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Hassine Dimassi
Dans Monde Arabe 1984/1 (N° 103), pages 57 à 69
Éditions La Documentation française
ISSN 1241-5294
DOI 10.3917/machr1.103.0057
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Au cours des années 60, en vue de maximiser le taux de profit, l'État a agi
essentiellement par le blocage presque systématique des salaires nomi-
naux à un niveau relativement bas. Par exemple, le SMIG , se situant à un
niveau de subsistance vitale et déterminant plus ou moins l'évolution des
autres salaires, n' a été révisé, dans toute la période, qu'une seule fois
(1966). Deux données ont favorisé ce blocage durable des salaires nomi-
naux. L'une est objective, à savoir la maîtrise relative des prix des princi-
paux produits de consommation. L'autre est subjective, à savoir la faible
combativité de la classe ouvrière.
Durant cette décennie, les prix à la consommation ont augmenté à un
taux de l'ordre de 3,5% en moyenne par an. Cette hausse globale, en soit
relativement faible, était différenciée selon les groupes ou sous-groupes
de produits. Par exemple, les prix à la consommation des produits dérivés
des céréales, qui, à l'époque, constituaient encore l'une des bases de l'ali-
mentation ouvrière, n'ont augmenté qu'à un taux très faible: 1,6% en
moyenne par an (voir tableaux 1 et 2). Cette maîtrise relative des prix à la
consommation, permettant de contenir leur hausse dans une limite sup-
portable, a pu se réaliser grâce surtout:
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Alimentation 3,8%
Habillement 3,4%
Habitation 2,5%
Hygiène 3,5%
Transport 5,3 %
Loisirs 2,8 %
Ensemble 3,5 %
Source : INS.
Source : INS.
exemple, l'indice du prix réel à la production (3) du blé dur, l'une des prin-
cipales cultures du pays, est passé de 100 en 1962 à 66 seulement en
1970 (voir tableau 3). Quant aux salariés, la détérioration de leur pouvoir
d' achat s'exprime par la baisse du niveau des salaires réels. Les indices
du SMIG et du salaire moyen réels (4) sont passés de 100 en 1962 à res-
pectivement 84 et 80 en 1970 (voir tableau 4).
SMIG 100 97 93 87 93 91 88 84 4
Salaire moyen 100 99 100 90 89 91 86 83 80
62 100 72 100
63 B1 73 95
64 73 74 94
65 68 75 93
66 65 76 91
67 72 77 94
68 70 78 95
69 68 79 91
70 66 BO 93
71 61 81 92
62 100 72 100
63 97 73 96
64 93 74 115
65 87 75 11 1
66 93 76 11 1
67 91 77 136
68 88 78 140
69 84 79 143
70 84 80 147
71 91 81 158
Source :J ORT.
Annuaires statistiques de la Tunisie.
64 ÉTUDES
On constate, depuis le début des années 80, que les contraintes socio-
économiques qui ont déterminé la forme de régulation des années 70
persistent, et même s'accentuent. Le renchérissement des prix des princi-
paux produits alimentaires importés continue sur sa lancée. Par exemple,
entre la triennie 77-79 et 80-82, la hausse des prix à l'importation a été
en moyenne de 90 % pour le sucre, 65 % pour le blé tendre, 51 % pour le
maïs, 49 % pour le blé dur et les produits laitiers. Seul, le prix de l'huile de
soja a connu une légère régression. De leur côté , les prix à la production
des principales denrées alimentaires produites localement ont connu
aussi une hausse appréciable. Entre les triennies 77 - 79 et 80-82, celle-ci
a été de 44 % pour l'huile d'olive, 31 % pour le blé dur et l'orge, et 28 %
pour le blé tendre (12).
Il est évident que, face à cette hausse des prix à l'importation et à la pro-
duction des principaux produits alimentaires, et en l'absence d'une aug-
mentation proportionnelle de leur prix à la consommation, la Caisse de
compensation a eu à débourser des sommes de plus en plus lourdes:
77 millions de dinars en 1980, 146 en 1 981, 168 en 1982 et 183 en
1983, soit une augmentation de 137 % en trois ans. Or, il se trouve que
dans le même temps, la rente pétrolière, qu i jusque là avait permis à
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intérêts ( 19). Et ce qui fut dit fut fait. La campagne de contrôle des prix
industriels, engagée à grand bruit quelques mois auparavant, a été relé-
guée aux oubliettes. Par ailleurs, la loi de finances complémentaire du
30 juillet 1983 est venue abroger l'essentiel des dispositions de la loi de
finances 1983 visant à réduire la fraude fiscale et à faire payer un peu
plus aux nantis (20). Mais, en cédant aux pressions des capitalistes, l'Etat
s'est placé de nouveau devant des «choix» difficiles. Ceux-ci se réduisent
pratiquement à deux: soit revenir à la vérité des prix et des salaires, en
supprimant tout moyen de compression artificielle des prix à la consom-
mation et en augmentant en conséquence les salaires nominaux (mais
cette «solution» entre en contradiction avec la nécessité de maximiser les
exportations, exigence fondamentale pour la poursuite du processus
d'accumulation); soit libérer les prix à la consommation tout en bloquant,
ou en n'augmentant que faiblement les salaires.
Depuis un certain temps, plusieurs signes précurseurs prouvent que l'État
s'oriente progressivement vers cette dernière «solution». On peut relever
par exemple:
- La décision de rendre payants certains services publics, fournis aupa-
ravant gratuitement à des catégories défavorisées de la population. C'est
le cas des soins dans les hôpitaux publics, devenus payants à partir de
janvier 1983. Le Vl 8 plan 82-86 prévoit même de rendre pâyants certains
services de l'éducation.
