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« Patient » ou « personne malade » ?

Les nouvelles figures du consommateur de soins


Claude Le Pen
Dans Revue économique 2009/2 (Vol. 60), pages 257 à 271
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0035-2764
ISBN 2724631371
DOI 10.3917/reco.602.0257
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.23.13.46)

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« Patient » ou « personne malade » ?
Les nouvelles figures du consommateur de soins

Claude Le Pen*

À l’encontre de l’idée traditionnelle d’un consommateur de soins à la souverai-


neté atténuée, nous montrons que ce dernier n’est ni aussi ignorant ni aussi dénué
de raison que le suppose le modèle tutélaire de l’économie de la santé. Cela tient
pour une part à son meilleur niveau d’information, mais aussi à la chronicisation
de la maladie qui amènent à un effacement des frontières traditionnelles entre le
normal et le pathologique. L’économie de la santé voit donc s’affirmer la figure d’un
consommateur rationnel, informé et actif, qui revendique l’exercice de l’autonomie
et de la responsabilité que lui reconnaît désormais la Loi et qui cherche à s’insérer
dans un jeu institutionnel où il n’avait jusqu’à présent guère de place. Et il n’y a plus
que l’impératif d’équité, limitant sa responsabilisation financière, qui empêche sa
transformation en consommateur souverain de plein exercice.

“PatieNt” or “PeoPLe with aN iLLNess”?


the New faCes of the heath Care CoNsumer

Contrary to the traditional view of the health care consumer as an economic


agent whose sove-reignty is attenuated, we argue that he is far less ignorant and far
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less deprived of reason than it is supposed by the tutelary model of health econo-
mics. The reason lies in his enhanced level of information, but also in the process of
chronicization of illness which leads to a fading of the traditional frontiers between
the normal and the pathological. The new figure of a rational, informed and active
health care consumer emerges thus in health economics, who will tend to exert
his autonomy and his responsibility, what is now encouraged by the Law, and who
will seek to enter into an institutional game, that has long kept him apart. And it is
only because equity considerations limit his personal financial liability, that he will
not turn into becoming a real and complete “sovereign consumer”.

Classification JEL : I10, I11, I18

Une noUvelle donne…

Disposons-nous, profanes, des capacités à participer aux choix techniques


et économiques concernant notre santé ? interrogés, la plupart des économistes
et des médecins répondraient sans doute par la négative. Les premiers trou-
veraient le consommateur de soins – le malade – mauvais juge de son propre

* Legos, université Paris-Dauphine, place du maréchal-de-Lattre-de-tassigny, 75775 Paris


cedex. Courriel : claude.lepen@dauphine.fr

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intérêt en raison du double handicap d’un manque d’informations (il ignore la


science médicale) et d’un brouillage de la raison imputable aux effets physiques
et psychiques de la maladie. Les seconds partageraient d’autant plus volontiers
ce point de vue que l’expression même de « patient » renvoie, selon son étymo-
logie latine, aux trois sens de souffrance, de passivité et de résignation (Lebaigue
[88]).
L’absence d’un consommateur souverain – ainsi que l’impératif d’équité
– constitue ainsi un des fondements de l’économie de la santé qui l’invoque
pour expliquer la spécificité des arrangements institutionnels particuliers qui
gouverne le secteur (Culyer [97]), notamment la séparation des fonctions de
prescription, de consommation et de financement. Les choix relatifs à la santé
des « patients » sont intégralement délégués à des professionnels qui s’obligent
en contrepartie au respect de règles déontologiques que symbolise le serment
d’hippocrate. Délégation, confiance et éthique seraient ainsi les ingrédients
essentiels de la relation médecin-malade2.
La modélisation contemporaine de la relation médecin-malade sous la forme
d’une relation d’agence n’invalide pas cette conclusion, bien au contraire. L’objet
de ces modèles est le plus souvent de déterminer la forme de la rémunération
des médecins (paiement à l’acte, capitation, salariat) qui minimise l’extraction
de la rente informationnelle que leur confère leur position asymétrique (rochaix
[997]). ils font ainsi l’hypothèse implicite (ou non) qu’il revient à un régulateur
public bienveillant de mettre en place les règles tarifaires qui font converger
l’intérêt du patient et celui du médecin, étant entendu que le patient est dans l’inca-
pacité de le faire lui-même. Le patient-principal est en réalité très peu principal !
Le malade, comme l’enfant, le vieillard ou le pauvre, apparaît plutôt comme un
« être sous tutelle », et même doublement sous tutelle, la « tutelle sociale » des
pouvoirs publics venant doubler la « tutelle médicale » des professionnels de la
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santé.
mais, à l’encontre de cette idée, force est de constater qu’une évolution
profonde des systèmes de santé occidentaux réside précisément dans l’affirma-
tion croissante des préférences autonomes de la « personne malade ». Les asso-
ciations de malades y occupent ainsi une place croissante, certaines s’inscrivant
dans une perspective contestataire et militante, d’autres se consacrant plutôt à la
prestation de services aux malades et aux familles, d’autres encore s’orientant
vers la collecte de fonds et la sensibilisation du public. Parallèlement, un champ
de recherche très actif s’intéresse de plus en plus à la « qualité de vie » des mala-
des et à la révélation de leurs préférences en matière de prise en charge. un thème
récurrent de cette littérature est que le point de vue des patients n’est réductible
à aucun autre et surtout pas à celui des soignants, si dévoués soient-ils.

