Vous êtes sur la page 1sur 7

Document généré le 18 jan.

2023 08:55

Frontières

Déclinaisons du cadavre
Esquisse anthropologique
David Le Breton

Volume 23, numéro 1, automne 2010 Résumé de l'article


Le statut du cadavre dépend du statut culturel de la mort. Il ne peut que
Enquêtes sur le cadavre : 1. Fascination renvoyer les cultures et les sensibilités individuelles à un débat sans fin. Savoir
si le corps n’est qu’un objet indifférent après la mort ou s’il demeure l’homme
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1004017ar est une interrogation sans issue. La réponse se fonde uniquement sur des
DOI : https://doi.org/10.7202/1004017ar arguments culturels, une vision du monde, un univers de valeurs, elle dépend
des représentations de la mort, du corps, elle implique une définition sociale de
la personne.
Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Université du Québec à Montréal

ISSN
1916-0976 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article


Le Breton, D. (2010). Déclinaisons du cadavre : esquisse anthropologique.
Frontières, 23(1), 8–13. https://doi.org/10.7202/1004017ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2011 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
A r t i c l e s

DÉCLINAISONS
Résumé
DU CADAVRE
Le statut du cadavre dépend du statut
culturel de la mort. Il ne peut que ren-
voyer les cultures et les sensibilités indi-
Esquisse anthropologique
viduelles à un débat sans fin. Savoir si le
corps n’est qu’un objet indifférent après
la mort ou s’il demeure l’homme est une
interrogation sans issue. La réponse se
fonde uniquement sur des arguments
culturels, une vision du monde, un univers À CHAQUE INSTANT DE LA VIE NOUS SOMMES DES ÊTRES
de valeurs, elle dépend des représenta- QUI ALLONS MOURIR ET CET INSTANT SERAIT TOUT AUTRE
tions de la mort, du corps, elle implique
SI TELLE N’ÉTAIT PAS NOTRE DESTINATION, INNÉE ET DE
une définition sociale de la personne.
QUELQUE MANIÈRE AGISSANTE EN LUI. DE MÊME QUE NOUS
Mots clés : anthropologie de la mort – NE SOMMES PAS ENCORE VRAIMENT LÀ DÈS L’INSTANT DE
cadavre – dissection – histoire de
NOTRE NAISSANCE, MAIS QU’IL Y A CONTINUELLEMENT UN
l’anatomie – corps – anthropologie
du corps. PEU DE NOUS À NAITRE, DE MÊME NOUS NE MOURONS PAS
UNIQUEMENT DANS NOTRE DERNIER INSTANT.
Abstract SIMMEL, LA MÉTAPHYSIQUE DE LA MORT.
The status of the corpse depends on the
cultural status of death, which can only
lead to unending debate amongst indi-
vidual cultures and sensibilities. Knowing
whether a body is an indifferent object
after death or whether it remains a per-
son is a question without answer. The
response is uniquely based on cultural
arguments, a worldview, a multitude of
different values. It depends on the rep- David Le Breton, Ph.D., familier et ­compréhensible, chargé de sens
resentations of death, of the body ; it sociologue, Université de Strasbourg. et de valeur, et partageable en tant qu’ex­
involves a social definition of the person.
périence par tout autre individu inséré
Keywords : anthropology of death – comme lui dans le même système de réfé-
AMBIGUÏTÉS
corpse – dissection – history of rences culturelles et sociales. Impossible
anatomy – body – anthropology
DU STATUT DU CADAVRE
La condition humaine ne se conçoit de parler de l’homme sans présupposer
of the body. d’une manière ou d’une autre que c’est
pas hors du corps qui lui donne un visage.
Matière d’identité au plan individuel et d’un homme de chair dont il s’agit, pétri
collectif, le corps est l’espace qui se donne d’une sensibilité propre. Le corps n’est pas
à voir et à lire à l’appréciation des autres. une chose ou un objet différent de soi, il
C’est par lui que nous sommes nommés, est la matière de la personne, son être au
reconnus, identifiés à une appartenance monde, l’individu est dans l’impossibilité
sociale, à un sexe, à un âge, à une cou- de s’en dissocier sans disparaître car il
leur de peau, à une apparence. Le corps n’est pas autre chose que sa chair.
dessine les limites de soi, il établit la Quand la mort emporte la personne,
frontière entre le dedans et le dehors de il reste son corps. Certaines langues
manière vivante car il est aussi échange retiennent un terme spécifique pour nom-
constant avec l’environnement. Il enve- mer ce reste : un cadavre, c’est-à-dire une
loppe et incarne la personne. Tout rap- question qu’aucune réponse ferme ne sus-
port au monde implique la médiation du pend. « Quelqu’un a disparu. Une question
corps. En lui l’homme étreint le monde et surgit et resurgit obstinément : existe-t-il
le fait sien, le transformant en un univers encore ? Et où ? En quel ailleurs ? Sous

