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Les drogues et la guerre

Lukasz Kamienski, Traduit de l’anglais par Pauline Landel, Samira Ouardi


Dans Mouvements 2016/2 (n° 86), pages 100 à 111
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 9782707190536
DOI 10.3917/mouv.086.0100
© La Découverte | Téléchargé le 27/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.202.207.13)

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Les drogues et la guerre

P ar L ukasz Les exigences inhumaines imposées aux soldats ont conduit les
K amienski * armées du monde à produire des stimulants artificiels en masse,
d’abord pour améliorer les performances de leurs troupes, ensuite
traduit de
pour rendre les combats et leurs conséquences psychologiquement
l ’ anglais par
supportables.
P auline L andel
et S amira
O uardi

L
a psychopharmacologie a nourri les guerres et assisté les soldats et
les guerriers au combat de façon remarquable. L’usage de stupé-
fiants de combat est un phénomène à la fois pérenne et universel.
Au cours des siècles, la prise de substances psychoactives a servi à rem-
plir deux objectifs principaux. En premier lieu, les drogues ont été « pres-
crites » par les autorités militaires afin d’améliorer la combativité. Avant
ou pendant la bataille, des stimulants (comme les amphétamines ou la
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cocaïne) ont été fournis pour améliorer la performance des soldats au
combat. En améliorant l’endurance et la puissance physique, en rendant
l’esprit plus alerte et en rehaussant le moral des troupes, les stimulants ont
permis un décuplement des forces. En second lieu, après les combats à
proprement parler, des sédatifs (comme l’alcool, la marijuana ou les opia-
cés) ont été administrés pour soigner ou prévenir les effets de la guerre
sur le psychisme humain. Les traumatismes du combat pouvaient en effet
rendre les soldats incapables de continuer à se battre, aussi ce type de
calmants aidait-il à calmer leurs nerfs éprouvés. Par ailleurs, les combat-
tants ont toujours fait un usage récréatif des stupéfiants, qu’il s’agisse de
stimulants ou de calmants. Bien que non approuvé officiellement, ce type
« d’automédication » (ou d’« auto-prescription ») non autorisée a souvent
été toléré tant qu’il n’affectait pas l’efficacité au combat, la cohésion au
* Maître de conférences
en études politiques sein de l’unité et le moral des troupes. Dans la suite de ce texte, je me
et internationales à concentrerai plus spécifiquement sur ces deux rôles joués par les drogues
l’Université jagellonne dans la vie militaire.
de Cracovie (Pologne).
Son dernier ouvrage, Je commencerai cependant par une observation générale, une sorte
Shooting Up. A History de point de référence que l’on devrait toujours garder à l’esprit lorsque
of Drugs and War, a été l’on discute de la synergie entre les drogues et la guerre. Jonathan Shay,
publié en mars 2016 par
Oxford University Press lorsqu’il décrit la façon dont les guerriers homériques de l’Illiade noyaient
et Hurst Publishers. leurs peines dans le vin, emploie la jolie expression de « pharmacologie

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Les drogues et la guerre

culturelle » 1. En effet, les substances psychoactives ne peuvent être cor- 1. J. Shay, Achilles
rectement appréhendées que dans un contexte social, culturel et his- in Vietnam : Combat
Trauma and the
torique spécifique. L’usage militaire de psychotropes n’avait donc rien Undoing of Character,
d’inconvenant jusque dans les années 1930 et 1950, puisque la plupart de New York, Scribner,
ces produits étaient légalement et facilement disponibles. Les « remèdes » 2003, p. 62.
autrefois dispensés avec largesse par de nombreuses forces armées, et
perçus comme un moyen efficace
de soigner de nombreuses mala-
dies et afflictions, tombent cepen-
« Le concept de drogue est un
dant aujourd’hui dans la catégorie concept non-scientifique, institué
des drogues nocives, addictives,
à partir d’évaluations morales ou
et contrôlées. Jacques Derrida a
parfaitement raison lorsqu’il écrit politiques : il porte en lui-même la
que « le concept de drogue est un norme ou l’interdit. »
concept non scientifique, institué
à partir d’évaluations morales ou
politiques : il porte en lui-même la norme ou l’interdit. Il ne comporte 2. J. Derrida, « The
aucune possibilité de description ou de constat, c’est un mot d’ordre. » 2 Rhetoric of Drugs »,
in A. Alexander &
C’est un mot d’ordre au sens où il s’agit d’interdire des composés psy- M.S. Roberts (éds), High
choactifs auparavant considérés comme légaux, et dont l’usage était Culture. Reflections
perçu comme normal, voire était répandu, parfois même à la mode. on Addiction and
Modernity, New York,
En d’autres termes, avant que certaines substances ne soient classées State University of
comme « drogues » et placées sous le contrôle de l’État, elles étaient New York Press, 2003,
culturellement acceptées et communément utilisées. Elles constituaient p. 20 ; « Rhétorique
de la drogue », in
une part essentielle du paysage social et n’étaient en aucun cas considé- J.M. Hervieu, L’esprit
rées comme mauvaises ou dangereuses. Le même phénomène s’est sou- des drogues, Paris,
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vent produit dans le domaine militaire. Autrement, 1989,
repris dans Points de
suspension : entretiens,
•Diverses
•De l’époque pré-moderne à la Première Guerre mondiale choisis et présentés par
Elisabeth Weber, Paris,
substances psychoactives étaient utilisées par les peuples
Galilée, 1992, p. 242.
de l’Antiquité. On s’intoxiquait pour des raisons rituelles et religieuses,
mais aussi militaires. L’usage de l’opium était courant dans la civilisa- 3. D. Musto, The
tion grecque, et dans l’Odyssée Homère décrit comment les combattants American Disease.
Origins of Narcotic
de la guerre de Troie soulageaient la peine causée par la perte de leurs Control, New Haven,
compagnons en consommant de la nepenthes. Cette « boisson de l’ou- CT, Yale University
bli » était probablement un mélange de vin et d’opium, remède connu Press, 1973, p. 69 ;
R. Davenort-Hines,
plus tard sous le nom de laudanum (teinture d’opium, inventée par Para- The Pursuit of Oblivion.
celsus en 1525 environ, et popularisée dans les années 1660 par Thomas A Global History of
Sydenham 3). Narcotics, London,
W.W. Norton, 2004,
En Inde, la consommation de l’opium a une longue tradition der- pp. 35-36.
rière elle. Dès les années 1620, les Rajputs, membres de la caste des
guerriers Hindous, se distinguèrent par leur consommation régulière
d’opium. Lors de la première guerre d’indépendance indienne (Révolte
des Cipayes, 1857-1859), 80 % des guerriers Sikhs prenaient de l’opium
de façon occasionnelle, 15 % en prenaient de manière régulière, et 0,5 %
4. R. Davenort-Hines,
en abusaient. 4 D’une manière générale, une consommation modérée était The Pursuit of Oblivion,
considérée comme essentielle pour combattre efficacement. À l’inverse, p. 187.

