Vous êtes sur la page 1sur 15

LES ÉNERGIES RENOUVELABLES ET L'ÉLECTRICITÉ

À propos d'un conflit entre un secteur et une alternative de politique publique

Aurélien Evrard

Presses de Sciences Po | « Écologie & politique »

2014/2 N°49 | pages 67 à 80


ISSN 1166-3030
ISBN 9782724633535
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2014-2-page-67.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Les énergies renouvelables et l’électricité
À propos d’un conflit entre un secteur
et une alternative de politique publique

Aurélien Evr ard

Résumé – Alors que les énergies renouvelables apparaissent souvent comme un sujet
consensuel, cet article souligne que leur développement s’inscrit au départ dans une
dynamique conflictuelle, puisqu’il vise à transformer radicalement les systèmes énergé-
tiques conventionnels et tout particulièrement celui de l’électricité. Conceptualisant les
énergies renouvelables comme une « alternative de politique publique », l’article en dégage
les principaux points de conflit avec le secteur électrique. Il montre cependant que cette
alternative, loin de parvenir à déstabiliser les logiques sectorielles, semble plutôt avoir été
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


elle-même transformée, voire absorbée par le secteur.
Mots clés – Énergies renouvelables, électricité, alternative de politique publique.
Abstract – Whereas renewable energy is often characterized as a consensual issue, this
article analyzes how its development falls within conflicting dynamics, because it initially
aims at transforming radically conventional energy systems, and particularly the electricity
sector. Conceptualizing renewable energy as a “policy alternative,” this paper draws its
main controversial dimension. However, it also shows that the policy alternative, far from
succeeding in destabilizing this sectoral configuration, rather seems to have been trans-
formed itself, if not even absorbed by the sector.
Keywords – Renewable energy, electricity, policy alternative.

Dans le contexte des débats nationaux et européens consacrés à la transition


énergétique, un sujet semble à première vue faire l’objet d’un large consensus,
celui des énergies renouvelables. Qu’il s’agisse du Energiewende à l’allemande,
de la « transition énergétique » à la française ou du projet de décarbonisation
des politiques énergétiques porté par l’Union européenne, tous reposent en
grande partie sur un fort développement des énergies renouvelables (ENR).
Certes, l’ambition et le poids des différentes filières varient d’un État à l’autre.
Par ailleurs, il existe bien des mobilisations locales contre l’implantation de
parcs éoliens, mais à l’exception de quelques mouvements contestataires reven-
diqués, il se trouve peu d’acteurs pour prendre publiquement position contre
le développement des ENR. Il serait cependant trop rapide de considérer cet
enjeu comme étant absolument consensuel. Nous considérons même qu’il est
porteur de conflits cruciaux pour le devenir des politiques énergétiques et qu’il
est intéressant du point de vue de l’analyse des politiques publiques. Cette
dimension conflictuelle est toutefois souvent latente, car elle concerne les
modèles de société qu’incarnent les choix énergétiques. Pour en saisir pleine-
ment l’ampleur, il est indispensable d’analyser le développement des ENR en
interaction avec les dynamiques sectorielles qu’il met en cause.

Écologie & Politique n° 49/2014


68 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

Dans le cadre de recherches menées plus particulièrement sur le cas de


l’électricité, nous avons analysé l’émergence et le développement des ENR
comme un conflit entre un secteur et une alternative de politique publique 1.
La notion de secteur fait figure d’« impensé indispensable 2 » dans l’analyse
de l’action publique. À l’image de certains manuels phares de la science poli-
tique 3, l’assimilation automatique d’une politique à un secteur est rarement
interrogée, en dépit de son importance pour la compréhension des dynamiques
de changement et d’inertie dans un domaine particulier de l’action publique.
Pour certains, la remise en cause de la sectorisation participe en effet des dyna-
miques de recomposition de l’État, au même titre que la territorialisation ou
l’émergence de nouveaux modes de pilotage 4. En d’autres termes, l’apparition
de nouveaux domaines, transversaux, d’intervention de l’État (par exemple
l’égalité hommes-femmes ou l’environnement) contribuerait à rendre inopéran-
tes et donc illégitimes les logiques sectorielles traditionnelles de son action.
La transversalité des enjeux environnementaux a été soulignée dans de
nombreux travaux 5, mais il existe finalement peu d’études précises sur leurs
interactions avec les logiques sectorielles. Pierre Lascoumes note sur ce point
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


que « l’histoire institutionnelle, les mentalités administratives et la faiblesse des
arbitrages politiques ont pendant longtemps maintenu des clivages sectoriels
préjudiciables », tout en indiquant que, durant ces dernières années, ceux-ci ont
été progressivement ébranlés 6. On constate en effet une certaine tendance au
rapprochement d’enjeux autrefois considérés comme distincts, voire contra-
dictoires, par exemple la protection de la santé et celle de l’environnement ou
encore l’énergie et le climat. De ce point de vue, l’électricité est un cas d’étude
particulièrement intéressant, parce qu’ambigu. C’est à la fois l’un des domaines
les plus soumis à des contraintes exogènes et à des pressions au changement
(en témoignent les discours récents sur la nécessité d’une transition énergéti-
que) et l’un des plus résistants à ces transformations.
L’émergence des ENR figure parmi ces pressions au changement exer-
cées depuis le milieu des années 1970, d’autant qu’elle s’inscrit dans ce que
nous appelons une alternative de politique publique. Les ENR ne sont pas en
effet une source d’énergie comme les autres dans le débat sur la production
d’énergie en général, et d’électricité en particulier. Elles s’inscrivent dans un
projet plus global (et radical) de transformation des ­logiques sectorielles dans

