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L'autopromotion de la presse en France (fin du xixe-début

du xxe siècle)
Benoît Lenoble
Dans Le Temps des médias 2004/1 (n° 2), pages 29 à 40
Éditions Nouveau Monde éditions
ISSN 1764-2507
ISBN 9782847360523
DOI 10.3917/tdm.002.0029
© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 194.141.72.223)

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L’autopromotion de la presse en France 1

(fin du XIXe-début du XXe siècle)


Benoît Lenoble*

Le 28 septembre 1892,un nouveau grands titres nationaux ou régionaux


quotidien est lancé, Le Journal, à l’aide rivalisent de procédés pour attirer le
de milliers d’affiches,de banderoles,de plus grand nombre de lecteurs.La stra-
tracts illustrés,de suppléments spéciaux tégie commerciale est simple : assurer
et d’offres de primes.Sur les boulevards sa promotion, c’est faire vendre. Cet
de la capitale, l’opération, restée cé- étalage publicitaire est remarquable,
lèbre2, prend des allures d’événement pour au moins deux raisons. D’abord,
et de spectacle médiatiques.Loin d’être il s’agit d’une publicité structurelle-
un coup publicitaire isolé, elle té- ment permanente. Du discours jour-
moigne de ce que l’on pourrait appe- nalistique à la médiatisation d’événe-
ler l’autopromotion de la presse fran- ments autopromotionnels, le journal
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çaise. Les grands journaux multiplient tient des propos élogieux sur lui-
les campagnes promotionnelles à coup même, ce qui lui permet de façonner
d’affiches et de prospectus distribués directement sa propre image auprès du
gratuitement, proposent des concours lectorat. Ensuite, cette publicité con-
censés faire vendre davantage, patron- cerne un support médiatique, c’est-à-
nent des épreuves sportives et des ma- dire un produit commercial et cultu-
nifestations publiques. Cette pratique rel dont la durée de vie et la valeur sont
de l’autopromotion est particulière- réduites.L’objectif est de faire parler de
ment visible quand la presse traverse soi, d’entretenir sa notoriété afin que,
son « âge d’or ». De la création, en chaque jour, les lecteurs achètent tel
1863, du premier quotidien à un sou titre plutôt que tel autre.
vendu au numéro, Le Petit journal, à
l’émergence des nouveaux moyens
Les « coups de grosse caisse »
d’information et de communication
des journaux
que sont le cinéma parlant et la radio
dans les années 1930, la presse quoti- La première forme de publicité, la
dienne populaire domine l’espace mé- plus intense et la plus courte, réside
diatique en France. Dans un marché dans les opérations promotionnelles,
fortement concurrentiel, petits et les « coups de grosse caisse » fabriqués

* Doctorant à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne,Centre de Recherches en Histoire du XIXe siècle.

