Vous êtes sur la page 1sur 16

COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE DANS

L’ALGÉRIE COLONISÉE
Raphaëlle Branche

Presses de Sciences Po | « 20 & 21. Revue d'histoire »

2019/1 N° 141 | pages 113 à 127


ISSN 2649-664X
ISBN 9782724636178

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-
histoire-2019-1-page-113.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Combattants indépendantistes
et société rurale dans l’Algérie
colonisée
Raphaëlle Branche

Du début de la guerre à l’organisation lutte qui a commencé en écrivant : La Soif, Les


d’une Armée nationale populaire profes- Insatisfaits puis Les Enfants du nouveau monde.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


sionnalisée, l’Armée de libération nationale Son nom de plume sera Assia Djebar : Assia, la
(ALN) mène la résistance contre l’armée consolation, et Djebar, l’intransigeance. Par le
française depuis ses maquis clandestins. choix d’un pseudonyme, elle rejoint le geste de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

Les pratiques des maquisards, qui vivent tout nouvel arrivant dans la résistance : chan-
et agissent en lien étroit avec les civils, ger d’identité en optant pour un nom nouveau,
renvoient à la fois à l’impact de la coloni- devenir enfant du nouveau monde. « Je suis né
sation et aux valeurs des sociétés rurales. le 1er novembre 1954, sous un chêne, dans le
Dans une démarche d’anthropologie maquis », écrit ainsi Lakhdar Bouragaa dans
historique, Raphaëlle Branche rend compte, ses mémoires, précisant « j’ai pris l’habitude de
au plus près de l’expérience des acteurs, du donner cette réponse quand on m’interrogeait
fonctionnement de l’ALN. Ce faisant, elle sur mes origines. Je le faisais par nécessité, par
montre le rôle fondateur de cette orga- conviction, un peu par jeu aussi. Mais avec le
nisation dans la construction d’un peuple temps, ce qui était une boutade est devenu une
algérien. évidence 2 ». Celui qui n’a rejoint l’ALN qu’en
mars 1956 résume ainsi le mythe d’une géné-
En mémoire de Baya et de son courage ration, voire d’un pays : le 1er novembre 1954
quelque chose a basculé pour les Algériens.
Entrée à l’École normale supérieure de Sèvres Le nouveau monde allait advenir ; ses enfants
en 1955, Fatma-Zohra Imalayène a tout pour allaient lui donner naissance.
incarner la réussite de l’entreprise coloniale en La guerre qui opposa pendant plus de sept
Algérie. Non seulement elle obtient le bacca- ans l’armée française à des Algériens regrou-
lauréat comme moins de 7 % des filles fran- pés dans des maquis clandestins et pratiquant
çaises de son époque, mais elle réussit ce embuscades et assassinats ciblés s’inscrit dans
concours extrêmement difficile. Pourtant, le temps long de l’histoire de la résistance
en mai 1956, quand les étudiants algériens armée à la présence française. S’ils n’hésitent
sont appelés à ne pas passer leurs examens et pas à mobiliser largement le vocabulaire de la
à abandonner ce système scolaire profondé-
ment inégalitaire auquel si peu d’Algériens ont à la grève a été entendu des écoles primaires à l’Université. Il
accès, elle suit ce mot d’ordre 1. Elle rejoint la témoigne de l’écho acquis par le FLN au printemps 1956 au
sein de la population algérienne et est à l’origine d’un afflux
important de jeunes dans ses rangs.
(1)  Lancé par l’Union générale des étudiants musulmans (2)  Lakhdar Bouragaa, Les Hommes de Mokorno, à compte
d’Algérie (UGEMA, liée au FLN), le 19 mai 1956, cet appel d’auteur, s. d., p. 5 (disponible sur internet).

113
20 & 21. REVUE D’HISTOIRE, 141, JANVIER-MARS 2019, p. 113-127
RAPHAËLLE BRANCHE

résistance forgé en France et dans son empire comme un chroniqueur, Fanon était en fait
pendant la Seconde Guerre mondiale, le nom bien éloigné des maquis puisqu’il passa l’es-
de leur organisation disait la nature propre- sentiel de la guerre en Tunisie ou en Afrique
ment coloniale de leur situation et leur objectif  : subsaharienne, avant de mourir d’une leucé-
ils étaient une armée de libération nationale, mie en 1961 2. Or c’est bien dans ce quotidien
ALN. Ce nom disait aussi qu’ils renonçaient au que réside la vérité de la résistance : en le scru-
répertoire d’action politique qui avait été celui tant, on peut identifier le monde que ces com-
du mouvement national jusque-là : la résis- battants édifient. Guérilla rurale, l’ALN mêle
tance au colonialisme devait être une résis- des formes modernes d’engagement et des élé-
tance armée. ments de révoltes paysannes anciennes. Il ne
L’histoire de cette armée reste mal connue. s’agit pas ici d’opposer des formes ou même

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


Dans sa magistrale Histoire intérieure du FLN, de les construire comme des entités complète-
Gilbert Meynier a consacré de larges pas- ment différentes tirant intérêt l’une de l’autre,
sages à l’ALN, y prolongeant l’analyse de mais bien de voir que se combinent, au sein de
Mohammed Harbi sur le fonctionnement l’ALN, des répertoires d’action divers qui ren-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

autoritaire du FLN. Il a montré qu’il ne s’agis- voient à la fois au poids du colonialisme sur la
sait en rien d’un mouvement révolutionnaire, société algérienne et au fonctionnement des
contrairement à ce que la dénomination offi- communautés rurales.
cielle de la guerre comme thawra (révolution) Si les combattants indépendantistes se pré-
proclamait. Alors que l’ALN est première, sentent comme des libérateurs, la nouvelle
qu’elle « précède le Front [de libération natio- armée d’un peuple bientôt souverain, l’étude
nale] et lui sert de socle constitutif » (p. 176), des liens qui les rattachent aux civils montre
une analyse de son fonctionnement nécessite qu’ils doivent d’abord être des hommes d’hon-
de descendre à l’échelle des combattants pour neur, fidèles aux valeurs de la société à laquelle
dépasser une lecture qui se limiterait aux textes ils appartiennent. La dimension militaire de
politiques produits pour accompagner la lutte. l’ALN comme ses caractéristiques politiques
Grâce aux dizaines de Mémoires parus depuis ne peuvent être détachées de cet ancrage qui,
les années 2000, complétés par quelques entre- ultimement, donne aux maquisards leur légiti-
tiens 1, des sources privées (photographies, car- mité combattante.
nets personnels) et des documents internes de
l’ALN/FLN, il est possible d’entrevoir désor- Des libérateurs ?
mais beaucoup plus précisément ce que furent
Dans la nuit de la Toussaint 1954, la réalisation
les conditions de vie des maquisards, leurs
coordonnée d’attentats en plus de trente points
motivations, leurs interactions avec la popula-
du territoire algérien témoigne de l’existence
tion civile et leurs actions concrètes dans cette
d’une organisation. Elle se proclame Armée et
guerre asymétrique.
Front de libération nationale et appelle à l’in-
À cette échelle, ce n’est pas la « violence
surrection. Mais, dans un premier temps, il lui
révolutionnaire  » théorisée par un Frantz
faut surtout réussir à survivre, une fois portés
Fanon qui sera centrale. Trop souvent lu

(1)  Il s’agit d’entretiens avec d’anciens maquisards réalisés (2)  Sur Fanon, voir David Macey, Frantz Fanon, une vie,
pour les livres et documentaires que j’ai écrits sur l’embuscade Paris, La Découverte, 2011, 550 p. Alice Cherki, qui l’a bien
de Palestro (Paris, Armand Colin, 2010, rééd. La Découverte, connu, lui a aussi consacré une biographie : Frantz Fanon.
2018) et les prisonniers du FLN (Paris, Payot, 2014). Portrait, Paris, Éd. du Seuil, 2000.