1. A. Evrard, Contre vents et marées. Politiques des énergies renouvelables, Presses de Sciences
Po, Paris, 2013.
2. P. Muller, « Secteur », dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politi-
ques publiques, 3e éd., Presses de Sciences Po, Paris, 2010, p. 591.
3. M. Grawitz, J. Leca et J.-C. Thoenig, « Les politiques publiques », dans M. Grawitz et J. Leca
(dir.), Traité de science politique, t. 4, PUF, Paris, 1985.
4. C. Halpern, P. Le Galès et P. Lascoumes, Instrumentation de l’action publique, Presses de
­Sciences Po, Paris, 2014.
5. N. Carter, The Politics of the Environment. Ideas, Activism, Policy, Cambridge University Press,
Cambridge, 2007 ; P. Lascoumes, Action publique et environnement, PUF, Paris, 2012.
6. P. Lascoumes, « Les politiques environnementales », dans O. Borraz et V. Guiraudon (dir.),
­Politiques publiques 1, Presses de Sciences Po, Paris, 2008, p. 53.
Les énergies renouvelables et l’électricité 69

ce domaine. La première hypothèse développée dans l’article est donc que le


développement des ENR constitue un enjeu conflictuel puisqu’il oppose un
secteur et une alternative de politique publique. La seconde hypothèse que
nous souhaitons développer ici est que, si l’irruption des ENR a contribué à
produire quelques changements dans le secteur de l’électricité, les logiques
fondamentales de ce dernier n’ont pas été remises en question. Plus encore,
nous considérons que c’est l’alternative elle-même qui s’est le plus transfor-
mée au contact du secteur. Nous rejoignons en cela l’idée que les secteurs
traditionnels disposent d’un certain nombre de ressources qui leur permettent
d’intégrer les enjeux exogènes et de maintenir les logiques sectorielles, malgré
ces pressions au changement 7.
Nous présenterons donc dans un premier temps les principales caracté-
ristiques de la notion de secteur et ses apports pour mieux analyser le cas de
l’électricité. Puis nous reviendrons sur l’émergence des ENR comme alterna-
tive de politique publique et sur la façon dont elles remettent en cause des logi-
ques sectorielles. Enfin, nous montrerons que l’alternative construite autour
des ENR, loin de transformer radicalement le secteur de l’électricité, semble
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


davantage avoir été transformée, voire absorbée, par celui-ci.

L’électricité comme secteur d’action publique


La plupart des travaux qui s’intéressent au « secteur » de l’électricité utilisent
le terme sans réellement en préciser le sens ou la portée. Cela n’est cependant
pas spécifique à ce domaine, alors que la notion est souvent au cœur de la défi-
nition des politiques publiques 8. La notion de secteur fait référence aux formes
d’institutionnalisation que peut prendre la division du travail gouvernemental
et s’approche ainsi de la notion de sous-système. Dans la perspective systémi-
que en sociologie, la complexité des sociétés est en effet à l’origine de la créa-
tion de systèmes autonomes, c’est-à-dire d’interrelations entre acteurs dont la
fonction consiste à limiter une aire déterminée de cette complexité. Ces « sous-
systèmes » ou policy subsystems 9 permettent alors un traitement sectoriel de la
part de complexité dont ils s’occupent. Ils répondent à des logiques propres et
remplissent une fonction de décodage-recodage du réel. Leur très forte ferme-
ture les uns par rapport aux autres et leur imperméabilité aux argumentations
extérieures confèrent alors aux sous-systèmes un effet de contrainte majeur
sur l’action publique 10. Dans le contexte de l’analyse des politiques publiques,
cette perspective a généralement conduit à donner à la notion de sous-système
un sens plus général, c’est-à-dire « l’ensemble des acteurs qui sont impliqués

7. M. Ansaloni et E. Fouilleux, « Terroir et protection de l’environnement : un mariage indésira-


ble ? À propos d’intégration de critères environnementaux dans un instrument de politique agricole »,
­Politiques & management public, vol. 26, n° 4, 2008, p. 3-24.
8. J. Lagroye, Sociologie politique, Presses de la FNSP/Dalloz, Paris, 1991, p. 440 ; Y. Meny et
J.-C. Thoenig, Politiques publiques, PUF, Paris, 1989, p. 12-13.
9. N. Luhmann, Politique et complexité, Cerf, Paris, 1999.
10. Y. Papadopoulos, Complexité sociale et politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1995.
70 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