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Drogues : ordre et désordres

l’usage incontrôlé de l’opium dans la Chine du XIXe siècle a conduit à


une complète détérioration des forces armées. Paradoxalement, durant
les Guerres de l’Opium (1839-1842, 1856-1860), l’armée chinoise compo-
sée de consommateurs d’opium dut se battre contre les Anglais pour ten-
ter de contenir le flot d’opium indien qui dévastait sérieusement la société
et l’État.
Pratiquement dans toute l’Eurasie, de la Scandinavie au Kamchatka,
l’Amanita muscaria (ou « amanite tue-mouches ») fut consommée aussi
bien dans des contextes cérémoniels et culturels (rituels chamaniques)
que comme stimulant ou pour le plaisir. Elle était particulièrement popu-
laire dans les tribus sibériennes des Chukchi, des Kamchadals, des Khanty,
des Koryaks ou des Yakuts. Le
Au début, la cocaïne fut utilisée champignon était aussi réguliè-
rement utilisé par les guerriers
dans l’armée moins pour son de ces tribus. Dans le commerce
pouvoir stimulant que pour inter-tribal en Sibérie, les cham-
pignons séchés étaient très chers,
soulager la soif et la faim. aussi seuls les riches pouvaient
se les procurer. Cependant, les
pauvres ont tôt fait de découvrir l’une des propriétés majeures de l’ama-
nite tue-mouches : l’urine de ses consommateurs conserve des proprié-
tés fortement psychoactives. L’urine d’une seule personne ayant ingéré
de l’Amanita muscaria pouvait provoquer des effets hallucinogènes chez
cinq autres individus ! Les peuples de Sibérie avaient donc pour habi-
tude de collecter et de boire de l’urine psychotrope, une habitude que les
5. R. Rudgley, The Russes et les Occidentaux trouvaient très répugnante 5. Quoiqu’il en soit,
Alchemy of Culture :
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boire cette urine était une pratique répandue parmi les guerriers sibé-
Intoxicants in Society,
London, British Museum riens car le muscimol, principal composant psychoactif de l’amanite tue-
Press, 1993, p. 40. mouches, améliorait de façon significative leur performance au combat.
Divers contes et légendes relatent la façon dont les tribus qui consom-
6. A. Sroka, Teologia
narkotyku. O maient l’Amanita muscaria produisaient de fiers et brutaux « guerriers
psychodelikach, champignons ». Après avoir marché sur de longues distances en portant
szaleństwie, mistycznej de lourdes charges, ils faisaient montre d’une extrême endurance dans
paranoi i powrocie
do Edenu, Warszawa, les batailles. Intoxiqués et survoltés, ils se jetaient frénétiquement dans
Eneteia, 2008 la bataille dont ils sortaient victorieux. Il est intéressant de noter qu’en
[Theology of Drugs. On 1945, un groupe de soldats soviets (probablement sibériens) défoncés au
Psychedelics, Madness,
Mystical Insanity and champignon fit preuve du même courage sans faille lors de la bataille de
Return to Eden], p. 67. Székesfehérvar, en Hongrie 6.
Sur un autre continent, lors de la guerre anglo-zouloue de 1879,
les Britanniques furent étonnés par le courage et l’intrépidité de leur
ennemi. Leur bellicosité traditionnelle mise à part, les Zoulous utili-
7. A. T. Bryant,
The Zulu People as saient comme fortifiants des stimulants à base d’herbes, en particulier
They Were Before the le dagga (une variété sud-africaine du cannabis), mais aussi l’Amanita
White Man Came, muscaria 7. Les Sothos, membres d’une autre tribu sud-africaine, fai-
Pietermaritzburg, Shuter
and Shooter, 1949, saient également usage du cannabis au combat, tandis que les peuples
vol. 1, p. 222. d’Afrique de l’Ouest consommaient des noix de kola (ou cola), légère-
ment stimulantes car contenant de la caféine et de la théobromine. Les

