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REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET

POPULAIRE

MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Université Larbi Ben M’Hidi * Oum El Bouaghi *


Faculté des Lettres et des Langues

Département De Français
Mémoire de Fin d’Etude pour l’Obtention du Diplôme

Master en Langue Française

Spécialité : Littérature Francophone et Comparée

Thème :

La narration alternée privilégiée par Akli Tadjer,


dans son roman « La meilleure façon de s’aimer » :
impact sur l’histoire racontée.

Présenté par : Sous la direction de :

GHERAB Akila. Monsieur NABTI Amor.

Devant le jury :
& Présidente : Mme BOUCHENE Karima.
& Rapporteur : Monsieur NABTI Amor.

& Examinatrice : Melle BAKA Fouzia.

Promotion : 2013-2014
1
REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET
POPULAIRE

MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Université Larbi Ben M’Hidi * Oum El Bouaghi *


Faculté des Lettres et des Langues

Département De Français
Mémoire de Fin d’Etude pour l’Obtention du Diplôme

Master en Langue Française

Spécialité : Littérature Francophone et Comparée

Thème :

La narration alternée privilégiée par Akli Tadjer,


dans son roman « La meilleure façon de s’aimer » :
impact sur l’histoire racontée.

Présenté par : Sous la direction de :

GHERAB Akila. Monsieur NABTI Amor.

Devant le jury :
& Présidente : Mme BOUCHENE Karima.
& Rapporteur : Monsieur NABTI Amor.

& Examinatrice : Melle BAKA Fouzia.

Promotion : 2013-2014
2
DEDICACE

Je dédie cet ouvrage à la mémoire de ma regrettée

mère, que Dieu ait son âme et lui fasse habiter son

vaste Paradis, qui m’a toujours exhortée aux études et

encouragée dans cette voie, me prodiguant toute sa

Bénédiction.

Je dédie aussi mon travail à ma fille

Menna, qui, je l’espère, suivra ma trace et à

laquelle je souhaite un avenir radieux : les

mêmes sentiments vont à l’égard de mes

chéries

Sirina et Dorsaf

et tous mes neveux et nièces

3
REMERCIEMENTS

Je remercie tout d’abord mes frères et mes sœurs


d’avoir toujours été à mes côtés dans le cadre de mes

études : c’est à eux que je dois ma réussite ; qu’ils


trouvent ici l’expression de mon abnégation et de ma
reconnaissance.

Toute ma reconnaissance et ma gratitude aussi, et


surtout, à mon mari pour sa compréhension, ainsi ma
belle famille et à ceux et celles, parmi mes amis et
proches, qui m’ont assistée, guidée et orientée par
leurs conseils utiles.

C’est aussi l’occasion pour moi de remercier mes


professeurs qui n’ont ménagé aucun effort pour
me prodiguer de leurs savoirs.

Merci à tous.

4
SOMMAIRE

INTRODUCTION…………………………………………………………..7

Littérature francophone et beur Aperçu bibliographique de l’écrivain

ère
1 partie : théorie et analyse narratologique……………………………….21

Considérations générales sur la narratologie………………………………22


La narratologie selon Gérard Genette……………………………………...23

2ème partie : Analyse générale narratologique..................................................24

1. Titre……………………............................................................................24
2. Problème identitaire……………………………………………………..25
3. Dominante………………..........................................................................26
4. Multiculturalisme………………………………………………………..26
5. nationalisme et nostalgie………………………………………………...27
6. Fond et structure textuelle……………………………………………….29
7. Temporalité……………………………………………………………...31

Chapitre 01 : instances narratives……………………………………………….34


1- le statut du narrateur ……………………………………………………….34
2 -fonctions du narrateur…………………………………………………...38

Chapitre 02 : la relation à l’histoire…………………………………………..39

1. types de narrateurs……………………………………………………...39
2. perspective narrative…………………………………………………....42
2.1. focalisation zéro…………………………………………………….42
2.2. focalisation interne.………………………………………………...43
2.3. focalisation externe…………………………………………………43

ème
3 partie : Les temps du récit

Chapitre 01 : Enonciation…………………………………………………..49
1. Temps de la narration…………………………………………………..50
5
Chapitre 02 : le temps du récit……………………………..........................51
1. Temps du récit…………………………………………………………51

Chapitre 03 : Ordre du récit ou organisation du récit……………………..52

CONCLUSION…………………………………………………………….60

ANNEXES…………………………………………………………………………..63

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………69

RESUME…………………………………………………………………………...71

6
INTRODUCTION

L’histoire de la francophonie et de son appellation sont liées à la colonisation


française et plus précisément à l’imprégnation des pays colonisés par la culture
française et l’utilisation du français comme langue de communication.
C’est donc l’impérialisme français qui a généré, un peu partout dans le monde, surtout
en Afrique et en Asie du sud-est, une situation « hybride », faites d’anachronismes
divers, qu’il fallait juguler, organiser et accréditer d’un aspect légaliste d’abord, avant
de rétablir ensuite chaque pays colonisé dans ses droits souverains et ses repères
identitaires spoliés.
Le premier à avoir pensé une idée « révolutionnaire » de nature à contenir ce
phénomène dans un cadre structurel légal et le conforter, afin de lui donner l’écho
qu’il mérite, fut Onésime Reclus (1837-1916). Ses perspectives allaient dépasser ses
espérances, car d’autres personnalités allaient reprendre son idée pour « construire »
cette institution, dont le but de promouvoir la langue française, avec tout ce qu’elle
implique comme champs littéraire et culturel.
Les étapes historiques de son implantation ont subi l’échelonnement que leur
imposaient le temps et l’espace. Seul l’aspect littéraire de la francophonie nous
intéresse. Il demeurait important que nous parlions de l’origine de cette institution
pour situer son cadre de création, ses militants et les étapes historiques qu’elle a
connus.

Par ailleurs, parler d’écrivains « beur », revient à les identifier. Ce sont des
écrivains français d’origine maghrébine issus de la deuxième génération de
l’immigration maghrébine en France. Ils ont commencé à se faire entendre depuis les
années 80. Leur production dite « beur » est le fait donc d’auteurs maghrébins qui ont
investi le milieu littéraire français. Dans le cadre du 12e Maghreb des Livres (25-26
février 2006 à Paris), Afrik se penche sur ces écrivains de talents. L’article n’est
évidemment pas exhaustif.

Cette littérature a été inaugurée dès l’année 1983 par Mehdi Charef, né en Algérie en
7
1954 et établi en France depuis 1962, avec « Le thé au harem d’Archi Ahmed. »

Il sera suivi de Nacer Kettane (actuel directeur de Beur FM), Farida Belghoul, Akli
Tadjer, ainsi que le sociologue Azouz Begag (actuel ministre délégué à la Promotion
de l’égalité des chances) et le plus prolixe (une vingtaine d’ouvrages).

« Encensés moins pour leurs mérites que par condescendance et paternalisme, les
écrivains-pionniers sont piégés par le double jeu du discours sur l’intégration : ils
sont d’autant plus flattés qu’ils acceptent d’être clairement désignés, puis enfermés
dans des catégories convenues. La décennie suivante verra de nouveaux auteurs
émerger, qui refuseront de jouer le jeu. En se réappropriant leur histoire, en
multipliant les genres et les formes stylistiques, ils entendront bien être reconnus pour
ce qu’ils font et non plus pour ce qu’ils sont », explique le journaliste Mustapha
Harzoune dans un de ses articles.

Dans les années 90, les auteurs issus de familles maghrébines s’éloignent de la
communauté, à la recherche de l’universel et des styles très personnels. Aussi,
s’attaquent-ils au mot « beur » qui est détourné dans leurs titres. Mehdi Lallaoui écrit
« Les Beurs de Seine » et Ferrudja Kessas « Beur’s story ».

Il est constaté des thématiques, des imaginaires et des écritures diversifiés. Quand le
thème connote l’immigration, l’approche change radicalement. C’est ainsi qu’à la fin
des années 90, puis au début des années 2000, beaucoup de succès ont été enregistrés
chez certains auteurs comme Paul Smaïl, dont « Ali le magnifique » (premier tirage en
30 000 exemplaires). Il y a aussi Mehdi Belhadj Kacem ou Lakhdar Belaïd avec «
Sérail Killer ».
Le plus remarquable qui a été largement médiatisé est Rachid Djaïdani, avec
Boumkoeur, en 1999, qui raconte la vie dans les cités a été le plus vendu (plus 90 000
exemplaires).

8
Dans le même sillage, « Kiffe kiffe demain » (2004), premier roman écrit à 19 ans par
Faïza Guène, a été très prisé. Il lui a valu d’être surnommée
« Sagan des banlieues »...

D’autres écrivains et écrivaines se font connaître et se font plusieurs fois primer, tel
Nina Bouraoui, (père algérien et mère bretonne). Elle inaugure par « La voyeuse
interdite » (1991), qui lui rapporte le Prix Livre Inter. En 2005, elle reçoit encore le
Prix Renaudot pour « Mes mauvaises pensées ». « L’écriture, c’est mon vrai pays, le
seul dans lequel je vis vraiment, la seule terre que je maîtrise », dit-elle.

Enfin, en 2005 un Français d’origine tunisienne, Hédi Kaddour, pénètre


magistralement la scène avec son imposant « Waltenberg », pour laquelle il obtient le
Prix du Premier roman.

Pourquoi les Beurs écrivent-ils ? Pour ne pas oublier, pour témoigner de la vie de leurs
parents et de la leur propre sous toutes ses facettes, pour revendiquer, justifier, se dire
et ainsi s’affirmer, trouver leur identité. Leur projet d’écriture n’est pas différent de
celui de Mohammed Dib pour lequel « […] l’écriture est une forme de saisie du
monde.» (1994 : 53).

Comme Dib, les Beurs doivent ressentir qu’ « on vient à l’écriture avec le désir,
inconscient, de créer un espace de liberté, dans l’espace imposé à tous, des
contraintes. […] On y vient aussi, toujours, avec ses propres références.» (1994 : 61)
L’écriture pour les Beurs est donc un acte littéraire, politique et identitaire puisque,
pour citer Calixthe Beyala, « […] dans l’écriture, on cherche avant tout à se
connaître, à communiquer quelque chose, qu’on a découvert et qu’on ne peut garder
pour soi. C’est à la fois, un accomplissement, une remise en cause permanente de soi
et des autres. Il y a une connaissance profonde qui passe par l’écriture qu’on ne
retrouve pas avec la parole . 9» Et donc cet autochtone puisque né sur le sol français
et portant un certain ailleurs en lui, en écrivant, se définit et s’enrichit et nous enrichit,
puisqu’après tout nous sommes tous, s’il faut en croire Villon, « frères humains 10» et
« sœurs humaines »…
9
1
Dans sa classification au sein des littératures francophones, Michel Laronde la
subdivise en littérature française, coloniales et post-coloniales dans lesquelles il intègre
la littérature des immigrations, arabo-française/beure et afro-française. Il faut souligner
que ceux qui pensent que la littérature française de ces dernières décennies est trop
étroite, trop intravertie, trop formaliste ou même frileuse, cette catégorie beur vient à
point pour bousculer et déranger les habitudes, puisqu’elle vise à mettre à nu une autre
réalité sociale et historique française, jusque-là contournée et tue.

L’œuvre sur laquelle notre choix s’est porté a pour auteur Akli Tadjer et pour titre
« la meilleure façon de s’aimer ». C’est un roman qui raconte l’occupation française
en Algérie, la guerre de libération, l’indépendance et les événements tragiques de la
décennie noire (1990-2000).

Akli Tadjer est un auteur franco-algérien né le 11 août 1954 à Gentilly, dans une
cité HLM de la banlieue parisienne: l'adolescence d'Akli Tadjer est un classique pour
un fils d'immigré algérien. Très jeune, il est marqué par la lecture de « Vipère au poing
», d'Hervé Bazin. Puis il se plonge dans la lecture des œuvres de Cavanna,
Simenon, Frédéric Dard. Ce sont ces auteurs populaires qui l’inspirent, jusqu’à lui
donner le goût de l'écriture romanesque. Il renonce alors à composer des chansons
pour des groupes rock au succès sans lendemain. Plus tard, il est engagé dans un
journal hippique non pas comme chroniqueur mais comme coursier, jusqu'à ce que le
rédacteur en chef le repère et l'inscrive à l'école de journalisme. En 1985, après un
voyage en Algérie, l'auteur écrit son premier roman Les A.N.I du Tassili, publié aux
Editions du Seuil et adapté à la télévision. C'est de cette manière qu'il devient
scénariste, métier qu'il exercera durant des années avant de sortir un nouveau roman,
'Courage et patience', chez Lattès en 2000. Vient en 2002, le temps du 'Porteur de
cartable', lui aussi adapté à la télévision. L'année 2005, 'Alphonse' voit le jour chez le
même éditeur. Akli Tadjer reçoit le prix du Roman Populiste 2006 pour son ouvrage
'Bel-Avenir'. Il était une fois...peut-être pas, parait en 2008; roman qu'il adapte pour la

1
LARONDE, Michel, Autour du roman beur : Immigration et Identité, L’Harmattan, 1993.

10
télévision. En 2009 et 2012, Western comédie sociale et La Meilleure façon de s'aimer
roman très personnel sont publiés. La plume d'Akli Tadjer ne cesse de séduire le
public et la critique qui saluent unanimement chacune des nouveautés de l'écrivain.
Ses romans sont traduits en italien et espagnol.

A. Ses ouvrages et adaptations cinématographiques :

1. 1985 Les A.N.I. du Tassili adapté à la télévision (Prix Georges Brassens 1985)
2. 2000 Courage et patience
3. 2002 Le porteur de cartable adapté à la télévision
4. 2005 Alphonse : comédie sociale
5. 2006 Bel-Avenir (Prix populiste 2006)
6. 2008 Il était une fois… peut-être pas roman, éditions APIC 2010 Prix au
féminin.com. Prix des lecteurs du Var. Adapté à la télévision.
7. 2009 Western
8. 2012 La meilleure façon de s'aimer
9. 1986 Le passager du Tassili
10. 1986 Messieurs les Jurés "L'Affaire Kerzaz" de Michèle Lucker
11. 1989 Sixième gauche
12. 1990 Fruits et légumes
13. 1995 Le ferme crocodile
14. 1999 Maigret et le fantôme
15. 2002 L'étalon (dramatique radio)

11
C’est un roman qui exprime l’amour filial : une histoire d’un fils et d’une mère qui
n’ont jamais su se dire je t’aime. Au fil des chapitres et d’une manière alternative les
deux nous plongent dans leur vie passée et présente. La trame a pour cadre principal
l’hôpital Bicêtre, Fatima la mère de Saïd a été victime d’un AVC un dimanche de
couscous. Elle est hospitalisée, son corps ne réagit pas, elle a perdu la parole mais elle
s’évade de son corps mort par la pensée où la mémoire est son unique richesse, elle
nous parle pour nous dire ce qu’elle voit et entend tout en voyageant dans une vie
antérieure. Son passé qu’elle tire de ses souvenirs entre la France et l’Algérie
française. Le passage suivant pris dans le texte nous renseigne sur la source qui a
donné lieu à cette intrigue tadjerienne :

« Dés qu’il fait nuit et que je sais que plus personne ne viendra me déranger, j’essaie
de faire des phrases mais il ne sort de ma bouche que des râles torturés, des
sifflements, ou des gargouillements montant de mes entrailles. Je m’obstine encore
mais rien affaire, mes mots restent prisonniers de ma tête. De guerre lasse, je finis par
renoncer et je joue avec mes souvenirs. Les souvenirs c’est amusant. Ça va, ça vient,
2
c’est comme les vagues de la mer »