dans la gestion d’un problème de politique publique 11 ». Trop focalisée sur les
acteurs – et par la même occasion trop proche de celle de réseau –, cette défi-
nition ne rend pas assez compte d’une dimension essentielle du sous-système :
le maintien d’une stabilité, voire d’un certain ordre, dans la société.
Dans le champ des politiques publiques, la notion de secteur semble davan-
tage remplir cette fonction, puisqu’elle met plus en lumière les processus d’ins-
titutionnalisation ainsi que l’activité de codage du réel 12. On peut alors défi-
nir un secteur d’action publique comme « une structuration verticale de rôles
sociaux (en général professionnels) qui fixent des règles de fonctionnement,
d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de sélection des élites et de
délimitation de frontières 13 ». Cette fonction de structuration s’organise autour
de trois dimensions, qui forment les trois composantes d’un secteur d’ac-
tion publique : 1) une dimension sociale, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs,
identifiés ou dispersés, exprimant des intérêts spécifiques ; 2) une dimension
institutionnelle, c’est-à-dire des structures et organisations qui donnent de la
consistance aux relations entre les acteurs, tout en figeant les configurations
du pouvoir ; 3) une dimension cognitive et normative, qui inclut une vision
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


spécifique des problèmes à résoudre et des solutions pour y parvenir 14. Sur
cette base, il est alors possible d’identifier les principales caractéristiques du
secteur de l’électricité.
Si les configurations nationales des secteurs électriques européens diffè-
rent, ceux-ci partagent un certain nombre de représentations communes, en
partie liées au processus de concentration industrielle entamé à partir de la fin
de la première guerre mondiale. On constate tout d’abord une primauté accor-
dée aux critères économiques, notamment au principe de l’économie d’échelle,
et une approche centrée sur l’offre d’énergie 15. Une seconde dimension, liée à
la première, est la croyance largement partagée dans la supériorité des tech-
nologies de production centralisées. Par conséquent, on considère de façon
dominante que la production d’énergie revient à des compagnies en situation
de monopole et exploitant de grandes centrales 16. Enfin, cela conduit le plus
souvent à faire reposer la production d’électricité sur une ou deux sources
dominantes : le pétrole, le charbon ou le nucléaire. L’influence des contextes
géographiques, géologiques, historiques ou politiques est ici observable. Ainsi,
en France, les questions de « prestige technologique » ou d’indépendance natio-
nale ont gagné en importance sous la présidence du général de Gaulle et ont
profondément marqué la construction du secteur électrique. En Allemagne, la

11. P. Sabatier et H. Jenkins-Smith (dir.), Policy Change and Learning. An Advocacy Coalition
Framework, Westview Press, Boulder, 1993, p. 24.
12. P. Muller, « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et
cadres cognitifs », Revue française de science politique, vol. 55, n° 1, 2005, p. 155-187.
13. P. Muller, « Secteur », art. cit., p. 593.
14. L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet, « À quoi sert la notion de secteur ? », communication au
pôle Action publique, CEVIPOF, Paris, 7 avril 2004, p. 5.
15. L. Lindberg, The Energy Syndrome, Lexington Books, Lexington, 1977.
16. Le terme utilisé en anglais est utility owned power plant.
Les énergies renouvelables et l’électricité 71

période d’après-guerre a surtout été marquée par les enjeux de normalisation


sur la scène internationale avec également des conséquences sur le secteur
électrique national. Ces systèmes de valeurs ont notamment contribué à privi-
légier le développement du nucléaire en France, du charbon au Danemark et
d’un « binôme » nucléaire-charbon en Allemagne.
Les cadres intellectuels sur lesquels reposent les secteurs électriques
­européens ont ainsi influencé leur dimension institutionnelle et organisation-
nelle. Il existe bien évidemment des différences nationales importantes entre
les modèles allemand, danois ou français, mais il reste possible de dégager
quelques tendances communes. Dans les trois pays, les secteurs de l’électricité
se caractérisent par une organisation monopolistique ou oligopolistique, ainsi
que par un système de production et un réseau de distribution de l’électricité
centralisés. On constate la généralisation d’un modèle d’intégration verticale,
c’est-à-dire que les différentes phases de l’approvisionnement en énergie, de la
production à la distribution, sont assurées par le ou les mêmes acteurs. Dans ce
contexte, des relations quasi symbiotiques se sont mises en place entre les États
et les compagnies électriques, donnant naissance aux ensembles industriels
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


parmi les plus puissants d’Europe 17.
Les configurations d’acteurs sont étroitement liées aux dimensions intel-
lectuelles et institutionnelles. La complexité des enjeux à traiter, les représen-
tations collectives et les dynamiques de concentration et de centralisation ont
conduit un petit nombre d’acteurs (notamment la ou les grandes compagnies
électriques et les acteurs gouvernementaux de tutelle) à monopoliser la for-
mulation des politiques énergétiques. En France, le monopole d’Électricité de
France (EDF) s’est ainsi accompagné de la mise en place d’un réseau trian-
gulaire très fermé, incluant la direction générale de l’Énergie et des Matiè-
res premières (DGEMP) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). En
­Allemagne, la concentration progressive du secteur a consacré la domination
de quelques grandes compagnies interrégionales 18. La dynamique est similaire
dans le cas du Danemark, en dépit d’un rôle plus important accordé au niveau
local, puisqu’elle a conduit à l’émergence de deux entités monopolistiques, au
sein desquelles se sont regroupées géographiquement les compagnies de dis-
tribution 19. Ces deux groupes sont eux-mêmes représentés à l’échelle natio-
nale par la Danish Energy Association (DEA), qui domine la formulation des
politiques de l’électricité grâce à des liens étroits entretenus avec les acteurs
publics.
Ainsi, l’effort définitionnel de la notion de secteur d’action publique nous
conduit à mettre en évidence un certain nombre de caractéristiques qui vont bien