114
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

les premiers coups à la puissance coloniale 1. ont eu cette possibilité dans les années 1930. Ils
Le soutien populaire va lui permettre de se appartiennent donc à une certaine élite sociale.
déployer. Peu à peu des unités militaires hié- À l’école, ils ont appris la langue française, qui
rarchisées s’organisent au sein de vastes zones, leur permettra notamment de coucher par écrit
les wilayas. les éléments de fonctionnement nécessaires à
une lutte armée (règlement, sanctions, ordres).
Un peuple en armes ? Ils y ont aussi découvert les valeurs de la devise
républicaine transmises par l’école, en dépit de
On estime qu’il y avait au commencement
la réalité du système colonial. Ces valeurs sont
quelques centaines, au maximum mille, per-
fondamentales dans les justifications de leur
sonnes, armées essentiellement de fusils de
engagement. Certains ont, en outre, combattu
chasse, à avoir répondu à l’appel et à être entrées

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


sous l’uniforme français en Indochine, faisant
en dissidence 2. Qui sont-elles et comment
à la fois l’expérience de l’ordre militaire et de
vont-elles constituer les premiers maquis ? On
la défaite française face à un mouvement natio-
sait peu de chose sur elles si ce n’est que certains
naliste armé.
maquis s’étaient déjà formés dans les années
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

Ceux qui ont milité, enfants et adolescents,


précédentes et avaient survécu à la répression
dans les mouvements de jeunesse nationalistes
française. Indéniablement ces premiers maqui-
ont pu y recevoir quelques rudiments d’édu-
sards sont des militants politiques habitués à la
cation militaire : lever du drapeau, uniforme,
clandestinité, comme l’a montré Omar Carlier
marche au pas mais pas forcément maniement
dans ses travaux 3. Plus précisément, ceux qui
d’armes. L’embrigadement passe bien par un
décident le passage à la lutte armée comme ceux
dressage des corps et des esprits, l’imposition
qui, dans les premières années, vont diriger les
d’une disposition à résister, non par une pré-
maquis partagent plusieurs caractéristiques qui
paration à la lutte armée. Il y a loin des scouts
en font des hommes proches de la majorité des
aux maquisards malgré tout 5. Cependant, les
ruraux algériens tout en ayant des traits dis-
anciens Scouts musulmans algériens (SMA),
tinctifs permettant de comprendre les ressorts
plus urbains, plus politisés, deviennent davan-
de leur capacité d’entraînement. En effet, ils
tage cadres au maquis notamment à partir de
sont presque tous ruraux mais sans être pay-
l’appel à la grève des étudiants en mai 1956.
sans : leurs attaches à la terre sont familiales et
Là encore, ils ne sont pas représentatifs de la
non personnelles, ce qui les rend plus mobiles
majorité des combattants, très largement illet-
sans les couper des préoccupations de ceux qui
trés et peu politisés.
sont liés à un champ ou un troupeau 4. Ils sont
Deux mécanismes sont repérables dans
surtout passés par les bancs de l’école coloniale
l’ALN. D’une part, on peut considérer que
alors que moins de 8 % des enfants indigènes
«  les capitaux antérieurs (culturel, écono-
(1)  Pour une présentation globale de la guerre, voir Sylvie
mique, social) restent […] prédictifs de la posi-
Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, tion occupée dans la division du travail révo-
Flammarion, 2005. lutionnaire ». Mais, de l’autre, il y a bien « un
(2)  À la fin de l’année 1955, il serait, selon James
McDougall, 600 combattants armés. Voir James McDougall, capital social révolutionnaire créé au cours de
A History of Algeria, Cambridge, Cambridge University Press, la crise », une « production sui generis et non la
2017, p. 352.
(3)  Omar Carlier, Entre nation et jihâd. Histoire sociale des
radicalismes algériens, Paris, Presses de Sciences Po, 1995. (5)  Nicolas Bancel, Daniel Denis et Youssef Fates (dir.), De
(4)  Voir Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN. l’Indochine à l’Algérie. La jeunesse en mouvements des deux côtés du
1954‑1962, Paris, Fayard, 2002, p. 134 et autres. miroir colonial : 1940-1962, Paris, La Découverte, 2012.

115
RAPHAËLLE BRANCHE

réinterprétation d’une asabiyya 1 existante » 2. pose aussi un problème. C’est ainsi qu’après
Mustapha Blidi illustre cette situation : refusé la réussite de l’appel à la grève de mai 1956,
à l’école française parce que sa mère ne pouvait le FLN doit calmer les enthousiasmes et faire
lui acheter les cahiers et les vêtements néces- patienter ces recrues trop jeunes et imprépa-
saires, il doit toute sa formation aux militants rées. Alors que les actions du maquis sont célé-
côtoyés dans la coopérative de Boufarik où il brées comme glorieuses et désirables, la réo-
travaille avant de monter au maquis. La résis- rientation du FLN vers le terrorisme urbain
tance physique de Mustapha, ses qualités au aveugle à partir de fin août 1956 peut égale-
combat, l’amènent rapidement à être recruté ment être lue comme une manière de trouver à
dans un commando d’élite. « On est devenus employer ces citadins (puisque lycéens ou étu-
des vrais guerriers 3 », dit-il. On lui apprend à diants), soucieux de servir la cause indépendan-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


tendre une embuscade, se disperser, marcher tiste, sans pouvoir monter au maquis.
en colonne, tout en lui présentant les raisons De nombreux témoignages attestent de
de la lutte et son écho à l’extérieur. Jusqu’à la l’obligation de ne rejoindre le maquis qu’avec
fin de sa vie, son appartenance au célèbre com- une arme ou après avoir accompli un atten-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

mando Ali Khodja, du nom de son premier tat individuel 4. S’il est impossible d’affirmer
chef, constituera un capital social actif. que cette obligation fut généralisée, elle ren-
seigne cependant sur deux éléments : l’ALN
Des combattants sélectionnés manque d’armes et ne veut accueillir que des
gens très motivés, sans possibilité de retour.
Peut-on pour autant parler de recrutement ?
Elle peut aussi intégrer ceux qui ont reçu leur
Les récits autobiographiques sont tous très
feuille de route pour l’armée française 5 et est
clairs sur ce point : l’ALN s’efforce de choi-
le refuge naturel des militants politiques repé-
sir les candidats à l’engagement. Les rares per-
rés par les forces de l’ordre. Toumia Laribi
sonnes ayant reçu une formation spécialisée
participe ainsi à la lutte en lui fournissant des
sont recherchées quand elles peuvent fabri-
médicaments auxquels elle a un accès plus aisé
quer des explosifs ou soigner des blessés. Ainsi,
en tant qu’élève infirmière à Alger. Quand un
de nombreuses jeunes filles sont accueillies au
homme qui connaît son activité est arrêté par
maquis parce qu’elles ont suivi des études d’in-
la police, elle sait qu’elle risque d’être dénon-
firmières. En revanche, il faut parfois freiner les
cée : en 24 heures, son départ pour le maquis
volontés et, après les appels réguliers à soute-
est organisé. Dans son cas, elle ne se conten-
nir le FLN et l’ALN, le mouvement doit parler
tera pas d’y être protégée des recherches fran-
raison. Un afflux trop important de volontaires
çaises puisque sa formation va lui permettre de
sans armes n’a aucun sens ; trop de jeunes filles
soigner civils et maquisards 6.

(1)  Notion clé d’Ibn Khaldoun (1332-1406) dans son Livre (4)  C’est ce qu’affirmait Krim Belkacem cité par Gilbert
des exemples, l’asabiyya désigne la cohésion d’une commu- Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 267. Pour
nauté ou d’une société, la solidarité née de l’appartenance à ce un cas précis, voir, par exemple, Mokhtar Mokhtefi, J’étais
groupe. Sur cette notion, on peut lire Gabriel Martinez-Gros, Français-musulman. Itinéraire d’un soldat de l’ALN, Alger,
Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’ef‑ Barzakh, 2016, p. 165. Voir aussi Dalila Aït-el-Djoudi, à pro-
fondrent, Paris, Éd. du Seuil, 2014. pos de la wilaya 3, La Guerre d’Algérie vue par l’ALN, Paris,
(2)  Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Autrement, 2007, p. 95.
« Le capital social révolutionnaire : l’exemple de la Syrie entre (5)  Voir Abdelmadjid Azzi, Parcours d’un combattant de
2011 et 2014 », Actes de la recherche en sciences sociales, 211-212, l’ALN, Alger, Mille-feuilles, 2009, p. 32.
2016, p. 24-35. (6)  Entretien de l’auteure avec Toumia Laribi dite Baya « el
(3)  Entretien avec l’auteure, Alger, 19 juin 2011. Khala » à son domicile, 18 juin 2011.

