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Entre blessures de guerre et guerre des blessures : la « balle

humanitaire » en débat en Europe et au Japon, 1890-1905


Ken Daimaru
Dans Le Mouvement Social 2016/4 (n° 257), pages 93 à 108
Éditions La Découverte
ISSN 0027-2671
ISBN 9782707192240
DOI 10.3917/lms.257.0093
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Entre blessures de guerre et guerre des blessures :
la « balle humanitaire » en débat en Europe
et au Japon, 1890-1905
par Ken Daimaru*

Mince, longue, légère, coquette, revêtue de son résistant manteau d’acier ou de


maillechort poli, la balle moderne [rend la] mortalité moindre, [la] guérison plus
rapide des blessures, [les] infirmités consécutives moins considérables, telles sont
les trois raisons qui nous permettent de donner au projectile de petit calibre le
qualificatif, un peu étrange, de balle humanitaire 1.

A ussi paradoxale soit-elle, cette description des projectiles japonais, extraite d’une
observation médicale effectuée durant la guerre russo-japonaise (1904-1905) 2,
s’impose largement dans le monde des médecins militaires. Traduit et diffusé dans la
presse de plusieurs pays, ce texte fait partie d’un ensemble d’écrits médicaux contem-
porains de cette guerre qui révèlent l’usage constant du qualificatif humanitaire et
de ses variantes par différents observateurs du conflit. Son propos invite à examiner
et questionner le regard porté sur les armements modernes 3, en particulier les armes
à petit calibre, dans le contexte des discussions internationales qui ont conduit au
développement d’un discours sur la « balle humanitaire ». En suivant l’évolution
des débats dont l’origine remonte, en Europe, à la fin du XIXe siècle, nous verrons
comment le monde des chirurgiens militaires, confronté à l’industrialisation de
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la violence, contribue à un processus réciproque que l’historien Mark Harrison a
appelé la médicalisation de la guerre et la militarisation de la médecine 4. Bien que

*
Doctorant à l’Université Paris Nanterre et Birkbeck, Université de Londres. Une version préli-
minaire de ce présent article a été présentée au groupe de travail « L’Europe des guerres lointaines.
Représentations et sensibilités. 1820-1930 » à Paris (Université Paris 1). Je remercie Annette Becker,
Naoko Shimazu, Emmanuel Lozerand, Sylvain Venayre et Hervé Mazurel, ainsi que Marine Branland,
Reut Harari, Sophie Buhnik et les deux évaluateurs anonymes du comité de lecture pour leurs commen-
taires des versions antérieures de ce texte. Les noms japonais cités dans le corps du texte sont présentés
selon l’ordre japonais, qui place le patronyme avant le prénom.
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

1. « Documents et Informations. La Balle Humanitaire », L’Illustration, n° 3241, 8 avril 1905,


p. 230-231.
2. Le traducteur américain de l’article, paru dans Litterary Digest le 27 mai 1905, suggère que l’au-
teur anonyme est Augustin Follenfant, médecin principal de l’armée française envoyé en mission auprès
des armées russes en Mandchourie.
3. Il existe une abondante littérature médicale sur l’évolution des armements analysée du point de
vue des médecins des armées. Dans le domaine des études historiques, voir notamment S. Lindee,
« Experimental Injury: Wound Ballistics and Aviation Medicine in Mid-century America », in
W. R. LaFleur, G. Böhme et S. Shimazono (dir.), Dark Medicine: Rationalizing Unethical Medical
Research, Bloomington, Indiana University Press, 2007 ; O. Cosson, Préparer la Grande Guerre. L’armée
française et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes savantes, 2013, surtout chap. 10 ;
J. Bourke, Wounding the World: How Military Violence and War-Play Invades Our Lives, Londres,
Virago, 2015.
4. M. Harrison, « Review Article: The Medicalization of War – The Militarization of Medicine »,
Social History of Medicine, n° 2, 1996, p. 267-276.

Ken Daimaru, Entre blessures de guerre et guerre des blessures, Le Mouvement social, octobre-décembre 2016.
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les conflits armés deviennent de plus en plus fréquents et terriblement dévastateurs


durant le « long XIXe siècle », cette période témoigne aussi d’efforts constants pour
« civiliser 5 » la guerre. L’analyse des discours des médecins militaires permet dès
lors de prendre la mesure de la tension qui, plaçant au centre des réflexions la balle
humanitaire, sous-tend cet espoir.
L’histoire de la médecine militaire, qu’elle s’insère dans le champ de l’histoire
militaire ou de l’histoire des sciences, des techniques et de la médecine, demeure
un territoire encore relativement inexploré. Ce constat est particulièrement flagrant
pour l’Asie orientale même si son implication dans les guerres modernes ainsi que
ses relations avec les puissances politiques, technologiques et culturelles occidentales
ont fait l’objet d’analyses nombreuses qui s’appuient sur de riches archives. Depuis
quelques années cependant, la figure du médecin militaire tend à s’installer dans
l’historiographie internationale sur cet espace 6. Le tournant des XIXe et XXe siècles
est propice à cette étude : durant cette période, les différentes armées entretenaient
des relations suivies les unes avec les autres, à l’échelle mondiale. Les conférences
internationales, qui se multiplient depuis la fin du XIXe siècle, ont également joué un
rôle essentiel dans la réorganisation des médecines militaires nationales face à la mas-
sification des armées et aux perfectionnements technologiques des outils de guerre.
L’examen croisé des débats sur la balle humanitaire en Europe et au Japon nous
permettra ainsi d’éclairer les contradictions et les tensions inhérentes aux défis
auxquels les services de santé sont alors confrontés. Nous analyserons en particu-
lier les raisons du caractère problématique du concept de balle humanitaire et de
l’appropriation de ce qui est produit, au sein des dispositifs militaires, par les acteurs
médicaux européens et japonais. Enfin, nous discuterons de la manière dont ces
questions ont influencé des débats publics autour de la controverse des balles dum-
dum et de la « guerre des blessures ».
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Les origines européennes de la balle humanitaire
Durant le siècle et demi qui précède 1850, les armements militaires ont relative-
ment peu évolué. Cependant, à partir du milieu du XIXe siècle, l’industrialisation de
la fabrication d’armes transforme les capacités de production et de destruction des

5. Selon la formule de G. Best, Humanity in Warfare: The Modern History of the International Law
of Armed Conflicts, Londres, Routledge, 1983.
6. Voir notamment R. Rogaski, Hygienic Modernity. Meanings of Health and Disease in Treaty-Port
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

China, Berkeley, University of California Press, 2004 ; W. Iijima, Mararia to teigoku – Shokunchi igaku
to higashi ajia no kouiki chitsujyo [Malaria et Empire. Médecine coloniale et ordre régional en Asie orien-
tale], Tokyo, University of Tokyo Press, 2005 ; M. Shiyung Liu, Prescribing Colonization: The Role of
Medical Practices and Policies in Japan-Ruled Taiwan, 1895-1945, Ann Harbor, Association for Asian
Studies, 2009 ; R. R. II Padilla, « Science, Nurses, Physicians and Disease: The Role of Medicine in
the Construction of a Modern Japanese Identity, 1868-1912 », Ph. D. dissertation, The Ohio State
University, 2009 ; A. E. Goble, Confluences of Medicine in Medieval Japan: Buddhist Healing, Chinese
Knowledge, Islamic Formulas, and Wounds of War, Honolulu, University of Hawaï Press, 2011 ; A. R. Bay,
Beriberi in Modern Japan. The Making of a National Disease, Rochester, University of Rochester Press,
2012 ; H. Kim, Doctors of Empire: Medical and Cultural Encounters between Imperial Germany and
Meiji Japan, Toronto, University of Toronto Press, 2014 ; Y. Makita, « The Ambivalent Enterprise:
Medical Activities of the Red Cross Society of Japan in the Northeastern Region of China during
the Russo-Japanese War », in D. Ben-Canaan, F. Grüner et I. Prodöhl (dir.), Entangled Histories:
The Transcultural Past of Northeast China, Cham-Heidelberg-New York-Dordrecht-Londres, Springer,
2014, p. 189-203 ; L. K. Pennington, Casualties of History: Wounded Japanese Servicemen and The
Second World War, Ithaca, Cornell University Press, 2015.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 95