D’abord la mort des parents de Fatima, emportés par la déflagration d’une bombe
qu’ils avaient déposée dans un café à Alger pour commettre un attentat contre les
forces d’occupation. Elle a été adoptée par un couple de français, les Sanchez, jusqu’à
l’indépendance. Ainsi l’orphelinat chrétien de Bâb-El-Oued où elle passera toute son
enfance et ses amours. Après l’indépendance et durant la décennie noire, son amie
préférée Zina, pensionnaire à la même institution, est prise en service chez un jeune
avocat, fils d’un colonel de l’ANP, qu’elle comparera à « J. R Ewing », qui finira par
l’épouser : les noces sont célébrées en grande pompe : on se serait cru « dans Dallas »,
pour reprendre l’expression même de l’auteur. Ce dernier va faire de Fatima son
assistante au bureau, sur sollicitation de Zina. Mais, un jour, il abusera d’elle et
l’engrossera ; elle tentera d’avorter, mais se dégonflera et mettra au monde une jeune
fille toute ressemblante à sa mère. Elle a fini quand même par aller en France où elle a
rencontré Meziane le père à Saïd un alcoolique, Saïd ignore tout de ce passé , surtout

12
ce lourd secret que lui cache sa mère ; cette jeune fille en robe jaune qui a pris tout
l’amour de sa mère où elle occupe toute la mémoire de Fatima tout en laissant une
petite place à Saïd, ce dernier a grandi avec le sentiment de ne pas avoir une place
dans le cœur de sa mère :

2
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page, 25

13
« Maintenant que papa est mort, est ce qu’il y aura une place pour moi dans ton cœur
3
? (…) une place, une vraie maman pas un strapontin »

Dès cet instant, elle s’est mise à l’aimer de toute son âme. Il décrit comment il s’arrange
dans une vie d’exil, comment les choses se compliquent avec l’avènement de l’intégrisme
en 1990 et ses répercussions sur la France, notamment après l’attentat du

11 septembre 2001, quand, en réaction, les arabes sont mis à l’index. Et c’est
précisément ce dont va être victime Saïd, à travers son identité. Il a perdu son travail
dans une compagnie d’assurance pour cause de restriction de l’entreprise, mais la
réalité est autre, tout en vivant ce racisme, au point de changer son nom alias Sergio
Marcello. Par ailleurs, cette perte d’emploi va lui permettre de prendre garde un peu
plus sa mère, il lui fait beaucoup de visites, suit l’évolution des choses en s’entretenant
avec le professeur Saint-Loup, les infirmières Mme Décimus, Mme Sorel (deux noires
du Mali), la Nouvelle, Kervelec le kinésithérapeute, Pretty Woman la jeune interne, les
médecins, radiologue. Fatima passe son temps sur le lit à observer et à écouter Farid
Atrache et Elvis tout en pensant à la jeune fille en robe jaune qui est le fil conducteur
de toute l’intrigue.

Après l’échec de la deuxième opération par le professeur Saint- loup, la pauvre plonge
dans un coma profond. Sa mère est sa seule famille, sa seule attache dans cette vie et
dans cet exil, et il vit très mal ce drame. Il la veillera, regardant les cadrans des
machines auxquelles elle est branchée, surveillant son rythme cardiaque qui ne faisait
que faiblir. Perdu, il résolut de la tuer en l’étranglant, pour abréger ses souffrances.

Sur le parking de l’hôpital, le professeur Saint-Loup l’appelle pour lui présenter ses
condoléances et lui signifier que l’idée de diminuer les souffrances de ses patients l’a
souvent hantée, sans qu’il parvienne à le faire : une façon indirecte de lui dire qu’il sait
que c’est lui qui l’a tuée.

3
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page198

14
Le roman finit par un remerciement post-mortem, dans une séquence où Fatima
remercie son fils Saïd d’avoir abrégé ses souffrances. Une façon pour lui manifester
son amour.

15
Notre choix pour le roman d’Akli Tadjer « La meilleure façon d’aimer » est motivé
par ce titre accrocheur, indépendamment des sujets d’actualité qu’il traite : identité,
exil, intégration, exclusion…C’est un récit de trois étapes historiques, la guerre
d’Algérie, l’indépendance et ses conséquences de part et d’autre de la méditerranée, la
décennie noire (1990-2000) avec l’avènement de l’intégrisme au Maghreb et ses
répercussions en France sur la communauté arabe.

La narration initiée par Akli Tadjer est conduite en alternance par le fils et la
mère. Elle s’amorce à chaque tour par une mise en relief typographique. « La
meilleure façon de s’aimer » est un roman dont le titre accroche par l’énigme qu’il
pose : y aurait-il un impact significatif sur l’histoire racontée ?

Aussi, l’étude envisagée, appelle-t-elle les questions suivantes:


Pourquoi a-t-il choisi une expression pour titre ?
Pourquoi amorce-t-il chaque chapitre par une ligne en caractères capitales?
Pourquoi son système de narration est-il alternatif ?
Serait-ce un changement de style qui a poussé à cette variation de voix narratives dans
l’écriture ?
Pourquoi avoir donné une image cruelle et un comportement perturbé au personnage
principal?

Cette narration en intermittence entre la mère et son fils, a-t-elle un impact sur
l’histoire racontée ?

Dans ce contexte, nous voyons, à la lecture du roman que l’auteur emprunte une
méthode narrative qui lui est propre, pour dérouler son intrigue jusqu’au bout.
L’expression en guise de titre aurait probablement un sens autre que celui transcrit.
L’amorce des chapitres en lettres capitales attirerait peut-être l’attention sur quelque
détail à mettre en relief.
Le comportement des personnages, le principal en particulier, révèlerait des crises
multiples.
Son système de narration traduirait une alternance plus expressive et plus détaillée des
16
séquences narratives.
L’auteur viserait, apparemment, dans ce changement de style une variation de voix
narratives dans l’écriture.

Pour mener à bien notre étude, nous convoquerons les travaux inhérents à la
narratologie, notamment chez Gérard Genette.

L’œuvre d’Akli Tadjer, titrée « la meilleure façon de s’aimer » attire l'attention, sur
deux détails : le titre et la typographie de chaque première ligne de paragraphe.

A. Le titre :

Le titre énigmatique demande commentaire et analyse. Le sens général du verbe


«AIMER », selon le Larousse donne : « amare en latin. Avoir de l’amour, de
l’affection, du goût, de l’inclination pour quelqu’un, quelque chose ; aimer ses enfants,
la lecture, les sports. En parlant des plantes, se développer particulièrement dans : la
betterave aime les terres profondes. Aimer ou aimer (avec un infinitif), avoir du plaisir
à : aimer danser ; aimer à lire. Aimer que, trouver agréable : il aime qu’on le flatte.
Aimer mieux, préférer. »1
Il faut alors distinguer les différentes amours.

B. Les sens du mot « Amour » :

b.1) L’amour conjugal : c’est le sentiment entre l’homme et la femme dans leur vie
de mariés. C’est aussi l’amour sous toutes ses formes, bonté, sympathie, fraternité,
solidarité,…enfin, l’amour intime, qui se résume à l’acte amoureux, voire au
rapport sexuel.
b.2) L’amour maternel : affection de la mère pour son enfant.
b.3) L’amour paternel : sentiment du père envers ses enfants.
b.4) L’amour filial : amour du fils ou la fille pour ses parents.
b.5) Le sentiment amical : affection entre amis.

1
Larousse ,1980

17
Après une lecture analytique, nous constatons qu'aucune signification ne s'accorde
avec le contenu du roman. A ce moment là, le vrai sens est à chercher en dehors, dans
la vie et les relations qui lient le fils à sa mère, leurs perceptions réciproques des
choses et leurs caractères variés qui créent des différences.

Ce sont souvent ces querelles qui déchirent les relations même entre êtres très proches
(mari/femme-parent/enfants) par exemple chez les amis ces espacements se résolvent
généralement par la rupture; mais c'est plus compliqué quand il s'agit de relations
comme celles des enfants avec leurs parents ou entre sœurs et frères.

Le roman en question s'inscrit dans un contexte particulier, où un concours


d'évènements a produit ce désaccord entre le fils et la mère .Cette dernière a vécu une
vie pénible, très perturbée. C'est ce qui a affecté sa relation avec son fils. Saïd a
beaucoup souffert de cette indifférence. Il était incapable de comprendre l'attitude de
sa mère, imputant les fautes à toutes ses relations qu'il pensait en être la cause. C est la
mort de son père qui a déclenché cette forte affection entre eux après les mots
frappants de Saïd : « Maintenant que papa est mort, est ce qu’il y aura une place pour
moi dans ton cœur ? Une place, une vraie maman pas un strapontin ». Alors, ils ont
voulu rattraper le temps perdu et les relations sont devenues meilleures.

Ce sont les souffrances vécues par la maman qui ont rendu le fils prêt à tout, même au
sacrifice pour apaiser la douleur qu'éprouve sa mère à l'hôpital : c’est ce qui a été fait
effectivement par le fils qui l’a étranglée. Il faut souligner que cet acte n’a pas été le
premier, puisque, pour abréger les souffrances de Zorro, le chat de sa maîtresse, il l’a
étranglé.

«Sur la rambarde du balcon, Zorro le chat noir de Clotilde jouait au funambule du


clair de lune. Je l’ai appelé. Il s’est approché lentement, le museau fouineur et
lorsqu’il fut à portée de main, ses yeux dorés m’ont fixé longuement. Puis, il s’est
frotté à mon bras comme si lui aussi était en quête de tendresse. J’ai avancé la main
pour le caresser, il a sursauté de peur, perdu l’équilibre et a basculé dans le vide.
Horreur ! Je voulais fuir mais j’étais tétanisé d’effroi(…) Zorro avait atterri sur le
couvercle d’une poubelle. Il était dans un sale état. Sa colonne vertébrale était brisée
au niveau des reins, un filet de sang filait de son museau et sa langue sortait de sa
gueule ouverte. Je l’ai serré contre moi en lui chuchotant que ça m’était insupportable

18
de le voir souffrir, insupportable au dessus de tout. Je l’ai caressé sur la nuque et j’ai
continué de chuchoter qu’il allait partir pour le paradis des chats noirs et que bientôt
il renaîtrait de ses cendres. Car les chats ont neuf vies, c’est bien connu. Je l’ai
embrassé sur le franc. Il a tressailli, râlé, miaulé de douleur. J’ai pressé mes mains
autour de son cou, puissamment. Dés qu’il a rendu l’âme, il m’a semblé qu’il méritait
mieux que de finir en charpie dans la benne à ordures qui se profilait au bout du quai.
Je l’ai caché sous ma veste et je l’ai enterré dans un talus derrière la Grande Halle
De La Villette. Puis, du bout de mon doigt, j’ai dessiné la terre Z sur la terre fraîche.
5
»

« Il est temps de te laisser, maman. Adieu, j’ai dit à son oreille. J’ai plaqué mes deux
mains autour de son cou chétif et j’ai serré, puissamment, jusqu’à ce que les
battements de son cœur cessent. Puis j’ai croisé ses bras sur ma poitrine, j’ai remonté
le drap sur son visage et, une dernière fois avant de franchir la porte, je me suis
6
retourné sur elle. Elle dormait. Voilà elle dormait pour toujours, cette fois. »

En général, tuer quelqu'un est un acte inhumain mais dans sa finalité Saïd veut arrêter
les souffrances de l'être aimé, façon de lui prouver son amour, il y a mille et une façon
de s’aimer Saïd a trouvé la sienne, c’est une manière forte et propre à lui pour lui dire
"je t aime".

« C’est la plus belle preuve d’amour que tu m’aies apportée depuis que l’on se
connait tous les deux. Grâce à toi je suis heureuse, apaisée, belle comme au jour de
mes dix – huit ans .maintenant que je suis aspirée dans un tunnel noir au bout duquel
7
brille une lueur d’or. »

Le détail typographique, consistant à commencer chaque paragraphe par des lettres


capitales, exprime la particularité de cet auteur à signaler son passage d’un paragraphe
à un autre. Chez les autres écrivains la chronologie se fait en chiffres.

5
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page 220, 221
6
Ibid. page, 277
7
Ibid. page281
19
20
ère
1 partie : théorie et analyse narratologique

21
1. Considérations générales sur la narratologie (ou approche narrative) :
La narration est l’acte énonciatif producteur d’un récit d’ordre factuel ou fictionnel. Il
convient ici, à la suite de Gérard Genette (1972) de distinguer les niveaux concernés :
-L’histoire désigne l’ensemble des événements.
-Le récit est le texte narratif qui englobe ces événements.
-La narration est l’énonciation du récit.

La dichotomie centrale récit /histoire reprend en fait la distinction proposée dés les
années 1920 par les formalistes russes entre sujet et fable. L’histoire apparait donc
comme le contenu du récit, qui est lui-même le résultat tangible de la narration.

L’histoire ne doit pas, par ailleurs, être confondue avec la diégèse qui est le cadre dans
8
le quel elle se déroule.

La narration caractérise le conte. Chaque écrivain a son propre style d’écriture et sa


propre spécificité quant à la procédure narrative à adopter, en fonction de laquelle il
présente la trame de son récit.

Le contexte spatio-temporel et historique peut être identique, s’agissant des mêmes


conditions de temps et d’espace à rapporter sans besoin de déplacer cet aspect pour des
raisons d’ordre politique ou autre et donc, de créer un espace neutre.

L’agencement des séquences narratives s’inscrit dans la trame que s’est représentée
l’auteur dans son mental, selon l’ordre chronologique qu’il a voulu lui donner.
Les sous-thèmes, quant à eux, sont pour l’ensemble connotés, en ce sens qu’une
lecture attentive nous amène à déceler un choc entre civilisations, une corrélation entre
colonisateur et colonisés contraints tous les deux à vivre sur un espace qui appartient à
l’opprimé, que l’envahisseur lui dispute, avec aussi sa religion, ses traditions, sa
culture.

En narratologie, il est question d’abord d’énonciation. Aussi, il y a un discernement à


faire entre trois éléments de base : l’histoire, le récit et la narration.

8 Eric Bordas, Claire Barel-Moisan, Gilles Bonnet, Aude Déruelle, Christine Marcandier-Colard,
« L’analyse littéraire », Armand Colin, 2006, p. 99
22
L’étude du discours du récit tend à dégager les principes communs d’élaboration des
textes, universellement adjugés.

L’écriture d’un texte narratif repose sur des choix techniques. C’est ainsi que le récit
met en œuvre, entre autres, des effets de distance afin de créer un mode narratif précis.
Tout récit est obligatoirement diégésis (raconter), car il ne peut atteindre qu’une
illusion de mimésis (imiter) en donnant à l’histoire un cachet de réalité vivante. Par
conséquent, tout récit implique un narrateur.

1.1. La narratologie selon Gérard Genette.

Dans la théorie de Gérard Genette, il importe d’aborder le récit de façon rigoureuse. Il


s’agit, dès lors de considérer les relations possibles entre les trois éléments sus cités.
Ces relations se manifestent, en effet, dans les quatre cas de figures analytiques : le
mode, l’instance narrative, le niveau et le temps. Chaque figure est corroborée par des
assertions de l’auteur.

Les travaux de Gérard Genette (1972 et 1983) font suite à ceux de ses précurseurs
allemands et anglo-saxons. Le but qu’ils poursuivent est double, à savoir : d’une part
l’aboutissement, de l’autre, le renouvellement de ces critiques narratologiques.
Dans ce contexte, il conçut à travers une typologie véritablement scientifique, une
Poétique narratologique incluant la totalité des procédés narratifs. Selon lui, tout texte
reflète des traces de la narration, dont l’examen permettra d’établir de façon précise
l’organisation du récit.
L’approche préconisée se veut une assise solide, complémentaire des autres recherches
en sciences humaines, telles que la sociologie, l’histoire littéraire, l’ethnologie et la
psychanalyse.

