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LA VOCATION DU FÉMININ

Jean-Michel Vivès

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2003/2 no 68 | pages 193 à 205


ISSN 0762-7491
ISBN 2-7492-0155-1
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Cliniques méditerranéennes, 68-2003

Jean-Michel Vives

La vocation du féminin

Dans le séminaire XI consacré aux Quatre concepts fondamentaux de la psy-

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chanalyse, Jacques Lacan avance : « On peut […] dire que l’idéal viril et l’idéal
féminin sont figurés dans le psychisme par autre chose que cette opposition
activité-passivité dont je parlais tout à l’heure. Ils ressortissent proprement
d’un terme que je n’ai pas, moi, introduit, mais dont une psychanalyste a
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épinglé l’attitude sexuelle féminine – c’est la mascarade. La mascarade n’est


pas ce qui entre en jeu dans la parade nécessaire, au niveau des animaux, à
l’appariage, et aussi bien la parure se révèle-t-elle là, généralement du côté
du mâle. La mascarade a un autre sens dans le domaine humain, c’est préci-
sément de jouer au niveau, non plus imaginaire, mais symbolique 1. »
C’est à une psychanalyste anglaise, Joan Rivière, que l’on doit ce qui
pourrait paraître à première vue comme une provocation masculine : l’arti-
culation de la féminité et de la mascarade 2. Dans son texte de 1929, La fémi-
nité en tant que mascarade, elle écrit : « Le lecteur peut se demander quelle
distinction je fais entre la féminité vraie et la mascarade. En fait, je ne pré-
tends pas qu’une telle différence existe. Que la féminité soit fondamentale ou
superficielle, elle est toujours la même chose 3. »
Lacan reprend la thèse 4. Pour lui, également, ce qui est présenté comme
système de défense serait l’attitude féminine par excellence. Puisque le sexe
féminin n’est rien, la femme va créer un paraître qui se substitue à l’avoir
pour masquer le manque. La mascarade serait alors comprise comme l’orga-

Jean-Michel Vives, maître de conférences, université Nice Sophia-Antipolis, psychanalyste,


95 rue Victor Esclangon, 83000 Toulon.
1. J. Lacan, 1964, Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,
Le Seuil, 1973, p. 176.
2. J. Rivière, 1929, « La féminité en tant que mascarade », trad. fr. dans Féminité mascarade, Paris,
Le Seuil, 1994, p. 197-213.
3. Ibid.
4. J. Lacan, ibid.
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nisation inconsciente d’un trompe-l’œil. C’est-à-dire, l’ensemble des caracté-


ristiques qui donne à voir une illusion et qui permet en même temps de
maintenir l’illusion chez la femme masquée de l’existence en soi d’une
essence féminine, tout en en cachant le manque.
Il est important ici de définir ce que nous entendons par trompe-l’œil car
il faudrait se garder en utilisant ce terme issu de la peinture d’épingler le
féminin du côté de l’image et de proche en proche du côté de l’imaginaire…
Lacan le rappelle d’ailleurs très clairement la mascarade joue au niveau du
symbolique, ce registre du manque et de la substitution, et non de l’imagi-
naire qui se situerait plutôt du côté du leurre comblant et de l’identification.
Le trompe-l’œil ainsi que nous le montre l’histoire de l’art et plus particuliè-
rement la période baroque qui en usera, voire en abusera, est à la fois glorifi-
cation et mise à mort de l’objet. Sous le masque de l’opulence baroque et du

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triomphe du semblant de la représentation, apparaît une stratégie de la
désillusion venant interroger les rapports de la représentation et du réel. À
l’excès de la présence de l’image, au comblement du regard et du mouve-
ment s’associent la fuite éperdue, le vidage des consistances dans les espaces
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vaporeux, dans les plis de la robe 5 où l’objet perd ses contours, où le regard
lui-même se perd. En faisant proliférer les signes dans le vertige du sens
perdu, le baroque construit une mimétique du rien. Il crée un vide par sur-
croît d’images et engendre la « défaisance de l’ego » (deshacimiento) décrit par
Saint-Jean de la Croix. Cette absence, ce creux autour duquel s’organise le
travail de la représentation de la mascarade féminine serait celui de l’absence
de pénis, qui renverrait plus primitivement à l’absence de l’objet premier : la
Chose. Le trompe-l’œil féminin se révélerait alors être la révélation humoris-
tique de l’impossible comme tel : il manifeste dans le jeu représentatif ce que
la représentation même est chargée de dissimuler. À savoir le réel du
manque.
Le trompe-l’œil dans cette tension entre évocation et révocation de la
castration féminine se situerait du côté du manque et de sa possible mise en
forme. La mascarade féminine ne serait en rien une stratégie d’allure per-
verse, mais se rapprocherait plutôt de la sublimation en tentant d’élever
« l’absence d’objet à la dignité de la Chose ». On reconnaîtra là une paraphrase
de la célèbre formule lacanienne 6 modifiée en ce sens que dans l’attitude
féminine c’est non l’objet, mais son absence, à laquelle il s’agirait de donner
forme. Non pour le dénier comme cela pourrait se faire dans la perversion,
mais pour ne pas s’y abîmer et pour que ce manque que vient souligner et

