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Patient Ou Personne Malade ?
Patient Ou Personne Malade ?
Claude Le Pen*
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. « Three arguments concerning rationality have been put forward which are alleged impedi-
ments to the optimization of welfare in open markets for health care. These are: (a) many consumers,
though sick, do not desire treatment and may even be ignorant of their sickness; (b) the mentally
sick fit oddly into a “consumer sovereignty” model; (c) patients requiring emergency treatment are
frequently not in position to reveal their preferences. » a.J. Culyer [97], dans Cooper et Culyer
(eds) [97], p. 52.
2. Comme le notent Bien et reberioux [2002] qui, voulant critiquer l’application du modèle
« principal-agent » à la relation médecin-malade, en reviennent finalement à une vue traditionnelle.
. L’expression de « personne malade » est défendue par certains médecins par opposition
à celle de « patient ». C’est, par exemple, le cas de Didier sicard, président du Comité national
d’éthique (sicard et Le Pen [2004]).
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Un malade « sAChAnT »
. Notamment les deux plus récentes, la loi du 4 mars 2002 et celle du 22 avril 2005 sur la fin
de vie.
2. tel était le thème récurrent des critiques de la mesure d’instauration des « franchises médi-
cales » à partir du er janvier 2008 qui faisaient ressortir que c’était le professionnel de santé qu’il
fallait « responsabiliser » et non le patient.
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fonctionnelles qu’elle impose (freidson [984]). Le fait nouveau, c’est que les
patients disposent dorénavant d’un accès à une information sur la maladie qui, à
la fois, transcende l’expérience du ressenti et contourne la médiation du méde-
cin traitant. Le « contrôle profane » des patients se professionnalise en quelque
sorte. Grâce notamment à internet, le malade qui le désire peut disposer d’une
information technique, certes parcellaire mais souvent de bon niveau, qui en
fait un être « sachant » à défaut d’un être « savant » (ce dernier gardant sur le
premier l’avantage de mieux savoir ce qu’il ne connaît pas !). Cette situation de
« malade sachant » est anxiogène pour le thérapeute. Non seulement, il perd
le monopole de l’information sanitaire, mais il lui faut parfois passer du temps
et user de persuasion pour redresser, compléter ou contester une information
qui peut être partielle, partiale, inexacte, voire dangereuse. sans compter que
l’information se combinera à l’incompressible anxiété que génère la maladie
pour faire du patient un sujet plus exigeant, moins docile, n’hésitant pas à avoir
recours aux voies de justice pour réparer les effets des insuffisances techniques,
réelles ou supposées, de sa prise en charge. Quel que soit le jugement que l’on
peut porter sur cette information, sur ses imperfections ou sur sa limitation aux
milieux les plus éduqués, il ne fait guère de doute que l’avenir appartient à un
type de patients désireux de mieux connaître et de mieux comprendre les proces-
sus thérapeutiques auxquels ils sont soumis. et si ce patient demeure encore
minoritaire, son émergence, ainsi que la légitimité accordée à sa démarche, suffit
à fragiliser le médecin et à modifier la relation médecin-malade en général.
Un malade « séCuLArisé »
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Un malade « AuTonomE »
un exemple frappant de cet effacement des frontières est donné par les mesu-
res subjectives de qualité de vie des grands handicapés qui révèlent de manière
constante que les malades ont une meilleure appréciation de leur propre état de
santé que celle de leur entourage, y compris médical. Plutôt que de s’apitoyer
sur les fonctions biologiques perdues ou dégradées, ils mettent l’accent sur celles
qui ne le sont pas et les rattachent ainsi au monde des biens portants. Le grand
malade ou le grand handicapé témoigne souvent d’un attachement à une vie dont
l’observateur sain inclinerait volontiers à croire qu’elle « ne vaut pas la peine
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. Voir parmi beaucoup d’autres rothwell et al. [997] qui concluent ainsi leur étude de la
qualité de vie de 4 patients traités pour sclérose en plaque à l’hôpital d’edimbourg : « none of the
measures of physical disability correlated with overall health related quality of life » et ils ajoutent :
« Quality of life correlated with vitality, general health, and mental health […], each of which
patients rated as more important than clinicians. » La définition et la mesure de la qualité de vie
chez les sujets âgés est un sujet croissant, la question restant ouverte de savoir s’il s’agit d’un concept
(et d’une mesure) absolu ou relatif. en économie comme en médecine, une tradition « utilitariste »
y voit une mesure absolue, tandis que Canguilhem [94] ou sen [979] penchent plutôt pour des
approches relativistes.