- En ce qui concerne la fixation des prix, le passage, pour de nombreuses
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30 novembre 1983
Hassine DIMASSI
NOTES
(1) Les difficultés que rencontrent les capitalistes tunisiens pour améliorer la
productivité de leurs entreprises ressortent bien de cet extrait d'un éditorial de
La Tunisie économique, revue publiée par l'organisation patronale, I'UTICA:
«Pour le moment, les obstacles sont nombreux qui entravent l'action des entre-
prises tunisiennes... Il est cependant une question dont la solution présente un
caractère d'urgence, tant il est vrai qu'elle est à l'origine de la plupart des maux
dont souffre actuellement l'entreprise tunisienne: la faible productivité ... C'est
grâce à une productivité élevée que les nouveaux pays industriels, tels que la
Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Hong-Kong, ont pu imposer leurs produits sur
tous les marchés. Vu les charges qu'elle supporte- et qui sont trois à quatre fois
plus élevées que celles qui sont supportées dans les pays susmentionnés- il est
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ce qui, malgré les -révisions à la hausse des pdx à la production, s'est traduit par
une détérioration des termes d'échange de ces denrées. Cependant, cette der-
nière a été moins importante qu'au cours des années 60. C'est pourquoi noùs
parlons d'un renforcement relatif de la position de la bourgeoisie agraire.
(7) Au cours des années 70, la montée de la combativité ouvrière s'est concré-
tisée par une nette poussée des luttes revendicatives, sous l'effet de la nouvelle
dynamique apparue au sein de la classe ouvrière. En effet, pendant la première
moitié de la décennie, les salaires réels ont eu tendance à stagner et même par-
fois à régresser. ( 1973, 1975, 1976 ). Les luttes engagées par les salariés
avaient alors pour principal but la sauvegarde de leur pouvoir d'achat. Mais,
dans le feu de ces luttes, la classe ouvrière, rajeunie et moins résignée qu'aupa-
ravant, a déc'ouv.ert dans le combat collectif et organisé un moyen efficace lu.i
permettànt d'obtenir souvent gain de cause. De ce fait, elle a progressivement
pris conscience de sa force. Cette prise de conscience a été d'autant plus rapide
que la situation matérielle relative des salariés n'a cessé de se détériorer. Par.
exemple, de 41 ,3 % en 1971, la part des salaires dans le Pl B a chuté à 36.4%
en 1976, et à 33,5% seùlement en 1981. C'est pourquoi, dans la seconde moi-
tié de la décennie, les salariés ont commenèé à réclamer non seulement la sau.:
vegarde de leur pouvoir d'achat, mais aussi leur part dans les fruits de la
croissance. , ·
(8) Dont 347 MD déboursés par la Caisse; èt 125. 1ViD d:impayés cumulés. En
principe la C(3E est alimentée par des taxes parafiscales qui frappent essentielle-
ment les boissons alcoolisées et les carburants. Entre 1978 et 1980 avait été
instaurée en plus une taxe spéciale de compensation, qui frappait un très grand .
nombre de produits importés. En principe, lorsque les dépenses de la Cais~e
dépassent- les recettes, l'Etat èomble le . déficit par des dotations budgétaires
( 5 MD en 1970, 15 MD en 1975 ). A partir de 1977, le déficit n'a pas été corn..:
blé, et la Caisse a cumulé les impayés.
- · · · ·
. '
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aux prix à l'exportation du pétrole, ils ont augmenté entre 1977-80 à un taux
annuel moyen de 36 % contre un taux de 16 % seulement en 1980-82 . En
1983, on s'attend même à une baisse de ces prix.
(14) Nous disons «agissant en tant que tel», car l'État peut conjoncturellement
sacrifier certains intérêts immédiats -de la classe dominante en vue de lui assurer
ses intérêts à long terme. Ce que l'État tunisien a tenté de faire au début des
années 80, sans grand succès d'ailleurs.
(15) En effet, les années 82 -83 ont été les années de révision des conventions
collectives, gelées depuis 1973- 74. Cette révision a permis aux salariés de con-
solider parfois de manière appréciable certains avantages acquis. Par ailleurs,
depuis 1980, suite à la reconstitution de I'UGTT après son démantèlement en
1978, les salariés ont réussi à arracher des augmentations salariales non négli-
geables. Par exemple, le SMIG nominal est passé de 239 millions/heure en jan-
vier 1980 à 457 en juin 1983, soit une augmentation de 91 %en moins de trois
ans.
( 16) En novembre ) 982, 140 contrôleurs, groupés en brigades, ont été chargés
par le ministre de l'Economie de procéder à une vérification des prix fixés par les
industriels; ainsi que de la qualité de leurs produits. Ces opérations ont révélé
d'énormes abus et ont entraîné la fermeture de quelques entreprises. La revue
du Parti socialiste destourien, Dialogue écrivait dans son numéro du 3 janvier
1983: «Les coups de filets réussis par les brigades de contrôle économique ont
démontré, par l'ampleur des infractions et le nombre de contraventions, que
l'abus et la spéculation risquaient sérieusement d'affecter les mœurs commer-
ciales et industrielles du pays».
(17 ) . Ces abus des capitalistes ont été vigoureusement dénoncés par la centrale
synpicale ouvrière. Dans la motion émanant' de sa Commission administrative
réunie les 29-30 juillet 1983, I'UGTT «dénonce la non application de certaines
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