H I S T O I R E | B I O L O G I E | S O C I O L O G I E | M U S I Q U E | B O TA N I Q U E | P H I L O S O P H I E

n° 30

Gérald Israël Microbiote

Bronner Un jeune État 100 000 milliards
Sociologue des dans une histoire de bactéries
croyances et du réel ancienne sous le nombril

Je ne veux pas
gagner ma vie,
2 2 6 5 - 7 3 7 1

je l’ai.
BORIS VIAN
I S S N
•
1 6 ¤
•
2 0 2 0
A V R I L
T R I M E S T R I E L

Boris Vian Éloquence Climat Rap Montesquieu Idées

Les cent ans d’un Un art antique Moins de pluies, Des racines Comparer pour L’anti-intellec-
homme-orchestre très à la mode plus d’incendies très anciennes comprendre tualisme

w w w.lelepha nt-larev ue.f r

 Cinq outils
pour une mémoire d’éléphant
Hiérarchiser
L’éléphant propose de grands dossiers sur
des thématiques de culture générale, des
rubriques plus courtes pour la découverte,
des anecdotes visant à apporter une infor-
mation ponctuelle. Les grands dossiers sont
organisés en trois parties distinctes : les
connaissances fondamentales (souvent
écrites par des enseignants), l’approfondis-
sement (rédigé par des experts) et les jeux.
Émouvoir
L’éléphant propose des rubriques où la culture
générale est incarnée (« Le grand témoin »,
« Un lieu, une idée », « Influences »…),
permettant de s’approprier le savoir plus
aisément. Les jeux, qui se trouvent dans
chaque dossier et en fin de revue, parce
qu’ils en appellent au plaisir et à la motiva-
tion, constituent un élément essentiel
de l’apprentissage.

Contextualiser
Le dossier est accompagné d’une mise en
situation pour aider à la compréhension
de l’environnement. L’éléphant propose
aussi un agenda qui permet d’anticiper les
événements majeurs.
Répéter
L’organisation des dossiers en trois parties
et l’approche des sujets par des angles dif-
férents permettent une meilleure mémo-
risation. Des thématiques se poursuivent
d’un numéro à l’autre, et des rappels de
dossiers précédents sont proposés. La pla-
teforme numérique, avec ses jeux, consti-
tue un outil idéal pour la mémorisation.
Le site
Le site permet de prolonger la revue et
d’accentuer la répétition par le jeu. Il pro-
pose un dispositif d’auto-évaluation dans
sept grands domaines de la culture
générale, qui va s’étoffer au fil des numéros.
L’utilisateur inscrit peut évaluer ses
connaissances, les approfondir et suivre
son parcours dans les thématiques. Il peut
participer à des concours. Les abonnés de
la revue ont accès à ce contenu enrichi. Un
premier niveau de test plus généraliste est
cependant accessible à tous.
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est une revue éditée par Scrineo
8, rue Saint-Marc 75002 Paris
01 82 09 95 74
Directeur de la publication
Jean-Paul Arif
Rédactrice en chef
Guénaëlle Le Solleu
Rédactrices
Marika Droneau, Mélina Juin
Conception graphique
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Mise en pages
Julian Jeanne
Illustrations
Olivier Balez, Jérémie Claeys, Julian Jeanne,
Cat O'Neil, Mathieu Ughetti
Cartographie 
Allix Piot
Photos
Adobe Stock, BNF, Bridgeman, Leemage,
Rue des Archives, Photononstop,
Science Photo Library, Sipa, Serge Verglas,
Wikimedia Commons
Correction
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Marketing et développement
Corinne Godichaud
Communication, relations presse
Emmanuelle Ribes
Relations lecteurs
Benjamin Cesbron
Ont collaboré à ce numéro
Éric Albert, Étienne Augris, Sylvain Bertot,
Jean-Christophe Blondel, Marjorie Cessac,
Ewenn Chauou, Franck Courchamp,
Valérie Denarnaud-Mayer, Sophie Doudet,
Émilie Dumarest, Bénédicte de La Guérivière,
Audric Mazzietti, Isabelle Mimouni,
Roxana Nadim, Sara Quemener, Loïc Seeberger,
Mélanie Semaine, Nidal Taïbi, Mathieu Ughetti,
Sophie Vo
Remerciements
Charlotte Chaulin, Jérémie Laurent,
Emrick Ntongo, Théophane Prévost
Diffusion
Presstalis /Interforum
Gestion des ventes au numéro
À Juste Titres - Julien Teissier
04 88 15 12 41
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abonnement@lelephant-larevue.fr
Imprimeur
Aubin (86240 Ligugé)
Abonnement  xxie siècles. Elles se développent parfois jusqu’au fanatisme,
64 € TTC par an
Publication trimestrielle
Dépôt légal
Avril 2020
ISSN 2265-7371
Commission paritaire : 0423 K 91770
ÉDITO
L’
histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée
d’un bout à l’autre aurait pu être notre citation de
couverture. Cette boutade de Boris Vian n’est-elle
qu’une blague potache d’un artiste membre du collège de
’Pataphysique, qui aimait flirter avec l’absurde ? Elle résonne
au contraire avec l’actualité tant les fake news – les infox en
français – sont devenues un sujet de société avec le
développement des réseaux sociaux. Sommes-nous entrés
dans l’ère de la crédulité ? s’interroge le sociologue Gérald
Bronner. Une étude publiée dans la
revue Science montre que les fausses
informations se propagent sur Twitter
six fois plus vite que les vraies. Notre
cerveau est ainsi fait qu’il sous-évalue
les bonnes nouvelles par rapport aux
mauvaises, et à l’inverse surpondère les
informations qu’il a envie de croire. De
même, notre intuition apprécie mal les statistiques et nous
fait par exemple considérer comme extraordinaires des
événements conformes aux probabilités. Pour faire le tri
entre croyances et connaissances, entre intuition et
validation, il faut une méthode qui repose sur des dispositifs
rigoureux d’analyse des sources, de détection des failles du
raisonnement. L’enjeu est de séparer le vrai du vraisemblable.
Celui qui veut convaincre cherchera au contraire tous les
moyens pour produire du vraisemblable. Dès le ve siècle
avant notre ère, dans la Grèce antique, on enseigne la
rhétorique, une des bases de l’éloquence. L’objet est
d’identifier et de développer des systèmes d’argumentation
avec pour seul but d’obtenir l’adhésion du public, peu
importe le vrai. Des philosophes comme Socrate s’en agacent
et développent des approches alternatives, comme la
dialectique, jugeant plus important de rechercher la vérité.
Pour Montesquieu, la bonne méthode repose sur la
multiplication des sources et des points de vue. Il lit
beaucoup, collecte des informations lors de ses nombreux
voyages, les répertorie, les combine, les croise, car « on
n’apprend qu’en comparant ». Les scientifiques et les
intellectuels se sont faits les hérauts d’une pensée rigoureuse.
Mais les croyances et les idées fausses sont résistantes. Elles
font leur lit dans l’anti-intellectualisme qui émerge dès la fin
du xixe siècle, dans les mouvements populistes des xxe et
jusqu’à l’assassinat. Ce moment terrible où la croyance n’est
plus modérée par le doute et échappe à tout raisonnement.
GUÉNAËLLE LE SOLLEU ET JEAN-PAUL ARIF
.1
 SOMMAIRE
26 LE GRAND TÉMOIN
Gérald Bronner
« Le satisfaisant intellectuellement
gagne sur le vrai. »
34 Boris Vian,
homme-orchestre
IL Y A CENT ANS NAISSAIT
CET EXTRAORDINAIRE
AVANT-GARDISTE
L’écrivain, journaliste, musicien,
chanteur, parolier était aussi
ingénieur, inventeur et adepte
de la « ’pataphysique ».
Entretien avec Nicole Bertolt,
mandataire pour l’œuvre de Boris Vian
et directrice du patrimoine
46 Histoire d’Israël
NEUF ÉTAPES FONDATRICES
DU RÉCIT NATIONAL
Puisant sa légitimité dans un passé
lointain et mythique, ce jeune État a,
depuis sa création en 1948,
peu connu la paix.
Entretien avec Shlomo Sand,
professeur émérite d’histoire
à l’université de Tel Aviv
68 Le jardin,
ou la nature maîtrisée
UNE HISTOIRE DU JARDIN
D’AGRÉMENT EUROPÉEN
Lieu de culture avant tout utilitaire,
comment le jardin est-il devenu
une œuvre d’art ?
Entretien avec Sonia Keravel et
Alexis Pernet, paysagistes DPLG
2.
82 Montesquieu
le réformateur
PHILOSOPHE CURIEUX, CRITIQUE
DE L’ABSOLUTISME ET LÉGALISTE
Considéré comme l’inventeur de la
démarche sociologique comparatiste,
il fut aussi un grand théoricien
de la séparation des pouvoirs.
« De l’esclavage des nègres »,
un combat en clair-obscur
96 Le fabuleux univers
des fourmis
DES SOCIÉTÉS COMPLEXES
SI DIFFÉRENTES DES NÔTRES
Les fourmis forment un monde varié,
hiérarchisé, codifié, utile à la nature
et à l’homme.
Les fourmis envahissantes, menace
sur la biodiversité
108 Qu’est-ce que
l’éloquence ?
BIEN PARLER OU MANIPULER :
QUELLE DISTINCTION ?
Grand débat national, grand oral
au bac... La pratique de l’éloquence,
théorisée sous l’Antiquité, revient
à la mode.
Les stratagèmes de l’éloquence selon
Arthur Schopenhauer
COUVERTURE :
OLIVIER BALEZ

126 Les origines du rap
LE GENRE DE PRÉDILECTION
DE LA JEUNE GÉNÉRATION
A DÉJÀ UN CERTAIN ÂGE
Musique de l’emprunt et du recyclage,
le rap est partout et s’adapte à l’endroit
où il se fabrique.
Le rap français, un genre à part ?
138 L’anti-intellectualisme
en France
UNE HISTOIRE OUBLIÉE
La France, « patrie des intellectuels »
dans l’imaginaire collectif, a un revers
que l’on rechigne à évoquer.
Les autres rendez-vous
de l’éléphant 
L’édito page 1
Que le temps passe vite !
L’éléphant publie son trentième numéro
Ce qu’il fallait retenir du précédent numéro
L’actu page 8
Se souvenir des événements passés
Agenda du deuxième trimestre 2020
Iran : une victoire pour les durs du régime
Élections locales en Angleterre, un scrutin
particulièrement compliqué
Le risque accru des « méga-feux » en Europe
La liberté d’expression, ombre portée de la
Révolution française
Turner à l’honneur à Paris

Entretien avec Sarah Al-Matary, La carte page 24

maîtresse de conférences en littérature Partir un jour : la retraite dans le monde

Sa langue au chat page 45

150 Microbiote : le peuple L’étymologie de quelques mots croisés
de nos intestins dans ce numéro
NOTRE CORPS HÉBERGE UN
ÉCOSYSTÈME FOISONNANT Un lieu, une idée page 64
Elles sont 100 000 milliards, et nous La montagne de Lure,
devons à ces bactéries notre énergie, terre d’inspiration pour Jean Giono
notre immunité et notre bonne humeur.
La question dessinée page 80
Entretien avec Gabriel Perlemuter, Comment les plantes font-elles leurs fleurs ?
chef du service hépato-gastro-
entérologie à l’hôpital Antoine-Béclère L’œuvre commentée page 94
Allégorie et effets du bon et du mauvais
gouvernement, d’Ambrogio Lorenzetti

Pour ne plus se tromper page 107

Les verbes pronominaux

Influences page 118

Gabriel Le Bomin
« Le cinéma est matriciel. Il m’a structuré. »