N °2 – printemps 2004 29 Le Temps des M édias


DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

de toutes pièces ou greffés sur l’ac- même jour ont lieu les épreuves éli-
tualité : jeux-concours, présentés minatoires pour la course cyclisteVer-
comme des activités instructives et di- dun-Paris,prévue le jour de la fête na-
vertissantes ;campagnes de lancement tionale,épreuve parallèle à la deuxième
de romans-feuilletons, s’appuyant sur édition de la course du flambeau. La
un affichage massif et la diffusion de semaine se termine avec le meeting in-
fascicules illustrés contenant les pre- ternational des champions d’athlé-
miers chapitres du récit ; manifesta- tisme au stade de Colombes. Durant
tions et festivités publiques pour atti- ces manifestations, Le Journal fait dis-
rer les foules ; compétitions sportives tribuer par ses crieurs des suppléments
réunissant professionnels et amateurs ; spéciaux et des programmes officiels
autant d’occasions, selon les moyens gratuits. En fait, il n’apporte qu’une
mis en œuvre, de faire parler d’un aide financière et logistique aux diffé-
quotidien. rentes compétitions, car l’initiative en
Prenons l’exemple de la course du revient aux institutions sportives (à
flambeauVerdun-Paris3,organisée par l’exception notable de la course du
Le Journal le 14 juillet 1925. Dans le flambeau).Cependant,la mise en récit
contexte sociopolitique de l’après- des performances accomplies et la mise
guerre, une telle épreuve doit hono- en scène concrète de ce sport-spec-
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rer les soldats français,tout en exaltant tacle font de ces compétitions des évé-
l’effort de jeunes athlètes. Sur le par- nements publics. Le journal déborde
cours, des véhicules du quotidien ac- de son espace imprimé pour se faire
compagnent les coureurs. L’annonce entendre à travers la médiatisation
de la course attire les habitants des d’opérations répétées. Qu’elles soient
bourgs traversés pour admirer les créées de toutes pièces ou patronnées,
concurrents qui portent un dossard elles mêlent information et autopro-
du Journal. Dans les grandes localités, motion. Pour un quotidien, elles sont
la foule est massée autour des points autant de prétextes pour investir la
de contrôle signalés par des bande- scène médiatique face à des concur-
roles publicitaires.Enfin,l’arrivée sous rents obligés de réagir pour conserver
l’Arc de triomphe est précédée d’un leurs positions.
défilé réglé sur les Champs-Élysées.
L’épreuve rencontre un tel succès po-
Des « produits dérivés »
pulaire et médiatique que le journal
décide de la réitérer l’année suivante, Suivant leur fidélité, les lecteurs se
en l’intégrant dans une série de com- voient proposer, par le biais des dépo-
pétitions, appelée « la grande semaine sitaires, des petits cadeaux ou divers
sportive du Journal »4. Le 11 juillet imprimés à caractère promotionnel.
1926, le quotidien patronne le cham- Ce sont des objets sans grande valeur,
pionnat de France d’athlétisme. Le d’utilité pratique ou éphémère, mais

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L’autopromotion de la presse en France (fin du XIXe-début du XXe siècle)

dont l’existence témoigne d’un vendre à des prix inférieurs à ceux pra-
échange réel entre le quotidien et ses tiqués. La vente se fait, soit par corres-
clients. Ainsi, au moins jusqu’à la pondance, soit à l’hôtel du quotidien.
Grande Guerre, les suppléments illus- Les années suivantes, d’autres pro-
trés et les almanachs sont-ils vendus duits (alcools,cendriers,crayons…) di-
pour prolonger la lecture du journal. versifient les marchandises disponibles
À partir de la décennie 1880,de nom- qui, en quelques jours, sont écoulées
breux journaux, comme Le Petit Pari- auprès d’une large clientèle. Ces
sien, offrent gracieusement un calen- étrennes ne sont absolument pas ré-
drier à l’illustration symbolique. servées aux lecteurs du Journal.La pra-
Quatre ans après sa création, Le Petit tique, arme publicitaire, se prolonge
Nord diffuse environ 2 700 exemplaires durant l’entre-deux-guerres.Lors d’un
de son « calendrier 1882 » dont l’image court conflit commercial qui oppose
représente un crieur devant le siège du Le Petit Parisien à ses concurrents na-
journal5.Autre pratique fort répandue, tionaux, le principal dépositaire
mais ayant malheureusement laissé peu d’Auxerre offre ainsi, comme étrenne
de traces pour l’historien : la distribu- pour la nouvelle année 1919,une pho-
tion de primes gratuites. Cette der- tographie personnelle à tout lecteur
nière est considérée comme un pro- rapportant dix en-têtes de journaux
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cédé efficace pour améliorer les ventes autres que ceux du plus grand journal
à l’échelle locale. Cartes postales pu- parisien7.
blicitaires,chapeaux en papier,remises Ces petits présents sont bien plus
sur des produits alimentaires… sont que des objets publicitaires pour la
ainsi donnés çà et là lors de l’achat de presse. Ils ne véhiculent pas une
l’édition du jour. Parce qu’ils sont marque ou un bien de consommation,
adaptés aux besoins et aux attentes du mais plutôt une culture du médiatique
lectorat populaire, ces supports publi- jusque dans le foyer du lecteur.Faisant
citaires courants sont vraisemblable- partie de l’économie de presse,ces mo-
ment appréciés. destes cadeaux,fréquents et chargés de
Les étrennes de fin d’année illus- symbole, entretiennent l’image d’un
trent assez bien cet échange commer- titre auprès du public.
cial liant un quotidien à ses lecteurs.
Seuls les journaux parisiens de grande Le journal
diffusion ont les moyens d’organiser de dans le paysage quotidien
telles gratifications.Le Journal exploite
cette tradition pour en faire une vente- Les marchands de journaux et les
réclame annuelle6.En 1909,son admi- différentes enseignes des dépôts sont
nistration achète une grosse quantité autant d’éléments d’une autopromo-
de marrons glacés, bonbons, bocks de tion banale,composant un paysage ho-
bière, bonbonnières, etc., pour les re- mogène à l’échelle du territoire.Qu’ils