. « Three arguments concerning rationality have been put forward which are alleged impedi-
ments to the optimization of welfare in open markets for health care. These are: (a) many consumers,
though sick, do not desire treatment and may even be ignorant of their sickness; (b) the mentally
sick fit oddly into a “consumer sovereignty” model; (c) patients requiring emergency treatment are
frequently not in position to reveal their preferences. » a.J. Culyer [97], dans Cooper et Culyer
(eds) [97], p. 52.
2. Comme le notent Bien et reberioux [2002] qui, voulant critiquer l’application du modèle
« principal-agent » à la relation médecin-malade, en reviennent finalement à une vue traditionnelle.
. L’expression de « personne malade » est défendue par certains médecins par opposition
à celle de « patient ». C’est, par exemple, le cas de Didier sicard, président du Comité national
d’éthique (sicard et Le Pen [2004]).

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sur le plan juridique, les notions de « droit à l’information » ou de « consente-


ment éclairé », portées par plusieurs lois « relatives aux droits du malade » font
émerger l’idée paradoxale d’un « patient » doté de capacité de jugement et donc
potentiellement capable de choix responsables. À l’avenir, il faut s’attendre à ce
que la qualité d’une prise en charge s’évalue de plus en plus à partir de la capa-
cité à satisfaire ces aspirations et non plus seulement à l’aune de la performance
technique des professionnels.
enfin sur le plan économique, on n’échappe pas à un appel permanent, en
france comme dans les autres pays occidentaux, à la « responsabilisation »
financière des patients, par le biais notamment de l’instauration de « restes à
charge », ceux-ci ayant d’ailleurs beau jeu de faire remarquer qu’on ne peut en
toute logique « responsabiliser » des patients dont on soutient par ailleurs qu’ils
ne sauraient participer pleinement aux choix les concernant2.
Dans cet article, nous nous interrogerons sur cette nouvelle donne et sur ses
conséquences sur la conception économique du patient. Nous soutiendrons,
parfois de manière allusive :
– que la « personne malade » n’est ni aussi ignorante ni aussi dénuée de
raison que le suppose le modèle tutélaire et qu’elle le sera de moins en moins
dans l’avenir. Cela tient pour une part à son meilleur niveau d’information, mais
aussi à la transformation même de la notion de « maladie » ;
– que cette personne malade exprime, individuellement ou collectivement,
ses préférences sous des formes qui peuvent apparaître par rapport au modèle
tutélaire comme peu significatives, voire aberrantes ;
– que ce sentiment est imputable au fait que, dans l’économie très administrée
du secteur de la santé, il n’existe pas d’instance de représentation globale du point
de vue des « personnes malades ». Celui-ci s’effectue par la médiation d’agents
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professionnels ou institutionnels qui, par nature, n’en expriment qu’une partie ;
– que ces changements appellent une modification de la représentation
tutélaire du patient-consommateur. un « modèle » complexe de patient tend à
émerger – plus dans la réalité que dans la littérature –, un patient impliqué et
« responsabilisé », à titre individuel pour ses choix de santé et à titre collectif
pour les choix de financement et de prise en charge. L’émergence en cours de ce
« nouveau patient » modifiera radicalement les équilibres institutionnels actuels
notamment pour ce qui est du fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler
la démocratie sanitaire.

Un malade « sAChAnT »

on a fait remarquer depuis longtemps que le patient se faisait « une repré-


sentation profane de la maladie » à travers ses manifestations symptomati-
ques (et notamment la douleur), le sentiment de « mal-être » et les limitations

. Notamment les deux plus récentes, la loi du 4 mars 2002 et celle du 22 avril 2005 sur la fin
de vie.
2. tel était le thème récurrent des critiques de la mesure d’instauration des « franchises médi-
cales » à partir du er janvier 2008 qui faisaient ressortir que c’était le professionnel de santé qu’il
fallait « responsabiliser » et non le patient.

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fonctionnelles qu’elle impose (freidson [984]). Le fait nouveau, c’est que les
patients disposent dorénavant d’un accès à une information sur la maladie qui, à
la fois, transcende l’expérience du ressenti et contourne la médiation du méde-
cin traitant. Le « contrôle profane » des patients se professionnalise en quelque
sorte. Grâce notamment à internet, le malade qui le désire peut disposer d’une
information technique, certes parcellaire mais souvent de bon niveau, qui en
fait un être « sachant » à défaut d’un être « savant » (ce dernier gardant sur le
premier l’avantage de mieux savoir ce qu’il ne connaît pas !). Cette situation de
« malade sachant » est anxiogène pour le thérapeute. Non seulement, il perd
le monopole de l’information sanitaire, mais il lui faut parfois passer du temps
et user de persuasion pour redresser, compléter ou contester une information
qui peut être partielle, partiale, inexacte, voire dangereuse. sans compter que
l’information se combinera à l’incompressible anxiété que génère la maladie
pour faire du patient un sujet plus exigeant, moins docile, n’hésitant pas à avoir
recours aux voies de justice pour réparer les effets des insuffisances techniques,
réelles ou supposées, de sa prise en charge. Quel que soit le jugement que l’on
peut porter sur cette information, sur ses imperfections ou sur sa limitation aux
milieux les plus éduqués, il ne fait guère de doute que l’avenir appartient à un
type de patients désireux de mieux connaître et de mieux comprendre les proces-
sus thérapeutiques auxquels ils sont soumis. et si ce patient demeure encore
minoritaire, son émergence, ainsi que la légitimité accordée à sa démarche, suffit
à fragiliser le médecin et à modifier la relation médecin-malade en général.

