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P ar L ukasz Les exigences inhumaines imposées aux soldats ont conduit les
K amienski * armées du monde à produire des stimulants artificiels en masse,
d’abord pour améliorer les performances de leurs troupes, ensuite
traduit de
pour rendre les combats et leurs conséquences psychologiquement
l ’ anglais par
supportables.
P auline L andel
et S amira
O uardi
L
a psychopharmacologie a nourri les guerres et assisté les soldats et
les guerriers au combat de façon remarquable. L’usage de stupé-
fiants de combat est un phénomène à la fois pérenne et universel.
Au cours des siècles, la prise de substances psychoactives a servi à rem-
plir deux objectifs principaux. En premier lieu, les drogues ont été « pres-
crites » par les autorités militaires afin d’améliorer la combativité. Avant
ou pendant la bataille, des stimulants (comme les amphétamines ou la
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culturelle » 1. En effet, les substances psychoactives ne peuvent être cor- 1. J. Shay, Achilles
rectement appréhendées que dans un contexte social, culturel et his- in Vietnam : Combat
Trauma and the
torique spécifique. L’usage militaire de psychotropes n’avait donc rien Undoing of Character,
d’inconvenant jusque dans les années 1930 et 1950, puisque la plupart de New York, Scribner,
ces produits étaient légalement et facilement disponibles. Les « remèdes » 2003, p. 62.
autrefois dispensés avec largesse par de nombreuses forces armées, et
perçus comme un moyen efficace
de soigner de nombreuses mala-
dies et afflictions, tombent cepen-
« Le concept de drogue est un
dant aujourd’hui dans la catégorie concept non-scientifique, institué
des drogues nocives, addictives,
à partir d’évaluations morales ou
et contrôlées. Jacques Derrida a
parfaitement raison lorsqu’il écrit politiques : il porte en lui-même la
que « le concept de drogue est un norme ou l’interdit. »
concept non scientifique, institué
à partir d’évaluations morales ou
politiques : il porte en lui-même la norme ou l’interdit. Il ne comporte 2. J. Derrida, « The
aucune possibilité de description ou de constat, c’est un mot d’ordre. » 2 Rhetoric of Drugs »,
in A. Alexander &
C’est un mot d’ordre au sens où il s’agit d’interdire des composés psy- M.S. Roberts (éds), High
choactifs auparavant considérés comme légaux, et dont l’usage était Culture. Reflections
perçu comme normal, voire était répandu, parfois même à la mode. on Addiction and
Modernity, New York,
En d’autres termes, avant que certaines substances ne soient classées State University of
comme « drogues » et placées sous le contrôle de l’État, elles étaient New York Press, 2003,
culturellement acceptées et communément utilisées. Elles constituaient p. 20 ; « Rhétorique
de la drogue », in
une part essentielle du paysage social et n’étaient en aucun cas considé- J.M. Hervieu, L’esprit
rées comme mauvaises ou dangereuses. Le même phénomène s’est sou- des drogues, Paris,
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soldats français goûtèrent à ces noix lors des guerres coloniales au XIXe 8. M. Ylikangas,
siècle, et les adoptèrent comme complément alimentaire particulière- Unileipää, kuolonvettä,
spiidiä. Huumeet
ment utile pour les aider à supporter les longues marches dans la cha- Suomessa 1800-1950
leur africaine 8. [Opium, Death’s
Les tribus andines, quant à elles, mastiquaient traditionnellement des Tincture, Speed. Drugs
in Finland 1800-1950],
feuilles de coca, un stimulant léger. Les propriétés énergisantes de cette Jyväskylä, Atena, 2009,
plante ont joué un rôle essentiel dans les révoltes contre les Espagnols p. 143.
en Amérique du Sud, en particulier lors du soulèvement mené par Tupac
Amaru II. En 1871, lors du siège de La Paz par Tupac Katari et son armée
rebelle, des expéditions spéciales durent être organisées pour assurer
l’approvisionnement des guerriers en coca. Dans l’enceinte de la ville, les
stocks de feuilles jouèrent aussi un rôle crucial dans la survie de nom-
breux habitants. Les récits des Jésuites sur l’usage de la coca à La Paz
éveillèrent l’intérêt des Européens 9. C’est ainsi qu’en 1876, l’Encyclopédie 9. D. Streatfeild,
française de science médicale recommanda l’usage de la coca dans l’in- Cocaine : An
Unauthorized
dustrie et dans l’armée. En 1893, le maréchal de camp Sir Henry Evelyn Biography. London,
Wood fit l’expérience d’en donner à des soldats britanniques, et rapporta Virgin, 2002, p. 65 ;
les effets prometteurs de la coca pour apaiser la soif. Theodore Aschen- R. Davenport-Hines,
The Pursuit of Oblivion,
brandt, docteur de l’armée bavaroise, informé de la découverte de la p. 28.
