formation initiale en chimie (à
l’exception de d’Holbach), ils ont non seulement médité et utilisé
la chimie mais l’ont pratiquée. Certes, cette pratique est souvent
indirecte, au sens où elle n’entre pas dans le cadre de la chimie
académique ni de la chimie professionnelle au service des apothi-
caires et médecins. De plus, la pratique de laboratoire ne semble
pas avoir été très importante chez nos philosophes, à l’exception
de certaines périodes de la vie de Rousseau et probablement de
d’Holbach. Cependant, des activités analogues, en ce sens qu’el-
les sont expérimentales et suivies, ont été examinées en détail et
même pratiquées, par exemple les arts mécaniques pour Diderot,
notamment les travaux de production et de transformation, ou les
mines et la métallurgie pour Buffon. Une division entre pratique
professionnelle, qui serait la seule assidue et réellement précise, et
intérêt plus lointain et plus théorique ne semble donc pas perti-

1. Georg-Ernst Stahl est présent dans les grandes œuvres matérialistes du baron
et ce dernier l’a traduit, mais permettons-nous une anecdote citée par Diderot,
qui montre la chimie dans l’intimité des salons holbachiens : « Je bois du lait le
matin, de la limonade le soir. Je me porte bien ; j’en suis surpris et le baron me
prouve par Stahl et Becher que j’ai tort… d’être surpris », Lettre à Sophie Volland,
10 septembre 1768 – deux ans après la traduction par d’Holbach du Traité du
souffre de Stahl – Diderot, Œuvres, Correspondance, t. V, Paris, Laffont, coll. Bou-
quins, 1997, p. 883.

dix-huitième siècle, n° 42 (2010)


446 François Pépin
nente pour penser les rapports entre philosophie et chimie dans les
Lumières françaises.
Mais le lien entre la philosophie et la chimie est original chez
Diderot et semble en un sens plus profond. En effet, la chimie
est au cœur d’une pratique de la philosophie qui considère cette
dernière comme une activité qui se pratique aussi par le corps et
les sens. Par différence avec la praxis aristotélicienne, centrée sur
les fins en soi détachées des considérations d’usage, cette philoso-
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phie part de l’activité technique où l’exercice du corps s’enrichit
de nouvelles dimensions. La chimie devient le paradigme d’une
philosophie expérimentale qui rompt avec les divisions philoso-
phiques classiques (corps et esprit, sens et jugement, imagination
et idée), mais aussi avec des divisions sociales (pratiques nobles et
basses, libres et serviles, réfléchies et aveugles). Mais ce paradigme
chimique est complexe, voire ambigu, parce que la philosophie
expérimentale nourrit des positions philosophiques qui pourraient
sembler davantage solliciter la chimie que s’en inspirer. De ce point
de vue, le rôle exact de la chimie, notamment la pratique de labo-
ratoire, n’est pas évident dans la genèse de la philosophie expéri-
mentale diderotienne. Un fait le souligne : ce concept et la pratique
philosophique qu’il recouvre sont construits dans les Pensées sur
l’interprétation de la nature, œuvre de 1753, alors que l’assistance
aux cours de Rouelle, emblème de l’intérêt de Diderot pour la
chimie et occasion de contact direct avec les opérations chimiques,
se déroula de 1754 à 1757. La chimie n’aurait-elle fait que pro-
longer ce qui se dessinait déjà ? Y aurait-il alors une autre source,
un autre modèle régissant la pratique philosophique de Diderot ?
Plus gênant encore si l’on veut souligner l’importance de la chimie
pour la philosophie expérimentale, cette dernière n’aurait-elle pas
sollicité un savoir commode dans le cadre d’un projet théorique et
d’une politique du savoir ? Notre hypothèse est que ces questions
peuvent être dépassées. L’intérêt et la connaissance chimiques de
Diderot sont plus anciens que les cours de Rouelle, qu’il faut en
fait comprendre à la fois comme l’aboutissement d’une réflexion
antérieure sur les pratiques opérationnelles et comme un nouvel
élan ouvrant d’autres perspectives.
Il nous faudra dès lors penser la co-construction d’une philoso-
phie expérimentale et d’une certaine chimie, en précisant les lieux
Diderot : la chimie comme modèle 447
où la chimie qui intéresse Diderot est à l’œuvre. Nous laisserons
de côté ce qu’on peut nommer les applications du point de vue
chimique à des champs comme la critique du modèle physico-
mathématique de connaissance ou la conception du vivant. Non
que ces dernières soient inintéressantes ou réductibles à de simples
prolongements. Mais la compréhension de l’usage diderotien de
modèles chimiques requiert d’abord de saisir la pratique philo-
sophique qui les sous-tend. De plus, construire une pratique de
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la philosophie qui voit dans la chimie un point de vue pour se
déterminer et s’enrichir est la grande originalité de Diderot, qui
nous montre de la plus belle manière que chimie et philosophie
n’étaient pas, au siècle des Lumières, des domaines déjà constitués
et séparés.
Quel intérêt un « homme de lettres » (pour reprendre l’expres-
sion du titre complet de l’Encyclopédie) et un philosophe peut-il
porter à une pratique opérationnelle qui cherche encore largement
sa doctrine, qui demande de se salir les mains dans des laboratoires
où dominent le feu et des instruments manuels 2 ? C’est précisément
là que la pensée de Diderot, en nous « déroutant », nous plonge
dans une autre culture du philosophique. Radicalisant les traits
d’une tradition baconienne d’interprétation de la nature, Dide-
rot construit une philosophie expérimentale qui souligne et veut
penser le philosophique des pratiques les plus opérationnelles. De
plus, loin de chercher à les éclairer par une lumière extérieure, issue
d’une philosophie du sujet ou d’une doctrine préalable, Diderot
s’intéresse aux voies par lesquelles les opérations s’éclairent elles-
mêmes. Tel semble le sens profond du lien entre philosophie et
chimie : la constitution d’une pratique philosophique déterminant
de nouveaux genres d’intérêts philosophiques. Se construit un inté-