116
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

À leur arrivée, les nouvelles recrues sont sera seulement connu. Cette précaution fon-
observées, jaugées : même quand les armes damentale de tout mouvement clandestin peut
sont en nombre suffisant, on ne leur en confie s’accompagner d’une réinvention identitaire.
pas immédiatement. Les déserteurs de l’ar- Mokhtar Mokhtefi adopte le nom d’un mort,
mée française sont appréciés pour leurs qua- « Amara » : « J’adopte son nom avec le senti-
lités militaires mais, comme le précise Si ment qu’il me passe le flambeau de la liberté »,
Lakhdar, le commandant de la wilaya 4, à écrit-il plus tard dans ses mémoires 3. Toumia,
propos des officiers qui rejoindraient l’ALN, quant à elle, refuse de renoncer complètement
leurs « compétences sont certainement utiles. et choisit de s’appeler « Baya », le prénom par
Elles ne comprennent cependant pas l’ex- lequel sa mère la désignait déjà. En revanche,
périence que des frères acquièrent après de ses camarades la surnomment rapidement « el

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


longs mois de souffrance et de lutte » 1. Ceux Khala » du fait de sa couleur de peau (noire).
et celles qui montent au maquis ont peu d’es-
poirs d’en revenir vivants. L’ALN n’est dotée « Frères » et « sœurs » ?
d’aucune arme anti-aérienne et ne peut rien
Tous sont désormais, comme dans la clandes-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

contre les bombardements de l’armée fran-


tinité politique qui s’organise aussi, « frères »
çaise. Pas plus qu’elle ne peut lutter contre
et « sœurs ». Ces mots doivent dire bien plus
le napalm ou les gaz. Arrêtés, les maquisards
qu’une fraternité d’armes, et la prohibition de
savent qu’ils risquent d’être torturés ou exécu-
l’inceste agir pour garantir des relations exclu-
tés sommairement. Bien souvent les cadavres
sivement chastes entre eux, expulsant toute
doivent être abandonnés sur le terrain. Si on
relation sexuelle du champ des possibles.
les récupère, ils sont enterrés à même le sol,
Mustapha et Baya ne disent pas autre chose
sans linceul, comme des martyrs. Ils sont d’ail-
quand ils affirment « on dormait ensemble » 4.
leurs appelés « chouhada » (martyrs) comme ils
Pourtant, la différence des sexes ne disparaît
étaient, de leur vivant, des moudjahidines, des
pas, comme en témoigne une infirmière active
combattants de la foi. Des consignes précisent
dans le même secteur que Baya qui confie à
que les soldats « tombés pour la cause divine
son journal qu’elle préfère dormir sur le bord
[…] sont devant Dieu qui les comble de bien-
plutôt que « au milieu des militaires » 5. En
faits » 2. Cette affirmation contrebalance peut-
effet, la présence de femmes (et particulière-
être le fait que la mort des maquisards sera très
ment de jeunes femmes) semble poser un pro-
probablement anonyme.
blème à la direction, exclusivement masculine,
À l’arrivée au maquis, en effet, les papiers
du FLN/ALN qui n’a pas anticipé leur désir de
d’identité sont détruits, de même que les élé-
monter au maquis 6. En wilaya 3, la virginité
ments personnels permettant l’identification
(photographies des proches en particulier). Le
(3)  M. Mokhtefi, J’étais Français-musulman…, op. cit.,
maquisard ou la maquisarde est immédiatement p. 202. Il revient plus largement sur ce moment où tous les sta-
invité à choisir un nom de guerre par lequel il giaires de sa promotion de télégraphistes radio doivent choisir
un nom de guerre, p. 201-203.
(4)  Entretien de l’auteure avec Baya « el Khala » et
Mustapha el Blidi, Boufarik, 18 juin 2011.
(1)  Service historique de la Défense (SHD), 1H 1241/2, (5)  SHD, 1H1610, journal récupéré par l’armée française à
circulaire no 16 de la zone 2 de la wilaya 4, s. d. [probablement la fin de l’année 1956.
fin 1956-début 1957]. (6)  Pour une réflexion plus politique sur la place des femmes
(2)  SHD, 1H 1609, État-major de guerre, Guide du libé‑ dans le nationalisme algérien, on peut lire Monique Gadant,
rateur, documents saisis en juillet 1956 considérés comme les Le Nationalisme algérien et les femmes, Paris, L’Harmattan, 1995,
archives de Krim Belkacem. 302 p.

117
RAPHAËLLE BRANCHE

des moudjahidates est vérifiée à leur arrivée au seulement sur ceux des civils à qui elles sont
moins jusqu’en 1959 1. chargées de transmettre des rudiments d’hy-
Pour l’essentiel, les femmes sont chargées giène notamment infantile 5, mais aussi sur
de prodiguer des soins aux maquisards et aux ceux de leurs camarades de combat. La diffé-
civils 2. Elles seules peuvent approcher les civiles rence des sexes se double ici d’une différence de
et parfois évoluer dans les villages, cachées au classe sociale. Plusieurs infirmières, anciennes
milieu des autres femmes. Elles peuvent leur étudiantes, se marient à d’anciens étudiants,
expliquer ainsi les buts de la lutte et le rôle que voire des médecins présents au maquis. Le cas
le FLN/ALN attend d’elles. Si elles revêtent le plus connu est celui de Mustapha Lalliam,
l’uniforme, elles ne sont pas armées, à l’excep- médecin-chef de la wilaya 3, et de Nefissa
tion d’un pistolet dont on les dote parfois pour Hamoud. En effet, le FLN/ALN ne tolère

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


se défendre en cas d’arrestation. Il ne s’agit en pas de couples non mariés, comme le relate
aucun cas d’en faire des combattantes. Comme une infirmière en wilaya 4, qui doit épouser
le note avec lucidité Nefissa Hamoud (« doc- Hassan à la mode du maquis (« signature du
teur Louiza » au maquis), dans son journal, papier… pour le principe car en réalité nous ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

