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L’ALGÉRIE COLONISÉE
Raphaëlle Branche
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Combattants indépendantistes
et société rurale dans l’Algérie
colonisée
Raphaëlle Branche
Les pratiques des maquisards, qui vivent tout nouvel arrivant dans la résistance : chan-
et agissent en lien étroit avec les civils, ger d’identité en optant pour un nom nouveau,
renvoient à la fois à l’impact de la coloni- devenir enfant du nouveau monde. « Je suis né
sation et aux valeurs des sociétés rurales. le 1er novembre 1954, sous un chêne, dans le
Dans une démarche d’anthropologie maquis », écrit ainsi Lakhdar Bouragaa dans
historique, Raphaëlle Branche rend compte, ses mémoires, précisant « j’ai pris l’habitude de
au plus près de l’expérience des acteurs, du donner cette réponse quand on m’interrogeait
fonctionnement de l’ALN. Ce faisant, elle sur mes origines. Je le faisais par nécessité, par
montre le rôle fondateur de cette orga- conviction, un peu par jeu aussi. Mais avec le
nisation dans la construction d’un peuple temps, ce qui était une boutade est devenu une
algérien. évidence 2 ». Celui qui n’a rejoint l’ALN qu’en
mars 1956 résume ainsi le mythe d’une géné-
En mémoire de Baya et de son courage ration, voire d’un pays : le 1er novembre 1954
quelque chose a basculé pour les Algériens.
Entrée à l’École normale supérieure de Sèvres Le nouveau monde allait advenir ; ses enfants
en 1955, Fatma-Zohra Imalayène a tout pour allaient lui donner naissance.
incarner la réussite de l’entreprise coloniale en La guerre qui opposa pendant plus de sept
Algérie. Non seulement elle obtient le bacca- ans l’armée française à des Algériens regrou-
lauréat comme moins de 7 % des filles fran- pés dans des maquis clandestins et pratiquant
çaises de son époque, mais elle réussit ce embuscades et assassinats ciblés s’inscrit dans
concours extrêmement difficile. Pourtant, le temps long de l’histoire de la résistance
en mai 1956, quand les étudiants algériens armée à la présence française. S’ils n’hésitent
sont appelés à ne pas passer leurs examens et pas à mobiliser largement le vocabulaire de la
à abandonner ce système scolaire profondé-
ment inégalitaire auquel si peu d’Algériens ont à la grève a été entendu des écoles primaires à l’Université. Il
accès, elle suit ce mot d’ordre 1. Elle rejoint la témoigne de l’écho acquis par le FLN au printemps 1956 au
sein de la population algérienne et est à l’origine d’un afflux
important de jeunes dans ses rangs.
(1) Lancé par l’Union générale des étudiants musulmans (2) Lakhdar Bouragaa, Les Hommes de Mokorno, à compte
d’Algérie (UGEMA, liée au FLN), le 19 mai 1956, cet appel d’auteur, s. d., p. 5 (disponible sur internet).
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20 & 21. REVUE D’HISTOIRE, 141, JANVIER-MARS 2019, p. 113-127
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résistance forgé en France et dans son empire comme un chroniqueur, Fanon était en fait
pendant la Seconde Guerre mondiale, le nom bien éloigné des maquis puisqu’il passa l’es-
de leur organisation disait la nature propre- sentiel de la guerre en Tunisie ou en Afrique
ment coloniale de leur situation et leur objectif : subsaharienne, avant de mourir d’une leucé-
ils étaient une armée de libération nationale, mie en 1961 2. Or c’est bien dans ce quotidien
ALN. Ce nom disait aussi qu’ils renonçaient au que réside la vérité de la résistance : en le scru-
répertoire d’action politique qui avait été celui tant, on peut identifier le monde que ces com-
du mouvement national jusque-là : la résis- battants édifient. Guérilla rurale, l’ALN mêle
tance au colonialisme devait être une résis- des formes modernes d’engagement et des élé-
tance armée. ments de révoltes paysannes anciennes. Il ne
L’histoire de cette armée reste mal connue. s’agit pas ici d’opposer des formes ou même
autoritaire du FLN. Il a montré qu’il ne s’agis- voient à la fois au poids du colonialisme sur la
sait en rien d’un mouvement révolutionnaire, société algérienne et au fonctionnement des
contrairement à ce que la dénomination offi- communautés rurales.
cielle de la guerre comme thawra (révolution) Si les combattants indépendantistes se pré-
proclamait. Alors que l’ALN est première, sentent comme des libérateurs, la nouvelle
qu’elle « précède le Front [de libération natio- armée d’un peuple bientôt souverain, l’étude
nale] et lui sert de socle constitutif » (p. 176), des liens qui les rattachent aux civils montre
une analyse de son fonctionnement nécessite qu’ils doivent d’abord être des hommes d’hon-
de descendre à l’échelle des combattants pour neur, fidèles aux valeurs de la société à laquelle
dépasser une lecture qui se limiterait aux textes ils appartiennent. La dimension militaire de
politiques produits pour accompagner la lutte. l’ALN comme ses caractéristiques politiques
Grâce aux dizaines de Mémoires parus depuis ne peuvent être détachées de cet ancrage qui,
les années 2000, complétés par quelques entre- ultimement, donne aux maquisards leur légiti-
tiens 1, des sources privées (photographies, car- mité combattante.
nets personnels) et des documents internes de
l’ALN/FLN, il est possible d’entrevoir désor- Des libérateurs ?
mais beaucoup plus précisément ce que furent
Dans la nuit de la Toussaint 1954, la réalisation
les conditions de vie des maquisards, leurs
coordonnée d’attentats en plus de trente points
motivations, leurs interactions avec la popula-
du territoire algérien témoigne de l’existence
tion civile et leurs actions concrètes dans cette
d’une organisation. Elle se proclame Armée et
guerre asymétrique.