Prenant la forme d'une typologie du récit, la narratologie élaborée par Gérard Genette
se conçoit pour beaucoup de narratologues comme « un appareil de lecture » marquant
une étape importante dans le développement de la théorie littéraire et de l'analyse du
discours.
Pour Genette, le récit ne saurait imiter la réalité ; il est toujours un acte fictif de
langage, aussi réaliste soit-il, provenant d’une instance narrative. « Le récit ne
23
“ représente ” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte, c’est-à-dire qu’il la
signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le
récit […]. », Aussi, entre les deux grands modes narratifs traditionnels, à savoir
diégésis et mimésis, il propose divers degrés de diégésis, afin que le narrateur
s’implique, peu ou beaucoup, dans son récit, cédant une place consistante à l’acte
narratif. Aussi, rappelle-t-il qu’en aucun cas ce narrateur ne s’efface complètement.

24
ème
2 partie : analyse générale narratologique

25
2 ème partie : Analyse générale narratologique

1. Titre :

Le titre confirme, en partie, le sens du texte : Akli Tadjer exprime dans son roman -
« la meilleure façon de s’aimer » -

2. Problème identitaire :

Son désemparement face aux épreuves très difficiles que lui oppose son destin, où
transparaît au premier plan le problème identitaire avec tout ce qu’il induit comme
conséquences : perte des repères, multiculturalisme, racisme, exclusion, intégration.

« J’avais beau les vocaliser sur tous les modes, aucun ne trouvait grâce à leurs
oreilles si bien que je dus renoncer à devenir Pierre, Paul, Jacques. Décembre fut pire
que novembre ; je n’avais casé aucun contrat. M. Tesson se demandait, à raison, s’il
avait bien fait de m’engager …entrainant mon vague à l’âme et ma haine de Ben
Laden du coté de la Madeleine, j’avais aperçu mon professeur d’espagnol. Je l’avais
laissé au seuil de la retraite sémillant à l’excès, cinq ans plus tard, il était blet, chétif
et plus sale qu’un fond de poubelle. Je l’avais apostrophé à distance, il ne m’avait pas
reconnu et avait poursuivi son chemin d’un pas de vieillard vers la rue Saint-Lazare. Il
m’était revenu qu’en cours Il se plaisait à troquer nos prénoms pour des prénoms
ibériques. Ainsi, il m’avait surnommé Sergio. De suit, j’avais songé à redevenir Sergio
et le voyant disparaitre dans les brumes glacées de cet après-midi d’hiver, j’avais
décidé que son nom serait le mien, désormais. Sergio Murcia, voilà comment je suis
devenu Sergio Murcia. »9.
« Mme Hermann en convenait mais, s’agissant du marché de l’islam, elle voulait
sérieusement réduire la voilure car le secteur était déficitaire. Une enquête secrète

9
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page44

26
3. Dominante :

L’amour y est central, un amour maternel rendu en retard, qui cherche à rattraper le
temps perdu et qui se conforte au lendemain de la mort du père.

«- Maintenant que papa est mort, est ce qu’il y aura une place pour moi dans ton cœur ? J’ai
répondu qu’il y avait toujours eu une place pour lui dans mon cœur une place, une vraie,
maman. Pas un strapontin.
J’ai laissé couler un moment de silence. Il a essayé d’un revers de main maladroit une larme
qui filait dans son col de sa vareuse vert-de-gris. Je l’ai serré contre mon cœur et, depuis ce
jour de deuil, mon fils a été mon unique raison de vivre. »11
L’amour entre amants n’est pas transcrit avec la même vigueur.
« C’est comme ça. On ne peut rien y faire. On n’a toujours pas trouvé la meilleure façon de
s’aimer. » 12
« J’aime Clothilde. Elle aussi. Mais on ne sait pas s’aimer. »13

4. Multiculturalisme :
Le roman est en plein dans le multiculturalisme couvrant même le continent américain.
« J’adorais aussi, le King, Elvis Presley. Dés que je l’entendais, ça me démangeait de
partout. Sa musique pénétrait chaque pore de ma peau. (…) « Don’t you step on my blue
suede shoses. »14 .
En effet, il embrasse quatre cultures : française, « Pour mon premier Noël, il y avait au pied
du sapin un missel neuf, une partition de La Marseillaise et une carte de la France avec son empire
colonial. »15
« C’était la coiffeuse de la rue Tiquetonne qui me l’avait conseillée. Elle trouvait que ça me
donnait des faux airs de France Gall. »16
Arabe, amazigh.

10
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page14
11
Ibid. Page198, 199
12
Ibid. page112
13
Ibid. page18
14
Ibid. Page122
15
Ibid. Page28
16
Ibid. page 36
« Elle avait essayé bon nombre de fois de m’apprendre l’arabe et le kabyle mais ça me
mettait dans un état de désarroi phénoménal (…) avait mollement répondu qu’il exigeait de
sa femme qu’elle se couvre la tête d’un foulard et qu’elle revête la gandoura traditionnelle
27
rouge et or comme les femmes vertueuses du village. »17

Et noire.
« Fatou fait sauter de son collier un de ses grigris. C’est un bout d’os entouré de cheveux
noirs crépus. Elle le plaque sur la touche d’appel en psalmodiant une prière.
Ses bons génies sont aux abonnés absents. ».18

Il est question d’exil, de cohabitation avec d’autres cultures, de quête identitaire, sur
fond de nostalgie constante. Néanmoins, tous les exemples de Saïd font référence à la
culture occidentale, jusqu’à Gainsbourg, son chanteur préféré et ses habitudes
culinaires.
« Sur Skyrock, Gainsbourg chantait Dieu est un fumeur de Havane…, en duo avec Catherine
Deneuve c’était beau et triste. ».19
« On repassait un film sur Serge Gainsbourg. C’était sa vie, son œuvre, de ses débuts de
peintre raté à son décès prématuré. L’acteur qui l’incarnait était pour ainsi dire son clone. Il
le singeait dans les moindres détails. La façon de rire par le nez, la gitane tenue élégamment
entre le pouce et le majeur, pareil pour les colères de l’artiste. ».20

5. Nationalisme et nostalgie :

Son père Ali aimait fredonner les airs de Jean Ferrat dans ses moments d’évasion à son
bar habituel où il paie la tournée pour se faire entendre raconter Bousoulem, son
village de Kabylie natale qu’il trouve mieux que Paris.
« Quand l’alcool avait fait son effet, il devenait mélancolique et rapatriait les
pochards du bar à Bousoulem dans son douar natal. D’abord, il plantait le décor : une
vallée verdoyante comme celle de la réclame pour le camembert Le Petit
Normand, un oued charrient de l’eau bien plus claire que celle d’Evian, des
montagnes absolument immenses, une mer de ciel bleu et du soleil à ne savoir qu’en
faire. A ce moment du récit, l’attention de l’assistance se dissipait souvent. De l’avis
de certains mon père plagiait sans talent Jean Ferrat qui avait déjà chanté sa
montagne et sa vallée avec des mots
de tendresse qui avaient ému l’opinion publique. »21
Sa mère évoque par contre Alger, surtout la Casbah.
« Un sous-titre sous le générique confirme que le reportage a été tourné à la mosquée
Ketchawa dans le quartiers dans le quartier de la basse Casbah. La prière dirigée par un
jeune imam glabre est entrecoupée d’images de la ville. Je reconnais chaque rue, chaque

28
place, chaque souk. Sur le front de la mer, derrière le kiosque à journaux de la rue Bab-
Azoun, il y a les Galeries Algériennes. La devanture n’a pas changé. C’est toujours une vaste
baie vitrée sur laquelle se reflète l’azur de la méditerranée. »22.
La Madrague
« A la Madrague. Là, je me baignais des heures dans l’eau claire de la Méditerrané puis
quand j’avais assez nagé, j’escaladais un mur de rochers et, sur un parapet surplombant la
mer, je faisais des acrobaties pendant que les Sanchez buvaient l’anisette et mangeaient des
sardines grillées avec les doigts à la terrasse d’un café. »23.
Et Bab-El-Oued. Tous ces lieux sont très symboliques de sa terre natale.
« Oh que oui ! J’avais la trouille de retourner chez les bonnes sœurs de Bab-el-Oued.

C’est qu’on ne m’aimait pas beaucoup là-bas parce que j’étais la meilleure en classe, la plus
jolie el plus dégourdie de toutes les filles. C’est ce que disait Emmanuelle, la vieille mère
supérieure, en me criant en exemple. »24.
Avec aussi l’Egypte pour l’amour de la chanson et de la danse orientale.
« J’ai toujours aimé chanter et danser. (…) j’étais fan du crooner arabe Farid el Atrache. Sur
Radio Le Caire, on passait beaucoup ses chansons. Elles étaient emplies de tristesse er de
tendresse. Souvent, j’avais le sentiment qu’elles avaient été écrites pour moi. L’une d’elle me
tirait chaque fois les larmes aux yeux. Elle parlait de Nora une fille si jolie qu’aucun
garçon, d’Alexandrie n’osait l’aimait. « Nora, Nora, à quoi te sert d’avoir un cœur si tu n’as
personne à aimer, ».25

21
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page152
22
Ibid. Page118
23
Ibid. Page 27
24
Ibid. Page29, 30

29
La seule chose qu’elle tolère à la télévision, ce sont les informations qui lui font
revivre sa nostalgie, quand elle voit et reconnaît les lieux de son enfance, de son
adolescence et d’un pan d’adulte.

6. Fond et structure textuelle

La trame constitue un récit principal où sont enchâssés d’autres micro-récits.


L’écriture est mitigée, la présence constante d’argot n’est pas sans compliquer la
compréhension de certains mots : l’auteur aurait dû faire accompagner son œuvre d’un
lexique « beur » afin de comprendre des sens qu’il veut véhiculer.
« Francaoui, bandieusard, couillon, marigot, mégot, giron, hosto, ventre des bateaux,
grappes d’enfants, gueule d’arabe, syndic, joint, fadasse, soiffard, …. ».

Le récit est un roman non linéaire et ancré.


« Vivement que Kervelec revienne me remettre au lit, que je retrouve mon splendide isolement
et que je brasse mes souvenirs du temps de la fille en robe jaune ».26
« J’aime la vie quand elle me recrache mon pays, des visages, des noms, des rires, des chaos
et des pleurs. J’aime jouer cache-cache avec les fantômes de mes souvenirs.
Et, j’aime par-dessus tout retrouver la petite fille en robe jaune. ».27

Les narrateurs sont par conséquent intradiégétiques :


« Elle a tordu la bouche. Sa tête est tombée sur son épaule. Elle s’est levée avec peine, a fait
quelques pas en se cramponnant aux meubles sa démarche était aussi saccadée que celle d’un
pantin détraqué. Elle se cognait dans les murs, les chaises, la table en haletant qu’elle avait
toujours plus mal à la tête et aux yeux. Puis elle a vacillé et perdu l’équilibre : plus de force
dans les jambes. Je l’ai portée dans mes bras et je l’ai étendue sur le canapé. Son teint était
désormais jaune hépatique. J’ai imbibé un mouchoir d’alcool de menthe. Je l’ai appliqué sur
son front et j ai essayé de lui faire appliqué sur son front et j’ai essayé de lui faire avaler un
comprimé d’aspirine que j’avais dissous dans un verre d’eau. Impossible. Sa mâchoire était
bloquée, son corps raidi, et elle suffoquait .je l’ai mise au lit. je l’ai couverte d’un plaid, son
souffle s’est apaisé et son corps s’est relâché. J’ai pris sa main droite, elle était flasque.
L’autre main était sans énergie, elle aussi. Ses jambes pareilles, morte. ».28

25
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page121
26
Ibid. Page140
27
Ibid. Page 35

30
La trame se constitue de douze chapitres narratifs où les deux personnages principaux,
à savoir Saïd et Fatima, se relaient tour à tour, du début jusqu’à la fin. Il y a beaucoup
de personnages secondaires (vingt deux).

Il y a parfois des séquences dialogales entre, notamment la mère et ses amis dans des
analepses, Saïd et Clotilde, entrecoupés de commentaires.
« Fatima« Bonjour ! Avez-vous bien dormi cette nuit ?me demande –telle. Son
sourire, c’est mon soleil du matin. Je remue mon index droit d’avant en arrière. C’est
29
ma façon de lui rendre son bonjour, désormais ».
« D’abord, comment était-il ? Physiquement, j’entendais. Il n’était ni beau ni laid(…)
30
elle n’avait pu le comparer qu’à JR Ewing. »
« Où est-elle ? Elle a haussé les épaules et m’a fait signe de déguerpir hors de sa vue
(…) ma fille, je veux ma fille !elle s’est pendue à mon cou, je l’ai rejetée à terre. (…) je
31
veux voir ma fille ! Elle a pointé le doigt vers le parapet, au-dessus des rochers. »
« Mais êtes-vous une âme bien née, Sergio ? M’a-t-elle taquiné en me détaillant de
fond en comble. Je l’ai invitée à me prendre à l’essai une nuit, cette nuit, juste pour
me goûter. Et si, par malheur, elle n’aimait pas ma manière de l’aimer, on en resterait
32
là. »
Les phrases sont courtes, parfois très brèves, sans verbe, juste des mots secs.
« Je bouge un à un mes doigts. J’écarte la paume. Je fais un O avec le pouce et
l’index. Un V avec le majeur et l’index. Je croise les doigts et je me dis que c’est beau
33
une main qui revient à la vie. »

28
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. Page 104
29
Ibid. Page 35
30
Ibid. Page 234
31
Ibid. Page 256
32
Ibid. Page51
33
Ibid. Page78

31
Ses figures de style sont très nombreuses : dans ses paraboles il y a beaucoup de
références aux modèles de vie française et d’allusions allant dans le même sens, celui
de l’humour et de l’ironie.
« Je pouvais être plus collant qu’un ruban de papier tue-mouches. »34
« C’est une douleur aiguë qui monte de la nuque et ça tambourine dans mon crâne
comme un lave-linge à l’essorage. »35
« Ça faisait longtemps que le soleil ne m’avait pas caressé la peau »36

7. Temporalité

Pour la temporalité, le rythme du récit est sommaire. Le temps du roman est de loin
inférieur au temps réel de l’action qui se résume à un demi-siècle (la guerre d’Algérie,
période post indépendance, la décennie noire et répercussions néfaste de l’intégrisme
sur les arabo-musulmans dans le monde occidental.
« Me sont, aussi, revenues des déflagrations en rafales et le bruit des chenilles de chars sur le
bitume des rues d’Alger. Dans les journaux, il n’était plus question de guerre, d’attentats, de
massacres. »37.
« Un jour de grande chaleur de l’été 1962, M. Sanchez s’est énervé dans la salle à manger. Il
filait des méchants coups de pieds dans le vaisselier en pestant : « saleté de crouilles ! Saleté
de Gaulle, ils nous ont bien roulés les fumiers ! » A L’étage, Mme Sanchez remplissait des
malles, des sacs et ma petite valise en carton bouilli en maugréant entre ses dents : « après
tout ce qu’on a fait pour eux, voilà le remerciement des bicots. » Puis, elle avait pris le
portrait du général de Gaulle, avait craché dessus avant de le jeter à la poubelle. »38 .
«2001.c’était l’année Al-Qaïda et Twins Towers. 2001. C’était aussi l’année où j’avais dû
mettre entre parenthèses Saïd Meziane pour devenir Sergio Murcia. »39 « Je n’ai plus
supporté le mensonge. J’ai avoué que mon nom, le vrai, était Saïd Meziane c’était et que
c’était à cause de Ben Laden et de la haine des arabes qu’il avait inspirée que je m’étais
dissimulé derrière le pseudonyme de Sergio Murcia pour placer mes contrats d’assurance.
»40.

34
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès page, page40
35
Ibid. Page 147
36
Ibid. page, 181
37
Ibid. page, 29
38
Ibid. Page, 30
39
Ibid. Page, 85

A certains moments, nous croyons lire un roman littéraire et scientifique.

