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Les infirmières en crise ?

Françoise Acker
Dans Mouvements 2004/2 (n° 32), pages 60 à 66
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 2-7071-4271-9
DOI 10.3917/mouv.032.0060
© La Découverte | Téléchargé le 09/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.73.86)

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Les infirmières en crise ?

PAR En 1988, une longue grève des infirmières avait profondément


FRANÇOISE ACKER* marqué la vie de l’hôpital et débouché sur une reconnaissance
accrue d’une profession qui, au quotidien, fait tourner la machine.
Quinze ans plus tard, la crise est à nouveau là. Elle a pour origine
la pénurie de moyens, la politique hospitalière d’économie et
de restructuration. Mais l’insatisfaction et la frustration ont aussi
pour point de départ les transformations du travail infirmier,
de ses conditions mais aussi de ses contenus.

D
epuis des mois, si ce n’est plus, tous les médias se font l’écho de
difficultés de fonctionnement des hôpitaux, de personnels soi-
gnants débordés aux urgences, d’un malaise, d’une crise des
infirmières, voire de l’ensemble des professions de santé 1. Les infirmières
semblent être au « bout du rouleau ». Pourquoi ? Cette « crise », si crise il y
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a, n’est pas la première dans l’histoire de la profession infirmière, ni sur-
tout dans celle des infirmières hospitalières. Qu’on se rappelle le mouve-
ment de 1988. La situation actuelle est-elle nouvelle ? Pour tenter de
déchiffrer les raisons des difficultés actuelles rappelons les revendications
exprimées par les infirmières en 1988, quelques-unes des transformations
récentes de l’hôpital et du groupe infirmier. Si les modifications en cours
sont essentiellement des transformations structurelles, elles ont aussi des
effets sur les conditions du travail infirmier. Aujourd’hui, ce qui semble
être une contrainte insupportable, pour un certain nombre d’infirmières,
mais aussi d’aides-soignantes, de cadres et de médecins, c’est de ne plus
pouvoir faire son travail, de ne plus pouvoir soigner comme on entend le
faire. Pourquoi ?
Le mouvement des infirmières de 1988, fortement relayé par les médias,
marque en quelque sorte l’entrée de celles-ci sur la scène publique, même
si d’autres grèves avaient déjà eu lieu auparavant. L’élément déclencheur
de cette mobilisation fut la parution de l’arrêté Barzach de décembre 1987
qui ouvrait l’accès à l’entrée en écoles d’infirmières (normalement avec le
* Sociologue.
bac ou un examen de niveau) aux personnes ayant cotisé cinq ans à la
1. J. DE KERVASDOUÉ Sécurité sociale, avec un examen du dossier. Pour le gouvernement, il
(sous la direction de),
La Crise des professions s’agissait de pallier au manque d’élèves dans les écoles et au manque de
de santé, Dunod, 2003. personnels infirmiers à l’hôpital. Pour les infirmières, ce texte était une

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Les infirmières en crise ?

