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A ussi paradoxale soit-elle, cette description des projectiles japonais, extraite d’une
observation médicale effectuée durant la guerre russo-japonaise (1904-1905) 2,
s’impose largement dans le monde des médecins militaires. Traduit et diffusé dans la
presse de plusieurs pays, ce texte fait partie d’un ensemble d’écrits médicaux contem-
porains de cette guerre qui révèlent l’usage constant du qualificatif humanitaire et
de ses variantes par différents observateurs du conflit. Son propos invite à examiner
et questionner le regard porté sur les armements modernes 3, en particulier les armes
à petit calibre, dans le contexte des discussions internationales qui ont conduit au
développement d’un discours sur la « balle humanitaire ». En suivant l’évolution
des débats dont l’origine remonte, en Europe, à la fin du XIXe siècle, nous verrons
comment le monde des chirurgiens militaires, confronté à l’industrialisation de
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Doctorant à l’Université Paris Nanterre et Birkbeck, Université de Londres. Une version préli-
minaire de ce présent article a été présentée au groupe de travail « L’Europe des guerres lointaines.
Représentations et sensibilités. 1820-1930 » à Paris (Université Paris 1). Je remercie Annette Becker,
Naoko Shimazu, Emmanuel Lozerand, Sylvain Venayre et Hervé Mazurel, ainsi que Marine Branland,
Reut Harari, Sophie Buhnik et les deux évaluateurs anonymes du comité de lecture pour leurs commen-
taires des versions antérieures de ce texte. Les noms japonais cités dans le corps du texte sont présentés
selon l’ordre japonais, qui place le patronyme avant le prénom.
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte
Ken Daimaru, Entre blessures de guerre et guerre des blessures, Le Mouvement social, octobre-décembre 2016.
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5. Selon la formule de G. Best, Humanity in Warfare: The Modern History of the International Law
of Armed Conflicts, Londres, Routledge, 1983.
6. Voir notamment R. Rogaski, Hygienic Modernity. Meanings of Health and Disease in Treaty-Port
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte
China, Berkeley, University of California Press, 2004 ; W. Iijima, Mararia to teigoku – Shokunchi igaku
to higashi ajia no kouiki chitsujyo [Malaria et Empire. Médecine coloniale et ordre régional en Asie orien-
tale], Tokyo, University of Tokyo Press, 2005 ; M. Shiyung Liu, Prescribing Colonization: The Role of
Medical Practices and Policies in Japan-Ruled Taiwan, 1895-1945, Ann Harbor, Association for Asian
Studies, 2009 ; R. R. II Padilla, « Science, Nurses, Physicians and Disease: The Role of Medicine in
the Construction of a Modern Japanese Identity, 1868-1912 », Ph. D. dissertation, The Ohio State
University, 2009 ; A. E. Goble, Confluences of Medicine in Medieval Japan: Buddhist Healing, Chinese
Knowledge, Islamic Formulas, and Wounds of War, Honolulu, University of Hawaï Press, 2011 ; A. R. Bay,
Beriberi in Modern Japan. The Making of a National Disease, Rochester, University of Rochester Press,
2012 ; H. Kim, Doctors of Empire: Medical and Cultural Encounters between Imperial Germany and
Meiji Japan, Toronto, University of Toronto Press, 2014 ; Y. Makita, « The Ambivalent Enterprise:
Medical Activities of the Red Cross Society of Japan in the Northeastern Region of China during
the Russo-Japanese War », in D. Ben-Canaan, F. Grüner et I. Prodöhl (dir.), Entangled Histories:
The Transcultural Past of Northeast China, Cham-Heidelberg-New York-Dordrecht-Londres, Springer,
2014, p. 189-203 ; L. K. Pennington, Casualties of History: Wounded Japanese Servicemen and The
Second World War, Ithaca, Cornell University Press, 2015.
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7. D. A. Hounshell, From the American System to Mass Production, 1800-1932: The Development
of Manufacturing Technology in the United States, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984,
p. 15-17.
8. W. H. McNeill, The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000,
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte
notamment « l’emploi de tout projectile d’un poids inférieur à 400 grammes, qui serait ou explosible ou
chargé de matières fulminantes ou inflammables », cité par H.-P. Gasser, « Aperçu de la Déclaration de
Saint-Pétersbourg de 1868 », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 75, n° 804, 1993, p. 539-544.