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DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

soient crieurs attitrés ou dépositaires de réunir, sous son titre, plusieurs mil-
gérant une boutique,les commerçants lions de lecteurs, Le Petit Journal s’ex-
de la presse portent tous l’uniforme clame :« Les murs de toutes les gares de
sombre et la casquette arborant en France,jusque dans les localités les plus
lettres capitales le titre d’une feuille. À reculées, les hameaux bretons et pyré-
l’aide de leur voix et de leur corne, ils néens les plus infimes,ont annoncé de-
sillonnent la voie publique pour écou- puis vingt ans aux populations ébahies
ler le « papier »,c’est-à-dire la dernière que Le Petit Journal possédait trois mil-
édition.Avec le développement des ré- lions de lecteurs »8.
seaux de vente à la Belle Époque, le Bientôt, sur leurs murs peints et
marchand de journaux devient un per- leurs plaques émaillées, la plupart des
sonnage ordinaire, incarnant la presse feuilles de grande diffusion affirment
au plus près des lecteurs. De multiples être les plus lues.Cette mention,jointe
panneaux publicitaires familiarisent à d’autres qualificatifs,slogans et éven-
également les populations avec tel ou tuels logos, travaille l’imagination des
tel titre. De formes et de couleurs va- lecteurs, dont l’achat devient une
riables, des plaques émaillées colorent forme de participation à une dyna-
les façades des dépôts de journaux. mique de société. Prendre un journal,
Contrairement aux affiches intérieures c’est dépenser une très faible somme
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et extérieures, elles résistent aux ou- d’argent,mais surtout appartenir à une
trages du temps. Plus visibles sont les même communauté d’individus, ras-
murs peints publicitaires, souvent de semblée par l’intermédiaire d’un titre.
grandes dimensions. Situés sur des Un tel paysage publicitaire est pri-
murs pignons, ils coûtent peu et ont mordial pour un journal de grande dif-
l’avantage de durer.Tous ces signes pu- fusion. Sans camelot, ni système d’af-
blicitaires, vivants ou matériels, sont fichage, un quotidien ne peut subsis-
soigneusement contrôlés par les admi- ter dans le marché concurrentiel de la
nistrations de journaux à l’aide de leurs vente au numéro.Au besoin,il repren-
inspecteurs, et s’inscrivent dans la vie dra à son compte les formules d’auto-
quotidienne. promotion qui ont réussi chez le con-
D’une ampleur exceptionnelle,cet current.
environnement autopromotionnel,
couvre tout le territoire français. Sur Le modèle : Polydore Millaud
les boulevards parisiens encadrés de
kiosques, dans les villes de province et Jusque dans les années 1900, les
dans les gares ferroviaires, jusque dans nouveaux journaux à bon marché se
les villages avec leur sous-dépôt,les en- contentent de copier les procédés du
seignes et les commerçants de la presse fondateur du Petit Journal, les adaptant
promeuvent la marque du journal au- à leurs capacités économiques. Le dis-
près du plus grand nombre.Se vantant cours d’autocélébration (la publication