remise en cause de leur niveau de formation professionnelle, une forme 2. D. KERGOAT et alii,
de mépris pour leurs compétences. La première fonction de ce mouve- Les Infirmières et leur
coordination, 1988-
ment a sans doute été de leur permettre de se retrouver en tant que per- 1999, Éditions
sonnes appartenant à une même profession et ayant des aspirations et des Lamarre, 1992.
difficultés communes, au-delà d’un cloisonnement et d’un éclatement en 3. F. ACKER et A. –M.
fonction de la variété des lieux de travail. « Nous sommes dans la rue pour ARBORIO, « Infirmière
le statut ! ». D. Kergoat et ses collègues2 considèrent que ce mouvement, et aide-soignante »
in D. LECOURT (sous
qui a été animé et représenté par la « coordination infirmière », a eu pour la direction de),
objet d’inscrire la profession infirmière dans un rapport salarial. (Ce rap- Dictionnaire de
port salarial était déjà présent au début du XXe siècle lorsque l’infirmière la pensée médicale,
PUF, 2004.
symbolisait, avec l’institutrice et quelques autres figures, l’accès des
femmes à un métier salarié 3). Mais ce positionnement était encore néces-
saire en 1988 pour passer des « qualités », individuelles et féminines sou-
vent mises en avant, à une « qualification » renvoyant d’emblée au collectif
et qui est formalisée dans les conventions collectives et statuts. Les infir-
mières auraient procédé à une double affirmation : d’une part « le travail
infirmier est un travail comme un autre »,
d’autre part, et simultanément, « cette profes- Un clivage pourrait aussi
sion [est] différente des autres », sa spécificité
se rattachant à la fonction sociale de l’infir- se dessiner entre des
mière. Mais en se comparant à d’autres pro-
fessions : enseignants ou techniciens, les infir-
« techniciennes » (inscrites
mières ont aussi affirmé leur appartenance à dans la dimension
une catégorie sociale, celle des professions
intermédiaires dont elles partagent les insatis- instrumentale de
factions. En quoi la situation des infirmières
la médecine) et des
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d’aujourd’hui est-elle différente, malgré la
prise en compte d’un certain nombre de infirmières plus proches
revendications et malgré des avancées régle-
mentaires depuis 1988 ? d’une fonction sociale.
La profession d’infirmière est une profes-
sion réglementée et son marché du travail est fermé (titre et exercice pro-
tégés par la loi). En 1978, les infirmières ont obtenu la reconnaissance d’un
rôle propre à côté de leur rôle sur prescription médicale. Des décrets
(1993, 2002) dressent une liste d’actes et d’activités que les infirmières peu-
vent engager de leur propre initiative, en fonction des diagnostics qu’elles
font des situations et de ceux qu’elles ne peuvent réaliser que sur pres-
cription, voire en présence des médecins. Mais à l’hôpital, comme pour
l’ensemble de la profession, le groupe infirmier est menacé d’éclatement.
À côté des infirmières généralistes on trouve des spécialisations reconnues
(infirmière anesthésiste, puéricultrice) ou de fait (cancérologie, dialyse).
Un clivage pourrait aussi se dessiner entre des « techniciennes » (inscrites
dans la dimension instrumentale de la médecine) et des infirmières plus
proches d’une fonction sociale. La structuration hiérarchique du groupe,
avec des surveillantes de proximité, des surveillantes générales (niveau du
département) et une directrice de soins infirmiers (placée auprès de la
direction) se traduit par une coupure entre les infirmières de terrain et leur

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hiérarchie, d’autant plus qu’avec les réorganisations hospitalières l’enca-


drement des soins tend à perdre son ancrage professionnel au profit d’une
approche manageriale). La réforme hospitalière de 1991 a doté les infir-
mières d’une commission du service de soins infirmiers – instance regrou-
pant des représentants des personnels soignants et consultée sur l’organi-
sation des soins, la formation, le projet d’établissement et la recherche en
soins. Mais ce positionnement institutionnel ne suffit pas à pallier la fai-
blesse syndicale et la dispersion des forces dans plus de cent cinquante
associations professionnelles.

● Les établissements de santé : le grand chambardement ?


Les établissements de santé, hôpitaux publics, privés participants au ser-
vice public (PSPH) et cliniques privées à but lucratif, sont actuellement
tous « en chantier », qu’il s’agisse de la redéfinition de leur mode de fonc-
tionnement interne et ou de leur positionnement dans l’ensemble de l’offre
de soins. Un certain nombre de modifications résultent de mesures liées
au pilotage budgétaire et managerial de l’ensemble de l’offre de soins hos-
pitalière. D’autres relèvent d’évolutions
de la pratique médicale et du mode de
Ce positionnement prise en charge des patients. Toutes ont
institutionnel ne suffit pas à profondément affecté l’organisation du
travail et la place du groupe infirmier.
pallier la faiblesse syndicale La mise en place du budget global
(1984) pour les établissements publics et
et la dispersion des forces PSPH et de l’Objectif quantifié national
dans plus de cent cinquante (1992) pour les établissements privés, a
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contraint les établissements à affermir
associations professionnelles. leur démarche de maîtrise des coûts. Le
budget des hôpitaux est attribué pour
une année et payé par douzième par une des caisses d’assurance maladie.
Pour les cliniques, la démarche suit la même approche. Ceci s’est concré-
tisé dans les politiques d’achats de matériels et d’équipements, ainsi que
dans les modes de gestion des personnels (montée des CDD, sous-trai-
tance de certaines fonctions, limitation des remplacements). La refonte
d’un certain nombre de conventions collectives a eu pour effet, sinon pour
objectif, d’aligner les salaires, notamment ceux des personnels soignants.
Les personnels relevant de conventions collectives jusque-là avantageuses
(CLCC par exemple) ont, avec leur nouvelle version, vu se réduire leur
progression de salaire, en particulier pour les personnels avec une ancien-
neté importante. Par contre, on voit se dessiner une tendance à l’élévation
du niveau des salaires à l’embauche pour attirer les jeunes diplômés.
Les nouvelles formes de travail qui se développent (hémovigilance,
matériovigilance, hygiène, prise en charge de la douleur…) remodèlent
une partie des activités des services de soins. La priorité accordée à la ges-
tion des risques a entraîné la multiplication des procédures de suivi. Par
exemple pour l’hémovigilance il s’agit de suivre l’ensemble des opérations
et des risques potentiels depuis la collecte du sang jusqu’au suivi des rece-