cocaïne (extraite en 1859 par Friedrich Wöhler et Albert Niemann), la
testa sur ses soldats 10. Au début, la cocaïne fut utilisée dans l’armée moins 10. D. Streatfeild,
pour son pouvoir stimulant que pour soulager la soif et la faim, promet- Cocaine, p. 67.
tant une réduction de 15 à 20 % de la quantité de nourriture nécessaire à
l’approvisionnement des troupes.
La Première Guerre mondiale (1914-1918) vit l’apparition de la cocaïne
sur la ligne de front. Il est impossible d’estimer le nombre de soldats
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•La•La drogue
Seconde Guerre mondiale
de prédilection durant la Seconde Guerre mondiale (1939-
1945) fut les amphétamines. Le Troisième Reich fut le pionnier de l’utilisa-
tion militaire de la méthamphétamine. Dès les premiers mois de la guerre
en Europe, la Wehrmacht consomma des quantités massives de meth sous
la forme d’une « pilule d’attaque » nommée Pervitin, testée auparavant
par les Allemands comme stimulant de combat pendant la Guerre civile
14. L. Iversen, Speed, en Espagne (1936-1939) 14. D’avril à décembre 1939, la compagnie Tem-
Ecstasy, Ritalin: mler fournit 29 millions de comprimés à la Wehrmacht et à la Luftwaffe.
The Science of
Amphetamines, Oxford, D’avril à juin 1940, durant la conquête des Pays-Bas, de la Belgique, du
Oxford University Press, Luxembourg et de la France, les forces allemandes consommèrent plus
2008, p. 71. de 35 millions de pilules de Pervitin et de sa version modifiée, l’Isophan.
La méthamphétamine se présentait aussi sous la forme de barres choco-
latées (Fliegerschokolade pour les pilotes et Panzerschokolade pour les
15. N. Rasmussen, On divisions blindées) ou d’injections 15. La meth joua donc un rôle significa-
Speed : The Many tif dans le succès de la Blitzkrieg. De nombreux soldats devinrent toxi-
Lives of Amphetamine,
New York, New York comanes et furent approvisionnés par leurs familles, qui achetaient de la
University Press, 2008, Pervitin sur le marché noir. Mais les Allemands ne tardèrent pas à décou-
p. 54. vrir les effets secondaires de la meth (gueule de bois, mauvaise condition
physique le jour d’après, pics de nervosité et d’agressivité, augmentation
des accidents et suicides, addiction) et à en limiter la consommation. En
décembre 1940, le nombre de pilules consommées passa de 12,4 millions
16. H. Nöldecke, à 1,2 millions par mois 16. Cette politique de restriction ne connut cepen-
« Einsatz von dant qu’un succès partiel, car les conditions particulièrement difficiles de
leistungssteigernden
Medikamenten bei Heer la campagne de Russie (initiée en juin 1941) supposaient un supplément
un Kriegsmarine », in de dopage pharmacologique. D’une manière générale, la pharmacologie
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par personne, selon les sections de l’armée : 21,1 comprimés dans l’armée
26. Rasmussen, navale, 17,5 dans l’aviation militaire et 13,8 dans l’armée de terre 26. Pour
On Speed, p. 190. réduire l’impact de la guerre sur la santé mentale des soldats, le Minis-
tère de la Défense eut recours à des sédatifs et à des neuroleptiques (par
exemple la Thorazine [chlorpromazine]). Du fait de cet usage généralisé
de produits psychotropes associé à une large présence de psychiatres
sur le front, le nombre de cas de trauma post-combat fut exceptionnel-
lement bas. Alors que le taux de décompensations psychiques s’élevait,
pendant la deuxième guerre mondiale, à 10 %, au Viêt-Nam il dégringola
pour atteindre seulement 1 %. Cependant, les drogues ne permirent pas
de prévenir les conséquences négatives des combats sur le long terme, et
des années plus tard, une véritable épidémie de traumatismes de guerre
se développa parmi les vétérans.