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L’autopromotion de la presse en France (fin du XIXe-début du XXe siècle)

des tirages en augmentation,l’éditorial sent des médailles frappées en série par


au ton familier,les sous-titres « de notre les municipalités, dont le revers a été
correspondant » et « de notre envoyé modifié pour l’occasion.Le titre du pé-
spécial »…) inaugure une nouvelle riodique apparaît systématiquement
rhétorique journalistique, véritable accompagné, parfois, d’une image
modèle en la matière. En août 1866, symbolique. Outil d’autopromotion
Millaud orchestre une grande cam- médiatisée,la médaille est décernée en
pagne de publicité pour annoncer la diverses occasions : en 1905, par
publication d’un nouveau roman- exemple, Le Matin la délivre à tout ci-
feuilleton9 :c’est une première.Le Petit toyen « ayant rendu service à la société
journal multiplie ce type de cam- et à la patrie ».10
pagnes à partir des années 1880, pour
répondre à la concurrence agressive du
Créer l’événement
Petit Parisien.En quelques jours,des af-
fiches montrant une scène hyperréa- Des années 1900 à l’immédiat
liste du roman couvrent les murs des après-guerre,la presse quotidienne fait
grandes villes, et des milliers de fasci- preuve d’une intense autopromotion.
cules illustrés contenant les premières La hausse constante des tirages et le
livraisons du récit sont gracieusement renforcement de la concurrence entre
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distribués dans la rue. Instruments ar- les titres parisiens en province en sont
chétypaux d’autopromotion pour la les principales causes. La logique de
presse, les lancements de romans- marché incite à la densification des ré-
feuilletons restent des événements fa- seaux de vente (création de dépôts et
miliers pour les lecteurs jusqu’au début sous-dépôts) et à l’innovation en ma-
des années 1930. Enfin, avec le Paris- tière d’offre journalistique. Les rivaux
Brest-Paris cycliste, Le Petit Journal est du Petit Journal se montrent plus in-
également,en juin 1891,à l’origine de ventifs avec les jeux-concours, puis la
l’organisation de courses sportives,re- fabrication de grandes manifestations
cette promue à un bel avenir. publiques. En faisant jouer les lecteurs
Pour conquérir le lectorat,les quo- qui espèrent en tirer un gain, ils sem-
tidiens recourent à de multiples sup- blent certains d’augmenter,même pro-
ports publicitaires,comme la diffusion visoirement,leurs ventes.Si Le Petit Pa-
de primes,méthode bientôt courante, risien inaugure effectivement cette for-
ou, à partir des années 1890, la distri- mule, en octobre 1903, avec son
bution de médailles commémoratives concours de la bouteille remplie de
ou honorifiques. Le Petit Journal pro- grains de blé, Le Journal la copie, trait
cède à plusieurs frappes pour ses com- pour trait, quelques jours plus tard11.
pétitions sportives.Tandis que les jour- Contrairement aux jeux-concours,les
naux parisiens commandent des pièces multiples manifestations publiques
originales, les grands régionaux utili- créées de toutes pièces permettent à un

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DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

titre d’investir la scène publique avec naux se saisissent ainsi de l’actualité


éclat. Jusqu’au déclenchement de la pour bâtir leur stratégie d’autopromo-
guerre,Le Matin excelle dans cette stra- tion.La Première Guerre mondiale ra-
tégie,son patron,Maurice Bunau-Va- lentit l’élan, mais ne l’arrête pas,
rilla, l’utilisant d’abord pour servir ses comme l’attestent les divers lance-
intérêts personnels. ments de romans-feuilletons,durant les
Toutes les formules possibles d’au- hostilités.Au sortir du conflit,les jour-
topromotion sont exploitées. Chaque naux croient retrouver la situation
titre multiplie ses opérations, de telle d’avant 1914.
sorte que les événements médiatiques
ont tendance à saturer l’espace public.
Parrainages
L’enchaînement des compétitions
d’aéroplanes organisées par des quoti- Après guerre,la réactivation rapide
diens parisiens et régionaux aboutit des formules d’autopromotion, les ti-
même à faire de l’aviation naissante rages de la presse quotidienne se sta-
une passion française. Le Matin monte bilisent durablement.L’augmentation
le Circuit de l’Est en août 1910,La Dé- des coûts de production entraîne une
pêche offre un prix en février 1911, Le baisse des recettes pour les entreprises
Journal lance le Circuit Européen de presse,ce qui freine les dépenses en
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d’Aviation en mai de la même matière de propagande publicitaire.
année12… Les exploits des aviateurs De plus,la concurrence accrue des ré-
touchent un public qui dépasse celui gionaux dans leur zone de diffusion,
des lecteurs, notamment grâce à la et le développement du cinéma mo-
vente,dans les débits de presse,de cartes difient l’offre médiatique. Malgré des
postales photographiques ou de bro- adaptations, l’enchaînement des
chures spéciales. En 1912, Le Matin concours, des courses sportives et
prolonge cet intérêt médiatique dans d’autres coups publicitaires contribue
un sens plus politique et patriotique. à leur usure.Au lieu de lancer des ro-
En février, il ouvre une souscription mans-feuilletons,les grands quotidiens
nationale pour équiper l’armée promeuvent des ciné-romans. Les li-
d’avions, et organise un grand vraisons publiées durant la semaine,au
concours-référendum en novembre13. rez-de-chaussée de la première page,
Les lecteurs doivent plébisciter deux sont rassemblées sous la forme d’un
aviateurs parmi les quarante dont la épisode, et projetés au cinéma, dès le
biographie, le portrait et la signature vendredi. Comme le journal laisse à
sont publiés. Des prix sont décernés la société de distribution cinémato-
aux participants qui ont découpé les graphique le soin de diriger la cam-
bulletins du concours, et deviné le ré- pagne publicitaire, cette dernière est
sultat du référendum. Les opérations réalisée essentiellement près des salles
publicitaires ne suffisant plus, les jour- de cinéma. Mais l’avènement du par-