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Les drogues et la guerre

soldats français goûtèrent à ces noix lors des guerres coloniales au XIXe 8. M. Ylikangas,
siècle, et les adoptèrent comme complément alimentaire particulière- Unileipää, kuolonvettä,
spiidiä. Huumeet
ment utile pour les aider à supporter les longues marches dans la cha- Suomessa 1800-1950
leur africaine 8. [Opium, Death’s
Les tribus andines, quant à elles, mastiquaient traditionnellement des Tincture, Speed. Drugs
in Finland 1800-1950],
feuilles de coca, un stimulant léger. Les propriétés énergisantes de cette Jyväskylä, Atena, 2009,
plante ont joué un rôle essentiel dans les révoltes contre les Espagnols p. 143.
en Amérique du Sud, en particulier lors du soulèvement mené par Tupac
Amaru II. En 1871, lors du siège de La Paz par Tupac Katari et son armée
rebelle, des expéditions spéciales durent être organisées pour assurer
l’approvisionnement des guerriers en coca. Dans l’enceinte de la ville, les
stocks de feuilles jouèrent aussi un rôle crucial dans la survie de nom-
breux habitants. Les récits des Jésuites sur l’usage de la coca à La Paz
éveillèrent l’intérêt des Européens 9. C’est ainsi qu’en 1876, l’Encyclopédie 9. D. Streatfeild,
française de science médicale recommanda l’usage de la coca dans l’in- Cocaine : An
Unauthorized
dustrie et dans l’armée. En 1893, le maréchal de camp Sir Henry Evelyn Biography. London,
Wood fit l’expérience d’en donner à des soldats britanniques, et rapporta Virgin, 2002, p. 65 ;
les effets prometteurs de la coca pour apaiser la soif. Theodore Aschen- R. Davenport-Hines,
The Pursuit of Oblivion,
brandt, docteur de l’armée bavaroise, informé de la découverte de la p. 28.
cocaïne (extraite en 1859 par Friedrich Wöhler et Albert Niemann), la
testa sur ses soldats 10. Au début, la cocaïne fut utilisée dans l’armée moins 10. D. Streatfeild,
pour son pouvoir stimulant que pour soulager la soif et la faim, promet- Cocaine, p. 67.
tant une réduction de 15 à 20 % de la quantité de nourriture nécessaire à
l’approvisionnement des troupes.
La Première Guerre mondiale (1914-1918) vit l’apparition de la cocaïne
sur la ligne de front. Il est impossible d’estimer le nombre de soldats
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qui en prenaient de manière récréative pour calmer leurs nerfs, et le
nombre de ceux à qui la drogue était fournie pour améliorer leurs per-
formances, mais la guerre laissa des centaines de vétérans accros à la
11. « Forced March »,
cocaïne. La cocaïne fut utilisée, par exemple, par les pilotes allemands http://www.cocaine.
et français, par les soldats canadiens, par les corps d’armée australiens org/forcedmarch.
et néo-zélandais et par les fantassins britanniques. Les puissances de htm, page consultée le
16 décembre, 2015.
l’Axe tout comme les pays alliés étaient fournis par l’industrie néerlan-
daise (Nederlandsche Cocaïne Fabriek) qui, grâce à la guerre, devint le 12. V. Berridge, « Drugs
plus gros producteur mondial de cocaïne. L’armée britannique fit usage and Social Policy :
The Establishment of
de la « Marche Forcée », une drogue composée de cocaïne et d’extrait Drug Control in Britain
de noix de kola, qui avait déjà été utilisée avec succès lors de longues 1900-30 », British
et éprouvantes expéditions polaires 11. L’auto-prescription était répandue, Journal of Addiction,
vol. 79, no. 1, 1984,
la cocaïne se révélant être un soutien efficace dans les tranchées, et p. 20.
les pharmaciens de Londres commercialisaient par voie postale des kits
médicaux contenant de l’héroïne et de la cocaïne, les vendant comme
« des cadeaux utiles pour vos amis sur le Front 12 ». Suite à une panique 13. V. Berridge, « War
Conditions and Narcotic
morale grandissante en Grande Bretagne, la cocaïne finit par être per- Control : The Passing of
çue comme l’instrument d’une opération de subversion allemande. Ainsi, Defence of the Realm
la loi sur la Défense du Royaume (Defense of the Realm Act) de Juillet Act Regulation 40B »,
Journal of Social Policy,
1916 interdit la vente sans prescription de cocaïne et de produits à base vol. 7, no. 3, 1978,
d’opium au personnel militaire 13. pp. 285-304.

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Drogues : ordre et désordres