5. E. Lemoine-Luccioni, La robe, Paris, Le Seuil, 1983.


6. J. Lacan, 1959-1960, Le Séminaire Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986,
p. 135.
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masquer la stratégie féminine puisse se constituer en objet du désir pour


l’Autre. Le féminin serait une construction qui dans sa forme aboutie consti-
tuerait une œuvre qui présentifierait et absentifierait la Chose, comme tend à
le faire toute œuvre d’art. L’art comme la mascarade féminine permettrait de
capter la beauté dans un artifice. En effet, la sublimation consiste à viser la
Chose à travers l’objet. Le processus de création s’effectue à partir de rien et
autour d’un rien. L’art se caractériserait nous dit Lacan par une organisation
hystérique autour de ce vide. Est-ce à dire, une fois de plus, que le féminin
aurait à voir avec l’hystérie ? Oui, en partie. C’est ce que nous montre le dis-
positif de l’amour courtois où l’objet Dame est élevé à la dignité de la Chose
et se trouve à partir de là, inatteignable. On le sait l’hystérique tente de sou-
tenir le désir d’un père en position d’objet châtré. L’hystérique donne à voir
à l’Autre la mise en œuvre du désir chez le père. Donner à voir, désirer du

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désir de l’Autre, être privé de quelque chose de réel, c’est ce que Lacan met
en évidence dans son analyse du Cas Dora. C’est également ce qu’il repère
dans l’art courtois : la création d’un objet « Dame » impossible à atteindre,
séparé du sujet par des obstacles maléfiques, retardement infini de la jouis-
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sance, tel est ce que l’artiste courtois donne à voir dans son art. La dame
donne à voir « rien », et en cela, nous y reviendrons, fait entendre un appel.
Cette question du tressage de l’art et de l’artifice se retrouve également à tra-
vers la nécessaire, car vitale, beauté féminine. Beauté féminine qui ne réside
pas dans l’inventaire de ses attributs, mais au contraire dans l’espace indi-
cible qui se dessine entre les attributs. La beauté se situe dans ce point impre-
nable constitué en elle comme Chose, une beauté fondée sur le point hors
représentation qui constitue la femme comme lieu de la Chose. La beauté
serait à la fois ce qu’il y a chez une femme de plus extérieur et pourtant de
plus intime, c’est un voile qui la désigne ailleurs que là où elle est. Nous
retrouvons ici ce que Lacan repère comme « ce lieu central, cette extériorité
intime, cette extimité qui est la Chose 7 ».
Cette dimension extime du féminin pointe un élément particulièrement
important : le masque ne cache rien ou plutôt cache le rien. Ainsi une femme
serait simultanément une représentation, un spectacle, une image qui vise à
fasciner, attirer le regard, et une énigme, l’irreprésentable, qui vise à destituer
le regard. Un des exemples pourrait être l’art consommé avec lequel les
femmes, aux cours des âges, ont présenté des seins demi nus et rehaussés qui
entrent dans la stratégie féminine qui leur sert à montrer ce qu’elles n’ont pas
(un pénis), en faisant étalage d’autre chose (Chose que l’on pourrait écrire ici
avec une majuscule). La mascarade féminine serait une stratégie baroque ce

7. Ibid., p. 167.
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qui nous conduirait à la situer moins du côté du moi, comme le fait le dis-
cours populaire, mais du côté du sujet. On pourrait même dire, paradoxale-
ment qu’une femme par ce travail devient le sujet par excellence. C’est
précisément dans la mesure où elle se caractérise par une « mascarade »,
dans la mesure où tous les traits qui la définissent sont artificiellement « por-
tés à son compte » par les autres ou par elle-même – cela ne fait que peu de
différences en fait –, qu’elle peut, à l’occasion, se révéler plus sujet que
l’homme. En effet, ce qui caractérise finalement le sujet est cette contingence
radicale même et ce caractère artificiel de chacun de ses traits positifs, c’est-
à-dire le fait qu’« elle » en soi est un pur vide qui ne peut s’identifier à aucun
de ses traits. Lacan, l’avait bien souligné en situant la mascarade féminine du
côté du symbolique et la parade masculine du côté imaginaire. On pourrait
dire que les femmes, le phallus, elles n’y croient pas totalement, ou plutôt