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veurs. Ceci se traduit d’une part par des activités supplémentaires à assu-
rer (remplissage de documents de traçabilité par exemple), de l’autre par
des tensions liées à la coexistence de références différentes, voire contra-
dictoires. Cette multiplication des points de vue s’accompagne de négo-
ciations sur les modes de définition du travail et des responsabilités. La
démarche d’accréditation, pilotée par l’ANAES, entraîne un énorme travail
de mise à plat des activités, de leur organisation et de leur articulation. Le
travail de formalisation et d’écriture de protocoles et procédures appelle
l’acquisition de nouvelles compétences et de nouveaux savoirs sur l’action.
Le problème est que ceci se déploie dans un contexte de montée de la
charge de travail des personnels de soins.
La mise en place des trente-cinq heures soulève de réels problèmes d’or-
ganisation du travail et d’effectifs pour assurer la continuité et la sécurité
des soins. Appliquée dès 2000 dans les établissements privés, puis ensuite
dans le secteur public, cette mesure a entraîné une diversification des
horaires de travail, une modification des rapports entre services de soins
et les services administratifs et logistiques, eux-mêmes remaniés (horaires,
sous-traitance accrue). Cette nouvelle réglementation de la durée de tra-
vail a surtout entraîné un besoin de personnels supplémentaires pour assu-
rer la continuité du travail. Or, même s’il n’existe aujourd’hui pas de don-
nées nationales pour chiffrer la pénurie d’infirmières, il est certain que
dans certains bassins d’emploi des établissements semblent avoir des dif-
ficultés à recruter du personnel de soins (tout comme du personnel médi-
cal, des sages-femmes…). En France, les premières mesures prises pour
lutter contre le manque d’infirmières se sont traduites par un relèvement,
en 2000, des quotas régulant les entrées en Institut de formations en soins
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infirmiers (IFSI), et par des démarches pour inciter les jeunes à choisir ce
métier. Mais ces mesures ne portent que sur l’entrée dans la profession
infirmière et passent sous silence les reconfigurations en cours du travail,
les contraintes ou difficultés rencontrées au cours du travail et qui pour-
raient être, entre autres facteurs, à l’origine du « malaise » des infirmières,
voire de la cessation d’activité de certaines d’entre elles.

● Le travail : dimension oubliée, dimension fondatrice


Le travail des soignants, médecins, infirmières et aides-soignantes,
connaît des remaniements dus aux effets de ces politiques, aux nouvelles
formes de management et à la réduction des capacités d’hébergement.
Pourtant, dans sa dimension concrète, le travail est loin d’être au centre des
préoccupations des responsables politiques et des managers. Dimension
oubliée des restructurations, la définition du travail et de son organisation,
la négociation entre intervenants des tâches à effectuer sont à l’origine de
bien des sentiments de malaise, de pénibilité et d’insatisfaction. Des cher-
cheurs américains constatent que toute restructuration hospitalière
implique une reconfiguration du processus de prise en charge du patient
et des changements dans la composition des personnels, la structure orga-
nisationnelle, les processus de décision, ainsi que dans les responsabilités
des personnels de management et de soins. Ces modifications conduisent