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1 8 AUTOMNE 2010


quelle forme invisible à nos yeux ? Visible Ce n’est pas seulement le mot « corps » phie et de préhistoire. Les autorités de ce
autrement » (Ricoeur, 2007, p. 32). La qui ouvre un abîme de sens, mais aussi celui pays entendent que les restes de l’homme
notion de cadavre marque la transforma- de « mort ». Et au-delà celui de « cadavre » puissent bénéficier des rites funéraires tra-
tion radicale du statut de la personne, son (Le Breton, 2008). Dans nos sociétés, le ditionnels. Bien d’autres tensions naissent
passage de la vie à trépas. Vivante elle statut du cadavre se décline entre deux aujourd’hui à travers le monde, maintes
est corps, morte elle devient cadavre. Et pôles. Pour les uns, il demeure la personne communautés réclamant des momies, des
si le terme corps est réversible en ce qu’il qu’il a toujours été ; pour d’autres, la mort cadavres, ou des objets d’expositions à des
désigne parfois le cadavre, jamais ce der- en signe la fin, qu’il s’agisse de la dispari- musées à travers le monde1.
nier terme n’est appliqué de son vivant à tion de l’âme qui seule conférait une valeur Des événements récents de nos socié-
une personne. Cadavre est un mot dérivé à l’humain ou de la destruction du cerveau tés montrent l’attachement à la dépouille
du latin utilisé dans les inscriptions des pour une approche matérialiste il ne reste comme signe persistant de la personne.
sépulcres des premiers chrétiens et for- alors plus rien de la personne sinon une Ainsi de l’horreur face aux profanations
mée des initiales ca(ro) da(ta) ver(mibus). mémoire charnelle vouée au pourrisse- de tombes dans une série de cimetières,
C’est-à-dire : chair donnée aux vers », réfé- ment. La mort est un principe de trans- et même à la mutilation de cadavres ces
rence à la formule biblique « Tu retour- formation radicale qui abolit toute forme dernières années. La sacralité de la tombe
neras à la poussière » (Milanaccio, 2009, même si elle ne cesse de nourrir le renou- est la conséquence de la sacralité de la
p. 133). vellement de la vie. Peu à peu, les forces dépouille humaine en tant que « reste »
Le défunt n’est plus là que sous la forme biologiques de destruction se mettent à d’une personne. Par métonymie, le fait de
d’un cadavre, une surface énigmatique et l’œuvre et rendent méconnaissable et abo- s’attaquer à la tombe est une atteinte au
vouée définitivement à devenir un espace minable la personne aimée, elle ne saurait défunt, une altération de ce qui reste de lui.
de projection de valeurs, de représenta- donc être identifiable à ce cadavre. La découverte que les facultés de médecine
tions qui suscitent le débat, l’opposition. Le de Tübingen et Heidelberg, en Allemagne
statut du cadavre dépend du statut culturel DÉCLINAISONS de l’Ouest, continuaient à utiliser des corps
de la mort, et au-delà encore du statut de SUR LE STATUT DU CADAVRE de victimes de la période nazie pour les
la personne pour les sociétés concernées En 1866, six Inuit sont emmenés aux cours d’anatomie, notamment des orga-
(Mauss, 1950 ; Thomas, 1980 ; Le Breton, États-Unis afin de servir de spécimens nes conservés sous forme de « prépara-
2008). « Quand on pense à quel point la d’étude à des scientifiques américains tions » a suscité il y a quelques années une
mort est familière, et combien totale est du musée d’histoire naturelle. Peu après immense indignation. Le ministre israélien
notre ignorance, et qu’il n’y a jamais eu leur arrivée à New York, quatre d’entre des cultes demanda au chancelier Kohl le
aucune fuite, on doit avouer que le secret eux meurent de tuberculose foudroyante. transfert en Israël des restes des victimes.
est bien gardé », écrit avec une ironie grin- L’un des survivants retourne en Arctique. Les polémiques provoquées par les exposi-
çante Jankélévitch (1977, p. 342). Ainsi, Le dernier, Minik, resté seul, se bat pour tions organisées par Gunther Von Hagens