•La•La drogue
Seconde Guerre mondiale
de prédilection durant la Seconde Guerre mondiale (1939-
1945) fut les amphétamines. Le Troisième Reich fut le pionnier de l’utilisa-
tion militaire de la méthamphétamine. Dès les premiers mois de la guerre
en Europe, la Wehrmacht consomma des quantités massives de meth sous
la forme d’une « pilule d’attaque » nommée Pervitin, testée auparavant
par les Allemands comme stimulant de combat pendant la Guerre civile
14. L. Iversen, Speed, en Espagne (1936-1939) 14. D’avril à décembre 1939, la compagnie Tem-
Ecstasy, Ritalin: mler fournit 29 millions de comprimés à la Wehrmacht et à la Luftwaffe.
The Science of
Amphetamines, Oxford, D’avril à juin 1940, durant la conquête des Pays-Bas, de la Belgique, du
Oxford University Press, Luxembourg et de la France, les forces allemandes consommèrent plus
2008, p. 71. de 35 millions de pilules de Pervitin et de sa version modifiée, l’Isophan.
La méthamphétamine se présentait aussi sous la forme de barres choco-
latées (Fliegerschokolade pour les pilotes et Panzerschokolade pour les
15. N. Rasmussen, On divisions blindées) ou d’injections 15. La meth joua donc un rôle significa-
Speed : The Many tif dans le succès de la Blitzkrieg. De nombreux soldats devinrent toxi-
Lives of Amphetamine,
New York, New York comanes et furent approvisionnés par leurs familles, qui achetaient de la
University Press, 2008, Pervitin sur le marché noir. Mais les Allemands ne tardèrent pas à décou-
p. 54. vrir les effets secondaires de la meth (gueule de bois, mauvaise condition
physique le jour d’après, pics de nervosité et d’agressivité, augmentation
des accidents et suicides, addiction) et à en limiter la consommation. En
décembre 1940, le nombre de pilules consommées passa de 12,4 millions
16. H. Nöldecke, à 1,2 millions par mois 16. Cette politique de restriction ne connut cepen-
« Einsatz von dant qu’un succès partiel, car les conditions particulièrement difficiles de
leistungssteigernden
Medikamenten bei Heer la campagne de Russie (initiée en juin 1941) supposaient un supplément
un Kriegsmarine », in de dopage pharmacologique. D’une manière générale, la pharmacologie
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W. Pieper (éd.), Nazis joua un rôle crucial, bien que largement passé sous silence, dans l’effort
on Speed: Drogen im 3.
Reich, Lohrbach : Grüne de guerre allemand, en particulier durant la phase initiale du conflit. Nico-
Kraft, 2002, p. 135. las Rasmussen résume ce constat dans une formule particulièrement lim-
17. Rasmussen, On pide : « Le Blitzkrieg allemand s’est appuyé autant sur la puissance des
Speed, p. 54. amphétamines que sur celle des machines. 17 »
La Grande Bretagne, les États-Unis et le Japon leur emboîtèrent le pas
et finirent eux aussi par administrer des amphétamines à leurs troupes.
18. Rasmussen, On estime ainsi la consommation des cachets de Benzedrine (amphéta-
On Speed, p. 71. mine) par les soldats britanniques à 72 millions de cachets environ 18. La
drogue était abondamment fournie aux pilotes, mais aussi aux soldats
de l’infanterie. À titre d’exemple,
« Le Blitzkrieg allemand s’est le général Bernard Montgomery
délivra le 23 octobre 1942 plus de
appuyé autant sur la puissance 100 000 pilules à la 8e armée, juste
des amphétamines que sur celle avant la bataille d’El Alamein.
Les médecins états-uniens n’arri-
des machines. » vaient pas à prouver que l’amphé-
tamine améliorait la performance
au combat, mais comme elle permettait de soutenir le moral des troupes et
de prolonger leur éveil, près de 15 % des soldats états-uniens en consom-
mèrent régulièrement. En 1942, on distribua les cachets de Benzedrine

104 • mouvements n°86 été 2016


Les drogues et la guerre

(plus couramment appelés « bennies ») dans les kits d’urgence délivrés


aux troupes de bombardiers, pour ensuite élargir leur diffusion en 1943
à toute l’infanterie. Au total, les soldats états-uniens consommèrent au 19. Rasmussen,
minimum 250 millions de pilules de Benzedrine (certaines estimations On Speed, p. 84.
avancent le chiffre de 500 millions de cachets) 19.
Dans le cas du Japon, les stimulants (appelés senryoku zokyo zai : moti- 20. M. Kato, « An
ver l’esprit de bataille) n’étaient pas seulement distribués aux soldats mais Epidemiological
Analysis of the
aussi aux civils dont le travail contribuait à l’effort de guerre (les pilules Fluctuation of Drug
d’amphétamine furent notamment commercialisées en 1941 sous le nom Dependence in Japan »
de Philopon – de philo « amour » et ponos « travail » 20). L’armée impériale Substance Use and
Misuse, vol. 4, no. 4,
administra des cachets connus sous le nom de Nekomo-Jo (les yeux du 1969, p. 592.
chat) mais aussi des injections de meth. Des « pilules d’assaut » (Totsugeki-
Jo/Tokkou-Ko), composées d’amphétamine et de thé vert en poudre, 21. A. Satō,
furent distribuées aux kamikazes sur le départ de leur mission finale 21. « Methamphetamine
Suite à la défaite du Japon, des stocks colossaux de meth entrèrent sur Use in Japan After
the Second World
le marché civil et furent distribués principalement par la mafia japonaise War: Transformation
(yakuza), ce qui déclencha la première épidémie de consommation de of Narratives »,
drogues de 1945 à 1955 22. Contemporary Drug
Problems, vol. 35, no. 4,
2008, p. 720.
•Bien
•La Guerre froide : Corée, Viêt-Nam et Afghanistan
que les États-Unis aient dopé leurs troupes lors de la Seconde 22. M. S. Vaughn,
Guerre mondiale, c’est seulement au moment de la guerre de Corée F. F.Y. Huang &
Ch. R. Ramirez, « Drug
(1950-1953) que la prescription de stimulants fut légalisée, avec la généra- Abuse and Anti-Drug
lisation de l’usage de Dexedrine (dextroamphetamine) 23. Pour la première Policy in Japan. Past
fois, les soldats se sont vus administrer des injections d’amphétamines et History and Future
Directions », British
eurent un accès direct à la methamphétamine. Cette utilisation massive Journal of Criminology,
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du speed par l’armée n’avait rien d’extraordinaire : dans les années 1950, vol. 35, no. 4, 1995,
aux Etats-Unis, les amphétamines étaient considérées presque comme pp. 491-524.
des vitamines. Les militaires s’auto-administraient eux-mêmes des pro- 23. Rasmussen,
duits stupéfiants, et après la découverte des effets intensificateurs de On Speed, p. 192.
l’héroïne sur la meth, ils commencèrent à s’injecter un mélange de ces
deux drogues connu sous le nom de « speedball ». La guerre du Viêt-Nam
(1965-1973) est parfois considérée comme la première véritable « guerre
pharmacologique », car la consommation de substances psychoactives par
les militaires y a atteint des proportions inquiétantes. Selon le Ministère
de la Défense, en 1968, près de 50 % des soldats états-uniens déployés
au Viêt-Nam consommaient des drogues ; en 1970, ce taux atteint 60 %,
et, en 1973, l’année du retrait des USA du Viêt-Nam, près de 70 % d’entre
eux étaient des utilisateurs de drogues. En 1971, 50,9 % fumaient de la
marijuana, 28,5 % utilisaient des drogues dures (principalement de l’hé-
roïne et de l’opium), et 30,8 % d’autres produits psychoactifs 24. Les mili- 24. G. Lewy, America
taires gobaient du speed à grande échelle. La prescription standard de in Vietnam, Oxford,
Oxford University Press,
l’armée (20 mg de dextroamphetamine pour 48h de disponibilité au com- 1980, p. 154.
bat) était rarement respectée. En 1971, un rapport de la Commission Par-
lementaire états-unienne sur la Criminalité révèle que, de 1966 à 1969, les
forces armées des États-Unis ont consommé 225 millions de comprimés 25. Iversen, Speed,
d’amphétamines, principalement de la Dexedrine 25. Ce qui représentait, Ecstasy, Ritalin, p. 72.