armées en campagne. La standardisation des armes de guerre, fondée sur l’interchan-


geabilité des pièces qui les composent et l’amélioration de la qualité des matériaux
de fabrication, constitue un pas décisif dans le progrès technique des armements. Ce
processus, dont l’origine a été associée par certains historiens au « système américain
de manufacture 7 », s’est étendu et accéléré au cours des années 1850, notamment
lorsque la guerre de Crimée (1854-1856) a démontré l’insuffisance des méthodes
traditionnelles d’approvisionnement, amenant les ingénieurs britanniques et fran-
çais à appliquer aux problèmes militaires les innovations issues du génie civil 8. La
mise au point de machines-outils a permis aux constructeurs européens de fabriquer
en masse des pièces de haute précision et les nouvelles machines semi-automatiques
ont progressivement remplacé les méthodes de fabrication artisanales dans les arse-
naux gouvernementaux. C’est également au cours des deux décennies suivant la
guerre de Crimée que le rythme des innovations militaires connaît une accélération
inédite. La capacité de production industrielle est décuplée en Grande-Bretagne,
en Allemagne et en France, et une armée entière est désormais en capacité d’entre-
prendre le rééquipement de ses armements dans un délai équivalent à celui dont un
soldat a besoin pour se familiariser avec la nouvelle arme 9.
Dans les années 1880, l’apparition d’une nouvelle substance explosive fait sensa-
tion. Les armées européennes adoptent en effet de nouvelles poudres, dites poudres sans
fumée 10. Alors que les poudres noires utilisées jusqu’alors entraînaient un fort dégage-
ment de fumée, à l’origine d’abondants résidus solides, les poudres sans fumée brûlent
entièrement sans laisser de traces. Elles produisent de ce fait une plus grande quantité
de gaz, qui permet d’adopter des projectiles plus légers, dotés d’une plus grande vitesse
initiale de tir et offrant une portée supérieure aux nouveaux fusils. Cette innovation
technique présente en outre l’avantage de rendre le tireur presque indécelable.
Avec le perfectionnement et la normalisation des outils de guerre, les médecins des
armées commencent à observer un nouveau type de blessures par balle. Les orifices
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d’entrée et de sortie sont de taille relativement petite, mais les destructions internes
sont considérables, comme si la blessure avait été causée par une petite explosion.
Cette action, nommée explosive parce qu’on l’attribua tout d’abord à l’emploi des
balles explosibles 11, a fait l’objet de nombreuses recherches en Europe de la part

7. D. A. Hounshell, From the American System to Mass Production, 1800-1932: The Development
of Manufacturing Technology in the United States, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984,
p. 15-17.
8. W. H. McNeill, The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000,
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

Chicago, University of Chicago Press, 1982.


9. D. Stevenson, Armaments and the Coming of War: Europe 1904-1914, Oxford, Clarendon Press,
1996, surtout chap. 1 ; F. Crouzet, « Recherches sur la production d’armements en France (1815-
1913) », Revue historique, t. 251, n° 509, 1974, p. 45-84.
10. Le XIXe siècle connaît deux grandes phases de développement des connaissances scientifiques sur
la poudre noire. La première a trait à une démarche physicienne – qu’incarne en particulier la recherche
de Thomas Jackson Rodman au temps de la guerre de Sécession – visant à accroître l’efficacité de la
poudre en modifiant les dimensions physiques de ses grains. La seconde a trait à la chimie des poudres
et promeut l’utilisation de nitrocellulose dans la fabrication des poudres de guerre. Selon l’historien
américain Seymour H. Mauskopf, la poudre sans fumée est le fruit de la confluence de ces deux phases
de développement. Voir S. H. Mauskopf, « Bridging Chemistry and Physics in the Experimental Study
of Gunpowder », in F. L. Holmes et T. H. Levere (dir.), Instruments and Experimentation in the History
of Chemistry, Cambridge, MIT Press, 2000, p. 351.
11. À Saint-Pétersbourg en 1868, les représentants des dix-sept États réunis sur la proposition du
cabinet impérial de Russie parviennent à fixer d’un commun accord des limites techniques, en interdisant
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de chirurgiens dont les précurseurs sont Bernhard von Langenbeck (1810-1887),


Nikolaï Pirogov (1810-1881), Georg Louis Stromeyer (1804-1876), Pierre Charles
Huguier (1804-1873) et George Husband Baird Macleod (1828-1892). L’évolution
des propriétés balistiques des nouvelles armes à feu a même donné naissance à une
nouvelle branche de la science militaire, que les experts appellent aujourd’hui la
« balistique lésionnelle » ; ses résultats sont exploités à des fins militaires, autant pour
la mise au point de stratégies d’attaque que de défense 12.
Ces travaux abondants et variés ont été lus et commentés pendant plus de trois
décennies au sein de la communauté internationale des médecins militaires 13. Les
périodiques professionnels sont le lieu institutionnel où se construit le discours
de la médecine militaire qui circule ensuite parmi les militaires, les médecins, les
chirurgiens, le personnel administratif et les juristes. Le développement de la presse
médico-militaire (Deutsche militärärztliche Zeitschrift, Archives de médecine et de
pharmacie militaires, Giornale medico del Regio esercito ou encore British Medical
Journal) contribue à rassembler les connaissances et expériences de ceux qui exercent
la médecine militaire, spécialité médicale en voie d’expansion. S’adressant aux
médecins de l’armée, ces publications visent en outre un lectorat potentiellement
plus large ; il n’est d’ailleurs pas rare de trouver des traductions ou des études plus
systématiques rédigées par des spécialistes de différentes nations dans les principales
revues médicales au cours du dernier quart du XIXe siècle.
Ce sont ces médecins experts en balistique lésionnelle qui relient l’étude des
blessures au développement de nouveaux fusils adaptés au lancement des nouveaux
projectiles. Peu avant l’introduction des poudres sans fumée, les armées euro-
péennes ont adopté des projectiles à chemise métallique rigide. Cette technique
améliore les propriétés balistiques des armes, en évitant notamment l’encrassement
du plomb lors de la mise à feu. Les études militaires ont démontré l’avantage de
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la réduction du calibre et l’intérêt d’une munition recouverte d’un revêtement de
métal dur : une balle bien conçue pourrait garder son orientation, pointe en avant,
sans perdre trop de son énergie, ni causer une blessure considérable 14. Les armées
européennes abandonnent donc progressivement la cartouche de calibre supérieur
à 11 millimètres pour adopter celle au calibre inférieur à 8 millimètres, qui permet
d’optimiser les effets du feu et, notamment, d’augmenter la cadence du tir grâce au
faible recul, ainsi que la portée des balles et le nombre de munitions dont un soldat
peut être doté en opération. C’est à ce moment que l’expression balle humanitaire
apparaît, présentée par certains médecins comme une des conséquences directes du
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développement des armements modernes.

notamment « l’emploi de tout projectile d’un poids inférieur à 400 grammes, qui serait ou explosible ou
chargé de matières fulminantes ou inflammables », cité par H.-P. Gasser, « Aperçu de la Déclaration de
Saint-Pétersbourg de 1868 », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 75, n° 804, 1993, p. 539-544.
12. E. Prokosch, The Technology of Killing. A Military and Political History of Antipersonnel Weapons,
Londres, Zed Books, 1995, p. 11.
13. Voir J. Habart, Des projectiles actuels et de leurs rapports avec la chirurgie de guerre, Nantes,
Imprimerie du commerce, 1891 ; G.-F.-S. Salle, Balles humanitaires et leurs blessures. Mode d’action des
projectiles à chemises métalliques dures. Conférences régimentaires faites aux officiers en 1897 et 1898, Paris,
Henri Charles-Lavauzelle, 1899.
14. Par exemple, P. Henrard, « Études sur la pénétration des projectiles dans les milieux résistants »,
Bulletin de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 1884, t. 8, fascicules
7-12, Bruxelles, Académie royale de Belgique, p. 337-360.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 97