pour un certain nombre de sociétés obtenir le retour dans leur village des ou par d’autres mettant en situation des
humaines, le cadavre n’est pas un objet, il dépouilles de ses compagnons morts, dont écorchés dans des scènes de la vie quo-
demeure la « personne ». La rupture d’âme celle de son père. Les scientifiques s’obs- tidienne attestent également de l’absence
ou de conscience provoquée par la mort tinent à dire que les dépouilles ont été de consensus sur le statut des cadavres.
est sans incidence même si elle change de enterrées. Lorsque celles-ci sont exposées Si des millions de spectateurs ont défilé
statut. Une forme de lucidité, un principe dans une salle du musée pour offrir aux devant ce spectacle anatomique, des pays
de vie subsiste qui amène à prendre soin de visiteurs des exemplaires de l’humanité ont longtemps interdit ces expositions en
sa dépouille comme si l’individu l’habitait Inouk, Minik proteste en vain. En 1909, considérant qu’il y avait là une atteinte à
toujours mais était réduit à l’impuissance il regagne le Groenland et il y mène une la dignité des défunts, une pornographie
de ses mouvements. L’assimilation sym- existence chaotique, hantée par la culpa- funèbre contestable et une interrogation
bolique couramment attestée par nombre bilité. Quelques années plus tard, tou- sur la provenance trouble des cadavres
de sociétés humaines entre la mort et la jours préoccupé à leur sujet, il retourne (Linke, 2005).
naissance en témoigne. Pour certaines aux États-Unis et se bat contre l’adminis- Dans la législation française, le principe
sociétés, la naissance d’un enfant est le tration pour le rapatriement des corps. Il de la protection de la sépulture s’étend
retour d’un ancêtre ou d’un défunt récent. meurt aux États-Unis en 1918. C’est en à la protection du cadavre. L’État veille
L’inhumation du cadavre en position 1993 seulement que son vœu sera exaucé à prévenir ou à réprimer les violations
fœtale lors de la préhistoire atteste que et que les quatre dépouilles retournent en de sépulture, la nécrophilie ou d’autres
quelque chose du défunt demeure là et qu’il Arctique où elles sont enterrées chrétien- formes d’atteintes à la dignité du cadavre
va reprendre son souffle, ailleurs lorsque nement, ce qui sans doute n’aurait guère à travers des actes racistes ou des cultes
le temps sera venu. La momification des convenu à ces quatre Inouk (Le Breton, sataniques. Les rédacteurs du code pénal
cadavres de l’ancienne Égypte atteste éga- 2008). L’une des victimes, une chamane, le plus récent ont inséré l’incrimination
lement d’une vie à venir. Dans l’Antiquité, avait formulé le vœu que son visage soit d’atteinte au cadavre dans la section
la violation des sépultures – et davantage toujours laissé à découvert et de ne jamais réservée aux crimes et délits envers les
encore celle des cadavres – est impensable. être enterrée de peur de ne pouvoir respi- personnes, punissant les transgresseurs
Les Grecs et les Romains avaient à cet rer. En 1990, une loi fédérale américaine, d’une peine d’un an d’emprisonnement et
égard établi une juridiction stricte. « Même la Native American Grave, demande aux d’une forte amende (Py, 1997, p. 76). Pour
le droit de la guerre des deux peuples pres- musées de restituer à leur communauté la loi, le cadavre n’est plus tout à fait la
crivait l’inhumation des ennemis morts les innombrables squelettes ou momies personne mais il est loin d’être devenu une
au combat. Des traités et des armistices conservés. En 2007, la Nouvelle-Zélande chose, il n’est pas un reste indifférent dont
étaient conclus à cet effet. On renonçait demanda le retour d’une tête de guerrier les vivants pourraient disposer à leur gré.
même à la victoire pour pouvoir enterrer Maori offerte par un particulier en 1875 Toujours étroitement liée à la personne,
les morts » (Dierkens, 1966, p. 140). à la ville de Rouen et depuis exposée au l’intangibilité du corps humain se prolonge
Musée d’histoire naturelle d’ethnogra- après la mort. Les médecins eux-mêmes ne