« jamais aucune responsabilité aux femmes. Ne nous marierons pas. Nous resterons de gentils
parlons pas du domaine militaire qui leur est fiancés, mais on ne nous séparera plus », note-
fermé d’emblée 3 ». t-elle, pas encore convaincue du nouvel ordre
En wilaya 4, Matteo Rota décrit ainsi la ving- que prétend incarner le FLN/ALN 6). Ryme
taine d’infirmières qu’il a pu croiser quand il y Seferdjeli rapporte aussi des cas de jeunes
était captif : « elles partageaient entièrement la femmes à qui on demande de se marier à leur
vie des rebelles, elles aussi pleines de courage, arrivée au maquis, après 1958, dans plusieurs
méprisant le danger, douées de beaucoup de wilayas (1, 4 et 5)  7. Dans certains cas, des céré-
charme naturel et possédant une certaine ins- monies de mariages sont organisées comme
truction et une distinction certaine. Elles por- pour Yamina Cherrad et Bachir Bennaceur,
taient une ceinture de cuir à laquelle était sus- dont le mariage est autorisé en août 1960 et
pendu un pistolet 4 ». En effet, diplômées, ces célébré en novembre 8. Tous doivent recevoir
femmes sont souvent citadines et leurs gestes l’autorisation de la hiérarchie  9 et n’aboutissent
comme leur langage peuvent trancher non
(5)  Yamina Cherrad Bennaceur se fait l’écho de ces ten-
sions (Yamina Cherrad Bennaceur, Six Ans au maquis, Alger,
(1)  G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 227. el Kalima, 2017, p. 112). Malika Kharchi, infirmière comme
(2)  Les premiers travaux sur les femmes dans l’ALN sont elle, ne tolère pas la manière dont la femme de la famille qui
l’œuvre d’une ancienne combattante. Danielle Minne est mon- les héberge est traitée par son mari. Devant sa colère, elle se
tée au maquis pour fuir la répression à Alger où elle apparte- voit vertement expliquer par celui-ci qu’il est chez lui et qu’elle
nait aux fidayate, chargées d’accomplir les attentats terroristes peut prendre la porte.
aveugles. Devenue « Djamila », elle épouse Khelil Amrane dit (6)  SHD, 1H1610, journal déjà cité, fin 1956.
« Ali », étudiant en chirurgie dentaire. Sous le nom de Djamila (7)  Ryme Seferdjeli, « Autoriser ou interdire le mariage au
Amrane, elle réalise de nombreux entretiens avec ses anciennes maquis », texte aimablement communiqué à l’auteure.
camarades de lutte et écrit une thèse d’histoire sur le sujet. Voir (8)  Y. Cherrad Bennaceur, Six Ans au maquis, op. cit.,
Djamila Amrane, Les Femmes dans la guerre, Paris, Plon, 1991. p. 133‑134. Enceinte, elle accouche au maquis en décembre
(3)  SHD, 1H1655/1, journal de Nefissa Hamoud, récupéré 1961. Sur les vingt-neuf maquisardes dont Djamila Amrane a
lors de sa capture fin 1957. Nefissa Hamoud est diplômée de recueilli le témoignage, sept s’étaient mariées au maquis. Voir
la faculté de médecine d’Alger et militante nationaliste che- D. Amrane, Les Femmes dans la guerre…, op. cit.
vronnée quand elle quitte son cabinet à Alger pour rejoindre (9)  Ainsi en wilaya 3, il est rappelé en mars 1957 que « les
le maquis au début de la guerre. maquisards ne peuvent se marier qu’avec l’autorisation du
(4)  Matteo Rota, « Le maquis algérien : récit d’un otage », comité zonal et dans le cadre islamique » (SHD, 1H1610,
rédigé en italien en 1966 (traduction réalisée à l’archevêché procès-verbal de la réunion de wilaya, 21 mars 1957). Les
d’Alger), p. 48 (Archives de l’archevêché d’Alger, AAA, 384). règles ont varié selon les lieux. En wilaya 2, Yamina Cherrad

118
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

pas à ce que les couples vivent ensemble, à l’ex- à rejoindre les bases extérieures de l’ALN au
ception de quelques responsables. Maroc et en Tunisie 5. C’est ainsi que plu-
Autorisant les mariages, le FLN/ALN sanc- sieurs d’entre elles, loin de leur wilaya d’ori-
tionne aussi l’adultère : puni de mort pour les gine, sont arrêtées par l’armée française alors
femmes ou pour les deux 1. À propos de cette qu’elles se dirigent vers la Tunisie depuis le
pratique en wilaya 3 en 1957, Nefissa Hamoud cœur de l’Algérie 6. Cependant, certaines infir-
commente ainsi ce qu’elle qualifie de « disci- mières refusent cette décision et demeurent au
pline impitoyable » : « ce n’est pas nouveau maquis jusqu’à la fin. La wilaya 2, quant à elle,
avec l’arrivée des maquisards, cet esprit exis- ne semble pas l’avoir appliquée du tout 7. De
tait déjà en Kabylie avant la guerre » 2. Le toute façon, une fois les barrages électrifiés et
commandant de wilaya se comporte comme minés construits aux frontières du pays à partir

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


une autorité paternelle autoritaire et bienveil- de 1958 rejoindre l’extérieur est devenu extrê-
lante et le FLN/ALN assure la surveillance des mement dangereux. Autant rester au maquis.
femmes des combattants restées au village et Dans certaines zones, les responsables choi-
de la sexualité des maquisards 3. En wilaya 2, sissent alors de refuser l’arrivée de nouvelles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

il est ainsi interdit de « lever les yeux au pas- recrues féminines 8.


sage des femmes 4 ». Pour adoucir la sépara- L’exclusion des femmes des tâches com-
tion des familles, des permissions peuvent par- battantes puis, plus largement, du maquis lui-
fois être accordées à ceux qui souhaitent rendre même témoigne bien des enjeux symboliques
visite à leurs proches et ceux-ci montent aussi, et politiques à l’œuvre dans cette armée qui
parfois, au maquis. De ces moments joyeux préfigure le nouveau monde. Les nécessités
volés sur la mort promise, des photographies pragmatiques de la lutte ne peuvent seules en
attestent bien souvent. Familles nouvelles et rendre compte. Bien au contraire : au maquis
liens d’origine sont alors fixés sur la pellicule. aussi les rapports de genre se réorganisent,
À côté de jeunes gens souriants, décontractés, entre émancipation portée par une dyna-
en uniformes disparates, avec quelques armes mique révolutionnaire et souci d’affirmer un
mises en avant, on peut voir ici un enfant, là principe d’ordre rassurant. Si des images de
une mère. Mais quand l’armée française récu- femmes portant des armes peuvent circuler et
père ces clichés, ils deviennent de redoutables
accusateurs. (5)  Décisions prises entre le 2 et le 10 octobre 1957
en wilaya 5 (SHD, 1H2582), citées par Ryme Seferdjeli,
Considérées par beaucoup de responsables « Autoriser le mariage ou pas… », art. cité. Ce relevé de déci-
comme un fardeau, les femmes sont finale- sions mentionne le fait que toutes les wilayas vont dans le
ment évacuées du maquis fin 1957 et invitées même sens, à l’exception de la wilaya 2.
(6)  On pense ici à Baya Laribi, Myriem Abdeltif, Nefissa
Hamoud ou Danielle Minne faites prisonnières le 26 novembre
1957, dans la région de Bordj-bou-Arreridj, après avoir quitté
Bennaceur signale que l’interdiction de se marier entre la wilaya 4 et traversé la wilaya 3. Voir, par exemple, le bulle-
­moudjahid et moudjahidate était en vigueur jusqu’en 1960. tin de renseignements de la zone Alger/Sahel adressé au colo-
(1)  En wilaya 2, Yamina Cherrad Bennaceur précise bien nel Godard le 4 janvier 1958 à propos de cette capture (SHD,
que seules les femmes sont tuées alors qu’en wilaya 3 Nefissa 1H1241).
Hamoud note que les deux coupables sont tués. (7)  Dans son témoignage, sur ses six années au maquis,
(2)  SHD, 1H1655/1, journal de Nefissa Hamoud. Yamina Cherrad Bennaceur ne mentionne aucune décision de
(3)  Nefissa Hamoud rapporte le cas d’un maquisard qui lui cette sorte et aucune discussion sur le sujet du maintien de sa
« manqua de respect » à plusieurs reprises. Elle rédigea un rap- présence au maquis.
port sur lui et apprit plus tard qu’il avait été fusillé puisqu’on (8)  Gilbert Meynier cite ainsi une décision de la mintaqa 2
lui reprochait une série de comportements jugés déviants. de la wilaya 2 fin 1958 interdisant aux femmes de monter
(4)  Y. Cherrad Bennaceur, Six Ans au maquis…, op. cit., au maquis (G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit.,
p. 72. p. 230).