Remue-méninges page 148

.3
QUE LE TEMPS PASSE VITE !
UN ÉLÉPHANT,
ÇA TRENTE
ÉNORMÉMENT
PA R M A R I K A D R O N E A U
ous l’avez peut-être remarqué sur
V la couverture, un peu au-dessus
de la bobine de Boris Vian, ou sur
le dos de la revue au moment où vous l’avez
glissée dans votre bibliothèque  : ce
«  numéro  30  » qu’arbore avec fierté
l’éléphant ce trimestre. Pour l’occasion,
nous aurions bien été « trentés » de vous
infliger trente jeux de mots douteux ou de
vous offrir trente ans d’abonnement mais,
après réflexion, nous avons finalement
opté pour un point culture générale autour
du nombre trente : heureux ? Événement
historique, anecdote, ville, numéro ato-
mique ou départemental  : sans plus
attendre et sans autre justification perti-
nente que notre plaisir tout personnel d’in-
sister sur ce numéro rond, découvrez le
trente sous toutes ses coutures !
ADOBE STOCK
4.
DES TRENTE GLORIEUSES AUX TRENTE PITEUSES
Les « Trente Glorieuses » : l’expression, qui figure désormais
dans tous les manuels d’histoire, est à l’origine le titre
d’une étude de l’économiste Jean Fourastié parue en 1979.
Choisie en référence aux Trois Glorieuses, ces trois journées
de l’été 1830 durant lesquelles se déroula la révolution de
Juillet, elle désigne la trentaine d’années qui s’étend de la fin
de la Seconde Guerre mondiale à 1975. De nombreux pays
industrialisés,dontlaFrance,connaissentdurantcettepériode
une prospérité sans précédent : retour à la paix, explosion de
la natalité (« baby-boom »), baisse historique du chômage,
augmentation générale du pouvoir d’achat et croissance
économique remarquable – près de 5 % du PIB en France. Ils
entrent dans la société de consommation. Cette ascension est
brutalementterminéeavecleseffetsdupremierchocpétrolier
de 1973. Selon l’historien et économiste Nicolas Baverez,
s’ouvre alors une période de déclin pour une France qui ne
parvient pas à s’adapter à la mondialisation de l’après-guerre
froide. Il baptise ces années les « Trente Piteuses »
dans un ouvrage du même nom en 1997.
NOM DE CODE : NUMÉRO TRENTE
C’est dans la région Occitanie, anciennement le
Languedoc-Roussillon, que se trouve le département
français portant le code officiel géographique
numéro 30 : le Gard. Empruntant son nom à la rivière qui
letraverse,ilpossèdeuneimportantevariétégéologique
puisqu’il se trouve au croisement de la chaîne
montagneuse des Cévennes, des Garrigues, du plateau
des Costières et de la région marécageuse de la Petite
Camargue. Si vous savez peut-être que son chef-lieu est
la ville de Nîmes et que l’on nomme ses habitants les
Gardois, savez-vous qu’il héberge l’un des monuments
romains les plus spectaculaires de France ? Bâti durant la
première moitié du ier siècle, le pont du Gard était destiné
au passage d’un aqueduc avant de devenir, au Moyen
Âge, un pont routier. Haut de quarante-neuf mètres et
composé de soixante-quatre arches et arceaux, il est
le dernier pont antique de trois étages encore debout
aujourd’hui. Il a été classé au patrimoine mondial de
l’UNESCO en 1985.

POURQUOI LE MOIS D’AOÛT N’A PAS TRENTE JOURS
Il n’aura échappé à personne que les mois de juillet et d’août
sont les seuls qui se suivent en ayant tous deux trente et un
jours. Pourquoi cette fantaisie rompant avec l’alternance
régulière des autres mois, alors même que février est amputé
d’un jour (ou deux selon les années, voir l’éléphant no 29) ?
Au moment où est adopté le calendrier julien, en 46 avant
notre ère, les mois de trente jours alternent avec ceux qui
en comptent trente et un de façon constante sur l’ensemble
de l’année. Seul le mois de février, alors le dernier des
douze, compte alors un jour de moins trois ans sur quatre
– le principe des années bissextiles existe déjà. Cela change
lorsque l’empereur Auguste succède à Jules César. Ce dernier
ayant baptisé le mois de juillet en référence à son nom,
Auguste décide de renommer le suivant en référence au sien.
Mais pas question qu’août soit plus court que juillet et qu’il
n’ait que trente jours : Auguste retranche au mois de février
un jour supplémentaire pour que juillet et août soient égaux.
Une étrangeté qui est conservée au xvie siècle, lors de
l’adoption de notre calendrier grégorien !
TRENTE ANS DE GUERRE
La guerre de Trente Ans débute en 1618 sur un conflit
opposantlesnoblesprotestantsdeBohêmeàl’empereur
catholique Matthias, qui a abrogé la Lettre de Majesté
garantissant les libertés religieuses dans cette région.
Les protestants offrent alors le trône de Bohême à un
prince allemand calviniste, Frédéric, suscitant laréaction
immédiate de la Sainte Ligue, formée par les princes
catholiques, qui défait les protestants en 1620. Le conflit
devient alors international : de nouveaux belligérants,
parmi lesquels le roi du Danemark puis le roi du
Suède, appuyé par le cardinal de Richelieu en France,
interviennent en soutien aux protestants contre leSaint-
Empire romain germanique dominé par la maison de
Habsbourg, la Ligue catholique, ainsi que l’Espagne de
Philippe IV de Habsbourg, qui entreprend de reconquérir
ses anciennes possessions des Provinces-Unies. Suite à la
défaite de ses alliés et craignant de se voir encerclé par
les possessions habsbourgeoises, le royaume de France
déclare la guerre à la monarchie espagnole en 1635.
Alors que les traités de Westphalie, en 1648, marquent
la fin de la guerre de Trente Ans et amorcent le déclin
du Saint-Empire, le conflit franco-espagnol se poursuit
jusqu’en 1659.
LE CONCILE DE TRENTE,
BERCEAU DE LA RÉFORME CATHOLIQUE
Nous vous l’accordons, cela n’a aucun lien avec lenombre
trente – mais qui a dit que nous n’avions pas le droit
de tricher un peu ? Le concile de Trente doit son nom
à celui de la ville italienne dans laquelle il se déroule
principalement. Il est organisé en réaction à la Réforme
protestante et se tient entre 1545 et 1563. Considéré
comme l’un des conciles fondamentaux de l’histoire
de l’Église catholique, il en redéfinit les principes et les
dogmes par opposition aux théories protestantes. Il fait
des Écritures et de la tradition les seules sources de la
foi, renforce l’importance des sacrements et le pouvoir
des évêques, ou encore institue le séminaire commelieu
de formation des prêtres. Le concile initie le mouvement
de la Contre-Réforme – baptisé ainsi a posteriori – et
sa fin coïncide, en France, avec le début des guerres
de Religion. Si la ville de Trente lui doit aujourd’hui sa
célébrité, cela aurait pu en être autrement : les villes de
MantoueetdeVicencesontsuccessivementretenuespar
le pape Paul III pour accueillir le concile avant que, suite
à plusieurs ajournements et contraintes politiques,
le choix ne se porte finalement sur Trente.
LE TRENTIÈME ÉLÉMENT
Connaissez-vous le nom de l’élément portant le numéro
atomique 30 ? Selon la définition du Larousse, c’est un
« métal blanc bleuâtre, peu altérable, susceptible d’un
beau poli, de masse atomique 65,37 ». Non ? Vous ne
voyez pas ? Il s’agit du zinc. S’il est utilisé dès l’Antiquité
sous forme d’alliage pour la fabrication de laiton ou
d’airain, sa composition est redécouverte en Europe au
xviiie siècle : il est, depuis, devenu l’un des métaux les
plus exploités aux côtés du fer, de l’aluminium ou de
l’argent.S’ilsertprincipalementcommerevêtementpour
protéger certains aciers de la corrosion, il possède aussi
– le saviez-vous ? – de nombreuses vertus pour la santé,
en particulier pour la peau ! Il permettrait de ralentir
le vieillissement des cellules cutanées, de lutter contre
les problèmes de peau (acné, psoriasis ou ulcères), et
favoriserait la cicatrisation. Parmi les aliments riches en
zinc, on compte les huîtres, la viande rouge ou encore les
céréales complètes.
.5
 se souvenir

L’hippocampe
et l’éléphant
LE DUEL
Vous souvenez-vous d’avoir contemplé une
mer de nuages aux côtés du voyageur de
Caspar David Friedrich ? Sauriez-vous
retracer l’histoire de cette machine
omniprésente qu’est devenu le téléphone,
ou expliquer en quoi la planète est un sujet
de droit ? Comme chaque trimestre, il est
temps de faire appel à votre hippocampe,
organe cérébral jouant un rôle majeur dans
le rappel des connaissances mémorisées…

Au commencement était… L’homme exécuté

On considère que le romantisme prend racine
dans une œuvre de Goethe. Laquelle ?
••Pygmalion (1767)
Les Souffrances du jeune Werther (1774)
Selon la philosophe Hannah Arendt, dans le
monde industrialisé, l’être humain n’est appelé qu’à
une répétition cyclique des mêmes tâches et non
plus à agir véritablement ni à se singulariser.

••L’Les Affinités
Apprenti sorcier (1797)
électives (1809)
VRAI FAUX

La France fait du logis
En quelle année la toute première loi sur le contrôle
des logements insalubres est-elle votée en France ?
La citation
Qui a écrit : « Je crierai je crierai plus fort que
les obus / Que ceux qui sont blessés et que ceux
qui ont bu » ?