AUTOMNE 2010 9 FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1


peuvent disposer de l’intégrité corporelle L’anatomiste ne dissèque pas un homme la terre, comme pour en effacer les traits,
de la personne. Les usages médicaux du ou une femme dans la singularité de leur allant de rue en rue, puis attaché, pendu
cadavre ou de ses composantes sont juri- personne, mais plutôt un corps indifférent, à une potence, jeté à la voirie et récupéré
diquement encadrés. Ainsi de l’utilisation universel, que Descartes appellera bientôt par les anatomistes pour le disséquer,
du corps à des fins scientifiques (dissec- la « machine » du corps. La chair à vif, le tandis que ses biens sont confisqués. Ou
tion, autopsies médicales, judiciaires ou ventre ouvert sur des viscères enchevêtrés, bien la peine consiste en l’exhumation et
scientifiques) ou thérapeutiques (prélève- le crâne scié dévoilant le tissu cérébral, les en l’incinération de la dépouille ainsi pri-
ments d’organes, de tissus, de cornées). membres découpés, il ne reste à la fin que vée de sépulture, jetée hors du lien social.
Les sociétés occidentales continuent à être des flaques d’humeur sur le marbre et des Pour des crimes particulièrement graves,
divisées sur le statut du cadavre humain. baquets de matières organiques. À partir le cadavre est dépecé et ses membres sus-
Les prélèvements d’organes soulèvent du xvie siècle les cabinets de curiosité se pendus aux différents points de la ville.
eux aussi de pénibles dilemmes pour les multiplient et s’exposent des fragments La mort ne libère pas le coupable de la
familles confrontées à la nécessité de don- de cadavres, des préparations veineuses peine qu’on lui destine de son vivant, son
ner leur accord pour cet usage du corps de ou nerveuses, des crânes, des squelettes, cadavre est là et vaut pour lui. Longtemps
leur proche. Les campagnes d’incitation se des fœtus, des tumeurs, etc. Plus tard, au le suicidé est traité d’une égale façon,
heurtent à une résistance silencieuse d’une xviiie siècle, et surtout du xix e siècle, de considéré comme un meurtrier de soi, son
partie de la population, tandis qu’une autre nombreux musées présentent aux popu- cadavre est jugé et puni, souvent traîné à
consent à cette pratique. Les cadavres sont lations fascinées des cadavres apprê- travers la ville, pendu, jeté enfin à la voirie
devenus des objets anthropologiques non tés, des organes ravagés par la maladie, ou brûlé. Montaigne témoigne de la ferveur
identifiés, demeurant à la fois personne d’in­nombrables bocaux contenant mille populaire entourant les supplices infligés
pour les uns et pour les autres purs objets formes morbides, des excroissances du aux cadavres. « Je conseillerais, écrit-il,
voué à la destruction, mais éventuellement corps humain. que ces exemples de rigueur par le moyen
matériau biologique disponible. « Nous Au moment où les dissections com- desquels on veut tenir le peuple en office,
hésitons à les traiter comme des choses, mencent à prendre de l’ampleur, les opi- s’exerçassent contre les corps des crimi-
résume le juriste B. Edelman, sans pour nions relatives au statut du cadavre sont nels : car de les voir priver de sépulture,
autant les traiter comme des personnes ; loin d’être tranchées, des représenta- de les voir bouillir et mettre à quartiers,
ils sont nimbés d’une aura, d’un prestige, tions multiples s’affrontent (Ariès, 1977, cela toucherait quasi autant le vulgaire que
qui nous plongent dans la plus grande per- t. 2, p. 63 s.). Une première thèse défend les peines qu’on fait souffrir aux vivants. »
plexité » (Edelman, 2009, p. 70). l’idée d’une sensibilité ininterrompue du Montaigne évoque ensuite le souvenir d’un
Ne pas disposer du cadavre d’un proche cadavre, une forme différente de la vie supplice donné à un voleur à Rome : « On
disparu en mer, en haute montagne, dans continue à se manifester au-delà de la l’estrangla sans aucune émotion de l’assis-
une explosion ou un incendie est sou- mort, et l’homme perdure dans la chair. tance ; mais quand on en vint à le mettre à