119
RAPHAËLLE BRANCHE

être utilisées pour témoigner de l’engagement sont distinguées et, au printemps 1956, plu-
populaire comme de la dimension égalitaire sieurs textes témoignent d’un ferme désir de
de l’ALN, il ne s’agit que de propagande. Les fixer des règles communes. Un « règlement
armes ont toujours appartenu aux hommes, intérieur » distingue les droits et devoirs du
exclusivement. L’ALN aspire à devenir une ­moudjahid dont le but est « la libération de son
armée régulière dont la caractéristique exclusi- pays des entraves colonialistes et le retour de
vement masculine est alors une condition. la souveraineté du peuple et l’institution d’une
République démocratique »  2. À l’été 1956, une
Des soldats plateforme d’action est rédigée par les princi-
paux responsables réunis au cœur de la val-
Exclure les femmes conforte l’affirmation que
lée de la Soummam : elle précise les principes
l’ALN est bien une armée et ses combattants

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


de la lutte et de son organisation. La struc-
des combattants réguliers. Cette armée s’ins-
ture du FLN/ALN est fixée : elle est centrali-
pire d’ailleurs très précisément de l’armée fran-
sée et pyramidale. À tous les échelons, les res-
çaise. Le mimétisme est partout : de son règle-
ponsabilités sont réparties en trois (politique,
ment qui reprend le règlement de discipline
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

militaire et renseignement) et les décisions se


générale des armées français à ses grades, de
prennent collectivement. Néanmoins, quand la
sa manière de saluer à son service de santé. Les
survie devient plus urgente, le militaire l’em-
tenues militaires sont prises sur l’adversaire et
porte et Gilbert Meynier estime que l’organi-
les armes elles-mêmes sont le plus souvent de
sation nationaliste devient globalement assez
fabrication française. Jusque dans la manière de
rapidement une « bureaucratie militarisée » 3.
dire la mort des maquisards, on retrouve cette
Au sein de l’ALN, des grades sont établis de
empreinte française et cet amalgame caracté-
colonel à simple djounoud et les unités nom-
ristique de l’ALN : les « martyrs », en effet,
mées en fonction de leur taille, de la katiba à
sont dits « tombés au champ d’honneur ».
la section.
La présence d’anciens militaires de l’armée
Les documents internes du FLN/ALN
coloniale utilisés comme instructeurs 1 ainsi
récupérés par l’armée française comme les
que l’acculturation à l’armée coloniale depuis
témoignages rédigés ou recueillis après la
la mise en place de la conscription pour les
guerre attestent des différents niveaux où se
Algériens en 1912 n’enlèvent pas l’ironie de ce
prennent les décisions. Les affectations sont
mimétisme qui peut aussi être lu comme une
fixées et effectuées, les ordres circulent et
revanche ou un hommage à l’armée ennemie
sont obéis, les sanctions sont prises en fonc-
dont il s’agit de s’inspirer pour mieux la vaincre.
tion de l’échelon et effectives, les soldes sont
Les vertus militaires sont explicitement dimi-
payées mensuellement : autant de témoignages
nuées au profit de l’engagement politique. Sur
d’une armée en ordre de marche où le prin-
le terrain, cependant, elles sont indispensables
cipe d’autorité est mis en œuvre et où toute
même si les conséquences attendues de cette contestation est sévèrement punie. Les civils
armée qui pratique la guérilla sont bien poli- sont au service des maquisards et sont intégrés
tiques. au FLN sous le nom de moussebiline. Des allo-
Son organisation se fait progressive- cations sont versées aux familles des militants
ment. De grandes entités géographiques
(2)  SHD, 1H1609, règlement intérieur de l’ALN, avril
(1)  Sur ce point, voir la thèse pour le doctorat de Saphia 1956.
Arezki à paraître chez Barzakh (Alger) en 2019. (3)  G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 258.

120
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

et des combattants pour venir en aide aux et des femmes en particulier, continuent à sou-
femmes enceintes ou encore aux veuves, selon tenir le maquis en cachant les maquisards et en
un barème préétabli 1. leur fournissant vivres et soins. Même si l’una-
Les principes de subordination du mili- nimité ne caractérise pas plus la population
taire au politique et de ceux qui se trouvent à algérienne que tout autre groupe en guerre, cet
l’extérieur de l’Algérie à ceux qui sont à l’in- engagement aux côtés des maquisards témoigne
térieur sont affirmés. L’évolution de la guerre du rôle que les civils leur reconnaissent et du
les rendra difficile à appliquer. Sur le terrain, sens qu’ils donnent à leurs actions.
l’ALN est première et les impératifs militaires
guident d’abord l’action. Quand elle peut s’ac- Des hommes d’honneur ?
commoder d’une dimension politique, elle
Particulièrement en Algérie où elle a été

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


est accomplie. À l’inverse, ce sont les besoins
accompagnée d’un peuplement européen mas-
d’une armée touchée de plein fouet par la
sif, la colonisation a agi comme un profond
répression française à partir de 1959 qui s’im-
facteur de déstructuration de la société sur
posent. La disparition des combattants mon-
laquelle elle s’est imposée 2. Tout n’a pas été
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

tés dans les premières années accompagne un


bouleversé mais, que ce soit les modes de pro-
repli sur la dimension militaire de la guerre :
priété de la terre, les manières de se nommer
les maquisards sont désormais moins politisés
ou les hiérarchies sociales, certains fondements
et moins formés lors de leur passage au maquis.
de la société ont été durablement atteints par
La structure existe toujours mais la nécessité
l’entreprise coloniale 3. Résister à la domina-
pousse les unités à éclater en petits groupes. Si
tion française, c’est aussi répondre à ces bou-
le principe d’autorité demeure, la faiblesse des
leversements et reprendre possession de soi.
liaisons radio comme les distances de plusieurs
L’arrivée du FLN/ALN dans le champ poli-
jours qu’il faut parfois parcourir pour rejoindre
tique offre cette possibilité.
le poste de commandement explique qu’il faille
s’accommoder de l’autonomie des petits éche-
lons sur de nombreux points. C’est ainsi que Refaire communauté ?
l’ALN parvient à survivre jusqu’à la fin de la Le FLN/ALN proclame d’emblée l’exis-
guerre, offrant aux forces françaises une résis- tence d’un peuple algérien uni et la nécessité
tance inattendue. de soutenir ceux qui parlent et agissent en son
La répression est pourtant très forte et s’at- nom. C’est ainsi qu’est justifiée la levée d’un
tache en particulier à séparer les civils des « impôt patriotique » ou « révolutionnaire »
maquisards en déplaçant près de deux millions prélevé sur tous les Algériens en fonction de
de ruraux dans des camps, tandis que sont dési- leur richesse. Pendant toute la guerre, des col-
gnées de vastes zones interdites où le tir à vue lecteurs de fonds font exister cette obligation :
est autorisé. Ainsi les contacts entre l’ALN et
les civils deviennent beaucoup plus difficiles et
(2)  On peut citer la grande thèse d’André Nouschi réédi-
dangereux dans les trois dernières années de la tée en 2017 : Enquête sur le niveau de vie des populations rurales
guerre. Il n’empêche : jusqu’au bout, des civils, constantinoises. De la conquête jusqu’en 1919, Saint-Denis,
Bouchène, 2017. Et, pour une présentation récente et en
longue durée, J. McDougall, A History of Algeria, op. cit.
(1)  Voir ainsi le procès-verbal du conseil de la zone 2 de (3)  Je me permets de renvoyer à Raphaëlle Branche, « “Au
la wilaya 4, du 18 février 1957, sur les allocations de mater- temps de la France” : identités collectives et situation coloniale
nité qui distinguent femme de moussebel, femme de djoundi et en Algérie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 117, janvier-­
femme de martyr (SHD, 1H1610). mars 2013, p. 199-214.

121
RAPHAËLLE BRANCHE

refuser de s’acquitter de l’impôt expose à des les jeunes hommes, déplaçant les populations,
sanctions pouvant aller jusqu’à la mort. surveillant les mouvements de tous, limitant
Localement, cette même dynamique uni- l’accès à certaines denrées pouvant servir au
taire est à l’œuvre : les maquisards mettent en maquis, etc.
avant une solidarité algérienne. Celle-ci justifie Dans les zones sécurisées qu’ils arrivent
qu’ils soient protégés, aidés et approuvés mais, à faire exister ponctuellement au cours de la
surtout, l’existence même du maquis signi- guerre, les maquisards peuvent déployer plus
fie l’existence d’un peuple algérien. L’ALN largement cette nouvelle communauté épu-
est le peuple algérien. Aux chansons tradition- rée pour laquelle ils sont prêts à mourir. Ainsi,
nelles, que les maquisards peuvent entonner dans l’Ouarsenis en juillet 1959, Matteo Rota
avec les villageois quand leur sécurité est suffi- assiste à une parade militaire de trois compa-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