Un malade « séCuLArisé »
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mais la question ne réduit pas à l’information. La conception de la maladie
et le statut du malade sont également en cause. La notion de « patient » – et sa
représentation tutélaire – a tendance à connoter tout malade comme relevant
d’une conception extrême de la pathologie, caractérisée par une perte ou une
atténuation de la conscience, une souffrance extrême ou encore un handicap
mental. or, il nous faut à nouveau constater que la grande majorité des soins
sont consommés aujourd’hui par des personnes suffisamment conscientes et
« bien portantes » pour pouvoir exprimer des jugements rationnels, pas moins
rationnels en tout cas que ceux de personnes considérées comme « normales ».
en fait, on assiste à un affaiblissement progressif de la fameuse distinc-
tion entre le normal et le pathologique, dont témoigne par exemple la maîtrise
pharmacologique grandissante de la souffrance ou encore les processus de
« chronicisation » de la maladie.
La lutte contre la douleur et la remise en cause de la vision positive et rédemp-
trice qu’en a longtemps entretenue la pensée occidentale jouent un rôle important
dans cette promotion du patient au rang de personne consciente2.

. il m’est arrivé de participer à un passionnant forum de la société française d’ophtalmologie


consacré au thème : « Que faire quand le patient en sait plus que vous ? ». La salle était comble !
2. Comme le rappelle avec force françoise heritier, « l’humanité (…) pour tous ceux qui souf-
frent n’est pas dans la conscience aiguë du mal qui les ronge mais dans son soulagement » (heritier
[2000]). montaigne exprimait déjà cette idée en notant que l’expulsion du calcul rénal qui le faisait
tant souffrir le ramenait à la douceur de la vie (Les Essais, iii, ).

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Les progrès diagnostiques et thérapeutiques permettent ainsi à des person-


nes présentant des conditions parfois aussi sévères que l’insuffisance rénale ou
cardiaque, l’infection vih ou le cancer à un stade précoce de développement, de
vivre « normalement » en ce sens qu’ils conservent un nombre important des
fonctionnalités décrivant la normalité physique et mentale. Leur « normativité
biologique » pour parler comme Canguilhem [94] se refuse à diverger de celle
de ceux qui n’ont pas l’expérience de la maladie. il s’agit de « malades sécula-
risés » en quelque sorte qui peuvent même parfois exercer des responsabilités
importantes dans la société civile. L’ensemble de la population se distribue à peu
près normalement sur un continuum d’états de santé à la mesure des fonctionna-
lités de l’adulte sain qu’ils peuvent exercer, sans que cette polarité n’oppose un
état « normal » et un état « pathologique ». Pour paraphraser Knock, les biens
portants sont des malades qui ne s’ignorent plus !

Un malade « AuTonomE »

un exemple frappant de cet effacement des frontières est donné par les mesu-
res subjectives de qualité de vie des grands handicapés qui révèlent de manière
constante que les malades ont une meilleure appréciation de leur propre état de
santé que celle de leur entourage, y compris médical. Plutôt que de s’apitoyer
sur les fonctions biologiques perdues ou dégradées, ils mettent l’accent sur celles
qui ne le sont pas et les rattachent ainsi au monde des biens portants. Le grand
malade ou le grand handicapé témoigne souvent d’un attachement à une vie dont
l’observateur sain inclinerait volontiers à croire qu’elle « ne vaut pas la peine
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d’être vécue2 » mais qui possède pourtant à ses yeux l’incontournable qualité
d’être à la fois unique et sienne. C’est précisément un des enjeux du débat sur
l’euthanasie que de veiller à ce que la dignité d’un état de santé dégradé soit bien
appréciée en tenant compte de la subjectivité du patient et non pas par un regard
extérieur, fût-il médical.
De nombreuses recherches sur les facteurs de « non-observance » des traite-
ments attestent de la pertinence d’une approche dite « empathique » qui voit dans
l’expérience de la maladie et de ses traitements ainsi que dans la qualité de la rela-
tion avec le médecin, la principale explication des comportements d’adhérence
au traitement chez des personnes confrontées à un risque vital élevé (Lamiraud
[2005]). Les régularités statistiques excluent qu’il s’agisse de comportements

. Voir parmi beaucoup d’autres rothwell et al. [997] qui concluent ainsi leur étude de la
qualité de vie de 4 patients traités pour sclérose en plaque à l’hôpital d’edimbourg : « none of the
measures of physical disability correlated with overall health related quality of life » et ils ajoutent :
« Quality of life correlated with vitality, general health, and mental health […], each of which
patients rated as more important than clinicians. » La définition et la mesure de la qualité de vie
chez les sujets âgés est un sujet croissant, la question restant ouverte de savoir s’il s’agit d’un concept
(et d’une mesure) absolu ou relatif. en économie comme en médecine, une tradition « utilitariste »
y voit une mesure absolue, tandis que Canguilhem [94] ou sen [979] penchent plutôt pour des
approches relativistes.
2. C’est un des apports de l’économie de la santé d’avoir imposé, dans le champ médical, des
mesures « subjectives » de l’état de santé généralement fondées sur la théorie de l’utilité espérée,
en complément ou à la place des mesures « objectives » qui sont essentiellement fonctionnelles et
appréciées à partir de critères médicaux.

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déviants aléatoires et l’analyse des variables « causales » rejette l’effet de carac-


téristiques personnelles « objectives » comme l’âge ou le sexe. il faut envisager
la non-observance des traitements comme une forme de protestation, de prise
d’initiative, de réaction à une injonction thérapeutique mal acceptée parce que
mal comprise ou mal expliquée.
Dans ces deux exemples, l’aberration apparente de certains comportements
ou attitudes face à des maladies parfois très graves ne traduit finalement que la
difficulté qu’a souvent tout observateur extérieur à pénétrer l’expérience subjec-
tive de la maladie. De manière générale, la maladie est, selon la belle expression
de Canguilhem, « une certaine allure de la vie » ; c’est une « norme de vie » et
non pas, comme l’imaginent souvent les biens portants, une atténuation quan-
titative de la vie, un résidu de vie. C’est donc dans le cadre de cette nouvelle
« normativité » qu’il faut interpréter les préférences des patients et non dans
celui, dépassé et inapproprié, de la normativité du bien-portant.

le malade : Une « minoriTé CuLTurELLE » ?