••1850
1885
••Paul Éluard
Paul Valéry
••1925
2020
••Louis Aragon
Le soldat Ryan

6.
 Allô ?
En France, dans les années 1970, la volonté
du président _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ permet
au téléphone de se démocratiser.
Voir grand
Remettez les lettres dans l’ordre pour former
le nom du plus grand radiotéléscope au monde,
bâti en 2016 en Chine et symbole de sa volonté
de puissance.
STFA
La nature reprend son droit
Reliez chacun des événements suivants à la date
qui lui correspond.
1. Création d’un Code de l’animal en France :
les animaux ne sont plus traités par les juristes
comme des choses mais comme
des êtres vivants
2. L’ONU adopte la résolution faisant de l’accès
à l’eau potable et à l’assainissement des droits
humains fondamentaux
3. La France inscrit dans le Code civil une loi
reconnaissant les animaux comme des « êtres
vivants doués de sensibilité »
4. La Slovénie devient le premier pays européen
à inscrire dans sa Constitution le « droit à l’eau
potable »
A. 2010 B. 2015 C. 2016 D. 2018
Un peu de paperasse : la bataille de Fréteval.
La nature reprend son droit : 1-D ; 2-A ; 3-B ; 4-C.
Spherical Radio Telescope.
Voir grand : FAST, abréviation en anglais de Five-hundred-meter Aperture
raccordés fait alors plus que tripler.
sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Le nombre de foyers
Allô : un plan de « rattrapage » en équipement téléphonique est instauré
Dunkerque, à laquelle il a participé en mai 1939.
publié en 1942. Il y évoque trois jours de combat lors de la bataille de
LE CONSEIL MÉMOIRE
D ’A u D r i C M A Z Z i e T T i
notre docteur en psychologie cognitive
vous livre un secret.
V ous avez peut-être décidé, avec les beaux jours
qui arrivent, de vous (re)mettre au sport. Je me
trompe ? Eh bien, sachez que c’est une excellente
nouvelle pour votre corps, mais aussi pour votre
mémoire ! En effet, de nombreuses études montrent
que pratiquer une activité sportive régulièrement ou
juste après un apprentissage stimule l’efficacité de la
mémoire. Pourquoi ? Tout simplement parce que
faire du sport améliore notre fonctionnement
cardiovasculaire général, ce qui nous permet
d’alimenter plus efficacement nos muscles, mais aussi
notre cerveau. Notre cher petit cerveau est mieux
nourri et mieux oxygéné, ce qui le rend plus efficace.
En plus de cela, la pratique sportive sécrète des
hormones comme la noradrénaline, qui stimule le
fonctionnement cérébral, notamment celui des
régions impliquées dans la mémoire sémantique.
Vous ne pourrez plus dire que le sport ne rend pas
intelligent. Alors si vous voulez faire un cadeau à
votre mémoire, faites un peu de sport !
Un peu de paperasse
Philippe Auguste dote le pays d’un embryon d’État
lorsqu’il enclenche la mise en place d’une
administration.
Après quelle bataille décide-t-il de réunir
les archives dans un seul lieu et de mettre fin à leur
itinérance ?
La citation : c’est Louis Aragon, dans le poème « La nuit de Dunkerque »,
peu été coupé de l’œuvre, et plus encore de la capacité d’action.
L’homme exécuté : vrai. Plongé dans un bain de travail, l’individu a peu à
loi engage une politique de construction de logements sociaux, les HBM.
La France fait du logis : en 1850. Il faut attendre 1894 pour qu’une autre
Les Rêveries du promeneur solitaire (1782) de Rousseau.
notamment dans Les Souffrances du jeune Werther de Goethe et
fluctuante, on peut estimer que le romantisme trouve ses racines
Au commencement était : bien que la chronologie du mouvement soit
.7
 ACTU
Précédemment
dans le monde
49.3
Le 3 mars, la réforme des retraites a été adoptée en
première lecture à l’Assemblée nationale après le
recours à l'article 49.3 de la Constitution, malgré le
dépôt de deux motions de censure par l'opposition. Il
permet au gouvernenent de se passer du vote de
l’Assemblée et de présenter son texte directement au
Sénat, qui l’examine fin avril. La réforme avait
provoqué une série de manifestations dans le pays
depuis le 5 décembre. La mobilisation à la SNCF a
établi un record : trente-sept jours de grève
consécutifs. Il s’agit de la plus longue interruption du
travail pour un même mouvement social, effaçant les
vingt-neuf jours de grève continue de 1986-1987 pour
la défense des conditions de travail à la SNCF.
Manifestation à Paris. DR
CARLOS GHOSN,
PATRON DÉCHU ET EN FUITE
Le 24 février, le constructeur automobile Renault a
annoncé qu’il se constituait partie civile dans le cadre
de l’enquête judiciaire visant Carlos Ghosn, son
ancien PDG, pour abus de biens sociaux en France.
En effet, le patron déchu est soupçonné d’avoir
organisé deux soirées d’ordre privé au château de
Versailles, dont l’une en 2016 pour son mariage. Peu
de temps avant, Ghosn avait attaqué l’entreprise
Renault-Nissan pour rupture abusive de contrat, .
Depuis décembre 2018, il était déjà accusé par la
justice japonaise de n’avoir pas déclaré une grande
partie de ses revenus perçus entre 2010 et 2015, et
avait interdiction formelle de quitter le Japon depuis
avril 2019. L’annonce de sa fuite vers Beyrouth, le
29 décembre dernier, avait suscité la stupéfaction
puis de nombreuses réactions à travers la
communauté internationale. Le Liban et le Japon
n’ayant pas d’accord obligeant les deux pays à
extrader les fugitifs installés sur leur sol, Ghosn n’est
à l’heure actuelle sous la menace d’aucune
arrestation. Des procédures judiciaires sont
néanmoins ouvertes dans treize pays.
8.
Après Trump,
le déluge ?
Alors que les démocrates américains font
campagne pour élire le candidat ou la candidate qui
les représentera lors de la présidentielle de novembre
prochain, le parti républicain a déjà affiché son
soutien à Donald Trump pour briguer un second
mandat. Pourtant, l’actuel président américain était
sur la sellette il y a encore peu de temps.
Le 24 septembre 2019, la présidente de la
Chambre des représentants Nancy Pelosi annonçait
l’ouverture d’une enquête sur Donald Trump pour
« abus de pouvoir et obstruction au Congrès ».
Cette enquête marquait le début de la procédure
d’impeachment visant à le destituer. Un lanceur
d’alerte avait en effet accusé le président d’avoir
demandé, lors d’un échange téléphonique avec le
président ukrainien Volodymyr Zelensky, l’ouverture
d’une enquête sur le démocrate Joe Biden, ce qui
aurait favorisé sa propre réélection. Cette annonce a
participé au déclenchement de la procédure
d’investigation, au terme de laquelle Trump a été
appelé à comparaître devant le Sénat. Ce genre de
procédure est historique : il est le troisième président
à avoir été jugé pour faute grave, après Lyndon
Johnson et Bill Clinton.
L’issue du procès était prévisible : le 4 février
dernier, lors du vote final, tous les élus du parti
républicain ont apporté leur soutien à Donald
Trump, à l’exception de Mitt Romney. Pour que la
destitution soit effective, une majorité des deux tiers
était nécessaire, soit soixante-sept voix sur cent, ce
qui représente l’ensemble des démocrates et au moins
vingt républicains sur les cinquante-trois présents.
Le président était donc jugé par des sénateurs dont
la majorité appartenait à son parti, et n’avait ainsi
presque aucun risque de se voir condamner. Ainsi,
 SARS-COV-2 : UN VIRUS
VENU DE CHINE
En décembre 2019, les autorités sanitaires chinoises
alertent l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
au sujet d’une épidémie de pneumonie d’allure
virale. La maladie est bientôt baptisée Covid-19 et se
propage très rapidement dans la ville de Wuhan,
épicentre de l’épidémie, et dans le reste du pays,
avant de toucher la Corée du Sud, l'Italie et l'Iran. Dès
le 7 janvier 2020, il est établi que Covid-19 est causée
par le virus SARS-CoV-2, un type de coronavirus
jusqu’alors inconnu. Les coronavirus sont une famille
de virus touchant de nombreuses espèces animales
Donald Trump en conférence de presse le 26 février. OLIVER CONTRERAS/SIPA et parfois l’être humain. Les maladies qu’ils
provoquent touchent principalement les systèmes
respiratoires et digestifs, et vont de la simple rhinite à
malgré la validation des accusations portées contre des complications respiratoires plus graves et parfois
lui, Trump a confirmé lors de ce procès son emprise mortelles, comme le SRAS (Syndrome respiratoire
aigu sévère), qui s’était déclaré en Chine en 2002 et
sur le parti républicain. L’accusé ne s’est jamais caché avait causé huit cents morts. Les coronavirus
du manque de considération qu’il portait à cette présentent la capacité d’évoluer rapidement et de
procédure. Après s’en être pris personnellement à s'adapter à de nouvelles espèces hôtes. Si rien n'est
encore confimé, il semblerait que le SARS-CoV-2, tout
Nancy Pelosi, il a refusé de lui serrer la main lors du comme le virus du SRAS, ait d’abord émergé chez la
discours sur l’état de l’Union qu’il a prononcé devant chauve-souris. Il serait ensuite passé par un hôte
intermédiaire, le pangolin, vendu sur les marchés
les sénateurs le jour même de son acquittement. Le chinois, avant de devenir apte à infecter l’être
7 février, il a annoncé le renvoi de deux fonction- humain. À noter : bien que très contagieuse,
naires de son administration, témoins clés qui l’infection est cependant bénigne dans 80 % des cas.
s’étaient prononcés contre lui lors du procès, sans
cultivées en laboratoire. NIAID/FLICKR
SARS-CoV-2 (en doré) émergeant de cellules

préciser le motif de leur éviction.

Démocrates recherchent candidat

L’issue de la procédure a coïncidé avec le début
des primaires démocrates, qui dureront jusqu’au mois
de juin. Dans la course, six candidats se sont
démarqués. D’abord Joe Biden, ancien vice-président
de Barack Obama, Bernie Sanders, opposant
d’Hillary Clinton lors des primaires 2016, et la
sénatrice Elizabeth Warren qui s’était imposée
comme la figure de proue du parti après le départ de UNE PLANÈTE
Clinton. Face à ces trois grands noms avaient émergé HABITABLE DÉCOUVERTE
la sénatrice Amy Klobuchar, le jeune Pete Buttigieg et La NASA a annoncé le 6 janvier avoir découvert une
l’ancien maire de New York, milliardaire et ex- planète habitable à environ 100 années-lumière de la
Terre. Même s’il est à l’heure actuelle impossible
républicain, Michael Bloomberg. Le mardi 3 mars, d’atteindre des étoiles situées aussi loin de nous, elle
surnommé « Super Tuesday », a été une étape clé : les peut malgré tout être considérée comme étant à une
délégués de quatorze États, soit 20 % des électeurs, distance intéressante, en cela qu’elle n’est ni trop près
ni trop loin du Soleil. Une telle position rend par
sont passés aux urnes. La veille, Klobuchar et conséquent possible la présence d’eau liquide à sa
Buttigieg s’étaient retirés de la course, apportant leur surface, ce qui faciliterait le développement de la vie.
Faisant à peu près 120 % de la taille de notre planète,
soutien à Joe Biden. Le lendemain, la remontée elle reçoit du Soleil une quantité d’énergie
inattendue de ce dernier a poussé Bloomberg à suivre équivalente à 86 % de celle que notre astre envoie
le mouvement. Elisabeth Warren a elle aussi renoncé, à la Terre. L’agence américaine doit à présent
effectuer des recherches supplémentaires afin de
sans se rallier ni à Biden ni à Sanders, qui étaient au tenter de déterminer la composition de son
coude à coude après ce scrutin. atmosphère et sa température de surface.

.9
 ACTU
L’agenda
prévisionnel
COUTURIERS DE LA DANSE,
DE CHANEL À VERSACE
LE CNCS MONTRE CE QUE LA MODE ET LA DANSE ONT
DE PLUS BEAU À OFFRIR EN PRÉSENTANT ICI CENT
TRENTE COSTUMES CONÇUS ENTRE AUTRES PAR JEAN
PAULGAULTIER,CHRISTIANLACROIX,GIANNIVERSACE
OUENCORECOCOCHANEL.JOUANTINTELLIGEMMENT
SUR LES FORMES, LES MATIÈRES ET LES COULEURS,
CETTE EXPOSITION REND HOMMAGE AU TRAVAIL
D’ORFÈVRE ACCOMPLI PAR LES PLUS GRANDS
CRÉATEURS DANS LE BUT DE SUBLIMER
LA DANSE. UNE CRITIQUE PLUS COMPLÈTE DE CETTE
EXPOSITION EST À LIRE SUR LE SITE INTERNET
DE L’ÉLÉPHANT.
Jusqu’au 3 mai au Centre national du costume
de scène (Moulins)
DES MARCHES, DÉMARCHES
La marche à pied est un objet d’art : l’errance, la
découverte, la trace qu’on laisse… tout est matière à
la création et à la réflexion. La pratique artistique se
mêle ici à la pratique physique, à l’élan du corps. Artistes
et artistes-marcheurs explorent, glanent, immortalisent
et offrent au visiteur – qui lui-même déambule sur trois
plateaux différents – un éventail d’œuvres plastiques,
performances et vidéos.
Jusqu’au 10 mai au FRAC PACA (Marseille)
LE CANADA ET
L’IMPRESSIONNISME :
NOUVEAUX HORIZONS
SAVIEZ-VOUS QUE L’IMPRESSIONNISME AVAIT
RAYONNÉ JUSQUE DANS LES ÉTENDUES
GLACÉES DU CANADA ? L’EXPOSITION DE
L’HERMITAGE NOUS INVITE À COMPRENDRE
COMMENTLESPEINTRESCANADIENS,VENUS
EN EUROPE POUR SE FORMER, ONT
DÉCOUVERT, ONT INTÉGRÉ ET SE SONT
APPROPRIÉ LE MOUVEMENT. REVENUS AU
PAYS, ILS RÉALISENT ALORS DES TABLEAUX
ENVOÛTANTS, OÙ LA NEIGE SE PARE DE
REFLETS ROSES ET BLEUTÉS.
Jusqu’au 24 mai à la Fondation
de l’Hermitage (Lausanne)
10.
LES PHARAONS RÈGNENT
SUR LA RÉGION PACA
Si les noms de Toutankhamon, Ramsès ou
encore Cléopâtre nous sont familiers, ceux
de combien d’autres pharaons l’histoire
a-t-elle oubliés ? Qui se souvient de Téti,
de Sésostris ou encore de Nectanébo ? En
puisant dans ses propres fonds et dans ceux
d’autres grandes collections françaises et
européennes, le Mucem souhaite redonner
de l’importance à la mémoire de certains
souverains d’Égypte au cours d’un parcours
s’étendant sur plus de cinq mille ans. Des
hiéroglyphes à la musique pop, l’exposition
Pharaons superstars réunit à Marseille, du
29 avril au 17 août, une grande variété
d’objets témoignant de la popularité des
pharaons. L’exposition Pharaons, Osiris et la
momie vise quant à elle à mettre en valeur le
fonds égyptien ancien du musée Granet à
Aix-en-Provence. Digne des plus grands
musées du monde, cette collection de plus
de deux cents objets sera présentée au public
du 17 avril au 20 septembre, après une
importante campagne de rénovation. La
momie du varan du Nil, qui a permis
l’analyse des techniques d’embaumement,
sera la pièce phare de l’exposition. Le musée
accueillera également une pièce
monumentale : un colosse de deux mètres
prêté par le musée du Louvre. En usant de
présentations en 3D, de films et même d’une
version pédagogique du jeu Assassin’s Creed,
l’exposition rendra accessible à tous les
mystères des pharaons, de leur rapport à la
mort, à l’écriture ou aux divinités.