samment assurée, s’ajoutent des chants patrio- gnies suivie d’une fête au centre d’une clai-
tiques composés pour l’occasion et en particu- rière. « Étaient arrivées une vingtaine de
lier Kassaman, « nous jurons » 1. Les actions jeunes filles en tenue d’auxiliaires militaires.
des maquisards, réelles ou supposées, sont aussi Certaines étaient armées, les autres équipées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

l’occasion de récits faits aux villageois pour d’un sac qu’elles déposèrent aussitôt à terre, en
attester leur puissance et affirmer leur étoffe extrayant tous les biens de Dieu : fruits, frian-
de combattants réguliers. Quand elle peut être dises, boissons non alcoolisées, chewing-gum,
captée au maquis, « La voix des Arabes », qui savonnettes, etc. Un fellagha 3 prit en garde
émet en direction de l’Algérie, relate, elle aussi, toutes ces affaires, pendant que les auxiliaires
des faits de guerre survenus sur l’ensemble du allèrent à leur tour se joindre aux chants et aux
territoire algérien. Cette propagande, des- danses, élevant ainsi la note de sobre gaîté de
tinée à maintenir le moral des maquisards et cette manifestation. » À la fin de cette jour-
des civils à qui seront rapportés ces faits, est née, filles et garçons se séparent et une prière
très largement imaginaire que ce soit pour le est organisée, suivie d’un « discours enflammé
nombre des ennemis tués, les armes utilisées du capitaine qui mit en évidence la nécessité
ou encore les batailles gagnées 2. L’essentiel est de défendre cette zone montagneuse car d’elle
bien de souder dans la lutte et dans l’assurance dépendait l’issue heureuse de la guerre […].
de la victoire des communautés que les actions Un nationaliste qui n’était pas convaincu de ce
de l’armée française perturbent en mobilisant qu’il disait et qui n’aurait pas orienté ses efforts
pour l’idéal commun – la libération de leur
(1)  Sur un autre chant, composé sur le modèle d’un chant terre – était, selon lui, indigne de ce nom et de
militaire français, voir Raphaëlle Branche, « Min Djibalina : la réputation dont les soldats algériens jouis-
une “signature impériale ?” », in M’hamed Oualdi et Morgan
Corriou (dir.), Une histoire sociale et culturelle du politique en saient de par le monde » 4.
Algérie et au Maghreb. Études offertes à Omar Carlier, Paris, Éd. Si ce sont d’abord les maquisards qui, dans
de la Sorbonne, 2018, p. 413-422.
(2)  À propos des maquis en France pendant la Seconde leurs pratiques, dessinent les contours de la
Guerre mondiale, Roderick H. Kedward souligne aussi : « La communauté imaginée, ils ne peuvent proje-
nature légendaire du maquis n’était pas une nostalgie ou une
invention d’après-guerre. Elle était liée structurellement à
ter un idéal trop éloigné des réalités rurales
son développement, dès l’époque et cultivée à chaque action.
Elle était essentielle à la création d’un climat de mystère et de
force » (Roderick H. Kedward, In Search of the Maquis. Rural (3)  Ce mot désigne un combattant de l’ALN. Matteo Rota
Resistance in Southern France, 1942-1944, Oxford, Clarendon emploie ici le vocabulaire courant à l’époque dans la presse et
Press, 1994, p. 64, notre traduction ; trad. fr., id., À la recherche les discours favorables à l’Algérie française.
du maquis. La Résistance dans la France du Sud (1942-1944), trad. (4)  M. Rota, « Le maquis algérien… », art. cité, p. 27 et
de l’angl. par Muriel Zagha, Paris, Éd. du Cerf, 1999). p. 28 (AAA, 384).

122
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

algériennes 1, comme on l’a déjà vu pour la commun aux maquisards et aux civils. Ainsi
question des relations entre les hommes et les les zaouias (zawâyya) qui parsèment le terri-
femmes et notamment du contrôle de la sexua- toire algérien peuvent être utilisées comme
lité – les femmes étant devenues, très large- des refuges. Rappeler que ces lieux associés à
ment, pendant la période coloniale, le refuge des hommes considérés comme saints ne sont
de l’identité collective algérienne. La fai- pas conformes à un islam pur, qui ne recon-
blesse numérique des maquisards 2 et leurs naît aucun saint, serait particulièrement mala-
modestes moyens limitent leur capacité d’in- droit 4.
vention : le monde qu’ils dessinent doit res- Le ramadan est observé et, dans certains
ter non seulement imaginable mais désirable endroits au moins, les combattants sont incités
pour la majorité des Algériens. Décider d’ap- à faire leurs cinq prières quotidiennes. L’islam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


peler el Moudjahid le journal du FLN participe permet aussi un langage commun, transcen-
de cela : le choix d’un mot arabe, d’une part, dant les différences linguistiques, régionales ou
au sens religieux, d’autre part, signale qu’il ne sociales. Pour atténuer ces multiples distances
s’agit pas seulement d’inscrire la lutte armée qui s’ajoutent à celle qui distingue les civils
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

des Algériens dans une filiation française (celle des militaires de l’ALN, M. Mokhtefi choi-
de la résistance et du maquis) mais aussi dans sit ainsi de rejoindre pour la prière les civils
une filiation algérienne dont l’identité est affir- qui guident son groupe de maquisards à tra-
mée comme arabo-musulmane. vers leur territoire. On lui confie alors la direc-
Pour autant, il ne s’agit pas de fonder la tion de la prière… les distinctions ne s’abo-
nation dans l’islam comme avaient pu le pro- lissent pas si simplement mais la distance est,
clamer les oulémas dans les années 1930, s’at- elle, diminuée entre les maquisards et ceux
tachant aussi à rétablir un bon islam 3. Il s’agit qui les servent 5. Par ailleurs, l’islam permet la
plutôt de s’appuyer sur un islam populaire, sacralisation du combat 6. Ainsi dans ce chant
de 1956 composé en tamazight par Zerrouki
Allaoua, dont la jeune épouse est infirmière au
(1)  Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on
the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991 ; maquis : « Amis : il est bon de réfléchir ! Voici
trad. fr., id., L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor venu le moment du combat. L’homme du pays
du nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, La Découverte, 1996.
doit comprendre ; halte à la misère. Que Dieu
(2)  On ne dispose pas de chiffres fiables sur le nombre prenne le mort dans sa miséricorde, au para-
de maquisards. Au maximum de leur puissance, James
McDougall donne le chiffre de 20 000 combattants mobilisés
dis il ira. Ô saints de Igawawen, implorez l’aide
(J. McDougall, A History of Algeria, op. cit., p. 369). Au total, de Dieu 7. »
on estime à près de 150 000 le nombre de maquisards tués par
l’armée française. Si le chiffre total de combattants n’est sans
doute pas ridicule rapporté à la population algérienne totale de (4)  Le maraboutisme « doit être combattu intelligemment.
8 millions, il faut tenir compte de l’importance de la répression Il est absurde, criminel même de brusquer les gens » précise
qui, en capturant ou en tuant régulièrement ses combattants, ainsi la très longue circulaire no 16 de la wilaya 4, signée si
impose au maquis une grande instabilité numérique. Lakhdar, et datant de l’automne 1957 (SHD, 1H1611).
(3)  Sur la place des oulémas dans la construction du mouve- (5)  M. Mokhtefi, J’étais Français-musulman…, op. cit.,
ment national algérien, on peut lire Ali Merad, Le Réformisme p. 241-242.
musulman en Algérie, 1925-1940. Essai d’histoire sociale et reli‑ (6)  Voir Jean-Pierre Peyroulou, « Les métamorphoses
gieuse, Paris/La Haye, Mouton, 1967 ; James McDougall, du martyrologue algérien du 8 mai 1945, 1945-2009 », in
History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge, Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren
Cambridge University Press, 2006 ; Charlotte Courreye, (dir.), Autour des morts de guerre en Méditerranée. Maghreb-
«  L’Association des oulémas musulmans algériens et la Moyen-Orient, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013,
construction de l’État algérien indépendant : fondation, héri- p. 97-118.
tages, appropriations et antagonismes (1931-1991) », thèse de (7)  Mehenna Mahfoufi, Chants kabyles de la guerre d’indépen‑
doctorat en littératures et civilisations, Paris, Inalco, 2006. dance, Paris, Séguier, 2002, p. 96.