12. E. Prokosch, The Technology of Killing. A Military and Political History of Antipersonnel Weapons,
Londres, Zed Books, 1995, p. 11.
13. Voir J. Habart, Des projectiles actuels et de leurs rapports avec la chirurgie de guerre, Nantes,
Imprimerie du commerce, 1891 ; G.-F.-S. Salle, Balles humanitaires et leurs blessures. Mode d’action des
projectiles à chemises métalliques dures. Conférences régimentaires faites aux officiers en 1897 et 1898, Paris,
Henri Charles-Lavauzelle, 1899.
14. Par exemple, P. Henrard, « Études sur la pénétration des projectiles dans les milieux résistants »,
Bulletin de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 1884, t. 8, fascicules
7-12, Bruxelles, Académie royale de Belgique, p. 337-360.
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15. T. Kocher, Über Schusswunden : experimentelle Untersuchungen über die Wirkungsweise der
modernen Klein-Gewehr-Geschosse, Leipzig, F. C. W. Vogel, 1880.
16. T. Kocher, « Die Aufgabe Verbesserung der Geschosse vom Standpunkt der Humanitaet », Atti
Dell’XI Congresso Medico Internazionale, Roma, 29 Marzo-5 Aprile, 1894, vol. 1, Parte generale, Rome,
Ripamonte e Colombo, 1895, p. 325.
17. Voir J.-L. Reverdin, Leçons de chirurgie de guerre. Des blessures faites par les balles des fusils, Paris,
Félix Alcan, 1910, p. 177-203.
18. L. Melsens, Sur les plaies produites par les armes à feu, sur quelques effets de la pénétration des
projectiles dans divers milieux et sur l’impossibilité de la fusion des balles de plomb qui frappent les hommes
ou les chevaux, Bruxelles, Librairie médicale H. Manceaux, 1872, p. 57.
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humain ou sur celui des animaux, et sur des matières diverses partageant certaines
propriétés avec le tissu humain tels que l’argile, le savon, une plaque de plomb
ou encore une planche de bois 19. En 1884, par exemple, Ernst Reger, médecin de
l’armée allemande et chirurgien à Potsdam, observa, par l’examen des balles et de
leurs particules détachées sous le choc lors de tirs contre un tronc en chêne, que la
balle de plomb et celle à chemise de cuivre soudée présentaient une déformation
importante, tandis qu’il y avait peu de déformation avec des balles d’acier massif ou
à manteau d’acier soudé 20. Reger a souligné que si la résistance était plus grande que
la force de pénétration, un contrecoup s’exerçait sur le projectile même et provoquait
par conséquent une explosion étendue de ce dernier. Pour conclure, il proposait de
substituer aux balles de plomb mou des projectiles d’acier ou de cuivre peu suscep-
tibles de déformation.
Cette approche était nouvelle en médecine militaire. Alors que la plupart des
médecins cherchaient à adapter les soins aux lésions observées, il s’agissait cette fois
de déployer les soins appropriés au projectile utilisé. Les adeptes de cette approche
expérimentale cherchaient à théoriser la production des blessures et à découvrir les
principes scientifiques qui la sous-tendaient : comment la balle affectait le corps, et
en particulier comment des critères mécaniques (la distance, la puissance, la vitesse,
la propriété des matières touchées) pouvaient servir à évaluer des caractéristiques
cliniques (la forme de l’orifice, la nature du délabrement, la présence ou non de frac-
ture). Pour comprendre ces mécanismes et établir des catégories des blessures, le labo-
ratoire – et non pas la clinique – était nécessaire. Otto von Schjerning (1853-1921),
médecin major de l’armée prussienne, affirma solennellement, lors du onzième
congrès international de médecine de Rome en 1894, sa vocation à « obtenir du
point de vue technique une instruction positive des chirurgiens militaires, qui tâche,
enfin, de procurer à la chirurgie militaire les bases scientifiques qui lui manquent » 21.
La recherche balistique constitue alors un véritable enjeu pour les chirurgiens
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19. Voir notamment B. von Beck, Über die Wirkung moderner Gewehrprojektile, insbesondere
der Lorenzschen verschmolzenen Panzergeschosse, auf den tierischen Körper, Leipzig, 1885 ; Dr. Bovet,
« Einiges über die Wirkung kleinkalibriger Handfeuerwaffen, insbesondere des Hebler-Gewehrs
Modell 1887 », Correspondenz-Blatt für Schweizer Aerzte, Bâle, vol. XVII, 1887, p. 746-751 ; J.