Front de libération nationale et appelle à l’in-
À cette échelle, ce n’est pas la « violence
surrection. Mais, dans un premier temps, il lui
révolutionnaire » théorisée par un Frantz
faut surtout réussir à survivre, une fois portés
Fanon qui sera centrale. Trop souvent lu
(1) Il s’agit d’entretiens avec d’anciens maquisards réalisés (2) Sur Fanon, voir David Macey, Frantz Fanon, une vie,
pour les livres et documentaires que j’ai écrits sur l’embuscade Paris, La Découverte, 2011, 550 p. Alice Cherki, qui l’a bien
de Palestro (Paris, Armand Colin, 2010, rééd. La Découverte, connu, lui a aussi consacré une biographie : Frantz Fanon.
2018) et les prisonniers du FLN (Paris, Payot, 2014). Portrait, Paris, Éd. du Seuil, 2000.
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
les premiers coups à la puissance coloniale 1. ont eu cette possibilité dans les années 1930. Ils
Le soutien populaire va lui permettre de se appartiennent donc à une certaine élite sociale.
déployer. Peu à peu des unités militaires hié- À l’école, ils ont appris la langue française, qui
rarchisées s’organisent au sein de vastes zones, leur permettra notamment de coucher par écrit
les wilayas. les éléments de fonctionnement nécessaires à
une lutte armée (règlement, sanctions, ordres).
Un peuple en armes ? Ils y ont aussi découvert les valeurs de la devise
républicaine transmises par l’école, en dépit de
On estime qu’il y avait au commencement
la réalité du système colonial. Ces valeurs sont
quelques centaines, au maximum mille, per-
fondamentales dans les justifications de leur
sonnes, armées essentiellement de fusils de
engagement. Certains ont, en outre, combattu
chasse, à avoir répondu à l’appel et à être entrées
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RAPHAËLLE BRANCHE
réinterprétation d’une asabiyya 1 existante » 2. pose aussi un problème. C’est ainsi qu’après
Mustapha Blidi illustre cette situation : refusé la réussite de l’appel à la grève de mai 1956,
à l’école française parce que sa mère ne pouvait le FLN doit calmer les enthousiasmes et faire
lui acheter les cahiers et les vêtements néces- patienter ces recrues trop jeunes et imprépa-
saires, il doit toute sa formation aux militants rées. Alors que les actions du maquis sont célé-
côtoyés dans la coopérative de Boufarik où il brées comme glorieuses et désirables, la réo-
travaille avant de monter au maquis. La résis- rientation du FLN vers le terrorisme urbain
tance physique de Mustapha, ses qualités au aveugle à partir de fin août 1956 peut égale-
combat, l’amènent rapidement à être recruté ment être lue comme une manière de trouver à
dans un commando d’élite. « On est devenus employer ces citadins (puisque lycéens ou étu-
des vrais guerriers 3 », dit-il. On lui apprend à diants), soucieux de servir la cause indépendan-
mando Ali Khodja, du nom de son premier tat individuel 4. S’il est impossible d’affirmer
chef, constituera un capital social actif. que cette obligation fut généralisée, elle ren-
seigne cependant sur deux éléments : l’ALN
Des combattants sélectionnés manque d’armes et ne veut accueillir que des
gens très motivés, sans possibilité de retour.
Peut-on pour autant parler de recrutement ?
Elle peut aussi intégrer ceux qui ont reçu leur
Les récits autobiographiques sont tous très
feuille de route pour l’armée française 5 et est
clairs sur ce point : l’ALN s’efforce de choi-
le refuge naturel des militants politiques repé-
sir les candidats à l’engagement. Les rares per-
rés par les forces de l’ordre. Toumia Laribi
sonnes ayant reçu une formation spécialisée
participe ainsi à la lutte en lui fournissant des
sont recherchées quand elles peuvent fabri-
médicaments auxquels elle a un accès plus aisé
quer des explosifs ou soigner des blessés. Ainsi,
en tant qu’élève infirmière à Alger. Quand un
de nombreuses jeunes filles sont accueillies au
homme qui connaît son activité est arrêté par
maquis parce qu’elles ont suivi des études d’in-
la police, elle sait qu’elle risque d’être dénon-
firmières. En revanche, il faut parfois freiner les
cée : en 24 heures, son départ pour le maquis
volontés et, après les appels réguliers à soute-
est organisé. Dans son cas, elle ne se conten-
nir le FLN et l’ALN, le mouvement doit parler
tera pas d’y être protégée des recherches fran-
raison. Un afflux trop important de volontaires
çaises puisque sa formation va lui permettre de
sans armes n’a aucun sens ; trop de jeunes filles
soigner civils et maquisards 6.