123
RAPHAËLLE BRANCHE

Seule une communauté unie derrière un connaître l’intention du responsable indépen-


FLN/ALN unique pouvoir légitime peut dantiste mais il n’est pas exclu que l’humiliation
garantir protection et abri aux combattants et soit intentionnelle. Avec ici un effet opposé à
militants. La lutte contre la dissidence est donc celui qui est vraisemblablement attendu 2. Les
fondamentale. L’élimination des traîtres struc- ralliements d’individus ou de villages entiers
ture non seulement la relation du FLN/ALN à à l’armée française s’expliquent souvent par
la population mais aussi ses relations internes. des violences subies de la part de l’ALN. Le
Cette exigence aboutit à la condamnation par massacre des trois cents habitants du douar de
des tribunaux révolutionnaires et à l’exécu- Beni-Illemane en mai 1957 est, de ce point de
tion des personnes convaincues de trahison. vue, l’épisode le plus sanglant de la pression
L’épisode le plus connu trouve son origine dans exercée sur les civils récalcitrants (ici favorables

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


une manipulation des services secrets français à Messali Hadj) par un FLN/ALN structurel-
qui ont réussi à persuader le commandant de lement dépendant de la population civile 3.
la wilaya 3 de l’existence de traîtres parmi ses Pour autant, la balance n’est pas égale entre
hommes. Sous la torture, certains confirment la pression qu’exercent les militaires français
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

les accusations quand d’autres résistent mais sur les villageois et celle que peuvent exer-
tous sont exécutés, privant la wilaya 3 de cer- cer les maquisards de l’ALN. Les Français
tains de ses meilleurs éléments 1. Cette hantise sont des étrangers : face aux villageois, ils
de traîtres en interne touche d’autres wilayas. dépendent de leurs interprètes, voire des sol-
Le soupçon est de toute façon la règle, ajou- dats qui, dans leurs rangs, connaissent la
tant à la méfiance consubstantielle à tout mou- langue. Plus largement, au cours des opéra-
vement clandestin l’exigence d’une fidélité à tions militaires, ils n’ont qu’exceptionnelle-
toute épreuve à toute décision de l’ALN. ment l’occasion de pouvoir distinguer les indi-
Cette exigence de fidélité conduit aussi à vidus. Contrairement à l’armée française qui
des violences exercées en interne ou contre les fait peser une responsabilité collective sur les
civils. Mohamed Saïki évoque ainsi un village villageois algériens qui sont perçus comme un
dont les habitants sont armés par les Français bloc indistinct, l’ALN privilégie une violence
après qu’un de ses hommes respectés s’est ciblée. Si la peur est le quotidien des civils pen-
estimé humilié par un responsable de l’ALN dant la guerre, elle n’est pas de même nature :
devant l’ensemble des siens. L’humiliation a de la part de l’armée française, un individu peut
consisté à lui demander d’abattre son chien. craindre d’être victime d’une violence arbi-
Cette demande est fréquente de la part des traire ou imposée de manière indiscriminée à
maquisards : ils veulent pouvoir circuler dans son groupe 4 alors que, de la part de l’ALN, il
les villages sans que les chiens ne donnent
l’alerte. Douloureuse pour les habitants, elle (2)  Mohamed Saiki, Chronique des années de gloire. Les
mémoires d’un capitaine de l’ALN, Oran, Dar el Gharb, 2004, cité
doit être exécutée. L’humiliation n’est pas dans par Ali Guenoun, « Mémoire et guerre d’Algérie : quand des
l’ordre lui-même mais dans la manière dont il maquisards ré(écrivent) le(ur) passé », L’Année du Maghreb, 1,
2004, p. 519-531. Il s’agit du douar Tellakhikh en wilaya 4.
est exigé, privant publiquement l’homme de (3)  Ce massacre a été médiatisé par les autorités françaises
toute autonomie. La source ne permet pas de sous le nom de massacre de Melouza, du nom du douar situé
non loin. Il témoigne de la lutte sans merci qui oppose alors
le FLN aux partisans de Messali Hadj, refusant de reconnaître
(1)  Sur cette opération d’intoxication appelée « bleuite », l’autorité du FLN.
on peut lire, par exemple, le témoignage de Abdelmadjid Azzi (4)  Des éléments sur ce point dans T. David Mason,
chargé, comme infirmier, de prodiguer des soins aux victimes « Insurgency, Counterinsurgency, and the Rational Peasant »,
torturées en wilaya 3. Public Choice, 86 (1-2), janvier 1996, p. 63-83.

124
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

peut surtout redouter de se voir reprocher une richesse mal acquise [...] ou parce qu’ils repré-
attitude précise. Ainsi, contrairement à ce que sentent l’autorité […]. Prévenir la tentation de
l’armée française estime, deux forces de même la dénonciation […] en châtiant impitoyable-
nature ne s’exercent pas sur les civils algériens. ment les mouchards ; se créer une légende, une
L’une à l’extérieur est bien identifiée à l’étran- aura par des largesses, des bravades, quelques
ger, quand l’autre vient de l’intérieur, parta- actes audacieux qui ridiculisent l’adversaire ;
geant avec les civils de nombreuses références. faire régner une certaine forme de loi, de sécu-
Mais cette identité commune n’est pas uni- rité, où un maximum de gens, éventuellement
forme et les Algériens ne sont pas tous prêts à colons et agents français locaux peuvent trou-
se ranger derrière le FLN et à se reconnaître ver leur compte. Pour cela, il punit les défail-
en lui. Faire exister cette communauté néces- lances au sein de sa bande et pourchasse [ceux

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


site d’articuler conviction et pression. qui] voudraient chasser sur son territoire sans
L’ALN se comporte en effet aussi en jus- respecter sa déontologie 2 ».
ticière, intervenant dans les litiges et préten- L’essentiel de ces caractéristiques est encore
dant redresser les torts. C’est en particulier là quand la guerre de libération est entamée,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

avec ce genre d’arguments qu’elle pressure en Kabylie en particulier où, comme dans
les plus fortunés, en insistant sur le fait qu’elle les Aurès, les traditions de résistance monta-
vient en aide aux plus misérables. Les maqui- gnardes ont été maintenues par les généra-
sards renouent alors avec des personnages bien tions successives. Il ne s’agit pas ici de faire
connus des sociétés méditerranéennes : les des maquisards de l’ALN de nouveaux bandits
bandits d’honneur. d’honneur à l’échelle d’une nation algérienne
en construction. Il existe en revanche de nom-
Des bandits d’honneur ? breux traits communs qui attestent des voies
qu’il était possible d’emprunter pour ceux qui
Par cette expression, on désigne des hommes
souhaitaient prendre le maquis et s’opposer
qui se sont placés en marge de la loi et vivent
à la France. Ces voies avaient été tracées par
au maquis tout en respectant des commande-
la société rurale algérienne dont étaient issus
ments qui guident leurs actions tant vis-à-vis
les maquisards : elles fonctionnaient comme
des villageois qu’envers les figures du pouvoir  1.
des chemins de dépendance. L’ALN n’aurait
Travaillant sur la fin du 19e siècle en Kabylie,
pu survivre si elle n’avait été qu’une projec-
Yves Sainte-Marie précise : « si l’on veut durer
tion intellectuelle conçue à Alger ou même en
au maquis, il faut s’assurer de la complicité
France. Une fois les premiers combattants de
d’une grande partie de la population environ-
novembre 1954 tués par l’armée française, elle
nante et pour cela respecter quelques règles qui
n’aurait pu renaître et se multiplier sans l’ac-
forment le code du bandit d’honneur : ne s’at-
cord et la participation de la population rurale
taquer qu’à ceux qui sont impopulaires par leur
algérienne. Or celle-ci conditionnait son sou-
tien à l’accomplissement de certaines actions
(1)  Sur ces questions, outre les travaux de Yves Sainte-
et au respect de certaines valeurs. En ce sens,
Marie, on peut voir : Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans les maquisards peuvent s’être trouvés investis
l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence,
Paris, Odile Jacob, 2012 ; Fanny Colonna, La Vie ailleurs. Des
Arabes en Corse au xixe siècle, Arles, Actes Sud, 2015 ; ou encore (2)  Yves Sainte-Marie, « Réflexions sur le banditisme
Settar Ouatmani, « Arezki L’Bachir, un “bandit d’honneur” en en Algérie à la fin du xixe : à propos de la Grande Kabylie
Kabylie au xixe siècle », Revue des mondes musulmans et de la (1890‑1895) », Recherches régionales, 82, octobre-décembre
Méditerranée, 136, novembre 2014. 1982, non paginé.