Chauvel, H. Nimier, E. Breton et J.-E. Pesme, « Recherches expérimentales sur les effets des armes
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte
nouvelles et des balles de petit calibre à enveloppe résistante », Archives générales de médecine, t. 162,
1888, p. 385-410. Voir aussi le compte rendu de Frédéric Ferrière sur l’ensemble des travaux présentés
à la section de chirurgie et de médecine militaire du congrès international médical de Rome de 1894
dans F. Ferrière, « Revue des publications de médecine militaire et rapport sur la section de chirurgie
militaire du congrès médical international de Rome », Bulletin international des Sociétés de la Croix-
Rouge, vol. 25, n° 99, 1894, p. 208-220.
20. E. Reger, Die Gewehrschusswunden der Neuzeit : eine Kritik der in neuerer Zeit mit
Kleingewehrprojectilen angestellen Schiessversuche und deren Resultate unter Berücksichtigung der Prognose
und Behandlung gleicher Kriegsverletzungen, Strasbourg, R. Schultz, 1884.
21. A. von Coler et O. von Schjerning, Les effets des nouvelles armes à feu portatives et leur impor-
tance pour la chirurgie militaire. Discours des sections d’hygiène militaire et de chirurgie au onzième congrès
international des sciences médicales à Rome en 1894, Berlin, Imprimerie royale de la cour de E. S. Mittler
et Fils, 1894, p. 4.
22. L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 2005
[1934].
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similaire était ainsi à l’œuvre dans différentes régions du monde militaire en cette fin
du XIXe siècle. Dans les années 1880, les médecins militaires européens se mettent
à affirmer que la compréhension de l’interaction des projectiles pénétrants et des
tissus du corps est un préalable au traitement des blessures de façon rationnelle et
efficace. Certains d’entre eux, tels que Paul von Bruns (1846-1916), chirurgien et
professeur à l’université de Tübingen, cherchent même à déterminer des « zones
chirurgicales » où les effets des balles peuvent s’exercer en fonction des distances et
des structures anatomiques, constatant que « par son petit calibre et par sa vélocité
accrue, la nouvelle balle […] pourrait traverser les tissus sans laisser trace de son pas-
sage au point que les plaies par balle sont aseptiques 23 ». On comprend mieux dès
lors l’affirmation de von Bruns quant au développement des plaies par projectile de
guerre : la nouvelle balle constitue non seulement l’arme la meilleure, mais encore
la plus humaine, dans la mesure du possible 24. En s’appuyant sur ces recherches
européennes, des études ont été entreprises au Japon qui ont conduit les médecins
de l’armée impériale à proposer de nouvelles expérimentations.
23. Le nouveau fusil évoqué par von Bruns est le Gewehr 88, dit Kommissionsgewehr. C’est le
premier fusil allemand en dotation à utiliser la nouvelle poudre sans fumée. Le calibre de sa munition
(8,1 mm) est le plus faible jamais adopté jusqu’alors. Voir P. von Bruns, « Die Geschoss-Wirkung der
neuen Kleinkaliber-Gewehre. Ein Beitrag zur Beurteilung der Schusswunden in künftigen Kriegen »,
Beiträge zur klinischen Chirurgie. Mitteilungen aus den Kliniken zu Tübingen, Heidelberg, Zürich, Basel,
Tübingen, Laupp, 1890, p. 1-72 (cité in E. Haga, « Sur l’effet explosif de la balle de petit calibre », Guni
gakko gyofu, n° 52, 1902, p. 88).
24. P. von Bruns, « Die Geschoss-Wirkung… », art. cité, p. 72.
25. T. Kikuchi, Jyusôron [Sur les plaies par balles], Tokyo, Risuke Shimamura, 1892.
26. H.-E. Kim, Doctors of Empire: Medical and Cultural Encounters between Imperial Germany and
Meiji Japan, Buffalo, University of Toronto Press, 2014.