2. Dans Eighteenth-century chemistry as an investigative enterprise, Berkeley,


Office for History of Science and Technology, 1989, p. 18, Frederic L. Holmes
souligne la permanence relative de l’organisation des laboratoires du 18e siècle par
rapport à ceux du 17e, à travers la domination du feu, instrument central auquel
s’articulent les autres. Par contraste, les nouveaux instruments de précision res-
tent peu présents. Remarquons malgré tout que de nouveaux instruments, tel
l’appareil de Hales doté par Venel d’un thermomètre, font progressivement leur
entrée dans le laboratoire comme le soulignent les planches de chimie de l’Ency-
clopédie. Voir François Pépin et Christine Lehman, « La chimie et l’Encyclopédie :
introduction », Corpus, revue de philosophie, n° 56, 2009, p. 32-35.
448 François Pépin
rêt pour les gestes et concepts chimiques, pour l’effort théorique
que les chimistes manifestent en pensant leurs opérations, sans les
dériver d’un système extérieur, en un mot, pour la culture que se
construisent ces praticiens. Ces intérêts sont au cœur du projet
général qui anime les Pensées sur l’interprétation de la nature et de
nombreux articles de l’Encyclopédie, à savoir prolonger les dynami-
ques intellectuelles qu’une attention avertie voit dans les pratiques
des gens de métiers et de savoir-faire, c’est-à-dire des expérimenta-
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teurs qui font se rencontrer art et nature dans leur travail.
Pour saisir la manière dont se construit ce lien entre chimie et
philosophie, il ne faut donc pas partir d’un intérêt philosophique
donné a priori, mais voir comment il se construit en même temps
qu’une nouvelle appréciation de la philosophie. Cela requiert d’exa-
miner la construction complexe de la philosophie expérimentale
dans les Pensées sur l’interprétation, en précisant à chaque moment
le rôle et les lieux de la chimie.
Les Pensées sur l’interprétation de la nature sont le texte majeur
de Diderot pour comprendre la mise en œuvre d’une nouvelle pra-
tique de la philosophie, pensée et développée à partir de savoir-
faire et de sciences expérimentales, au sein desquels prend place la
chimie. C’est pourtant un texte qui reste peu étudié en détail par
contraste avec les grandes œuvres de la maturité et la Lettre sur les
aveugles. Une raison est la complexité du texte. Non que Diderot
nous habitue ailleurs à un ordre évident, mais les Pensées sur l’in-
terprétation semblent, au premier abord, encore moins construites.
Une raison plus profonde pourrait être la difficulté à saisir la culture
que Diderot convoque sans la signaler, qu’il s’agisse de sa lecture de
Bacon, de sa connaissance des ateliers et de la chimie. Préciser cette
culture et son rôle permet de souligner la cohérence de l’œuvre.
C’est ainsi que le concept de philosophie expérimentale, qui sem-
ble au premier abord un peu marginal, apparaît comme le centre
d’une pratique philosophique qui conduira à un nouvel élan dans
le rapprochement avec la chimie. Pour comprendre ce qui intéresse
Diderot dans la chimie, il faut donc préciser cette pratique de la
philosophie.
L’idée de philosophie expérimentale intervient dans un cadre
polémique situé à l’intérieur même de la philosophie. Cela s’inscrit
dans une tradition baconienne, par delà les lectures de la Royal
Diderot : la chimie comme modèle 449
Society. En effet, si l’on ne trouve pas l’expression de philosophie
expérimentale chez Bacon, si donc le mot vient de l’experimental
philosophy de la Royal Society, Diderot reformule la division baco-
nienne entre les empiriques et les rationnels, pensée non comme
un affrontement doctrinal mais comme une division entre deux
pratiques de la philosophie. Dès la première pensée, l’opposition
concerne tout un rapport au monde qui englobe les déterminations
sociales. Présentant cette divergence dans les rapports au corps et
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au travail manuel, Diderot prend immédiatement le parti de consi-
dérer que les laborieux, pour ainsi les nommer, font partie des
philosophes : « [Parmi les ‘‘philosophes’’] les uns ont, ce me semble,
beaucoup d’instruments et peu d’idées ; les autres ont beaucoup
d’idées et n’ont point d’instruments. L’intérêt de la vérité deman-
derait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s’associer à ceux
qui se remuent, afin que le spéculatif fût dispensé de se donner du
mouvement ; que le manœuvre eût un but dans les mouvements
infinis qu’il se donne ; que tous nos efforts se trouvassent réunis et
dirigés en même temps contre la résistance de la nature ; et que,
dans cette espèce de ligue philosophique, chacun fît le rôle qui lui
convient 3. »
Les Lettres philosophiques de Voltaire et l’Histoire de l’Académie
royale des sciences rédigée par Fontenelle 4 ont pu servir à populariser
l’expression de philosophie expérimentale, mais Diderot la pense
dans le cadre d’une division sociale du travail intellectuel inscrite
dans une lecture directe de Bacon. La reprise (avec des variantes
significatives) d’images et de métaphores baconiennes laisse peu
de doute. La fable du trésor enfoui 5, qui souligne le rôle du hasard
dans la recherche en rapport à la chimie, et l’accent sur la figure
de l’abeille en sont des exemples manifestes 6. Ces éléments, parmi

3. Diderot, Pensées sur l’interpétation de la nature, I.


4. Le célèbre éloge de Newton (Œuvres complètes, Paris, Fayard, VII, p. 124)
vante l’Optique comme un « excellent modèle de l’art de se conduire dans la
Philosophie expérimentale ».
5. Voir Pensées sur l’interprétation, XXVIII-XIX, et Bacon, Novum organum, I,
85, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, Paris, PUF, 1987,
p. 119.
6. Voir Pensées sur l’interprétation, IX-X, et Bacon, Novum Organum, I, 95.
Dans Des progrès et de la promotion des savoirs (Paris, Gallimard, 1991, I, p. 39),
Bacon accorde une plus grande valeur à la philosophie chimique.
450 François Pépin
d’autres, impliquent une réévaluation du rôle de la pensée baco-
nienne chez Diderot, alors qu’on a souvent eu tendance à réduire
Bacon au titre d’emblème encyclopédique finalement peu exploité.
Soulignons un point qui touche directement à la construction de la
philosophie expérimentale dans son rapport à la chimie.
L’article Baconisme de l’Encyclopédie, signé par l’abbé Pestre,
présente Bacon, en paraphrasant les Lettres philosophiques de Vol-
taire, comme le père de la philosophie expérimentale. Cependant,
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par contraste avec les limites de la paternité baconienne chez Vol-
taire – le chancelier n’étant finalement qu’un « échafaud » provi-
soire dont on peut dorénavant se passer – le texte de l’Encyclopédie
développe une lecture originale. Ainsi, citant cette fois Condillac,
l’article vante la supériorité de Bacon sur Descartes dans la lutte
contre un obstacle commun : la scolastique. Le chancelier est
regardé comme un philosophe expérimental voulant s’inscrire
dans des dynamiques sociales, soucieux du conseil et du recueil par
opposition avec la séduction des systèmes. La révolution centrale
est l’inversion de l’ordre scolastique entre la logique et la physique,
ou entre les mots et les choses 7. L’article construit ainsi un rapport
original entre philosophie expérimentale et empirisme, en mon-
trant que ce dernier ne saurait rester une thèse métaphysique, mais
doit imprégner toute la philosophie, notamment la recherche en
science, par la distinction entre la généralisation hâtive et la géné-
ralisation patiente par degrés. Bacon a donc transformé l’empirisme
métaphysique des scolastiques en un empirisme opératoire servant
d’instrument à la connaissance.
Or, si le texte est bien signé par Pestre, les accents et les réfé-
rences suggèrent une intervention de Diderot, fréquente dans les
articles d’histoire de la philosophie. Cette hypothèse est confirmée
par une lettre où Diderot mentionne Bacon parmi les auteurs de
philosophie dont il a fait l’histoire, histoire pour laquelle il compte
se faire payer par les libraires 8. Ce que Diderot cherche, dans la
postérité de Bacon, semble donc la construction d’une philosophie
de l’expérience qui se lie aux opérations réelles de la nature et des
arts. L’article Art de l’Encyclopédie le confirme.

7. « Baconisme », Encyclopédie, II, 9.


8. Lettre à Grimm du 3-4 août 1759, Correspondance, p. 130.
Diderot : la chimie comme modèle 451
Malgré cette lecture diderotienne de Bacon, les Pensées sur l’in-
terprétation ne construisent pas l’opposition de la même manière et
ne proposent pas la même sortie. Diderot s’écarte d’abord de Bacon
par la manière dont la dichotomie entre les deux pratiques de la
philosophie se termine. Contrairement au juste milieu baconien,
qui prend les qualités de chaque démarche tout en délaissant leurs
défauts pour produire un dépassement 9, Diderot envisage la philo-
sophie expérimentale à la fois comme terme d’une opposition avec
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la philosophie rationnelle et comme mouvement dynamique qui
sort vainqueur de cette même opposition. Autrement dit, la philo-
sophie expérimentale est à la fois celle qui accomplit une fonction,
le recueil actif des faits, et la voie par laquelle une pratique auto-
nome et complète peut se construire. Il faut alors examiner le pas-
sage d’une philosophie expérimentale purement pratique, aveugle,
à une philosophie expérimentale éclairée. La chimie occupe une
place centrale dans ce passage à travers son rapport aux arts.
Précisons d’abord le cadre dans lequel l’opposition entre
deux pratiques philosophiques se constitue dans les Pensées sur
l’interprétation. Les deux grandes activités et fonctions relèvent des
faits, y compris la philosophie rationnelle censée les relier. Les faits
sont érigés en déterminant fondamental de la philosophie : ils sont
« la véritable richesse du philosophe 10 ». L’idée de richesse souligne
que les faits ne sont pas seulement la base du travail philosophique,
mais son objet même. Cela dilue jusqu’à la faire disparaître la dis-
tinction entre base et produit fini, entre point de départ et point
d’arrivée. Cet aspect est confirmé par la constitution des faits, qui
ne sont pas simplement recueillis, malgré l’usage de l’expression,
mais sont pris dans l’activité du manœuvre. On part des faits et on
y reste parce qu’ils constituent le matériau philosophique toujours
déjà là, grâce aux arts et aux savoirs expérimentaux, et pourtant
jamais définitif. Tout fait est tour à tour construit par l’activité du
manœuvre et base de cette activité et de celle du « relieur ». Cette
conception du fait va avec une culture de l’expérience laborieuse
qui est bien plus celle du chimiste que celle, pourtant centrale à