Les funérailles de Victor Hugo au Panthéon. MAISON DE VICTOR HUGO PARIS
VICTOR HUGO, LA LIBERTÉ
AU PANTHÉON
« Derrière l’humble corbillard, marchaient
des jardins de fleurs et les pouvoirs
cabotinants de la Nation, et puis la Nation
elle-même, orgueilleuse et naïve, touchante
et ridicule, mais si sûre de servir l’idéal »,
écrit le nationaliste Maurice Barrès dans
Les Déracinés. Le 1er juin 1885, un long
cortège se forme dans les rues de Paris, au
départ de l’Arc de triomphe en direction du
Panthéon, temple des grands hommes. Deux
millions de personnes endeuillées sont
réunies pour rendre hommage à une des
personnalités littéraires et politiques les plus
influentes du xixe siècle, Victor Hugo.
Décédé le 22 mai 1885, le vieil homme était
considéré comme un symbole de liberté et
de laïcité pour la IIIe République.
Du 22 avril au 31 août, à l’occasion du
135e anniversaire de ses funérailles, le Centre
des monuments nationaux, en collaboration
avec la Maison de Victor Hugo et Paris
Musées, présente sa nouvelle exposition sur
l’écrivain des Misérables, Victor Hugo, la
liberté au Panthéon. Dans la crypte où
l’homme repose, l’exposition s’intéresse à son
parcours jusqu’à sa panthéonisation.
Rassemblant des œuvres et des documents
inédits issus des collections de la Maison de
Victor Hugo, elle propose un voyage dans la
pensée libre et engagée d’un écrivain dont le
nom, cent trente-cinq ans plus tard, résonne
encore dans nos mémoires.
POMPÉI
REMONTEZ LE TEMPS ET (RE)DÉCOUVREZ L’HISTOIRE
TRAGIQUE ET FASCINANTE DE LA CÉLÈBRE CITÉ ANTIQUE.
ORGANISÉEAUTOURD’UNPARCOURSIMMERSIFSERVIPAR
DES PROJECTIONS HAUTE DÉFINITION ET DES
RECONSTITUTIONS3D,CETTEEXPOSITIONPERMETDEVOIR
SOUS UN ŒIL NOUVEAU CETTE VILLE CLASSÉE AU
PATRIMOINE MONDIAL DE L’UNESCO DEPUIS 1997.
Jusqu’au 8 juin au Grand Palais (Paris)
LES VILLES ARDENTES : ART,
TRAVAIL, RÉVOLTES, 1870-1914
Débutant juste après la Commune, alors que la France
connaît d’importantes mutations économiques,
politiques et sociales, cette exposition montre en quoi
l’industrialisation accélérée de la société française a
suscité des motifs autour desquels les peintres
impressionnistes, post-impressionnistes et naturalistes
ont réussi à se retrouver.
Jusqu’au 20 septembre au musée des Beaux-Arts
de Caen
PASCAL QUIGNARD,
FRAGMENTS D’UNE ÉCRITURE
PASCALQUIGNARDAYANTFAITDONDEL’ENSEMBLEDESES
ARCHIVES À LA BNF EN 2018, CETTE DERNIÈRE DÉDIE UNE
EXPOSITION À L’AUTEUR DE TOUS LES MATINS DU MONDE
ET DES OMBRES ERRANTES. L’OCCASION POUR LES
VISITEURSDEDÉCOUVRIRUNECENTAINEDEPIÈCES,PARMI
LESQUELLES DES MANUSCRITS,DES CORRESPONDANCES,
DES PHOTOGRAPHIES ET DES PEINTURES RARES.
Du 8 avril au 7 juin à la Bibliothèque nationale de France
LE CORPS ET L’ÂME.
SCULPTURES ITALIENNES
DE LA RENAISSANCE
Plongez au cœur d’une période de renouveau
artistique et intellectuel intense. Cette exposition,
centrée sur la puissance émotive de la sculpture,
montre les efforts des plus grands artistes
de l’époque, de Donatello à Michel-Ange, pour
s’approcher autant que possible d’une représentation
réaliste de l’être humain.
Du 6 mai au 17 août au musée du Louvre
LES OLMÈQUES ET
LES CULTURES DU GOLFE
DU MEXIQUE
Tenant son nom de sa production de caoutchouc,
la culture olmèque s’est épanouie de 1600 avant notre
ère à 100 de notre ère. À l’occasion d’une plongée dans
le temps, l’exposition met en lumière la richesse d’une
culture relativement méconnue, jusqu’à ce que des
travaux archéologiques d’importance lui redonnent
de la visibilité lors de la seconde moitié du xixe siècle.
Du 19 mai au 15 novembre au musée
du quai Branly-Jacques Chirac
. 11
 ACTU

IRAN
Une victoire des durs du régime
Les élections législatives viennent clore une période d’extrême
tension interne et externe pour le pays.
PA R É T I E N N E A U G R I S , P R O F E S S E U R D ’ H I S T O I R E - G É O G R A P H I E

n février dernier, les Iraniens étaient désormais convaincus que le système ne peut

E appelés aux urnes pour renouveler

leur Parlement. La particularité du
régime politique et du système électoral ainsi
que la situation compliquée du pays ont fait
de ce rendez-vous un simulacre de démocra-
tie. La participation – pour autant que les
chiffres soient fiables – est inférieure à 50 %
pour la première fois depuis la révolution de
1979 : annoncée à 42 % (mais seule-
ment 25 % à Téhéran), elle est vendue
par le régime comme exceptionnelle
compte tenu de la conjoncture natio-
nale… et du coronavirus ! Sachant
que la moitié des candidatures ont été
au préalable refusées par le Conseil
des gardiens de la Constitution (com-
posé de six membres nommés par le
guide suprême, Ali Khamenei), dont
75 % des anciens députés réforma-
teurs candidats à leur réélection, le résultat
était prévisible : les conservateurs, partisans
de la ligne dure du régime, obtiennent logi-
quement une écrasante majorité.
Reprise en main avant
la prochaine présidentielle
Outre les manipulations et les fraudes, le
résultat révèle la perte de tout soutien parmi
la population pour l’autre camp, celui des mo-
dérés ou des réformateurs, qui ne souhaitent
pas le renversement du régime mais son chan-
gement de l’intérieur. Le président de la République
réformateur Hassan Rohani, élu en 2013 et réélu
en 2017, souffre en effet des nombreuses dé-
sillusions de ses électeurs, dont beaucoup sont
évoluer. Les classes moyennes, massivement
mobilisées en 2009 lors des manifestations
contre les fraudes électorales, l’avaient soutenu
en 2013 dans l’espoir que le changement de stra-
tégie vis-à-vis de la communauté internationale
qu’il proposait allait améliorer la situation éco-
nomique. Quant aux classes populaires, elles
ont été les principales victimes en no-
vembre 2019 d’une violente répression
que Rohani a endossée. La victoire des
Beaucoup conservateurs ne correspond donc en
d’électeurs sont rien à une volonté populaire mais bien
à une reprise en main du pays qui de-
convaincus que vrait se confirmer en 2021 avec l’élec-
le système ne tion présidentielle.
Ce renforcement de l’emprise des
peut évoluer. durs du régime est le résultat d’une
séquence pleine de tensions qui ont
conduit l’Iran au bord d’un affronte-
ment armé avec les États-Unis. Pourtant, la
situation avait évolué de manière positive avec
l’accord sur le nucléaire signé à Vienne en 2015
par l’Iran avec les États-Unis, la Russie, la
Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne
(voir l’éléphant no 26). L’Iran s’engageait à li-
miter son programme nucléaire en échange
d’une levée des sanctions économiques qui
frappaient le pays. Le pari du président Rohani
était alors de faciliter la croissance écono-
mique à un moment où le cours du pétrole
était à la baisse. Entre la mise en application
de l’accord et le début du mandat de Donald
Trump en janvier 2017, il y a donc eu une
brève fenêtre d’opportunité qui a permis le re-
tour des investisseurs. Mais le retrait des États-

12.

Une Iranienne vote à Téhéran le 21 février 2020. EBRAHIM NOROOZI/AP/SIPA
Unis de l’accord de Vienne en 2018 a signifié
le retour des difficultés économiques et de
leurs conséquences sociales. Comme prévu,
et contrairement à la rhétorique trumpienne
d’effondrement du régime, les sanctions font
actuellement le jeu des conservateurs en af-
faiblissant les réformistes.
Révoltes et nationalisme
Le retour des sanctions a eu un effet désas-
treux. Avec la chute des exportations de pé-
trole, le PIB iranien a reculé de 9,5 % en 2019,
précipitant de nombreux habitants dans la pau-
vreté. L’émigration des diplômés, visible dans
le passé mais ralentie par les perspectives ou-
vertes par l’accord sur le nucléaire, a repris de
plus belle. Le régime ne l’empêche pas, pas mé-
content de voir de possibles contestataires s’exi-
ler. Ceux qui restent se débattent avec les dif-
ficultés du quotidien. Lorsque les prix de
l’essence ont augmenté de 50  % en no-
vembre 2019, des émeutes ont éclaté dans le
pays. Le régime s’y attendait sans doute, cou-
pant l’accès à Internet pendant une semaine et
réprimant violemment la contestation : le bilan,
établi par Amnesty International, est très lourd,
avec plus de trois cents morts.
Le régime tente de se servir du nationalisme
comme dérivatif à la colère populaire. Engagé
dans plusieurs pays de la région en soutien
d’États ou de groupes armés, l’Iran se heurte
aux États-Unis et à ses alliés régionaux, qui
l’identifient comme une menace chiite. Des
milices iraniennes ou pro-iraniennes sont ainsi
actives au Liban (Hezbollah), à Gaza (Hamas),
au Yémen (les houthistes), en Syrie (en appui
du régime de Bachar el-Assad) et en Irak, où
elles ont mené le combat contre Daech.
Dans ce dernier pays, la victoire obtenue a
renforcé l’emprise de l’Iran et de ses partisans,
dénoncée depuis plusieurs mois par les mani-
festants irakiens. Un homme coordonnait toute
cette influence dans la région  : le général
Ghassem Soleimani, chef de la force d’inter-
vention des Gardiens de la révolution. Dans
un contexte de tension grandissante avec les
États-Unis et leurs alliés (Arabie Saoudite,
Émirats arabes unis, Israël…), des milices
pro-iraniennes commençaient à s’attaquer à la
présence militaire états-unienne en Irak.
Trump a donné l’ordre d’abattre Soleimani le
3 janvier 2020, offrant au régime un martyr de
plus sur la longue liste des morts des conflits
précédents depuis… la mort des petits-fils du
prophète Mahomet, au début de l’islam. Les
portraits de Soleimani fleurissent depuis jan-
vier dans tout l’Iran. Mais cette instrumenta-
lisation est risquée. Certains de ses portraits
ont été arrachés par des manifestants, bien en-
tendu réprimés. Si le régime a organisé des
représailles contre les États-Unis, il semble ce-
pendant avoir fait preuve de retenue. D’autant
plus que la défense antiaérienne a commis l’er-
reur, d’abord niée par les autorités, d’abattre un
avion civil ukrainien décollant de Téhéran : la
mort des cent soixante-seize passagers, dont
de nombreux Iraniens, a relancé la contestation
d’un régime qui, malgré son contrôle étroit de
la population, donne parfois des signes de fra-
gilité. Sa ligne de défense : toute manifestation
est le fait de « voyous » financés par les États-
Unis et Israël. Ayant perdu la main face aux
réformateurs de 2013 à 2017, les conservateurs
l’ont reprise… avec l’aide des Américains.
. 13
 ACTU
Élections locales en Angleterre
Un scrutin particulièrement compliqué
Des élections ont lieu dans une partie des communes d’Angleterre
le 7 mai prochain. La mairie de Londres est en jeu.
PA R É R I C A L B E R T, J O U R N A L I S T E À L O N D R E S
t si vous invitiez le possible futur maire
E de Londres à dormir chez vous pour
une nuit ? L’idée a été lancée par Rory
Stewart, ancien ministre conservateur sous
Theresa May et candidat sans étiquette à la
mairie de Londres lors des élections munici-
pales du 7 mai prochain. Baroudeur, Stewart
est l’une des personnalités politiques britan-
niques les plus intrigantes de ces dernières
années et il a eu l’idée de demander aux
Londoniens qui le souhaitent de l’inviter chez
eux pour une nuit, pour mieux comprendre
et connaître leurs demandes et leurs envies. Il
promet d’apporter son sac de couchage et…
une boîte de chocolats. Avec sa cravate de tra-
vers, ses cols de chemise trop serrés
et son sourire émacié, le Britannique
de 47 ans incarne à la perfection Londres est une
l’Anglais excentrique, miroir inversé
du Premier ministre Boris Johnson :
ville de gauche,
mal habillé, drôle, mais aussi cen- dominée par le
triste, pro-européen et parlant dou- parti travailliste.
cement… Il a d’ailleurs été exclu du
parti conservateur par Johnson
quand il s’est opposé à son approche du Brexit.
Né à Hong Kong, ancien tuteur des princes
Harry et William, passé par le très huppé pen-
sionnat d’Eton et l’université d’Oxford, il a un
parcours hautement atypique. En 2003, à
30 ans, il est devenu vice-gouverneur d’une
province en Irak juste après l’invasion
britannico-américaine avant de monter une
association caritative en Afghanistan, une ini-
tiative qui est allée de pair avec des rumeurs
insistantes sur ses possibles liens avec les ser-
vices secrets britanniques. Et quand Stewart
14.
s’est lancé en politique en 2010, faisant cam-
pagne pour devenir député dans le nord de
l’Angleterre, il a traversé sa circonscription à
pied, avec son sac à dos. Cette fois-ci, il se lance
à l’assaut de la capitale britannique. La vérité
est qu’il n’a que peu de chances de l’emporter.
Londres, ville de gauche
Sadiq Khan, le maire sortant, demeure le
favori. Fils d’un chauffeur de bus pakistanais
immigré, musulman, le Londonien de nais-
sance a un bilan assez terne, mais il s’est distin-
gué par son opposition au Brexit, qui le rend
très populaire dans la capitale britannique, où
la majorité de la population ne voulait pas sor-
tir de l’Union européenne. Ses mes-
sages en faveur des citoyens euro-
péens pour s’assurer que ces derniers
puissent conserver leurs droits après
le Brexit ont été très bien reçus.
À l’instar de Paris, Londres est une
ville de gauche, dominée par le parti
travailliste. Seul Johnson, conserva-
teur, a réussi à se faire élire – deux
fois, en 2008 puis 2012 – grâce à son charisme.
À l’époque, l’actuel Premier ministre avait rem-
porté la ville en se présentant comme centriste
et ouvert à l’immigration… Les autres princi-
paux candidats à la mairie de Londres sont
Shaun Bailey pour les conservateurs, petit-fils
d’immigrés jamaïcains et spécialiste des ques-
tions de la violence des jeunes, et Siobhan
Benita pour les libéraux-démocrates.
L’élection du maire de Londres n’est qu’un
des scrutins municipaux qui se dérouleront le
7 mai à travers le Royaume-Uni. Mais dans un