Parfois même, la normalisation du « patient » s’opère par l’institutionnalisa-


tion de la différence plutôt que par sa négation. La maladie confère un « statut
communautaire » aux patients qui revendiquent alors la même reconnaissance
que celle attachée à tout autre statut minoritaire social, ethnique ou religieux.
ainsi les associations de patients désignent-elles les malades porteurs du virus
du sida comme des « pvvih », des « personnes vivant avec le vih », membres
d’un véritable groupe social vis-à-vis duquel aucune discrimination ou stigmati-
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sation n’est bien entendu tolérable. il ne s’agit pas seulement de revendiquer une
reconnaissance, une dignité, une autonomie individuelle mais aussi de trouver
dans la maladie les fondements d’une identité collective.
Cette logique est parfois portée très loin. L’exemple le plus frappant – concer-
nant, il est vrai, plus le handicap que la maladie au sens strict – est peut-être
celui d’associations de sourds qui refusent – ou à tout le moins se méfient – des
implants cochléaires chez les enfants souffrant de surdité profonde congénitale,
au motif que cette technique, qui permet à un certain nombre d’entre eux d’accé-
der à une bonne maîtrise de la langue orale et à une intégration dans les circuits
scolaires normaux, les coupent des autres sourds et met en danger la Langue des
signes qui assure, depuis des décennies, la cohésion culturelle de la commu-
nauté des malentendants2. Parfois taxée d’obscurantisme, cette attitude traduit
en réalité l’angoisse de voir se dessiner une évolution à rebours dans laquelle,
le moyen se confondant avec la fin, une normalisation technique aléatoire se
substituerait à une normalisation culturelle par la dissolution de l’effet protecteur
d’un statut de minoritaire. il n’est pas anodin de transformer un handicap que
l’on compense en maladie que l’on « guérit » !

. encore que précisément un des buts de la médecine moderne est de transformer le handicap
– un état permanent fatal et permanent – en maladie traitable et guérissable.
2. Certaines associations voudraient voir les Langues des signes (elles sont différentes selon les
pays) bénéficier de la protection européenne attachée aux langues « régionales ou minoritaires ».

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QUel « modèle » de malade-ConsommateUr ?

Cette émancipation du patient, son avènement comme sujet doté de raison, de


réflexion, d’expérience, d’autonomie amène à réévaluer la conception tradition-
nelle. trois pistes semblent se dessiner que l’on examinera tour à tour : la première,
et la plus évidente, consiste à affirmer le droit du patient à l’information et lui donner
les éléments sur lesquels ils pourraient fonder des « choix éclairés ». Le patient trou-
verait (ou retrouverait) le rôle du consommateur traditionnel de la théorie comme
agent doté de raison, de capacité de choix et de sens des responsabilités. mais – et
c’est le deuxième point – ce modèle trouve ses limites dans l’impossibilité – pour
des raisons d’équité – d’une entière et pleine responsabilisation financière. il n’y
a alors d’autres solutions que de maintenir un système de décision collective pour
les choix de financement, l’évolution récente allant dans le sens d’une ouverture
– qui reste timide – aux élus et aux assemblées délibératives, à l’instar des choix
budgétaires. Dans ce cadre institutionnel renouvelé par rapport au modèle canoni-
que de 945, le rôle du patient s’affirme cependant au niveau collectif à travers un
mouvement associatif qui tend à occuper une place croissante dans le système de
régulation collective du secteur au détriment des partenaires sociaux.

l’oblIgatIon d’Informer

La loi et la jurisprudence ont fait de la question de l’information du malade


une des pierres angulaires de l’éthique et de la responsabilité médicale. L’arti-
cle L.-2 du Code de la santé, introduit par la loi du 4 mars 2002 « relative
aux droits du malade et à la qualité du système de santé », établit que « toute
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personne a le droit d’être informée sur son état de santé. Cette information porte
sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont
proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques
fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les
autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus ».
La loi donne en outre un droit à l’accès aux « informations personnelles de
santé » quelle que soit la nature ou la fonction de ceux qui les détiennent.
Ces dispositions, qui définissent un droit très large auquel seules peuvent faire
obstacle des impossibilités matérielles avérées, font suite à toute une série de textes
légaux et de décisions jurisprudentielles ayant élargi à l’ensemble des patients la
notion de « consentement éclairé » introduite pour protéger les personnes partici-
pant à une recherche bio-médicale. La loi de 2002, votée rapidement mais après une
très longue concertation, constitue un véritable tournant dans l’histoire du système
de santé. elle consacre un patient adulte, sujet de sa prise en charge médicale, maître
ultime des décisions le concernant, destinataire et propriétaire exclusif de toutes les
informations détenues par les professionnels ou les organismes de financement.

vers Un patIent eConomICUs ?