mouvements n°86 été 2016 • 105


Drogues : ordre et désordres

par personne, selon les sections de l’armée : 21,1 comprimés dans l’armée
26. Rasmussen, navale, 17,5 dans l’aviation militaire et 13,8 dans l’armée de terre 26. Pour
On Speed, p. 190. réduire l’impact de la guerre sur la santé mentale des soldats, le Minis-
tère de la Défense eut recours à des sédatifs et à des neuroleptiques (par
exemple la Thorazine [chlorpromazine]). Du fait de cet usage généralisé
de produits psychotropes associé à une large présence de psychiatres
sur le front, le nombre de cas de trauma post-combat fut exceptionnel-
lement bas. Alors que le taux de décompensations psychiques s’élevait,
pendant la deuxième guerre mondiale, à 10 %, au Viêt-Nam il dégringola
pour atteindre seulement 1 %. Cependant, les drogues ne permirent pas
de prévenir les conséquences négatives des combats sur le long terme, et
des années plus tard, une véritable épidémie de traumatismes de guerre
se développa parmi les vétérans.
En s’appuyant sur une série d’entretiens avec des soldats, Lee N. Robins
a pu identifier les substances psychoactives que les militaires s’auto-admi-
nistraient le plus fréquemment durant la guerre du Viêt-Nam : alcool
(consommé par 92 % des personnes interrogées), marijuana (69 %),
héroïne (34 %), opium (38 %), amphétamines (25 %), et barbituriques
27. L. N. Robins, The (23 %) 27. On estime qu’en 1969, 30 % des soldats fumaient de la mari-
Vietnam Drug User juana avant leur déploiement, tandis que 60 % en consommaient durant
Returns : Final Report,
Washington, DC, Special leur temps dans l’armée. La mise en place de mesures anti-marijuana par
Action Office for Drug l’état-major eut pour conséquence une augmentation de la consommation
Abuse Prevention, 1974, d’héroïne, une drogue qui était alors, au Viêt-Nam, peu chère et extrême-
p. 29.
ment puissante (94 à 98 % de pure « neige » fumable). Au printemps 1971,
quelque 10 à 25 % des soldats étaient dépendants à l’héroïne. En guise de
réponse au problème que représentaient les vétérans toxicomanes retour-
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nant chez eux, le Ministère de la Défense imposa un programme d’ana-
lyse d’urine obligatoire connu sous le nom grotesque d’« opération flot
doré » (« Operation Golden Flow »).
Seuls les soldats dont les analyses
Au printemps 1971, quelque étaient négatives étaient autori-
10 à 25 % des soldats étaient sés à rentrer. Ceux dont les urines
contenaient des traces de produit
dépendants à l’héroïne. devaient passer par une phase de
désintoxication par méthadone de
5 à 7 jours dans des centres situés dans les baies de Long Binh et Cam
28. P. Brush, « Higher Ranh. Les militaires dont le second test était négatif pouvaient retourner
and Higher : Drug Use aux USA. Les soldats (ou « GIs ») dont les tests présentaient deux fois de
Among U.S. Forces in
Vietnam », Vietnam, suite des traces de produit (1 000 à 2 000 cas par mois) étaient exclus des
vol. 15, no. 5, 2002, rangs de l’armée (« libérés ») et renvoyés chez eux 28. Vécue par les vété-
http://nintharticle.com/ rans comme une maltraitance brutale, cette « libération » déshonorante
vietnam-drug-usage.
htm, page consultée le empirait souvent leur problème d’addiction. L’importante consommation
14 décembre 2015. de drogue à laquelle elle a donné lieu est l’une des raisons pour les-
quelles la guerre d’Afghanistan (1979-1989) est souvent appelée le « Viêt-
Nam soviétique ». Cependant, contrairement aux soldats américains, les
militaires communistes ne se sont pas vus administrer les drogues par leur
hiérarchie mais les ont consommées de leur propre chef. La guerre a fait