32
« Négatoscope, hémisphères, l’aire de Broca, IRM, stéthoscope, scanner, tomographique,
aphasie, lombaire, céphalo-rachidien, narcose, électrodes, l’aire de
Wernicke.»
Si ce n’est que d’autres séquences font penser à l’eau de rose.
« Il me souvient qu’une nuit de grande passion on avait gravé nos prénoms au canif sur un
chêne du parc des Buttes-Chaumont et comme on ne pouvait plus refréner nos ardeurs on
avait fait l’amour dans un fourré avec l’espoir que de nos ébats naisse notre premier bébé.
»41
Ou au polar : tragique.
« Je n’étais guère plus grande que la petite fille en robe jaune. J’étais avec mes parents.mon
père me tenait par la main comme je tenais la petite fille en robe jaune dans les rues d’Alger.
Ma mère, qui s’était endimanchée, portait un couffin rempli de fruits et de légumes. Le jour,
l’année, ma mémoire ne les a pas retenus. Mon père et ma 1mère m’avaient demandé de les
attendre sagement à l’entrée de la Casbah, devant la synagogue. Pas longtemps avaient-ils
assuré. Ma mère m’avait prise dans ses bras elle tremblait de tous ses membres -, et m’avait
embrassée sur les joues, le front, les mains en répétant, comme mon père qu’elle ne tarderait
pas. J’ai attendu encore un peu mais l’envie de rejoindre mes parents devenait irrépressible.
Alors je me suis faufilée entre femme voilées, cireurs de chaussures, putains et mendiants. Je
les ai trouvés au sommet de la Casbah. Il terminait de boire un thé à la terrasse du
Panorama. Ils étaient entourés d’Européens jouant aux carte, aux dominos ou prenant tout
simplement la Kémia en famille. Soudain, mes parents se sont levés oubliant leur couffin sous
la table. J’ai appelé ma mère en faisant des moulinets avec mes bras. Dés qu’elle m’a vue son
visage s’est assombri. Je ne lui connaissais pas un visage aussi dur. Elle m’a fait signe de
déguerpir de suite, le plus loin, le plus vite. Mais j’ai continué d’avancer vers elle, le sourire
aux lèvres et les bras grands ouverts. Ils ont zigzagué entre les chaises, les tables, les
parasols et le couffin a explosé. Le souffle de la déflagration m’a projetée dix mètres en
arrière, face contre terre. Et ce furent des cris, des pleurs, des appels au secours.

40
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès Page 86
41
Ibid. page, 97

33
Muette de peur, j ai rampé jusqu'à mes parents.ils étaient enlacés l’un contre l’autre
au milieu d’autre disloqués .ma mère avait de nouveau son visage doux et rassurant de
tous les jours. On aurait dit qu’elle me souriait, même.Mon père, lui n’était pas plus
qu’un paquet de chair calciné. Ses tripes à l’air dégageaient une odeur de méchoui que je ne
n ai jamais oubliée. Je me suis blottie contre eux et j ai fermé les yeux ce monde de dégout.
Pour toujours j’avais espéré. » 42
Pathétique.
« Je suis sans volonté, sans énergie, molle. Voilà, je ne suis qu’une chiffe molle. J’ai la
certitude que c’est le nouveau traitement pour faire baisser ma tension qui m’engourdit le
corps et m’endort la mémoire. Le corps, ça m’est égal, je n’attends plus rien de lui mais ma
mémoire c’est mon unique trésor. C’est à elle que je me raccroche pour me souvenir que je
n’ai pas été un paquet de chair exsangue sur un lit d’hôpital mais que j’ai souffert, que j’ai
haï, que j’ai aimé, que j’ai ri, que j’ai chanté, j’ai dansé, que j’ai été aimée. Si je perds
définitivement la mémoire et que plus jamais je ne revois la petite fille en robe j aune, il
faudra que j’en finisse tout aussi définitivement. »43
Humour et ironie jalonnent tout le texte.
« Elle n’avait rien d’extraordinaire. Avec ses airs de garçon manqué, sa poitrine aussi plate
que sa planche à repasser. »44
« Le seul blanc qui savait danser c’était Michael Jackson, répond Fatou dans un éclat de
rire sonore »45
C’est à ce titre que le style est « hybride » (mélange de soutenu, de familier et surtout
d’argotique français), très typique des écrivains « BEUR ». Comme nous l’avons déjà
signalé l’écriture est mitigée, la présence constante d’argot n’est pas sans compliquer
la compréhension de certains mots : l’auteur aurait dû faire accompagner son œuvre
d’un lexique « beur » afin de comprendre des sens qu’il veut véhiculer.
Le verbe est frondeur, très libre, très osé, tant les mots sont crus, même entre les
personnages les plus liés (mère et fils) : aucune pudeur, ni retenue même entre Saïd le
fils et Fatima sa mère. L’auteur ne s’est affiché aucun scrupule pour jalonner son
roman de grossièretés et d’actes indécents, plus qu’outrageants.

42
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès page, 64, 65,66
43
Ibid. Page223, 224
44
Ibid. Page 48
45
Ibid. Page200

34
« Imagine qu’il y a vingt mecs autour de toi qui matent ton cul. »46
« Ma nudité me répugne. Je voudrais n’avoir plus aucune lucidité. Je sais que c’est de la
pudeur mal placée puisque je suis dans le chaos mais je ne m’y résous pas. Je hais mon corps
tel que le miroir de la salle de bains me le renvoie. Il est flétri, vieilli, desséché et je pue la
merde. »47
« J’ai chanté des chansons d’amour sous la douche à m’en faire péter la glotte. »48 .
« Et ça dure et ça dure : interminable ce baiser. Plus de III minutes à l’horloge de la petite
chapelle. J’entends maintenant des petits rires étouffés et le zip d’une fermeture éclair qui
n’en finit pas de glisser (…) elle plaque ses doigts sur sa bouche et l’attire dans la salle de
bains. Je suis outrée. Je tente de me dépêtrer de mon piège pour fuir ma chambre tant cette
garce me soulève le cœur. (…) dans le reflet de la vitre, je les vois s’aimer. Et ça gémit et ça
s’étreint et ça va et ça vient. Plus de XVI minutes à l’horloge de la petite chapelle. »49

Chapitre I : INSTANCES ET PERSPECTIVES NARRATIVES.

I.1. Le statut du narrateur :


- la voix du récit

La narration, en tant qu’acte producteur du récit, suppose une instance à l’origine du


texte. Pour dégager les enjeux d’un récit, il est donc indispensable d’identifier le statut
du narrateur et les fonctions qu’il assume.
Tenter de répondre à la question « qui raconte ? », c’est aborder le problème de la «
voix ». Le statut du narrateur dépend de deux données : sa relation à l’histoire (est –il
présent ou non comme personnage dans l’univers du roman ?) Et le niveau narratif
dans lequel il se situe (raconte-t-il son histoire en récit premier ou est –il lui- même
50
objet d’un récit ?).
Nous entendons par instance narrative l’articulation entre :

_________________________________
46
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 188
47
Ibid. Page59
48
Ibid. Page112
49
Ibid. Page141, 142

35
1) la voix narrative (qui parle ?),
2) le temps de la narration (quand raconte-t-on, par rapport à l’histoire ?)
3) la perspective narrative (par qui perçoit-on ?)

Compte-tenu de ce qui précède, c’est la voix narrative qui se dédouble en deux


narrateurs : alternativement Saïd et à sa mère racontent des événements réels auxquels,
il est ajouté une petite part de fiction. D’ailleurs, la majorité des récits seconds sont
fictionnels.
« Ce vendredi 11 mars 2011 m’a apporté deux nouvelles. Une bonne. Une mauvaise. La
bonne d’abord. Alors que j’étais dans ma voiture, coincé comme chaque matin dans le grand
embouteillage de l’avenue Neuilly qui débouche sur la forêt de gratte-ciel de La Défense,
Mme Sorel m’a envoyé un SMS m’annonçant que ma mère avait levé un doigt : l’index droit.
La mauvaise m’est tombée dessus avant la pause déjeuner. Je venais de démarcher des clients
par téléphone. J’en avais ferré trois. (…)
Malgré les cinq années de bons et loyaux services à la Cristalline d’Assurance, elle était au
regret de m’informer que j’étais remercié. »51

Ce premier passage représente l’incipit, où il y a la première voix : celle de Saïd qui


reçoit deux informations (une bonne et une mauvaise).
« Avec Mme Sorel, je mange un peu de tout même si je n’ai aucun appétit. Juste pour lui faire
plaisir. »52
« Son sourire, c’est mon soleil du matin. »53
« Si un jour je retrouve l’usage de la parole mes premiers mots seront pour Mme Sorel. Je
m’excuserais pour tous les désagréments que je lui inflige depuis des jours et des nuits. »54
« Je n’aime pas Mme Décimus. Je préfère sa collègue Mme Sorel. Elle est toute délicatesse,
elle. Elle me sourit en entrant dans ma chambre, me vouvoie, me parle normalement, comme
à quelqu’un qui a toute sa tête, je veux dire. Elle m’appelle aussi par mon prénom, Fatima, et
ça me fait rudement bien. (…) ce n’est pas Mme Décimus qui y aurait pensé.

50
51
Poétique du roman Vincent Jouve CURSUS 2 e édition Armand Colin page 27
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 9, 12

36
Elle, elle a la certitude que plus grand-chose ne marche dans mon cerveau parce que mon
visage à moitié paralysé n’est plus qu’un masque de chair molle qui n’exprime plus aucun
sentiment. Alors elle ne me parle qu’en criant et ne me regarde qu’avec une moue blasée. (…)
elle me fait plus mal encore lorsque ses gros doigts noirs m’ouvrent la mâchoire pour
m’aider à boire d’eau quotidienne où m’enfoncer la cuillère dans la bouche pour me forcer à
manger. » 55
Fatima, en tant que deuxième voix du narrateur, donne ses impressions détaillées (de
vrais jugements) sur le personnel médical qui la soigne.
La narration est postérieure à l’histoire qui consiste pratiquement en des analepses
s’étalant sur trois périodes (guerre d’Algérie, indépendance et décennie noire).

«C’est comme ça que les Sanchez me sont revenus. Sur l’Almanach des Postes punaisé
au buffet en formica jaune de la cuisine ? C’était l’année 1960. J’avais dix ans. Ce
sont les bonnes sœurs de l’orphelinat de Bab-el-Oued qui m’avaient placé chez eux.
56
» .
« Plus tard, j’ai vu à la télévision des reportages sur l’exode des rapatriés d’Algérie.
C’était en tout point pareil à ce que j’avais vécu, ce jour-là, c’était la cohue, des cris,
des sanglots et larmes. C’était des malles, des valises, des balluchons que des dockers
enfournaient à la hâte dans le ventre des bateaux. Sur le pont de ces bateaux, c’était
des grappes d’enfants piaillardes, des visages de femmes meurtris, des vieillards
apeurés qui regardaient Alger s’en aller. Sur le quai, c’était des Algériens qui
57
agitaient des mains fébriles pour dire adieu. » .
« Hélas, pour moi, le 11 septembre, OUSSAMA BEN LADEN et son gang ont fracassé
ma vie rêvée contre les Twin Towers. Du jour au lendemain, ma bonne gueule d’Arabe
ne faisait plus recette. Au mieux, j’inspirais la méfiance ; au pis, j’incarnais la
répulsion. Lorsque je m’annonçais au téléphone, on me raccrochait au nez. »58

52
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. Page 24
53
Ibid. Page35
54
Ibid. page 57
55
Ibid. page 22, 23
56
Ibid. page 25

37
Ces trois passages décrivent les peines vécues lors des trois périodes par Fatima
(colonisation, indépendance et post indépendance) et seulement une (la décennie
noire) qui éprouve Saïd (conséquences : méfiance, répulsion des arabes, racisme…).
La perception des récits se fait par le biais des narrateurs et accessoirement des autres
personnages secondaires (personnel médical) :
« 16/8 de tension, ça ne baisse pas. J’en ai pourtant parlé au professeur Saint-Loup.
59
»
« Je suis sûre que vous avez passé des moments avec lui quand il était petit. Allez,
60
faites marcher la boîte à souvenirs, Fatima. »
« Bravo ! On souffle une minute. La tête à présent. Penchez-la d’avant en arrière.
61
Pour faire travailler les muscles du cou. Cinq fois. »
62
« Courage, ma pauvre Fatima, ton Allah saura te reconnaître. »
« Aujourd’hui je vous fiche la paix, madame Méziane. Je passe pour une visite de
63
routine et vous installer sur votre fauteuil. »
« Faut pas avoir peur, madame Méziane. La ponction ça fait mal au début mais la
64
douleur ne dure pas. »
«
« Plus de deux heures que vous dormez, madame Méziane. Ça suffit, vous n’allez pas
65
faire votre nuit. »

Il est relevé plusieurs voix de narrateurs accessoires : les personnels médicaux toutes
spécialités.

57
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 31
58
Ibid. Page42
59
Ibid. page35
60
Ibid. page 61
61
Ibid. page 184
62
Ibid. page 225
63
Ibid. page 225
64
Ibid. page 229

38
I.2. Fonctions du narrateur

C’est en se basant sur la notion de distance narrative que Genette expose les fonctions
du narrateur dont il inventorie cinq qui donnent aussi le degré d’intervention du
narrateur, selon l’impersonnalité ou l’implication voulue mais ce qui nous intéresse
c’est la fonction idéologique.
La fonction idéologique : Le narrateur interrompt son histoire pour faire une
(implication).
Le mode narratif de la diégésis s’exprime en effet à différents degrés, selon
l’effacement ou la représentation perceptible du narrateur au sein de son récit.
L’implication des narrateurs se fait pour apporter certaines explications ou des
éclaircissements : ce jeu peut être considéré comme une mise en abîme ou une
diversion par l’insertion de micros-récits ou « récits emboîtés ».
« Elle se déhanche par saccades peu comme les ruades d’une pouliche mal débourrée.
(…) c’est de la musique africaine avec tout plein de percussions. Et elle se lance dans
une démonstration de waka-waka. Son déhanché est irréprochable. Ses pas chaloupés
d’avant en arrière marquent bien le rythme mais ses mouvements d’épaules manquent
de fluidité. C’est dû à la façon qu’elle a de cambrer les reins et de porter la tête trop
66
sur le devant. »
« Après une demi-heure d’échanges d’amabilité, Henri a déclaré qu’il avait un peu
triché sur son âge. Il n’avait pas cinquante-six ans mais dix de mieux. Mensonge pour
mensonge, Mme Sorel a répondu qu’elle ne lui en tenait pas rigueur car elle aussi
67
s’était taillée un profil pas tout à fait raccord avec la réalité. »

65
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 257
66
Ibid. page 189

39
Ces deux passages sont des métarécits, du fait qu’ils n’ont aucune relation avec le récit
premier. Il n’en demeure pas moins que l’auteur est omniprésent (intradiégétique), car
dans le premier extrait, le narrateur raconte la séquence de la leçon de dance donnée
par « la noire » à « la nouvelle » à la morgue : il s’agit là d’une pause (ellipse), à
considérer comme un intermède destiné soit à reposer et à procurer un loisir au lecteur,
soit à lui suggérer la suite qu’il souhaite.

Chapitre 2 : La relation à l’histoire.

1.1. Types de narrateurs :

Concernant la relation du narrateur à son histoire, deux cas peuvent se présenter. Pour
reprendre la terminologie de Genette, nous serons confrontés soit à un narrateur
homodiégétique (présent dans la diégèse, c'est-à-dire dans l univers spatio-temporel du
roman).soit à un narrateur hétérodiégétique (absent de la diégèse).
Les quatre statuts possibles
-Extradiégétique-hétérodiégétique ; raconte en récit premier une histoire d’où il est
absent.
-Extradiégétique-homodiégétique ; raconte en récit premier une histoire où il est
présent.
-Intradiégétique-hétérodiégétique ; raconte en récit second une histoire d’où il est
absent.
68
Intradiégétique-homodiégétique ; Raconte en récit une histoire où il est présent.

Les divers effets de lecture sont le fait de la variation des niveaux narratifs,
traditionnellement appelés les emboîtements. À l’intérieur d’une intrigue principale
(récit premier ou récit-cadre), l’auteur peut insérer d’autres petits récits (métarécits ou
récits seconds) dits « enchâssés », racontés par d’autres narrateurs, avec d’autres

67
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 266
68 e
Poétique du roman Vincent Jouve CURSUS 2 édition pages 28 29

40
perspectives narratives. Il s’agit d’une technique plutôt fréquente, permettant de
multiplier et diversifier l’acte de narration et d’augmenter la complexité du récit.