17. N. Lucas, Western European Energy Policies. A Comparative Study of the Influence of Institu-
tional Structure on Technical Change, Clarendon Press, Oxford, 1985.
18. Les neuf compagnies interrégionales allemandes ont progressivement connu un processus de
concentration et ne sont aujourd’hui plus que quatre à dominer le marché électrique national : E.ON,
RWE, EnBW et Vattenfall.
19. Au Danemark, les concentrations successives ont donné naissance à un opérateur dominant :
Dong Energy.
72 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

au-delà d’une simple division du travail politique. Davantage qu’un domaine


d’action publique, le secteur de l’électricité se caractérise par un certain nom-
bre de dimensions structurantes, qui peuvent constituer autant d’obstacles au
changement, y compris face à l’émergence d’enjeux transversaux. Cela est par-
ticulièrement visible dans le cas de la réaction du secteur de l’électricité face à
l’irruption des ENR dans le débat public.

Les énergies renouvelables comme « alternative de politique


publique »
L’émergence des ENR dans le débat sur la politique énergétique est à dis-
tinguer de leur développement technologique. L’usage du vent, de l’eau, du bois
ou du soleil comme ressources énergétiques a accompagné toutes les étapes du
développement de l’homme, sous des formes multiples. Une forme de « redé-
couverte 20 » de ces sources d’énergie, ou plutôt leur insertion dans un discours
plus général sur la politique énergétique, s’inscrit pour sa part dans le contexte
spécifique des années 1970. Ce contexte est marqué à la fois par les deux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


chocs pétroliers de cette décennie et par l’émergence des mouvements écolo-
gistes et antinucléaires. Les ENR n’ont donc pas été inventées en réaction à la
crise pétrolière, puisque les techniques étaient déjà connues et expérimentées à
une petite échelle. Mais les acteurs impliqués dans leur développement consti-
tuaient davantage une « sous-culture 21 », au sens où ils exerçaient leur activité
de manière indépendante, à l’écart des compagnies électriques et de l’État, et
ils n’avaient pas vocation à transformer le secteur. Les mouvements écologistes
et antinucléaires, ainsi qu’un certain nombre d’experts, vont s’emparer de la
question des ENR, les intégrer à leurs projets alternatifs, amorçant ainsi le pas-
sage vers une « contre-culture », c’est-à-dire avec une ambition réformatrice,
qui se propose de changer le système énergétique 22.
À ce stade, une autre précision conceptuelle s’impose. La littérature consa-
crée à l’analyse des politiques publiques s’est très souvent centrée sur la ques-
tion des problèmes publics, de leur émergence, de leur définition ou encore de
leur inscription à l’agenda gouvernemental. Elle s’est beaucoup moins intéres-
sée à l’autre versant des politiques, celui des solutions. Ainsi, les « recettes »,
les policy solutions et les policy alternatives sont le plus souvent employées
comme synonymes, sans faire l’objet de définition précise. Cela ne rend pas

20. H. Durand, « Les énergies redécouvertes : l’énergie solaire, l’énergie éolienne et l’énergie de
la biomasse », dans M. de Perrot (dir.), Énergie et société. Le choix des énergies et ses implications
socio-économiques (Paris, 16-18 septembre 1981), Pergamon Press, Paris/New York/Oxford, 1982,
p. 129-142.
21. À l’inverse de la traduction française, le terme anglais subculture ne comporte pas de connota-
tion péjorative. Dans les sciences sociales anglophones, il fait référence à « des groupes de personnes
qui sont représentés ou qui se représentent eux-mêmes comme distincts des valeurs sociales normati-
ves dominantes, à travers leurs pratiques et leurs intérêts particuliers, à travers ce qu’ils sont, ce qu’ils
font et où ils le font » (K. Gelder (dir.), The Subcultures Reader, Routledge, New York, 1997, p. 1).
22. Pour une présentation plus détaillée de ces dynamiques, voir A. Evrard, Contre vents et marées,
op. cit., chap. 4.
Les énergies renouvelables et l’électricité 73

suffisamment compte de différences qui peuvent exister entre des propositions


ponctuelles ou ciblées, et des propositions qui s’inscrivent dans un discours plus
global de transformation d’une politique publique. Pour introduire davantage
de précision, nous suggérons d’établir une distinction entre une « solution » ou
une « recette », qui correspondent à la première catégorie, et une « alternative »
de politique publique, qui caractérise la seconde. La notion de secteur présente
alors un nouvel intérêt heuristique. Si une alternative de politique publique
repose sur l’ambition de transformer le secteur auquel elle s’adresse, alors il
doit être possible de l’identifier avec les mêmes caractéristiques que celui-ci,
c’est-à-dire une dimension cognitive et normative, une dimension institution-
nelle et une dimension sociale. Nous proposons donc de définir une alternative
de politique publique comme un ensemble cohérent de propositions, construit
autour de représentations communes, d’arrangements institutionnels et de
configurations d’acteurs spécifiques, qui vise non seulement à promouvoir
une solution particulière, mais également à transformer le secteur dans
lequel celle-ci s’insère. Or l’émergence des ENR repose bien à la fois sur des
représentations particulières des enjeux énergétiques, des propositions visant à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