En 1875, l’étude d’Emil Theodor Kocher (1841-1917), chirurgien installé à


Berne, a été l’une des premières à proposer une meilleure compréhension du phé-
nomène et à amorcer la réflexion sur ses conséquences pour les guerres futures. En
combinant ses connaissances médicales avec les méthodes et l’expertise technique
obtenue par sa collaboration avec des ingénieurs de la fabrique fédérale suisse de
munitions de Thoune, Kocher publia entre 1875 et 1895 une série de travaux sur
les effets des nouveaux projectiles, s’intéressant notamment à la « pression hydrau-
lique ». En tirant sur des récipients remplis d’eau, il a mis en évidence le rôle des
liquides dans certaines des lésions ayant les caractéristiques d’un éclatement 15. Ses
expériences l’ont amené à considérer que la force d’éclatement se manifeste par un
ébranlement des tissus solides sous l’effet de la pression hydraulique, renforcée par
la déformation du projectile :
La cause de l’éclatement ne peut être évitée, car elle est inhérente à l’augmenta-
tion de vitesse, et il est possible seulement de modifier le degré de l’éclatement.
Le perfectionnement des projectiles au point de vue humanitaire est réalisé par
la diminution de la surface de choc au moyen de la réduction du calibre et par
la diminution de la déformation obtenue par le durcissement de l’extrémité
antérieure 16.
Les travaux de Kocher sont loin d’être les seuls à avoir envisagé l’action du pro-
jectile. Certains ont attribué ses effets destructeurs à l’action des gaz de la poudre,
à la pression de l’air entraîné dans les tissus par le projectile, ou encore à la fusion
du métal et à la brûlure des tissus organiques consécutives à la chaleur 17. Le phy-
sicien belge Louis Melsens (1814-1886) a ainsi pu considérer qu’une couche d’air
condensé précédait le projectile, formant un projectile air qui pénétrait dans le corps,
s’y échauffait et agissait d’une façon explosive 18. Des images photographiques réa-
lisées par Peter Salcher (1848-1928) et Ernst Mach (1838-1916) ont été publiées
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en 1887. Utilisant un appareil photographique mis au point à partir d’un tube de
verre placé sur un fond éclairé, grandement inspiré de la théorie du projectile air de
Melsens, Salcher et Mach ont ainsi pu montrer le double sillage produit dans l’air
par la couche antérieure et la couche postérieure du projectile. Certes, les médecins
observaient déjà des blessures plus considérables que ne le laissait prévoir l’action
d’un petit morceau de métal, mais rares avaient été ceux qui, avant Kocher, s’étaient
intéressés au rôle déterminant de la déformation des balles dans la production des
blessures. En insistant sur la réduction progressive des déformations provoquées par
les balles dont l’étendue correspondait à celle de la lésion occasionnée, les travaux
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de Kocher ont influencé une nouvelle génération de chirurgiens militaires : de plus


en plus souvent, ils ont eu recours à l’expérimentation, que ce soit sur le corps

15. T. Kocher, Über Schusswunden : experimentelle Untersuchungen über die Wirkungsweise der
modernen Klein-Gewehr-Geschosse, Leipzig, F. C. W. Vogel, 1880.
16. T. Kocher, « Die Aufgabe Verbesserung der Geschosse vom Standpunkt der Humanitaet », Atti
Dell’XI Congresso Medico Internazionale, Roma, 29 Marzo-5 Aprile, 1894, vol. 1, Parte generale, Rome,
Ripamonte e Colombo, 1895, p. 325.
17. Voir J.-L. Reverdin, Leçons de chirurgie de guerre. Des blessures faites par les balles des fusils, Paris,
Félix Alcan, 1910, p. 177-203.
18. L. Melsens, Sur les plaies produites par les armes à feu, sur quelques effets de la pénétration des
projectiles dans divers milieux et sur l’impossibilité de la fusion des balles de plomb qui frappent les hommes
ou les chevaux, Bruxelles, Librairie médicale H. Manceaux, 1872, p. 57.
98 n Ken Daimaru

humain ou sur celui des animaux, et sur des matières diverses partageant certaines
propriétés avec le tissu humain tels que l’argile, le savon, une plaque de plomb
ou encore une planche de bois 19. En 1884, par exemple, Ernst Reger, médecin de
l’armée allemande et chirurgien à Potsdam, observa, par l’examen des balles et de
leurs particules détachées sous le choc lors de tirs contre un tronc en chêne, que la
balle de plomb et celle à chemise de cuivre soudée présentaient une déformation
importante, tandis qu’il y avait peu de déformation avec des balles d’acier massif ou
à manteau d’acier soudé 20. Reger a souligné que si la résistance était plus grande que
la force de pénétration, un contrecoup s’exerçait sur le projectile même et provoquait
par conséquent une explosion étendue de ce dernier. Pour conclure, il proposait de
substituer aux balles de plomb mou des projectiles d’acier ou de cuivre peu suscep-
tibles de déformation.
Cette approche était nouvelle en médecine militaire. Alors que la plupart des
médecins cherchaient à adapter les soins aux lésions observées, il s’agissait cette fois
de déployer les soins appropriés au projectile utilisé. Les adeptes de cette approche
expérimentale cherchaient à théoriser la production des blessures et à découvrir les
principes scientifiques qui la sous-tendaient : comment la balle affectait le corps, et
en particulier comment des critères mécaniques (la distance, la puissance, la vitesse,
la propriété des matières touchées) pouvaient servir à évaluer des caractéristiques
cliniques (la forme de l’orifice, la nature du délabrement, la présence ou non de frac-
ture). Pour comprendre ces mécanismes et établir des catégories des blessures, le labo-
ratoire – et non pas la clinique – était nécessaire. Otto von Schjerning (1853-1921),
médecin major de l’armée prussienne, affirma solennellement, lors du onzième
congrès international de médecine de Rome en 1894, sa vocation à « obtenir du
point de vue technique une instruction positive des chirurgiens militaires, qui tâche,
enfin, de procurer à la chirurgie militaire les bases scientifiques qui lui manquent » 21.
La recherche balistique constitue alors un véritable enjeu pour les chirurgiens
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militaires. Les buts en sont formulés et poursuivis au sein de groupes de scienti-
fiques, « collectifs de pensée 22 » qui partagent une manière de faire la science selon
des normes, des théories reconnues et des pratiques particulières. Une dynamique

19. Voir notamment B. von Beck, Über die Wirkung moderner Gewehrprojektile, insbesondere
der Lorenzschen verschmolzenen Panzergeschosse, auf den tierischen Körper, Leipzig, 1885 ; Dr. Bovet,
« Einiges über die Wirkung kleinkalibriger Handfeuerwaffen, insbesondere des Hebler-Gewehrs
Modell 1887 », Correspondenz-Blatt für Schweizer Aerzte, Bâle, vol. XVII, 1887, p. 746-751 ; J.
Chauvel, H. Nimier, E. Breton et J.-E. Pesme, « Recherches expérimentales sur les effets des armes
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nouvelles et des balles de petit calibre à enveloppe résistante », Archives générales de médecine, t. 162,
1888, p. 385-410. Voir aussi le compte rendu de Frédéric Ferrière sur l’ensemble des travaux présentés
à la section de chirurgie et de médecine militaire du congrès international médical de Rome de 1894
dans F. Ferrière, « Revue des publications de médecine militaire et rapport sur la section de chirurgie
militaire du congrès médical international de Rome », Bulletin international des Sociétés de la Croix-
Rouge, vol. 25, n° 99, 1894, p. 208-220.
20. E. Reger, Die Gewehrschusswunden der Neuzeit : eine Kritik der in neuerer Zeit mit
Kleingewehrprojectilen angestellen Schiessversuche und deren Resultate unter Berücksichtigung der Prognose
und Behandlung gleicher Kriegsverletzungen, Strasbourg, R. Schultz, 1884.
21. A. von Coler et O. von Schjerning, Les effets des nouvelles armes à feu portatives et leur impor-
tance pour la chirurgie militaire. Discours des sections d’hygiène militaire et de chirurgie au onzième congrès
international des sciences médicales à Rome en 1894, Berlin, Imprimerie royale de la cour de E. S. Mittler
et Fils, 1894, p. 4.
22. L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 2005
[1934].
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 99