Dans cette lignée, la capacité d’exercer son « libre choix » est également de
plus en plus avérée dans les faits et ratifiée par les textes. il en va ainsi, par
exemple, du « libre choix » du médecin qui existe pleinement en france et qui

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constitue même un des piliers de la médecine libérale, étant très officiellement


inscrite dans le Code de la sécurité sociale (toujours l’article L.62-2). La juris-
prudence européenne tend à donner à cette liberté une dimension universelle en
condamnant les restrictions imposées par certains systèmes nationaux d’assu-
rance maladie à la possibilité d’acquérir des biens et services médicaux en dehors
de leur pays d’origine. elle reconnaît ainsi implicitement la légitimité du choix
« libre » du patient de consulter qui il veut où il veut (dans les limites de l’union)
sans que les systèmes de remboursement puissent y faire obstacle.
Le « libre choix » n’exclut cependant pas une dose d’illusion, dans la mesure
où tous les praticiens sont réputés équivalents en matière de qualité de services.
La détention du diplôme de docteur en médecine et l’inscription obligatoire sur
les listes du Conseil de l’ordre sont les seuls signaux dont dispose officiellement
le patient pour évaluer la qualification des praticiens. Le choix, dès lors, ne peut
porter que sur des éléments accessoires comme la localisation, l’accueil ou la
sympathie.
mais, s’il y a eu une révolution culturelle dans le monde de la médecine
ces dernières années, c’est précisément le passage d’une notion de « qualité
présumée », fondée sur le statut, à une notion de « qualité prouvée » fondée
sur le respect de pratiques professionnelles de référence. il n’y pas lieu de
développer ici ce point – qui nécessiterait à lui seul un article entier – si ce
n’est pour en apercevoir les contreparties en termes de comportements du
patient. La signalisation de la qualité ne passant plus par le critère visible et
objectif du statut, il en résulte une quête permanente et coûteuse à l’infor-
mation cachée, connue des seuls professionnels, essentiellement à travers des
réseaux relationnels privés qui, comme tous les réseaux, sont utilisés le plus
intensément par les individus disposant du « capital culturel » nécessaire. il
est devenu banal de constater que l’inégalité devant l’accès à l’information
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sur la qualité des soins devient plus importante que l’inégalité devant l’accès
aux soins eux-mêmes2.
La promotion du patient au rang d’agent économique suppose que l’informa-
tion nécessaire à la formation des choix soit rendue plus accessible. et, de fait, on
assiste à une nette « démocratisation » de l’information sur la qualité des soins,
soit à travers des initiatives privées (comme les palmarès des hôpitaux publiés
par certains hebdomadaires), soit à travers des initiatives publiques comme la
mise à disposition – encore timide – des résultats de l’accréditation des établisse-
ments de soins ou de l’évaluation des médicaments. Le temps n’est plus loin où
cette information publique touchera les médecins individuels avec la publication
d’indicateurs de résultats, par exemple les taux de complications ou de reprises

. Ce sont les fameux arrêts Kohll et Decker, arrêt de la cje du 29 avril 998 (affaires n° C-
20/95 et C-50/96). L’arrêt établit cependant que le remboursement doit s’effectuer selon « le
barème de l’état d’affiliation ».
2. il serait sans doute possible de construire un modèle de doctor search consistant, dans un
premier temps, à recenser les médecins possibles (par exemple ceux d’une zone géographique déter-
minée) puis à acquérir de l’information sur chacune des caractéristiques de chacun de ces méde-
cins (compétence technique, compétence humaine, accueil, etc.), à classer ensuite les médecins en
fonction des préférences du patient et à tester enfin la qualité de l’information en la confrontant à
l’expérience de la consultation. Le processus pourrait être réitéré jusqu’à l’obtention d’une cohérence
entre la satisfaction espérée (au vu de l’information acquise) et la satisfaction obtenue (au cours de
la consultation réelle). on montrerait alors que la quête est d’autant plus courte et la satisfaction
d’autant plus grande que l’information acquise préalablement est abondante.

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Claude Le Pen

d’intervention d’un chirurgien, les pourcentages de plaintes de patients ou tout


simplement un rating de satisfaction. C’est déjà le cas aux États-unis.
en france, les forums de discussion des sites médicaux connaissent une
intense activité d’échanges informels de toute nature sur les professionnels :
tarifs, compétence technique, école de pensée, accueil. tout est évalué2. Par
ailleurs, les pouvoirs publics tendent à rendre obligatoire l’affichage public de
l’information économique : secteur conventionnel d’exercice, tarifs pratiqués,
nature et montant des dépassements, etc.
Les professionnels n’échapperont pas à cette revendication de transparence et
à la démocratisation d’une information longtemps réservée aux initiés – même si
certains y voient l’indice d’une « dérive consumériste ». L’accès à une informa-
tion longtemps confidentielle est et sera une des conséquences les plus tangibles
de l’affirmation du nouveau pouvoir du patient.

Une responsabIlIsatIon fInanCIère ?

Le « libre choix » peut également s’exercer vis-à-vis de caisses d’assu-


rance maladie placées en situation concurrentielle. C’est le cas, on le sait, dans
certains pays, l’allemagne et les Pays-Bas notamment, mais pas en france.
une tendance récente – observée dans notre pays – consiste à impliquer l’assuré,
sinon dans le choix de l’organisme assureur, du moins dans celui de la qualité
de sa couverture.
La loi du  août 2004 « relative à l’assurance maladie » lui confie ainsi le
choix de s’inscrire – ou non – dans un « parcours de soins », défini par l’adhésion
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à un « médecin traitant », et d’en supporter les conséquences financières sous
la forme d’un surprix et d’un moindre remboursement en cas de consultation
directe d’un spécialiste « hors parcours de soins4 ». Dans la mesure où l’assuré
social, amené – ou non – à choisir une caisse d’affiliation ou un régime de protec-
tion, n’est en général pas une « personne malade » au sens où nous l’étudions
ici5, la discussion de ce dispositif – dont, sans doute, on n’a pas assez montré
le caractère innovant au regard de la tradition de la protection sociale française
– n’entre pas complètement dans notre sujet.