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qu’elles voient au travers de sa présence fascinante. L’homme, en effet, ne
saurait échapper à la tension entre ce (qui lui semble) que l’autre (la femme
ou l’environnement social en général) attend de lui (être un homme, un vrai,
un « macho ») et ce qu’il est effectivement en lui-même (faible, peu sûr de
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lui…). On n’éprouve pas l’image du « macho » comme une mascarade mais


comme une vaine et touchante tentative de se rapprocher d’un idéal inacces-
sible. Derrière l’image de l’homme, derrière sa parade, ne se profile aucun
secret, alors que la fiction féminine, elle, se présente comme le masque qui
dissimulerait l’essence de la femme. Autrement dit, contrairement à l’homme
qui essaie courageusement, mais vainement, de se hisser à la hauteur de son
image, de donner l’impression d’être ce qu’il dit, le sujet féminin trompe par
la tromperie même du trompe-l’œil proposé et qu’elle présente comme tel. Le
masque en est bien un. Le but ici n’est pas d’être le phallus mais bien de
paraître l’être. Dans son texte de 1958, La signification du Phallus, Lacan me
paraît situer de façon féconde cette question de l’être et de l’avoir à partir de
la question du paraître qui éclaire la question de la mascarade féminine :
« On peut, à s’en tenir à la fonction du phallus, pointer les structures aux-
quelles seront soumis les rapports entre les sexes. Disons que ces rapports
tourneront autour d’un être et d’un avoir qui, de se rapporter à un signifiant,
le phallus, ont l’effet contrarié de donner d’une part réalité au sujet dans ce
signifiant, d’autre part d’irréaliser les relations à signifier. Ceci par l’inter-
vention d’un paraître qui se substitue à l’avoir pour le protéger d’un côté,
pour en masquer le manque dans l’autre, et qui a pour effet de projeter entiè-
rement les manifestations idéales ou typiques du comportement de chacun
des sexes, jusqu’à la limite de l’acte de la copulation, dans la comédie 8 ». La

8. J. Lacan, 1958, « La signification du phallus », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 694.


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position lacanienne dans ce texte semble claire, la femme, contrairement à ce


qui a pu être affirmé, n’est pas le phallus, mais paraît l’être. Cette semblance,
qui est l’enjeu même de la féminité comme mascarade, indique que ce que
dissimule le masque féminin n’est pas directement le phallus mais plutôt le
fait que derrière le masque, il n’y a rien. C’est pour cette raison que Lacan
affirme que la femme veut être aimée pour ce qu’elle n’est pas 9. Contraire-
ment à l’homme qui veut être aimé pour ce qu’il croit être vraiment comme
nous le montre le scénario infiniment répété, des contes de fées aux œuvres
théâtrales de Marivaux, où le prince se présente à celle qu’il aime travesti en
homme du commun pour être sûr qu’elle s’éprendra de lui-même et non de
son titre ou de sa fortune. La mascarade féminine pointe elle que le sujet est
une fonction et non un lieu, aussi les femmes ne veulent-elles pas qu’on les
prenne pour elles-mêmes. « Je ne suis pas celle que vous croyez ! », pourrait

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être, au-delà du refus faussement offusqué de l’offre sexuelle masculine, la
formule résumant la stratégie du féminin. En paraphrasant l’aphorisme freu-
dien on pourrait avancer que le procès de la féminité pourrait se résoudre
dans un : « Là où je n’ai pas, je dois advenir. » Cette injonction à laquelle doi-
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vent se soumettre les femmes n’est pas aisément accessible à l’homme qui a
tôt fait de confondre phallus et pénis.
Il y a certes égalité du petit garçon et de la petite fille devant le manque
symbolique. Pour autant, comme Freud le repérait dans son texte de 1925,
Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anato-
mique 10, la découverte de l’absence du pénis sur le corps féminin va orienter
deux destins psychiques divergents : si le petit garçon réagit par l’angoisse,
il en va autrement pour la petite fille qui dès le premier regard a vu, sait
qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir. Pour le petit garçon, l’incarnation leurrante
du phallus se fera sur le pénis qu’il sera souvent conduit à surestimer en en
faisant le signe de sa complétude. Le leurre de la parade masculine venant ici
s’opposer au trompe-l’œil de la mascarade féminine. Ce centrage n’étant pas
possible chez la petite fille, c’est le corps entier qui va se trouver investi. La
différence des jeux que l’on peut observer chez les enfants des deux sexes
semble en être une claire illustration : d’un côté le jeu de balle, de l’autre le
saut à la corde. Les garçons courent après une balle désirée qu’il s’agit de
rejoindre et de maîtriser par l’intermédiaire d’une partie du corps, alors que
la petite fille se jette en l’air, c’est tout son corps qui s’éloigne du sol sur lequel
elle semble rebondir. Ce que nous montre l’opposition de ces deux pratiques
c’est que ce qui est en jeu chez la petite fille c’est un rapport au corps qui