vent vécu comme une tragédie. Les dic- Certains évoquent la présence de l’âme, quartiers, le bourreau ne donnait coup que
tatures militaires, notamment au Chili faisant de l’homme un composé dont la le peuple ne suivit d’une vois plaintive et
et en Argentine, se sont attachées à faire mort ne disloque pas les parties. Sous des d’une exclamation, comme si chacun eut
disparaître les dépouilles des victimes, formes, moins conceptualisées sans doute, preste son sentiment à cette charogne »
plongeant dans un deuil interminable les où la subjectivité peut avoir la part belle, (Montaigne, 1969, p. 101).
proches, hantés par la culpabilité de ne on pourrait regrouper ici les sensibilités Si le corps est toujours solidaire de la
pas savoir où « ils » sont et rendus impuis- populaires mais ces croyances touchent personne, même dans la mort, on com-
sants à prendre congé d’« eux ». L’absence également les milieux privilégiés. Au prend que les pratiques des anatomistes
de cadavre est comme un dédoublement xvie siècle, lorsque les dissections com- suscitent l’horreur, et qu’elles soient per-
de leur mort 2. mencent à avoir droit de cité (même si elles çues comme une sorte de torture infligée
suscitent encore une opposition populaire), à un individu désormais impuissant à se
LE DÉMEMBREMENT DU CADAVRE des hommes comme Paracelse ou Cardan, défendre. Longtemps aussi l’une des objec-
La mort arrache-t-elle la personne à son par exemple, s’inscrivent dans cette ligne tions aux pratiques anatomiques se soute-
corps pour en faire un cadavre, c’est-à-dire de pensée. Un médecin luthérien allemand, nait de la croyance que la dispersion des
un amas de chair n’ayant plus d’humain Garmann (1640-1708) défend cette idée membres et des organes après la dissection
qu’un souvenir provisoire ? Ou bien, mal- dans un traité de médecine paru après sa interdisait la résurrection de la chair. Une
gré la mort, la personne demeure-t-elle mort. Il avance comme preuve de la sensi- autre objection populaire contre l’ana-
encore là, inerte sans doute, sous une autre bilité du cadavre la tradition judiciaire de tomie dénonce la possible souffrance de
forme qui continue à engager le respect la cruentatio, c’est-à-dire cette faculté que l’homme disséqué. Si le cadavre demeure
absolu de sa dépouille ? Aujourd’hui, le conserve la victime d’un crime de saigner l’homme, la dissection n’est-elle pas une
statut du corps mort est douloureusement en présence de celui qui a attenté à sa vie4. douleur indicible infligée à un être inca-
relancé par la question des prélèvements Le fait est souvent attesté au Moyen Âge et pable de se défendre ? Présente surtout en
d’organes. Le cadavre est-il encore de à la Renaissance, et il vaut comme preuve Europe du Nord, cette croyance en une
quelque façon la personne ou une chose ? de la culpabilité de l’homme ainsi désigné. vie résiduelle n’épargne pas l’Europe de
La question court comme un fil rouge Au moins jusqu’au milieu du xviie siècle, l’Ouest (Park, 1995). Pour ces courants
dans toute l’histoire de la médecine 3. Au des suspects sont parfois l’objet d’un pro- de pensée multiples allant de la culture
xv e siècle, les anatomistes commencent cès même après leur mort et leur cadavre savante à la culture populaire, la mort
à ouvrir des corps humains pour explo- puni comme si les coupables étaient tou- ne soustrait pas le cadavre de son statut
rer leur organisation interne. Dans l’éty- jours vivants, et comme si leur décès ne anthropologique.
mologie grecque, « anatomie » renvoie à changeait rien à la nécessité d’une sanction À l’autre pôle, l’opinion des anatomistes
l’acte de couper, de démembrer, de divi- qui les atteigne physiquement en réponse à leur permet sans état d’âme de démembrer
ser. L’anatomie consiste dans l’ouverture leur crime. Le cadavre de l’homme puni est les cadavres. Le corps sans l’âme, libé-
et le démembrement du corps humain. traîné sur une claie, le visage tourné vers rée à leurs yeux par la mort, n’est qu’une

