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AVANT-PROPOS

Marie-Claire Célérier, Laurie Laufer

L’Esprit du temps | « Champ psychosomatique »

2003/4 no 32 | pages 5 à 8
ISSN 1266-5371
ISBN 2847950222
DOI 10.3917/cpsy.032.0005
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2003-4-page-5.htm
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Avant-propos
Marie-Claire Célérier et Laurie Laufer

C
omment survivre ? Comment rester vivant ? Comment
rester vivant devant le gouffre qu’a ouvert la dispari-
tion de l’autre ou la terreur de l’angoisse de mort ?
Telle est la question que peut se poser tout homme face à la
mort, face au mort, face à sa propre mort ? Les hommes ont
sans cesse cherché des stratégies pour vivre avec les morts,
vivre avec la perte et non dans la perte. Les civilisations
comme les individus créent des formes de survivance pour
lutter contre l’angoisse de séparation et l’angoisse de mort : ils
transforment le sens même de la vie en concevant la transmis-
sion aux vivants de ce qui leur vient des morts et en se repré-
sentant une vie après la mort.

Le mort survit chez le vivant. Lors du deuil, un moment de


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chaos, de déchirure, crée de nouvelles formes psychiques, de
nouvelles frontières psychiques et une porosité entre le vivant
et le mort, entre l’animé et l’inanimé. C’est à l’endroit de cette
refiguration psychique que se rencontrent les questions de
survivance animiste. L’expérience psychique singulière du
deuil est prise dans un circuit d’échanges nécessaire à la
communauté et à l’endeuillé lui-même. Les rituels deviennent
alors une possibilité de « représenter », c’est-à-dire de mettre
en scène l’absence par la présence. Les rituels, en tant que
mouvement d’apparition du mort peuvent se déployer de façon
traditionnelle et communautaire (comme le démontre la contri-
bution de Pierre Pacaud dans les rituels de funérailles
malgaches). Le rôle de la communauté face à la douleur
solitaire d’un endeuillé serait d’érotiser la mort, c’est-à-dire de
lui donner une forme pensable. L’anthropologue Louis-

Champ Psychosomatique, 2003, n° 32, 5-8.


6 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

1. L.V. THOMAS, Vincent Thomas 1 rapporte que dans les sociétés tradition-
Anthropologie de la
mort, Paris : Payot, 1975.
nelles, dites primitives, la mort ne suscite pas de sentiment
d’absence ni même d’« irremplacement » ; le circuit n’est pas
interrompu. Ainsi, dans certaines sociétés africaines il est
possible d’adopter le criminel qui prend alors la place de sa
victime ; dans d’autres sociétés, les systèmes de lévirat (la
veuve devient la femme du frère du mort) ou de sororat (la
morte est remplacée par sa sœur auprès du veuf), la réincarna-
tion, le rôle de la famille élargie s’inscrivent dans une sociali-
sation, une fonctionnalité du deuil, une institutionnalisation
même. Si la mort est rupture et renvoie aux terreurs primitives
de l’inconscient, face au surgissement de l’angoisse, la
communauté a pour fonction de régler, de ritualiser, afin de
donner des contours à l’informe qu’est la mort. La rupture, la
discontinuité générée par l’événement traumatique envahit
autant l’espace social que l’espace psychique et ce que
l’anthropologue invite à penser est le tressage nécessaire de
l’espace psychique et de l’espace social.

« Je suis devant ta mort comme devant une énigme », dit


Freud se heurtant à cette énigme comme Œdipe devant le
Sphinx, sachant sans le savoir que « le deuil est une énigme,
un phénomène qu’on ne tire pas au clair et qui ramène des
choses obscures », énigme du deuil qui apparaît comme une
énigme de l’inconscient. Freud a insisté sur l’irreprésentabilité
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de la mort dans l’inconscient. « L’inconscient ne saurait se
représenter notre propre mortalité. » Et si la mort est irrepré-
sentable, il semble que ce soit le mort qui fasse sans cesse
retour. Freud le pointe sous la forme du double, de l’inquié-
tante étrangeté, du fantasme, du spectre. Le mort est celui qui
revient sous une certaine forme, pris dans cette forme : hallu-
cination, image hallucinée, présence ou absence dans le miroir,
rêve, fantôme, symptôme, délire, grande crise d’hystérie,
possession… une forme et une force psychiques et corporelles
qui frayent le passage et ouvrent à une circularité entre
2. Selon l’expression de présence et absence ; un geste, une trace, un signe, une forme,
P. Fédida, in La Part de
l’œil, n°9, Arts
« le souffle indistinct de l’image ».2
plastiques et psychana- Qu’est-ce que se souvenir du visage d’un disparu ?
lyse II, 1993. Comment reviennent les formes du mort ? Comment vivent les
images du disparu dans la vie psychique ? Telles sont les
questions que posent la notion de Nachleben, traduit par
« survivance ».
AVANT-PROPOS 7