9. J. Lacan, 1958, ibid.


10. S. Freud, 1925. « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau ana-
tomique », Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, 1992, p. 189-202.
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tend, dans sa totalité, à se faire léger, aérien, a et rien pourrait-on écrire. Le


destin sublimatoire de cette attitude féminine sera la danse, où le corps s’af-
franchit de la pesanteur, le destin psychopathologique, l’effacement de la
dimension du corps dans l’anorexie. C’est l’image, la mascarade, pour
reprendre une fois encore le terme de Joan Rivière, qui la lestera et lui don-
nera le poids qui semble pouvoir lui manquer.
La mascarade féminine implique de façon évidente, dans sa relation à
l’autre, la dimension du regard. Mais, je voudrais montrer ici, en quoi elle
l’excède en ce qu’elle est également un appel qui articule le féminin de façon
spécifique à la dimension de l’invocation. En effet, en s’offrant au regard
comme elle le fait, la fille invite l’Autre à une rencontre et à une réponse.
Invocation qui, lorsqu’elle est vécue comme non agrée par l’autre, semble
dans le champ du féminin prendre une forme spécifique que je qualifierai de

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lamento. En effet, la mascarade féminine n’implique pas pour autant qu’elle
soit, à l’occasion, sans douleur. Car si grâce à elle une femme peut s’aimer et
inciter l’autre à l’aimer tout entière elle implique un danger particulièrement
sensible chez elle : la perte d’amour, car alors être délaissée signifie perdre
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tout, être renvoyée au néant, n’être rien. L’opéra a parfaitement bien mis en
évidence la dissymétrie de la position féminine et masculine face à l’aban-
don. « Si tu me quittes, je te tue », dit Don José à Carmen. Ce à quoi Madame
Butterfly répond : « Si tu me quittes, je me tue. » L’homme quitté tue l’objet,
la femme abandonnée se fait objet perdu, d’ailleurs dans les romans les filles
séduites et abandonnées ne deviennent-elles pas des filles perdues ?
Une brève illustration clinique nous permettra de repérer l’expression de
ce phénomène dans le cadre de la cure. Emma est une belle jeune femme,
intelligente et cultivée venue consulter à la suite d’une tentative de suicide
qui a failli lui coûter la vie. Ce qu’elle dira au cours de notre premier entre-
tien est : « Mon compagnon, que je n’aimais plus, m’a abandonnée ». Mon
silence laisse résonner quelques secondes cette phrase dont elle perçoit
l’étrangeté. Très vite elle reliera ce passage à l’acte avec des souvenirs. D’une
part, une mère d’origine étrangère qui ne lui parla jamais dans sa langue
maternelle et qui passait très souvent de longues semaines sans lui adresser
la parole lorsqu’elle était fâchée contre elle… D’autre part, un père fascinant
et violent qui voulut élever cette petite fille très brillante (elle a eu tout au
long de sa scolarité deux ans d’avance) comme un garçon jusqu’à lui impo-
ser dix ans de karaté et l’inscription dans un lycée professionnel. Ici sont bru-
talement posées les questions concernant l’appel de l’Autre où s’exprime son
désir et le regard où se lit son désir. Emma posa très vite au cours de sa cure
la question de l’assomption du féminin. Pas seulement « Qu’est-ce qu’une
femme ? » mais plus précisément « En quoi une femme peut-elle être assu-
jetti à la voix et au regard de l’Autre, dont l’homme n’est qu’une incarnation
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temporaire ? ». Régulièrement Emma me reprochait mon silence et ce qu’elle


interprétait comme mon manque d’intérêt à son égard. Ces reproches étaient
suivis de périodes dépressives où elle perdait le sommeil et se trouvait enva-
hie par des idées suicidaires. Ces périodes cessèrent suite au récit d’un rêve
que Emma qualifia de cauchemar érotique.
L’abandon, l’insuffisance du masque pointe à l’horizon un risque mortel
pour le sujet féminin. Certaines se suicident quand elles ne peuvent plus faire
illusion. Car le seul recours pour se reconnaître femme est souvent l’expres-
sion du désir de l’autre, d’où cette dépendance au partenaire et cet effondre-
ment si souvent constaté quand ce dernier n’a plus cours. Le propre de la
féminité est de ne pouvoir être reconnu que par un autre. Face au miroir, une
femme pourra se trouver belle ou laide, mais aucun signe objectif ne pourra
l’assurer. Ce que l’homme désire en elle, il est le seul à pouvoir dire si elle le