. Des dizaines de sites internet comme www.ratemDs.com, www.Doctorrate.com ou wwww.


DoctorscoreCard.com s’y consacrent.
2. Voir, par exemple, les forums du site de référence Doctissimo.com.
. Du moins pour la protection de base, car il y a bel et bien libre choix dans le cas de l’assurance
maladie complémentaire, au moins pour les salariés ne bénéficiant pas de contrat groupe à adhésion
obligatoire. mais, même dans ce dernier cas, le choix existe au niveau des comités d’entreprises. Le
marché de l’assurance maladie complémentaire est très concurrentiel et certains monopoles de fait
(par exemple dans la fonction publique) tendent à s’ouvrir, même si c’est encore timidement.
4. Cette implication du patient distingue le dispositif du « médecin traitant » de celui du « méde-
cin référent » introduit pour la première fois dans la Convention médicale des généralistes en 990
qui n’était pas opposable au patient.
5. il est vrai qu’apparemment une personne malade désirant souscrire un contrat d’assurance
pourrait se heurter dans un système concurrentiel à des pratiques de sélection de risque. mais celles-
ci tiendraient en l’occurrence davantage à l’absence de couverture universelle qu’à la pluralité des
caisses. Des systèmes de caisses multiples dans le cadre d’une garantie universelle existent dans des
pays comme l’allemagne ou les Pays-Bas, où prévaut un degré d’équité au moins égal à celui de
pays monopolistes.

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en revanche, une question qui se pose avec acuité à cette dernière est celle de
sa « responsabilisation » une fois devenue consommatrice de soins, et notam-
ment de sa responsabilisation financière. faut-il, au nom de l’efficience, faire
participer le patient au coût des soins ou, au contraire, faut-il, au nom de l’accès
aux soins, l’exonérer de tout paiement direct ?
La plupart des théoriciens de l’assurance maladie – par exemple ceux qui
signent les articles de référence dans le Handbook of Health Economics (Cutler
et Zeckhauser [2000], et Zweifel et manning [2000]) – a adopté le point de vue
unilatéral de l’efficience. ils traitent de l’assurance maladie dans le cadre exclu-
sif de la théorie générale de l’assurance, où la situation de référence est celle qui
prévaut sans couverture. C’est par rapport à cette dernière qu’il conviendrait de
juger les effets « pervers » du contrat d’assurance. Cela conduit à des conclu-
sions difficilement acceptables éthiquement, par exemple que le nombre optimal
de greffes de rein pour les patients en insuffisance rénale terminale serait celui
que l’observerait si les patients devaient en acquitter intégralement le coût !
en fait cette présentation – orthodoxe – manque le point essentiel que l’assu-
rance maladie intègre une très forte composante redistributive. C’est même, du
point de vue du citoyen ordinaire (non théoricien !), son principal intérêt : on ne
peut en effet oublier qu’il existe sur les soins médicaux, notamment les soins
lourds, une très forte contrainte de solvabilité qui a un effet dévastateur sur la
théorie parce qu’elle empêche de soutenir que le niveau internalisé par des agents
non assurés est optimal ! C’est l’exact contraire de ce que soutient la théorie :
on ne surconsomme pas quand on est assuré, on sous-consomme plutôt quand
on ne l’est pas !
Cette confusion entre les dimensions allocative et redistributive de l’assu-
rance maladie explique l’ambiguïté de la politique de santé qui annule pour des
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raisons d’équité les dispositifs qu’elle met en place pour des raisons d’efficacité :
c’est le cas du ticket modérateur, dont 9 millions de personnes sont exonérées au
titre d’une affection de longue durée (aLd) et que 92 % des français réassurent
à travers une protection complémentaire2 !
si on écarte le cadre assurantiel et la théorie de l’« aléa moral », trop ambi-
guë pour être opérationnelle, on peut néanmoins trouver quelques raisons pour
souhaiter maintenir le principe d’une participation financière des usagers. Des
raisons essentiellement pédagogiques rappelant aux patients et aux citoyens que
la gratuité – ou la quasi-gratuité – procurée par l’assurance maladie au point de
délivrance ne provient pas du fait que les soins de santé échappent à la contrainte
de rareté, mais de l’existence d’un tiers payant dans la cadre d’un système de
solidarité nationale. La « responsabilisation » s’inscrit alors non pas comme la
condition de l’efficience d’une relation marchande mais, au contraire, comme la
contrepartie de l’effort de solidarité et de redistribution. C’est l’idée poursuivie
à travers l’euro de solidarité en 2004 ou à travers les « franchises médicales »

. Comme l’écrivent très explicitement Cutler et Zeckhauser : « Moral hazard refers to the
likely malfeasance of an individual making purchases that are partly or fully paid for by others »,
et ils ajoutent « He will overspend; i.e. he will use more services that he would be paying for the
medical care himself. »
2. Jean-Jacques Laffont n’hésitait pas à écrire qu’« il [était] important d’empêcher les individus
de souscrire une assurance complémentaire qui détruirait toutes incitations à l’effort. C’est pour-
tant ce qu’on laisse faire pour l’assurance maladie » (Laffont [998]). La myopie – ou la naïveté
– théorique conduit parfois à des positions sociales extrêmes.

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entrée en vigueur au er janvier 2008, l’émoi suscité dans l’opinion publique
tenant surtout à la crainte qu’il s’agisse en réalité de l’amorce d’un désenga-
gement plus significatif de l’assurance maladie et, peut-être, à la connotation
assurantielle – et donc impopulaire – attachée au terme de « franchise ».

responsabIlIsatIon IndIvIdUelle oU ColleCtIve ?