9. Bacon, Novum organum, I, 95.


10. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, XX.
452 François Pépin
d’autres égards chez Diderot, du médecin et du naturaliste qui
restent plus proche de l’art d’observer.
On peut le souligner par le changement d’accent qui accom-
pagne la reprise de l’expression (les faits, « véritable richesse du
philosophe ») par Jacques Ménuret de Chambaud dans l’article
Observation (Médecine) de l’Encyclopédie. Alors que la philoso-
phie expérimentale de Diderot insiste d’emblée sur l’expérience
active dans la constitution des faits, Ménuret souligne le rôle pre-
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mier de l’observation, l’expérience intervenant en second. Le méde-
cin s’inscrit ainsi dans un schéma classique de la médecine vitaliste
de Montpellier, où une certaine méfiance à l’égard des expériences
intrusives sur le vivant retrouve l’éloge de l’observation dans la
tradition hippocratique. En revanche, Diderot se situe davantage
dans un modèle chimique, mieux à même de prolonger l’activité
du manouvrier. Voyons cela en formulant les deux moments qui
président à la construction de l’opposition entre la philosophie
expérimentale et la philosophie rationnelle.
Dans un premier temps, l’opposition entre les deux philoso-
phies constitue une division polémique du travail philosophique.
Car Diderot n’analyse pas une répartition harmonieuse des rôles,
mais se montre d’emblée sensible aux tensions qui animent toute
activité intellectuelle et sociale : « Recueillir et lier les faits, ce sont
deux occupations bien pénibles ; aussi les philosophes les ont-ils
partagées entre eux. Les uns passent leur vie à rassembler des maté-
riaux, manœuvres utiles et laborieux ; les autres, orgueilleux archi-
tectes, s’empressent à les mettre en œuvre 11. » Il ne s’agit donc pas
d’une rationalisation du travail, d’une mise en rapport des moyens
et des objectifs selon un plan organisé. La seule raison du par-
tage rapidement avancée est la pénibilité des tâches : nous sommes
d’emblée dans le milieu social et concret du travail éprouvé, donc
envisagé comme un fardeau à atténuer. Les fonctions ne sont pas
méthodiquement distinguées pour être effectuées progressivement
par un seul homme, telles les étapes de la méthode cartésienne.
Elles sont bien des tâches dont le partage allège la charge. Dans
cette mesure, on comprend qu’il s’agit bien de « pass[er] [sa] vie » à
une occupation, et non de parcourir pas à pas d’un regard progres-

11. Ibid., XXI.


Diderot : la chimie comme modèle 453
sif mais complet toute l’étendue des étapes d’une méthode. C’est
pourquoi cette division constitue dans le temps des profils, avec
leurs dimensions sociale et psychologique. Tel est le cadre à par-
tir duquel penser l’esprit de chaque philosophie, à l’opposé d’une
idéalisation du partage des fonctions.
Le temps devient la condition à laquelle est soumis tout travail
humain et le critère selon lequel évaluer les œuvres des deux philoso-
phies, donc ces philosophies elles-mêmes. Diderot prolonge un cri-
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tère baconien : le temps permet d’évaluer les pratiques philosophi-
ques par confrontation réciproque et confrontation à la nature. On
comprend pourquoi l’histoire de la chimie, que Diderot détaillera
dans son Cours de Rouelle à la suite de Gabriel-François Venel
dans l’article Chymie de l’Encyclopédie, demande une grande atten-
tion : il ne s’agit pas seulement, comme souvent dans l’Encyclo-
pédie, de faire une histoire des problèmes et de justifier certaines
positions, mais bien de penser la pratique chimique du savoir à tra-
vers son histoire et des éléments d’histoire comparée (avec les arts,
la médecine et la physique).
Mais cette opposition ne suffit pas pour penser l’interprétation
de la nature et le rôle de la chimie, quoique la balance penche
clairement en faveur de la philosophie expérimentale. Car le texte
complique cette première opposition, la renouvelle et enfin la dépasse
en présentant une nouvelle voie. Elle passe par la construction d’une
« physique expérimentale », mais celle-ci prend place dans un mou-
vement plus général. Nous définirons ce mouvement comme une
reprise par la philosophie expérimentale des fonctions légitimes de
la philosophie rationnelle : la liaison des faits et la préparation des
expériences. Cela implique une refonte du rapport entre les deux
philosophies, une réduction des visées inadéquates que la philosophie
rationnelle couplait à ses fonctions, et un déplacement méthodique
profond. Lier et préparer sont des activités bien différentes pour les
deux philosophies.
Là réside l’originalité de la démarche de Diderot : la philosophie
expérimentale, d’abord purement pratique et aveugle, devient la base
d’un travail plus riche et complexe qui empiète sur les fonctions de
la philosophie rationnelle, mais sans altérer ce qui faisait le principe
de la philosophie expérimentale. Autrement dit, le travail pratique,
enraciné dans les opérations des arts, fournit en lui-même la base et
454 François Pépin
le moteur d’une démarche prétendant se substituer à la philosophie
rationnelle. La liaison des faits par la théorisation est censée se faire
selon des modalités homogènes au travail pratique. Celles-ci excluent
les visées systématiques définitives et absolument universelles, ainsi
que les structures prétendument a priori posées comme fondement de
la connaissance. Apparaît alors la portée profonde du terme « expé-
rimental » chez Diderot. Il exprime l’association essentielle conçue
et souhaitée entre le plan pratique des faiseurs, le plan empirique du
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contact avec l’expérience, et le redéploiement de ces plans en vue d’en
faire une authentique connaissance de la nature. Cela implique une
conception renouvelée de ces champs et renvoie à la richesse et à la
finesse que Diderot voit dans les arts et les savoirs pratiques comme
la chimie.
En conséquence, la question fondamentale du texte est de savoir
comment passer à une philosophie expérimentale seconde, qui
s’éclaire elle-même sans recevoir la lumière de l’extérieur (d’une rai-
son a priori ou d’un modèle physico-mathématique par exemple)
et se dote d’une théorie adéquate au terrain expérimental qui l’a vu
naître. C’est là que la chimie intervient à travers deux rôles.
D’abord, en tant que savoir pratique, elle prend place avec les
autres arts dans le fonds qui nourrit la philosophie expérimentale
aveugle. Le chimiste est un manouvrier, un travailleur qui emploie
son corps et se confronte à la nature en la transformant. Il s’agit en
fait du chimiste en tant que manouvrier, c’est-à-dire en tant que
travailleur au contact d’opérations, et non d’un savant spécialisé.
Ainsi, la pensée XXI où le « manœuvre poudreux » « creuse en
aveugle » dans des « souterrains » renvoie métaphoriquement aux
profondeurs de la nature contre l’« architecture élevée à force de
tête » des systématiques, mais désigne aussi concrètement les activi-
tés minières. Or, autour de la mine travaillent le mineur, mais aussi
le métallurgiste, figure possible d’un certain chimiste : l’essayeur 12.
Un des lieux de la chimie, en dehors du laboratoire, est la mine et

12. La Chimie métallurgique, dans laquelle on trouvera la Théorie et la pratique


de cet Art, de Gellert, membre des Mines de Saxe et de l’Académie impériale
de Pétersbourg, traduite de l’allemand par d’Holbach en 1758 (Paris, Briasson),
souligne ce rôle du chimiste. Dans la mine, le chimiste est surtout celui qui sait
essayer « en petit » ce qu’on devra extraire « en grand », en évaluant la qualité et la
proportion des minerais.
Diderot : la chimie comme modèle 455
avec elle son cortège d’opérations chimiques. C’est la chimie dont
d’Holbach est spécialiste, traduisant les ouvrages des minéralogistes
allemands et rédigeant les articles de l’Encyclopédie 13. Notons, ce
qui correspond parfaitement à notre premier moment, que cette
chimie n’est pas celle de l’académie, articulée au laboratoire et aux
discussions publiques, mais celle du lieu souterrain, où l’on parle
peu et où l’on n’est pas clairement reconnu comme chimiste ou
comme appartenant à un corps déterminé. Ce n’est d’ailleurs pas
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un hasard si cette pensée oppose le monde souterrain du travail à
l’orgueil du systématique, dont les édifices seront ruinés mais qui
pourra par son éloquence revendiquer l’éternité d’un nom propre.
Rien ne semble alors mettre en avant la chimie. Pourtant, dès
ce premier rôle, le chimique, plus que la chimie comme discipline,
noue des liens entre les expériences et participe à la constitution
d’un tissu expérimental. Car Diderot ne prend pas ici appui sur un
concept physico-mathématique de l’expérience, où celle-ci serait
préparée et codifiée par des concepts a priori mathématisables 14.
Il repère et décrit, dans tout art, une intrication des expériences,
celles-ci devenant un indéterminé dont on ne peut pas vraiment
distinguer les moments. Or, le chimique justifie pleinement et pré-
cise cette idée par le rôle d’un travail continu de l’ouvrier pour faire
travailler la matière. Ce sont ainsi les mouvements du manouvrier
et les opérations qui caractérisent l’expérience de la philosophie
expérimentale première. Le manœuvre de la pensée XXX, qui pré-
pare le passage vers une philosophie expérimentale éclairée, est ainsi
présenté comme un « manouvrier d’opérations », dont l’« esprit de
divination » procède d’une « grande habitude de faire des expé-