similaire était ainsi à l’œuvre dans différentes régions du monde militaire en cette fin
du XIXe siècle. Dans les années 1880, les médecins militaires européens se mettent
à affirmer que la compréhension de l’interaction des projectiles pénétrants et des
tissus du corps est un préalable au traitement des blessures de façon rationnelle et
efficace. Certains d’entre eux, tels que Paul von Bruns (1846-1916), chirurgien et
professeur à l’université de Tübingen, cherchent même à déterminer des « zones
chirurgicales » où les effets des balles peuvent s’exercer en fonction des distances et
des structures anatomiques, constatant que « par son petit calibre et par sa vélocité
accrue, la nouvelle balle […] pourrait traverser les tissus sans laisser trace de son pas-
sage au point que les plaies par balle sont aseptiques 23 ». On comprend mieux dès
lors l’affirmation de von Bruns quant au développement des plaies par projectile de
guerre : la nouvelle balle constitue non seulement l’arme la meilleure, mais encore
la plus humaine, dans la mesure du possible 24. En s’appuyant sur ces recherches
européennes, des études ont été entreprises au Japon qui ont conduit les médecins
de l’armée impériale à proposer de nouvelles expérimentations.

Civiliser la balle dans le Japon moderne


Avec l’avènement des poudres modernes au cours des années 1880, les officiers de
l’armée impériale japonaise réalisent que leurs fusils sont devenus obsolètes 25. Ils
ont connaissance des armes de petit calibre que quelques pays européens ont déjà
adoptées et de leurs qualités balistiques supérieures aux armes de plus gros calibre
en usage jusqu’alors.
La majorité des travaux sur les armements au Japon ont été menés par des offi-
ciers qui ont séjourné en Europe en tant que boursiers de l’État, attachés militaires
ou représentants du pays aux conférences internationales. Fascinées par la puissance
de l’Occident et douloureusement conscientes de la faiblesse relative de leur pays,
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les élites militaires japonaises observent attentivement les réformes en cours dans les
sociétés et les armées européennes 26. Alors que sont fondés les arsenaux d’Osaka en
1870 et de Tokyo en 1871, les ingénieurs étudient de nouvelles armes à feu pour
adapter et améliorer les modèles étrangers. Une décennie plus tard, en 1880, Murata
Tsuneyoshi (1838-1921) met au point un modèle original dérivé du fusil français
modèle 1874, le premier fusil moderne à être fabriqué au Japon 27. Dès lors, plu-
sieurs commissions sur les armements sont créées au sein de l’arsenal de Tokyo sous
le commandement de Murata et se consacrent à l’introduction des poudres sans
fumée et à la réforme des projectiles, notamment le passage au calibre de 8 mm. Face
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

à la forte demande de l’armée et de la marine, l’Université de Tokyo inaugure en

23. Le nouveau fusil évoqué par von Bruns est le Gewehr 88, dit Kommissionsgewehr. C’est le
premier fusil allemand en dotation à utiliser la nouvelle poudre sans fumée. Le calibre de sa munition
(8,1 mm) est le plus faible jamais adopté jusqu’alors. Voir P. von Bruns, « Die Geschoss-Wirkung der
neuen Kleinkaliber-Gewehre. Ein Beitrag zur Beurteilung der Schusswunden in künftigen Kriegen »,
Beiträge zur klinischen Chirurgie. Mitteilungen aus den Kliniken zu Tübingen, Heidelberg, Zürich, Basel,
Tübingen, Laupp, 1890, p. 1-72 (cité in E. Haga, « Sur l’effet explosif de la balle de petit calibre », Guni
gakko gyofu, n° 52, 1902, p. 88).
24. P. von Bruns, « Die Geschoss-Wirkung… », art. cité, p. 72.
25. T. Kikuchi, Jyusôron [Sur les plaies par balles], Tokyo, Risuke Shimamura, 1892.
26. H.-E. Kim, Doctors of Empire: Medical and Cultural Encounters between Imperial Germany and
Meiji Japan, Buffalo, University of Toronto Press, 2014.
27. U. Kobayashi, Military Industry of Japan, New York, Oxford University Press, 1922.
100 n Ken Daimaru

1887 le Département de technologie militaire et d’études des explosifs [Zohei-gakka


et Kayaku-gakka] au sein de la faculté d’ingénierie, une initiative visant à assurer la
formation d’ingénieurs pour développer des arsenaux 28.
Tout au long du XIXe siècle, le Japon a connu un grand mouvement de traduction
et d’adaptation des œuvres occidentales, qui, après avoir concerné les domaines tech-
nique et scientifique, s’est étendu à la médecine militaire au cours des années 1850 29.
À la suite de l’arrivée des vaisseaux du commodore Perry dans la baie d’Edo en 1853,
des médecins spécialistes de médecine occidentale publient des traductions des textes
néerlandais sur le traitement des blessures par armes à feu 30. Ces ouvrages, précis et bien
illustrés, accompagnés de notes, ont été pour la plupart préparés dans l’urgence afin
de répondre à la situation de crise politique à laquelle le pays se trouvait soudainement
confronté 31. Dès le début de l’ère Meiji (1868-1912), l’autorité militaire commence
à organiser un service de santé moderne, en nommant en 1871 Matsumoto Ryojun
directeur de l’institution. En 1886, paraît le premier numéro du Journal médical de
l’armée de terre [Rikugun Gunigakkai Zasshi], l’organe du Corps médical de l’armée
[Rikugun gunidan] 32. À l’Académie médicale de l’armée [Rikugun guni gakko, 1886-
1945], les cours sont délivrés par des médecins militaires venant d’Europe ou par des
médecins japonais spécialistes de médecine occidentale. C’est dans ce contexte que les
médecins japonais commencent à s’intéresser aux plaies de guerre.
La traduction des textes étrangers et le transfert de savoirs et de savoir-faire ne
furent pas la seule voie envisagée. Le parcours de Kikuchi Tsunesaburo (1855-1921),
chirurgien militaire et futur médecin chef du service de santé, en est un brillant
exemple. Diplômé de médecine à l’université impériale de Tokyo, il entre dans l’ar-
mée en 1881. Il passe ensuite cinq ans dans la province de Kumamoto où il travaille
dans un hôpital militaire tout en étant lecteur de chirurgie à l’école de médecine de
Kumamoto. En 1886, il demande à sa hiérarchie la permission d’étudier la chirurgie
en Europe. À Strasbourg, il rencontre le chirurgien Georg Albert Lücke qui devient
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son professeur. Un voyage d’étude (1886-1890) le conduit ensuite à Tübingen,
Berlin, Vienne et Paris, périple au cours duquel il fait la connaissance des médecins
qu’il prendra pour modèles : Friedrich Daniel von Recklinghausen à Strasbourg,
Theodor Billroth à Vienne, Ernst von Bergmann et Karl von Bardeleben à Berlin,
Jules Péan à Paris. À Tübingen, il est nommé assistant de Paul von Bruns en 1887 33.
De retour au pays, Kikuchi enseigne la chirurgie à l’Académie médicale de l’armée.

28. T. Nishiyama, Engineering War and Peace in Modern Japan, 1868-1964, Baltimore, Johns
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

Hopkins University Press, 2014, p. 11.