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possède ou non. L’homme ou la rivale à qui elle envie cette féminité qui la
fait désirée. On le sait, « l’amour est enfant de bohème, il n’a jamais connu de
loi », et cette dimension immaîtrisée et immaîtrisable du désir la confronte à
la figure du caprice d’un Autre inconstant à défaut d’être inconsistant. Se
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constituer en tant qu’objet du désir de l’Autre la ramène aux impasses de la


relation à l’Autre maternel et la confronte au gouffre de l’impératif de sa
jouissance : non plus être sujet du manque mais objet, et qui plus est, dans ce
cas, manquant. Une des formes du surmoi féminin, si problématique depuis
que Freud a cru pouvoir en relever la faiblesse 11, pourrait alors à s’exprimer
sous la forme d’un « Sois belle et tais toi ». Le sujet féminin n’est plus le lieu
de la Chose, mais se trouve alors assigné à résidence dans le lieu de sa seule
apparence silencieuse et sans profondeur, sage comme une image. En effet,
comme le fait remarquer Alain Didier-Weill, si la femme, plus encore que
l’homme, a à l’instant où elle doit prendre la parole – et tout particulièrement
en public – peut éprouver le sentiment persécuteur, qu’elle risque de devenir
transparente et de ne pas pouvoir parler, c’est qu’elle est condamnée à être
belle pour ne pas être transparente, pour ne pas être identifiée au manque 12.
Le sujet féminin se trouve alors suspendu à sa confirmation par l’Autre, si
cette confirmation vient à manquer, elle doute. Cela trouve alors à s’expri-
mer, comme l’a remarqué Jacques André 13 au cours de l’analyse dans des
phrases telles que : « Il n’a plus envie de moi, il ne me désire plus, il ne
m’aime plus, il ne me regarde plus », ou bien encore « Ma mère ne m’a jamais
aimée ». Entendez bien, « Plus » et non « Pas », et « Jamais » et non « Insuffi-

11. Ibid.
12. A. Didier-Weill, Les trois temps de la loi, Paris, Le Seuil, 1995, p. 71.
13. J. André, « La perte d’amour », dans Psychologie clinique et projective, Paris, Dunod, 1995, vol. 1,
n° 2, p. 161-168.
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samment », les femmes en analyse deviennent rapidement des héroïnes


d’opéra. Tant qu’à perdre, que ce soit tout et pour toujours. Alors sur le divan
ou dans la vie surgit la plainte. Plainte dont je fais l’hypothèse qu’elle est –
quel que soit le sexe du sujet qui la profère – d’essence éminemment fémi-
nine. L’opéra qui met en jeu de façon si particulière la pulsion invocante dans
son rapport au féminin nous permet de l’entendre. En effet, une forme musi-
cale contemporaine de la naissance même de l’opéra, forme essentiellement
dévolue aux personnages féminins, le lamento qui est un chant plaintif, un
chant de douleur, résume assez justement cette problématique. Monteverdi
considéré comme le créateur du genre opéra, est également celui qui en 1608
propose le terme de lamento pour qualifier cette plainte musicalisée, cette
mise en forme de l’articulation entre voix et discours liée à la perte. Un an
auparavant, en 1607, avec l’Orfeo, il lançait l’opéra avec en son centre la ques-

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tion de la perte et du chant. Dès le début de son histoire donc, l’opéra est une
plainte modulée visant à convoquer un objet disparu.
Dès la naissance du genre, les personnages féminins (ou féminisés) sur
la scène lyrique chantent la perte. L’opéra ne semble avoir été créé que pour
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cela, faire entendre la voix, et non le discours, de la plainte de la femme