13. Diderot connaît d’Holbach au moins depuis 1750 et les premiers tomes de
l’Encyclopédie indiquent un travail en commun autour de notions qui touchent
à la chimie et aux arts. Soulignons l’exemple d’une notion qui renvoie à l’intérêt
de Diderot pour les mesures mettant en œuvre le corps comme instrument, celle
de « géométrie souterraine ». Diderot rédige l’article du même nom, mais la no-
tion est introduite par d’Holbach dans les articles Filons, veines métalliques
et Minéralogie et s’enracine dans le travail minier allemand qu’il aide à faire
connaître en France. Voir F. Pépin, « La chimie dans les premiers volumes de l’En-
cyclopédie : une écriture à plusieurs mains », Corpus, revue de philosophie, n° 56,
p. 77-78. Sur la minéralogie dans l’Encyclopédie, voir dans le même numéro Jean-
Claude Bourdin, « La matière des entrailles de la terre ».
14. Voir le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, rédigé par d’Alembert, I, vij.
456 François Pépin
riences », c’est-à-dire une culture du tissu expérimental qui relie
les expériences et associe les opérations autour d’un résultat, d’une
production. Dans des pensées ultérieures, où la philosophie expéri-
mentale devient plus ambitieuse dans ses recherches, Diderot ren-
voie plus directement à la culture chimique du travail expérimen-
tal, soulignant la méthode de l’inversion qui démultiplie les envers
d’une expérience, loin d’en réduire la richesse à une loi mathé-
matisable : « Ouvrez l’ouvrage de Franklin, feuilletez les livres des
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chimistes, et vous verrez combien l’art expérimental exige de vues,
d’imagination, de sagacité, de ressources : lisez-les attentivement,
parce qu’il est possible d’apprendre en combien de manières une
expérience se retourne, c’est là que vous l’apprendrez 15. »
Les pensées suivantes, tout en englobant d’autres pratiques
(notamment en histoire naturelle et en médecine), poursuivent
la mise en valeur de cette culture des chimistes. Ainsi, contre la
réduction de l’expérience à des quantités mesurables et concep-
tualisables selon un plan théorique donné, Diderot s’intéresse au
fait d’entrer en expérience comme dans une aventure, sans vouloir
une base assurée, et à l’art de faire travailler la nature. Le travail
définit l’activité de la nature, mais aussi la manière de se comporter
avec l’expérience, devenant ainsi la catégorie la plus propre, avec la
fécondité, pour caractériser l’activité chimique : « Les expériences
doivent être répétées pour le détail des circonstances et pour la
connaissance des limites. Il faut les transporter à des objets dif-
férents, les compliquer, les combiner de toutes les manières pos-
sibles. Tant que les expériences sont éparses, isolées, sans liaison,
irréductibles, il est démontré, par l’irréduction même, qu’il en reste
encore à faire. Alors il faut s’attacher uniquement à son objet, et le
tourmenter, pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’on ait tellement enchaîné
les phénomènes, qu’un d’eux étant donné tous les autres le soient :
travaillons d’abord à la réduction des effets, nous songerons après
à la réduction des causes 16. »
Seul un chimiste peut véritablement tourmenter son objet !
C’est une manière d’envisager le travail chimique qui s’apparente

15. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, XLI.


16. Ibid. XLIV.
Diderot : la chimie comme modèle 457
à la « passion de fou » soulignée par Venel 17 et détermine l’appel
baconien à étudier les opérations naturelles plutôt « sous le tour-
ment des arts que dans leur ordinaire 18 ». De même, si la réduction
des effets avec le report de la question causale est au centre de
discussions plus larges sur l’interprétation de la nature, comme
l’indique son importance chez Buffon 19, elle renvoie à un problème
chimique urgent sur les plans de la méthode et de la publicité. Il
faut pouvoir travailler son objet, et pour cela il faut des conditions
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matérielles et la reconnaissance d’un droit légitime à laisser de côté,
absolument, la question du principe ultime et, provisoirement,
celle de la cause prochaine. Venel développera une distinction cen-
trale de ce point de vue dans les articles Principes (Chimie 20) et
Rapport ou Affinité (Chimie 21), mais l’article « Chymie » avait
déjà pris clairement parti pour un droit à travailler à tisser des
relations par l’expérience sans avoir à déterminer immédiatement

17. Venel, article Chymie, Encyclopédie, III, 421. Voir Bernadette Bensaude-
Vincent et Isabelle Stengers, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 2001,
p. 86-91.
18. Bacon, Novum Organum, I, 98.
19. Voir Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, Paris, Imprimerie
Royale, I, 1, « Premier Discours. De la manière d’étudier et de traiter l’histoire
naturelle », 1749.
20. La distinction générale entre les causes pertinentes, proches des effets, et les
causes lointaines possiblement métaphysiques se traduit sous la forme spécifique
d’une distinction entre principes chimiques prochains, seuls réellement explicatifs
et indispensables à l’analyse, et principes premiers. Le paradoxe est que, dans ses
cours, Venel envisage l’analyse complète jusqu’aux principes élémentaires (voir
Christine Lehman, Gabriel-François Venel (1723-1775). Sa place dans la chimie
française du 18e siècle, thèse de doctorat, université de Paris X-Nanterre, 2006,
p. 330-333). La cohérence de sa philosophie chimique peut être maintenue, mais
le texte de l’Encyclopédie a un statut particulier du fait de son public. Un Venel
lecteur de Diderot pourrait bien, sur ce plan de l’épistémologie publique, radica-
liser certaines thèses.
21. Venel distingue l’établissement du fait et sa structuration en tableau de
relations, de la recherche d’une cause sous-jacente. C’est le problème central du
statut épistémologique des affinités à l’époque, que Diderot connaît sans proba-
blement être encore très familier avec son détail technique. Il y reviendra à plu-
sieurs reprises (voir les Observations sur Hemsterhuis, les Principes philosophiques
de la matière et du mouvement) pour défendre une position complexe, mais qui
soutient toujours le droit épistémologique à travailler sur les effets et à en cher-
cher la structure sans devoir d’assignation immédiate des causes.
458 François Pépin
le principe sous-jacent. C’est une appropriation par les chimistes
d’une certaine culture newtonienne en faveur de l’autonomie de
leur pratique.
La chimie intervient alors à travers des livres, mais Diderot y lit
l’art expérimental d’une manière analogue à ce qu’il trouve dans
l’instinct des manouvriers. Les articles de l’Encyclopédie rédigés par
Diderot avant les Pensées sur l’interprétation, comme Acier, vont
dans le même sens et précisent ce qui intéresse le philosophe et
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qu’il contribue à thématiser et à publier : un art chimique dans le
traitement de l’expérience et une culture de la recette 22.
En second lieu, la chimie intervient comme discipline qui, en se
constituant comme savoir et en se dotant d’une perspective théori-
que sur ses opérations, se positionne comme racine et fondement
de presque tous les arts. C’est là un moment déterminant du Cours
de Rouelle rédigé par Diderot 23, mais les Pensées sur l’interprétation
l’indiquent déjà plus sourdement. On le voit notamment à la pré-
sence du chimique dans les Conjectures qui concernent les arts
mécaniques. Les opérations chimiques interviennent dans l’appro-
fondissement des problèmes et le perfectionnement des produc-
tions. Les « Sixièmes conjectures » envisagent ainsi que l’améliora-
tion générale des productions artisanales pourrait procéder d’une
imitation plus précise des opérations naturelles, en particulier leur
temporalité. Les termes indiqués par Diderot renvoient tous à des
opérations chimiques ou à des opérations physiques préparant une
opération chimique. L’exemple est l’amélioration des métaux, que