Le candidat à la mairie de Londres Rory Stewart. BEN CAWTHRA/REX/SIPA
pays qui compte les distances en yards et les
poids en ounces, rien n’est simple. Seuls sont
en jeu le quart des councils – et encore, uni-
quement en Angleterre : pas au pays de Galles,
ni en Écosse, ni en Irlande du Nord. Le terme
même de council regroupe d’ailleurs des admi-
nistrations qui correspondent pour certaines
à ce qui serait une mairie en France et pour
d’autres à ce qui serait proche d’un départe-
ment. Dans certains d’entre eux, seul le tiers
des élus est soumis au vote, dans d’autres, c’est
la moitié et, dans d’autres encore, l’ensemble
des élus. Chaque année, une partie des conseil-
lers municipaux est ainsi renouvelée par rou-
lement, pour un mandat de quatre ans. Pour
compliquer encore un peu plus les choses, les
maires sont une invention relativement nou-
velle et toutes les villes n’en ont pas : toutes ont
un leader du council, mais, depuis une ving-
taine d’années, certaines municipalités ont
ajouté un maire élu au suffrage universel direct.
C’est le cas de Londres depuis l’an  2000  ;
Birmingham, Liverpool ou encore Manchester
se sont ajoutées à la liste ces dernières années.
Premier test depuis le Brexit
Au total, les Anglais vont donc voter le
7 mai pour 6 350 conseillers municipaux de
118 councils et pour huit maires. Il faut enfin
ajouter les « commissaires » de police, sortes
de shérifs supervisant les vingt-six forces de
police locales d’Angleterre et du pays de Galles
– mais toujours pas d’Écosse et d’Irlande du
Nord –, qui sont élus au suffrage direct depuis
2012… sauf à Londres ! Si cet inventaire à la
Prévert vous laisse perplexe, dites-vous que
les Britanniques pataugent presque autant
dans cette soupe électorale, comme le prouve
l’abstention très élevée : autour de deux tiers
des inscrits pour les élections locales et les trois
quarts pour les commissaires de police.
Cet étrange mélange de scrutins rend l’ana-
lyse politique difficile. Ce sera néanmoins le
premier test électoral depuis le triomphe du
Premier ministre Boris Johnson aux élections
législatives du 12 décembre 2019, quand il a
remporté une large majorité absolue. C’est
aussi le premier vote après l’entrée en vigueur
du Brexit. Tous les sondages indiquent actuel-
lement que le parti conservateur va remporter
une large victoire, surfant sur la popularité de
Johnson : il concentre autour de 48 % des in-
tentions de vote, soit vingt points d’avance sur
les travaillistes. Ceux-ci se remettent mal de
leur défaite et sont en train d’élire un nouveau
leader dont le nom doit être connu le 4 avril :
ce dernier n’aura qu’un mois pour imprimer
sa marque avant le scrutin. Enfin, les élections
locales du 7 mai seront la dernière occasion
pour les citoyens européens qui vivent au
Royaume-Uni de voter. Ceux-ci avaient le
droit de vote aux élections locales avant le
Brexit et le conserveront pendant la période
de transition qui mène au 1er janvier 2021.
Ensuite, la page sera bel et bien tournée.
. 15
 ACTU

Les « méga-feux » en Europe

UN RISQUE ACCRU À L’AVENIR
Canicules, sécheresses, incendies hors normes.
Des cartes mettent en exergue l’impact alarmant du changement
climatique d’ici à la fin du siècle.

PA R M A R J O R I E C E S S AC , J O U R N A L I S T E

oraces dès la fin de l’année 2019, les vier depuis l’existence de relevés. Ces pics suf-

V «  méga-feux  » qui ont ravagé

l’Australie ont enfin été maîtrisés à la
mi-février dans la Nouvelle-Galles du Sud,
focants sont venus se greffer sur un long dé-
ficit de pluies qui sévit depuis le début de 2017
dans la plupart des régions de la Nouvelle-
État le plus touché du pays. Mais le bilan est Galles du Sud et du Queensland. En 2019,
effroyable  : outre les pertes humaines, au l’Australie a d’ailleurs connu son année la plus
nombre de trente-trois, plus de onze millions sèche jamais enregistrée depuis 1910, date du
d’hectares de forêt ont été réduits en cendres, début des relevés météorologiques australiens.
soit l’équivalent d’un cinquième de la superfi- En parallèle, les précipitations étaient en baisse
cie de la France métropolitaine ; de 40 % par rapport à la moyenne.
plus d’un milliard de mammifères, À cette configuration particulière
oiseaux, reptiles, batraciens,
chauves-souris ont péri dans ces
En Europe, s’est ajouté un autre impact, celui du
dipôle de l’océan Indien, sorte d’équi-
fumées toxiques. Habituels à l’ap- les scientifiques valent au sous-marin d’El Niño, un
proche de l’été austral, ces incendies ne manquent pas phénomène océanique du Pacifique
se sont cette fois déclarés plus tôt
dans la saison, avec une intensité de tirer la sonnette qui affecte le régime des vents, la
température de la mer et les précipi-
sans précédent. Selon les scienti- d’alarme. tations.  Certaines études scienti-
fiques, plusieurs éléments liés de fiques avancent que le courant qui
près ou de loin au réchauffement interagit entre l’océan et l’atmos-
climatique ont contribué, de par leur associa- phère subit des anomalies capables d’accentuer
tion, à rendre ces feux exceptionnels. À savoir les épisodes de sécheresse dans le nord de
des températures très élevées, une sécheresse l’Australie. Étudié depuis 1985, ce courant in-
prolongée, des vents forts ainsi qu’un courant versé était déjà perceptible dès le mois de juil-
océanique particulier. let. Des scientifiques ont d’ailleurs alerté les
autorités australiennes, mais celles-ci ont tardé
Des vagues de chaleur à prendre des mesures qui auraient pu limiter
plus intenses les incendies.
Effectivement, une vague de chaleur sans En Europe aussi, les scientifiques ne
précédent s’est abattue sur la majeure partie manquent pas de tirer la sonnette d’alarme. Et
du pays dès la mi-décembre. Par exemple, dans ce, depuis des années. Nombre d’entre eux
la plaine de Nullarbor, au nord de la grande mettent en garde sur le fait que la configura-
baie australienne, le mercure s’est littéralement tion australienne – canicules, sécheresses,
emballé pour grimper jusqu’à 49,9 °C ! Il s’agit vents violents – pourrait constituer un avant-
là d’un record mondial pour un mois de jan- goût de ce qui attend le Vieux Continent dans

16.
Précipitations annuelles
% Variation estimée des précipitations annuelles et estivales pour la période
40 30 20 10 -5 5 10 20 30 30
<- à - à - à - 0 à -5 à 5 à 0 à 0 à >
0 0 0 -1 1 1
-4 -3 -2
les décennies à venir. En effet, le dernier rap-
port de l’Agence européenne pour l’environ-
nement (AEE), L’Environnement en Europe :
état et perspectives 2020 (SOER 2020), publié
tous les cinq ans, fournit des modélisations
qui vont dans le même sens que les prévisions
australiennes. Cartes à l’appui, les scientifiques
proposent des simulations fondées sur deux
scénarios de hausse des températures d’ici à
la fin du siècle. Le premier table sur une aug-
mentation de 2 °C en 2100 par rapport aux
niveaux préindustriels, ce qui sous-tend que
les émissions de gaz à effet de serre seront
contenues et que l’accord de Paris sera res-
pecté. Le second évoque en revanche un ré-
chauffement de 4 °C, avec à la clé un impact
catastrophique du réchauffement climatique.
Dans les deux cas, cependant, les consé-
quences seront sérieuses.
Records de chaleur battus
depuis la fin des années 1990
D’ores et déjà, les températures extrêmes
et les vagues de chaleur ont déjà considéra-
blement augmenté en Europe depuis les an-
nées 1950, et en particulier depuis la fin des
années 1990, les records succédant aux re-
cords. Ainsi, depuis 2015, date de son précé-
dent rapport, l’AEE relève que neuf pays ont
enregistré un record de chaleur nocturne,
Précipitations estivales
2071-2100 par rapport à la période 1970-2000
Source : Agence européennne pour l’environemment (AEE), rapport L’Environnement
en Europe : état et perspectives 2020, février 2020.
avec, on le sait, un impact plus important sur
la santé. Sur cette même période, des records
de température nationaux ont été battus dans
huit pays membres de l’Espace économique
européen : en Pologne en 2015, en Espagne
en 2017, en Belgique, en Allemagne, au
Luxembourg, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni
et bien sûr en France en 2019. Dans l’Hexagone,
des records absolus ont ainsi été atteints le
28 juin 2019 dans l’Hérault (commune de
Vérargues), lorsque le thermomètre a culmi-
né à 46 °C, puis fin juillet en Île-de-France
quand des pointes à plus de 43 °C ont été re-
censées. Du jamais vu depuis la Seconde
Guerre mondiale !
La fréquence de ces épisodes étouffants
s’accélère également. Au cours des trente der-
nières années, les climatologues ont par
exemple relevé qu’il y avait eu, en France,
deux fois plus de canicules que sur les trente
années précédentes. Un rythme qui devrait
s’accentuer d’ici à la fin du siècle, au même
titre que la durée de ces épisodes, qui sera
chaque fois plus longue. Dans un scénario à
plus fortes émissions de CO2, ces canicules
extrêmes –  c’est-à-dire plus graves que la
vague de chaleur de 2003 ou que celle de 2010
qui a frappé l’est de l’Europe – devraient se
répéter tous les deux ans dès la seconde moi-
tié du xxie siècle. Avec une fréquence plus
. 17
 ACTU
Années 2020 à 2052
Nombre d’épisodes de chaleur extrême sur la période
7-12 13-15
0 1 2 3 4-6
élevée encore dans le sud et le sud-est de
l’Europe. En France, des régions comme la
Nouvelle-Aquitaine ou l’Occitanie seront donc
plus exposées qu’aujourd’hui, tandis que le
Nord-Ouest, moins concerné par ces pics ex-
trêmes, le sera davantage.
Sécheresses et incendies
Ces dérèglements sur le continent s’accom-
pagnent déjà d’une évolution du niveau des
précipitations. D’ores et déjà, celui-ci a dimi-
nué dans la plupart des régions du nord de
l’Europe et baissé plus au sud, selon l’AEE. Une
tendance qui devrait s’exacerber sous l’in-
fluence du changement climatique (voir les
cartes sur les projections en France), sachant
que le déficit en pluies touchera là encore da-
vantage le Sud durant les périodes d’été. « Dans
le Sud, l’augmentation du nombre des séche-
resses est due à ces baisses de précipitations
qui, combinées à des hausses de températures,
augmentent l’évapotranspiration », poursuit le
rapport. Et d’ajouter  : «  La fréquence des
sécheresses va s’accroître partout en Europe
au printemps et en été, surtout au Sud, et avec
moins d’intensité en automne. » De sorte que,
si le scénario des 4 °C se réalisait, il faudrait
s’attendre à ce que « 20 % de la péninsule
18.
Années 2068 à 2100
Fréquence d’épisodes de chaleur extrême basée sur un scénario
d’émissions de CO2 élevé
16-33 Source : Agence européennne pour l’environemment (AEE), rapport L’Environnement
en Europe : état et perspectives 2020, février 2020.
Ibérique soit transformée en désert d’ici à la
fin du siècle », pronostiquent les chercheurs.
Ces conditions météorologiques devraient
favoriser l’expansion des zones sujettes aux
incendies, et ce sur des durées plus longues.
Ainsi, une bonne partie de l’Europe devrait
être exposée à une augmentation du risque
des feux de forêt « d’au moins 10 % » dans le
scénario le plus « optimiste ». Un chiffre qui
atteindrait néanmoins plus de « 40 % dans le
sud de l’Europe, notamment sur une grande
partie de la France et dans le nord de
l’Espagne et de l’Italie, en cas de réchauffe-
ment moyen de la planète de +  4  °C  ».
Rappelons que le Portugal a déjà connu des
incendies d’une virulence extrême en 2017,
ainsi que l’Espagne et la Grèce en 2018, et
qu’enfin la Scandinavie n’est pas à l’abri : en
témoignent les feux de forêt sans précédent
qui ont ravagé la Suède en 2014 puis en 2018.
Avec là encore le même terreau : des tempé-
ratures supérieures de 10 °C aux normales
saisonnières, précédées par des mois de sé-
cheresse. Des scénarios qui appellent dès au-
jourd’hui à l’action : « Ce qui est aujourd’hui
un événement exceptionnel va devenir la
norme dans de nombreux endroits », prévient
l’agence européenne.
 ACTU