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1 10 AUTOMNE 2010


DES ALLUSIONS COURANTES DANS LA BOUCHE DES FAMILLES tant, voire inexistant, là où elle ne risque
que l’indignation d’individus dépourvus
OU DES SOIGNANTS VEILLANT LE DÉFUNT OU FAISANT LA TOILETTE de moyens de défense et au statut insi-
gnifiant : hôpitaux, morgues, cimetières,
MORTUAIRE DISENT L’AMBIGUÏTÉ D’UN STATUT MAINTENANT prisons, camps de prisonniers, popula-
tions des colonies, vagabonds, migrants,
LA PERSONNALITÉ, MAIS L’INSCRIVANT DANS UNE AUTRE MODALITÉ malades, condamnés, minorités ethniques,
etc. Violation de sépultures, enlèvements
DE RELATION. LA RECONNAISSANCE DE SA MORT N’IMPLIQUE PAS de cadavres dans les hôpitaux, prélève-
ments d’office de ceux que nul ne réclame,
NÉCESSAIREMENT LA DESTITUTION DE SON HUMANITÉ. achats des dépouilles au bourreau, visites
nocturnes des gibets, etc.
Entre le xviiie et le milieu du xixe siècle,
matière inerte, un organisme, avançant médecin, chef de service et enseignant à la au moment où la démographie médicale se
lentement vers la décomposition naturelle. faculté de médecine de Tours. En sortant, développe, nombre de gens vivent dans
Autant le voir livrer son secret avant cet après des heures d’observations et de ren- l’angoisse que leurs proches ou eux-mêmes
inéluctable acheminement vers le néant. contres avec les aides-anatomistes, nous ne fassent les frais d’une dissection. Des
Au moins, disent-ils en substance, quelque sommes restés longtemps émus et silen- cimetières sont gardés par des hommes
chose d’utile sera ainsi retenu à l’adresse cieux. Mon ami, alors à quelques années en arme, chargés de veiller sur les tom-
des vivants. Pour les anatomistes, le corps de sa retraite, m’a dit son éternel désarroi bes les plus fraîches et sur celles pouvant
lui-même s’efface sous les auspices de l’or- quand il se trouvait dans un tel lieu face abriter un squelette susceptible d’atti-
ganisme qui seul les intéresse. Mais en aux cadavres. Il avait assisté à un nombre rer la convoitise d’un médecin voulant
ouvrant et en démembrant une chair qui incalculable d’autopsies ou de dissections agrandir sa collection. Des échauffourées
demeure la personne aux yeux des mentali- dans sa carrière mais sans jamais réussir font parfois des morts dans les rangs des
tés notamment populaires, ils font violence à se défaire d’un malaise devant la défi- guetteurs ou des résurrectionnistes. De
aux sensibilités qui lui prêtent encore une guration du corps et l’énigme du cadavre. pesantes cages de métal sont construites,
forme particulière de vie et celles pour Toute l’histoire de l’anatomie s’est de lourdes pierres posées sur les tombes.
lesquelles la mort n’a pas suspendu l’atta- construite en opposition souvent bru- Les murs sont relevés. Des caveaux lourde-
chement affectif. Les anatomistes eux- tale aux sensibilités culturelles. Pendant ment cadenassés sont même élaborés pour
mêmes ne sont pas toujours à l’aise devant des siècles, la recherche du « matériel » accueillir provisoirement les cadavres le
le cadavre. L’ambivalence est souvent pré- de dissection ou d’exposition implique la temps de leur pourrissement (Le Breton,
sente même si elle est combattue. Un « je violation des sépultures pour s’emparer 2008). Longtemps, et notamment pen-
sais bien mais quand même », nuance par des corps fraîchement inhumés, le vol de dant la recherche anatomique, la méde-
instant leur engouement. Que le cadavre cadavres dans les hôpitaux, le prélèvement cine occidentale ne s’est jamais arrêtée à
ne perde pas son statut anthropologique, de ceux que nul ne réclame, l’achat de sup- la sacralité de la dépouille humaine, elle a
on le constate déjà dans le soin fréquent pliciés au bourreau, les expéditions noctur- refusé l’humanité du corps pour en faire
que mettent les anatomistes à ne jamais nes pour décrocher les pendus, déterrer les un reste indifférent à sa forme d’homme,
disséquer leurs proches décédés. Comme si cadavres. Plus tard, pour approvisionner sinon pour le savoir scientifique. Le corps
une trop grande proximité affective détrui- les Écoles d’anatomie, le meurtre en série était à ses yeux une sorte de mue laissée
sait soudain leur opinion antérieure que le de pauvres ou de vagabonds permet aux derrière lui par le défunt. La possibilité
corps n’est qu’un reste moralement insi- « résurrectionnistes » de livrer régulière- du démembrement du corps impose que
gnifiant. Certains cadavres seraient donc ment des corps aux couteaux des anatomi- l’homme soit écarté, que le cadavre soit un
plus humains que d’autres. Quant à ceux stes (Ball, 1928 ; Mitchell, 1949 ; Lawrence, simple reste disponible à la recherche ou à
dont la soif de dissection ne peut s’arrê- 1958 ; Le Breton, 2008). Les populations l’enseignement anatomiques.
ter même au chevet d’un proche, comme victimes de ces profanations s’insurgent
Rondelet ouvrant le corps de son fils, ils souvent contre les anato­m istes : les bagar- AMBIVALENCES
jouissent d’une réputation de cruauté et res sont nombreuses autour des cime­ Dans ses mémoires, Félix Platter,
de perversité. Ce malaise est encore pré- tières, des gibets. Pendant des décennies médecin de Bâle, raconte un épisode de
sent aujourd’hui chez certains praticiens. au xviiie siècle l’échafaud de Tyburn est sa vie qui illustre de manière saisissante
Un chirurgien américain accoutumé aux un lieu d’affrontements entre les médecins cette opposition radicale de la vision de
autopsies et aux dissections confesse que qui entendent en toute légalité s’emparer l’homme et du monde qui distingue l’ana-
l’ouverture des corps induit pour lui un du cadavre du condamné après l’exécu- tomiste de l’homme de la rue. En 1559,
trouble que la routine n’efface pas tout à tion, et la foule qui se bat pour éviter le un voleur est jugé à Bâle pour avoir, entre
fait. « Aujourd’hui encore, après tant de démembrement de son corps et lui assurer autres, dérobé un baquet à laver. Félix
voyage vers le dedans, tant d’explorations, une sépulture décente (Linebaugh, 1975). Platter, avant même que le tribunal ne se
j’éprouve ce même sentiment de trans- Régulièrement, surtout au Royaume-Uni et soit prononcé, s’empresse de solliciter son
gression d’un interdit quand je contem- en Amérique du Nord, des émeutes écla- cadavre au bourgmestre de la ville pour
ple l’intérieur du corps, la même crainte tent à la découverte de tombes pillées. La une dissection publique. Dans les jours
irrationnelle de commettre une mauvaise foule prend d’assaut les écoles, s’attaque qui suivent, l’homme est condamné à la
action pour laquelle je serai châtié » (Selzer, aux installations, rosse les médecins et les décollation et son corps abandonné à Félix
1987, p. 17). Lors de mes recherches pour étudiants. Elle réclame la fin des violations Platter. De nombreux curieux se rendent à
écrire La chair à vif. De la leçon d’anato- de sépulture et l’arrêt des dissections qui la cérémonie qui durera trois jours. Platter
mie aux greffes (Le Breton, 2008), je me les provoquent. Les anatomistes prélèvent fait ensuite bouillir le corps pour en ôter
souviens d’une visite intense dans un labo- surtout des cadavres dans les zones cré- la chair et il en confectionne un squelette
ratoire d’anatomie en compagnie d’un ami pusculaire, là où le contrôle social est flot- « que je possède encore après 53 ans »