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L’autopromotion de la presse en France (fin du XIXe-début du XXe siècle)

ment qui servira leur ré-


putation. En revanche, ils
trouvent une parade : le
patronage. Au lieu d’or-
ganiser des manifestations
coûteuses, le quotidien
apporte son nom et une
contribution restreinte à
un événement, en
échange de sa couverture
médiatique. C’est dans le
domaine sportif que cette
stratégie est la plus visible.
Durant la décennie 1920
et même ensuite,maintes
courses d’athlétisme, de
natation, cyclistes et mé-
caniques sont parrainées
par un périodique. La
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professionnalisation des
compétitions et l’émer-
gence d’organismes spor-
Affiche pour L’Actualité, 1884.
tifs favorisent ces pra-
lant en 1928 met fin à ces opérations. tiques. D’une année sur l’autre, le pa-
Quant aux jeux-concours, ils se ba- tronage est maintenu, et le quotidien
nalisent très largement. Les thèmes est certain de bénéficier de l’exclusi-
sont plus ordinaires, et les prix moins vité médiatique.Ainsi,de 1923 à 1936,
attrayants, comme ce concours des Le Petit Parisien patronne annuellement
fleurs du Petit Marseillais qui consiste la «Traversée de Paris à la nage », qui a
à classer ses fleurs préférées14. Le Petit lieu fin août-début septembre.
Journal devient le spécialiste en la ma- Épreuve reine de la Fédération fran-
tière en proposant au moins un çaise de natation qui en est l’organisa-
concours annuel, jusqu’au début des trice, la Traversée est doublée, de 1926
années 1930. Désormais, l’objectif est à 1929, d’une fête nocturne et de dé-
de conserver les lecteurs habituels en monstrations nautiques. La course et
modifiant peu le produit et ses conte- ses réjouissances visent à marquer
nus. concrètement la mémoire des specta-
Les journaux de grande diffusion teurs ;la faible place consacrée à l’évé-
n’ont plus, désormais, les moyens de nement dans les colonnes du quotidien
créer, comme avant-guerre, l’événe- en témoigne.