(1) Notion clé d’Ibn Khaldoun (1332-1406) dans son Livre (4) C’est ce qu’affirmait Krim Belkacem cité par Gilbert
des exemples, l’asabiyya désigne la cohésion d’une commu- Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 267. Pour
nauté ou d’une société, la solidarité née de l’appartenance à ce un cas précis, voir, par exemple, Mokhtar Mokhtefi, J’étais
groupe. Sur cette notion, on peut lire Gabriel Martinez-Gros, Français-musulman. Itinéraire d’un soldat de l’ALN, Alger,
Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’ef‑ Barzakh, 2016, p. 165. Voir aussi Dalila Aït-el-Djoudi, à pro-
fondrent, Paris, Éd. du Seuil, 2014. pos de la wilaya 3, La Guerre d’Algérie vue par l’ALN, Paris,
(2) Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Autrement, 2007, p. 95.
« Le capital social révolutionnaire : l’exemple de la Syrie entre (5) Voir Abdelmadjid Azzi, Parcours d’un combattant de
2011 et 2014 », Actes de la recherche en sciences sociales, 211-212, l’ALN, Alger, Mille-feuilles, 2009, p. 32.
2016, p. 24-35. (6) Entretien de l’auteure avec Toumia Laribi dite Baya « el
(3) Entretien avec l’auteure, Alger, 19 juin 2011. Khala » à son domicile, 18 juin 2011.
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
À leur arrivée, les nouvelles recrues sont sera seulement connu. Cette précaution fon-
observées, jaugées : même quand les armes damentale de tout mouvement clandestin peut
sont en nombre suffisant, on ne leur en confie s’accompagner d’une réinvention identitaire.
pas immédiatement. Les déserteurs de l’ar- Mokhtar Mokhtefi adopte le nom d’un mort,
mée française sont appréciés pour leurs qua- « Amara » : « J’adopte son nom avec le senti-
lités militaires mais, comme le précise Si ment qu’il me passe le flambeau de la liberté »,
Lakhdar, le commandant de la wilaya 4, à écrit-il plus tard dans ses mémoires 3. Toumia,
propos des officiers qui rejoindraient l’ALN, quant à elle, refuse de renoncer complètement
leurs « compétences sont certainement utiles. et choisit de s’appeler « Baya », le prénom par
Elles ne comprennent cependant pas l’ex- lequel sa mère la désignait déjà. En revanche,
périence que des frères acquièrent après de ses camarades la surnomment rapidement « el
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RAPHAËLLE BRANCHE
des moudjahidates est vérifiée à leur arrivée au seulement sur ceux des civils à qui elles sont
moins jusqu’en 1959 1. chargées de transmettre des rudiments d’hy-
Pour l’essentiel, les femmes sont chargées giène notamment infantile 5, mais aussi sur
de prodiguer des soins aux maquisards et aux ceux de leurs camarades de combat. La diffé-
civils 2. Elles seules peuvent approcher les civiles rence des sexes se double ici d’une différence de
et parfois évoluer dans les villages, cachées au classe sociale. Plusieurs infirmières, anciennes
milieu des autres femmes. Elles peuvent leur étudiantes, se marient à d’anciens étudiants,
expliquer ainsi les buts de la lutte et le rôle que voire des médecins présents au maquis. Le cas
le FLN/ALN attend d’elles. Si elles revêtent le plus connu est celui de Mustapha Lalliam,
l’uniforme, elles ne sont pas armées, à l’excep- médecin-chef de la wilaya 3, et de Nefissa
tion d’un pistolet dont on les dote parfois pour Hamoud. En effet, le FLN/ALN ne tolère
« jamais aucune responsabilité aux femmes. Ne nous marierons pas. Nous resterons de gentils
parlons pas du domaine militaire qui leur est fiancés, mais on ne nous séparera plus », note-
fermé d’emblée 3 ». t-elle, pas encore convaincue du nouvel ordre
En wilaya 4, Matteo Rota décrit ainsi la ving- que prétend incarner le FLN/ALN 6). Ryme
taine d’infirmières qu’il a pu croiser quand il y Seferdjeli rapporte aussi des cas de jeunes
était captif : « elles partageaient entièrement la femmes à qui on demande de se marier à leur
vie des rebelles, elles aussi pleines de courage, arrivée au maquis, après 1958, dans plusieurs
méprisant le danger, douées de beaucoup de wilayas (1, 4 et 5) 7. Dans certains cas, des céré-
charme naturel et possédant une certaine ins- monies de mariages sont organisées comme
truction et une distinction certaine. Elles por- pour Yamina Cherrad et Bachir Bennaceur,
taient une ceinture de cuir à laquelle était sus- dont le mariage est autorisé en août 1960 et
pendu un pistolet 4 ». En effet, diplômées, ces célébré en novembre 8. Tous doivent recevoir
femmes sont souvent citadines et leurs gestes l’autorisation de la hiérarchie 9 et n’aboutissent
comme leur langage peuvent trancher non
(5) Yamina Cherrad Bennaceur se fait l’écho de ces ten-
sions (Yamina Cherrad Bennaceur, Six Ans au maquis, Alger,
(1) G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 227. el Kalima, 2017, p. 112). Malika Kharchi, infirmière comme
(2) Les premiers travaux sur les femmes dans l’ALN sont elle, ne tolère pas la manière dont la femme de la famille qui
l’œuvre d’une ancienne combattante. Danielle Minne est mon- les héberge est traitée par son mari. Devant sa colère, elle se
tée au maquis pour fuir la répression à Alger où elle apparte- voit vertement expliquer par celui-ci qu’il est chez lui et qu’elle
nait aux fidayate, chargées d’accomplir les attentats terroristes peut prendre la porte.
aveugles. Devenue « Djamila », elle épouse Khelil Amrane dit (6) SHD, 1H1610, journal déjà cité, fin 1956.