29. M. Macé, Médecins et médecine dans l’histoire du Japon, Paris, Les Belles Lettres, 2013, surtout
chap. 6.
30. Parmi les ouvrages les plus célèbres, citons la Méthode des premiers secours pour les militaires
en campagne de J. Hirano [Gunjin biyou kyukyu tekihou, 1853], la Suite des plantes médicinales pour
l’hygiène militaire de G. Kyou [Zoku toridegusa, 1853], la Brève étude sur la blessure des armes à feu de
S. Ootsuki [Jusou sagen, 1854], la Nouvelle théorie des blessures de T. Shimamura [Soui shinsetsu, 1854]
et la Théorie des blessures par le canon d’après Louis Stromeyer de S. Takanaka [Stromeyer Houiron, 1854].
31. G. Achiwa, Kindai nihon gekagaku no seiritsu : wagakuni geka ni oyoboshita yôropa igaku no eikyô
[Formation de la chirurgie moderne japonaise : l’influence de la médecine occidentale sur la chirurgie au
Japon], Tokyo, Nihon ishigakkai, 1967.
32. Académie de médecine militaire, Rikugun gun’i gakko 50 nen shi [50 ans de l’histoire de l’académie
de médecine militaire], Tokyo, Rikugun gun’i gakko, 1939, p. 1-22.
33. Y. Hanabusa et G. Yamamoto, Nihon hakushi zenden [Biographie des médecins japonais], Tokyo,
Hakubunkan, 1892, p. 105-107.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 101

Kikuchi a apporté une contribution majeure à la médecine militaire japonaise


grâce à ses études des plaies de guerre. Avant la mise en service du fusil Murata
modèle 22 en 1889, Ishizaka Ikan, médecin chef du service de santé, demanda
à Kikuchi, alors en Allemagne, d’effectuer une étude des blessures par balles en
comparant les différents modèles européens en vigueur 34. L’enquête, réclamée par
le ministère japonais de l’Armée de terre, fut réalisée à Tübingen avec le soutien de
Paul von Bruns, qui venait de publier des études sur les effets des nouveaux fusils
allemands. En 1890, en Allemagne, Kikuchi publia un rapport d’une centaine de
pages comparant des plaies par balle provoquées par le fusil Murata et par ceux qui
étaient employés en Allemagne 35. La traduction japonaise parut la même année
dans Kaikosha kiji, la revue institutionnelle de l’Association des officiers de l’armée
de terre japonaise, avant la publication en 1892 d’une version augmentée, Jyusôron
[Sur les plaies par balles] 36. Jyusôron est avant tout descriptif et rédigé dans un style
précis et condensé, ce qui n’était pas encore une pratique généralisée au Japon.
En se fondant sur l’étude de 255 cas de blessures causées par les projectiles japo-
nais et allemands, les travaux de Kikuchi visent à établir, d’une part, la trajectoire
et la transformation matérielle des projectiles en action, d’autre part les grandes
tendances historiques de leur évolution, en confirmant et enrichissant les résultats
obtenus par les chercheurs européens.
Kikuchi a souligné combien l’étude des armes à feu était devenue essentielle
pour les chirurgiens militaires. Auparavant, les balles de faible vélocité à pointe
molle engendraient systématiquement des états septiques parce qu’ils emportaient
de grands fragments de vêtements dans les plaies ou les os fracturés. L’amputation
était souvent la règle, afin d’éviter des taux de mortalité trop élevés. Les études
récentes sur les lésions de guerre par projectiles de petit calibre démontraient que
des « améliorations » des blessures de guerre étaient possibles. Ainsi la question
pour Kikuchi n’était plus seulement de savoir quelles étaient les causes des effets
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destructeurs des balles de guerre, mais bien de comprendre comment les prévenir.
Les constatations résultant des études de cas étaient des éléments qui permettaient
d’estimer la puissance potentielle et de proposer rapidement le meilleur diagnostic
sur le terrain. À ses yeux, cependant, ce n’était pas suffisant. Les médecins militaires
du Japon moderne, informés des débats en cours en Europe, anticipaient en effet le
moment où l’humanitarisme deviendrait un fait diplomatique important. En 1891,
Kikuchi évoque en ces termes le regard des médecins nippons :
En Europe et en Amérique, la loi de l’amour de l’humanité exige des hommes de
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ne pas tuer l’ennemi par haine. À mesure que les instruments de civilisation tels
que les chemins de fer et la télégraphie électrique se propagent, on voit la guerre
non seulement devenir plus courte, mais le but de la guerre devenir la mise hors
de combat temporaire de l’ennemi au lieu de son anéantissement physique. Il est

34. H. Kuroda, « Tosho yori Murata hohei taisa ika nimei oubei he sashitukawa tabi no ken »,
15 avril 1889, Japan Center for Asian Historical Records, C07050129800 ; Bureau médical du minis-
tère de l’Armée, « Muratajyu sotatsu no ken » [À propos de l’envoi du fusil Murata], Nidai nikki, mai
1888, Japan Center for Asian Historical Records, C06080508400.
35. T. Kikuchi, Untersuchungen über die physikalische Wirkung der Kleingewehr-Projektile, mit beson-
derer Berücksichtigung des kaiserlich-japanischen Ordonnazgewehrs, System Murata, Tübingen, Laupp,
1890 ; T. Kikuchi, « Muratajyu jyusou shaken houkoku ryaku » [Rapport sur l’examen des plaies par
balle du fusil Murata], Kaikosha kiji, vol. 9, n° 36, 1890, p. 23-33.
36. T. Kikuchi, Jyusôron, op. cit.
102 n Ken Daimaru

de coutume que chaque perfectionnement du fusil militaire soit non seulement


analysé sous l’angle de la stratégie militaire, mais aussi envisagé conformément aux
résultats obtenus du point de vue de la chirurgie de guerre 37.
Ceci était plus facile à dire qu’à faire. Les médecins japonais avaient parfaitement
conscience de la nécessité de mettre en place un nombre suffisant d’infrastructures
pour mener à bien cette entreprise qui imposait de concilier des objectifs ambi-
tieux, sinon contradictoires 38. De ce fait, la guerre sino-japonaise de 1894-1895 a
servi de terrain d’essai, en donnant aux chirurgiens japonais la première occasion
de se confronter aux blessures des balles modernes dans les conditions réelles. Les
observations médicales de première main ont fait l’objet de publications dans les
principales revues médicales du pays. Une revue médicale de l’université impériale
de Tokyo envoya un groupe de chirurgiens civils en mission pour étudier les effets
du feu sur le front 39. Connues seulement d’un petit milieu d’experts au sein de
l’armée, les blessures de guerre deviennent l’objet de discours dans des cercles médi-
caux plus larges.
À la fin de la guerre, Haga Eijiro (1864-1953), médecin major attaché à la troi-
sième division de l’armée japonaise, présenta un rapport détaillé sur la chirurgie de
guerre lors du congrès annuel de l’Association médicale de Tokyo de 1895 40. Selon
la statistique relevée par Haga à partir des troupes de sa division, sur un effectif
de 12 859 combattants, on a compté 210 tués et 1 105 blessés traités dont 108
sont morts ultérieurement. Les plaies par balles représentent la grande majorité des
lésions – environ 80 % des blessures sont causées par les projectiles de petit calibre –,
alors que l’armement des troupes chinoises comportait des fusils des modèles les
plus divers, y compris le fusil à répétition Mauser Gewehr 1888. Parmi les 1 105
blessés soignés, la proportion des blessures à la tête et au cou est relativement éle-
vée (19,8 %). D’après Haga, les Japonais prenaient presque toujours l’offensive en
s’avançant par bonds et en se couchant sur le ventre, position dans laquelle la tête se
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présente comme une cible aux coups de l’ennemi. En comparaison avec les atteintes
au crâne dont la létalité est la plus élevée (57,6 %), les blessures des parties molles
du crâne évoluent favorablement : 36 de ces blessés peuvent même reprendre le
service au cours de la campagne. Concernant les plaies de l’abdomen, la mortalité
reste très élevée (77,1 %) : on compte 40 tués touchés à l’abdomen et, parmi les
blessés soignés, 33 n’en réchappent pas et 14 guérissent après 42 jours de traitement
en moyenne. La laparotomie est discutée mais cette intervention est tenue pour
hasardeuse par Haga, qui l’a pratiquée deux fois sans succès.
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37. T. Kikuchi, « Sur la valeur de l’étude du fusil réglementaire Murata du point de vue de la chirurgie
militaire », Chugai iji shinpo, n° 271, 1891, p. 721.
38. Bureau médical du ministère de l’Armée, « Gaikokujin houshu no ken » [À propos de la rému-
nération du collaborateur étranger], Ichidai nikki, septembre 1890, Japan Center for Asian Historical
Records, C03030602700.
39. H. Uno, « Jyuso ni tsuite » [Sur la blessure par fusil], Tokyo igaku kai zasshi, vol. 10, n° 9, 1896,
p. 1-22.
40. L’ensemble de ce rapport, intitulé « Nisshinnoeki daisanshidan ni okeru jyusochiken » [Rapport
clinique sur les plaies par balles de la troisième division durant la guerre sino-japonaise], a été publié
dans Tokyo igaku zasshi, vol. 10, 1896 (n° 8, p. 385-389 ; n° 10, p. 499-537 ; n° 11, p. 579-612 ; n° 13,
p. 707-733 ; n° 14, p. 772-808 ; n° 15, p. 850-862). L’extrait du rapport a été aussi traduit en allemand
et publié dans l’Archiv für klinische Chirurgie en 1897. Voir E. Haga, « Kriegschirurgische Erfahrungen
aus dem japanisch-chinesischen Kriege 1894-1895 », Archiv fur klinische Chirurgie, vol. 55, n° 2, 1897,
p. 245-314.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 103