125
RAPHAËLLE BRANCHE

des qualités, y compris symboliques et parfois de ses produits phares. Mais il ne parvient pas
magiques, des bandits d’honneur. L’honneur a à traduire en termes locaux cette volonté et n’a
ici toute sa dimension relationnelle : un geste pas les moyens d’imposer cette contrainte radi-
d’honneur doit être accompli publiquement et cale sur les corps 4. Les cibles de sa violence ne
validé par le public ; il renvoie à un ordre social pouvant être présentées comme des traîtres à la
qu’il contribue à préserver, comme l’a indiqué communauté, il accepte finalement, y compris
Pierre Bourdieu à propos de la Kabylie 1. au sein de l’ALN, que les maquisards fument
Leurs actions doivent être justes aux yeux ou prisent. Les compromis sont nécessaires
des populations. Pour cela, l’ordre au nom pour une organisation autoritaire mais inéga-
duquel ils agissent doit puiser à deux sources lement présente et soutenue.
qui, idéalement, convergent : les valeurs tradi-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


tionnelles des communautés rurales et la résis- Quoique nationaliste, avec un projet politique
tance à l’ordre colonial. Attaquer les représen- s’exprimant clairement dans la grammaire
tants de l’ordre colonial cumule ainsi les deux politique de l’après 1945 et des luttes de libé-
systèmes de valeur. En wilaya 5, on recom- ration, le FLN/ALN ne peut exister et se déve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

mande ainsi : « faites des exemples avec (les lopper qu’en s’articulant profondément avec la
conseillers municipaux) qui sont mauvais en société rurale, contribuant à rendre visible ce
les exécutant par égorgement et mettez-les sur que James C. Scott a appelé « le texte caché »
la route 2 ». Brûler des récoltes, assassiner des des sociétés colonisées 5. Sans ce lien, la réus-
fermiers français, détruire des vergers peuvent site des maquisards n’aurait été qu’un feu de
aussi répondre à ces injonctions : l’ALN offre paille. Le fait que – jusqu’au bout – il y ait
alors aux hommes la possibilité de porter les eu des hommes armés pour résister et des
armes et de détruire ce que la colonisation avait civils pour les cacher attestent qu’au-delà de
édifié aux dépens de leurs familles. Les cibles la rencontre d’intérêts convergents une sym-
de la violence doivent être précises et justifiées. biose existe entre eux. Les maquisards sont
Quand le FLN/ALN impose le boycottage du les hommes d’honneur permettant non seu-
tabac, allant jusqu’à couper le nez des priseurs lement de dire mais de faire la communauté
et les lèvres de fumeurs, il finit par renoncer 3. nationale.
Certes le tabac est un produit emblématique Ceux qui portent la lutte, l’incarnant et
de l’exploitation coloniale et le support d’un la maintenant vive, sont-ils des irréguliers ?
impôt alimentant l’État français, mais il est Assurément la notion n’a pas de sens pour
aussi une pratique courante des hommes algé- les acteurs. Largement acculturés au système
riens. Le FLN/ALN agit au nom d’un prin-
cipe national supérieur, il veut priver l’État (4)  Soumis à l’interdiction, Mustapha Tounsi raconte ainsi
français d’une de ses fonctions régaliennes et que les maquisards de la wilaya 4 proches de la wilaya 5 allaient
s’approvisionner auprès de leurs camarades qui, eux, rece-
atteindre le système colonial en touchant à un vaient même officiellement une ration de cigarettes (Mustapha
Tounsi, Il était une fois la wilaya IV, Alger, Casbah éditions,
2008, p. 51). En wilaya 3, où l’interdit est sévèrement appli-
(1)  Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. qué, Azzi décrit pourtant des combattants alimentés en tabac
Précédée de « trois études d’ethnologie kabyle », Genève, Librairie par les civils et chiquant en cachette de leurs chefs (A. Azzi,
Droz, 1972, 2000, p. 38. Parcours d’un combattant…, op. cit., p. 58).
(2)  SHD, 1H1609/2, consigne du sous-lieutenant (5)  James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance.
Bendabdallah à l’adjudant Naccerredine, 19  avril 1960, Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990 ;
région 1 zone 1 de la wilaya 5. trad. fr., id., La Domination et les arts de la résistance. Fragments
(3)  G. Meynier, Histoire intérieure du FLN…, op. cit., p. 231 du discours subalterne, trad. de l’angl. par Olivier Richet, Paris,
le date de 1959. Amsterdam, 2009.

126
COMBATTANTS INDÉPENDANTISTES ET SOCIÉTÉ RURALE

colonial et en particulier à son armée, l’ALN se le modèle de la conscription masculine et des


caractérise par un fort mimétisme avec l’armée volontaires venus d’Europe ou d’Algérie. Des
française. Ce mimétisme est autant le résultat camps d’entraînement, des écoles de cadre, des
d’une situation historique passé (les Algériens structures de soin attestent de la constitution
ont été formés dans ce modèle) qu’un enjeu d’une autre armée, équipée, entraînée et en état
pour l’avenir (le FLN/ALN doit asseoir sa cré- de marche : la future Armée nationale popu-
dibilité de future ossature étatique) et un gage laire. Cette armée est organisée comme une
pour le présent (une armée efficace est un gage armée régulière, séparée des civils. Qui tiendra
pour gagner la guerre). Si les tactiques aux- cette armée pourra tenir le pouvoir. Quand ces
quelles ils ont recours les maintiennent tout soldats entrent en Algérie, certains des maqui-
du long dans le champ de la guerre irrégu- sards de l’ALN s’opposent alors à ce qu’ils esti-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po


lière, ce qui fait d’eux des combattants d’un ment une trahison de l’esprit du 1er novembre,
genre particulier, profondément différents de mais la plupart se rallient. Ils apportent au nou-
leurs adversaires, est ailleurs : ils n’existent que vel État algérien la structuration de la popu-
parce qu’ils sont issus de la population algé- lation mise en place patiemment pendant des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 185.201.60.232 - 08/02/2019 08h43. © Presses de Sciences Po

rienne et qu’ils peuvent trouver assez de sou- années et qui s’est en partie, déjà, substituée à
tien en son sein pour perdurer alors même que l’État colonial. L’ALN disparaît mais le FLN
les liens avec une éventuelle aide extérieure ont lui survit.
été quasiment rompus, que l’armée française a
Raphaëlle Branche,
mis en place un gigantesque plan de déplace-
Université de Rouen, Groupe de recherche
ment des ruraux algériens et qu’elle s’est atta-
d’histoire (GRHis), 76821,
chée à écraser méthodiquement les maquis.
Mont-Saint-Aignan cedex, France.
Après le cessez-le-feu cependant, ce sont
moins les maquisards de l’intérieur qui réa-
lisent les possibles de l’indépendance que ceux
qui se sont organisés à l’extérieur du pays où
Raphaëlle Branche est professeure d’histoire contem-
une force armée s’est peu à peu constituée. poraine à l’Université de Rouen-Normandie, rattachée au
Aux frontières du pays, en effet, se sont ajou- Groupe de recherche d’histoire (GRHis). Ses travaux portent
sur les combattants et les violences en situation colo-
tés aux réfugiés et aux maquisards blessés ou au
niale, en particulier en Algérie (voir raphaellebranche.fr).
repos, des recrues mobilisées dans les commu- Elle est rédatrice en chef de 20 & 21. Revue d’histoire.
nautés algériennes du Maroc et de Tunisie sur (branche@univ-rouen.fr)

127

Vous aimerez peut-être aussi