27. U. Kobayashi, Military Industry of Japan, New York, Oxford University Press, 1922.
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28. T. Nishiyama, Engineering War and Peace in Modern Japan, 1868-1964, Baltimore, Johns
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ne pas tuer l’ennemi par haine. À mesure que les instruments de civilisation tels
que les chemins de fer et la télégraphie électrique se propagent, on voit la guerre
non seulement devenir plus courte, mais le but de la guerre devenir la mise hors
de combat temporaire de l’ennemi au lieu de son anéantissement physique. Il est
34. H. Kuroda, « Tosho yori Murata hohei taisa ika nimei oubei he sashitukawa tabi no ken »,
15 avril 1889, Japan Center for Asian Historical Records, C07050129800 ; Bureau médical du minis-
tère de l’Armée, « Muratajyu sotatsu no ken » [À propos de l’envoi du fusil Murata], Nidai nikki, mai
1888, Japan Center for Asian Historical Records, C06080508400.
35. T. Kikuchi, Untersuchungen über die physikalische Wirkung der Kleingewehr-Projektile, mit beson-
derer Berücksichtigung des kaiserlich-japanischen Ordonnazgewehrs, System Murata, Tübingen, Laupp,
1890 ; T. Kikuchi, « Muratajyu jyusou shaken houkoku ryaku » [Rapport sur l’examen des plaies par
balle du fusil Murata], Kaikosha kiji, vol. 9, n° 36, 1890, p. 23-33.
36. T. Kikuchi, Jyusôron, op. cit.
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37. T. Kikuchi, « Sur la valeur de l’étude du fusil réglementaire Murata du point de vue de la chirurgie
militaire », Chugai iji shinpo, n° 271, 1891, p. 721.
38. Bureau médical du ministère de l’Armée, « Gaikokujin houshu no ken » [À propos de la rému-
nération du collaborateur étranger], Ichidai nikki, septembre 1890, Japan Center for Asian Historical
Records, C03030602700.
39. H. Uno, « Jyuso ni tsuite » [Sur la blessure par fusil], Tokyo igaku kai zasshi, vol. 10, n° 9, 1896,
p. 1-22.
40. L’ensemble de ce rapport, intitulé « Nisshinnoeki daisanshidan ni okeru jyusochiken » [Rapport
clinique sur les plaies par balles de la troisième division durant la guerre sino-japonaise], a été publié
dans Tokyo igaku zasshi, vol. 10, 1896 (n° 8, p. 385-389 ; n° 10, p. 499-537 ; n° 11, p. 579-612 ; n° 13,
p. 707-733 ; n° 14, p. 772-808 ; n° 15, p. 850-862). L’extrait du rapport a été aussi traduit en allemand
et publié dans l’Archiv für klinische Chirurgie en 1897. Voir E. Haga, « Kriegschirurgische Erfahrungen
aus dem japanisch-chinesischen Kriege 1894-1895 », Archiv fur klinische Chirurgie, vol. 55, n° 2, 1897,
p. 245-314.
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Les lésions de guerre par les projectiles de petit calibre et le développement des
méthodes antiseptique et aseptique ont contribué à l’essor d’une stratégie chirurgi-
cale forgée dans le cadre de la médecine civile 41, dite chirurgie conservatrice [hozon
ryôhô] dans la sphère militaire. L’objectif étant de préserver autant que possible
l’intégrité corporelle du blessé, l’amputation a été progressivement remplacée dans
les règlements du service de santé par l’excision et la résection d’os et de tissus
blessés. La chirurgie conservatrice ralentissait cependant le travail des chirurgiens
qui avaient désormais à gérer des opérations de plus en plus précises et complexes.
Les différentes mesures de propreté et d’hygiène introduites pour limiter l’infection
des plaies nécessitaient aussi des opérations de plus en plus longues. Pour faire face
à cette nouvelle situation, l’organisation du service de santé s’est assouplie en offrant
une intervention plus économique en première ligne et en reportant à l’arrière la
chirurgie active.
Sur le champ de bataille, les médecins japonais étaient appelés à toucher le moins
possible aux blessures et à les couvrir au plus vite avec un pansement antiseptique,
avant d’évacuer les blessés vers l’arrière. Bien que Haga utilisât un petit stérilisateur
à vapeur, l’asepsie en campagne ne pouvait qu’être insuffisante. Ainsi, les médecins
de la troisième division se contentèrent de pratiquer l’hémostase, l’immobilisation,
et la trachéotomie en cas d’urgence. Deux amputations de jambe, une suture de
l’humérus, une résection de l’épaule, deux résections partielles du coude, deux tra-
chéotomies, deux laparotomies et plusieurs thoracentèses furent ainsi réalisées. Haga
constate que les « Japonais en général n’accusaient pas de vives douleurs 42 », affirmant
n’avoir pas observé un seul cas de choc, même après des blessures de l’abdomen ou
des cas de fractures du fémur. Enfin, il souligne la rapidité avec laquelle guérissent
certaines blessures causées par des balles tirées par des armes de petit calibre : 358
des 1 105 blessés traités ont pu reprendre le service au cours de la campagne.