35
DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

dépense près de 2 000 francs


en mars 1912, simplement
pour ses primes habituelles17.
Un nouveau quotidien peut
dépenser beaucoup pour se
lancer, mais la stratégie d’au-
topromotion doit s’établir
dans la durée, pour obtenir
un résultat concluant.La pu-
blicité constitue pour la
presse une source de dé-
penses structurelles, mais
aussi une source de revenus
directs,grâce aux diverses an-
nonces publiées dans les der-
nières pages. Et, pour faire
face à la concurrence dans un
marché actif, un quotidien
n’a d’autre choix que faire sa
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publicité.
L’autopromotion de la
presse peut-elle être considé-
rée comme un ensemble
Affiche de Toulouse Lautrec, 1893. d’instruments et de procédés
commerciaux destinés à faire
La publicité, une nécessité vendre davantage? Jusqu’au début de la
Première Guerre, les quotidiens usent
Les stratégies d’autopromotion né- de tous les artifices possibles pour aug-
cessitent des sommes importantes15, menter le nombre de leurs lecteurs.
d’où l’existence de budgets publici- Leur politique commerciale semble
taires dans la comptabilité des quoti- fonctionner puisqu’elle provoque, fi-
diens de grande diffusion. La pratique nalement, l’élargissement du lectorat
est reconnue dans un monde de la potentiel,la croissance de l’offre stimu-
presse en pleine expansion :« Étant une lant celle de la demande. Dans le sys-
industrie,le journalisme doit faire pour tème médiatique qui s’élabore à partir
lui-même ce qu’il fait pour les autres ; de la fin du XIXe siècle, l’objectif est de
il a besoin de réclame »16. Ces budgets se faire connaître du plus grand nombre
sont inhérents aux entreprises de presse suivant ses capacités. Cette situation
comme à toute entreprise écono- profite à la plupart des titres de presse
mique. Par exemple, Le Petit Parisien dont les ventes ne se font pas forcément

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L’autopromotion de la presse en France (fin du XIXe-début du XXe siècle)

au détriment des autres. Quand la caisse,un journal populaire paie les ser-
masse des lecteurs atteint ses limites, vices d’individus et de sociétés di-
quand la hausse des tirages se ralentit, verses.Ateliers lithographiques et en-
la publicité des quotidiens vise à main- treprises d’affichage19, imprimeries de
tenir coûte que coûte la position ac- labeur, marginaux employés comme
quise. L’étiolement du prestige de la vendeurs occasionnels, etc., consti-
presse, l’augmentation du prix au nu- tuent autant de professions et d’acti-
méro et le développement du cinéma vités vivant en partie de la réclame de
(et,plus tard,de la radiodiffusion) bou- la presse.Les fonds d’affiches de presse
leversent le marché de la presse.Des ac- des musées et bibliothèques témoi-
cords entre les titres parisiens limitent gnent de la diversité des imprimeries
désormais la rivalité, et, par répercus- spécialisées dans la France de la Belle
sion, les effets d’une tactique conqué- Époque.La presse participe largement,
rante. Dans ces conditions, un quoti- avec d’autres secteurs économiques, à
dien s’attache avant tout à une stratégie l’essor de la publicité en tant qu’in-
médiatique, c’est-à-dire à intégrer un dustrie médiatique.À partir des années
système dont il est un composant parmi 1920, les commandes vont progressi-
d’autres. L’autopromotion des jour- vement à de grosses entreprises pro-
naux doit profiter à l’ensemble de la posant plusieurs services.Par exemple,
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presse. Un exemple révélateur réside pour le lancement d’un roman-feuille-
dans le changement de la dénomina- ton, Le Journal confie le tirage et l’ap-
tion du budget publicité du Journal.Ce position des affiches à la jeune société
dernier prend le nom de « publicité- Avenir-Publicité20.L’autopromotion se
propagande » en mai 1914,remplaçant mue alors en simple promotion.
le terme de « publicité »18. Il ne s’agit Les formules d’autopromotion ne
plus de vendre davantage, mais de semblent pas faire l’objet de réflexions
continuer à se faire acheter.C’est pour- poussées dans leur préparation et leur
quoi l’autopromotion de la presse ne déroulement.L’accumulation et la sur-
peut pas se résumer, sur la durée, à une enchère des moyens mis en œuvre
politique commerciale ordinaire. conduisent à la répétition systéma-
tique. Une campagne d’affichage en
faveur d’un titre en appelle une autre,
L’autopromotion des journaux,
presque équivalente, à l’image du
stimulant du marché publicitaire
Matin qui,jusqu’à la guerre,négocie la
Par leurs dépenses publicitaires, les location successive de différents types
quotidiens de grande diffusion parti- de surfaces publicitaires dans la capitale
cipent à la construction d’une publi- (kiosques à journaux, chalets-abris,
cité moderne, autant comme secteur murs pignons…)21.Enfin,la séduction
économique que comme conception par les sentiments et le spectacle ré-
socioculturelle.Lors de coups de grosse sume le principe publicitaire privilé-