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DOSSIER : DÉFENDRE LA SÉCU, REPENSER LA SANTÉ

à redéfinir où s’effectue le travail, qui l’effectue, selon quel processus, quel


modèle de soins et d’organisation. Ils distinguent, pour les États-Unis, trois
mouvements de restructuration. Dans les années 1980, l’objectif était de
mieux utiliser le temps et les compétences des infirmières. La vague sui-
vante eut pour objet de mieux répondre aux besoins du patient en mettant
en place des soins centrés sur le patient. Plus récemment, les efforts de
restructuration visent une amélioration de l’efficience économique. Il s’agit
de réduire les coûts hospitaliers en remplaçant une partie du personnel
qualifié par du personnel moins diplômé et par des « aides » pour les acti-
vités qui ne requièrent pas le niveau de compétence le plus élevé, ce que
4. G. DE POUVOURVILLE, d’autres appellent « l’efficience allocative4 ». Les réorganisations du travail
« Rationaliser le système entreprises au cours des deux premières vagues avaient été appréciées de
de soins : efficience
et équité » in I. DE façon positive par les infirmières parce qu’elles recentraient les actions sur
BASZANGER, M. BUNGENER le travail de soins en renvoyant à d’autres personnels des tâches adminis-
et A. PAILLET (sous la tratives et bureaucratiques et permettaient le déploiement d’un leadership
direction de), Quelle
médecine voulons- infirmier. Par contre, la troisième vague se traduit par un retour à un tra-
nous ?, La Découverte, vail plus émietté, avec une augmentation des activités de soins indirectes
2003. (planification, coordination) et des activités de soins techniques (médica-
ments, soins, surveillance). Elle engendre un sentiment de perte et d’insa-
tisfaction. Les infirmières se plaignent de ne plus pouvoir délivrer des soins
5. M. RAVEYRE et qui aient du sens. En France5, les opérations de restructurations amplifient
P. UGHETTO, « Le travail,
part oubliée des
les tensions latentes dans les services, liées à un manque de réflexion sur
restructurations les pratiques effectives de travail. L’organisation du travail ne semble guère
hospitalières in pensée par la hiérarchie, ni d’ailleurs par les agents. Le travail d’articula-
Recomposer l’offre
hospitalière, Revue
tion des différentes dimensions de prise en charge des patients est, de fait,
Française des Affaires assuré par les soignantes mais sans être pensé comme un réel travail 6.
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Sociales n° 3, juillet- Les restructurations interviennent dans un contexte d’évolution du tra-
septembre 2003,
p.97-119.
vail médical et de redistribution des modes de prise en charge entre l’hô-
pital et la ville. Les services sont de plus en plus spécialisés et effectuent
6. M. GROSJEAN
et M. LACOSTE, un tri des patients à l’entrée. Les activités de certains services se recentrent
Communication et sur des types de traitement ou de phases du processus de prise en charge :
intelligence collective : investigation et élaboration du diagnostic, initialisation des traitements
le travail à l’hôpital,
Presse Universitaire pour les uns, mise en œuvre de traitements de « routine », sur « protocoles »
de France, 1999. pour les autres. L’évolution des techniques d’anesthésie et de chirurgie
autorise des interventions ne nécessitant plus de longs soins post-opéra-
toires. Les prises en charge ambulatoires (chirurgie, chimiothérapie, réédu-
cations, psychiatrie…), sans hébergement, se développent, ainsi que les
hôpitaux de semaine. La durée de séjour des patients ne cesse de diminuer
et les flux d’augmenter, en étant de plus en plus tendus. Ces réorganisa-
tions, auxquelles il faut ajouter la fermeture des lits importante ces der-
7. M. ESTRYN-BEHAR, nières années expliquent, pour partie, l’engorgement des services. Les
M. LORIOL et O. LE NEZT, urgences éprouvent beaucoup de difficultés à faire admettre leurs patients
« Le travail de soins
dans les hôpitaux dans les services de soins qui veillent à ne pas remettre en cause leur plan-
locaux. Miroir ning d’admissions. La charge de travail des personnels soignants s’accroît
grossissant des en même temps, et ce dans tous les types d’hôpitaux. Ainsi, dans les hôpi-
difficultés actuelles »,
Gestions Hospitalières taux locaux7 ou dans les services de gériatrie, le personnel est insuffisant
n° 431, p.522-530, 2003. pour s’occuper de personnes dépendantes, souffrant de polypathologies

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Les infirmières en crise ?