22. Voir F. Pépin, « La chimie dans les premiers volumes de l’Encyclopédie :


une écriture à plusieurs mains », op. cit., p. 69-74. La chimie permet ainsi de
prolonger les analyses intéressantes de Marie Leca-Tsiomis, « La rhétorique de la
recette : remarques sur le Dictionnaire Œconomique de Chomel (1709) et l’Ency-
clopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 25, 1998, p. 115-134. Car
la chimie n’est pas seulement l’analyse des quantités de tel constituant, mais aussi
un travail sur les opérations et l’expérience dans leur rapport à la production et à
l’usage, ce qui permet de donner son sens à une culture de la recette qui n’est pas
seulement un recueil.
23. Voir Cours de Rouelle, dans Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann,
IX, p. 189. Le texte propose une idée originale par rapport à l’article Chymie
relativement au passage des arts chimiques à la science : le rôle d’un programme
de recherche initié par la pierre philosophale, qui aida à « apercevoir une chaîne
commune qui liait ces différents arts », à « remonter jusqu’aux principes féconds
qui éclairent sur leur correspondance ».
Diderot : la chimie comme modèle 459
développent les Septièmes conjectures en soulignant l’importance
d’avoir des artisans qualifiés par leur connaissance des qualités
du fer, pour pouvoir déterminer les opérations utiles et choisir
les « matières les plus propres à l’opération ». Ces hommes sont
clairement chimistes par leurs compétences et leur familiarité avec
le terrain chimique particulier qu’est la métallurgie, quoiqu’ils ne
soient pas des chimistes de profession ou de statut.
L’idée d’un enracinement des arts dans la chimie vient de l’ar-
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ticle Chymie, comme l’expression d’« arts chymiques », mais elle
s’inscrit aussi dans les travaux encyclopédiques de Diderot qui,
visitant les ateliers et recueillant les recettes, en décrit les langa-
ges et les opérations mais en cherche aussi les cultures et les fon-
dements. à côté des travaux connus sur les arts mécaniques, de
nombreux articles (ou parties d’articles) rédigés par Diderot autour
de la chimie montrent que le plan chimique intervient souvent
pour éclairer les processus naturels et techniques, en déterminant
la composition des corps et les opérations profondes. Le schéma
ne fait encore que se dessiner et l’écriture à plusieurs mains a sa
richesse et sa complexité 24. Mais on peut conclure que Diderot,
dans son travail encyclopédique, a repéré puis développé l’idée
d’une chimie comme lieu pour réfléchir aux opérations fondamen-
tales et au génie des arts.
Ainsi se précise une nouvelle manière d’envisager l’activité phi-
losophique. Les traits du savoir chimique vont devenir les vertus
constitutives de l’esprit de la philosophie expérimentale : travail
permanent sans idée préconçue, ouverture des possibles, art de
deviner et de faire advenir par l’expérience ce qu’on ne peut encore
prédire et concevoir. Mais il serait erroné de prendre ces vertus
dans l’état que leur donne la philosophie expérimentale dans son
premier moment. Par exemple, Diderot ne proclame pas qu’une
bonne expérience se fait nécessairement sans idée préalable, mais il
souligne l’irréductibilité d’une contingence. L’exigence est d’avoir
une philosophie qui renonce aux méthodes prétendant totaliser
définitivement, pour proposer une heuristique qui sache jouer avec
la contingence et la perspective d’un travail indéfini. Pour cela, il

24. Voir F. Pépin, « La chimie dans les premiers volumes de l’Encyclopédie : une
écriture à plusieurs mains », op. cit.
460 François Pépin
faut une philosophie qui se remue avant de spéculer et qui pro-
pose des buts nouveaux : produire et relier davantage de faits. Les
hypothèses sont donc toujours heuristiques et éclairantes, jamais
dogmatiques et définitives. C’est toute une culture, artisanale et
chimique, que convoque Diderot pour développer une telle pers-
pective.
On le voit dans la pensée XXIII qui livre l’orientation générale
de la philosophie expérimentale. L’idée de travail sans fin indi-
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que clairement, vu les références de Diderot, un thème artisanal
et chimique. Le manouvrier poudreux et les souterrains qu’il
creuse, repoussant sans cesse leurs limites, l’illustraient déjà. Mais
une culture pratique plus profonde semble imprégner ce qu’on
peut nommer la conversion de l’indéfini en infini, à la fois pour la
nature et le travail qui constitue les faits. Car l’idée clé est la trans-
formation opérée par l’art ou la nature. Cette notion n’appartient
pas vraiment au vocabulaire chimique de l’époque et s’inscrit plu-
tôt dans un regard matérialiste sur les changements matériels et le
passage des formes. Mais Diderot pense les transformations, d’une
part, selon une culture chimique dominante en France à l’épo-
que 25, comme naturelles et artificielles (au sens où les opérations
transgressent la distinction entre nature et art), et, d’autre part,
selon une chimie repérée dans les arts, comme la base d’une démul-
tiplication à l’infini des phénomènes. La transformation conçue sur
un plan chimique prolonge l’attention envers les recettes artisanales
où les mélanges produisent des qualités nouvelles.
Diderot radicalise ces thèmes en construisant un plan qui
deviendra typique de sa philosophie de la nature : l’indéfini devient
un infini en regard du temps de la nature. Celui-ci, en tant que
cadre du travail de la philosophie expérimentale, dégage une pers-

25. Voir Bernadette Bensaude-Vincent, « La nature laboratoire », in Bruno


Bernardi et B. Bensaude-Vincent (dir.), Rousseau et les sciences, Paris, L’Harmat-
tan, 2003, p. 161-168. L’article Chymie remarque ce double terrain du travail et
des opérations chimiques : « Les Chimistes ont coûtume de désigner ce double
théâtre de leurs spéculations par les noms de laboratoire de la nature et de labora-
toire de l’art. » (Encyclopédie, III, p. 410). Chez Diderot, c’est probablement dans
l’interprétation baconienne de la nature que s’enracine d’abord l’étude de la na-
ture par les arts qui remet en cause l’ancienne frontière aristotélicienne. La chimie
prolonge un intérêt philosophique pour les arts, moyens baconiens de faire parler
la nature en la faisant travailler.
Diderot : la chimie comme modèle 461
pective permettant de penser comme infinie une totalité imma-
nente en mouvement incessant dont on ne peut espérer dénombrer
les états et les constituants. De même, par l’ouverture sans borne
des transformations naturelles, qui n’est pas seulement l’indénom-
brable des faits, la nature offre à l’expérience un champ qui est
infini. Le modèle du travail chimique sur les transformations sug-
gère le plan d’une épistémologie qui, à son tour, convoque une
ontologie où la nature est infiniment féconde. On voit ainsi que,
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dans les Pensées sur l’interprétation, les modèles lucréciens de Dide-
rot se nourrissent d’un vocabulaire et d’un imaginaire chimiques
nouveaux, dont des textes ultérieurs se feront l’écho sur des ques-
tions cosmologiques. L’infinité des atomes et des rencontres devient
celle des transformations et des gestes. Même la notion d’élément,
clairement conçue d’après un modèle chimique, se construit sur
ce plan de la variation et du possible infini, bouleversant l’analyse
traditionnelle : non seulement le dénombrement des éléments est
impossible, mais « il y a une infinité de manières différentes pos-
sibles d’être hétérogènes 26 », possibles que le temps de la nature
peut actualiser.
Un dernier moment voit l’extension de la philosophie expéri-
mentale à toute l’interprétation de la nature. Notre hypothèse est
que la chimie, de cas particulier parmi d’autres puis de centre pour
les relier, devient le point de vue à partir duquel cette extension se
construit. Nous n’examinerons qu’un trait de ce riche moment : la
formulation d’un nouveau mode de jugement.
L’idée de philosophie pratiquée dans sa première forme par des
gens de métier et des praticiens doit être approfondie pour recevoir
toute sa portée. Car elle implique un nouveau rapport entre les
sens, le corps et ses pratiques d’une part, et la connaissance, l’esprit
et la science d’autre part. L’originalité de la philosophie expérimen-
tale diderotienne est de proposer une philosophie de la connais-
sance où les opérations pratiques, l’expérience habituelle (banale et
commune mais surtout spéciale et différenciée) et les sens ne sont
pas une préparation, un accompagnement ou un outil annexes par
rapport à des opérations intellectuelles plus centrales, mais consti-
tuent une base qui se développe d’elle-même en savoir. Ce n’est