délaissée chez qui le masque tombe. Ariane abandonnée à Naxos se lamente :
« Lasciatemi morire », Pénélope murmure : « Torma, deh torna Ulisse », Ottavie
délaissée par Néron quitte sa demeure au son d’un déchirant : « Addio Roma,
addio patria, amici addio », Didon regardant s’éloigner le bateau qui emporte
Enée loin d’elle s’abandonne : Death invades me », plus tard, Elvire et quelque
mille e tre compagnes incrédules face à la trahison de Don Juan répètent « Mi
tradi »… Pas d’imprécations, d’appels à la vengeance tonitruants, mais un
murmure qui s’efface et qui conduit à la mort. Le lamento est le dernier lien
à la vie, le dernier lien à l’objet. Les femmes sur la scène de l’opéra sont aban-
données, perdues, égarées, elles en meurent ou en deviennent folles. Cette
épure, de l’opéra comme chant de la perte, même si elle semble se perdre au
cours de l’évolution du genre peut néanmoins continuer à se lire dans les
grands airs de soprano au XIXe siècle. Aujourd’hui même cette question de la
voix et de la perte se trouve illustrée par la création d’un opéra comme Le châ-
teau des Carpathes sur une musique de Philippe Hersant sur un livret écrit par-
tir d’un roman de Jules Verne 14. L’opéra, aujourd’hui encore, reste hanté par
les figures du féminin et de la perte.
L’opéra dans son essence est un lamento. D’ailleurs, une des piéces
parmi les plus connues remontant au temps des origines de l’opéra est le

14. Le Château des Carpathes, musique de Philippe Hersant, Livret de Jorge Silva-Melo d’après le
roman de Jules Verne, créé le 27 octobre 1993, à Montpellier.
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LA VOCATION DU FÉMININ 201

lamento d’Ariane abandonnée à Naxos de Claudio Monteverdi. Ariane aban-


donnée est le thème qui semble avoir été le plus couramment mis en musique
au cours des XVIIe et XVIIIe siècle. L’infortunée sœur de Phèdre qui a aidé Thé-
sée à vaincre le Minotaure et les piéges du labyrinthe est abandonnée par l’in-
grat sur les rives de l’île de Naxos. Arianna est un des nombreux opéras
perdus de Monteverdi, il n’en reste que le lamento comme si tout l’opéra
trouvait à se condenser dans cet instant, comme si l’opéra pouvait se réduire
à cette plainte. L’opéra pose la vocalisation comme l’expression de la plainte,
et l’on s’y plaint moins par des mots que par des modulations vocales. Les
mots disparaissent pour laisser la place au gémissement. Nous pouvons inci-
demment pointer ici un rapport particulier épinglé tout au long de leur his-
toire entre le féminin et le langage. Saint Jérôme entre autres, un des pères de
l’Eglise, reprochait aux femmes de parler entre leurs dents ou avec le bord de

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leurs lèvres en chuchotant et en ne prononçant les mots qu’à moitié parce
qu’elle regarde comme grossier tout ce qui naturel, ainsi elle corrompraient
le langage 15. Il est amusant de rencontrer, ici ces antiques figures de pré-
cieuses qui en tordant le langage tentent certes d’en faire un élément de
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parure mais également, vise au-delà du langage, l’inouï. En faisant dispa-


raître l’articulation, elles sapent le travail de séparation de l’activité signi-
fiante et font surgir par-delà les mots la dimension de la voix. Cette
distorsion féminine du langage sert d’un côté la mascarade du beau sexe,
mais laisse également penser que les femmes savent d’expérience que « pas-
tout » du réel ne saurait être pris en charge par le symbolique, d’où ce replis
vers l’utilisation de la voix dans un registre qui tend à se défaire du règne de
la loi du signifiant.
Dans ces moments, activement recherchés, la vocalisation féminine se
rapproche alors du cri, le frôle et la plupart du temps l’évite 16. Il n’est que le
signe du masque qui ne tient plus et qui risque dans sa chute de la renvoyer
au néant. Lorsque l’appel de la mascarade vient à ne plus fonctionner, lors-
qu’une femme est abandonnée alors il ne reste plus rien. « Si je n’ai rien, je ne
suis rien ». Le rapport au vide de la Chose n’est plus alors médiatisé par la
construction du masque. Il n’y a ici, ni parole, ni vocalisation mais le silence
de la pulsion de mort. La festive mascarade laisse la place à l’insoutenable
imposture. L’imposture pouvant être approchée dans le champ du féminin