« Ali », étudiant en chirurgie dentaire. Sous le nom de Djamila (7) Ryme Seferdjeli, « Autoriser ou interdire le mariage au
Amrane, elle réalise de nombreux entretiens avec ses anciennes maquis », texte aimablement communiqué à l’auteure.
camarades de lutte et écrit une thèse d’histoire sur le sujet. Voir (8) Y. Cherrad Bennaceur, Six Ans au maquis, op. cit.,
Djamila Amrane, Les Femmes dans la guerre, Paris, Plon, 1991. p. 133‑134. Enceinte, elle accouche au maquis en décembre
(3) SHD, 1H1655/1, journal de Nefissa Hamoud, récupéré 1961. Sur les vingt-neuf maquisardes dont Djamila Amrane a
lors de sa capture fin 1957. Nefissa Hamoud est diplômée de recueilli le témoignage, sept s’étaient mariées au maquis. Voir
la faculté de médecine d’Alger et militante nationaliste che- D. Amrane, Les Femmes dans la guerre…, op. cit.
vronnée quand elle quitte son cabinet à Alger pour rejoindre (9) Ainsi en wilaya 3, il est rappelé en mars 1957 que « les
le maquis au début de la guerre. maquisards ne peuvent se marier qu’avec l’autorisation du
(4) Matteo Rota, « Le maquis algérien : récit d’un otage », comité zonal et dans le cadre islamique » (SHD, 1H1610,
rédigé en italien en 1966 (traduction réalisée à l’archevêché procès-verbal de la réunion de wilaya, 21 mars 1957). Les
d’Alger), p. 48 (Archives de l’archevêché d’Alger, AAA, 384). règles ont varié selon les lieux. En wilaya 2, Yamina Cherrad
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
pas à ce que les couples vivent ensemble, à l’ex- à rejoindre les bases extérieures de l’ALN au
ception de quelques responsables. Maroc et en Tunisie 5. C’est ainsi que plu-
Autorisant les mariages, le FLN/ALN sanc- sieurs d’entre elles, loin de leur wilaya d’ori-
tionne aussi l’adultère : puni de mort pour les gine, sont arrêtées par l’armée française alors
femmes ou pour les deux 1. À propos de cette qu’elles se dirigent vers la Tunisie depuis le
pratique en wilaya 3 en 1957, Nefissa Hamoud cœur de l’Algérie 6. Cependant, certaines infir-
commente ainsi ce qu’elle qualifie de « disci- mières refusent cette décision et demeurent au
pline impitoyable » : « ce n’est pas nouveau maquis jusqu’à la fin. La wilaya 2, quant à elle,
avec l’arrivée des maquisards, cet esprit exis- ne semble pas l’avoir appliquée du tout 7. De
tait déjà en Kabylie avant la guerre » 2. Le toute façon, une fois les barrages électrifiés et
commandant de wilaya se comporte comme minés construits aux frontières du pays à partir
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RAPHAËLLE BRANCHE
être utilisées pour témoigner de l’engagement sont distinguées et, au printemps 1956, plu-
populaire comme de la dimension égalitaire sieurs textes témoignent d’un ferme désir de
de l’ALN, il ne s’agit que de propagande. Les fixer des règles communes. Un « règlement
armes ont toujours appartenu aux hommes, intérieur » distingue les droits et devoirs du
exclusivement. L’ALN aspire à devenir une moudjahid dont le but est « la libération de son
armée régulière dont la caractéristique exclusi- pays des entraves colonialistes et le retour de
vement masculine est alors une condition. la souveraineté du peuple et l’institution d’une
République démocratique » 2. À l’été 1956, une
Des soldats plateforme d’action est rédigée par les princi-
paux responsables réunis au cœur de la val-
Exclure les femmes conforte l’affirmation que
lée de la Soummam : elle précise les principes
l’ALN est bien une armée et ses combattants
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
et des combattants pour venir en aide aux et des femmes en particulier, continuent à sou-
femmes enceintes ou encore aux veuves, selon tenir le maquis en cachant les maquisards et en
un barème préétabli 1. leur fournissant vivres et soins. Même si l’una-
Les principes de subordination du mili- nimité ne caractérise pas plus la population
taire au politique et de ceux qui se trouvent à algérienne que tout autre groupe en guerre, cet
l’extérieur de l’Algérie à ceux qui sont à l’in- engagement aux côtés des maquisards témoigne
térieur sont affirmés. L’évolution de la guerre du rôle que les civils leur reconnaissent et du
les rendra difficile à appliquer. Sur le terrain, sens qu’ils donnent à leurs actions.
l’ALN est première et les impératifs militaires
guident d’abord l’action. Quand elle peut s’ac- Des hommes d’honneur ?