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DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

Culture de presse,
culture médiatique

Les campagnes de lance-


ment de romans-feuilletons,la
distribution de primes gra-
tuites, l’organisation de
concours, de compétitions
sportives et de grandes mani-
festations publiques donnent
l’impression que les quoti-
diens à bon marché sont des
lieux de vie et d’agitation per-
manente. Leur mise en récits
permet de faire l’éloge de tel
ou tel titre,mais aussi de créer
une forme de communauté
imaginaire à laquelle adhère le
lecteur par le simple achat
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d’un titre. Dans une société
bouleversée par les transfor-
mations économiques et so-
ciales, la lecture d’un journal
Affiche de Pierre Bonnard, vers 1870. apparaît comme le moyen de
lire le monde tout en étant
gié,loin de la rationalisation commer- une pratique d’acculturation.La presse
ciale.Prenons l’exemple d’une célèbre populaire,en s’autocélébrant et en or-
initiative du Matin : la campagne de chestrant ce qui est présenté comme
lutte contre l’absinthe.Pendant le pre- des cérémonies médiatiques fédéra-
mier semestre 1907, ce quotidien dé- trices, s’érige en espace public mo-
nonce les ravages de la liqueur et le derne.
laxisme des pouvoirs publics, à coups Les discours et les pratiques récla-
d’éditoriaux et d’articles critiques. Il mistes des quotidiens de grande diffu-
organise une grande manifestation pu- sion participent à l’émergence d’une
blique au Trocadéro,réunissant près de culture médiatique et d’une culture de
4 000 personnes, dont des personnali- masse23. Dans un système médiatique
tés scientifiques et politiques22.En fait, dont les composants sont en interac-
l’opération est un prétexte :le scandale tion,la logique primordiale est de res-
social est d’abord un moyen pour atti- ter présent et écouté en se faisant le
rer l’attention et faire parler du Matin. promoteur d’une idée ou d’un événe-

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L’autopromotion de la presse en France (fin du XIXe-début du XXe siècle)

ment. Un titre doit occuper, même médias conduisent le champ média-


provisoirement, une partie de la scène tique à fonctionner de manière auto-
médiatique pour subsister, quels que nome. Ces logiques médiatiques, plus
soient son audience et ses moyens. que commerciales, sont essentielles
Dans cette perspective d’autorepré- pour appréhender le régime culturel
sentation, d’autres instruments de de masse du XXe siècle.
communication sont employés. Par Signalons enfin que la culture de
exemple, à partir de septembre 1930, l’autopromotion ne disparaît pas avec
Le Journal fait annoncer sur le poste de la perte d’audience, durant les années
la Tour Eiffel,tous les deux jours entre 1930,des quotidiens du matin qui ont
19h30 et 20h15,les reportages publiés créé l’événement pendant plus d’un
dans l’édition du lendemain. Le mes- demi-siècle.Elle est réactivée par Paris-
sage est simple et concis. Cette publi- Soir, qui propose notamment des
cité radiophonique est payée elle- concours originaux et des festivités
même en publicité dans les colonnes populaires dans la capitale25. Au-delà,
de la feuille24. Bref, un quotidien sym- la pratique reste encore vivace, même
bole de la presse de la Belle Époque se si elle se transforme.Aujourd’hui en-
voit forcé d’utiliser un média en de- core, l’autopromotion est une règle
venir, la radio, pour éviter de passer à médiatique que chacun peut observer ;
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l’arrière-plan médiatique.Dans la cul- situation confortée par la toute récente
ture médiatique et du médiatique, un possibilité pour les journaux (janvier
média se sert des autres moyens de 2004) de faire leur publicité sur les
communication, identiques ou non, chaînes de télévision,en dehors de tout
pour subsister. Les relations entre les parrainage.