1.2. Les récits emboîtés

La narration du récit principal (ou premier) est au niveau Extradiégétique. L’histoire


événementielle qui y est narrée se situe d’emblée à un second palier, appelé

Intradiégétique. Par conséquent, si un personnage présent se manifeste pour raconter à


son tour un autre récit, sa narration sera aussi à ce même niveau Intradiégétique. Par
contre, les événements mis en scène dans cette deuxième narration seront
métadiégétique.
Les diverses combinaisons entre ces deux critères (relation à l’histoire et niveau
narratif) mettent en évidence quatre statuts possibles pour le narrateur :
Si le narrateur fait état de sa présence dans le récit, il lui est loisible, selon la manière
qu’il estime plus adéquate pour rendre compte de l’histoire, d’avoir un statut
particulier, « On distinguera donc ici deux types de récits : l’un à narrateur absent de
l’histoire qu’il raconte […], l’autre à narrateur présent comme personnage dans
l’histoire qu’il raconte […]. Je nomme le premier type, pour des raisons évidentes,
hétérodiégétique, et le second homodiégétique.»
En outre, si ce narrateur homodiégétique agit comme s’il était le héros de l’histoire, on
l’appellera autodiégétique.
Selon le rôle assigné au héros, au narrateur et au personnage principal, nous
distinguons cinq situations différentes :
· Intradiégétique
· Extradiégétique
· Autodiégétique
· Homodiégétique
· Hétérodiégétique
Les deux narrateurs sont autodiégétiques :
« Elle a tordu la bouche. Sa tête est tombée sur son épaule. Elle s’est levée avec peine,
a fait quelques pas en se cramponnant aux meubles sa démarche était aussi saccadée

41
que celle d’un pantin détraqué. Elle se cognait dans les murs, les chaises, la table en
haletant qu’elle avait toujours plus mal à la tête et aux yeux .puis elle a vacillé et
perdu l’équilibre : plus de force dans les jambes. Je l’ai portée dans mes bras et je l’ai
étendue sur le canapé. Son teint était désormais jaune hépatique. J’ai imbibé un
mouchoir d’alcool de menthe. Je l’ai appliqué sur son front et j ai essayé de lui faire
appliqué sur son front et j’ai essayé de lui faire avaler un comprimé d’aspirine que
j’avais dissous dans un verre d’eau. Impossible. Sa mâchoire était bloquée, son corps
raidi, et elle suffoquait. Je l’ai mise au lit. Je l’ai couverte d’un plaid, son souffle s’est
apaisé et son corps s’est relâché. J’ai pris sa main droite, elle était flasque. L’autre
69
main était sans énergie, elle aussi. Ses jambes pareilles, morte. »
« je me suis revu là, devant la grille de l’école, il m’attendait avec son grand sourire
d’enfant et il me tendait un pain au chocolat en me demandant si j’avais bien travaillé,
si j’avais été sage, si j’avais bien mangé à la cantine. J’acquiesçais en lui fauchant le
pain au chocolat des mains et je détalais pour le semer. Maintenant avec le recul des
ans, j’ai tout à fait honte de n’avoir pas su lui dire moustachu, tout cabossé, tout
70
soiffard qu’il était, je l’aimais. »
« Qu’est ce que je serais allée faire sur la Riviera, loin de mon fils, le seul homme de
ma vie pourtant, je ne l’ai jamais aimé. Je peux même dire que je l’ai détesté jusqu’à
me faire honte d’être une si mauvaise mère. Tout bébé, il m’arrivait d’oublier de lui
donner le biberon ou de changer ses couches et, quand il braillait à en bleuir, je
l’enfermais dans sa chambre et je montais le son de la radio pour ne plus l’entendre.
Je ne supportais pas non plus quand ses petits doigts s’agrippaient à mes bras. J’avais
l’impression d’une pieuvre vorace qui m’étreignait pour m’avaler. Pis encore,
lorsqu’il me faisait des risettes, je détournais le regard ou restais de marbre devant
ses grands yeux sombres. Je le rejetais de tout mon être parce que je ne l’avais pas
désiré. Ça ma paraissait insurmontable d’aimer un autre enfant que la petite fille en
71
robe jaune. »

69
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, page 104
70
Ibid. Page159
71
Ibid. Page 195,196

42
« Mes vrais sourires, ceux qui partaient du cœur, je les réservais pour la petite fille en
72
robe jaune et plus tard, quelques fois, pour mon fils »
Ces passages illustrent l’alternance des voix des deux héros du roman (Fatima la mère
et Saïd son fils) où chacun fait état, personnellement, de ses sentiments pour l’autre. Il
est aussi question de présence effective de chacun, confirmée par l’énonciation du
« je » : pour Saïd l’expression claire de sa peine vis-à-vis de sa mère et le regret de
n’avoir pas dit à son père son affection ; pour Fatima, d’abord l’expression de sa
répulsion, pire de sa haine pour son fils bébé, simultanément, son véritable amour pour
la fille en robe jaune ; ce n’est que plus tard, qu’elle sentira aussi de l’affection pour
Saïd.

1.3. La perspective narrative

Second grand mode de la représentation narrative, la focalisation concerne le


problème des points de vue. La notion de focalisation a été , elle aussi , au centre de
débats théoriques importants entre Mieke Bal (narratologie) et Genette (Nouveau
discours de récit).Nous nous en tiendrons à la définition classique qui définit la
focalisation comme la restriction du champ-ou ,plus précisément , la sélection de
l’information narrative-que s’impose un récit en choisissant de présenter l’histoire à
partir d’un point de vue particulier.
Nous distinguons trois types de focalisation : la focalisation zéro, la focalisation
interne et la focalisation externe.
a) La focalisation zéro :
Nous parlerons de focalisation zéro lorsque le récit n’est focalisé sur aucun
personnage. Il s’agit donc d’une absence de focalisation : le narrateur , n’ayant pas à
adapter ce qu’il dit au point de vue de telle ou telle figure , ne pratique aucune
restriction de champ et n’a donc pas à sélectionner l’information qu’il délivre au
lecteur .le seul point de vue qui , en focalisation zéro , organise le récit , est celui du
narrateur omniscient.
__________________________________
72
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. Page128

43
b) La focalisation interne :

Nous parlerons de focalisation interne lorsque le narrateur adapte son récit au point de
vue d’un personnage. C’est donc ici qu’il y a restriction de champ et sélection de
l’information. Le narrateur ne transmet au lecteur que le savoir autorisé par la situation
du personnage. En focalisation interne, le savoir du lecteur sur l’histoire ne peut donc
excéder celui d’une figure particulière. L’effet habituel de la focalisation interne est
une identification au personnage dans la perspective duquel l’histoire est présentée.

c) La focalisation externe :
Nous parlerons de focalisation externe lorsque l’histoire est racontée d’une façon
neutre comme si le récit se confondait avec l’œil d’une caméra. Alors qu’en
focalisation zéro le narrateur en sait plus que le personnage et qu’en focalisation
interne il en sait autant que lui, en focalisation externe il en sait moins que lui.
Dans ce dernier cas, le narrateur, incapable de pénétrer les consciences, ne saisit que
l’aspect extérieur des êtres et des événements .La restriction de champ et la sélection
73
de l’information sont donc beaucoup plus poussées qu’en focalisation interne.
Un discernement est à faire entre la voix et la perspective narratives. Cette dernière est
ce que Genette appelle la focalisation (point de vue du narrateur), « Par focalisation,
j’entends donc bien une restriction de “ champ ”, c’est-à-dire en fait une sélection de
l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience […].
». Il s’agit d’une question de perceptions : celui qui perçoit n’est pas obligatoirement
celui qui narre, et inversement.
A cet effet, le narratologue fait le discernement entre trois types de focalisations :
La focalisation zéro : Le narrateur est nanti de connaissances supérieures à celles des
personnages. Il peut accéder aux pensées, aux faits et gestes de tous les protagonistes.
Il est appelé « narrateur omniscient » ou traditionnellement « narrateur-Dieu ».
La focalisation interne : Le narrateur a des connaissances analogues à celles du
personnage focalisateur. Ce dernier filtre les informations qui sont fournies au lecteur.
Il ne peut pas rapporter les pensées des autres personnages.
_____________________________
73
La poétique du roman Vincent Jouve CURSUS 2 e édition Armand Colin

44
La focalisation externe : Le narrateur a un savoir en-deçà que celui des personnages.
Il est assimilé à l’objectif d’une caméra, suivant les faits et gestes des protagonistes de
l’extérieur, cependant incapable de deviner leurs pensées.
A chaque procédé narratologique un effet différent est produit chez le lecteur. Par
exemple, la mise en scène d’un héros-narrateur (autodiégétique), privilégiant une
narration simultanée et une focalisation interne, et dont les séquences seraient
fréquemment présentées sous forme de discours rapportés, contribuerait sans conteste
à produire une forte illusion de réalisme et de vraisemblance.

Fatima et Saïd traduisent la focalisation interne, cependant la première, par son


anticipation sur l’action a le don d’ubiquité. Les impressions qu’elle développe avec
précision le prouvent : la description détaillée de sa chambre, de ce qui se passe à
l’extérieur, les détails sur son état de santé, son symbolisme pour rendre la politesse,
sa répulsion pour sa nudité, sa contrainte de dépasser les limites de la pudeur, sa
compréhension de Saïd à l’humeur, les menus détails de l’habit de l’infirmière, enfin
les exemples métaphoriques illustrant les situations racontées
« La pluie raye les vitres de la fenêtre de ma chambre. Le gris du ciel se confond avec
les toits d’ardoise des bâtiments de l’hôpital .un nouveau jour se lève sur Bicêtre. J’ai
froid au nez, j’ai froid aux pieds, les paupières me brûlent, et j’ai mal au ventre. Je
sens mes intestins se contracter, se tordre. Se nouer. pourvu que ce ne soit pas encore
la diarrhée. C’est que je ne retiens plus rien en ce moment …et cette fichue télévision
74
qui ronronne toujours .une souffrance. »
L’auteur est intradiégétique avec un don d’ubiquité quand il incarne Fatima. Par la
bouche de cette dernière, il raconte le mal qui la prend progressivement et envahit tout
le corps : froid au nez, aux pieds ; puis les paupières qui brûlent, puis le ventre et les
intestins qui se contractent, ensuite se tordent, se nouent annonçant la diarrhée qu’elle
ne peut plus retenir. A cela s’ajoute le ronronnement de la télévision qui intensifie la
souffrance.
« Bonjour, Fatima ! Avez-vous bien dormi cette nuit ?me demande –telle.

74
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page 33

45
Son sourire, c’est mon soleil du matin. Je remue mon index droit d’avant en arrière.
.C’est ma façon de lui rendre son bonjour, désormais. J’ai de plus en plus mal au
ventre. Ça ballonne, ça me tiraille sur les côtés, dans le dos et j’ai envie de péter. Ça
doit être à cause des médicaments qu’on me fait avaler par poignées .Mme Sorel
passe son doigt sur mes cernes enflés .elle rouspète que je dois dormir si je veux
75
guérir. Je le sais. Elle m’a dit cent fois que le sommeil fait partie de la thérapie. »
A travers Fatima, l’auteur transcrit la gêne de la malade quand l’infirmière lui
demande si elle a bien dormi. Il traduit le sens son sourire par le soleil, car il
représente pour elle un espoir né de l’amour qu’elle a pour sa soignante à qui elle rend
sa gentillesse par des mouvements de doigts. Mais son mal de ventre augmente, à
cause des ballonnements qui la tenaillent de toutes parts, jusque dans le dos et la
pauvre éprouve le besoin de péter, c’est peut-être l’effet du grand nombre de
médicaments. La confusion du début se résume enfin au fait que l’infirmière lui a
répété plusieurs fois que le sommeil est aussi une thérapie.
« Mon ventre gonfle. J’ai mal. Très. Si je le pouvais, je hurlerais à en faire trembler les murs
de ma chambre .C’est la diarrhée qui arrive, c’est certain. Je sens que je vais me vider d’un
coup .Mme Sorel s’assoit sur le rebord du lit, prend ma main, la serre entre les siennes. Puis
elle plie mon doigt vivant. »76
La narration se poursuit avec récurrence, surtout quand elle dit que la souffrance
devient plus intense avec le ventre qui gonfle, l’adverbe « très » exprime fort le degré
du mal, ce que confirme l’envie de hurler. Elle sait que ce qu’elle redoute (la diarrhée)
est inévitable et qu’elle va bien la sentir d’un trait. Enfin, Mme Sorel vient l’assister
dans ses moments difficiles qu’elle a l’habitude de lui connaître. Son approche, la prise
de sa main et tout le reste confirme ce qu’elle ressent pour elle en retour.
« Saïd continue de me masser avec application. Ses longs doigts laissent des marques
blanches sur ma peau jaunâtre. C’est la circulation sanguine qui se fait mal. On me traite
pour ça mais ça ne donne rien. Mon sang reste trop épais. »77

75
La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page 35
76
Ibid. Page36
77
ibid. Page70

46
« Ma tête va exploser. Je me raidis. J’ai des palpitations. Je suffoque. Je convulse.
Mon index droit s’affole. J’ai des fourmillements dans ma main, toute ma main droite,
et ça gagne mon poignet, mon bras, tout mon bras droit .Saïd l’œil rivé sur la
télévision ne remarque rien. Je voudrais lui crier que ma main droite renait, que je
peux même faire le poing si je veux mais mes mots ne sont que des râles .J’allonge le
78
bras et d’un geste preste j’enlève la télécommande de sa main. »
Fatima décrit avec précision le massage sincère de Saïd, ses effets sur sa peau meurtrie
et en conclut que c’est la circulation qui se fait mal, en raison de l’épaisseur de son
sang et que le traitement est vain.
Il y a encore récurrence quand elle sent sa tête sur le point d’éclater, puis son cœur
palpiter, une sensation d’étouffement, ensuite de convulsion, un doigt qui tremble, puis
toute la main qui fourmille, puis le poignet pour affecter tout le bras : elle prend même
la peine de préciser qu’il s’agit du membre droit. Malgré son état de gravité, elle reste
omniprésente pour remarquer que Saïd est absorbé par la télévision. Pour l’associer à
sa joie soudaine créée par la réanimation totale de son bras, elle a pensé à le surprendre
en lui enlevant la télécommande.
« Je roule à travers des couloirs glacials balisés par des loupiotes d’un jaune pisseux.
J’ouvre des portes menant sur d’autres couloirs et je panique quand la lumière
s’éteint. Je cherche à tâtons sur les murs de béton brut l’interrupteur de la minuterie,
là aussi c’est peine perdue ; il fait plus noir qu’en enfer. Je continue d’avancer en
buttant sur des portes et au bout d’un de ces couloirs sans fin j’aperçois un néon
allumé au-dessus d’une porte noire. Je file vers la lumière en poussant à fond sur les
roues de mon fauteuil .Parvenue devant la porte noire, je suis saisie d’effroi en lisant
79
sur une plaque : funérarium. »
Fatima raconte sa promenade hasardeuse en décrivant avec précision les lieux, les
lumières, leur teint, sa peur quand elles s’éteignent, tâtonnant à la recherche du bouton-
minuterie, vainement car l’obscurité est entière, comparée même à celle de l’enfer. Son
errance l’amène à butter sur des portes jusqu’à la conduire au fond d’un

_______________________________________
78
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page75,76
79
Ibid. Page188.
47
couloir, attirée par un néon au-dessus d’une porte noire cette fois-ci : c’est la grande
peur puisqu’elle réalise qu’elle est en face de la morgue.