26. Pensées sur l’interprétation de la nature, LVIII.


462 François Pépin
qu’en abordant ces thèmes qu’on peut voir à quel point l’intérêt
que Diderot porte à la chimie se situe dans un cadre anticarté-
sien. Les analyses du rôle du corps et d’une forme pratique d’intui-
tion conduisent en effet à rejeter la détermination cartésienne du
jugement à partir d’opérations intellectuelles innées, axées sur la
conscience intuitive d’une relation claire et distincte 27. S’opposent
ainsi un jugement conscient, propre à l’intuition intellectuelle et
un nouveau type de jugement subvertissant les divisions entre clair
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et obscur, conscient et inconscient, intellectuel et pratique.
Nous nommons jugement « par sentiment » le jugement impli-
qué dans la philosophie expérimentale, suivant la formule remar-
quable de la pensée XXX des Pensées sur l’interprétation. La structure
centrale est l’association de trois domaines dissociés dans la méta-
physique cartésienne et hiérarchisés socialement : la philosophie, la
pratique manouvrière et le jugement de goût. L’entrecroisement de
Socrate et du manouvrier se fait alors par un nouvel intermédiaire,
le jugement « par sentiment » que portent des « gens de goût »
sur les « ouvrages d’esprit » : « La grande habitude de faire des
expériences donne aux manouvriers d’opérations les plus grossiers
un pressentiment qui a le caractère de l’inspiration. Il ne tiendrait
qu’à eux de s’y tromper comme Socrate, et de l’appeler un démon
familier. Socrate avait une si prodigieuse habitude de considérer
les hommes et de peser les circonstances, que, dans les occasions
les plus délicates, il s’exécutait secrètement en lui une combinaison
prompte et juste, suivie d’un pronostic dont l’événement ne s’écar-
tait guère. Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent
des ouvrages d’esprit, par sentiment. Il en est de même, en physi-
que expérimentale, de l’instinct de nos grands manouvriers 28. »
Cette médiation est typique de l’encyclopédiste attaché au lien
entre les arts mécaniques et les arts libéraux, ainsi qu’à la recon-
naissance de leur égale dignité. Le concept de jugement de goût,
d’abord propre aux arts libéraux, est déplacé pour concerner
d’autres domaines : les arts mécaniques puis plus précisément le
jugement inventif qui s’y manifeste. Venel avait déjà employé l’ex-

27. Voir Principes de la philosophie, I, § 34, et Méditations métaphysiques, Qua-


trième Méditation, même si par ailleurs dans les Règles pour la direction de l’esprit,
Descartes fait un éloge de l’artisan et de son coup d’œil intuitif.
28. Pensées sur l’interprétation de la nature, XXX.
Diderot : la chimie comme modèle 463
pression de jugement par sentiment en rapport au « coup d’œil »
de l’ouvrier chimiste, mais sans marquer le lien avec le goût 29.
Ce coup d’œil rejoint le Prospectus 30 de 1750, où Diderot en fai-
sait le symbole d’un usage particulier du corps dans la pratique
de connaissance, révélant un mode spécifique de jugement bien
éloigné du modèle géométrique de la vision critiquée dans la Lettre
sur les aveugles. Diderot développera toute une esthétique du coup
d’œil, qui repose sur l’analyse des médiations cachées issues d’une
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expérience exerçant le jugement, permettant à l’artiste de sentir les
proportions naturelles 31.
Socrate et le jugement de goût interviennent pour caractériser la
finesse implicite d’un mode de jugement sans langage explicitant ses
modalités. Il s’agit de saisir un jugement dont l’efficace ne repose
pas sur des prémisses clairement conçues et suivies, c’est-à-dire un
jugement ne procédant pas de la conscience. C’est alors que la
figure de Socrate prend sa valeur exacte : elle n’est pas l’image du
philosophe en général, mais du philosophe inspiré qui s’oppose à
Descartes, figure du philosophe omni-conscient 32. Le jugement
socratique qu’utilise Diderot n’est pas celui de la maïeutique
comme logique consciente de la réfutation par la démonstration
explicite d’une contradiction. C’est plutôt la base de cette maïeuti-
que : la connaissance profonde mais difficile à exprimer que Socrate
a des hommes, qui lui permet de deviner leur attitude et d’adapter
sa stratégie argumentative.

29. Venel, article Chymie, Encyclopédie, III, 420.


30. Prospectus de l’Encyclopédie, dans Discours préliminaire, I, xl. Encore une
lecture de Diderot par Venel ?
31. Sur le coup d’œil pensé à partir d’un tact fin, acquis par l’expérience, voir
les Essais sur la peinture, Œuvres esthétiques, Garnier, p. 666-673. Yvon Belaval
(L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, 1950) et Annie Becq (« Matérialisme
et esthétique : remarques sur l’enthousiasme selon Diderot », dans être matéria-
liste à l’âge des lumières, Hommages offerts à Roland Desné, Paris, PUF, 1999) ont
analysé les implications esthétiques de ce qu’ils nomment fort à propos l’« ins-
tinct expérimental ». S’appuyant sur l’« acception originelle d’enthousiasme »
(p. 60) du terme d’inspiration, A. Becq souligne l’analogie sur le plan cognitif
entre l’enthousiasme des théosophes et l’inspiration des manouvriers.
32. Précisons que cela n’interdit pas un usage décalé de la philosophie et de
la figure cartésiennes. Voir F. Pépin, « Lectures de la machine cartésienne par
Diderot et La Mettrie », Corpus, revue de philosophie, numéro sur la philosophie
cartésienne et le matérialisme, à paraître en 2010.
464 François Pépin
L’article Théosophe de l’Encyclopédie revient sur cette inspi-
ration en explicitant la dimension chimique de ce mode de juge-
ment. Il montre l’intérêt d’un philosophe pour le génie sourd du
chimiste, pour son travail manouvrier et son « instinct ». Il est
notable que Diderot, même après une nouvelle familiarité avec la
théorie et la technique chimiques, revienne sur ces éléments avec
un alchimiste, Paracelse. C’est le signe que l’instinct manouvrier,
le génie du praticien ne sont pas les termes flous d’un néophyte
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en chimie, mais les problèmes fondamentaux d’un philosophe qui
médite sur la constitution d’un savoir expérimental à partir de pra-
tiques corporelles qui mêlent nature et art.
Pourquoi invoquer une « inspiration 33 » alors qu’il s’agit de
penser un savoir immanent aux pratiques corporelles ? L’idée cen-
trale est l’absence de cheminement conscient. D’une part, le résul-
tat du jugement et son actualisation dernière semblent immédiats
et sont ressentis comme tels, les « jugements subis » exprimant
le sentiment de passivité et l’absence de médiation consciente.
D’autre part, est mis en lumière tout un arrière-fond qu’actualise
le jugement, arrière-fond qui peut se décrire comme une sorte de
cristallisation progressive aux propriétés soudainement manifestées.
L’inspiration souligne donc la dépossession du sujet conscient : il
n’est pas maître du jugement ni de son processus, qu’il ignore en
grande partie. Le jugement est ainsi rapporté à une voix intérieure
différente de celle de la conscience, ressentie comme une autre voix
dictant un jugement dont l’élaboration cachée apparaît comme
extérieure. En ce sens, le sujet n’est plus l’auteur du jugement.
Mais le rappel de l’arrière-fond inscrit dans la mémoire, à travers
l’histoire d’un apprentissage par la pratique habituelle, s’oppose
aux interprétations de l’inspiration comme phénomène inné ou
divin. Cela reste un jugement : le manouvrier comme ses comparses
théosophes produisent une relation et la sentent. L’inspiration est
ainsi naturalisée. Les prérogatives de la conscience sont déplacées
vers des relations nécessaires non perçues par le sujet, comme une
nouvelle caractérisation de la « prudence » le manifeste. Diderot, là
encore, déplace les frontières en associant une antique vertu morale
et politique à la connaissance de la nature : il s’agit de voir le tout