En s’appuyant sur une série d’entretiens avec des soldats, Lee N. Robins
a pu identifier les substances psychoactives que les militaires s’auto-admi-
nistraient le plus fréquemment durant la guerre du Viêt-Nam : alcool
(consommé par 92 % des personnes interrogées), marijuana (69 %),
héroïne (34 %), opium (38 %), amphétamines (25 %), et barbituriques
27. L. N. Robins, The (23 %) 27. On estime qu’en 1969, 30 % des soldats fumaient de la mari-
Vietnam Drug User juana avant leur déploiement, tandis que 60 % en consommaient durant
Returns : Final Report,
Washington, DC, Special leur temps dans l’armée. La mise en place de mesures anti-marijuana par
Action Office for Drug l’état-major eut pour conséquence une augmentation de la consommation
Abuse Prevention, 1974, d’héroïne, une drogue qui était alors, au Viêt-Nam, peu chère et extrême-
p. 29.
ment puissante (94 à 98 % de pure « neige » fumable). Au printemps 1971,
quelque 10 à 25 % des soldats étaient dépendants à l’héroïne. En guise de
réponse au problème que représentaient les vétérans toxicomanes retour-
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l’objet d’une censure soigneuse, il n’existe donc pas de données officielles 29. M. Galeotti,
sur la consommation de drogue, mais on estime qu’au moins la moitié Afghanistan : The
Soviet Union’s Last War,
de l’armée communiste d’Afghanistan s’intoxiquait régulièrement (voire London, Frank Cass,
80 % des soldats dans certaines unités) 29. L’alcool, le produit psychoac- 1995, p. 52 ; A. Alexiev,
tif traditionnel en Russie, étant cher et difficile à trouver, on lui substitua Inside the Soviet Army
in Afghanistan, Santa
le haschish, la marijuana, l’opium, l’héroïne, la cocaïne. Le problème était Monica, CA, RAND
particulièrement inquiétant, car les soldats échangeaient régulièrement Corporation, 1988,
du matériel volé de l’armée contre des drogues (ex : pièces détachées, p. 50.
essence, chaussures, vêtements et armes). Pour réguler la question de
l’usage abusif de drogues, la durée de l’engagement fut réduite, au milieu
des années 80, de 24 à neuf mois 30 ; cela ne permit pas de contrer la pro- 30. J. K. Cooley, Unholy
pagation des pratiques de consommation excessive de drogues. Bien que Wars : Afghanistan,
les Mujjahiddin soient souvent, eux aussi, sous l’effet du haschich et de America and
International Terrorism,
l’opium, ils utilisaient surtout les drogues pour financer leurs activités. London, Pluto Press,
Dans l’ensemble, la guerre facilita la culture du pavot à opium, qui, en 2000, p. 130.
1996, fit de la Birmanie/Myanmar le premier producteur mondial d’opium.
•Aujourd’hui,
•Les drogues les
et les guerres contemporaines
amphétamines et les tranquillisants sont officielle- 31. Performance
ment utilisés par l’aviation militaire états-unienne (US Air Force) comme Maintenance during
Continuous Flight
moyen de « gestion de la fatigue ». Les pilotes assignés à de longues mis- Operations : A Guide
sions peuvent bénéficier, sous réserve de procédures spécifiques et de for Flight Surgeons,
contrôles stricts, de « go pills » (Dexedrine) pour les aider à rester concen- NAVMED P-6410,
Fallon, NV, Naval
trés et alertes. Les médecins militaires peuvent les prescrire en prévi- Strike and Air Warfare
sion de vols de 8 à 10 heures ou plus, qui se passent de nuit ou incluent Center, 2000, http://
des changements de zones horaires 31. A leur retour, les pilotes peuvent www.med.navy.mil/
directives/Pub/6410.
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•L’histoire
•Drogues militaire
et anciens combattants
éclaire les nombreuses facettes du lien qui existe
entre drogues et anciens combattants. D’abord, dans la mesure où l’usage
de substances psychoactives est encouragé par les guerres, de nombreux
soldats entrent pour la première fois en contact avec les drogues durant
leur service militaire – de manière volontaire (pour se détendre) ou invo-
lontaire (lorsque ce sont les autorités militaires qui les prescrivent pour
•La•Conclusion
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