Le dilemme efficacité-équité et le rôle redistributif de l’assurance maladie


interdisent donc une complète réduction du patient à un agent économique
doté de l’intégralité des attributs du consommateur « ordinaire ». L’impératif
d’équité – bien davantage que l’asymétrie d’information – explique, à notre sens,
le maintien d’un arrangement institutionnel spécifique au champ de la santé
sous la forme de ce que nous appellerons un modèle « tutélaire amendé » qui
consiste à reconnaître le patient comme sujet de droit et comme agent informé,
à en élargir la sphère d’intervention légitime dans les choix concernant sa santé,
voire sa couverture maladie, tout en récusant, pour des raisons d’équité, une
implication financière directe qui aille au-delà d’un paiement de montant symbo-
lique, à usage essentiellement pédagogique, ce qui revient à accepter une dose
incompressible d’aléa moral.
Dans ce cadre, la discussion sur la responsabilité financière n’est pas esqui-
vée mais transférée au niveau collectif. au-delà de la responsabilisation indi-
viduelle, il existe en effet une responsabilisation collective qui s’exerce – ou
devrait s’exercer – à travers les institutions politiques, qu’il s’agisse de la fixation
d’objectifs financiers annuels, du périmètre de la couverture maladie solidaire ou
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de la participation plus active des usagers à la gestion du système public.
Des pas ont été effectués dans ce sens, notamment en 996 avec les ordon-
nances dites « Juppé2 » qui ont impliqué le Parlement dans le vote d’une loi
annuelle de financement de la sécurité sociale (Lfss). L’instauration d’un
contrôle parlementaire sur les dépenses de santé constituait un tournant impor-
tant et une rupture avec la logique « bismarkienne » de dévolution de la protec-
tion sociale aux partenaires sociaux. si le bilan de cette intervention s’est finale-
ment avéré décevant4, elle s’inscrit néanmoins dans une tendance nette à rendre
plus « citoyennes » – en dépit de leur caractère très technique – les questions de
sécurité sociale.

. D’autres arguments sont moins recevables, par exemple celui qui voit dans l’appel à la
« responsabilité » une culpabilisation des patients – tout responsable n’est pas coupable ! – ou encore
celui qui interprète le paiement direct comme une remise en cause d’un des fondements de la sécurité
sociale, la solidarité entre malades et biens portants, oubliant que ce principe d’une participation
de l’usager (sous la forme du ticket modérateur) constituait également un des traits originels du
système.
2. ordonnances du 25 avril 996.
. D’autres étapes : l’amorce de la fiscalisation du système avec la création de la csg en 990,
la création de la couverture maladie en 999, la création de l’union nationale des caisses d’assurance
maladie et la prééminence donnée au directeur général, nommé par l’État, sur le président élu du
conseil d’administration en 2004, la création des agences régionales de santé en 2008, etc.
4. Cf., par exemple, l’excellent rapport du député Jean-Luc warsmann sur le projet de loi
organique relatif aux lois de financement de la sécurité sociale, rapport n° 2246, avril 2005.

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D’autres questions restent cependant en suspens. Par exemple, celle de l’asso-


ciation des citoyens au choix du périmètre des biens et services remboursables,
ce qu’il est convenu d’appeler « le panier de soins », qui est actuellement délé-
gué à des instances médico-administratives (Le Pen [2000]). Le rapport du haut
Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (hcaam [2004]) évoque officiel-
lement – et pour la première fois en ce qui concerne une instance officielle – la
piste qu’on peut qualifier de « révolutionnaire » consistant précisément à établir
démocratiquement les contours de la prise en charge solidaire et, par différence,
ceux relevant du paiement individuel.
L’implication des citoyens à un niveau collectif, à travers leur représentation
politique traditionnelle mais aussi et surtout à travers le tissu associatif représen-
tant les patients, est sans doute la condition nécessaire pour que la responsabili-
sation individuelle ne leur apparaisse pas comme la perte du sens de la solidarité
qui fonde l’attachement à l’assurance maladie.

le patIent organIsé

on a évoqué à plusieurs reprises le rôle des associations de patients. Celles-


ci jouent en effet un rôle accru dans la régulation du système, non seulement
en portant la voix des malades mais aussi en assumant de plus en plus des
responsabilités de décision et de gestion.
en rupture à nouveau avec le modèle « bismarkien », la représentation des
usagers – et plus généralement de la société civile – au sein des organes de
gestion de la santé tend en effet à passer des organisations syndicales tradition-
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nelles aux associations de patients. L’affaiblissement du rôle des syndicats est
la conséquence logique et inéluctable de l’universalisation du système, de la
fiscalisation de son financement, et, plus généralement, de l’affranchissement
du secteur de la santé vis-à-vis des entreprises. La protection sociale étant en
france historiquement et culturelle organisée de manière autonome par rapport à
l’État, la place vacante ne pouvait être occupée par les élus locaux ou nationaux,
chargés de représenter l’État, et c’est tout naturellement les associations qui ont
comblé le vide.
Cela ne se fait pas sans difficultés. Le monde associatif est, comme nous l’avons
noté, très divers avec des organisations affichant des objectifs très différents. Par
ailleurs, il n’existe pas de notion d’« association représentative » comme il en
existe dans le monde des organisations syndicales, et la promotion de telle ou telle
association ou collectif d’associations peut revêtir un caractère arbitraire.
il n’empêche que ce mouvement semble inéluctable et vient remplir un déficit
de représentation que les institutions traditionnelles avaient du mal à combler.