15. Cité par E. Lemoine-Luccioni, Le partage des femmes, Paris, Le Seuil, 1976, p. 33.
16. Il aura fallu attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître le cri féminin avec lequel l’opéra
flirtait depuis sa création. On trouve ce cri princeps, assez étrangement, dans une œuvre de
Jacques Offenbach, plus précisément à la fin de l’acte de Giuletta des Contes d’Hoffmann. Il est
important de remarquer que ce cri indiqué dans la partition : « Elle crie et tombe morte », est la
plupart du temps escamoté. Les apparitions du cri féminin auront lieu ensuite dans Parsifal de
Richard Wagner et Lulu d’Alban Berg avec lequel semble se finir une certaine histoire de l’opéra.
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comme la soumission à l’injonction surmoïque « Sois belle et tais-toi ». L’ab-


sence de réponse à l’appel l’amène alors à se perdre dans l’absence que sa
création tentait à la fois d’évoquer et de révoquer. La voix devient murmure
et s’éteint. Le « tais-toi ! » peut se transformer alors en « tue-toi ! ». D’émet-
trices énigmatiques du lieu de la Chose, elles deviennent émettrices plain-
tives puis se transforment en réceptrices persécutées. « Tue-toi ! » qui serait
l’injonction du surmoi maternel à laquelle viendrait faire barrage l’injonction
du surmoi paternel : « Tais-toi ». « Tais-toi » pouvant être adressé aussi bien
à la voix persécutrice qu’au sujet. La plainte féminine, le lamento serait un
double refus du « tue-toi ! » et du « tais-toi ! ». Elle tenterait de faire taire les
injonctions surmoïques archaïques en faisant exister l’objet de la plainte et
serait une dernière tentative pour prendre la parole ; même si cette tentative
sur peut se situer, comme nous le montre le lamento d’opéra, en deçà des

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mots. La plainte serait alors à entendre comme un des derniers remparts, une
des dernières formes d’énonciation entre voix et parole permettant de tenir à
distance les voix persécutrices. La plainte en dernière analyse participerait
elle-même de la mascarade féminine, elle maintiendrait l’illusion qu’il y a un
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objet de la plainte. En effet, se plaindre de, c’est maintenir un contact avec


l’objet par-delà son absence.
C’est ici qu’il me semble pertinent de reprendre le récit du « cauchemar
érotique » que fit Emma et qui constitua un moment de bascule de sa cure.
« Il ne me reste qu’une seule image, dira Emma, je suis allongée et sur mon
visage repose le corps nu d’une femme de telle sorte que son sexe est sur ma
bouche m’empêchant de parler, de crier et même de respirer. » Les associa-
tions conduiront à « c’est comme vingt mille lieux sous les mers » puis dans
un éclat de rire mêlé de pleurs « vingt mille lieux sous la mère… » sur lequel
je concluai la séance.
Si la mascarade féminine est, comme nous l’avons montré, un appel, il
s’agit d’un appel paradoxalement silencieux. Dans le silence de l’exposition,
elle, le sujet du manque, se constitue comme paraissant être pour l’autre l’ob-
jet qui viendrait le combler. Cet appel silencieux se trouve être, in fine, une
demande d’être désirée. Demande qui aurait la particularité de ne pas avoir
à s’articuler en mots, une demande muette mais qui doit être impérativement
entendue. Nous trouverons, une fois encore l’illustration de cette question
dans le corpus opératique. Turandot, le dernier opéra de Puccini imaginarise
d’une façon assez exemplaire cette problématique. La princesse Turandot
acceptera de céder à l’homme qui aura résolu l’énigme qu’elle lui soumettra,
pour le dire autrement, l’énigme qu’elle est. Dans le cas où il n’y réussirait
pas, il mourrait décapité et sa tête serait exposée. La structure de l’œuvre est
assez surprenante. En effet, l’héroïne ne chante pas avant le milieu de l’opéra,
c’est seulement au cours de la seconde partie de l’acte deux que l’on enten-
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dra sa voix, fait absolument exceptionnel dans l’histoire de l’opéra. Elle ne


chante pas, mais apparaît une fois au cours de l’acte I en haut des remparts.
Cette apparition suffira à décider le Prince Calaf de tenter de résoudre les
énigmes au risque de sa vie. Comment mieux exprimer que pour posséder
une femme le seul désir de l’homme n’est pas suffisant, encore faut-il qu’il
soit capable d’encourir le risque des enjeux de la castration ? Quoi qu’il en
soit, le Prince Calaf, moins aveuglé que ses malheureux prédécesseurs par
l’éblouissant éclat phallique de la princesse et sans doute parce qu’il est sujet
désirant avec ce que cela implique d’assomption de la castration répondra à
l’énigme féminine par les trois mots attendus : l’espérance, le sang, Turandot.
Résumant et dévoilant l’énigme du féminin au sein de laquelle Turandot
avait cru pouvoir se protéger. Il lui manque alors à apprendre à cette femme
démasquée à désirer et à articuler ce désir dans une demande. Cela se fera