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nations occidentales 43. En juillet 1896, une commission dirigée par le lieutenant-
colonel Arisaka Nariaki analyse les données recueillies pendant la guerre pour super-
viser la conception d’un nouveau fusil d’infanterie. Les premiers prototypes sont
testés à l’arsenal de Tokyo en décembre 1896 et juin 1897 et Kikuchi Tsunesaburo
participe à des essais balistiques en collaboration avec le département de pathologie
41. C. Lawrence (dir.), Medical Theory, Surgical Practice: Studies in the History of Surgery, Londres-
New York, Routledge, 1992 ; P. Stanley, For Fear of Pain: British Surgery, 1790-1850, Amsterdam-
New York, Rodopi, 2003 ; S. Snow, Operations without Pain: The Practice and Science of Anaesthesia in
Victorian Britain, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006.
42. E. Haga, « Kriegschirurgische… », art. cité, p. 287.
43. Report on the Medico-Military Arrangements of the Japanese Army in the Field, 1894-1895,
Londres, War Office, 1895.
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française peut écrire sur cette question de la puissance d’arrêt : « N’a-t-on pas déjà
remarqué au Dahomey que les balles du fusil Lebel n’arrêtaient pas toujours sur le
moment l’élan de l’ennemi, dont un grand nombre de blessés, quoique perforés de
44. T. Kikuchi et T. Tanaka, « Murata renpatsu jyu kuho jyusou no kenkyu oyobi sanjyunen shiki
renpatsujyu no shageki shiken » [Études sur les plaies par fusil à répétition Murata modèle 22 avec
une cartouche à blanc et expérimentations balistiques de fonctionnement du fusil à répétition Arisaka
modèle 30], Guni gakko gyoufu, vol. 4, Académie de médecine militaire, 1902, p. 1-86.
45. C. E. Callwell, Petites guerres, Paris, Economica, 1998 [1896], p. 2.
46. « Medical Service of the Army », The British Medical Journal, vol. 1, n° 2251, 1904, p. 446.
47. J. B. Hamilton, « The Evolution of the Dum-Dum Bullet », The British Medical Journal, vol. 1,
n° 1950, 1898, p. 1251.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 105
part en part, arrivaient jusque sur nos lignes pour ne tomber qu’après le choc ? 48 ».
Le rétablissement jugé trop rapide de l’ennemi sur le champ de bataille conduit
notamment les officiers britanniques de l’armée des Indes à réaliser de nouvelles
expériences, en supprimant l’enveloppe de nickel à l’extrémité de la munition 49.
Le projectile, modifié pour accroître la gravité des blessures, produisait des effets
proches de ceux produits par les balles explosibles : un orifice d’entrée étroit, un
énorme orifice de sortie, un trajet en forme d’entonnoir évasé du côté de l’orifice de
sortie. Sur ce trajet, les parties molles et les os sont déchirés ou détruits.
La controverse autour des balles dum-dum commence en avril 1898 lorsque
le chirurgien von Bruns présente au congrès des chirurgiens allemands les résul-
tats de ses expériences avec des balles « expansives », prétendument identiques à
la balle dum-dum 50. Ses conclusions conduisent à proposer de faire interdire par
les autorités militaires allemandes toutes les balles qui n’étaient pas complètement
chemisées. La critique des balles dum-dum se diffuse bientôt dans toute l’Europe.
Les chirurgiens britanniques font alors remarquer une erreur flagrante qui entache
les expériences allemandes : von Bruns n’a jamais testé de balles dum-dum réelles
mais une adaptation d’une balle similaire conçue à partir d’un prototype allemand
Mauser modèle 1888. Il s’agit là d’un exemple qui illustre les efforts déployés par
les Britanniques en 1898 et au début de 1899 pour répondre aux critiques visant la
balle dum-dum, sans pouvoir endiguer l’opposition généralisée qui s’est élevée face
à cette nouvelle munition 51. Friedrich von Esmarch, un célèbre chirurgien militaire
allemand, écrit notamment, en janvier 1899, une lettre importante, publiée dans la
Deutsche Revue, appelant à une interdiction des balles dum-dum. En juillet 1899,
la Conférence internationale de la paix à La Haye, redoutant l’emploi d’une telle
arme sur le sol européen, adopte finalement une déclaration interdisant « l’emploi
de balles qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain, telles
que les balles à enveloppe dure dont l’enveloppe ne couvrirait pas entièrement le
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48. Le médecin-major Nimier commente cette citation en ajoutant que « sans doute les soldats
européens présenteront rarement une pareille tolérance, mais l’on ne saurait croire qu’ils prendront pré-
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texte, pour se retirer du champ de bataille, d’une plaie superficielle ou d’un simple séton creusé dans les
parties molles » (H. J. Nimier, « Notes sur les effets de différents projectiles de petit calibre », Archives
de médecine et de pharmacie militaires, t. 25, 1895, p. 237).