La survivance est une actualisation d’un mouvement de


mémoire, d’une trace mnésique. Une actualisation de l’inac-
tuel : survivre à quelqu’un, imiter la vie de quelqu’un, c’est le
« vivre d’après » ou « l’après-vivre ». C’est une rencontre entre
ce qui survient de ce qui a été et ce qui est là comme trace de
ce qui a été, l’entrée dans le présent d’un trait inactuel, une
effraction fantomatique. La survivance peut se lire aux travers
de rituels de deuil dans lesquels la transmission opère un
travail symbolique. Elle peut également s’entendre au travers
de l’incorporation du mort : être habité par un mort jusqu’à « se
faire le mort » ou dans un paradoxal « art de se faire oublier »
(François Pommier). Elle résonne aussi dans des désirs
d’immortalité dans lesquels, depuis la croyance religieuse
jusqu’à la sublimation, il s’agit de se survivre, de « s’immor-
taliser », de se penser mort pour être du côté du vivant.

Ce numéro de Champ Psychosomatique recense dans un


esprit d’ouverture à l’anthropologie, à la littérature, à l’art
plastique et à la psychanalyse quelques aspects de la relation
des vivants et des morts :
- Sur le versant imaginaire, lorsque le corps du vivant
devient le fantôme d’un mort, lorsque « l’urgence de vie »
(Freud) engendre chez le vivant la nécessité de construire des
théories défensives, comme mythes personnels de survie à
l’instar de la théorie de la réincarnation, (Andréa Linhares), ou
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encore par mise en acte du fantasme comme dans le cas de
Mishima (Christine Condamin).
- Sur le versant symbolique, en montrant le rôle des rituels
de deuil ou la fonction de la transmission des noms et prénoms
(Christian Flavigny).
- Mais aussi en suivant la place de l’œuvre, comme trace
immortelle du créateur « pensant pouvoir survivre dans une
forme d’auto-réengendrement » ; un grand écrivain, non seule-
ment survit dans son œuvre, mais revit dans un autre grand
écrivain (Jacques Géraud). Ou encore la connivence entre
l’écriture et la mort : faire revenir les aimés, faire mourir les
fantômes de l’enfance et devenir soi-même le revenant qui
hantera d’autres écrivains (Michel Schneider).
L’œuvre de survivance corporelle, l’œuvre littéraire,
l’œuvre d’art, ainsi que le cadre transférentiel ouvrent aux
temps de la survivance et ont en commun ce retour qui
échappe au savoir des formes revenantes. Lorsque la survi-
8 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

vance est à l’œuvre dans la cure, dans l’art, dans le corps,


l’espace du trauma se réouvre. Ce retour peut permettre alors
l’élaboration du trauma afin que s’inscrive chez le sujet les
traces de son histoire.

Quelle est donc la place du psychanalyste dans ce travail


de survivance ?
La survivance est la mise en condition d’un espace
psychique qui retisse les liens avec l’objet-sujet perdu, afin que
la déchirure traumatique ne rigidifie pas la vie psychique et ne
continue pas à mortifier le survivant, vidé de lui-même,
identifié au mort. La question de l’énigme du deuil est alors
celle du « vivant » de la vie psychique : comment redonner une
forme à la vie psychique à l’endroit d’une déflagration qui a
créé de l’informe ?
Le traumatisme de la mort, la douleur du deuil, la déchirure
traumatique, le chaos dans l’ordre naturel des choses (un père,
une mère perdant leur enfant) ne permettent plus l’inscription
dans une continuité temporelle. Le psychanalyste dans la cure
peut être comme une figure de bord, comme « analyste-
revenant » de la mythologie du sujet, qui permet au sujet de se
réinscrire dans une histoire défaite par le traumatisme de la
mort, quand se pose à lui la question « que me veut le mort ? ».
(Laurie Laufer)
Que faire de « tous ces morts sur moi », comme dit l’artiste
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Nedjar dont l’œuvre est dépliée dans la contribution de Céline
Masson ? Car ce n’est pas seulement l’histoire ou le geste de
l’endeuillé qui sont en jeu dans l’expérience du deuil, mais cet
intense travail au sein des histoires mêlées, ces identifications
mouvantes, ces trous dans les mémoires familiales, dans le
corps « transindividuel » (selon l’expression de Lacan) de la
famille. Aussi s’agit-il d’être généalogiste plutôt qu’historien.
La notion de survivance pose que l’histoire n’est pas
linéaire, mais s’élabore en temps et contretemps, par anachro-
nismes et diachronismes. L’analyse retrace une pensée du
temps et de l’image par après-coups, à-coups et contrecoups,
rythmie et arythmie ; elle fait apparaître la survivance en tant
3. G. PEREC en hommage qu’expérience psychique de la vie d’une image qui n’a jamais
à RobertAnthelme, cessé d’être en mouvement, une forme de fossile en mouve-
textes inédits sur
L’Espèce humaine,
ment, en somme, pour qu’enfin la parole s’ouvre. On pourrait
Paris : Gallimard, 1996, dire alors que « Survivre et vivre se rejoignent dans une même
p. 183. volonté (du corps) à ne pas céder 3. »

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