Par conséquent, nul doute que l’auteur s’est substitué au personnage de Fatima au
point de ressentir toutes ses sensations, tous ses maux, sa peur, son appréciation ou sa
réprobation qu’il raconte dans un ordre progressif de quelqu’un de savant qui vit
réellement toutes ces diverses situations. C’est un narrateur-dieu, avec le don
d’ubiquité.
Par contre Saïd se limite à narrer.
« Soudain, elle a froncé le regard en se pinçant les lèvres comme si réfléchir était
devenu une souffrance et elle a rectifié : non, elle ne souhaitait plus partir de suite
pour Alger mais ce soir.non, pas ce soir. Plus tard .elle ne savait plus …elle a de
nouveau grimacé en se prenant la tête à deux mains et s’est plainte de nausées, de
vertiges et de ces bruits qui explosaient dans sa tête comme une succession de coups
de tonnerre. Ses douleurs avaient commencé au réveil et depuis ça ne cessait
d’empirer. Elle a titubé jusqu’à la fenêtre pour baisser le store car la lumière du jour
lui faisait mal aux yeux. Je suis allé dans la salle de bains voir ce qu’il y avait dans
l’armoire à pharmacie pour soulager sa douleur : il n’y avait que de l’aspirine et de
l’alcool de menthe .lorsque je suis revenu dans le salon, elle était les yeux fermés
prostrée dans le fauteuil et balbutiait avec peine : « finis ton couscous, Saïd .je viens
80
de voir la petite fille. Elle m’attend. »
« Les jours ont succédé à d’autres jours et chaque fois, j’étais là à lui tenir main, le
regard tendu sur le petit cadran de la machine. Les battements de son cœur chutaient
toujours plus, et son visage émacié virait irrémédiablement au teint de cire. Parfois,
dans des moments de découragement, je souhaitais qu’elle parte, vite, tout de suite,
qu’on en finisse une fois pour toutes. La seconde d’après, je souhaitais la garder
81
encore un peu, un mois, un an, une vie »

La focalisation interne s’exprime ici chez Saïd qui se limite à raconter des événements
éprouvants induits par l’accident cérébral (AVC) survenu à sa mère.
80
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page ,102
81
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. page 274
48
Dans cette première partie, nous avons fait une analyse générale où il a été question
dans un premier temps de narratologie, de stylistique (divers registres) et de
multiculturalisme (quatre cultures).
Dans un deuxième temps, nous avons constaté un dédoublement de voix (Fatima et
Saïd) et l’expression d’une multitude d’autres voix (personnages secondaires).

Dans un troisième temps, il a été traité la fonction idéologique où le narrateur procède


à des insertions généralement pour apporter un élément complémentaire (rajout ou
explication).
En quatrième point, les deux narrateurs, autodiégétiques, traduisent deux voix
distinctes.
Enfin, Fatima et Saïd s’expriment en focalisation interne : la première citée,
contrairement au second, est un narrateur omniscient.

49
ème
2 PARTIE : les temps du récit

50
Chapitre I : ENONCIATION

L’énonciation qui figure dans le texte définit les narrateurs comme


étant « autodiégétiques ». L’utilisation alternative de (mère et fils), du « je » et des
adjectifs possessifs, « ma, mon, mes… » atteste d’une grande part de vérité, dans la
mesure où le « moi social » est nettement perceptible. Cependant, il y a des séquences
fictionnelles, où la part de l’imaginaire de l’auteur apparaît.

« Comme convenu, j’ai fait un crochet par le bureau du professeur Saint-Loup avant
de quitter Bicêtre. D’emblée, j’ai raconté encore tout remué que j’avais vécu en direct
le miracle de la résurrection de la main droite de ma mère. Mieux encore. Elle était
capable de tenir un crayon et d’écrire - n’importe quoi certes, mais d’écrire. »82
« Quand je suis entré à la maison ma mère n’était pas seule .elle prenait le thé
avecM.Tesson.de le voir vautré sur mon fauteuil, la cravate dénouée, les cheveux en
bataille, mâchonnant un cigare qui empuantissait l’atmosphère, m’avait laissé sans
voix. Le feu de la honte avait embrasé les joues de ma mère. Elle bredouillait qu’elle
aurait aimé que je l’avertisse, au lieu de débarquer à l’improviste …qu’il ne fallait
pas que je me méprenne, seulement un petit coup de fil…elle perdait pied et je la
laissais s’enliser dans le marigot de ses mensonges. M. Tesson justifie sa présence
chez nous du fait qu’il négociait un important contrat avec le syndic de l’immeuble et
qu’il avait profité de l’occasion pour saluer ma mère et lui dire tout le bien qu’il
pensait de mon travail. »83
« On relève ma chemise de nuit. J’ai les reins à nu. Le professeur Saint-loup enfile des
gants en latex. Pretty woman lui tend une seringue. Énorme, la seringue. L’aiguille
pointe lentement vers moi. Énorme, l’aiguille, je n’en ai jamais vu de si longue .je
panique .je râle, je rue, je tape du poing, je manque de chuter de la table .un interne
me maintient aux épaules. Je continue de m’agiter par spasmes comme un poisson
hors de l’eau. Je m’agrippe au bras de pretty woman.
___________________________________
82 « La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page 79
83 Ibid. Page 90,91
84
Ibid. Page 231.

51
« Le sang me monte à la tête. Je vais éclater si on ne vient pas à mon secours. Je
suffoque. Je vais mourir sans que mon fils sache que j’aurais pu le prendre dans mes
85
bras comme avant l’accident. »

Le narrateur Saïd et la narratrice Fatima s’expriment personnellement : la récurrence


frappante du « moi », exprimée par les pronoms personnels respectifs « Je : Saïd / Je :
Fatima » et des adjectifs qualificatifs « ma, mon, mes… » qui leur sont attribués, tantôt
à l’un, tantôt à l’autre, alternativement, signifie clairement une marque énonciative de
leur présence à tous les deux.

1. Le temps de la narration (imparfait, passé simple, présent, passé composé)

L’imparfait est utilisé pour raconter les événements lointains et qui durent dans le
passé. Le passé simple par contre raconte les faits brefs, instantanés.
Quant au recours au présent dit « de narration », c’est pour donner l’impression de
vivre ces moments à l’instant même où ils sont narrés. Le passé composé situe les
événements dans un passé très récent (la veille au plus l’avant-veille).

Dans le texte, essentiellement narratif, il est naturel que la prédominance soit accordée
au présent et à l’imparfait. Très occasionnellement le conditionnel est aussi employé.
« Saïd acquiesce sans discuter et détourne la tête vers la nouvelle qui me borde jusqu’aux
épaules. Il s’attarde sur ses grands yeux verts puis sur ses formes généreuses .son regard la
met mal à l’aise. …il me plairait d’avoir une belle-fille aussi jolie que la nouvelle. Elle
respire la santé elle est faite pour donner des bébés solides et braillards. Je le sens c’est une
guerrière de l’amour. Je le sens aussi. Cette débauche de sensualité qu’elle ne sait pas
contrôler lui fait peur. Elle en a hautement conscience »86
« Elle dormait. Voilà elle dormait pour toujours, cette fois. » 87

85
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, P.126
86
Ibid. Page 68
87
Ibid. Page 277.

52
Toutefois, l’auteur recourt au passé composé pour mettre en relief des événements
marquants gravés dans la mémoire : ce sont les analepses qu’il rappelle.
88
« C’est pour ça que sa blouse blanche est boutonnée jusqu’au col. »
« Il est temps de te laisser, maman. Adieu, j’ai dit à son oreille. J’ai plaqué mes deux
mains autour de son cou chétif et j’ai serré, puissamment, jusqu’à ce que les
battements de son cœur cessent. Puis j’ai croisé ses bras sur ma poitrine, j’ai remonté
le drap sur son visage et, une dernière fois avant de franchir la porte, je me suis
89
retourné sur elle. »

Enfin, le futur et le subjonctif sont rarement utilisés, sauf quand la concordance des
temps l’exige.
« Je vais mourir sans que mon fils sache que j’aurais pu le prendre dans mes bras
comme avant l’accident. »
90
« Il faudra que j’en finisse tout aussi définitivement. »

Chapitre II : LE TEMPS DU RÉCIT

Il faut rappeler que le temps de la narration concerne la relation entre la narration et


l’histoire : quelle est la position temporelle du narrateur par rapport aux faits racontés ?

Genette s’appesantit aussi sur le facteur temps du récit : comment l’histoire est-elle
présentée au regard du récit en entier, c’est-à-dire du résultat final ? Aussi, les
écrivains sont devant une pluralité de choix méthodologiques ; ils ont toute latitude
pour varier :
(1) l’ordre du récit,
(2) la vitesse narrative
(3) la fréquence événementielle afin d’arriver au produit escompté.

88
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. Page 68.
89
Ibid. Page 277
90
Ibid. Page, 224

53
Chapitre III : ORDRE ET ORGANISATION DU RECIT.

Nous allons nous intéresser en premier lieu à l’ordre du récit.

Pour Genette cette analyse analeptique et proleptique consiste en :


« Etudier l’ordre d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements ou
segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes
événements ou segments temporels dans l’histoire, comme il est explicitement indiqué
par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice indirect.
Toute anachronie constitue par rapport au récit dans lequel elle s’insère-sur lequel
elle se greffe-un récit temporellement second, subordonné au premier dans cette sorte
de syntaxe narrative que nous avons rencontrée dés l’analyse. Nous appellerons
désormais « récit premier » le niveau temporel de récit par rapport auquel une
anachronie se définit comme telle. Bien entendu-et nous l’avons déjà vérifié- les
emboitements peuvent être plus complexes, et une anachronie peut faire figure de récit
premier par rapport à une anachronie, l’ensemble du contexte peut être considéré
91
comme récit premier ».
« L’anticipation, ou prolepse temporelle, est manifestement beaucoup moins fréquente
que la figure inverse. Le récit « à la première personne » se prête mieux qu’aucun
autre à l’anticipation, du fait même de son caractère rétrospectif déclaré, qui autorise
le narrateur à des allusions à l’avenir, et particulièrement à sa situation présente, qui
92
font en quelque sorte partie de son rôle. »

L’ordre signifie la logique de la linéarité ; en effet, c’est le rapport entre la succession


des événements dans l’histoire et leur disposition dans le récit. C’est au narrateur
qu’échoit l’option de présenter les faits dans leur ordre de déroulement (chronologie
réelle), ou dans le désordre (anachronie). Le brouillage de l’ordre temporel a la vertu
de générer une intrigue autrement captivante et complexe, comme par exemple dans le
roman policier.
Pour Genette, il y a deux types d’anachronies :

91
Gérard Genette « Figures III », Editions du Seuil, 1972, collection Poétique page90
92
Ibid. page 105

54
1. L’analepse : Le narrateur raconte a posteriori un événement survenu avant le
moment présent de l’histoire principale.
2. La prolepse : c’est l’anticipation d’événements qui n’auront lieu qu’après la fin
de l’histoire principale.

Par ailleurs, les analepses et les prolepses peuvent s’observer selon deux facteurs : la
portée et l’amplitude.
« Une anachronie peut se porter, dans le passé ou dans l’avenir, plus ou moins loin du
moment “ présent ”, c’est-à-dire du moment où le récit s’est interrompu pour lui faire
place : nous appellerons portée de l’anachronie cette distance temporelle. Elle peut
aussi couvrir elle-même une durée d’histoire plus ou moins longue : c’est ce que nous
appellerons son amplitude. »

Les anachronies peuvent avoir plusieurs fonctions dans un récit. Si les analepses sont
souvent d’ordre explicatif, les prolepses tendent à aiguiser la curiosité du lecteur en
dévoilant partiellement les faits annoncés dans le futur. Or, la psychologie d’un
personnage est développée à partir des événements de son passé. Ces désordres
chronologiques sont aussi introduits à des desseins contestataires, vu l’intention de
l’auteur d’interférer dans la linéarité du roman classique.

Le texte n’est pas linéaire, du fait que les analepses reviennent sur stimulation, soit au
rappel des souvenirs qui n’est en aucun cas chronologique, puisqu’ils reviennent dans
le désordre, « à la demande du sujet », puisque les souvenirs ou fragments de
souvenirs sont enfouis « pêle-mêle » dans la mémoire, qui les reflue dès qu’il en est
question. Par conséquent, il ne saurait être question de chronologie, mais plutôt
d’anachronies.
Aussi, ce récit, constitué de souvenirs, est presque entièrement en analepses où les
séquences rappellent alternativement les promenades de Fatima avec sa fille sur la
plage, les jeux imprudents de la petite, la colère et la peur de la mère, la présence
parfois des parents adoptifs de Fatima, le refus de la fille de prendre son lait, son
portrait physique et moral qu’elle admire, la nostalgie du pays, l’achat de la robe
jaune, le portrait de Saïd, à différents âges.

55
« Avant mon mal de ventre et le torrent de diarrhée qui s’en est suivi, j’étais avec elle.
Je l’avais emmenée à la madrague, là où quelques années plus tôt les Sanchez
venaient prendre l’air les dimanches de beau temps après la messe à Notre dame
d’Afrique. Elle barbotait les pieds dans l’eau avec sa pelle et son râteau, riait
lorsqu’une vague la chahutait, criait lorsqu’une autre vague la submergerait, pleurait
lorsqu’elle buvait la tasse. Etendue sur la plage de sable blanc, je me lassais pas de
l’admirer. Elle était belle de corps et de cœur, c’est tout. Soudain, elle a abandonné sa
pelle et son râteau pour escalader le mur de rochers pour se hisser sur le parapet. De
là haut, elle agitait les bras comme des sémaphores pour que je la remarque puis elle
a fait la roue et d’autres singerie. J’ai bondi pour la récupérer et je l’ai grondée avec
le même mot que M. Sanchez : « tu vas te briser les reins si tu tombes sur les rochers,
bougre d’imbécile ! »Et, tout comme lui, j’ai menacé de ne plus revenir à la Madrague
si elle ne m’écoutait pas .elle a ri, la main devant sa bouche édentée. J’ai gardé mon
sérieux, pas longtemps, et je n’ai pas résisté de la serrer dans mes bras, comme
93
chaque fois. »
Fatima qui souffrait d’une diarrhée se projette soudain dans le passé : analepse d’une
séquence de la Madrague.
« Il me caresse la joue en me souriant mais ce n’est pas son sourire que je vois, ce sont ses
yeux si noirs qu’on ne peut distinguer la pupille de l’iris. Son père avait les mêmes. C’est ce
qui m’avait troublée à l’instant où j’avais buté sur son regard. C’était un jour de ciel gris
comme celui-ci. Nous étions des dizaines sur le pont du Tassili accoudé à touche -touche sur
le bastingage et nous regardions le cœur serré les côtes algéroises s’éloigner. Il n’était pas
beau, il était mal fagoté, mal rasé, un peu bancal mais du fond de ses yeux noirs perçait la
nostalgie des immigrants. »94
Cette seconde rétrospective l’amène à se rappeler le départ d’Alger et les souvenirs du
bateau où elle fit la relation entre la ressemblance de Saïd avec son père Méziane.

« Elle disait, aussi qu’il était dommage qu’elle ne l’ait jamais acceptée. Je ne
l’écoutais plus. J’étais tout entier avec ma mère et je revoyais des fragments de nos
vies défilées.

93 « La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès, Page 62
94
Ibid. Page 71,72

56
Là, j’avais douze ans. J’entrais en sixième .elle était fière de moi et m’avait
accompagné jusqu’aux grilles du collège de la rue Française. Là j’en avais quinze ans
elle m’avait giflé parce qu’elle m’avait surpris à fumer un joint à la fenêtre. Là,
j’avais seize ans. Elle m’avait vu nu avec mon premier amour et avait refermé la porte
de ma chambre, rose de confusion. Là, j’avais six ans. On était tous les deux vêtus de
deuil pressés l’un contre l’autre. C’était au cimetière de Pantin, le jour des funérailles
95
de mon père. Là, c’était il y a dix ans et je lui présentais Clotilde… »
Saïd échappe au présent de Clothilde, sa maîtresse et retourne lui aussi à ses souvenirs
d’enfance où il décrit une foule de détails qui l’ont frappés.