2. C’est un des apports de l’économie de la santé d’avoir imposé, dans le champ médical, des
mesures « subjectives » de l’état de santé généralement fondées sur la théorie de l’utilité espérée,
en complément ou à la place des mesures « objectives » qui sont essentiellement fonctionnelles et
appréciées à partir de critères médicaux.
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. encore que précisément un des buts de la médecine moderne est de transformer le handicap
– un état permanent fatal et permanent – en maladie traitable et guérissable.
2. Certaines associations voudraient voir les Langues des signes (elles sont différentes selon les
pays) bénéficier de la protection européenne attachée aux langues « régionales ou minoritaires ».
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l’oblIgatIon d’Informer
Dans cette lignée, la capacité d’exercer son « libre choix » est également de
plus en plus avérée dans les faits et ratifiée par les textes. il en va ainsi, par
exemple, du « libre choix » du médecin qui existe pleinement en france et qui
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. Ce sont les fameux arrêts Kohll et Decker, arrêt de la cje du 29 avril 998 (affaires n° C-
20/95 et C-50/96). L’arrêt établit cependant que le remboursement doit s’effectuer selon « le
barème de l’état d’affiliation ».
2. il serait sans doute possible de construire un modèle de doctor search consistant, dans un
premier temps, à recenser les médecins possibles (par exemple ceux d’une zone géographique déter-
minée) puis à acquérir de l’information sur chacune des caractéristiques de chacun de ces méde-
cins (compétence technique, compétence humaine, accueil, etc.), à classer ensuite les médecins en
fonction des préférences du patient et à tester enfin la qualité de l’information en la confrontant à
l’expérience de la consultation. Le processus pourrait être réitéré jusqu’à l’obtention d’une cohérence
entre la satisfaction espérée (au vu de l’information acquise) et la satisfaction obtenue (au cours de
la consultation réelle). on montrerait alors que la quête est d’autant plus courte et la satisfaction
d’autant plus grande que l’information acquise préalablement est abondante.
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en revanche, une question qui se pose avec acuité à cette dernière est celle de
sa « responsabilisation » une fois devenue consommatrice de soins, et notam-
ment de sa responsabilisation financière. faut-il, au nom de l’efficience, faire
participer le patient au coût des soins ou, au contraire, faut-il, au nom de l’accès
aux soins, l’exonérer de tout paiement direct ?
La plupart des théoriciens de l’assurance maladie – par exemple ceux qui
signent les articles de référence dans le Handbook of Health Economics (Cutler
et Zeckhauser [2000], et Zweifel et manning [2000]) – a adopté le point de vue
unilatéral de l’efficience. ils traitent de l’assurance maladie dans le cadre exclu-
sif de la théorie générale de l’assurance, où la situation de référence est celle qui
prévaut sans couverture. C’est par rapport à cette dernière qu’il conviendrait de
juger les effets « pervers » du contrat d’assurance. Cela conduit à des conclu-
sions difficilement acceptables éthiquement, par exemple que le nombre optimal
de greffes de rein pour les patients en insuffisance rénale terminale serait celui
que l’observerait si les patients devaient en acquitter intégralement le coût !
en fait cette présentation – orthodoxe – manque le point essentiel que l’assu-
rance maladie intègre une très forte composante redistributive. C’est même, du
point de vue du citoyen ordinaire (non théoricien !), son principal intérêt : on ne
peut en effet oublier qu’il existe sur les soins médicaux, notamment les soins
lourds, une très forte contrainte de solvabilité qui a un effet dévastateur sur la
théorie parce qu’elle empêche de soutenir que le niveau internalisé par des agents
non assurés est optimal ! C’est l’exact contraire de ce que soutient la théorie :
on ne surconsomme pas quand on est assuré, on sous-consomme plutôt quand
on ne l’est pas !
Cette confusion entre les dimensions allocative et redistributive de l’assu-
rance maladie explique l’ambiguïté de la politique de santé qui annule pour des
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. Comme l’écrivent très explicitement Cutler et Zeckhauser : « Moral hazard refers to the
likely malfeasance of an individual making purchases that are partly or fully paid for by others »,
et ils ajoutent « He will overspend; i.e. he will use more services that he would be paying for the
medical care himself. »
2. Jean-Jacques Laffont n’hésitait pas à écrire qu’« il [était] important d’empêcher les individus
de souscrire une assurance complémentaire qui détruirait toutes incitations à l’effort. C’est pour-
tant ce qu’on laisse faire pour l’assurance maladie » (Laffont [998]). La myopie – ou la naïveté
– théorique conduit parfois à des positions sociales extrêmes.