et doit parer au plus pressé : soins en série (hygiène, alimentation, traite-


ments). Les soignantes se plaignent d’un manque de temps pour des
échanges avec les patients et les médecins ne sont pas assez présents pour
réajuster les traitements et faire face aux événements imprévus. Dans l’en-
semble des établissements on observe également une montée de la charge
cognitive qui découle, entre autres, du caractère plus « pointu » des savoirs
à maîtriser, du passage d’une charge physique à une charge mentale. Les
interruptions fréquentes dans le travail, l’augmentation des exigences des
patients et de leur famille, la gestion des risques, le développement du tra-
vail d’information ajoutent à la charge mentale déjà identifiée.
À cette liste de problèmes il faut ajouter les tensions qui pèsent sur l’en-
gagement dans le travail des soignantes et qui relèvent de divergences sur
la temporalité de la prise en charge. La recherche d’une limitation du temps
d’hospitalisation se traduit par un déplacement d’activités auparavant assu-
rées pendant le séjour vers des prises en charge en amont et en aval de
l’hospitalisation : consultations infirmières avant interventions, avant la mise
en œuvre de traitements lourds, suivis télé-
phoniques à domicile après sortie de l’hôpi-
tal. Ainsi, une partie des activités d’informa-
La recherche d’une
tion, d’éducation et de surveillance des limitation du temps
patients fait l’objet de séquences d’activités
distinctes. Selon le mode d’organisation et d’hospitalisation se traduit
les jours de présence des infirmières, ce type
d’activités est alors assuré par certaines infir-
par un déplacement
mières ou par des collègues qui ne tra- d’activités auparavant
vaillent pas dans le service de soins (travail
assurées pendant le séjour.
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en service de consultation). Si ces nouvelles
façons de faire peuvent aider à limiter les
accrocs dans la gestion des flux (patients mieux « éclairés », moins
inquiets…) certaines infirmières se sentent désaisies d’une approche « glo-
bale » du patient qui reste le modèle professionnel de référence, ainsi que
de la possibilité d’offrir travail d’écoute et « relation d’aide ». Dépasser la
frustration suppose de s’engager dans un travail de coopération plus abs-
trait, pour pallier à l’absence de retour sur l’évolution du patient et finale-
ment sur le résultat du travail entrepris. De même, lorsque les patients ne
restent qu’une journée ou deux, et que la charge de travail est importante,
fluctuante, certaines infirmières semblent hésiter à s’engager dans un travail
de relation, d’accompagnement dont elles ne peuvent maîtriser la durée et
qui risque d’être sans lendemain. Or, la durée est la condition du dévelop-
pement d’un projet de prise en charge du patient qui porte aussi bien sur
les traitements que sur l’accompagnement afin, notamment, de lui per-
mettre de mobiliser les ressources nécessaires pour gérer sa maladie. Cette
durée correspond au « temps-devenir », temps de la transformation à
laquelle le travail contribue et s’oppose au « temps spatialisé », le temps des
horaires, de la productivité 8.
8. P. ZARIFIAN, À quoi
La durée est aussi essentielle à la construction de collectifs de travail. Le sert le travail ? La
collectif de travail est entendu ici comme un rassemblement de travailleurs Dispute, 2003.

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DOSSIER : DÉFENDRE LA SÉCU, REPENSER LA SANTÉ

solidaires pour concourir à une œuvre commune, et qui mobilise une


confiance mutuelle et des valeurs partagées. La coopération dans le travail,
s’il s’agit non pas seulement d’enchaîner des actes (« on fait de l’abattage »),
mais de réajuster ses actions en fonction de celles des autres pour
répondre aux besoins du patient, suppose l’existence de tels collectifs qui
ont aussi pour fonction de réassurer leurs membres, de leur permettre de
s’engager dans l’invention quotidienne du travail. Certains soignants dési-
rent prendre le « temps qu’il faudra » non seulement pour prendre en
charge les patients, mais aussi pour progresser dans leurs connaissances et
savoirs pratiques, pour apprendre les uns des autres. Or, pour toutes les
raisons que nous venons de voir, les équipes sont actuellement, dans bien
des endroits, très fragilisées et les
Les infirmières tout au long approches manageriales qui se dévelop-
pent depuis quelques années ne vont pas
de leur histoire ont dû lutter dans le sens d’une aide au développe-
ment de collectifs de travail, puisqu’elles
pour faire reconnaître leur mettent en avant une gestion individuelle
travail comme un réel des compétences, voire une individuali-
sation des rémunérations (primes liées à
travail, qui mobilise des l’évaluation).
Les raisons d’insatisfactions sont donc
savoirs et des compétences. nombreuses. Certaines ne sont pas nou-
velles, les infirmières tout au long de leur
histoire ont dû lutter pour faire reconnaître leur travail comme un réel tra-
vail, qui mobilise des savoirs et des compétences. Les managers d’aujour-
d’hui continuent à penser que l’on peut exiger de ces femmes d’être tou-
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jours plus flexibles et toujours aussi engagées, sans prendre acte des
transformations des conditions du travail et de la nécessité de penser l’en-
semble du travail médical, dans ses dimensions concrètes et quotidiennes.
Aujourd’hui, les infirmières n’ont plus autant qu’au cours des années 1970-
1980, ou au début des années 1990, la possibilité de mettre en cohérence
leurs valeurs professionnelles et leur façon de prendre en charge les
patients. La définition et la façon de conduire leurs actions sont fortement
dépendantes de politiques manageriales importées du monde de l’entre-
prise. En fait, un certain nombre d’infirmières semblent fragilisées par l’ac-
cumulation des incertitudes qui pèsent sur leur place et leur rôle. Le travail
infirmier n’est pas seulement défini par des règles, des procédures, mais
aussi par la façon dont les infirmières s’engagent quotidiennement dans
leur travail, en s’accordant avec les autres professionnels et avec les
patients. On a trop tendance à l’oublier. ●

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