106 • mouvements n°86 été 2016


Les drogues et la guerre

l’objet d’une censure soigneuse, il n’existe donc pas de données officielles 29. M. Galeotti,
sur la consommation de drogue, mais on estime qu’au moins la moitié Afghanistan : The
Soviet Union’s Last War,
de l’armée communiste d’Afghanistan s’intoxiquait régulièrement (voire London, Frank Cass,
80 % des soldats dans certaines unités) 29. L’alcool, le produit psychoac- 1995, p. 52 ; A. Alexiev,
tif traditionnel en Russie, étant cher et difficile à trouver, on lui substitua Inside the Soviet Army
in Afghanistan, Santa
le haschish, la marijuana, l’opium, l’héroïne, la cocaïne. Le problème était Monica, CA, RAND
particulièrement inquiétant, car les soldats échangeaient régulièrement Corporation, 1988,
du matériel volé de l’armée contre des drogues (ex : pièces détachées, p. 50.
essence, chaussures, vêtements et armes). Pour réguler la question de
l’usage abusif de drogues, la durée de l’engagement fut réduite, au milieu
des années 80, de 24 à neuf mois 30 ; cela ne permit pas de contrer la pro- 30. J. K. Cooley, Unholy
pagation des pratiques de consommation excessive de drogues. Bien que Wars : Afghanistan,
les Mujjahiddin soient souvent, eux aussi, sous l’effet du haschich et de America and
International Terrorism,
l’opium, ils utilisaient surtout les drogues pour financer leurs activités. London, Pluto Press,
Dans l’ensemble, la guerre facilita la culture du pavot à opium, qui, en 2000, p. 130.
1996, fit de la Birmanie/Myanmar le premier producteur mondial d’opium.

•Aujourd’hui,
•Les drogues les
et les guerres contemporaines
amphétamines et les tranquillisants sont officielle- 31. Performance
ment utilisés par l’aviation militaire états-unienne (US Air Force) comme Maintenance during
Continuous Flight
moyen de « gestion de la fatigue ». Les pilotes assignés à de longues mis- Operations : A Guide
sions peuvent bénéficier, sous réserve de procédures spécifiques et de for Flight Surgeons,
contrôles stricts, de « go pills » (Dexedrine) pour les aider à rester concen- NAVMED P-6410,
Fallon, NV, Naval
trés et alertes. Les médecins militaires peuvent les prescrire en prévi- Strike and Air Warfare
sion de vols de 8 à 10 heures ou plus, qui se passent de nuit ou incluent Center, 2000, http://
des changements de zones horaires 31. A leur retour, les pilotes peuvent www.med.navy.mil/
directives/Pub/6410.
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se voir prescrire des « no-go pills » pour les aider à dormir (des sédatifs pdf, page consultée le
comme l’Ambien, le Restoril, ou le Sonata). Par ailleurs, la consomma- 15 décembre 2015.
tion non-autorisée de substances illégales par le personnel militaire états-
32. P. Von Zeilbauer,
unien a doublé entre 1998 et 2005, pour atteindre 5 % de ce public. 32 « For U.S. Troops at
Nombreux sont ces personnels qui ont développé des addictions aux War, Liquor Is Spur
produits qui leur ont été prescrits par les médecins militaires (souvent to Crime », New York
Times, 13 mars 2007,
des antidouleurs opioïdes comme l’Oxycodon, et des produits psycho- http://www.nytimes.
tropes) et qui ont continué à se les procurer sur des marchés noirs, par- com/2007/03/13/world/
ticulièrement ceux qui fleurissaient en Irak. Certains documents révèlent middleeast/13alcohol.
html?pagewanted=
que des soldats participant aux opérations en Irak et en Afghanistan ont print&_r=0, page
consommé des stéroïdes et abusé de l’alcool, de la cocaïne et du Valium. consultée le
La consommation de drogues est en augmentation visible parmi les 15 décembre 2015.
membres de groupes armés irréguliers comme, par exemple, les armées
33. T. Perry, « Fallouja
insurgées d’Irak, les combattants d’Afghanistan, les groupes rebelles Insurgents Fought
d’Ouganda, du Liberia, du Sierra Leone, les militants Tchéchènes, les Under Influence of
fractions rebelles de Somalie, les combattants féroces de Daech en Irak Drugs, Marines Say »,
Los Angeles Times,
et en Syrie, et d’autres groupes anti-occidentaux. Par exemple, les insur- 13 janvier 2005,
gés qui ont combattu les « Marines » états-uniens à Fallujah étaient sans http://articles.latimes.
aucun doute sous l’effet d’amphétamines et de crack, comme le prouvent com/2005/jan/13/
world/fg-iraqdrugs13,
les piles d’aiguilles et de pipes retrouvées ensuite chez eux 33. Les dix ter- page consultée le
roristes de « Lashkar-e-Taiba » qui ont perpétré les attaques mortelles 15 décembre 2015.