49. E. M. Spiers, « The Use of the Dum Dum Bullet in Colonial Warfare », Journal of Imperial and
Commonwealth History, vol. 4, n° 1, 1975, p. 3-14.
50. A. Ogston, « Continental Criticism of English Rifle Bullets », The British Medical Journal,
vol. 1, n° 1995, 1899, p. 752-757.
51. A. Ogston, « The Peace Conference and the Dum-Dum Bullet », The British Medical Journal,
vol. 2, n° 2013, 1899, p. 278-281.
52. Concernant les déclarations rédigées par les commissions de la Conférence internationale de
la paix à La Haye en 1899, voir J. B. Scott (dir.), Rapports faits aux conférences de La Haye de 1899 et
1907, Oxford, Imprimerie de l’université, 1920.
53. Le major général Tweedie avait, dès 1889, déposé un brevet pour une balle dont l’extrémité
de l’enveloppe était affaiblie par des coupes ou des amincissements afin de maximiser l’impact lors du
contact avec sa cible.
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dum-dum aurait été moins rapide si l’imaginaire collectif n’avait été frappé par la
diffusion des photographies des os et des organes terriblement endommagés par son
usage, imagerie que renforce l’utilisation des nouvelles techniques radiographiques 54.
Médecins comme militaires avaient leur propre interprétation des limites observées
lors de leurs essais. Ce développement des discours sur les nouveaux projectiles ont
influencé l’évaluation des blessures par les chirurgiens militaires, comme s’il existait
un seuil « humanitaire ». Le projectile de petit calibre y était perçu comme une
arme humanitaire en théorie. La valeur humanitaire des projectiles modernes et
le doute quant à leur efficacité technique représentent les deux faces d’une même
médaille qui conduisent paradoxalement à faire apparaître le visage de l’ennemi et
de la guerre à venir plus horrible qu’auparavant. La « balle humanitaire » est dès lors
devenue, pour les médecins militaires, une catégorie de conduite de la guerre.
Au tournant du XXe siècle, la guerre russo-japonaise a été l’un des terrains les
plus explorés par les observateurs militaires 55. Quand le conflit éclate en 1904,
il représente pour l’Europe la première guerre symétrique du nouveau siècle 56.
Chaque belligérant accroît ses forces militaires en y mobilisant, outre ses capacités
productives, les armements les plus récents provenant d’Europe. Au Japon, près
d’un million d’hommes ont été envoyés au front en 1904 et 1905. L’ampleur de
la guerre, en termes d’organisation et de matériel militaire, a été sans précédent
dans l’histoire du pays. Les personnels médicaux et sanitaires représentent 5 % des
effectifs totaux mobilisés, soit 45 500 hommes dont 5 000 sont médecins. Un quart
des diplômés en médecine au Japon ont été appelés au service, et le nombre des
personnels médicaux et sanitaires a triplé en 18 mois, ce qui illustre l’impact de la
guerre sur le monde des médecins et plus largement sur la société japonaise.
L’effet dévastateur de la puissance du feu a été un élément saillant de ce conflit.
Parmi toutes les armes qui y ont contribué, la mitrailleuse et l’artillerie ont été
clairement perçues comme les plus meurtrières. Du point de vue médical, cepen-
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modernes (article 5) et le rétablissement naturel des plaies par balle (articles 14 et 16).
Les plaies par artillerie, qui représentent de 13 à 22 % des blessures, occupent une
place généralement minoritaire dans les écrits médicaux, ce qui peut certainement
traduire la difficulté de leur prise en charge médicale du fait de leur gravité.