. il mérite d’être cité : « sans remettre en cause l’universalité de la couverture, nous devons
être capables de faire des choix. […] l’offre de soins est infiniment plus riche et variée qu’autrefois,
et la demande de biens médicaux croît sans cesse. or tout ce qui est proposé n’est pas à mettre sur
le même pied, tout n’a pas la même qualité, tout n’a pas la même pertinence pour bien soigner. Le
système de financement s’épuiserait à vouloir couvrir sans aucun tri tout ce que les industries et
professions de santé peuvent offrir. Plus grave encore, il épuiserait les possibilités de redistribution
de la richesse collective sur beaucoup d’autres besoins sociaux essentiels. » (hcaam [2004], p. 7.)

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La représentation des usagers a en effet longtemps été déléguée aux médecins


et aux caisses d’assurance maladie, mis ainsi en situation de concurrence. Cette
disjonction est originelle. D’un côté, l’article L.62-2 du Code de la sécurité
sociale établit un lien clair entre l’intérêt des assurés et l’indépendance profes-
sionnelle des médecins que garantirait l’application des grands principes de la
médecine libérale. D’un autre côté, le même Code établit que les conseils d’admi-
nistration des caisses primaires (L.2-2) et de la Caisse nationale (L.22-) sont
majoritairement composés « de représentants des assurés sociaux désignés par
les organisations syndicales nationales de salariés représentatives ».
D’où ces jeux de rôle permanents où les médecins, représentants des assurés
pris individuellement comme malades, s’affrontent à des caisses, représentants
des assurés pris collectivement comme financeurs. Le médecin représente l’assuré
social en tant qu’il lui délivre un soin ; les caisses en tant qu’elles le financent !
Le monde associatif s’insère dans ce jeu en renvoyant dos à dos les acteurs de
ce couple dont chacun ne détient qu’une parcelle de légitimité mais dont aucun
n’est au fond pleinement autorisé à stipuler au nom d’un « patient » muet.
L’attitude des patients et des associations vis-à-vis de l’innovation médicale
exprime bien cette position intermédiaire. elle est ainsi souvent ambivalente,
combinant l’attente impatiente d’un traitement miracle et la crainte diffuse que
la nouveauté entraîne déception, complication, sujétion. mais elle conduit aussi
à une double injonction, vis-à-vis des professionnels pour que s’intensifient les
efforts de recherche, par exemple sur les maladies rares ou orphelines, et vis-à-
vis des autorités publiques pour que s’accélèrent les procédures et se libéralisent
les critères, d’ailleurs assez larges, de prise en charge collective2.
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ConClUsIon

L’objectif de cet article était d’analyser la logique qui sous-tend la place


grandissante que prend le consommateur de soins dans les systèmes de santé
occidentaux et d’explorer les possibles conséquences institutionnelles de cette
nouvelle donne.
il est parfois d’usage de représenter le monde de la santé sous la forme de trois
sphères, la sphère de la demande (des « besoins », de la consommation, etc.), la
sphère de la production de soins et celle du financement. Chacune de ses sphères
a sa logique propre de développement et chacune entretient avec les autres des
réseaux de relations très diverses combinant relations marchandes (échange d’un
bien ou d’un service contre un paiement monétaire), relations de transfert (flux
monétaires sans contrepartie) et relations d’autorité, d’influence, d’incitations et
de contrôle (Le Pen [999]).

. art. 62-2 (css) : « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la
liberté d’exercice et de l’indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformé-
ment aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade,
la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par
le malade, la liberté d’installation du médecin. »
2. Cette pression est mal vécue par les autorités publiques qui, doutant de l’autonomie des
associations de patients, voient souvent dans leur action une manipulation des laboratoires. La réalité
est beaucoup plus complexe et ne se réduit pas à cette vision comploteuse.

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Ce système est instable et l’importance relative des sphères n’a cessé d’évo-
luer ces dernières années. C’est ainsi qu’on a vu s’affirmer le pôle financement
au détriment du pôle des producteurs, d’abord aux États-unis, avec la révolution
du managed care, puis en europe et en france. Le temps est en effet révolu du
« payeur aveugle » acquittant à guichet ouvert et sans contrôle la facture des biens
et services échangés entre les deux autres pôles. Contrairement aux États-unis,
le rééquilibrage des sphères de la production et du financement a peu affecté en
europe le patient-consommateur. il est donc largement passé inaperçu aux yeux
du grand public. Les professionnels de la santé engagés dans la résistance depuis
le plan Juppé, véhicule français de ce mouvement, l’ont en revanche fort bien
perçu, et ce qu’on convient d’appeler la « crise des professions de santé » lui est
en partie imputable.
Ce que dénotent les évolutions récentes des dernières années, décrites dans
le présent article, c’est le réveil de la troisième sphère, celle de la demande et
des « patients » longtemps restée passivement sous la protection tutélaire des
deux autres. La loi et la jurisprudence, au niveau national comme au niveau
communautaire, ont déjà largement reconnu cette affirmation et ont consacré sa
légitimité. elle tend ainsi à s’affranchir du « pouvoir médical » et à investir les
lieux du « pouvoir économique ».
Le « nouveau patient » est un agent complexe qui s’exprime à la fois sous une
forme individuelle et sous une forme collective, qui est savant et ignorant, qui
revendique son autonomie mais reste soucieux de nouer une relation personnelle
avec son médecin, qui exige des professionnels simultanément compassion et
compétence, qui, bref, est à la fois un client et un citoyen et, malgré tout, un être
souffrant cherchant explications et soulagement. Cette complexification de la
figure du patient-consommateur de soins est un des traits caractéristiques des
systèmes de santé contemporains, et il reste sans doute à la science économique
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