mouvements n°86 été 2016 • 107


Drogues : ordre et désordres

de Bombay en 2008 avaient consommé des stéroïdes, de la cocaïne, et


du LSD 34. La drogue connue sous le nom de Captagon ou de fénéthyl-
line est un stimulant largement utilisé par les combattant.e.s de la guerre
civile syrienne et par ceux de Daech. Cette drogue synthétique inventée
en 1961 est métabolisée par le corps sous la forme de deux produits –
34. « Mumbai Terrorists amphétamine et théophylline (une molécule du type Xanthine). La Com-
on Drugs During mission des Nations Unies contre la Drogue et le Crime la décrit comme
Attacks », Ebru News,
2 décembre 2008, « un stimulant de type amphétamine ». Elle a été un temps prescrite pour
http://news.ebru.tv/ traiter l’hyperactivité, la narcolepsie et la dépression mais, à cause de
en/central_asia/8763. son potentiel addictogène important, elle a été interdite dans la plupart
html, page consultée le
4 mai 2013. des pays au milieu des années 1980. Largement consommée au Moyen-
Orient de manière illégale et dans le cadre de pratiques récréatives, elle
est longtemps restée quasiment inconnue ailleurs que dans cette zone
du monde.
Le Captagon est une bonne drogue pour le combat. Elle provoque
les effets typiques des stimulants de la classe des amphétamines – elle
atténue la peur, supprime la douleur, efface la sensation de faim, réduit
le besoin de sommeil et donne de la force. On sait que les djihadistes
35. « Two Tons of
IS Drugs », http:// syriens et ceux de Daech en ont consommé de grandes quantités. On
bignews2day.com/ dit que cette drogue les transforme en combattants féroces et sans peur,
en/news/raskryt-
capables de commettre facilement des violences hors du commun, ce
sekret-zhivotnoj-
svireposti-islamistov-- pourquoi le Captagon est souvent appelé la « pilule de l’horreur » 35. Les
--eto-tabletka-uzhasa, civils kurdes qui se sont échappés de Kobane rapportent que les combat-
page consultée le
tants de Daech sont « sales, avec des barbes hirsutes et de longs ongles
2 octobre 2015.
noirs. Ils ont avec eux des stocks de comprimés qu’ils prennent sans
36. Cité dans cesse. Cela semble les rendre encore plus fous » 36. Les atrocités qu’ils
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Perlmutter, « ISIS Meth commettent peuvent être expliquées comme le résultat, non seulement
Heads », http://www.
frontpagemag.com/ de la culture brutale et féroce de l’État Islamique et de son extrémisme
fpm/252783/isis-meth- djihadiste, mais aussi d’une psychopathie chimiquement induite. Les com-
heads-tweeking-name- primés de Captagon de contrebande qu’ils prennent sont souvent plus
islam-dawn-perlmutter,
page consultée le puissants que l’original car ils contiennent de la méthamphétamine, de
3 octobre 2015. l’éphédrine et d’autres drogues. Par ailleurs, des témoins racontent que
les jihadistes consomment également d’autres psychoactifs : cocaïne,
37. Perlmutter, « ISIS héroïne, et haschisch 37. En d’autres mots, ils sont sous l’effet de deux dro-
Meth Heads ». gues : le djihad et les produits stupéfiants. En résumé, les drogues per-
mettent de compenser, dans les armées non professionnelles, l’absence
d’entraînement et de discipline typiques des forces armées classiques. Les
soldats de ces groupes deviennent plus incontrôlables, ce qui ajoute ainsi
de façon significative au chaos de la guerre contemporaine.

•L’histoire
•Drogues militaire
et anciens combattants
éclaire les nombreuses facettes du lien qui existe
entre drogues et anciens combattants. D’abord, dans la mesure où l’usage
de substances psychoactives est encouragé par les guerres, de nombreux
soldats entrent pour la première fois en contact avec les drogues durant
leur service militaire – de manière volontaire (pour se détendre) ou invo-
lontaire (lorsque ce sont les autorités militaires qui les prescrivent pour