redéfinir l’organisation institutionnelle du secteur et une conception nouvelle
des configurations d’acteurs sur lesquels ce secteur repose.
C’est à propos du cadre cognitif et normatif de l’alternative « énergies
renouvelables » que la dimension transversale est la plus évidente. Cette alter-
native se réfère en grande partie aux représentations et aux préceptes intel-
lectuels liés à la notion de soft energy path 23. À l’inverse du hard energy path
qui caractérise globalement les secteurs traditionnels de l’énergie, celui-ci
repose sur l’importance des critères environnementaux (notamment l’usage
raisonné des ressources naturelles) et sur une approche par la demande d’éner-
gie. Celle-ci consiste à poser d’abord la question de la maîtrise de la demande,
avant d’envisager celle de la production. Une telle conception est clairement
transsectorielle, puisqu’elle implique de penser conjointement les politiques de
production d’énergie et celles de réduction de la consommation d’énergie, avec
un impact sur les secteurs des transports, du bâtiment, de l’aménagement du
territoire, etc. Cette alternative de politique publique est également fondée sur
l’idée d’une production décentralisée, au plus près des usagers, remettant ainsi
en cause la propriété par les grandes compagnies (utilities), et promouvant au
contraire une décentralisation des décisions et la participation des citoyens.
Sur le plan institutionnel, l’alternative s’est également construite en opposi-
tion au secteur de l’électricité, puisqu’elle suppose le développement de petites
unités de production décentralisées (régies municipales ou coopératives éolien-
nes, installations solaires individuelles, etc.), ainsi qu’une structure de réseau
électrique permettant l’intégration de l’électricité produite par ces différen-
tes unités. Enfin, la dimension sociale est étroitement liée à ces ­arrangements

23. A. Lovins, Soft Energy Paths. Towards a Durable Peace, Harper Colophon Books, New York,
1977.
74 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

i­ nstitutionnels, dans la mesure où le développement des ENR s’appuie sur une


autre conception des configurations d’acteurs. Il doit en effet reposer sur la
participation d’un ensemble d’acteurs beaucoup plus large (parmi lesquels des
petits producteurs, les associations, les consommateurs et plus généralement
les citoyens) et plus complexe, puisque le consommateur peut lui-même deve-
nir producteur (par exemple le propriétaire d’installations solaires ou la coopé-
rative qui dispose d’un parc éolien).
En définitive, si l’on précise les contours du secteur de l’électricité et ceux
de l’alternative de politique publique construite autour des ENR, la dimension
conflictuelle de leur développement ressort de façon assez précise. Le tableau
ci-dessous tente de synthétiser les points de divergence les plus saillants.

Tableau 1 – Caractéristiques générales du secteur de l’électricité


et de l’alternative « énergies renouvelables »

Alternative
Secteur de l’électricité
« énergies renouvelables »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


Critères environnementaux,
Critères économiques, économies usage raisonné des ressources
Dimension cognitive
d’échelles, approche par l’offre, naturelles, approche par la
et normative
source d’énergie dominante demande, diversification
des sources d’énergie
Dimension Système centralisé, Système décentralisé,
institutionnelle organisation monopolistique multiples unités de production

Un ou quelques acteurs Acteurs multiples,


Acteurs
dominants producteurs indépendants

Le développement des ENR ne peut donc pas simplement se mesurer au


développement des différentes filières technologiques et à la part qu’elles occu-
pent dans la production d’électricité. Il est crucial d’observer la manière dont
les logiques sectorielles ont pu être remises en cause, ce que nous proposons
de faire dans la section suivante, à partir des expériences danoise, allemande
et française.

Quelle évolution du secteur de l’électricité depuis


les années 1970 ?
Il est difficile de faire l’économie d’une observation statistique du dévelop-
pement des ENR dans le secteur de l’électricité. D’une part, parce qu’il s’agit
bien souvent du premier indicateur à partir duquel les acteurs publics ou les
médias analysent cette question. D’autre part, parce qu’elle permet de mettre
en évidence des dynamiques nationales contrastées, à l’image de la figure ci-
dessous. Elle indique une forte progression de la part des ENR dans certains
États et dans l’ensemble de l’Union européenne. La particularité du cas fran-
çais ressort assez clairement, à savoir une stagnation de la production d’élec-
tricité renouvelable.
Les énergies renouvelables et l’électricité 75

Figure 1 – Évolution de la part des ENR dans la production d’électricité


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


Source : Eurostat.