33. Diderot, article, Théosophe, Encyclopédie, XVI, p. 253-254.


Diderot : la chimie comme modèle 465
par la partie, sur un mode qui procède par transferts et analogies,
non par déduction. La prudence renvoie alors à une connaissance
analogique du singulier et des relations qui implique un exercice
habituel. Le Rêve de d’Alembert développera ce principe en natura-
lisant le couple alchimique microcosme/macrocosme, c’est-à-dire
en cherchant des médiations et en testant les analogies, donc en
rejetant une action trop rapide par les sympathies occultes 34.
L’essentiel devient l’application de ce mode de jugement à la
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nature, d’où l’intérêt pour un autre aspect des théosophes qui
furent tous, selon Diderot, des chimistes ou « philosophes par le
feu ». à une époque où l’alchimie est souvent décriée, où la figure
de Paracelse est celle d’un homme obscur, intéressant par accident
et globalement confus, il est remarquable de voir Diderot le défen-
dre (même si certaines critiques traditionnelles ne sont pas levées)
et le mettre sur le même pied que Socrate : « Les théosophes ont
tous été chimistes, ils s’appelaient les philosophes par le feu. Or il
n’y a aucune science qui offre à l’esprit plus de conjectures déliées,
qui le remplisse d’analogies plus subtiles, que la chymie. Il vient
un moment où toutes ces analogies se présentent en foule à l’ima-
gination du chimiste : elles l’entraînent ; il tente en conséquence
une expérience qui lui réussit, et il attribue à un commerce intime
de son âme avec quelque intelligence supérieure, ce qui n’est que
l’effet subit d’un long exercice de son art. Socrate avait son démon ;
Paracelse avoit le sien ; et ce n’étaient l’un et l’autre ni deux fous, ni
deux fripons, mais deux hommes d’une pénétration surprenante,
sujets à des illuminations brusques et rapides, dont ils ne cher-
choient point à se rendre raison 35. » L’éloge du génie de Paracelse
s’inscrit dans la revalorisation d’un jugement enraciné dans la pra-
tique. Diderot propose une lecture qui en fait un philosophe expé-
rimental soucieux de la fécondité des savoirs les moins lettrés, de
l’apprentissage au contact de ceux qu’on nomme des « ignorants ».
La fin de l’article critique certains excès où l’inspiration devient
folie 36, ce qui renvoie non à un changement de nature (sagesse et
folie étant nécessairement liées dans ce genre de rêverie), mais à
l’extrême du génie qui anime le théosophe – tout en permettant

34. Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Œuvres philosophiques, Garnier, p. 302.


35. Diderot, article « Théosophe », Encyclopédie, XVI, 254.
36. Ibid., XVI, 260.
466 François Pépin
une attaque envers la théosophie religieuse qui occupe les dernières
lignes. Jean Starobinski a mis en valeur à ce propos l’analogie avec
le Neveu de Rameau chez qui se mêlent « idées justes » et « extrava-
gances », tout en soulignant l’écriture effervescente de Diderot dans
les deux cas 37. La prudence théosophique demande donc à son
tour une prudence dans son analyse : c’est un mouvement qu’on
ne contrôle pas et qui requiert un intérêt épistémologique suscep-
tible de distance. Cet intérêt enthousiaste mais prudent rejoint une
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remarque de l’article Chymie de l’Encyclopédie, où Venel cherche
à préciser le statut des principes les plus généraux de la chimie,
entre pure transcription de la pratique et grande visée unificatrice.
La prudence appelle une distinction entre deux niveaux d’inter-
prétation et d’usage des principes généraux en chimie : il existe
un niveau commun, utile à tous et sans danger, mais d’une utilité
laborieuse et lente ; et un niveau plus personnalisé propre à certains
génies, intuitif, rapide mais dangereux par le mauvais exemple qu’il
constitue lorsqu’il n’est pas exactement compris 38.
Venel développe ensuite l’idée d’une « double langue » de la
chimie : langue de la manœuvre et langue de la science. Il nous
donne ainsi l’exemple de ce que vise la philosophie expérimentale
de Diderot par la traduction progressive en énoncés des jugements
par sentiment : une généralisation de l’intuition issue de la prati-
que, généralisation qui n’oublie pas le génie des analogies lointaines
mais qui reste dans les bornes que lui prescrit son origine, sans
s’éloigner vers les fantasmes théosophiques, et qui sait y retourner
pour l’éclairer et la prolonger. Pour autant, le passage de l’arti-
cle Chymie présuppose comme acquis ce que Diderot cherche à
comprendre et à construire. Le problème est bien de savoir com-
ment peut se faire cette traduction féconde de la langue pratique
et artisanale à la langue scientifique. L’article Chymie livre donc le
modèle d’un possible à comprendre et d’un idéal à construire.
Les analyses du génie analogique présent dans la pratique la
plus opérationnelle manifestent l’écart de la philosophie expéri-
mentale diderotienne avec Bacon. Le thème d’un retour aux arts
est commun, mais ce que Diderot y puise va beaucoup plus loin :

37. Jean Starobinski, Action et réaction, vie et aventure d’un couple, Le Seuil,
1999, p. 75-80.
38. Venel, article Chymie, Encyclopédie, III, 419.
Diderot : la chimie comme modèle 467
non seulement l’indice de fruits possibles, une pratique de l’histoire
naturelle (au sens baconien) et donc une source d’informations
sur les choses mêmes, mais l’initiation d’un mouvement et d’un
génie que l’interprète de la nature ne fera que développer, raffiner
et guider vers d’autres applications. C’est pourquoi Diderot peut
tisser une continuité, malgré leurs différences, du manouvrier gros-
sier au théosophe Paracelse. Remarquons enfin que l’insistance sur
la figure de Paracelse ne contredit pas la méfiance des Pensées sur
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l’interprétation envers la culture du nom propre. Car les propos
diffèrent : l’Encyclopédie est un lieu public où la place de la chimie
est en débat. Réhabiliter certaines figures polémiques prolonge, en
un sens, la constitution par un Venel de références canoniques et
de cautions.
Par ailleurs, la culture de la recette, l’ancrage populaire et le
langage non académique mais articulé à la pratique, sur lesquels
Diderot insiste, sont autant de traits qui rapprochent son Paracelse
et son Rouelle 39 pour dresser l’image d’un chimiste inscrit davan-
tage dans les arts que dans l’académie – fût-ce l’Académie Royale
des Sciences qui reçut Rouelle. Diderot utilise souvent l’histoire et
les mémoires dans l’Encyclopédie, les libraires lui ayant demandé
de puiser dans ce réservoir, comme on le sait depuis la découverte
d’un contrat 40. Mais ces emprunts et citations constituent davan-
tage un savoir à intégrer au corpus encyclopédique qu’un modèle
de pratique du savoir. Ce fut peut-être faute de temps (les Mémoi-
res et histoire devaient être rapidement parcourus), mais la culture
chimique qui a d’abord intéressé Diderot l’a orienté vers d’autres
sources, d’abord les arts, puis les démonstrations publiques de
Rouelle. Comme beaucoup de ses contemporains, Diderot voit en

39. Diderot, Notices sur le peintre Vanloo et le chimiste Rouelle, Œuvres complètes,
Assézat et Tourneux, VI, p. 405-10. Ces deux individualités de chimistes invitent
à prolonger les belles analyses de J. Starobinski (op. cit., p. 70-75) sur l’individua-
lité que le Neveu de Rameau, pourtant être protéiforme, peut rendre à ceux qui
le fréquentent tel « un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une
portion de son individualité naturelle » (Le Neveu de Rameau, Droz, 1963, p. 5).
Réciproquement, il semble que la chimie donne une individualité remarquable
à ceux qui la pratiquent avec assiduité et génie. Le chimiste paraît alors donner
une personnalité et un nom au travail manouvrier sur lequel il s’appuie et qu’il
prolonge.
40. Voir Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 39, p. 179-82.
468 François Pépin
l’Académie une occasion historique de renouveau et de publicité
des sciences, dont l’Encyclopédie sera en un certain sens l’héritière.
Mais il ne semble pas avoir vu dans les pratiques académiques une
source importante pour penser la chimie. Une raison importante
est probablement la vision des chimistes principaux de l’Acadé-
mie que Diderot a pu retenir. Car le corpuscularisme de chimistes
comme Nicolas Lémery a été lu par Rouelle et Venel comme le
signe d’une réduction de la chimie à la physique. Il est aussi pos-
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sible que la chimie, aux yeux de Diderot, n’ait pas encore gagné sa
vraie place dans l’Académie comme dans la carte des savoirs.
Il demeure que Diderot a souvent traité un sujet central qui
préoccupait les chimistes de l’Académie : l’analyse des plantes. On
le voit au nombre d’articles sur les plantes rédigés par Diderot, qui
invente en quelque sorte un nouveau genre d’histoire naturelle de la
plante qui mêle sa description, son origine, son analyse chimique et
ses usages. Il existe, en parallèle à la construction d’une philosophie
expérimentale à partir d’un point de vue chimique, un intérêt plus
particulier pour les usages de la chimie dans d’autres savoirs. Nous
n’opposons donc pas une chimie des arts à celle de l’académie, mais
elles n’ont pas eu le même rôle dans la pensée de Diderot 41.
Si nous revenons à l’examen des trois domaines que le jugement
par sentiment articule, le goût, les arts mécaniques et la philo-
sophie, nous voyons le nœud du lien que Diderot cherche entre
eux : l’analogie expérimentale. Nous entendons par là un genre
d’analogie caractérisé par deux critères : une référence à la prati-
que comme point de départ et d’arrivée ; un jugement analogique
senti et servant de guide plutôt que conceptuel et servant l’érection
d’une doctrine. L’analogie expérimentale prend place au sein d’une
action tournée vers le monde empirique, elle en tire ses modalités
concrètes et son but : favoriser l’action à venir par l’anticipation
de résultats en fonction d’une action possible. Quel intérêt revêt
cette analogie pour la philosophie tournée vers l’interprétation de
la nature ? Que faire d’un tel mode analogique, si peu clair, si peu
général et si peu explicite ?