AUTOMNE 2010 11 FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1


écrit-il (Platter, 1961). Un jour le médecin dans son ventre et que l’enfant s’y love gué. Les proches prennent congé dans un
bâlois reçoit une visite qui d’ailleurs ne complètement et ça, dans une grande geste d’affection qui signe simultanément
semble guère le troubler, mais qu’il évoque sérénité (Martino, 1987, p. 348). la séparation nécessaire et la persistance
dans ses mémoires. La personne qui sait qu’elle va bien- de la personne dans le cadavre, sous une
La mère du voleur était surveillante tôt mourir formule souvent des demandes forme diffuse, elle est de quelque façon
des femmes à l’église de l’hôpital : insolites qui traduisent furtivement le sen- toujours là, capable de ressentir encore
bien des années s’étaient écoulées timent que la mort n’est nullement une dis- l’amour et l’attention dont elle est l’objet.
lorsqu’un jour elle vint me consulter. parition mais une donnée plus troublante, On ne supporte pas de le voir disparaître
Elle avait appris que le squelette de plus insaisissable à l’image de cette femme sans lui signifier une dernière fois son
son fils se trouvait chez moi ; en effet qui demande à être enterrée avec le châle attachement. Un « je sais bien mais quand
je lui avais fait faire une belle montre de sa mère car elle craint d’avoir froid ou même » coupe court à toute remarque. II
qui était dans ma chambre. Cette celle qui souhaite porter sa robe de mariée faudrait aussi évoquer le souci de rapatrier
femme s’assit donc sur un banc, tout ou des vêtements associés à des moments les corps après un décès survenu loin de
près, regarda gravement le squelette forts de l’existence. Des personnes âgées chez soi, la volonté fréquente de reposer
sans prononcer une parole ; mais s’inquiètent d’être enterrées avec un uni- dans sa ville natale, auprès de ses parents,
quand elle fût sortie, elle dit aux gens : forme, des vêtements particuliers. Dans ou de la compagne ou du compagnon
« Hélas, ne veut-on pas lui accorder l’au-delà de leur mort, ils veulent empor- décédé avant soi. Certaines personnes
de sépulture ? ». ter avec eux l’objet transitionnel qui déjà gardent avec elles des fragments de corps
Le sentiment éprouvé par cette femme amputés et souhaitent être enterrées avec
à l’égard de l’absence de sépulture de son eux comme pour reconstituer leur unité
fils et son horreur de le voir ainsi exhibé LE TRÉPAS NE MARQUE PAS après la mort. « Ça s’est passé dans la salle
ne sont pas étrangers à nos mentalités d’opération […] C’est un de mes collègues,
contemporaines. Pour les proches, le LA FIN DES ÉCHANGES MAIS bien sûr, qui m’a raconté ça. Il m’a dit qu’il
cadavre peut n’évoquer en rien une rup- y a quelque temps, une petite vieille qu’il
ture de son humanité familière. Le corps PLUTÔT LEUR EXACERBATION venait d’opérer lui a demandé “sa” tumeur,
allongé sur son lit de mort est toujours la afin de pouvoir la prendre avec elle dans
personne qu’elle fut. Des allusions cou- DANS LE SENTIMENT D’URGENCE son cercueil, sous la terre » (Torga, 1982,
rantes dans la bouche des familles ou des p. 97).
soignants veillant le défunt ou faisant la QUE BIENTÔT IL DISPARAÎTRA Les heures, ou autrefois les jours de
toilette mortuaire disent l’ambiguïté d’un veille, qui précèdent l’enterrement (ou
statut maintenant la personnalité, mais SOUS TERRE OU SOUS LE FEU l’incinération), mettent les hommes et les
l’inscrivant dans une autre modalité de femmes en présence réelle de l’individu
relation. La reconnaissance de sa mort DE LA CRÉMATION. ULTIMES gisant sur son lit de mort. On lui murmure
n’implique pas nécessairement la desti- des mots d’adieu, des excuses, un pardon,
tution de son humanité. Un croquemort PAROLES, ULTIMES GESTES des confidences, une reconnaissance pour
explique combien les familles ont souvent des circonstances dont la vie commune a
l’impression que la mise en bière est une D’AMOUR. ON VEILLE UN MORT, été le théâtre. Des gestes furtifs ou pré-
agression contre leur défunt. Sa longue cis enveloppent encore le défunt comme
fréquentation des familles et sa sensibilité NON UNE DÉPOUILLE VIDE. si seul le sommeil était en jeu. Le trépas
l’amène parfois, s’agissant d’un enfant par ne marque pas la fin des échanges mais
exemple, à solliciter les proches. « C’est plutôt leur exacerbation dans le senti-
comme si vous le mettiez au lit. Vous avez efface leur angoisse. Et même lorsque rien ment d’urgence que bientôt il disparaîtra
l’habitude, lui aussi. II vaut mieux que ce n’a été dit, spontanément, les proches, sous terre ou sous le feu de la crémation.
soit vous, moi je suis un étranger. Presque ou encore les soignantes, de maisons de Ultimes paroles, ultimes gestes d’amour.
toujours, dit-il, un pâle sourire apparaît retraite ou de services de long séjour où On veille un mort, non une dépouille vide.
sur les visages, un acquiescement, et le des vieillards sont souvent abandonnés par La sensibilité du cadavre, la poursuite en
père ou la mère, dispose l’enfant dans la leur famille, habillent avec soin le défunt lui d’une forme de vie sans doute peu intel-
bière. » Ultime adieu, favorisant l’émotion, avec les vêtements auxquels il était le plus ligible aux individus si on leur demande de
mais aussi le deuil. Sur un mode proche, attaché. Ce n’est pas un cadavre qu’on rationaliser leur attitude, ce sentiment que
une infirmière d’un service hospitalier enterre, mais tel pensionnaire dont elles l’homme est toujours là, est marqué par les
accueillant des enfants cancéreux énonce ont accompagné les derniers mois de leurs paroles prononcées à son adresse, inté-
à sa manière ce sentiment pour les mères soins. Des hommes veulent avoir leur pipe rieures, chuchotées ou clairement dites,
que la mort n’interrompt pas l’humanité ou une bonne bouteille. Ou bien ce sont l’attention portée aux soins, l’émotion qui
de l’enfant. les proches qui glissent dans le cercueil des les accompagne. Le mort n’est pas une
Très souvent les mères se couchent objets dont ils savent combien le défunt leur effigie, il reste celui qu’il était aux yeux des
sur leur enfant mourant, elles les était attaché : des jouets, des poupées, des proches, même si son état présent l’ache-
prennent contre elles ; enfin, je ne nounours pour des enfants, des médailles, mine déjà vers le grand large de la seule
trouve pas de mots suffisamment de bonnes bouteilles, des livres, des photos mémoire. Tant que le défunt n’est pas dans
forts et justes […] C’est une refusion (celles de la compagne ou du compagnon, sa tombe (ou incinéré), il maintient en
entre le corps de la mère et le corps de celles des petits-enfants, etc.), parfois des lui une humanité provisoire qui justifie
l’enfant, encore plus si c’est un bébé… images pieuses, des médailles bénites, etc. l’attention dont il est l’objet. La mise en
et cette refusion, je pense que men- Un ultime objet symbolise toute l’existence bière ou la crémation est un moment dou-
talement c’est quelque chose de cet du disparu et marque pour la famille tout loureux, non seulement parce que l’autre
ordre, que la mère reprend son enfant l’amour qui ne pourra plus lui être prodi- disparaît à jamais de la vue, mais aussi

FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1 12 AUTOMNE 2010


parce que le sentiment est fort que ce n’est monde, c’est effectuer un choix de valeurs MILANACCIO, A. (2009). Corpi. Fram-
pas un cadavre qui se tient là encore à por- (Le Breton, 2008). menti per una sociologia, Turin, Celid.
tée de main, mais la personne elle-même. MITCHELL, A.G. (1949). « Anatomical
Bibliographie and resurrectionnist activities in Northern
LE CADAVRE INDÉCIDABLE ARIÈS, P. (1977). L’homme devant la mort, ­Scotland  », Journal of the History of Medi-
Quand les enfants du docteur Martinot, Paris, Seuil. cine, no 4, p. 417-430.
en France, respectent la volonté de leur BACQUÉ, M.-F. (1995). Le deuil à vivre, MONTAIGNE, M. DE (1969). Les essais,
père de procéder à la congélation de son Paris, Odile Jacob. Livre II, Paris, Garnier-Flammarion.
cadavre dans sa maison même, ils se BALL, J.M. (1928). The Sack’em Up Men ! PLATTER, F. (1961). Beloved Son Felix. The
heurtent au maire et au préfet qui ordon- An Account of the Rise and Fall of the Mod- Journal of Felix Platter A Medical Student
nent la crémation. Nul ne dispose à sa ern Resurrectionnists, Édimbourg, Oliver in Montpellier in the Sixteenth Century,
and Boyd. Londres, Muller.
guise de son cadavre ou de celui d’un
proche. Le Conseil d’État les désavoue BAUDRY, P. (1999). La place des morts. PY, B. (1997). La mort et le droit, Paris, PUF.
également. Mais dans nos sociétés mar- Enjeux et rites, Paris, Armand Colin. RICOEUR, P. (2007). Vivant jusqu’à la
quées par l’individualisation du sens, le DE BEAUVOIR, S. (1991). Une mort très mort, suivi de Fragments, Paris, Seuil.
pluralisme éthique et l’aisance à judicia- douce, Paris, Livre de Poche. SAWDAY, J. (1995). The Body Emblazoned.
riser les problèmes amènent les héritiers DIERKENS, R. (1966). Les droits sur le Dissection and the Human Body in Renais-
à déposer un recours auprès de la Cour corps et le cadavre de l’homme, Paris, sance Culture, Londres, Routledge.
européenne. Une panne d’électricité résout ­Masson. SELZER, R. (1987). La chair et le couteau.
le dilemme en 2006. Mais la question se EDELMAN, B. (2009). Ni chose ni per- Confessions d’un chirurgien, Paris, Seuil.
posera sans doute de plus en plus dans les sonne. Le corps humain en question, Paris, SIMMEL, G. (2002). « Métaphysique de la
années à venir. La volonté de contrôler Hermann. mort », dans La tragédie de la culture, Paris,
son existence se prolongeant jusqu’à celle HARPER, K. (1997). Minik l’Esquimau Rivages, p. 167-176.
de contrôler non seulement sa mort, mais déraciné, Paris, Plon. THOMAS, L.-V. (1982). La mort africaine.
aussi la destination de son cadavre en exi- JANKÉLÉVITCH, V. (1994). Penser la Idéologie funéraire en Afrique noire, Paris,
geant des modalités particulières de son mort ?, Paris, Liana Lévi. Payot.
traitement (Edelman, 2009, p. 96 s.) La THOMAS, L.-V. (1980). Le cadavre, De
JANKÉLÉVITCH, V. (1977). La mort, Paris,
cryogénie repose en effet sur l’idée que le Champ-Flammarion. la biologie à l’anthropologie, Bruxelles,
cadavre existe d’autant moins que la mort ­Éditions Complexe.
LASSEK, A.M. (1958). Human Dissection.
est réversible. Le corps demeure donc la Its Drama and Struggle, Springfield, Charles THOMAS, L.-V. (1976). Anthropologie de
personne, et celle-ci est en attente de son C. Thomas. la mort, Paris, Payot.
retour à la vie dès lors que les techniques TORGA, M. (1982). En franchise intérieure
LAWRENCE, D.G. (1958). « “Resurrection”
médicales seront en mesure de soigner la and legislation or body snatching in relation (1933-1977), Paris, Aubier-Montaigne.
pathologie qui les a tués provisoirement. to the A����������������������������������
�����������������������������������
natomy Act in the province of Que-
À leurs yeux, la mort est un état transi- bec », Bulletin of the History of Medicine, Notes
toire, un mot pour désigner l’impuissance vol. 31, no 3, p. 408-424. 1. ���������������������������������������������
À ce propos, les journées d’étude de l’Insti-
actuelle à soigner. LE BRETON, D. (2009). Anthropologie du tut national du patrimoine à Paris, les 14 et
« C’était tellement attendu, et tellement corps et modernité, Paris, PUF. 15 décembre 2010, sur le thème : « Exposer
inconcevable, ce cadavre couché sur le le corps humain : déontologie et questions
LE BRETON, D. (2008). La chair à vif. Usa- juridiques ».
lit à la place de maman. Sa main, son ges médicaux et mondains du corps humain,
front étaient froids. C’était elle encore, et Paris, Métailié. 2. Il faudrait aussi à cet égard prolonger la
à jamais son absence », écrit Simone de réflexion sur la « mauvaise mort » avec ce
LENOIR, F. et J.-P. DE TONNAC (dir.) qu’elle implique de revenants, de fantômes
Beauvoir face au cadavre de sa mère (1991, (2005). La mort et l’immortalité. Encyclo- dans les imaginaires culturels. Là aussi la mort
p. 124). Le mort est là sans être là, il appar- pédie des savoirs et des croyances, Paris, ne transforme pas la victime en cadavre mais
tient à une autre dimension, inaccessible Bayard. en une figure au statut intermédiaire venant
à l’entendement pour qui ne se satisfait LINEBAUGH, P. (1975). « The Tyburn riot hanter les vivants et attiser leur culpabilité.
d’une position matérialiste. Le « réel » du against the surgeons », dans D. HAT et al., 3. J’ai essayé de construire une anthropologie
cadavre est indécidable car toujours tra- Albions’s Fatal Tree. Crime and Society historique à ce propos (voir Le Breton, 2008).
in Eighteenth Century England, Londres,
versé de représentations et de valeurs. À 4. Louis-Vincent Thomas (1982) décrit pour
Lane.
la métaphysique de l’humanité du cadavre, plusieurs sociétés d’Afrique occidentale des
l’anatomiste ou, aujourd’hui, le partisan LINKE, U. (2005). « Touching the corpse. procédés symboliques d’interrogation du mort
The unmaking of memory in the body porté sur une civière, et qui répond selon
des prélèvements d’organes oppose la museum », Anthropology Today, vol. 21, les mouvements qu’il imprime à la civière
physique de ses éléments organiques mais no 5, p. 13-19. ­soutenue par quatre porteurs.
ce faisant il opère un choix de valeurs et
MARTINO, B. (1987). Voyage au bout de la
il défend à son insu une autre forme de vie, Paris, Balland.
métaphysique qui associe le corps à un pur
MENDRESSI, R. (2003). Le regard de l’ana-
organisme et la dépouille humaine, au rien.
tomiste. Dissections et invention du corps
Trancher sur le statut du cadavre après la en Occident, Paris, Seuil.
mort, même avec la meilleure volonté du

AUTOMNE 2010 13 FRONTIÈRES ⁄ VOL. 23, No 1

Vous aimerez peut-être aussi