Cette représentation statistique et graphique donne certes une première


indication quant à la place qu’occupent les ENR dans la production d’élec-
tricité. Cependant, outre le fait qu’elle mérite beaucoup d’explications, elle ne
permet pas de signaler les évolutions non quantifiables, c’est-à-dire celles des
normes et des représentations du secteur, ainsi que des institutions et des confi-
gurations d’acteurs. Et de ce point de vue, les évolutions du secteur électrique
sont assez mitigées.
L’une des évolutions les plus visibles du secteur électrique concerne la
dimension cognitive et discursive. Il s’est globalement agi, pour les acteurs
dominants du secteur, d’intégrer une partie des objectifs et du discours contes-
tataire à leurs propres récits, afin de préserver leur légitimité. Selon John Byrne
et Noah Toly, « les partisans de l’approche conventionnelle de l’énergie, face
aux besoins sociaux et environnementaux d’une transition énergétique, ont
préféré maintenir la continuité du régime énergétique existant, en promettant
un futur “raisonnable” et “pratique”, mais conforme au passé 24 ». Cette ten-
dance est particulièrement marquée pour les enjeux environnementaux, dont
la montée en puissance a contraint les acteurs du secteur électrique à réviser
leurs discours pour maintenir une certaine légitimité face à leurs challengers
et garantir la stabilité de leurs modes de production et de distribution centra-
lisés. On peut interpréter de cette manière plusieurs évolutions sémantiques

24. J. Byrne et N. Toly, « Energy as a Social Project. Recovering a Discourse », dans J. Byrne,
N. Toly et L. Glover (dir.), Transforming Power. Energy, Environment, and Society in Conflict,
­Transaction Publishers, New Brunswick/Londres, 2006, p. 12.
76 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

et discursives marquantes. Tout d’abord, le « verdissement » du discours sur


la grande hydraulique, puis sur le nucléaire, observé dans le cas français 25,
et de plus en plus fréquent en Allemagne. L’émergence de notions telles que
le « charbon propre » et l’« exploitation écologique des mines », ou le soutien
apporté à de nouvelles techniques, telles que la séquestration du dioxyde de
carbone, sont d’autres exemples qui illustrent cette tendance.
La seconde évolution sur le plan intellectuel concerne l’adaptation à la
libéralisation. Cette dynamique n’est certes pas une conséquence directe du
développement des ENR, mais un mouvement relativement autonome lié à
l’émergence du paradigme néolibéral ainsi qu’à la construction d’un marché
européen de l’électricité 26. Pour autant, le processus de libéralisation et le déve-
loppement des ENR ont été menés en parallèle par l’Union européenne. Et
les acteurs de certaines filières (notamment l’éolien) ont rapidement intégré
la question de la libéralisation à leur discours afin de renforcer leur légitimité,
mais également parce que celle-ci leur permettait de défendre plus efficace-
ment leurs intérêts. La mise en cause des monopoles ou l’accès des tiers au
réseau ont par exemple constitué des atouts importants pour les producteurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


d’ENR. Dans ce contexte, les compagnies d’électricité se sont peu à peu adap-
tées à la libéralisation, utilisant par exemple les outils juridiques de la politique
européenne de concurrence (en particulier ceux liés aux aides d’État) pour
tenter de limiter le soutien public aux ENR. Si la conversion à la libéralisation
n’est pas complète, et qu’elle semble en partie s’expliquer par des raisons stra-
tégiques, plusieurs exemples montrent que les arguments de la compétitivité et
de la concurrence sont fréquemment mis en avant par les acteurs du secteur
électrique pour justifier leur position à l’égard des ENR et des politiques mises
en œuvre pour les développer.
Parallèlement à ces évolutions discursives et intellectuelles, le secteur
électrique a également connu quelques pressions au changement sur le plan
organisationnel. Tout d’abord par l’émergence de nouveaux acteurs et la plura-
lisation du secteur. Il ne s’agit pas ici simplement des acteurs européens, dont
nous venons de mentionner l’importance grandissante dans ce domaine, qu’il
s’agisse de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Commission
européenne. Chronologiquement, le développement des ENR a d’abord signi-
fié l’arrivée de nouveaux acteurs à l’échelle nationale. C’est particulièrement
le cas au Danemark et en Allemagne où les constructeurs d’éoliennes tels que
Vestas ou Enercon ont acquis un poids économique important et, avec lui, des
capacités d’influence indéniables. Ces acteurs peuvent désormais mettre en
avant les emplois qu’ils créent ou l’impact de leur activité sur les exportations

25. E. Mühlenhover, L’environnement en politique étrangère, L’Harmattan, Paris, 2003 ;


C. Rymarski, « Lorsque le nucléaire passe au vert », Revue Sciences Humaines, n° 49, 2005,
p. 66-68.
26. N. Jabko, Playing the Market. A Political Strategy for Uniting Europe, 1985-2005, Cornell
University press, Ithaca, 2006 ; P. Bauby et F. Varone, « Europeanization of French Electricity Policy.
Four Paradoxes », Journal of European Public Policy, vol. 14, n° 7, 2007, p. 1048-1060.
Les énergies renouvelables et l’électricité 77