41. Le type d’usage que Diderot fait des mémoires académiques dans ses ar-
ticles chimiques confirme ce modèle pratique et artisanal. Voir F. Pépin, « La
chimie dans les premiers volumes de l’Encyclopédie : une écriture à plusieurs
mains », op. cit., p. 76-77.
Diderot : la chimie comme modèle 469
L’éloge de Paracelse et les Pensées sur l’interprétation fournissent
une réponse claire : il y a une portée cachée dans cette analogie,
au sens où ce qu’en font les manouvriers est un point de départ et
nullement une limite. Les chimistes ont déjà commencé l’extension
de ce génie analogique à l’ensemble de la nature, à ses constituants
et ses transformations. Ainsi, ils sont à même d’initier la recherche
d’explication, de développement et de communication que Diderot
souhaite. La définition proposée de l’« esprit de divination » des
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manouvriers d’opérations est à cet égard significative. Il s’agit de
tourner l’attention consciente en quelque sorte contre elle-même,
vers son côté obscur, vers le corps et son exercice propre. C’est
pourquoi celui qui sent l’inspiration est le mieux à même d’en
parler : « Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que
celui qui est possédé descendît en lui-même pour reconnaître dis-
tinctement ce que c’est, substituer au démon familier des notions
intelligibles et claires, et les développer aux autres. S’il trouvait,
par exemple, que c’est une facilité de supposer ou d’apercevoir des
oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance
pratique des qualités physiques des êtres considérés solitairement, ou
de leurs effets réciproques, quand on les considère en combinaison,
il étendrait cette idée ; il l’appuierait d’une infinité de faits qui se
présenteraient à sa mémoire ; ce serait une histoire fidèle de toutes
les extravagances apparentes qui lui ont passé par la tête 42. »
Tout le passage peut être considéré sous deux aspects : expli-
quer et communiquer, parce qu’ils exigent la même chose : passer
au langage et trouver les termes adéquats. En ce sens, pour celui
même qui est possédé, rechercher des notions claires et intelligibles
revient à s’expliquer ce qu’il fait sans le savoir et à se communiquer
ce qu’une voix extérieure semble lui dicter. De plus, étendre l’ana-
logie expérimentale requiert de pouvoir transposer le processus à de
nouveaux domaines. Il faut aussi évaluer la portée d’une analogie et
prévoir les expériences propres à la tester. Tout cela exige que l’ins-
piration soit communicable à des manouvriers d’autres domaines,
aux philosophes et aux savants. Soulignons que plusieurs concepts,
notamment celui de qualité, signalent une dimension chimique
forte en reliant un savoir et une ontologie valorisant le qualita-

42. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, XXXI.


470 François Pépin
tif. De même, l’insistance sur les effets relatifs des êtres prend un
accent chimique par la confrontation entre l’état solitaire et la com-
binaison, concept que Diderot place dans un réseau conceptuel
teinté de chimie 43.
L’analyse du langage des pratiques voit dans la chimie son
meilleur lieu de développement, car le chimiste devient son pro-
pre Socrate, rentre en lui-même pour s’interroger et se donner un
langage et une doctrine. Il semble que pour Diderot et Venel, l’En-
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cyclopédie ait constitué un lieu public pour faire ce travail.
Pour finir on évoquera une question difficile : Diderot a-t-il
été lu et prolongé par des chimistes ? Sur le plan de la philosophie
des pratiques expérimentales, il semble y avoir une proximité forte
entre Diderot et celui qui deviendra son sous-directeur préposé à la
chimie, Venel 44. L’article Chymie de l’Encyclopédie est très présent
dans les Pensées sur l’interprétation, mais une relation réciproque a-t-
elle eu lieu ? Sans entrer dans une recherche de paternité ou d’in-
fluence, il est pertinent de demander si une pratique philosophique
qui trouve dans la chimie un paradigme a eu une audience chez les
chimistes. C’est bien sûr une vaste question, que nous n’avons pas
les moyens d’envisager dans son ensemble pour l’instant. Mais on
peut suggérer quelques hypothèses, qui ne prétendent pas inverser
les choses mais les compliquer.
D’une part, l’article Chymie, en ce qu’il parle de l’ouvrier et
de son coup d’œil, souligne plus le laboratoire/atelier que le labo-
ratoire académique et revendique comme légitime l’obscurité des
pratiques expérimentales, pourrait bien aussi être l’aboutissement
d’un travail en commun avec Diderot. D’autre part, si le Cours de
Rouelle rédigé par Diderot doit beaucoup à Venel, en particulier à
l’historique de l’article Chymie, Diderot est aussi le rédacteur prin-
cipal de l’histoire de la philosophie et il a pu nourrir les références
de Venel lorsque celui-ci cherche des cautions et entre dans les
débats d’héritage. Ces questions d’autorité se couplent avec celles

43. Le réseau conceptuel (existence, qualités et emplois des êtres) de la pen-


sée XXIV, qui présente l’« esquisse d’une physique expérimentale », requiert une
philosophie qui accorde une efficience aux qualités et s’intéresse à la production
des relations.
44. Voir Christine Lehman, « Les deux faces de la chimie de Venel : côté cours,
côté Encyclopédie », Corpus, revue de philosophie, n° 56, p. 92-101.
Diderot : la chimie comme modèle 471
de la méthode légitime et de la dignité philosophique de la chimie.
Diderot met en rapport Socrate et le manouvrier dès le Prospectus
de 1750, tout en soulignant le rôle du coup d’œil, et Venel s’en
souvient peut-être dans son célèbre article.
Par ailleurs, le cours de Rouelle rédigé par le philosophe circule,
est prêté et retravaillé à plusieurs : Diderot le met à jour et le munit
d’une introduction historique et épistémologique 45. Comme il y
eut un Diderot éditeur public, y compris pour la chimie 46, il y
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aurait eu un Diderot passeur mettant les gens et les textes en rela-
tions. Or, si le poids de l’éditeur est fort dans l’Encyclopédie sur
le plan des arts et des sciences expérimentales 47, il pouvait aussi
l’être dans ces rencontres, notamment autour de d’Holbach dont
les salons pouvaient réunir Rouelle, Montamy, Venel, Roux ou
encore Darcet. Il demeure que le réseau est alors restreint, ce que
renforce l’écho relativement faible des Pensées sur l’interprétation
du vivant de Diderot – les autres textes centraux pour la chimie
n’ayant pas été publiés.
Ce serait donc essentiellement à travers Venel qu’il faudrait
considérer la lecture de la philosophie expérimentale chimique de
Diderot par un chimiste. Mais, plutôt que de trancher la question
de la paternité, nous suggérerons que, paradoxalement, ce qu’il
y a de plus original dans la philosophie de la connaissance dide-
rotienne a le mérite d’avoir pu rejoindre la philosophie pratique
(nous ne disons pas spontanée, car elle est méditée) des chimistes.
Diderot a su mettre en perspective le philosophique de l’art et de

45. Voir la Lettre à Grimm de septembre 1776 (Correspondance, p. 1277) où


Diderot annonce le prêt de son cours au prince Orloff, une fois que Darcet,
chimiste gendre de Rouelle, aura « suppléé toutes les nouvelles découvertes ».
46. Voir, en dehors de l’Encyclopédie, le Traité des couleurs pour la peinture en
émail et sur la porcelaine de Montamy, publié d’une manière posthume par Di-
derot, qui prépara le manuscrit, trouva le libraire et obtint l’autorisation (voir
A. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, Laffont, 1985, p. 410). C’est un texte qui,
par son sujet, correspond très bien aux premiers intérêts du philosophe pour la
chimie.
47. A. Wilson souligne le rôle éditorial de Diderot à propos du texte de Mon-
tamy, en particulier l’ajout d’un addendum et d’une étude globale des dernières
techniques de production du bleu de cobalt. Cette étude est particulièrement
intéressante par l’effort de confrontation des hypothèses des chimistes et la pro-
position de conjectures sur de nouvelles opérations.
472 François Pépin
la science chimiques, en construisant une catégorie de philosophie
expérimentale qui implique de penser la pratique philosophique
comme un travail collectif.

François Pépin
IREPH, Université Paris Ouest
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