Le recours à la prolepse signifie une petite projection sur le futur, allusion faite à l’Au-
delà, où Fatima aspirait finir en raison de sa maladie qui l’a beaucoup éprouvée.
« Lorsque j’ai senti tes mains se resserrer fermement autour de mon cou, ça m’a fait
un bien fou. C’était enfin la délivrance à laquelle j’aspirais depuis que la maladie
m’avait clouée sur mon lit d’hôpital. Merci d’avoir eu ce courage, mon fils. C’est la
plus belle preuve d’amour que tu m’aies apportée depuis que l’on se connait tous les
deux .Grâce à toi, je suis heureuse, apaisée, belle comme au jour de mes dix-huit ans.
Maintenant que je suis libérée de la souffrance, je suis aspirée dans un tunnel noir au
bout duquel brille une lueur d’or. Je vole dans ce tunnel. Je suis plus légère qu’un
papillon. Au bout du tunnel, il y a un champ de lumière sur lequel est dressé un écran
de cinéma. On y joue « vie et mort de Fatima Meziane ». Je vois défiler ma vie. Toute
ma vie. Je n’ai rien oublié. Rien je reconnais, à la terrasse du panorama de la Casbah,
96
mon père et ma mère avec leur couffin bourré d’explosifs ».

Dans cette deuxième partie, nous avons étudié en premièrement, l’énonciation pour
aboutir à des vérités sans équivoques, confirmées par la présence constante du « je » et
des possessifs « mon, ma, mes… ».
Deuxièmement, nous avons abordé les temps de la narration : ceux relevés, notamment
l’imparfait et le présent correspondent au contexte. Il va sans dire, qu’accessoirement,

95
« La meilleure façon de s’aimer », d’Akli Tadjer, 2012, édition Jean-Claude Lattès. Page 110,111
96
Ibid. Page 281,282

57
Il est relevé le passé composé, le futur, le conditionnel et le subjonctif, rarement
remarqués.
Troisièmement, l’organisation du récit où il est souligné une absence de linéarité, le
récit étant essentiellement constitué d’analepses.

Il est inconcevable de clore notre analyse textuelle sans exploiter un fait intertextuel
car, le roman d’Akli Tadjer s’apparente beaucoup à une nouvelle qui a pour titre « Le
Plafond », écrite par une écrivaine négro-africaine du nom de Micheline Coulibaly.
Cette œuvre a été éditée en 1977 à Mexico.
Pour établir cette ressemblance, il faut recourir à l’approche intertextuelle selon
Michaël Riffaterre et Roland Barthes.
Le premier affirme que « l’intertextualité est la perception par le lecteur de rapports
97
entre une œuvre et d’autres » qui la précèdent ou la suivent. Elle peut venir plus
d’un effet de la lecture que d’écriture.
Quant à Roland Barthes, il la définit comme des « ramifications de mémoire », qu’ «
98
un mot, une impression, un thème » rappellerait un texte, qui nous permet de
décoder tout autre genre de texte, comme une image ressemblante projetée.

Micheline Coulibaly est née en 1950 à Xuanc-Lai au Vietnam. Elle a fait ses études
primaires et secondaires en Côte d'Ivoire et elle est diplômée en Relations Publiques.
En 1974, elle est entrée à l'Office Central de la Mécanographie d'Abidjan comme
responsable des relations publiques. Elle est nommée chef de service de
l'Approvisionnement et des achats en 1980. En 1994, elle quitte la Côte d'Ivoire pour
rejoindre sa famille au Mexique où elle habite pendant six ans. Micheline Coulibaly a
trois filles.
Elle a publié plusieurs livres pour les enfants, un recueil de nouvelles et un roman
d'inspiration autobiographique. En 1995, elle a obtenu une mention d'honneur au
Concours Mondial de littérature pour les enfants organisé par la fondation José Marti.

97
La Trace de l’intertexte, la Pensée, n°215, octobre 1980.
98
Le Plaisir du texte, R Barthes, Seuil, 1973.

58
Elle a vécu cinquante trois ans et écrit durant sa courte carrière d’écrivaine (huit
ouvrages), puisque Micheline est morte relativement jeune le 19 Mars 2003 à Houston.

L’analogie d’Akli Tadjer avec le style d’écriture de Micheline Coulibaly donne à


croire qu’il s’en est fortement inspiré, notamment pour ce qui est de la façon originale
et très imaginative concernant le choix du personnage principal (héros) d’abord.
Ensuite et surtout sa nouvelle procédure narrative à travers une malade condamnée par
le sida. Aussi, leurs deux œuvres se ressemblent curieusement : les deux héroïnes,
condamnées par leurs maladies respectives, revivent de façon identique leurs bons et
mauvais moments comme des séquences de projection, l’une par rappel de sa mémoire
(Fatima), l’autre sur « le plafond de sa chambre d’hôpital » (Cléo).

Par ailleurs, les thématiques abordées traitent aussi des mêmes maux et fléaux : il y a
comme un emprunt ou une influence de la part d’Akli Tadjer de l’œuvre de Coulibaly.
L’étude comparative nécessite un bref résumé qui permette la présentation du récit et
l’étalage de sa trame.

« Le Plafond » est une nouvelle qui comprend quatorze parties, sensiblement égales,
agencées de façon très particulière. C’est comme si nous égrenions un chapelet ou
dévidions une pelote de laine. La trame se déroule pareillement à un compte à rebours.
L’issue de chaque partition est sanctionnée par l’annonce de l’intervalle de temps qui
reste pour l’épilogue.
En effet, après une introduction qui édifie sur le caractère moral de l’héroïne et la
place dans l’environnement qu’elle affectionne par-dessus tout, l’auteure commence à
lever un peu le voile par une petite intrusion introspective, situant progressivement le
récit, à la manière des films de suspense, dans la réalité des événements que vivent
tous ses personnages.
L’analyse de l’œuvre permet de la classer dans le modèle régional à travers deux seuls
indices qui le révèlent. Hormis les appellations des lieux, du pays et quatre noms
typiques, propres en l’occurrence, à la Côte-d’Ivoire, la nouvelle ne recèle aucun
indice identifiant le contexte spatio-temporel. En effet, hormis ce qui précède, il n’y a
aucun terme spécifiquement africain dans le texte.

59
La nouvelle, essentiellement linéaire, expose une situation réelle, alternée par des
séquences virtuelles où l’héroïne se cloître dans l’imaginaire fait de flash-back,
enchâssés entre une situation initiale et un épilogue réels. Il est à noter que le
merveilleux est lui-même épisodiquement entrecoupé d’interventions ramenant au
réel. Des dialogues démontrent que le discours est alterné entre exclu et ancré.
La temporalité est inférieure à la réalité. Les événements se situent en Afrique noire à
la fin du XXème siècle. Les personnages sont au nombre de douze, dénombrés avec un
groupe indéterminé d’autres parmi les secondaires. La parlure est sociolecte.
Le style est très riche. Le texte est structuré en phrases courtes, se suffisant parfois à
peine de deux ou trois mots, sans verbe. La forme exclamative le jalonne.

C’est l’histoire d’une jeune fille trop imbue de sa personne, en ce que la nature lui a
consenti comme atouts esthétiques : Cléo était très bien faite et pleine de vigueur.
Mais ses études scolaires n’étaient pas reluisantes. Elle ne dépassera donc pas le cycle
moyen et ne tardera pas à se trouver du travail et à s’installer confortablement pour
croquer la vie à pleines dents.

Elle prit le parti de s’amuser à outrance, exagérément même, choyée par ce qu’elle
avait comme attributs féminins : fréquentations des dancings et de tous les lieux de
loisirs où elle collectionnera les hommes riches et ce dont le statut social est convoité.
C’est en ces circonstances, qu’elle s’éprit de Frank, un jeune médecin aisé et bien fait.
Mais un jour, elle tomba malade : une grippe banale, et c’est à l’hôpital, dans sa
chambre, qu’elle fixera sur le plafond, imaginant et projetant, comme un film ses
souvenirs exquis, qu’elle déroulera selon l’ordre dans lequel elle les a vécues, coupant
progressivement le fil avec son environnement réel, au fur et à mesure que son état de
santé empirait. Ni la veille, ni le soutien assurés par sa mère Jeanne, son père Albert,
son médecin traitant Joël Koffi, la psychologue de l’hôpital, ni les visites incessantes
de Léa, son amie intime, ni celles de son soupirant Frank n’y firent rien.
Cléo se confina donc dans cette coquille qu’elle s’est confectionnée, restant
indifférente aux appels de sa mère, aux soins de son médecin, à la thérapie de sa
psychologue et discussions qui s’organisaient autour d’elle par les uns et les autres,
praticiens et visiteurs. Tout ce qui la préoccupait c’était les projections qu’elle se
60
faisait de ses souvenirs sur le plafond de sa chambre : elle passa en revue les joies et
plaisirs qu’elle vécut dans les bals et soirées dansantes, sa consécration comme « Miss
Elégance de Treichville », les meilleurs moments passés en compagnie de chacun de
ses soupirants, comment elle est tombée amoureuse du jeune docteur Frank, ses sorties
avec lui et l’avenir qu’elle imaginait construire avec lui. Il n’y avait que cela à voir, à
revoir encore et à ressasser sans arrêt, jusqu’à ce qu’elle voie, comme une
prémonition, et en proie à un délire profond, défiler un à un ses amants, chacun lui
faisant des reproches à sa manière ; le plus hostile fut Frank. Sa fin était proche car sa
terrible maladie allait l’emporter à la fleur de l’âge : elle n’avait que vingt cinq ans et
mourra du sida.

61
Conclusion :

En conclusion, les analyses que nous avons réalisés dans notre mémoire, vise à
répondre au questionnement posé :
Nous avons commencé, en premier lieu, par expliquer les sens pluriels du mot «
AIMER », afin de comprendre l’idée que veut véhiculer l’auteur à travers son titre
ambigu.
L’ouverture de chaque chapitre en caractères gras nous interpelle comme un détail
d’agencement, puisqu’il y a la même réplique dans les suivants : spécificité propre à
l’écriture tadjerienne dans ce roman.
En deuxième lieu, nous avons procédé à une analyse globale sur un triple aspect :
narratif, stylistique et culturel.
Nous en concluons une innovation narrative (parfaite conscience et perception d’une
comateuse), une richesse extraordinaire du verbe mitigé (divers registres et
polyculture).
Les différentes étapes de la recherche ont touché, en première partie les instances
narratives (dédoublement et multitude de voix imprimant un nouveau mode
d’expression à travers deux personnages, l’un muet, l’autre sain ;).
Dans la fonction idéologique la pluralité signifie l’accessoire nécessaire dans le cas
d’ajouts indispensables. Les narrateurs, toujours présents, s’avèrent donc
autodiégétiques. Les récits emboîtés constituent des ellipses qui permettent des
rebondissements dans l’histoire. Les points de vue sont transcrits en focalisation
interne (à la différence de Saïd, Fatima est un « narrateur-Dieu » car elle anticipe sur
l’action).
En deuxième partie, nous avons traité trois points, à savoir : l’énonciation qui reflète
l’omniprésence du « moi » à travers des indices qui ne trahissent pas (je, moi, ma,
mon, mes…) ; le temps de la narration (diverses conjugaisons utilisées dans le texte
mais les temps dominants sont le présent et le passé composé) et l’organisation du
récit (plusieurs analepses en va-et-vient entre présent et passé avec une seule
prolepse). Avoir raconté son histoire au présent confère à l’intrigue tadjerienne une
certaine actualité qui facilite l’adhésion du lecteur

62
Dans ce roman, il est à rappeler que les relations entre le père, la mère et l’enfant
n’ont jamais été normales, c’est-à-dire conformes aux règles élémentaires de
l’éducation et empreintes de sentiments nobles et forts qui scellent généralement pour
la vie les liens de sang.
Il semble que ce soit la maman qui ait manifesté ostensiblement son indifférence et sa
haine même vis-à-vis de son enfant Saïd, au point qu’en réaction, il en nourrisse lui-
même des ressentiments, non seulement à son égard, mais pis, à l’égard de tous ses
proches : la commission par deux fois d’actes immondes, étranglement du chat et
récidive avec sa propre mère traduirait ses manques d’affection et, probablement, de
repères également, en raison de sa mal-vie dans un pays qui n’est pas le sien.
Il s’est trouvé, à deux étapes importantes de sa vie, notamment l’enfance et
l’adolescence, privé d’assistance et de tendresse, carrément abandonné de la part de
celle qui aurait été normalement la première à remplir sa vie d’égards et de sentiments
affectueux qui lui permettent de croître normalement comme tous les enfants, afin
d’appréhender sereinement la vie.

Il y a un proverbe qui dit : « Qui aime bien châtie bien. ». C’est peut-être dans le sens
profond du présent proverbe que se situe l’amour singulier de cette héroïne pour son
pauvre fils. Seule l’analyse psychanalytique de Freud peut approcher le cas et
interpréter ce sentiment.

L’impact probable serait l’amour qui lie la mère « affectée par un AVC,
présentée comme comateuse » qui est parfaitement au courant de tout ce qui se
passe dans son entourage avec le fils « sein », d’autant que c’est sa seule famille.
D’autre part l’auteur a su mener sa narration de façon à raconter son récit avec détail
comme s’il s’agissait de deux narrateurs seins. D’ailleurs la récapitulation de
toutes les étapes de la narratrice à la fin du roman semble confirmer sa pleine
conscience. Dans Cette dernière narration, elle se projette dans un avenir (l’au- delà)
où elle retrouve sa fille qui l’accueille en même temps qu’elle remercie Saïd pour lui
avoir prouvé par son geste (étranglement) sa meilleure façon de l’aimer.
En définitive, même les thèmes abordés ne sont pas limitatifs, puisqu’il en existe
d’autres qui n’ont pas été cités, cependant connotés dans le texte. De plus, la
thématique ne constitue l’objectif premier de notre recherche.
63
Cette situation de xénophobie, de racisme et d’exclusion, exacerbée par l’intolérance
conjoncturelle des extrémismes religieux et des instrumentations politiques pourra-t-
elle trouver un jour, que nous espérons proche, un règlement grâce à la sagesse des
gens humanistes éclairés, pour permettre une vie de toutes les communautés dans un
cadre d’entente et de respect des croyances et des obédiences ? Il reste à espérer en un
futur pacifié par l’action réfléchie des hommes de bonne volonté, acceptant la
cohabitation et l’altération.
Ce roman d’Akli Tadjer présente la caractéristique d’être original sur le plan de la
forme et du fond. En outre, il résume une période s’étalant sur un demi-siècle : depuis
la domination française de l’Algérie, jusqu’à nos jours.

64
ANNEXES

65
INTERVIEW ET OPINIONS DES LECTEURS

Point d’intrigues, ni de rebondissements palpitants, dans le dernier roman de


Akli Tadjer « La meilleure façon de s’aimer », présent au salon international du
livre. Dans une écriture dépouillée et alerte, il y raconte l’histoire d’un amour
filial fait de pudeur austère et d’indicibles malentendus. Il y a mille et une façons
de s’aimer, et de se le dire, Akli Tadjer a trouvé la sienne…

Algérie News : S’il devait y avoir un seul fil conducteur qui tisserait la
trame romanesque de vos livres, quel serait-il ?
Akli Tadjer : Mes romans évoquent la destinée de personnages qui voyagent à travers
leurs souvenirs entre la France et l’Algérie, tout en ayant un regard léger, voire décalé.
Vous savez, il est très compliqué de faire simple, et mon intérêt dans l’écriture
romanesque n’est pas de montrer que j’ai appris tous les mots du dictionnaire, bien au
contraire.