de leur pays d’origine pour influencer les politiques du secteur électrique. Si


l’industrie française des ENR n’est pas aussi puissante, elle a parfois eu l’occa-
sion de faire preuve d’une capacité de mobilisation et d’influence grandissante.
Depuis l’exemple de la Loi de programme fixant les orientations de la politique
énergétique (dite loi POPE) en 2005, jusqu’à la traduction législative du Gre-
nelle de l’environnement, le Syndicat des énergies renouvelables (SER) a fait
preuve de sa capacité à mobiliser autour de lui une coalition d’acteurs relati-
vement large, lui permettant d’obtenir le retrait d’amendements qu’il estimait
dangereux pour les filières qu’il représente.
La pluralisation du secteur est donc allée de pair avec une certaine forme
de politisation. Alors qu’ils sont longtemps restés confinés dans des arènes
technocratiques, les choix énergétiques sont peu à peu débattus dans des sphè-
res politiques ou médiatiques élargies. Il faut tout de suite apporter deux nuan-
ces importantes à ce constat. D’une part, cette tendance n’est pas uniquement
le résultat du développement des ENR, mais aussi d’une plus grande attention
portée aux enjeux environnementaux, ainsi qu’aux questions énergétiques.
D’autre part, et surtout, ces transformations sont loin d’être radicales. Selon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


nous, l’alternative de politique publique construite autour des ENR n’a pas
réussi à imposer sa vision du secteur électrique. Au contraire, c’est elle qui
semble avoir le plus évolué, dans le cadre de ce conflit.

D’une alternative à une technologie comme les autres :


les ENR « absorbées » par le secteur ?
La plupart des acteurs qui ont défendu, dans les années 1970 et 1980, l’inté-
gration des ENR à la production d’électricité souhaitaient porter un projet alter-
natif pour le système énergétique dans son ensemble et le secteur électrique
en particulier. Les contours de ce projet correspondent assez bien à la notion
de soft energy path développée par Amory Lovins 27. Fondé sur des critères
environnementaux, et plus particulièrement le non-gaspillage des ressources
naturelles, le développement des ENR devait tout d’abord s’inscrire dans une
approche de l’énergie par la demande et venir en appoint d’une politique forte
en matière d’économies d’énergie. Une fois la demande maîtrisée, la produc-
tion d’énergie devait être assurée par des technologies de petite échelle, acces-
sibles à tous et au sein de systèmes décentralisés. Les ENR s’inscrivaient ainsi
dans un projet alternatif à une vision productiviste et « autoritaire » de l’énergie
et, plus généralement, de la société. Sur tous ces points, nous constatons que les
partisans des ENR ont été amenés à faire de multiples concessions.
La première concerne le glissement discursif opéré par les experts qui
construisent aujourd’hui le discours autour des ENR. Cette évolution intellec-
tuelle tient à la prise en compte du contexte de libéralisation et des impératifs
en termes de compétitivité. Elle est particulièrement bien illustrée par la ­propre

27. A. Lovins, op. cit.


78 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

évolution des pionniers de cette alternative, tels qu’Amory Lovins. Alors que
celui-ci apparaissait dans les années 1970 comme le principal défenseur du
discours selon lequel small is beautiful, il obtient en 2002 la récompense du
« Livre de l’année » par le journal The Economist pour l’ouvrage qu’il a dirigé,
intitulé Small is Profitable 28. Ce changement accompagne une évolution plus
structurelle encore, c’est-à-dire l’implication de nouveaux acteurs dans le
développement de filières telles que l’éolien. En effet, les industries éolienne
et solaire sont désormais portées par des acteurs économiques très profes-
sionnalisés, voire par les grandes compagnies d’électricité elles-mêmes. En
Allemagne, les grandes formations politiques se sont emparées de cet enjeu, à
l’image du gouvernement conservateur conduit par Angela Merkel. Le constat
vaut également pour le Danemark et, dans une moindre mesure, la France.
Dans tous les cas, les acteurs des ENR sont de moins en moins des militants,
et ces derniers expriment parfois le sentiment d’être dépossédés de leur sujet
d’activisme. L’une des conséquences de cette évolution est le découplage entre
les objectifs d’économies d’énergie et ceux du développement des ENR. Les
industries éolienne et solaire agissent avant tout selon des rationalités écono-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


miques. Il s’agit pour leurs représentants de défendre les intérêts économi-
ques de ces filières industrielles et non plus un projet alternatif de production
énergétique. Sans cette adaptation, le système énergétique conventionnel aurait
certainement pu continuer d’ignorer les demandes des défenseurs des ENR 29.
Cependant, il est indéniable qu’une telle évolution signifie davantage qu’une
nouvelle stratégie discursive des acteurs des renouvelables : elle signifie une
mutation de cette alternative.
Ce constat nous paraît d’autant plus pertinent que s’opère également un
changement d’échelle des ENR, celles-ci s’intégrant de plus en plus dans le
cadre d’une gestion centralisée. Comme le note Joseph Szarka, ce « change-
ment de paradigme d’une petite échelle vers une grande échelle » tient en pre-
mier lieu à la conjonction d’éléments techniques et économiques 30. Il constitue
en quelque sorte une « rançon de la gloire », puisqu’il est le résultat de deux
types de dynamiques reliées entre elles : les progrès technologiques et le chan-
gement d’attitude des compagnies d’électricité. Les programmes de recherche
et développement menés en Allemagne ou au Danemark ont progressivement
permis d’améliorer les rendements de l’éolien et du solaire. En trente ans, les
capacités de production d’une éolienne ont été multipliées par cent et ­atteignent
2 mégawatts (MW) pour les turbines terrestres, voire 5 MW pour celles qui
sont installées en mer.
Les conséquences de ce changement d’échelle sont considérables, puisqu’el-
les impliquent un régime de propriété différent. Y compris au Danemark,