commoder d’une dimension politique, elle
Particulièrement en Algérie où elle a été
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RAPHAËLLE BRANCHE
refuser de s’acquitter de l’impôt expose à des les jeunes hommes, déplaçant les populations,
sanctions pouvant aller jusqu’à la mort. surveillant les mouvements de tous, limitant
Localement, cette même dynamique uni- l’accès à certaines denrées pouvant servir au
taire est à l’œuvre : les maquisards mettent en maquis, etc.
avant une solidarité algérienne. Celle-ci justifie Dans les zones sécurisées qu’ils arrivent
qu’ils soient protégés, aidés et approuvés mais, à faire exister ponctuellement au cours de la
surtout, l’existence même du maquis signi- guerre, les maquisards peuvent déployer plus
fie l’existence d’un peuple algérien. L’ALN largement cette nouvelle communauté épu-
est le peuple algérien. Aux chansons tradition- rée pour laquelle ils sont prêts à mourir. Ainsi,
nelles, que les maquisards peuvent entonner dans l’Ouarsenis en juillet 1959, Matteo Rota
avec les villageois quand leur sécurité est suffi- assiste à une parade militaire de trois compa-
l’occasion de récits faits aux villageois pour d’un sac qu’elles déposèrent aussitôt à terre, en
attester leur puissance et affirmer leur étoffe extrayant tous les biens de Dieu : fruits, frian-
de combattants réguliers. Quand elle peut être dises, boissons non alcoolisées, chewing-gum,
captée au maquis, « La voix des Arabes », qui savonnettes, etc. Un fellagha 3 prit en garde
émet en direction de l’Algérie, relate, elle aussi, toutes ces affaires, pendant que les auxiliaires
des faits de guerre survenus sur l’ensemble du allèrent à leur tour se joindre aux chants et aux
territoire algérien. Cette propagande, des- danses, élevant ainsi la note de sobre gaîté de
tinée à maintenir le moral des maquisards et cette manifestation. » À la fin de cette jour-
des civils à qui seront rapportés ces faits, est née, filles et garçons se séparent et une prière
très largement imaginaire que ce soit pour le est organisée, suivie d’un « discours enflammé
nombre des ennemis tués, les armes utilisées du capitaine qui mit en évidence la nécessité
ou encore les batailles gagnées 2. L’essentiel est de défendre cette zone montagneuse car d’elle
bien de souder dans la lutte et dans l’assurance dépendait l’issue heureuse de la guerre […].
de la victoire des communautés que les actions Un nationaliste qui n’était pas convaincu de ce
de l’armée française perturbent en mobilisant qu’il disait et qui n’aurait pas orienté ses efforts
pour l’idéal commun – la libération de leur
(1) Sur un autre chant, composé sur le modèle d’un chant terre – était, selon lui, indigne de ce nom et de
militaire français, voir Raphaëlle Branche, « Min Djibalina : la réputation dont les soldats algériens jouis-
une “signature impériale ?” », in M’hamed Oualdi et Morgan
Corriou (dir.), Une histoire sociale et culturelle du politique en saient de par le monde » 4.
Algérie et au Maghreb. Études offertes à Omar Carlier, Paris, Éd. Si ce sont d’abord les maquisards qui, dans
de la Sorbonne, 2018, p. 413-422.
(2) À propos des maquis en France pendant la Seconde leurs pratiques, dessinent les contours de la
Guerre mondiale, Roderick H. Kedward souligne aussi : « La communauté imaginée, ils ne peuvent proje-
nature légendaire du maquis n’était pas une nostalgie ou une
invention d’après-guerre. Elle était liée structurellement à
ter un idéal trop éloigné des réalités rurales
son développement, dès l’époque et cultivée à chaque action.
Elle était essentielle à la création d’un climat de mystère et de
force » (Roderick H. Kedward, In Search of the Maquis. Rural (3) Ce mot désigne un combattant de l’ALN. Matteo Rota
Resistance in Southern France, 1942-1944, Oxford, Clarendon emploie ici le vocabulaire courant à l’époque dans la presse et
Press, 1994, p. 64, notre traduction ; trad. fr., id., À la recherche les discours favorables à l’Algérie française.
du maquis. La Résistance dans la France du Sud (1942-1944), trad. (4) M. Rota, « Le maquis algérien… », art. cité, p. 27 et
de l’angl. par Muriel Zagha, Paris, Éd. du Cerf, 1999). p. 28 (AAA, 384).
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
algériennes 1, comme on l’a déjà vu pour la commun aux maquisards et aux civils. Ainsi
question des relations entre les hommes et les les zaouias (zawâyya) qui parsèment le terri-
femmes et notamment du contrôle de la sexua- toire algérien peuvent être utilisées comme
lité – les femmes étant devenues, très large- des refuges. Rappeler que ces lieux associés à
ment, pendant la période coloniale, le refuge des hommes considérés comme saints ne sont
de l’identité collective algérienne. La fai- pas conformes à un islam pur, qui ne recon-
blesse numérique des maquisards 2 et leurs naît aucun saint, serait particulièrement mala-
modestes moyens limitent leur capacité d’in- droit 4.