Notes 3.Archives Nationales (AN), 8 AR 450, dossier


course du flambeau ;8 AR 540,photographies de
1. Cet article est tiré de notre mémoire de DEA
la course.
(Le Journal au temps du réclamisme.Culture de presse,
autoreprésentation et société en France, 1880-1930), 4.Le Journal,9 juillet 1926,p.1 et 4.Voir aussi AN,
préparé sous la direction de Dominique Kalifa 8 AR 447, dossier course du flambeau.
(Université Paris I,2003).Je remercie Gilles Feyel 5. Département des Estampes et de la Photogra-
et François Jarrige d’en avoir relu la première ver- phie de la Bibliothèque Nationale de France, Pa
sion.
mat 4 a (1880-1899), calendrier du Petit Nord
2. Christian Delporte, Les Journalistes en France, (1882). Le tirage est inscrit sur le document.
1880-1950. Naissance et construction d’une profes-
6.AN, 8 AR 397, étrennes du quotidien (1900-
sion, Paris, Seuil, 1999, p. 49 ; Claude Bellanger
1912).
(dir.), Histoire générale de la presse française, t. III :
De 1871 à 1940 (partie rédigée par Pierre Al- 7. AN, 8 AR 371, affiche du dépôt central
bert), Paris, PUF, 1972, p. 314. d’Auxerre.

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DOSSIER : PUBLICITÉ, QUELLE HISTOIRE ?

8.LouisVauxcelles,Paul Pottier,« Le Petit Journal », pos à l’aide de quelques exemples d’autopromo-


Gil Blas, 23 octobre 1903. tion (p. 180-189).
9.A. de Bersaucourt, « L’affiche-énigme ou l’af- 17.AN, 11 AR 174, livre des dépenses 1912.
fiche du roman-feuilleton »,La Publicité,229,mars 18.AN, 8 AR 8, livre de comptabilité 1914.
1927, p. 173-179.
19. Marc Martin, Trois siècles de publicité en France,
10.« La Médaille d’honneur du Matin »,Le Matin, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 115.
30 janvier 1905. La liste des personnes récom-
pensées est publiée un an plus tard (« La Médaille 20.AN, 8 AR 530, dossier La grande Rafle, docu-
du Matin », Le Matin, 5 janvier 1906). ments d’Avenir-Publicité des 14 et 30 novembre
1928.Voir aussi l’histoire de cette entreprise (Ave-
11. « Grand concours du Petit Parisien », Le Petit nir France,Un afficheur dans la ville.L’histoire d’Ave-
Parisien, 14 octobre 1903 ; « Un million aux lec- nir, Paris, Cliomédia, 1997).
teurs du Journal.Le Litre d’Or »,Le Journal,26 oc-
21.AN, 1 AR 7-14, procès-verbaux des conseils
tobre 1903.
d’administration (1899-1914).
12. « Prologue triomphal. La veillée du Circuit »,
22.«Tous pour le vin,contre l’absinthe.Un triom-
Le Matin, 7 août 1910 ; « Le Prix du Voyage », La
phal meeting »,Le Matin,15 juin 1907,p.1-2.Voir
Dépêche, 25 février 1911 ; « Le Circuit Européen
aussi François-Iréné Mouthon, Du bluff au chan-
d’aviation », Le Journal, 17 juin 1911. tage :les grandes campagnes du Matin,Paris,Pauwels,
13.« Pour l’aviation et la patrie »,Le Matin,24 fé- 1908.
vrier 1912 ; « Le grand concours des aviateurs », 23. Cf. l’analyse la plus récente : Jean-Yves Mol-
Le Matin, 28 novembre 1912. lier, « Le parfum de la Belle Époque », in Jean-
14.«Aujourd’hui commence notre Concours des Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), La
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Fleurs », Le Petit Marseillais, 3 janvier 1924. Culture de masse en France de la Belle Époque à au-
jourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 72-115.
15.Patrick Eveno,L’Argent de la presse française des
années 1820 à nos jours,Paris,Éditions du CTHS, 24.AN, 8 AR 295, contrat d’août 1930 entre Le
2003, p. 46-51. Journal et le poste de la Tour Eiffel.
16. Eugène Dubief, Le Journalisme, Paris, Ha- 25. Raymond Barrillon, Le cas Paris-Soir, Paris,
chette, 1892, p. 187. L’auteur développe ses pro- Armand Colin, 1959, p. 80-87.

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