54. P. von Bruns, Ueber die Wirkung der neuesten englischen Armeegeschosse (Hohlspitzengeschosse),
Tübingen, H. Laupp’sche Buchhandlung, 1899.
55. O. Cosson, Préparer la Grande Guerre, op. cit.
56. Les derniers conflits de ce type, c’est-à-dire entre deux forces armées régulières d’un niveau
comparable sur le plan de l’équipement et de l’entraînement, avaient été la guerre franco-allemande de
1870-1871 et la guerre russo-turque de 1877-1878.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 107
57. « Aseptic Fighting », Medical Press and Circular, vol. 131, octobre 1905, p. 387. Voir C. Herrick,
« ‘The Conquest of the Silent Foe’: British and American Military Medical Reform Rhetoric and the
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte
Russo-Japanese War », in R. Cooter, M. Harrison et S. Sturdy (dir.), Medicine and Modern Warfare,
Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1999, p. 104-106.
58. K. Kato, Nichiro senso guni no nikki, Tokyo, Yunion shuppansha, 1980.
59. W. H. Bingham, « Russo-Japanese War After Mukden: A Russian Verdict on Russian Failures ;
translated from the Russian Gazette », Journal of Royal United Service Institution, vol. 49, 1re partie,
1905, p. 689.
60. État-major de l’armée de terre au quartier général, Dam Dam dan ni kansuru houkokusho nara-
bini rogun no shiyou shitaru doudan no shashin [Rapport sur les balles dum-dum employées par l’armée
russe accompagné de photographies], 30 juillet 1904-2 octobre 1937, Japan Center for Asian Historical
Records A03032303200
61. État-major de l’armée de terre, Dam Dam dan ni ataritaru utagaiaru kenan no ken [À propos de
l’emploi allégué des balles dum-dum], 12 septembre 1904, Japan Center for Asian Historical Records,
C03020224500
62. G. R. Fowler, « The Alleged Use of Dum-Dum Bullets in the Japanese-Russian War », Medical
News, vol. 85, n° 26, 24 décembre 1904, p. 1201-1206.
108 n Ken Daimaru
Les discours relatifs à la « balle humanitaire » font apparaître un leitmotiv chez les
chirurgiens militaires au tournant des XIXe et XXe siècles. Au cours de cette période,
de plus en plus de médecins participent, au sein des appareils militaires, à l’anticipa-
tion des plaies de guerre que les armes occasionneront et à l’optimisation des effets
du feu, dans un but à la fois curatif et vulnérant. Leur emprise s’est progressivement
accrue avec l’extension de leurs interventions dans la recherche militaire, qui les
font collaborer aux dégâts auxquels ils participaient par leur vocation à réparer.
L’évolution technologique des armements a suscité l’inquiétude dans la corporation
des médecins de guerre, mais elle a également assis leur légitimité, dans la mesure où
ces derniers participaient désormais davantage aux expérimentations qui les concer-
naient. Si la majorité de ces travaux n’ont été lus qu’à l’intérieur du monde des
experts, certains d’entre eux ont traversé l’imaginaire du plus grand nombre pour
devenir un modèle explicatif de la civilisation et de la « décivilisation » des guerres
modernes. Rétrospectivement, le problème fondamental n’était pas l’innovation
technologique, mais la façon dont les nouvelles technologies étaient perçues et utili-
sées. La représentation inédite de l’arme comme expression de la civilisation a ainsi
conduit à une appropriation particulière des motifs de la guerre, qu’accompagnaient
aussi les discours relatifs à la barbarie de l’ennemi. Issue d’expérimentations dans des
laboratoires militaires, façonnée au cours des guerres de la période 1890-1910, cette
appréhension d’une arme moderne compose une vision singulière de la guerre qui
caractérise le monde des chirurgiens de guerre au tournant du siècle.
Rarement remise en cause comme une prémisse, la « balle humanitaire » a sus-
cité des débats dont la postérité n’a pas été sans conséquence sur l’Europe. En 1905,
un médecin de la Croix-Rouge se montrait explicite sur la gravité de l’atteinte au
référent humanitaire dont la guerre russo-japonaise était une manifestation : « Une
pensée humanitaire a dirigé les gouvernements dans le choix des armes modernes,
ou bien faut-il admettre que l’effet moins meurtrier des projectiles de petit calibre
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63. F. Ferrière, « Les blessures produites par le fusil japonais », Bulletin international des Sociétés de
la Croix-Rouge, vol. 36, n° 142, 1905, p. 124.