Les lésions de guerre par les projectiles de petit calibre et le développement des
méthodes antiseptique et aseptique ont contribué à l’essor d’une stratégie chirurgi-
cale forgée dans le cadre de la médecine civile 41, dite chirurgie conservatrice [hozon
ryôhô] dans la sphère militaire. L’objectif étant de préserver autant que possible
l’intégrité corporelle du blessé, l’amputation a été progressivement remplacée dans
les règlements du service de santé par l’excision et la résection d’os et de tissus
blessés. La chirurgie conservatrice ralentissait cependant le travail des chirurgiens
qui avaient désormais à gérer des opérations de plus en plus précises et complexes.
Les différentes mesures de propreté et d’hygiène introduites pour limiter l’infection
des plaies nécessitaient aussi des opérations de plus en plus longues. Pour faire face
à cette nouvelle situation, l’organisation du service de santé s’est assouplie en offrant
une intervention plus économique en première ligne et en reportant à l’arrière la
chirurgie active.
Sur le champ de bataille, les médecins japonais étaient appelés à toucher le moins
possible aux blessures et à les couvrir au plus vite avec un pansement antiseptique,
avant d’évacuer les blessés vers l’arrière. Bien que Haga utilisât un petit stérilisateur
à vapeur, l’asepsie en campagne ne pouvait qu’être insuffisante. Ainsi, les médecins
de la troisième division se contentèrent de pratiquer l’hémostase, l’immobilisation,
et la trachéotomie en cas d’urgence. Deux amputations de jambe, une suture de
l’humérus, une résection de l’épaule, deux résections partielles du coude, deux tra-
chéotomies, deux laparotomies et plusieurs thoracentèses furent ainsi réalisées. Haga
constate que les « Japonais en général n’accusaient pas de vives douleurs 42 », affirmant
n’avoir pas observé un seul cas de choc, même après des blessures de l’abdomen ou
des cas de fractures du fémur. Enfin, il souligne la rapidité avec laquelle guérissent
certaines blessures causées par des balles tirées par des armes de petit calibre : 358
des 1 105 blessés traités ont pu reprendre le service au cours de la campagne.
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Les expériences de la guerre sino-japonaise n’ont toutefois pas été réservées à une
élite médicale japonaise. Le rapport de Haga, nommé attaché militaire à Berlin en
1896, a ainsi été traduit en allemand et publié dans l’Archiv fur klinische Chirurgie,
et des comptes rendus ont successivement paru dans les principales revues médi-
cales d’Europe. Dès le début des hostilités entre la Chine et le Japon en 1894, le
ministère anglais de la Guerre avait envoyé W. Taylor, médecin-colonel de l’Army
Medical Staff, avec mission d’observer le fonctionnement du service de santé dans
l’armée japonaise. Ses commentaires témoignent d’une grande admiration pour les
Japonais, en particulier pour leur capacité à adopter et à améliorer les méthodes des
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nations occidentales 43. En juillet 1896, une commission dirigée par le lieutenant-
colonel Arisaka Nariaki analyse les données recueillies pendant la guerre pour super-
viser la conception d’un nouveau fusil d’infanterie. Les premiers prototypes sont
testés à l’arsenal de Tokyo en décembre 1896 et juin 1897 et Kikuchi Tsunesaburo
participe à des essais balistiques en collaboration avec le département de pathologie

41. C. Lawrence (dir.), Medical Theory, Surgical Practice: Studies in the History of Surgery, Londres-
New York, Routledge, 1992 ; P. Stanley, For Fear of Pain: British Surgery, 1790-1850, Amsterdam-
New York, Rodopi, 2003 ; S. Snow, Operations without Pain: The Practice and Science of Anaesthesia in
Victorian Britain, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006.
42. E. Haga, « Kriegschirurgische… », art. cité, p. 287.
43. Report on the Medico-Military Arrangements of the Japanese Army in the Field, 1894-1895,
Londres, War Office, 1895.
104 n Ken Daimaru

de l’université impériale de Tokyo. Des dizaines d’élèves de l’Académie de méde-


cine militaire de l’armée de terre assistent également à ces expériences 44. En 1897,
l’armée japonaise introduit le nouveau fusil réglementaire à répétition, connu sous
le nom de fusil Arisaka, dont le calibre de la balle arrondie est de 6,5 mm. Utilisé
à partir de la guerre russo-japonaise, il est plus mince et plus long que la plupart
des fusils employés dans les armées européennes. On observe par conséquent une
véritable dynamique d’émulation. Les travaux des médecins japonais sont lus et
discutés en Europe, de sorte qu’ils influencent en retour des recherches en cours,
même si les conflits extrême-orientaux sont encore considérés, comme l’écrit
C. E. Callwell en 1896 45, comme de « petites guerres » qui relèvent des catégories
des conflits irréguliers et lointains : guerres différentes de celles qui seront conduites
sur le continent européen.

La guerre des blessures au tournant du XXe siècle


Le progrès technique de l’armement n’était donc pas vu simplement ou inévitable-
ment du côté de la destruction. Alors que la puissance des projectiles s’est nettement
accrue, les nouvelles études ont montré une chute de la mortalité des blessés et
certaines améliorations des plaies par balles. Les traités et les manuels de chirurgie
de guerre se consacraient presque exclusivement à l’étude de la balle moderne et à ses
effets tandis que l’intérêt chirurgical se tournait principalement vers la réorganisation
des soins, prenant en compte l’évolution de ces blessures. Quand un contributeur
du British Medical Journal note qu’« il est maintenant un axiome dans la science de
la guerre : les bacilles sont beaucoup plus meurtriers que les balles » 46, il se réfère
à une représentation généralisée de la balle moderne qui est en train de s’imposer.
Si l’idée de la bénignité relative des blessures par fusil moderne est généralement
acceptée par la communauté médicale, elle ne fait en revanche pas l’unanimité des
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contemporains. À la fin du XIXe siècle, deux tendances s’opposent sur la notion
d’efficacité des blessures que l’on cherche à infliger. Si certains considèrent pré-
férable de blesser, plutôt que de tuer un soldat ennemi car un blessé monopolise
plus de ressources logistiques, d’autres notent, en se référant aux campagnes colo-
niales, que les effets des balles de petit calibre sont moins dissuasifs que prévu. Le
chirurgien britannique J. B. Hamilton, par exemple, écrit : « quand un ‘homme
blanc’ est blessé, épuisé, il ne songe qu’à quitter son unité et à retourner à l’arrière,
mais le sauvage, comme le tigre, plus résistant, peut quant à lui continuer à se
battre même s’il est grièvement blessé » 47. De même, en 1893, un officier de l’armée
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française peut écrire sur cette question de la puissance d’arrêt : « N’a-t-on pas déjà
remarqué au Dahomey que les balles du fusil Lebel n’arrêtaient pas toujours sur le
moment l’élan de l’ennemi, dont un grand nombre de blessés, quoique perforés de