La liberté d’expression
OMBRE PORTÉE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Le procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher

est l’occasion de rappeler ce que
l’on a le droit de dire et ce qui est réprimé.
PA R L O Ï C S E E B E R G E R , D O C T E U R E N D R O I T

L
e 4 mai s’ouvre à Paris le procès des
attentats qui ont visé, il y a cinq ans, la
rédaction du journal satirique Charlie
Hebdo, une policière municipale à Montrouge
et le supermarché parisien Hyper Cacher, fai-
sant dix-sept morts. En février dernier, l’affaire
Mila, du nom d’une jeune lycéenne menacée
de mort après la diffusion d’une vidéo dans
laquelle elle critiquait l’islam, a pris une
dimension politique. Dans les deux cas se pose
la question de la liberté d’expression et du droit
au blasphème en France.
Parmi les principes fondamentaux recon-
nus pendant la Révolution française figure la
liberté d’opinion, inscrite aux articles 10 et 11
de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen du
26 août 1789. Toute personne La liberté d’expression
est, depuis lors, libre d’exprimer
et de communiquer ses pensées, peut être limitée afin
ainsi que d’adopter la religion de ne pas causer de
de son choix ou de n’en adopter
aucune. La liberté d’expression,
trouble à l’ordre public.
qui a une valeur constitution-
nelle, s’emploie donc de façon générique et
englobe celle de la presse, dont l’apparition est
plus tardive en France.
Le 16 mai 1877, le maréchal et monarchiste
Patrice de  Mac  Mahon, président de la
République, renvoie son président du Conseil
en raison d’un différend sur les questions reli-
gieuses. Les tensions qui en découlent sont
telles que la Chambre des députés doit être
dissoute. Les élections qui se tiennent en
octobre renforcent le camp républicain, qui
pourra conforter sa politique sociale et abroger
la loi restrictive sur la presse du 29 décembre
1875. C’est ainsi que la liberté de l’imprimerie
et de la librairie est officiellement reconnue
par la loi du 29 juillet 1881.
Pour autant, la liberté d’expression peut
être limitée afin de ne pas causer de trouble à
l’ordre public ou de ne pas empiéter sur les
autres libertés individuelles reconnues par la
loi. Ainsi, suivant les articles 9 et 9-1 du Code
civil, chacun a droit au respect de sa vie privée
et de la présomption d’innocence. C’est à partir
des années 1960, avec le développement de la
presse dite alors « à scandale », que naît un
contentieux relatif aux conflits entre les droits
au respect de la vie privée et de
l’image et la liberté d’expression.
L’abondante jurisprudence per-
met ainsi de saisir les évolutions
de la société, intégrant parmi les
personnalités publiques issues
des arts et du spectacle des per-
sonnalités politiques.
La loi du 29 juillet 1881 elle-
même vient poser des garde-fous interdisant
la diffamation ou l’injure des morts et des
vivants, son article 32 visant les personnes ou
groupes de personnes en raison de leur origine
ou de leur appartenance (ou de leur non-
appartenance) à une ethnie, une nation, une
race ou une religion, de leur sexe, de leur
orientation ou identité sexuelle, ou de leur
handicap. Quant au Code pénal, plus complet
et précis, il interdit la publication de montages
composés de paroles ou de l’image d’une

. 19
 ACTU
Marche républicaine en hommage aux victimes des attentats de Charlie Hebdo et du magasin Hyper Cacher et pour la liberté d’expression.
personne sans son consentement lorsqu’il n’est
pas précisé qu’il s’agit bien d’un montage ou
que ce dernier n’est pas facilement perceptible
(article 226-8), et impose le respect du secret
professionnel (article 226-13) et des corres-
pondances (article 226-15). Surtout, à l’heure
d’Internet et des réseaux sociaux, il vient pro-
téger les mineurs en interdisant de diffuser,
par quelque moyen que ce soit et quel qu’en
soit le support, un message à caractère violent,
incitant au terrorisme, pornographique ou de
nature à porter gravement atteinte à la dignité
humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à
des jeux les mettant physiquement en danger
(article 227-24). Il faut également mentionner
la Convention européenne des droits de
l’homme de 1950, ratifiée par la France vingt-
20.
POL ÉMILE/SIPA
quatre ans plus tard. Cette dernière défend et
promeut les libertés et droits fondamentaux à
l’échelle européenne ; son article 9 concerne
la liberté de pensée, de conscience et de reli-
gion, tandis que son article 10 assure la liberté
d’expression. Pour autant, la Cour européenne
des droits de l’homme reconnaît certaines res-
trictions à ces libertés afin qu’il n’y ait pas de
trouble à l’ordre public ou d’atteinte aux bonnes
mœurs.
Un « crime imaginaire »
S’il est donc possible en France de s’expri-
mer librement et de défendre ses convictions
sans être inquiété, qu’en est-il du blasphème ?
Suivant le Trésor de la langue française, il cor-
respond à la parole ou au discours outrageant
à l’égard d’une divinité, d’une religion, de tout
ce qui est considéré comme sacré. Réprimé
dès l’Antiquité romaine, le blasphème envers
le christianisme a longtemps été perçu comme
un péché. À la faveur de sa théorisation durant
la période médiévale, il devient un crime et
est encadré par ses propres dispositions
pénales. En effet, le renforcement de l’autorité
royale et l’instauration du galli-
canisme français (ou religion
royale) font craindre un déclin Le blasphème est
du pouvoir pontifical. La répres-
sion contre le blasphème devient
autorisé en France
encore plus forte lors des guerres car il n’y a pas de
de Religion, la papauté cherchant
à mettre fin à ce qu’elle considère
victime identifiable.
comme l’hérésie protestante.
Finalement, avec la Révolution, le droit au
blasphème est reconnu en France au titre de
la liberté d’opinion. Qualifié de « crime ima-
ginaire » par Louis-Michel Lepeletier de Saint-
Fargeau, rapporteur du projet de Code pénal
de 1791, il est aboli par ce dernier, faisant de
la France le premier pays d’Europe à dissocier
le droit de la religion. Pour autant, l’Alsace et
la Moselle, intégrées au Reich à la suite de la
guerre franco-allemande de 1870 et qui béné-
ficient d’un Code pénal local, ont connu un
délit de blasphème jusqu’en 2017. La disposi-
tion n’avait toutefois été que rarement invo-
quée en justice.
Trois infractions
prévues par la loi
Si le blasphème est autorisé en France,
c’est avant tout car il n’y a juridiquement pas
de victime directement identifiable : en s’at-
taquant aux religions ou aux divinités, les
blasphémateurs critiquent des croyances, des
symboles ou des dogmes – il en va autrement
lorsque leur comportement porte atteinte aux
croyants eux-mêmes. La loi du 29 juillet 1881
prévoit dans ce cas-là trois infractions sus-
ceptibles d’être invoquées en justice par les
personnes lésées par des propos ou des publi-
cations. Il y a d’abord la diffamation, définie
par la loi de 1881 comme toute allégation ou
imputation d’un fait qui porte atteinte à
l’honneur ou à la considération de la per-
sonne ou du corps auquel le fait est imputé
(article 29). Elle nécessite l’imputation d’un
fait précis qui porte atteinte à l’honneur ou
à la considération d’une personne détermi-
née. Il y a ensuite l’injure, définie comme
toute expression outrageante, terme de
mépris ou invective qui ne ren-
ferme l’imputation d’aucun fait
(article 29). Il y a enfin les pro-
vocations à la discrimination, à
la haine ou à la violence, qui sont
définies par la loi de 1881
comme celles qui auront provo-
qué la discrimination, la haine
ou la violence à l’égard d’une
personne ou d’un groupe de personnes à rai-
son de leur origine, de leur appartenance ou
de leur non-appartenance à une religion
déterminée (article 24).
Qu’en est-il à l’étranger ? Près de soixante-
dix pays à travers le monde punissent encore
le blasphème. Si les États-Unis, la Chine ou
encore le Japon ne le reconnaissent pas, il est
considéré dans une majeure partie des pays
musulmans comme un crime, et comme un
délit dans une dizaine de pays européens
comme l’Allemagne, la Finlande, l’Italie, le
Monténégro, la Pologne, le Royaume-Uni, la
Russie ou la Turquie. Malte et le Danemark
l’ont supprimé en 2017, suivis par l’Irlande
en 2018. Quant aux peines encourues, elles
vont de la simple amende à la peine de mort.
Ces dernières années, les parlementaires
européens comme une grande partie de la
classe politique mondiale se sont ainsi insur-
gés contre le sort de la catholique pakista-
naise Asia Bibi, condamnée à la pendaison
pour blasphème envers l’islam en 2010. Sous
la pression internationale, son pays a accepté,
après un jugement rendu par la Cour
suprême, qu’elle s’exile au Canada après huit
ans de prison. Alors que s’ouvre le procès des
attentats de Charlie Hebdo (jusqu’au 10 juil-
let), la France serait prête à accueillir Asia
Bibi et sa famille. Tout un symbole.
. 21
 ACTU

Turner
PEINTRE DE L’ÉBLOUISSEMENT
Auteur de plus de vingt mille œuvres, le peintre des paysages
est à l’honneur à Paris*.
P A R VA L É R I E D E N A R N A U D - M A Y E R , C O N F É R E N C I È R E E N H I S T O I R E D E L’A R T

oseph Mallord William Turner a tou- de renouveler et d’enrichir son image. Quelques

J jours aimé brouiller les pistes. Dans sa

vie comme dans son œuvre foisonnant
– plus de vingt mille peintures à l’huile, aqua-
relles, dessins, carnets, estampes. Romanesque,
shakespearien, wagnérien, l’artiste britannique
mène sa barque, son vaisseau fantôme contre
vents et marées, dans un déploiement d’effets
prodigieux, tel un poète ou un compositeur.
A-t-il jamais assisté à une tempête en mer,
accroché au mât de l’Ariel, dont nulle trace n’a
été retrouvée ? Notre excentrique
n’en est pas à une légende près ! Et
peu importe finalement. Son
Vapeur dans une tempête de neige
(1842) perd sa réalité dans le
déchaînement des éléments, le
choc des lames et des rafales. Et
Turner de nous emporter dans le excentrique cultive
tourbillon de sa tempête inouïe, les zones d’ombre.
dans le frémissement de ses aqua-
relles où les formes se dissolvent
dans la lumière et la couleur.
Des débuts prometteurs
Le musée Jacquemart-André, à Paris, nous
convie à (re)découvrir cet univers fascinant et
émouvant : soixante aquarelles et une dizaine
de peintures à l’huile de Turner y sont expo-
sées, prêtées par la Tate de Londres. Un plaisir
qu’on ne peut pas bouder.
Largement reconnu de son vivant tant en
Grande-Bretagne qu’à travers l’Europe, Turner
voit sa renommée croître après sa mort, grâce
notamment au legs qu’il fait à son pays de son
considérable fonds d’atelier. Depuis la fin des
années 1980, expositions et études ne cessent
zones d’ombre subsistent néanmoins, savam-
ment orchestrées dans un silence assourdissant
par ce curieux personnage, taciturne, bougon
et solitaire, qui connaît pourtant le succès et
l’aisance très jeune. Où est-il né ? Selon son
humeur, dans le Kent, dans le Devon. Quand ?
Sûrement en 1775, mais exactement ? Dans
son testament, il écrit « 23 avril » et réclame
que la Royal Academy organise un dîner com-
mémoratif chaque année ; or le 23 avril est aussi
le jour de naissance de Shakespeare,
qu’admire tant Turner. Disons qu’il
Reconnu naît en 1775, peut-être le 23 avril,
sans doute à Londres, à Covent
de son vivant,
Garden, où son père – son plus
ce personnage fidèle compagnon – est barbier. Sa
mère sombre dans la folie au décès
de la jeune sœur du peintre et
meurt dans un asile en 1804.
L’écrivain John Ruskin, l’ami et le
confident, dit de Turner qu’il est
« généralement aussi silencieux qu’un bloc de
granit pour ce qui est des mouvements de son
âme ». De l’enfance, on ne sait guère que les
séjours dans le Kent pour le protéger des crises
maternelles.
À 14 ans, en 1789, le jeune William est assis-
tant chez un architecte et travaille comme colo-
riste chez des graveurs réputés. Voulant devenir
artiste, il est reçu à la toute récente Royal
Academy of Arts pour étudier le dessin et
l’aquarelle d’après les maîtres anciens. À 15 ans,
il présente ses premières aquarelles à l’exposi-
tion annuelle de l’Academy et devient vite
l’aquarelliste le plus doué de sa génération avec
son jeune ami et rival Thomas Girtin. Il voyage