vention : le monde qu’ils dessinent doit res- Le ramadan est observé et, dans certains
ter non seulement imaginable mais désirable endroits au moins, les combattants sont incités
pour la majorité des Algériens. Décider d’ap- à faire leurs cinq prières quotidiennes. L’islam
des Algériens dans une filiation française (celle des militaires de l’ALN, M. Mokhtefi choi-
de la résistance et du maquis) mais aussi dans sit ainsi de rejoindre pour la prière les civils
une filiation algérienne dont l’identité est affir- qui guident son groupe de maquisards à tra-
mée comme arabo-musulmane. vers leur territoire. On lui confie alors la direc-
Pour autant, il ne s’agit pas de fonder la tion de la prière… les distinctions ne s’abo-
nation dans l’islam comme avaient pu le pro- lissent pas si simplement mais la distance est,
clamer les oulémas dans les années 1930, s’at- elle, diminuée entre les maquisards et ceux
tachant aussi à rétablir un bon islam 3. Il s’agit qui les servent 5. Par ailleurs, l’islam permet la
plutôt de s’appuyer sur un islam populaire, sacralisation du combat 6. Ainsi dans ce chant
de 1956 composé en tamazight par Zerrouki
Allaoua, dont la jeune épouse est infirmière au
(1) Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on
the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991 ; maquis : « Amis : il est bon de réfléchir ! Voici
trad. fr., id., L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor venu le moment du combat. L’homme du pays
du nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, La Découverte, 1996.
doit comprendre ; halte à la misère. Que Dieu
(2) On ne dispose pas de chiffres fiables sur le nombre prenne le mort dans sa miséricorde, au para-
de maquisards. Au maximum de leur puissance, James
McDougall donne le chiffre de 20 000 combattants mobilisés
dis il ira. Ô saints de Igawawen, implorez l’aide
(J. McDougall, A History of Algeria, op. cit., p. 369). Au total, de Dieu 7. »
on estime à près de 150 000 le nombre de maquisards tués par
l’armée française. Si le chiffre total de combattants n’est sans
doute pas ridicule rapporté à la population algérienne totale de (4) Le maraboutisme « doit être combattu intelligemment.
8 millions, il faut tenir compte de l’importance de la répression Il est absurde, criminel même de brusquer les gens » précise
qui, en capturant ou en tuant régulièrement ses combattants, ainsi la très longue circulaire no 16 de la wilaya 4, signée si
impose au maquis une grande instabilité numérique. Lakhdar, et datant de l’automne 1957 (SHD, 1H1611).
(3) Sur la place des oulémas dans la construction du mouve- (5) M. Mokhtefi, J’étais Français-musulman…, op. cit.,
ment national algérien, on peut lire Ali Merad, Le Réformisme p. 241-242.
musulman en Algérie, 1925-1940. Essai d’histoire sociale et reli‑ (6) Voir Jean-Pierre Peyroulou, « Les métamorphoses
gieuse, Paris/La Haye, Mouton, 1967 ; James McDougall, du martyrologue algérien du 8 mai 1945, 1945-2009 », in
History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge, Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren
Cambridge University Press, 2006 ; Charlotte Courreye, (dir.), Autour des morts de guerre en Méditerranée. Maghreb-
« L’Association des oulémas musulmans algériens et la Moyen-Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013,
construction de l’État algérien indépendant : fondation, héri- p. 97-118.
tages, appropriations et antagonismes (1931-1991) », thèse de (7) Mehenna Mahfoufi, Chants kabyles de la guerre d’indépen‑
doctorat en littératures et civilisations, Paris, Inalco, 2006. dance, Paris, Séguier, 2002, p. 96.
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RAPHAËLLE BRANCHE
les accusations quand d’autres résistent mais sur les villageois et celle que peuvent exer-
tous sont exécutés, privant la wilaya 3 de cer- cer les maquisards de l’ALN. Les Français
tains de ses meilleurs éléments 1. Cette hantise sont des étrangers : face aux villageois, ils
de traîtres en interne touche d’autres wilayas. dépendent de leurs interprètes, voire des sol-
Le soupçon est de toute façon la règle, ajou- dats qui, dans leurs rangs, connaissent la
tant à la méfiance consubstantielle à tout mou- langue. Plus largement, au cours des opéra-
vement clandestin l’exigence d’une fidélité à tions militaires, ils n’ont qu’exceptionnelle-
toute épreuve à toute décision de l’ALN. ment l’occasion de pouvoir distinguer les indi-
Cette exigence de fidélité conduit aussi à vidus. Contrairement à l’armée française qui
des violences exercées en interne ou contre les fait peser une responsabilité collective sur les
civils. Mohamed Saïki évoque ainsi un village villageois algériens qui sont perçus comme un
dont les habitants sont armés par les Français bloc indistinct, l’ALN privilégie une violence
après qu’un de ses hommes respectés s’est ciblée. Si la peur est le quotidien des civils pen-
estimé humilié par un responsable de l’ALN dant la guerre, elle n’est pas de même nature :
devant l’ensemble des siens. L’humiliation a de la part de l’armée française, un individu peut
consisté à lui demander d’abattre son chien. craindre d’être victime d’une violence arbi-
Cette demande est fréquente de la part des traire ou imposée de manière indiscriminée à
maquisards : ils veulent pouvoir circuler dans son groupe 4 alors que, de la part de l’ALN, il
les villages sans que les chiens ne donnent
l’alerte. Douloureuse pour les habitants, elle (2) Mohamed Saiki, Chronique des années de gloire. Les
mémoires d’un capitaine de l’ALN, Oran, Dar el Gharb, 2004, cité
doit être exécutée. L’humiliation n’est pas dans par Ali Guenoun, « Mémoire et guerre d’Algérie : quand des
l’ordre lui-même mais dans la manière dont il maquisards ré(écrivent) le(ur) passé », L’Année du Maghreb, 1,
2004, p. 519-531. Il s’agit du douar Tellakhikh en wilaya 4.