44. T. Kikuchi et T. Tanaka, « Murata renpatsu jyu kuho jyusou no kenkyu oyobi sanjyunen shiki
renpatsujyu no shageki shiken » [Études sur les plaies par fusil à répétition Murata modèle 22 avec
une cartouche à blanc et expérimentations balistiques de fonctionnement du fusil à répétition Arisaka
modèle 30], Guni gakko gyoufu, vol. 4, Académie de médecine militaire, 1902, p. 1-86.
45. C. E. Callwell, Petites guerres, Paris, Economica, 1998 [1896], p. 2.
46. « Medical Service of the Army », The British Medical Journal, vol. 1, n° 2251, 1904, p. 446.
47. J. B. Hamilton, « The Evolution of the Dum-Dum Bullet », The British Medical Journal, vol. 1,
n° 1950, 1898, p. 1251.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 105

part en part, arrivaient jusque sur nos lignes pour ne tomber qu’après le choc ? 48 ».
Le rétablissement jugé trop rapide de l’ennemi sur le champ de bataille conduit
notamment les officiers britanniques de l’armée des Indes à réaliser de nouvelles
expériences, en supprimant l’enveloppe de nickel à l’extrémité de la munition 49.
Le projectile, modifié pour accroître la gravité des blessures, produisait des effets
proches de ceux produits par les balles explosibles : un orifice d’entrée étroit, un
énorme orifice de sortie, un trajet en forme d’entonnoir évasé du côté de l’orifice de
sortie. Sur ce trajet, les parties molles et les os sont déchirés ou détruits.
La controverse autour des balles dum-dum commence en avril 1898 lorsque
le chirurgien von Bruns présente au congrès des chirurgiens allemands les résul-
tats de ses expériences avec des balles « expansives », prétendument identiques à
la balle dum-dum 50. Ses conclusions conduisent à proposer de faire interdire par
les autorités militaires allemandes toutes les balles qui n’étaient pas complètement
chemisées. La critique des balles dum-dum se diffuse bientôt dans toute l’Europe.
Les chirurgiens britanniques font alors remarquer une erreur flagrante qui entache
les expériences allemandes : von Bruns n’a jamais testé de balles dum-dum réelles
mais une adaptation d’une balle similaire conçue à partir d’un prototype allemand
Mauser modèle 1888. Il s’agit là d’un exemple qui illustre les efforts déployés par
les Britanniques en 1898 et au début de 1899 pour répondre aux critiques visant la
balle dum-dum, sans pouvoir endiguer l’opposition généralisée qui s’est élevée face
à cette nouvelle munition 51. Friedrich von Esmarch, un célèbre chirurgien militaire
allemand, écrit notamment, en janvier 1899, une lettre importante, publiée dans la
Deutsche Revue, appelant à une interdiction des balles dum-dum. En juillet 1899,
la Conférence internationale de la paix à La Haye, redoutant l’emploi d’une telle
arme sur le sol européen, adopte finalement une déclaration interdisant « l’emploi
de balles qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain, telles
que les balles à enveloppe dure dont l’enveloppe ne couvrirait pas entièrement le
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noyau ou serait pourvue d’incisions 52 ».
La nouveauté résidait cependant moins dans le contenu des débats que dans leur
contexte d’énonciation. L’effet mécanique de la balle dum-dum était déjà connu
des scientifiques, et plusieurs tentatives existaient déjà, dès la fin des années 1880,
pour en maximiser l’impact 53. L’amplification des débats médicaux sur les balles

48. Le médecin-major Nimier commente cette citation en ajoutant que « sans doute les soldats
européens présenteront rarement une pareille tolérance, mais l’on ne saurait croire qu’ils prendront pré-
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texte, pour se retirer du champ de bataille, d’une plaie superficielle ou d’un simple séton creusé dans les
parties molles » (H. J. Nimier, « Notes sur les effets de différents projectiles de petit calibre », Archives
de médecine et de pharmacie militaires, t. 25, 1895, p. 237).
49. E. M. Spiers, « The Use of the Dum Dum Bullet in Colonial Warfare », Journal of Imperial and
Commonwealth History, vol. 4, n° 1, 1975, p. 3-14.
50. A. Ogston, « Continental Criticism of English Rifle Bullets », The British Medical Journal,
vol. 1, n° 1995, 1899, p. 752-757.
51. A. Ogston, « The Peace Conference and the Dum-Dum Bullet », The British Medical Journal,
vol. 2, n° 2013, 1899, p. 278-281.
52. Concernant les déclarations rédigées par les commissions de la Conférence internationale de
la paix à La Haye en 1899, voir J. B. Scott (dir.), Rapports faits aux conférences de La Haye de 1899 et
1907, Oxford, Imprimerie de l’université, 1920.
53. Le major général Tweedie avait, dès 1889, déposé un brevet pour une balle dont l’extrémité
de l’enveloppe était affaiblie par des coupes ou des amincissements afin de maximiser l’impact lors du
contact avec sa cible.
106 n Ken Daimaru

dum-dum aurait été moins rapide si l’imaginaire collectif n’avait été frappé par la
diffusion des photographies des os et des organes terriblement endommagés par son
usage, imagerie que renforce l’utilisation des nouvelles techniques radiographiques 54.
Médecins comme militaires avaient leur propre interprétation des limites observées
lors de leurs essais. Ce développement des discours sur les nouveaux projectiles ont
influencé l’évaluation des blessures par les chirurgiens militaires, comme s’il existait
un seuil « humanitaire ». Le projectile de petit calibre y était perçu comme une
arme humanitaire en théorie. La valeur humanitaire des projectiles modernes et
le doute quant à leur efficacité technique représentent les deux faces d’une même
médaille qui conduisent paradoxalement à faire apparaître le visage de l’ennemi et
de la guerre à venir plus horrible qu’auparavant. La « balle humanitaire » est dès lors
devenue, pour les médecins militaires, une catégorie de conduite de la guerre.
Au tournant du XXe siècle, la guerre russo-japonaise a été l’un des terrains les
plus explorés par les observateurs militaires 55. Quand le conflit éclate en 1904,
il représente pour l’Europe la première guerre symétrique du nouveau siècle 56.
Chaque belligérant accroît ses forces militaires en y mobilisant, outre ses capacités
productives, les armements les plus récents provenant d’Europe. Au Japon, près
d’un million d’hommes ont été envoyés au front en 1904 et 1905. L’ampleur de
la guerre, en termes d’organisation et de matériel militaire, a été sans précédent
dans l’histoire du pays. Les personnels médicaux et sanitaires représentent 5 % des
effectifs totaux mobilisés, soit 45 500 hommes dont 5 000 sont médecins. Un quart
des diplômés en médecine au Japon ont été appelés au service, et le nombre des
personnels médicaux et sanitaires a triplé en 18 mois, ce qui illustre l’impact de la
guerre sur le monde des médecins et plus largement sur la société japonaise.
L’effet dévastateur de la puissance du feu a été un élément saillant de ce conflit.
Parmi toutes les armes qui y ont contribué, la mitrailleuse et l’artillerie ont été
clairement perçues comme les plus meurtrières. Du point de vue médical, cepen-
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dant, ce sont les balles modernes qui portent la responsabilité de 70 à 80 % des
blessures enregistrées par le service de santé, comme lors des guerres précédentes.
Les instructions chirurgicales de l’armée japonaise données au début de la guerre
ont été formulées autour de trois principes : l’abstention opératoire (article 1), la
conservation des membres sauf en cas d’urgence (article 2) et la prépondérance
thérapeutique accordée à l’occlusion des plaies par un pansement stérile (article
3). Si ces principes sont bien en accord avec l’évolution générale de la médecine
militaire européenne, les justifications apportées sont marquées par les valeurs qui
sous-tendent le concept de la balle humanitaire : la vertu aseptique des blessures
Le Mouvement social, octobre-décembre 2016 © La Découverte

modernes (article 5) et le rétablissement naturel des plaies par balle (articles 14 et 16).
Les plaies par artillerie, qui représentent de 13 à 22 % des blessures, occupent une
place généralement minoritaire dans les écrits médicaux, ce qui peut certainement
traduire la difficulté de leur prise en charge médicale du fait de leur gravité.