28. A. Lovins et al., Small is Profitable. The Hidden Economic Benefits of Making Electrical
Resources the Right Size, Rocky Mountain Institute, Snowmass, 2002.
29. J. Byrne et N. Toly, art. cit., p. 14.
30. J. Szarka, Wind Power in Europe. Politics, Business and Society, Basingstoke, Palgrave, 2007,
p. 36.
Les énergies renouvelables et l’électricité 79

la constitution de coopératives est devenue très difficile et seules les gran-


des compagnies d’électricité sont désormais capables de financer les projets
éoliens les plus importants. Elles seules maîtrisent l’ensemble du cycle de pro-
duction de l’éolien, qu’elles ont intégré à leurs activités en le conformant à
leur vision du monde, ramenant ainsi cette technologie dans le cadre du hard
path 31. Cette dynamique est globalement observable dans la plupart des États
européens. Les grandes compagnies énergétiques, telles qu’Iberdrola en Espa-
gne, RWE ou E.ON en Allemagne, ou encore EDF et GDF Suez en France sont
toutes impliquées dans des projets de grande ampleur concernant les ENR.
Leur approche de ces technologies est tout à fait différente du projet initial et
consiste surtout à intégrer les filières renouvelables à leur « bouquet énergéti-
que », tout en conservant une conception centralisée.
Se pose alors la question de la cohabitation des deux modèles de développe-
ment des ENR. Sont-ils complémentaires ou concurrents ? Les acteurs « mili-
tants » de ce secteur expriment parfois une forme d’inquiétude, constatant
qu’au sein des associations nationales ou européennes des ENR, la conception
initiale, décentralisée et couplée à l’efficacité énergétique, a perdu du terrain
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


face à celle des compagnies électriques. Pour certains d’entre eux, c’est de ce
déséquilibre croissant qu’émergent les problèmes d’acceptabilité. Les popula-
tions locales auraient ainsi davantage de difficultés à accepter de grands parcs
éoliens, installés par les opérateurs électriques, que des projets à plus petite
échelle gérés par des coopératives, dont ils sont parfois membres. Il existe, en
Allemagne ou au Danemark, des initiatives qui symboliseraient une forme de
résistance ou de réveil de ce modèle coopératif 32, mais d’autres observations
indiquent le contraire.
Les projets les plus récents confirment en effet l’hypothèse d’une (re)cen-
tralisation des ENR. Le Parlement danois a décidé de confier à la compagnie
d’électricité Dong Energy la construction et l’exploitation d’un parc éolien en
mer d’une capacité de 400 MW, au large de l’île d’Anholt. L’Allemagne est,
quant à elle, engagée dans les projets Gode Wind, dont l’objectif est de pro-
duire près de 900 MW dans les prochaines années. En France également, les
récentes procédures d’appel d’offres ont permis de sélectionner plusieurs sites
pour l’installation de parcs éoliens offshore au large des côtes bretonnes et nor-
mandes, représentants un objectif global de 3 000 MW. Le développement des
parcs éoliens offshore signifie clairement une centralisation des ENR, non seu-
lement d’un point de vue technique, mais aussi dans la gestion de ces projets.
Dans une tout autre filière, le projet Desertec illustre lui aussi cette ­dynamique
puisqu’il prévoit la construction d’une centrale solaire photovoltaïque gigan-
tesque (20 gigawatts, soit la capacité de production d’une vingtaine de centra-
les nucléaires) dans le désert du Sahara, avec pour ambition de couvrir près de
20 % de la demande d’électricité en Europe. Si le projet fait désormais face à

31. Ibid., p. 41.


32. N. Poize et A. Rüdinger, « Projets citoyens pour la production d’énergie renouvelable : une com-
paraison France-Allemagne », working paper, n° 1/2014, IDDRI, janvier 2014.
80 Les servitudes de la puissance : conflits énergétiques

un certain nombre d’obstacles et de critiques, la dynamique qu’il incarne ne


semble pas remise en cause. Le développement technologique et la prise en
charge des ENR par les acteurs dominants du secteur de l’électricité semblent
ainsi avoir définitivement transformé le projet initial dont celles-ci étaient por-
teuses, fondé sur la production décentralisée, l’autonomie énergétique, la parti-
cipation locale, etc. Les évolutions intellectuelles et institutionnelles que nous
avons ainsi mises en évidence semblent converger et indiquer un affaiblisse-
ment considérable de l’alternative de politique publique construite autour des
ENR. Une hypothèse plus radicale consisterait à dire que, de ce conflit entre
l’alternative et le secteur, c’est bien ce dernier qui serait sorti vainqueur, les
renouvelables devenant, quant à elles, une source d’énergie comme les autres.

A u r é l i e n E v r a r d est maître de conférences en science politique à l’Université Sorbonne


Nouvelle-Paris-3 et rattaché à l’ICEE (Intégration et coopération dans l’espace européen).
Il est également chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po. Ses
travaux portent sur les politiques énergétiques et environnementales dans une perspective
comparée et, plus généralement, sur les transformations de l’action publique. Il a récem-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.231.131.134 - 07/05/2020 14:43 - © Presses de Sciences Po


ment publié Contre vents et marées (Presses de Sciences Po, 2013).

Vous aimerez peut-être aussi