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entrée en vigueur au er janvier 2008, l’émoi suscité dans l’opinion publique
tenant surtout à la crainte qu’il s’agisse en réalité de l’amorce d’un désenga-
gement plus significatif de l’assurance maladie et, peut-être, à la connotation
assurantielle – et donc impopulaire – attachée au terme de « franchise ».
. D’autres arguments sont moins recevables, par exemple celui qui voit dans l’appel à la
« responsabilité » une culpabilisation des patients – tout responsable n’est pas coupable ! – ou encore
celui qui interprète le paiement direct comme une remise en cause d’un des fondements de la sécurité
sociale, la solidarité entre malades et biens portants, oubliant que ce principe d’une participation
de l’usager (sous la forme du ticket modérateur) constituait également un des traits originels du
système.
2. ordonnances du 25 avril 996.
. D’autres étapes : l’amorce de la fiscalisation du système avec la création de la csg en 990,
la création de la couverture maladie en 999, la création de l’union nationale des caisses d’assurance
maladie et la prééminence donnée au directeur général, nommé par l’État, sur le président élu du
conseil d’administration en 2004, la création des agences régionales de santé en 2008, etc.
4. Cf., par exemple, l’excellent rapport du député Jean-Luc warsmann sur le projet de loi
organique relatif aux lois de financement de la sécurité sociale, rapport n° 2246, avril 2005.
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le patIent organIsé
. il mérite d’être cité : « sans remettre en cause l’universalité de la couverture, nous devons
être capables de faire des choix. […] l’offre de soins est infiniment plus riche et variée qu’autrefois,
et la demande de biens médicaux croît sans cesse. or tout ce qui est proposé n’est pas à mettre sur
le même pied, tout n’a pas la même qualité, tout n’a pas la même pertinence pour bien soigner. Le
système de financement s’épuiserait à vouloir couvrir sans aucun tri tout ce que les industries et
professions de santé peuvent offrir. Plus grave encore, il épuiserait les possibilités de redistribution
de la richesse collective sur beaucoup d’autres besoins sociaux essentiels. » (hcaam [2004], p. 7.)
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. art. 62-2 (css) : « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la
liberté d’exercice et de l’indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformé-
ment aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade,
la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par
le malade, la liberté d’installation du médecin. »
2. Cette pression est mal vécue par les autorités publiques qui, doutant de l’autonomie des
associations de patients, voient souvent dans leur action une manipulation des laboratoires. La réalité
est beaucoup plus complexe et ne se réduit pas à cette vision comploteuse.
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Ce système est instable et l’importance relative des sphères n’a cessé d’évo-
luer ces dernières années. C’est ainsi qu’on a vu s’affirmer le pôle financement
au détriment du pôle des producteurs, d’abord aux États-unis, avec la révolution
du managed care, puis en europe et en france. Le temps est en effet révolu du
« payeur aveugle » acquittant à guichet ouvert et sans contrôle la facture des biens
et services échangés entre les deux autres pôles. Contrairement aux États-unis,
le rééquilibrage des sphères de la production et du financement a peu affecté en
europe le patient-consommateur. il est donc largement passé inaperçu aux yeux
du grand public. Les professionnels de la santé engagés dans la résistance depuis
le plan Juppé, véhicule français de ce mouvement, l’ont en revanche fort bien
perçu, et ce qu’on convient d’appeler la « crise des professions de santé » lui est
en partie imputable.
Ce que dénotent les évolutions récentes des dernières années, décrites dans
le présent article, c’est le réveil de la troisième sphère, celle de la demande et
des « patients » longtemps restée passivement sous la protection tutélaire des
deux autres. La loi et la jurisprudence, au niveau national comme au niveau
communautaire, ont déjà largement reconnu cette affirmation et ont consacré sa
légitimité. elle tend ainsi à s’affranchir du « pouvoir médical » et à investir les
lieux du « pouvoir économique ».
Le « nouveau patient » est un agent complexe qui s’exprime à la fois sous une
forme individuelle et sous une forme collective, qui est savant et ignorant, qui
revendique son autonomie mais reste soucieux de nouer une relation personnelle
avec son médecin, qui exige des professionnels simultanément compassion et
compétence, qui, bref, est à la fois un client et un citoyen et, malgré tout, un être
souffrant cherchant explications et soulagement. Cette complexification de la
figure du patient-consommateur de soins est un des traits caractéristiques des
systèmes de santé contemporains, et il reste sans doute à la science économique
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