22.
à travers le pays de Galles et le Kent dont il
peint les paysages, travaille chez un collection-
neur et apprend la technique de la peinture à
l’huile. Si l’aquarelle est devenue, à la fin du
xviiie siècle, une spécialité des paysagistes bri-
tanniques, la peinture de paysage à l’huile vient
d’acquérir ses lettres de noblesse en Angleterre
et Turner produit ses premiers grands paysages
dans la tradition classique. L’axe majeur de son
travail, sa vie durant, restera la peinture de pay-
sage, et il réalisera très peu de figures et de
portraits. En 1799, à 24 ans, il est élu membre
associé de la Royal Academy, intégrant ainsi le
cercle de l’establishment artistique londonien.
Trois ans plus tard, il est élu académicien. 1802
est aussi l’année de la paix d’Amiens, à la faveur
de laquelle Turner quitte son île natale et se
rend pour la première fois sur le continent. Il
séjourne à Paris, où il découvre, émerveillé, les
maîtres anciens du musée du Louvre, puis se
rend en Savoie et en Suisse.
Le souffle des grands maîtres
De retour à Londres, désormais connu et
réputé, il ouvre en 1804 sa propre galerie conti-
guë à sa maison, où clients, mécènes et collec-
tionneurs viennent admirer et acheter ses
œuvres. Sa vie s’organise dès lors autour de son
art : aquarelles, huiles, cours de perspective à
l’Academy, gravures, études pour ses publica-
tions. Infatigable travailleur, pour approfondir
ses recherches il voyage en Angleterre et sur le
continent, en Belgique, en Allemagne, aux
Pays-Bas, en France, en Italie, en Suisse, tous
pays qu’il parcourt en remplissant de croquis
ses petits carnets. Il noue un dialogue fécond
et inquiet avec les maîtres qu’il admire, tant
anciens que contemporains, au premier rang
desquels Claude Gellée, dit le Lorrain, qui
l’émeut aux larmes et qu’il a l’ambition d’égaler
sinon de surpasser. C’est là la singularité de cet
original : désespérer de faire aussi bien que
ceux dont l’œuvre le fascine et le stimule – le
Lorrain, Poussin, Rembrandt, Titien, Canaletto,
Watteau mais aussi Reynolds, Gainsborough,
Füssli, Loutherbourg, Wilson. Il s’en inspire
mais jamais ne les pastiche : dans l’atelier, son
Vue des gorges de l’Avon (1791). Crayon, encre et aquarelle sur papier.
Tate Museum (Londres). TATE
imagination prend le pas, bouscule d’un souffle
puissant l’harmonie de leurs compositions
quiètes, transcende toutes ces références et
donne une touche personnelle, humaine et
dramatique à son œuvre génial, d’une liberté
picturale sidérante. Hanté par la tradition et
les classiques, Turner s’en affranchit tout au
long de sa très grande carrière.
Dans la dernière décennie de sa vie, malgré
son talent et sa réputation, ses audaces chro-
matiques et sa facture d’une liberté absolue
suscitent l’incompréhension et les railleries.
On parle de peinture « avec de la crème ou du
chocolat, du jaune d’œuf ou de la gelée de gro-
seille », on évoque « des paillettes de savon et
du lait de chaux », « une demoiselle sortant
d’un grand pot de moutarde » ! Turner se vexe.
Et s’isole. Il quitte sa maison-atelier de Queen
Anne Street et emménage à Chelsea avec sa
compagne, Mrs Booth, dont il prend le nom.
C’est là qu’il s’éteint à 76 ans, le 19 décembre
1851. Il laisse à la postérité un œuvre magistral,
une peinture d’un très grand raffinement chro-
matique, d’une énergie tourbillonnante où
s’exprime sa passion pour la lumière, le soleil
et l’éblouissement qu’il provoque. Une peinture
à contre-jour. Résolument moderne.
* Turner. Peintures et aquarelles de la Tate, au musée
Jacquemart-André (Paris) du 13 mars au 20 juillet 2020.
. 23
 FOCUS
Partir un jour
L’évolution démographique et la diversification des modes de travail ont incité
de nombreux pays d’Europe à proposer des réformes de la retraite.
PA R M É L I N A J U I N C A R T E A L L I X P I O T
e constat est commun à
L tous : la population vieillit
et la fécondité baisse. Par
conséquent, le nombre de cotisants
s’amenuise alors que les retraités
sont toujours plus nombreux. En
moyenne, dans l’OCDE, la durée de
vie après 65 ans est passée de 13,7 à
19,8 ans ces soixante dernières an-
nées et devrait atteindre 22,6 ans
d’ici 2050, avec des écarts notables
entre certains pays. Il ne reste ainsi
aux Hongrois que 17,2 ans à vivre
après avoir soufflé leur soixante-
cinquième bougie, tandis que les
Japonais ont encore 22,4 ans devant
eux. Pour cent personnes en âge de
travailler (20-64 ans), on comptait
vingt personnes âgées il y a soixante
ans – ils sont aujourd'hui 31%, et on
prévoit d’atteindre les 58 % en 2060 !
Compte tenu du faible nombre
de cotisants, leur précarité aug-
mente également. Au Royaume-
Uni, 21,6  % des plus de 65  ans
vivent dans la pauvreté, tandis qu’en
Allemagne elle touche 18,7 % des
retraités. En moyenne, les plus de
65 ans ont un revenu qui représente
87 % du salaire moyen de la popula-
tion, mais ils paraissent être mieux
lotis en France et au Luxembourg,
où leurs revenus sont généralement
égaux au salaire moyen.
Les réformes sont également
motivées par les nouvelles formes
de travail qui se sont développées
24.
ces dernières décennies, comme le
travail non salarié, temporaire ou
à temps partiel, qui représentent
maintenant plus d’un tiers de l’em-
ploi. Les gouvernements doivent
donc veiller à ce que ces travailleurs
atypiques puissent cotiser suffisam-
ment pour percevoir une retraite
décente.
Une histoire d’âge
Selon les pays réformateurs, les
dernières mesures concernant les
retraites sont relativement diffé-
rentes. La Slovaquie a aboli le lien
avec la longévité qu’elle avait créé
en 2017 et augmentera progres-
sivement l’âge normal de départ
jusqu’à atteindre 64  ans, tandis
qu’aux Pays-Bas  un accord a été
passé entre syndicats et employés
pour marquer une pause dans la
hausse de l’âge de départ : il sera
bloqué à 66,4  ans jusqu’en 2021.
En Italie, alors qu'il avait été élevé
à 66 ans en 2018, le « quota 100 »
donne maintenant la possibilité de
partir dès 62 ans en ayant cotisé
trente-huit ans. À l’issue de ces
réformes, l’âge normal de départ
en retraite dans l’OCDE va passer
de 64,2 ans en 2018 à 66,1 ans pour
quelqu’un étant entré sur le marché
du travail en 2018. Il augmente de
cinq ans en Estonie, aux Pays-Bas
et au Danemark. On passe d’un
minimum de 51 ans (Turquie) et
C’EST
D’ACTU
La réforme des
retraites en
France
un maximum de 67  ans (Italie,
Norvège et Islande) à un minimum
de 62 ans (Grèce, Slovénie, Turquie
et Luxembourg) et un maximum de
71 ans (Italie, Estonie, Danemark et
Pays-Pas).
Malgré les réformes de ces der-
nières années – dont la tendance
a été de rendre le départ anticipé
moins attractif –, la proportion de
la vie passée à la retraite continue
d’augmenter dans la majorité des
pays de l’OCDE. La population qui
entre actuellement sur le marché du
travail devrait passer 33,6 % de sa
vie adulte à la retraite, contre 32 %
pour celle qui part aujourd’hui.
De nombreuses personnes âgées
continuent à travailler et cumulent
parfois pension partielle et tra-
vail. Certains pays comme l’Italie
tentent de réguler ces pratiques :
un plafond de revenu a été fixé
afin de limiter l’attrait de ce cumul
pour les retraités. La conclusion de
l’OCDE, en demi-teinte, souligne
les efforts des pays pour s’adapter
au vieillissement démographique,
mais son accélération reste un pro-
blème et les pays européens auront
certainement des difficultés à se
contenter des réformes adoptées
dernièrement.
Source : OECD, Pensions at a Glance 2019 :
OECD and G20 Indicators, 2019. L’OCDE est une
organisation d’études économiques qui regroupe
trente-six pays développés.
.25
 LE GRAND tÉmOIN
Gérald
Bronner
« Le satisfaisant intellectuellement
gagne sur le vrai »
PA R G U É N A Ë L L E L E S O L L E U E T J E A N - PA U L A R I F
PHOTOS SERGE V ERGL AS
S
ociologue, professeur à l’univer-
sité Paris-Diderot, Gérald
Bronner s’intéresse aux croyances
collectives et aux conditions
d’épanouissement de l’esprit cri-
tique. Ou comment certains processus peuvent
parfois conduire à La Pensée extrême. C’est le
sujet de son essai, sous-titré Comment des
hommes ordinaires deviennent des fanatiques
(PUF). Membre de l’Académie de médecine et
de l’Académie des technologies, il craint que
les réseaux sociaux ne plongent notre société
dans une Démocratie des crédules (PUF).
Comment peut-on faire la différence entre
croyance et connaissance ?
Cette différence existe, bien qu’elle soit dif-
ficile à définir car la frontière est poreuse entre
ces deux notions. Une connaissance est une
description du monde fondée sur des éléments
de méthode, qui mettent à distance les grandes
limites pesant sur notre rationalité. C’est pour-
quoi la pensée méthodique est l’acquis le plus
précieux de l’humanité, ce qui ne signifie pas
qu’elle aboutit toujours à la vérité. Il ne faut pas
confondre la partition croyance/connaissance
26.
avec la partition vrai/faux. Des connaissances
peuvent se révéler fausses et des croyances
peuvent être vraies. Ce n’est pas tant la question
de la vérité qui sépare croyance et connaissance
que la méthode pour appréhender le réel.
Quelles sont les limites pesant
sur notre rationalité ?
Elles sont au moins au nombre de trois. La
première est dimensionnelle : notre rationalité
est incarcérée dans un espace et dans un
temps. Notre observation spontanée d’un phé-
nomène est toujours liée à la position que nous
occupons dans un espace, qu’il soit physique
ou virtuel. La première démarche de la
connaissance consiste à surmonter cette limite
spatiale, par exemple en ne généralisant pas à
partir d’une observation partielle et en se fon-
dant sur un échantillon représentatif. Notre
rationalité est aussi contrainte par des limites
temporelles. Chacun vit dans un présent éter-
nel : le passé est une reconstruction et le futur
une spéculation. Les souvenirs et les prédic-
tions relèvent de la croyance. Dépasser les
limites temporelles de la rationalité demande
aussi de la méthode.
. 27
 LE GRAND tÉmOIN