108 • mouvements n°86 été 2016


Les drogues et la guerre

raisons médicales ou pour améliorer les performances des soldats). Cer-


tains reviennent chez eux avec des addictions qui bouleversent leurs vies.
La perception des soldats de retour du front comme de dangereux « étran-
gers » susceptibles de propager leur addiction et de menacer l’ordre social
a souvent nourri des attitudes négatives vis-à-vis des anciens combattants.
C’est ainsi qu’ont été justifiées certaines campagnes et certaines législa-
tions nationales anti-drogue. Par
exemple, beaucoup de vétérans
de la guerre civile (1861-1865)
Les drogues permettent de
développèrent une dépendance compenser, dans les années
à l’opium et à la morphine, deux non-professionnelles, l’absence
produits qui avaient fait l’objet
d’un usage médical massif durant d’entraînement et de discipline
ce conflit. Cette situation fut le ter- typiques des forces armées
reau du mythe de la « maladie des
soldats » (l’idée d’une gigantesque
classiques.
armée d’anciens combattants dro-
gués à la morphine), qui fut utilisée pour justifier le vote d’une loi anti-
stupéfiants : le « Harrison Act » de 1914. On pourrait citer également
l’héroïnomane comme figure du vétéran du Viêt-Nam (1963-1975) et de
la guerre d’Afghanistan (1979-1989).
Deuxièmement : les expéditions militaires ont souvent été l’occasion
pour les soldats de découvrir de nouveaux pays et de nouvelles cultures,
mais aussi de nouvelles drogues et pratiques de consommation. En rame-
nant chez eux des substances psychoactives inconnues jusqu’alors, les
anciens combattants ont participé à la promotion sociale de leur consom-
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mation. Par exemple, les légionnaires romains qui revinrent de leurs
voyages en Egypte et au Moyen-Orient étaient familiers de l’opium. Les
soldats de l’armée d’Orient de Napoléon Bonaparte rentrèrent de l’ex-
pédition d’Egypte (1798-1801) avec une pratique de consommation du
haschich, et ils introduisirent ce produit en France, pays depuis lequel il
se diffusa en Europe.
Troisièmement : la guerre cause d’inévitables traumatismes qui peuvent
démolir la personnalité des combattants. Les effets sur le long terme de
l’expérience guerrière (le poids de la participation aux tueries, l’expé-
rience de la mort et de la destruction, la tension nerveuse continuelle…)
détruisent la santé mentale des soldats, car l’évolution n’a pas préparé
le corps humain à demeurer en état d’alerte et de stress sur une période
longue. Le rejet social dont font l’objet les soldats, le désajustement qu’ils
vivent au retour, les blessures physiques, les handicaps et les troubles psy-
chiques conséquents aux combats sont autant de raisons qui expliquent
la consommation excessive de produits psychoactifs chez les anciens
combattants. Ceux qui souffrent de stress post-traumatique ont très sou-
vent recours aux narcotiques comme forme d’automédication.
Quatrièmement : les produits psychoactifs (comme les antidépresseurs
inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, les antiadrénergiques,
les antipsychotiques, les hypnotiques et les sédatifs) ont également été

mouvements n°86 été 2016 • 109


Drogues : ordre et désordres

utilisés pour soigner les pathologies du stress conséquentes aux com-


bats. Avec les campagnes d’Afghanistan (2001-) et d’Iraq (2003-2011),
la question du stress post-traumatique a pris une ampleur alarmante,
dont témoignent les taux importants de troubles psychiques majeurs au
sein des personnels militaires états-uniens : 11 % pour ceux déployés en
Afghanistan et 17 % pour ceux intervenus en Iraq. C’est pourquoi l’ar-
mée états-unienne finance aujourd’hui la recherche sur des traitements
pharmacologiques innovants, comme l’utilisation de MDMA en psycho-
thérapie. Le MDMA, également connu sous le nom d’ecstasy, est une
substance psychoactive semi-synthétique, un dérivé de la méthamphé-
tamine, classée comme « empathogène » (elle provoque l’empathie et
des sentiments de proximité avec les autres). On a découvert, dans les
années 1970, que la MDMA aide à communiquer ses émotions ; en effet,
avant de devenir aux États-Unis en 1985 une drogue soumise à contrôle,
elle était utilisée pour traiter le stress post-traumatique chez les vétérans
du Viêt-Nam. En 2001, la U.S. Food and Drug Administration a autorisé
une recherche expérimentale sur l’usage du MDMA pour soigner des
38. MDMA/PTSD U.S.
Study (Veterans of patients atteints de stress post-traumatique et en 2010, une équipe dirigée
War), Multidisciplinary par Michael Mithoefer a lancé une recherche sur des anciens militaires
Association for états-uniens souffrant de traumatisme suite à des combats. Les résultats
Psychedelic Studies,
http://www.maps. sont prometteurs – l’ecstasy permet bien aux anciens combattants de par-
org/research/mdma/ ler ouvertement de leurs difficiles souvenirs de guerre 38. En résumé, les
mdma_ptsd_u.s._ substances psychoactives ont accompagné les anciens combattants, qu’ils
study_veterans_of_
war, page consultée le soient devenus toxicomanes au combat ou de retour du front pour soi-
20 mars 2014. gner leurs traumatismes.

•La•Conclusion
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plupart des effets des substances psychoactives améliorent nette-
ment l’efficacité militaire. Ils aident les organisations militaires à atteindre
les objectifs qu’elles visent par l’entraînement : les stimulants améliorent
la performance, réduisent le stress, éliminent la faim, donnent du courage,
engourdissent les sens, boostent
le moral. Mieux encore, les dro-
Les substances psychoactives gues et leurs cocktails peuvent
ont accompagné les anciens produire l’ensemble de ces effets
combattants, qu’ils soient devenus en même temps. Parce qu’elles
rendent possibles un entraînement
toxicomanes au combat ou de meilleure qualité, et une capa-
de retour pour soigner leurs cité au combat et à tuer plus effi-
cace, elles ont été utilisées par les
traumatismes. combattants avec enthousiasme.
Cependant, l’histoire montre aussi
que l’abus de drogues peut être contre-productif et baisser les capacités
des troupes.
Aujourd’hui, alors que les armées professionnelles (en particulier occi-
dentales) ont limité voire abandonné l’administration de drogues à leurs
soldats (sauf peut-être les États-Unis) et combattent l’usage illicite de ces

110 • mouvements n°86 été 2016


Les drogues et la guerre

produits en leur sein, les armées non professionnelles, elles, (qu’elles


soient insurgées, terroristes ou composées d’enfants-soldats), utilisent
de plus en plus des produits variés. Les forces armées institutionnelles
ont, en général, régulé et contrôlé les usages des drogues, alors que les
armées informelles n’exercent quasiment pas de contrôle sur la consom-
mation de leurs membres, ce qui les rend d’autant plus imprévisibles, sau-

vages, cruels, et « irrationnels ».
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