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par l’intermédiaire de la recherche du nom du Prince, qu’elle choisira d’ap-
peler in fine, alors qu’elle a appris son nom réel, Amour. Le trajet est ainsi
bouclé. L’appel muet « regarde-moi », soutenu par la réponse de l’autre : « je
te désire pour l’énigme que tu représentes pour moi », peut alors se transfor-
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mer après cette rencontre avec l’expression du désir de l’Autre 17, en un « je


t’aime pour ce que tu ne saurais me donner ». On passe ainsi d’une invoca-
tion muette qui risquerait de verser dans une soumission à l’injonction « Sois
belle et tais-toi ! » qui enfermerait le sujet féminin dans le seul registre du sco-
pique, à une invocation articulée qui tresse les registres du scopique et de
l’invocant. Le « se faire voir » se transforme alors en « regard » et le « se faire
entendre » en « appel ».
Par contre, si l’appel muet n’est pas entendu, le masque se fissure et le
sujet féminin peut se faire objet de la pulsion de mort, c’est-à-dire rien. C’est
dans cette configuration que la dimension passive du sujet féminin pourrait
le mieux se repérer, le but passif supposant l’existence d’un Autre dont le
sujet se fait objet. C’est par cette activité du sujet qui consiste à se faire l’ob-
jet d’un autre sujet que s’atteint la réalisation du but passif de la pulsion. Or
cette position d’objet par rapport à l’Autre est celle que l’infans a connue en
tant qu’il est livré à ses soins et à la séduction que ceux-ci entraînent. Le but
passif de la pulsion scopique serait un « se faire voir » ce que tente de réali-
ser la mascarade féminine qui lorsqu’elle s’articule au « se faire entendre » de
la pulsion invocante arrache le sujet féminin au champ mortifère de l’Autre.
En effet, comme l’infans, le sujet féminin aura à éviter le Charybde d’être
l’objet d’une jouissance dévorante et le Scylla d’un abandon qui la livrerait à

17. Lacan articule la pulsion invocante au désir de l’Autre.


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la mort. C’est bien la dimension active dans la passivité 18, le « se faire


entendre » impliquant une prise de parole, qui viendra poser une limite à la
position risquée que pointe la forme passive de la pulsion scopique. Risques
qui motivent le recul devant la féminité si souvent constaté dans les analyses
de femmes et qui n’est autre que le recul devant la jouissance de l’Autre. La
plainte apparaîtrait alors comme la tentative d’articuler en mots cette posi-
tion mortifère et comporterait donc une dimension de sauvegarde visant à
inscrire, même a minima, le sujet féminin dans le champ de l’Autre, car
comme le rappelle Lacan au cours du séminaire XI, « Alors que le se faire voir
s’indique d’une flèche qui vraiment revient vers le sujet, le se faire entendre va
vers l’autre 19. » Si cette ultime barrière du « se faire entendre » vient à être
renversée, le sujet féminin se trouve alors livré à la dimension mortifère du
seul « se faire voir » dans laquelle elle peut choisir de se perdre puisqu’à voir,

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il n’y a rien.

BIBLIOGRAPHIE
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carade, Paris, Le Seuil, 1994, p. 197-213.

Résumé
Le trompe l’œil que le féminin comme mascarade positionne, indique que derrière le
phallus que la femme semble être il n’y a rien. Cela implique un rapport à l’autre spé-
cifique. En effet, cette construction est dépendante de la manifestation du désir de
l’Autre qui vient la légitimer et lui donner consistance. Que cette légitimation vienne

18. Dans une note ajoutée en 1915 aux Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Freud énonce que
la pulsion est toujours active même quand elle s’est fixée un but passif.
19. J. Lacan, 1964, Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,
Le Seuil, 1973, p. 178
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à faire défaut et le masque tombe : il n’y a rien à voir. Apparaît alors la plainte qui
tente de tenir à distance ce rien que le travail du féminin avait pour vocation de
mettre en forme.

Mots clés
Féminin, phallus, pulsion invocante, regard, surmoi, trompe-l’œil, voix.

THE VOCATION OF THE FEMALE ONE

Summary
Trunk the eye which the feminine as masquerade positions, indicates that behind the
phallus that the woman seems a being there is nothing. It implies a report to the other
one specific. Indeed, this construction is dependent on the demonstration of the desire
from the Other whom comes to legitimize her and to look to her consistency. That this

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legitimization comes to be lacking and the mask falls : it has nothing to do there. The
complaint appears then which tries to keep at a distance it nothing that the work of
the feminine had for vocation to shape.

Key words
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Female, phallus, invocation, invoking drive, glance, superego, trompe-l’œil, voice.

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