est exigé, privant publiquement l’homme de (3) Ce massacre a été médiatisé par les autorités françaises
toute autonomie. La source ne permet pas de sous le nom de massacre de Melouza, du nom du douar situé
non loin. Il témoigne de la lutte sans merci qui oppose alors
le FLN aux partisans de Messali Hadj, refusant de reconnaître
(1) Sur cette opération d’intoxication appelée « bleuite », l’autorité du FLN.
on peut lire, par exemple, le témoignage de Abdelmadjid Azzi (4) Des éléments sur ce point dans T. David Mason,
chargé, comme infirmier, de prodiguer des soins aux victimes « Insurgency, Counterinsurgency, and the Rational Peasant »,
torturées en wilaya 3. Public Choice, 86 (1-2), janvier 1996, p. 63-83.
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
peut surtout redouter de se voir reprocher une richesse mal acquise [...] ou parce qu’ils repré-
attitude précise. Ainsi, contrairement à ce que sentent l’autorité […]. Prévenir la tentation de
l’armée française estime, deux forces de même la dénonciation […] en châtiant impitoyable-
nature ne s’exercent pas sur les civils algériens. ment les mouchards ; se créer une légende, une
L’une à l’extérieur est bien identifiée à l’étran- aura par des largesses, des bravades, quelques
ger, quand l’autre vient de l’intérieur, parta- actes audacieux qui ridiculisent l’adversaire ;
geant avec les civils de nombreuses références. faire régner une certaine forme de loi, de sécu-
Mais cette identité commune n’est pas uni- rité, où un maximum de gens, éventuellement
forme et les Algériens ne sont pas tous prêts à colons et agents français locaux peuvent trou-
se ranger derrière le FLN et à se reconnaître ver leur compte. Pour cela, il punit les défail-
en lui. Faire exister cette communauté néces- lances au sein de sa bande et pourchasse [ceux
avec ce genre d’arguments qu’elle pressure en Kabylie en particulier où, comme dans
les plus fortunés, en insistant sur le fait qu’elle les Aurès, les traditions de résistance monta-
vient en aide aux plus misérables. Les maqui- gnardes ont été maintenues par les généra-
sards renouent alors avec des personnages bien tions successives. Il ne s’agit pas ici de faire
connus des sociétés méditerranéennes : les des maquisards de l’ALN de nouveaux bandits
bandits d’honneur. d’honneur à l’échelle d’une nation algérienne
en construction. Il existe en revanche de nom-
Des bandits d’honneur ? breux traits communs qui attestent des voies
qu’il était possible d’emprunter pour ceux qui
Par cette expression, on désigne des hommes
souhaitaient prendre le maquis et s’opposer
qui se sont placés en marge de la loi et vivent
à la France. Ces voies avaient été tracées par
au maquis tout en respectant des commande-
la société rurale algérienne dont étaient issus
ments qui guident leurs actions tant vis-à-vis
les maquisards : elles fonctionnaient comme
des villageois qu’envers les figures du pouvoir 1.
des chemins de dépendance. L’ALN n’aurait
Travaillant sur la fin du 19e siècle en Kabylie,
pu survivre si elle n’avait été qu’une projec-
Yves Sainte-Marie précise : « si l’on veut durer
tion intellectuelle conçue à Alger ou même en
au maquis, il faut s’assurer de la complicité
France. Une fois les premiers combattants de
d’une grande partie de la population environ-
novembre 1954 tués par l’armée française, elle
nante et pour cela respecter quelques règles qui
n’aurait pu renaître et se multiplier sans l’ac-
forment le code du bandit d’honneur : ne s’at-
cord et la participation de la population rurale
taquer qu’à ceux qui sont impopulaires par leur
algérienne. Or celle-ci conditionnait son sou-
tien à l’accomplissement de certaines actions
(1) Sur ces questions, outre les travaux de Yves Sainte-
et au respect de certaines valeurs. En ce sens,
Marie, on peut voir : Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans les maquisards peuvent s’être trouvés investis
l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence,
Paris, Odile Jacob, 2012 ; Fanny Colonna, La Vie ailleurs. Des
Arabes en Corse au xixe siècle, Arles, Actes Sud, 2015 ; ou encore (2) Yves Sainte-Marie, « Réflexions sur le banditisme
Settar Ouatmani, « Arezki L’Bachir, un “bandit d’honneur” en en Algérie à la fin du xixe : à propos de la Grande Kabylie
Kabylie au xixe siècle », Revue des mondes musulmans et de la (1890‑1895) », Recherches régionales, 82, octobre-décembre
Méditerranée, 136, novembre 2014. 1982, non paginé.