54. P. von Bruns, Ueber die Wirkung der neuesten englischen Armeegeschosse (Hohlspitzengeschosse),
Tübingen, H. Laupp’sche Buchhandlung, 1899.
55. O. Cosson, Préparer la Grande Guerre, op. cit.
56. Les derniers conflits de ce type, c’est-à-dire entre deux forces armées régulières d’un niveau
comparable sur le plan de l’équipement et de l’entraînement, avaient été la guerre franco-allemande de
1870-1871 et la guerre russo-turque de 1877-1878.
Entre blessures de guerre et guerre des blessures n 107

Les rapports et les commentaires médicaux sont obsédés par la nécessité de


tirer les « leçons de [la] guerre », expression utilisée dès les premières semaines du
conflit et répétée à maintes reprises tout au long des hostilités. La Mandchourie
était souvent présentée comme « un théâtre de guerre particulièrement dangereux »,
« un pays notoirement insalubre ». Les rumeurs qui circulaient au sein du milieu
médical japonais sur des taux de morbidité plus élevés au sein des armées tsaristes,
correspondaient aussi à l’image de ce champ de bataille lointain, décrit par différents
observateurs du conflit. Par contraste, les observateurs occidentaux ont noté que les
efforts du service de santé japonais ont été « couronnés de succès ». Certains relèvent
que l’efficacité de la gestion japonaise de la prévention des maladies avait rendu la
guerre plus hygiénique et plus humaine. Un commentateur britannique alla même
jusqu’à évoquer un « combat aseptique » 57.
La principale difficulté à laquelle furent confrontés les personnels médicaux en
première ligne fut le travail de nuit. Du fait de l’augmentation de la puissance de
feu et de la portée des armes, l’évacuation des blessés durant le combat était devenue
presque impossible. Les journaux intimes qu’ont tenus certains médecins japonais
mentionnent constamment le manque de sommeil, la peur, l’obscurité et le bruit
des tirs qu’ils ont dû supporter. Pour eux, la guerre des blessures compte autant
que celle des fusils. Au fur et à mesure que le conflit se prolonge, se multiplient
les discours sur la balle humanitaire au front. On assiste en effet à la profusion de
rumeurs sur les « soldats russes blessés qui se remettent trop rapidement 58 » du côté
japonais, alors que, dans l’autre camp, plusieurs observateurs russes récusent une
prétendue innocuité des balles japonaises qui « peuvent tuer à la seconde, sans une
longue agonie de leurs victimes, au lieu de blesser gravement 59 ». Depuis l’été 1904,
enfin, plusieurs rapports médicaux japonais dénoncent l’emploi par l’armée russe de
balles dum-dum 60. « À ma connaissance, les Britanniques avaient déjà employé [la
balle dum-dum] pour abattre les bêtes sauvages en Inde, mais jamais contre l’huma-
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nité 61 », écrit Fukuhara Toru, le commandement du 47e régiment d’infanterie, dans
un des rapports accompagnés de photographies montrant la gravité des blessures
qui ont fait l’objet d’une diffusion internationale 62. La barbarie de la guerre est
explicitement perçue comme un crime unilatéral et la balle humanitaire ne fait que
renforcer ce sentiment.

57. « Aseptic Fighting », Medical Press and Circular, vol. 131, octobre 1905, p. 387. Voir C. Herrick,
« ‘The Conquest of the Silent Foe’: British and American Military Medical Reform Rhetoric and the
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Russo-Japanese War », in R. Cooter, M. Harrison et S. Sturdy (dir.), Medicine and Modern Warfare,
Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1999, p. 104-106.
58. K. Kato, Nichiro senso guni no nikki, Tokyo, Yunion shuppansha, 1980.
59. W. H. Bingham, « Russo-Japanese War After Mukden: A Russian Verdict on Russian Failures ;
translated from the Russian Gazette », Journal of Royal United Service Institution, vol. 49, 1re partie,
1905, p. 689.
60. État-major de l’armée de terre au quartier général, Dam Dam dan ni kansuru houkokusho nara-
bini rogun no shiyou shitaru doudan no shashin [Rapport sur les balles dum-dum employées par l’armée
russe accompagné de photographies], 30 juillet 1904-2 octobre 1937, Japan Center for Asian Historical
Records A03032303200
61. État-major de l’armée de terre, Dam Dam dan ni ataritaru utagaiaru kenan no ken [À propos de
l’emploi allégué des balles dum-dum], 12 septembre 1904, Japan Center for Asian Historical Records,
C03020224500
62. G. R. Fowler, « The Alleged Use of Dum-Dum Bullets in the Japanese-Russian War », Medical
News, vol. 85, n° 26, 24 décembre 1904, p. 1201-1206.
108 n Ken Daimaru

Les discours relatifs à la « balle humanitaire » font apparaître un leitmotiv chez les
chirurgiens militaires au tournant des XIXe et XXe siècles. Au cours de cette période,
de plus en plus de médecins participent, au sein des appareils militaires, à l’anticipa-
tion des plaies de guerre que les armes occasionneront et à l’optimisation des effets
du feu, dans un but à la fois curatif et vulnérant. Leur emprise s’est progressivement
accrue avec l’extension de leurs interventions dans la recherche militaire, qui les
font collaborer aux dégâts auxquels ils participaient par leur vocation à réparer.
L’évolution technologique des armements a suscité l’inquiétude dans la corporation
des médecins de guerre, mais elle a également assis leur légitimité, dans la mesure où
ces derniers participaient désormais davantage aux expérimentations qui les concer-
naient. Si la majorité de ces travaux n’ont été lus qu’à l’intérieur du monde des
experts, certains d’entre eux ont traversé l’imaginaire du plus grand nombre pour
devenir un modèle explicatif de la civilisation et de la « décivilisation » des guerres
modernes. Rétrospectivement, le problème fondamental n’était pas l’innovation
technologique, mais la façon dont les nouvelles technologies étaient perçues et utili-
sées. La représentation inédite de l’arme comme expression de la civilisation a ainsi
conduit à une appropriation particulière des motifs de la guerre, qu’accompagnaient
aussi les discours relatifs à la barbarie de l’ennemi. Issue d’expérimentations dans des
laboratoires militaires, façonnée au cours des guerres de la période 1890-1910, cette
appréhension d’une arme moderne compose une vision singulière de la guerre qui
caractérise le monde des chirurgiens de guerre au tournant du siècle.
Rarement remise en cause comme une prémisse, la « balle humanitaire » a sus-
cité des débats dont la postérité n’a pas été sans conséquence sur l’Europe. En 1905,
un médecin de la Croix-Rouge se montrait explicite sur la gravité de l’atteinte au
référent humanitaire dont la guerre russo-japonaise était une manifestation : « Une
pensée humanitaire a dirigé les gouvernements dans le choix des armes modernes,
ou bien faut-il admettre que l’effet moins meurtrier des projectiles de petit calibre
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est le résultat d’une heureuse coïncidence, et que c’est une tout autre préoccupation
que la charité qui a amené à l’adoption dans les armées de fusils plus portatifs, à tir
plus rapide et de plus longue portée ? Il n’en est pas moins consolant de pouvoir
user, en face des horreurs des guerres modernes, de l’euphémisme d’armes humani-
taires. Le besoin de sympathie s’en trouve soulagé ; de loin, la guerre en paraît moins
horrible 63 ».
En ce sens, approfondir une histoire croisée des savoirs et de la médecine, en
réinterrogeant l’Europe à partir d’un cas japonais ainsi revisité, peut permettre
de comprendre des processus historiques qui ont contribué à créer, multiplier et
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intensifier les interdépendances et les interactions à la fois temporelles et spatiales


constitutives de la Grande Guerre.

63. F. Ferrière, « Les blessures produites par le fusil japonais », Bulletin international des Sociétés de
la Croix-Rouge, vol. 36, n° 142, 1905, p. 124.

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