Votre livre est un roman à deux voix, celle de « Fatima » la mère, et « Saïd »
le fils. Vous décrivez les séquelles physiques provoquées par l’AVC et qui ont
paralysées Fatima dans une minutie surprenante, comme si vous l’aviez déjà
vécu…
Le fait que j’écrive mon roman à la première personne me permet de rentrer dans la
peau de mes personnages, un peu comme un acteur qui doit se mettre en situation
pour apprendre son rôle au cinéma. Cela me donne la liberté de percevoir tout ce que
mon personnage perçoit. Je m’immisce également dans sa mémoire, car la mémoire
c’est tout ce qui lui reste. Comme elle ne peut pas se projeter dans l’avenir à cause de
sa maladie, elle tente de se réfugier dans ses souvenirs qui restent pour elles une
blessure ouverte.

Vous allez très loin dans la description de votre personnage « Fatima », à tel
point que vous rentrez parfois dans des détails qui peuvent froisser le lecteur. «
Je pue la merde », « J’ai envie de péter », ne pensez-vous pas que ces détails
peuvent desservir votre roman ?
Je pense que ces détails ne sont pas inutiles et donnent au contraire toute leur force
à ce roman. A partir du moment où je campe un personnage, et comme
« Fatima » ne parle pas suite à son AVC, elle a droit de penser ce qu’elle veut.
Autant elle peut avoir de la pudeur dans les sentiments qu’elle a pour son fils, mais
elle ne peut pas avoir de la fausse pudeur face à son dépérissement physique et
psychologique, qui lui est très affligeant.

Il y a énormément de pudeur et de non-dits entre la mère et son fils, pensez-vous


que cela soit symptomatique à la culture algérienne ?
Il est vrai que dans notre culture, il y a beaucoup de mots qu’on ne dit pas parce qu’on ne
nous a pas appris à parler de nos sentiments, et parfois même quand on tente de le faire
c’est très maladroit. C’est pour cela aussi qu’on passe plus de temps à prouver nos
sentiments qu’à les dire. Mais personnellement je ne pense pas que cela soit
symptomatique à notre culture traditionnelle. J’ai fait plusieurs tournées à travers la
66
France et la Belgique et j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes qui me disaient,
non sans amertume, que leurs parents ne lui auront jamais manifesté leur sentiment.
C’est pour cette raison que je leur dis qu’il faut avouer ses sentiments, filiaux,
amoureux ou amicaux, qu’importe, avant qu’il ne soit trop tard. En même temps, je ne
pense pas que ce roman soit triste même si sa trame romanesque l’est. D’ailleurs la
mère même malade, déborde de vie, plus que son fils d’ailleurs. Il y a beaucoup
d’humour dans ce livre et lorsqu’on sait le drame vécu par la mère, cela prend un
relief beaucoup plus cocasse.

On ne peut s’empêcher de vous demander quelles est la part du réel et celle de


la fiction dans votre roman ?
Il est indéniable qu’il y a une part de vécu dans tous mes romans. Je pars de ce que j’ai
vu ou vécu et je construis par la suite une trame romanesque. A vrai dire, je ne peux et
je ne sais pas écrire à partir de rien. Savez-vous comment est fait un roman ? Prenez
du faux et mélangez-le au vrai. Il faut que le faux ait l’air vrai, et le vrai encore plus
authentique. Il est inutile de raconter que du vrai, cela n’intéresse personne, de même
que si vous racontez que du faux.

La critique littéraire française a plutôt bien accueilli vos romans, cette


même critique vous renvoie-t-elle à vos origines maghrébines ?
Justement j’ai remarqué que ce genre de précisions concernant la nationalité des
écrivains n’existait qu’ici en Algérie. Lorsque je lis les journaux algériens, qui parlent
de moi, on spécifie toujours écrivain franco-algérien, or en France, le problème ne se
pose pas, je suis Akli Tadjer, l’écrivain. Je pense que mon nom parle à lui seul
évocateur de mon origine algérienne. Il m’est arrivé de lire aussi écrivain algéro-
français, ou encore outre méditerranéen, et lorsqu’on ajoute en plus que je suis kabyle
alors là c’est la cacophonie. Je me retrouve avec 25 identités et je finis par être
schizophrène. Ecrivain d’expression française, cela me convient parfaitement, et ma
double nationalité ne me sert que pour la PAF. Lorsque je lis des écrivains, je ne
m’intéresse pas à leur nationalité, ce qui compte pour moi c’est que ça soit un bon
roman ou pas. En France, je n’ai pas ce problème-là, parce nous ne sommes pas
nombreux « issus de l’immigration » à bénéficier d’une médiatisation aussi
importante.

Comment s’est passé votre rencontre avec le lectorat algérien lors de votre
vente-dédicace au Sila ?
J’ai été agréablement surpris par la présence importante de jeunes lors de ma vente-
dédicace. Nous avons pu échanger quelques mots et j’ai été ravi d’apprendre qu’ils ont lu
la plupart de mes romans. Or dans les salons littéraires en France auxquels j’ai pris
part, l’essentiel de mon lectorat était composé de vieux retraités.

Quelle est le plus beau compliment que l’on puisse vous faire en tant qu’écrivain?
99
Qu’on lise mon roman d’un trait…
__________________________
99
www.algeriennews.info
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Saïd perd son travail en France, dans la foulée des événements du 11
septembre. Un assureur nommé Saïd n'a plus la confiance de ses clients;
désormais il s'appellera Sergio.

Christine Pinchart a rencontré Akli Tadjer.

Christine Pinchart : Un ton humoristique pour une histoire emprunte


de nostalgie, c'est un choix révélateur de votre personnalité ?

Akli Tadjer :

Si je ne prends pas un peu de recul, l'univers que je décris est très noir. J'ai
pris le parti de raconter cette histoire triste avec un décalage et de l'humour.
La mère de Saïd est malade et son avenir médical est sans espoir. Son seul
patrimoine, c'est sa mémoire et ses souvenirs. Elle revit le passé à travers le
souvenir de la petite fille à la robe jaune, qui surgit régulièrement de ses
souvenirs comme un rêve; une part d'elle-même qui la replonge dans le
passé de l'Algérie. Elle se trouve bien en sa compagnie.

Ces blessures de la guerre s'inscrivent dans l'actualité; 50 ans tout


juste d'indépendance ?

Akli Tadjer :

La démarche me permet de revisiter un pan de mon histoire. 50 ans


d'indépendance de l'état d'Algérie, c'est un repère important dans mes
racines. Cette part de mon histoire en Algérie me porte dans mes romans.
Quand j'étais jeune, j'ai découvert le pays à travers mes parents, mais le
désenchantement est inévitable sur le sol algérien. Vous arrivez dans un pays
pauvre, alors que vous venez d'un pays riche. Votre regard est celui d'un
vacancier mais dans un village perdu, isolé; pas un lieu de carte postale. Vous
n'êtes pas de là-bas, c'est le destin de l'immigré !

Ce roman est aussi une histoire d'amour qui ne se stabilise jamais.


Sorte de relation impossible ?

Akli Tadjer :

L'histoire d'amour de Clotilde et Saïd. Il aime Clotilde mais il est maladroit et


ne sait pas le lui dire. Le couple ne supporte pas d'être ensemble dans le
silence; s'ils n'ont rien à se dire, ils pensent qu'ils ne s'aiment plus, et qu'il
faut toujours combler le vide. Saïd est aussi un infirme des mots d'amour. Et
puis, tout est prétexte à se contredire, et à provoquer un désaccord. Sans
oublier le conflit mère et belle-fille; une histoire universelle. Fatima, la maman
ne supporte pas de voir son fils s'acoquiner avec cette "vieille chose" comme
elle dit. Clotilde n'aura jamais grâce à ses yeux.
68
Fatima s'est sacrifiée pour son fils, elle attend de la reconnaissance ?

Akli Tadjer :

Elle a refusé de partir avec un homme à une époque, pour rester à


proximité de Saïd. Elle a choisi de sacrifier son histoire ou d'opter pour la
sécurité près de son fils ? Il y a là une forme d'égoïsme.

Et puis, une petite place pour le père disparu ?

Akli Tadjer :

Saïd n'a jamais manifesté l'admiration qu'il aurait dû lui porter; je connais ce
sentiment. Il n'y avait pas d'immigrés dans mon quartier lorsque j'étais
jeune, cela se voyait encore plus. Mon père venait me chercher à l'école
mais je préférais rentrer seul, j'avais honte de mon père illettré qui parlait
mal. J'ai beaucoup culpabilisé ensuite de ne pas lui avoir donné une place.

Un roman généreux, qui met en scène des personnes handicapées des


100
sentiments, avec des mots d'amour et de tendresse d'une grande justesse.

100
www.rtbf.be/culture/archiveparmotcle_interview

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69
Presse Océan : La meilleure façon de s'aimer
OPINIONS DES LECTEURS

"Chez Akli Tadjer, le burlesque est parfois plus cruel que la tragédie. Le lyrisme
s'efface alors devant les rodomontades de Saïd tandis qu'une fillette en robe jaune
danse comme un soleil dans ce roman tendre où les larmes hésitent entre le rire et le
chagrin."

Affiches parisiennes : La meilleure façon de s'aimer

"La meilleure façon de s'aimer est l’œuvre la plus personnelle d'Akli Tadjer, unique
dans sa façon de marier humour et tendresse."

Le Courrier de l'atlas : La meilleure façon de s'aimer


" Un pur moment d'émotion... " Mabrouck Rachedi.

Version Femina : La meilleure façon de s'aimer


"On rit, on a les yeux qui piquent, l'envie d'avaler le texte d'un bloc, un vrai petit
bonheur."

Service Littéraire : La meilleure façon de s'aimer "Très beau texte sur une mère qui
n'a jamais su dire à son fils qu'elle l'aime. Et en plus, c'est bien écrit."

Deuzio : La meilleure façon de s'aimer "L'auteur d'Alphonse et du Porteur de cartable


a construit un roman sobre et prenant émaillé de moments d'humour qui viennent en
tempérer la dimension dramatique." M.P

Page des libraires : La meilleure façon de s'aimer "Sans jamais basculer dans
l'apitoiement, Akli Tadjer mêle humour, tendresse et cruauté, et révèle la clé d'une vie
meilleure : arriver à s'aimer. Un roman délicat, drôle et grave à la fois." Nadège
101
Badina.

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www.edition-jclattes.fr

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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. Gérard Genette « Figures III », Editions du Seuil, 1972, collection Poétique.


e
2. Vincent Jouve « Poétique du roman » (2 édition), Editions Armand Colin, août
2007.
3. Eric Bordas, Claire Barel-Moisan, Gilles Bonnet, Aude Déruelle, Christine
Marcandier-Colard, « L’analyse littéraire », Armand Colin, 2006, p.11, 85 à 88.
4. Cours de « littérature maghrébine », troisième année licence.

WEBOGRAPHIE

1. www.rtbf.be/culture/archiveparmotcle_interview
2. www.algeriennews.info
3. www.edition-jclattes.fr
4. http://limag.refer.org/Cours/C2Francoph.IntroMan.HatRevue.htm.
5. http://www.unesco.org/courier/1999_03/fr/dires/txt1.htm.

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Résumé :

Ce roman « beur » raconte une façon particulière d’aimer, que l’auteur titre d’ailleurs « La
meilleure façon de s’aimer ».
Le récit consiste en l’expression d’une mère (Fatima) hospitalisée, victime d’un AVC, ayant
perdu complètement l’usage de la parole. Elle livre ses pensées pour dire qu’elle voit et
comprend tout ce qui se passe autour d’elle. Elle va jusqu’à évoquer des souvenirs de son
passé dominé par trois périodes (colonisation française de l’Algérie, indépendance et la
décennie noire).
Son fils Saïd, deuxième héros du roman s’implique aussi au premier plan. Mais à sa
différence, il ne vit que les conséquences de l’intégrisme (exclusion, racisme…).
Entre les deux, il y a des interférences dues à la présence, pour lui mystérieuse, de « la fille à
la robe jaune », qui accaparait l’amour maternel, lequel s’est transformé en passion, ce qui fait
allusion au titre.
Mots-clés : AVC, coma, racisme, exclusion, identité, terrorisme, amour.

Summary

This novel « beur » exposes a particular way of loving that author entitles “the best way of
loving”.
The story consists in the expression of a mother (Fatima), being a victim of a high-blood
pressure case, hospitalized; she lost the ability of talking. She uses her thoughts to show that
she understands what happens around. She goes further, and evokes her past souvenirs that
underwent three periods (the French colonization, independence and the dark decade).
Her son Said, second hero in the novel is involved also. By contrast, he lived just the impact
of integrism (exclusion, racism…).
Between the two, there is the interference of the girl in the yellow dress who got rid of the
maternal love which turned to passion that the title of the novel illustrates.
Keywords : AVC, coma, racism, exclusion, identity, terrorism, love.

‫ﻣﻠﺨﺺ‬
‫ اﻟﺗﻲ ﻋﻧوﻧﮭﺎ اﻟﻛﺎﺗب "أﺣﺳن طرﯾﻘﺔ ﻟﻠﺣب اﻟﻘﺻﺔ ﺗﺗﻣﺛل ﻓﻲ ﺗﻌﺑﯾر‬،‫ھذه اﻟﻘﺻﺔ "ﺑور" ﺗﺣﻛﻰ طرﯾﻘﺔ ﺧﺎﺻﺔ ﻟﻠﺣب‬
‫ ﺳﻠﻣت أﻓﻛﺎرھﺎ ﻟﺗﺑﯾن ﺑﺄﻧﮭﺎ‬.‫ ﺿﺣﯾﺔ ارﺗﻔﺎع ﺿﻐط اﻟدم ﻓﻘدت ﻣن ﺧﻼﻟﮭﺎ اﻟﻧطق‬،‫أﻟم ﻓﺎطﻣﺔ اﻟﻧﺎزﻟﺔ ﺑﺎﻟﻣﺳﺗﺷﻔﻰ‬
‫ اﻻﺳﺗﻌﻣﺎر‬:‫ﺗﺳﺗوﻋب ﻣﺎ ﯾدور ﻣن ﺣوﻟﮭﺎ و ذھﺑت ﺣﺗﻰ إﻟﻰ إﺛﺎرة ذﻛرﯾﺎت ﻣﺎﺿﯾﮭﺎ اﻟﺗﻲ ﻣﯾزﺗﮭﺎ ﺛﺎﻟﺛﺔ ﻓﺗرات‬
.‫ اﻻﺳﺗﻘﻼل واﻟﻌﺷرﯾﺔ اﻟﺳوداء‬،‫اﻟﻔرﻧﺳﻲ ﻟﻠﺟزاﺋر‬

‫اﺑﻧﮭﺎ ﺳﻌﯾد اﻟﺑطل اﻟﺛﺎﻧﻲ ﻓﻲ اﻟﻘﺻﺔ ﻣﻌﻧﻲ ﺑﺎﻟدرﺟﺔ اﻷوﻟﻰ ﻟﻛن ﻟم ﯾﻌش إﻻ أﺛﺎر اﻷﺻوﻟﯾﺔ( اﻟﺗﮭﻣﯾش و اﻟﺗﻣﯾﯾز‬
‫اﻟﻌﻧﺻري )ﺑﯾﻧﮭﻣﺎ ﺗدﺧﻼت ﻧﺎﺗﺟﺔ ﻋن ﺣﺿور اﻟﺑﻧت ذات اﻟﻔﺳﺗﺎن اﻷﺻﻔر اﻟﺗﻲ اﺳﺗوﻟت ﻋﻠﻰ اﻷﻟم اﻟذي ﺗﺣول‬
‫إﻟﻰ رﻏﺑﺔ ﺟﺎﻣﺣﺔ( ﺣب ﻋدواﻧﻲ )اﻟﻣﺗﻣﺛل ﻓﻲ اﻟﻌﻧوان‬
.‫ اﺿطراب ﻧﺑﺿﺎت اﻟﻘﻠب’ اﻟﻐﯾﺑوﺑﺔ’ اﻟﻌﻧﺻرﯾﺔ’ اﻹﻗﺻﺎء’ اﻟﮭوﯾﺔ’ اﻹرھﺎب’ اﻟﺣب‬: ‫اﻟﻛﻠﻣﺎت اﻟرﺋﯾﺳﯾﺔ‬
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