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RAPHAËLLE BRANCHE
des qualités, y compris symboliques et parfois de ses produits phares. Mais il ne parvient pas
magiques, des bandits d’honneur. L’honneur a à traduire en termes locaux cette volonté et n’a
ici toute sa dimension relationnelle : un geste pas les moyens d’imposer cette contrainte radi-
d’honneur doit être accompli publiquement et cale sur les corps 4. Les cibles de sa violence ne
validé par le public ; il renvoie à un ordre social pouvant être présentées comme des traîtres à la
qu’il contribue à préserver, comme l’a indiqué communauté, il accepte finalement, y compris
Pierre Bourdieu à propos de la Kabylie 1. au sein de l’ALN, que les maquisards fument
Leurs actions doivent être justes aux yeux ou prisent. Les compromis sont nécessaires
des populations. Pour cela, l’ordre au nom pour une organisation autoritaire mais inéga-
duquel ils agissent doit puiser à deux sources lement présente et soutenue.
qui, idéalement, convergent : les valeurs tradi-
mande ainsi : « faites des exemples avec (les lopper qu’en s’articulant profondément avec la
conseillers municipaux) qui sont mauvais en société rurale, contribuant à rendre visible ce
les exécutant par égorgement et mettez-les sur que James C. Scott a appelé « le texte caché »
la route 2 ». Brûler des récoltes, assassiner des des sociétés colonisées 5. Sans ce lien, la réus-
fermiers français, détruire des vergers peuvent site des maquisards n’aurait été qu’un feu de
aussi répondre à ces injonctions : l’ALN offre paille. Le fait que – jusqu’au bout – il y ait
alors aux hommes la possibilité de porter les eu des hommes armés pour résister et des
armes et de détruire ce que la colonisation avait civils pour les cacher attestent qu’au-delà de
édifié aux dépens de leurs familles. Les cibles la rencontre d’intérêts convergents une sym-
de la violence doivent être précises et justifiées. biose existe entre eux. Les maquisards sont
Quand le FLN/ALN impose le boycottage du les hommes d’honneur permettant non seu-
tabac, allant jusqu’à couper le nez des priseurs lement de dire mais de faire la communauté
et les lèvres de fumeurs, il finit par renoncer 3. nationale.
Certes le tabac est un produit emblématique Ceux qui portent la lutte, l’incarnant et
de l’exploitation coloniale et le support d’un la maintenant vive, sont-ils des irréguliers ?
impôt alimentant l’État français, mais il est Assurément la notion n’a pas de sens pour
aussi une pratique courante des hommes algé- les acteurs. Largement acculturés au système
riens. Le FLN/ALN agit au nom d’un prin-
cipe national supérieur, il veut priver l’État (4) Soumis à l’interdiction, Mustapha Tounsi raconte ainsi
français d’une de ses fonctions régaliennes et que les maquisards de la wilaya 4 proches de la wilaya 5 allaient
s’approvisionner auprès de leurs camarades qui, eux, rece-
atteindre le système colonial en touchant à un vaient même officiellement une ration de cigarettes (Mustapha
Tounsi, Il était une fois la wilaya IV, Alger, Casbah éditions,
2008, p. 51). En wilaya 3, où l’interdit est sévèrement appli-
(1) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. qué, Azzi décrit pourtant des combattants alimentés en tabac
Précédée de « trois études d’ethnologie kabyle », Genève, Librairie par les civils et chiquant en cachette de leurs chefs (A. Azzi,
Droz, 1972, 2000, p. 38. Parcours d’un combattant…, op. cit., p. 58).
(2) SHD, 1H1609/2, consigne du sous-lieutenant (5) James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance.
Bendabdallah à l’adjudant Naccerredine, 19 avril 1960, Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990 ;
région 1 zone 1 de la wilaya 5. trad. fr., id., La Domination et les arts de la résistance. Fragments
(3) G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 231 du discours subalterne, trad. de l’angl. par Olivier Richet, Paris,
le date de 1959. Amsterdam, 2009.
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COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE
rienne et qu’ils peuvent trouver assez de sou- années et qui s’est en partie, déjà, substituée à
tien en son sein pour perdurer alors même que l’État colonial. L’ALN disparaît mais le FLN
les liens avec une éventuelle aide extérieure ont lui survit.
été quasiment rompus, que l’armée française a
Raphaëlle Branche,
mis en place un gigantesque plan de déplace-
Université de Rouen, Groupe de recherche
ment des ruraux algériens et qu’elle s’est atta-
d’histoire (GRHis), 76821,
chée à écraser méthodiquement les maquis.
Mont-Saint-Aignan cedex, France.
Après le cessez-le-feu cependant, ce sont
moins les maquisards de l’intérieur qui réa-
lisent les possibles de l’indépendance que ceux
qui se sont organisés à l’extérieur du pays où
Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contem-
une force armée s’est peu à peu constituée. poraine à l’Université de Rouen-Normandie, rattachée au
Aux frontières du pays, en effet, se sont ajou- Groupe de recherche d’histoire (GRHis). Ses travaux portent
sur les combattants et les violences en situation colo-
tés aux réfugiés et aux maquisards blessés ou au
niale, en particulier en Algérie (voir raphaellebranche.fr).
repos, des recrues mobilisées dans les commu- Elle est rédatrice en chef de 20 & 21. Revue d’histoire.
nautés algériennes du Maroc et de Tunisie sur (branche@univ-rouen.fr)
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