La deuxième limite est culturelle. Chaque

individu est contaminé par des a priori intégrés
par sa socialisation. Celle-ci est statistiquement
dépendante du bassin culturel. Ces représen-
tations lestent notre rationalité, bien qu’elles
nous soient nécessaires pour penser le monde.
La troisième limite qui fait souvent de nous
des crédules relève non de variables cultu-
relles, cette fois, mais d’invariants mentaux,
c’est-à-dire de traits généraux qui caractérisent
le cerveau humain. Celui-ci peine quelquefois
à traiter l’information de façon adéquate. J’en
donnerai deux exemples : notre cerveau pense
mal le risque en général. Il a tendance à avoir
trop de considération pour les coûts de son
action plutôt que pour ceux de son inaction.
On peut rappeler aussi, comme l’a montré le
prix Nobel d’économie Daniel Kahneman,
qu’il faut psychologiquement 2,50 euros de
bénéfices pour compenser 1 euro de coût ! Ces
biais affectent beaucoup notre jugement et ils
sont très nombreux (environ cent cinquante toujours fausses, au contraire, mais elles
découverts à ce jour). reposent parfois sur des biais cognitifs. Ceux-ci
La pensée méthodique propose donc de entraînent une déformation dans la façon de
suspendre provisoirement ces trois limites. traiter une information, nous empêchent
C’est typiquement l’approche que l’histoire des d’agir rationnellement. Il est probable que cer-
sciences a lentement forgée. Le but est de hié- tains d’entre eux soient le résultat de l’évolu-
rarchiser les énoncés qui prétendent décrire tion. Par exemple, de façon universelle, l’hu-
le réel. C’est un travail collectif qui procède main sous-estime la distance qui le sépare d’un
par rectification, mais en utilisant des outils mobile s’approchant de lui ; dans un environ-
qui ont une charge universelle, car les limites nement hostile, cette erreur d’appréciation
qui pèsent sur notre rationalité sont univer- devient un avantage sélectif car elle nous per-
selles elles aussi. met de détaler plus vite face à un danger. Il est
probable que le premier Homo doté de cette
Est-ce la lourdeur de la méthode qui bloque capacité détalait plus vite face au danger qui
l’individu dans l’accès à la connaissance ? avançait. Autre exemple : l’humain a incon-
Le cerveau est un outil fabuleux, mais il sciemment tendance à multiplier par dix ou
fonctionne un peu comme un épicier : il établit quinze les probabilités les plus faibles (par
une hiérarchie entre les coûts et les bénéfices exemple celle de gagner au loto). Ces défor-
et s’abandonne souvent au plus avantageux. mations du réel, qui ont sans doute été cru-
C’est l’organe humain le plus consommateur ciales dans un monde ancien où l’individu
de glucose et certaines zones sont dévolues à vivait dans la peur, sont devenues encom-
l’évaluation énergétique. Parfois, l’investisse- brantes dans un monde plus sécurisé.
ment que réclame un énoncé de connaissances Un autre biais classique pesant sur notre
sera disproportionné par rapport à la satisfac- rationalité est la confusion entre corrélation
tion intellectuelle que procure une conclusion et causalité. Lorsque deux événements sur-
intuitive. Ce n’est pas que nos intuitions sont viennent en même temps, notre cerveau

28.
suggère intuitivement que l’un a provoqué
l’autre. Dans ce cas, pas besoin d’évoquer une
hypothèse évolutionniste car, dans la vie,
lorsque deux éléments sont corrélés, ils sont
souvent liés par une relation de cause à effet.
Mais la systématisation de cette observation
est une source de crédulité. Ainsi, toute théorie
magique est toujours fondée sur une confusion
entre corrélation et causalité qui nous fait
croire à la magie.
L’homme n’étant pas omniscient,
est-il croyant par nature ?
Nous sommes fondamentalement, anthro-
pologiquement des croyants. Nous ne parve-
nons à être des esprits méthodiques que pro-
visoirement – ce qui ne nous contraint pas à
nous soumettre aux injonctions douteuses des
croyances, notamment lorsqu’elles s’institu-
tionnalisent. Ainsi, par exemple, la question
de l’existence de Dieu est-elle intéressante. En
réalité, elle ne concerne pas directement la
science ou même la méthode. En effet, à partir
du moment où la croyance revendique l’exis-
tence d’une entité comme Dieu ou l’âme, par
définition non testable selon les canons de la
Ce que nous voyons dans
la nature, c’est ce qui a
réussi, et non les 99,99 %
des espèces qui ont existé
un jour et disparu.
rationalité, elle se rend irréfutable. Donc la
pensée méthodique n’a rien à dire sur l’exis-
tence de Dieu. En revanche, elle peut montrer
– et elle l’a fait – que cette hypothèse métaphy-
sique est superflue pour expliquer les phéno-
mènes qui nous intéressent, notamment dans
le cadre de la biologie, par exemple. C’est entre
autres parce qu’elles sont plus parcimonieuses
que les théories scientifiques sont supérieures
à leurs concurrentes métaphysiques. Pour être
libre, un homme libre doit opter pour des
modèles d’analyse qui impliquent le moins
d’hypothèses possible et qui décrivent le maxi-
mum de phénomènes possible.
La pensée rationnelle peut aussi, et elle le
doit, mettre en examen les preuves de l’exis-
tence de Dieu que les croyants veulent exhiber.
Ainsi, tel drap peut être considéré comme un
saint suaire, ou tel lieu, Lourdes par exemple,
comme facilitant la guérison inexpliquée. En
réalité, ces pseudo-preuves ne tiennent pas
face à la critique rationnelle, comme l’histoire
l’a montré. Par exemple, il n’y a pas de raison
de croire qu’il y ait plus de guérisons inexpli-
quées à Lourdes que dans les hôpitaux, comme
j’ai pu le montrer.
Pourquoi dites-vous que la théorie
de Darwin est mal comprise ?
Parce qu’elle est très contre-intuitive. Cela
est dû à des barrières culturelles et sociales :
la théorie de l’évolution est moins bien accep-
tée dans les milieux religieux, notamment aux
États-Unis, en Arabie Saoudite, en Turquie.
Mais c’est aussi dû à un invariant mental : notre
fenêtre d’observation sur le monde est extrê-
mement réduite comparée à l’échelle de l’évo-
lution. Ce que nous voyons dans la nature sont
ses réussites et non les 99,99 % des espèces qui
ont existé un jour et disparu. Cette cécité nous
donne facilement l’impression que la nature
est bien faite et qu’elle ne saurait être le résultat
du hasard. Pourtant, ne remarquer que les
réussites dans la masse insondable des essais
est une erreur de raisonnement : on néglige la
taille de l’échantillon. Lorsqu’un événement
est improbable et que nous ne voyons pas qu’il
est le résultat d’un nombre d’essais vertigineux,
nous sommes tentés de croire au miracle. Cette
baisse de vigilance rationnelle ne doit rien à
la stupidité, mais elle peut être nommée
« crédulité ».
En termes d’enseignement, quels outils
pourraient permettre de contourner
la crédulité ?
L’état de la science ne permet pas de
répondre fermement à cette question. Le
conseil scientifique de l’Éducation nationale,
. 29
 LE GRAND tÉmOIN
dont je fais partie, prépare une expérimenta-
tion pour voir si, en attirant l’attention des
élèves sur l’existence de ce biais cognitif qu’est
la négligence de la taille de l’échantillon, on
fait reculer les intuitions finalistes en biologie.
Nous mettons au point des protocoles qui
seront mis en place, nous l’espérons, en sep-
tembre 2020. Si les tests sont concluants, cela
incitera à en tenir compte dans la façon d’en-
seigner l’évolution. Je ne pense pas qu’il faille
proposer un cours spécifique de développe-
ment de l’esprit critique, sur les biais cognitifs,
sur la théorie du complot. Le saint graal en
matière d’éducation, c’est le transfert : lorsque
ce qui a été enseigné peut être utilisé dans la
vie de tous les jours. Le but serait donc à terme
d’identifier les principaux biais présents dans
toutes les disciplines et d’en tirer un enseigne-
ment pédagogique transverse.
Existe-t-il une grille d’analyse rapide
que chacun pourrait utiliser pour passer
au peigne fin une information ?
Pour avoir une bonne hygiène mentale, la
première chose à faire est de penser aux trois
limites de la rationalité que l’on a évoquées. Il
faut se demander : d’où me vient l’information ?
Est-elle crédible ou pas ? Dans l’espace numé-
rique, on peut s’interroger sur la topologie de
son réseau personnel, car c’est un miroir dont
on peut se servir pour analyser sa propre pen-
sée : mon échantillon n’est pas forcément repré-
sentatif de l’opinion des Français. Il faut égale-
ment réfléchir à l’intérêt que l’on a, ou non, à
ce que cette information soit vraie. Je dois m’as-
surer que mon croire n’est pas contaminé par
mon désir, et si tel était le cas, je dois consacrer
beaucoup plus de temps à la vérifier.
Un autre filtre, qui requiert une éducation,
est la détection des erreurs de raisonnement.
Pour cela, il existe pas mal de livres (Système 1/
Système 2 de Daniel Kahneman, Manuel d’au-
todéfense intellectuelle de Sophie Mazet…) et
de très bonnes chaînes YouTube (Hygiène
mentale, La Tronche en biais, Dirty Biology,
What the Fake…). Il faut aussi avoir à l’esprit
d’autres biais cognitifs : par exemple, la ten-
30.
dance naturelle à surestimer les informations
venant de personnes que l’on apprécie. L’être
humain étant fondamentalement un animal
social, une façon simple de réduire l’incerti-
tude est d’observer ce que les autres pensent.
C’est aussi en partie le résultat de l’évolution
car cela fonctionne souvent assez bien… mais
nous conduit aussi à des erreurs de jugement.
On peut néanmoins dans certains cas avoir
une croyance par délégation, par exemple vis-
à-vis des scientifiques dont on a vérifié qu’ils
travaillent avec méthode.
Vous préférez l’expression de « démocratie
des crédules » à celle de « post-vérité »,
qui est devenue à la mode. Pourquoi ?
Je ne crois pas à la théorie de la post-vérité
lorsqu’elle affirme qu’on serait entré dans une
ère nouvelle où les êtres humains auraient
muté, devenant plus crédules qu’avant et
indifférents à la vérité. Il existe des idéologues
capables de mentir pour servir ce qu’ils
croient vrai, mais ce n’est pas une indifférence
à la vérité. Dans toutes les strates de fake news
Dans toutes les strates
de fake news se trouvent
des individus sincèrement
crédules ou des individus
stratèges.
se trouvent des individus sincèrement cré-
dules ou des individus stratèges, mais ceux-ci
croient quand même à l’existence du vrai et
du faux, du bien et du mal. Néanmoins, les
mutations technologiques opèrent une trans-
formation du marché de l’information.
Celui-ci active des biais cognitifs déjà bien
présents dans notre cerveau mais qui étaient
inhibés dans d’autres circonstances. C’est la
caractéristique de la dérégulation massive du
marché de l’information. La démocratie des
crédules est une dystopie : on n’y est pas, mais
c’est ce qui pourrait nous arriver. Elle a
presque pris le pouvoir dans les pays dirigés
par des individus comme Trump, Bolsonaro
ou Salvini, qui mentent de façon éhontée et
en permanence. Dans nos démocraties, les
gens ont l’impression de savoir, ce qui leur
donne la possibilité de défendre un point de
vue. C’est un droit que chacun a de donner
son avis, d’éditorialiser le monde, d’avoir une
influence. Le problème tient au fait que, dans
la démocratie des crédules, les gens le font
sans méthode et s’abandonnent à cette baisse
de vigilance que j’appelle la crédulité. Nous
sommes en péril non parce que nous sommes
devenus plus crédules, mais parce que la faci-
lité de l’accès à l’information, organisée par
des moteurs de recherche, nous enferme dans
des chambres d’écho et dans nos biais de
confirmation.
A-t-on des données chiffrées
sur ce phénomène ?
On ne peut évidemment pas mesurer l’évo-
lution de la crédulité. En revanche, tout un
pan des sciences sociales, grâce à des modèles
mathématiques et statistiques puissants, s’in-
téresse aux phénomènes qui permettent cette
diffusion de la crédulité, comme les chambres
d’écho ou la polarisation, c’est-à-dire la radi-
calisation des points de vue. Par exemple, une
étude parue dans la revue Science a révélé que
les fausses informations se diffusent six fois
plus vite sur Twitter que les vraies. Une autre
a montré que les fausses informations sont
mieux mémorisées que les vraies. Internet n’a
rien inventé, il a simplement amplifié des
traits caractéristiques de notre cerveau. La
bascule se fait à partir des années 2000. Les
progrès de la connaissance et de l’éducation
ne paraissent plus une garantie suffisante
contre les épidémies de crédulité. On le
mesure quantitativement par les avantages
concurrentiels, c’est-à-dire par la capacité
d’une donnée à être mémorisée quand elle est
diffusée. La grande caractéristique contem-
poraine, c’est le libre accès à tous les modèles
intellectuels. On aurait pu croire que cette
concurrence serait une bonne nouvelle pour
les rationalistes, mais non. Les propositions
de la crédulité partent avec un avantage
concurrentiel, elles se diffusent plus vite et
elles sont mieux mémorisées.
. 31
 LE GRAND tÉmOIN
Cette crédulité est-elle un facteur de
développement des théories du complot ?
Le complotisme est vieux comme l’huma-
nité et s’adosse souvent à des réflexes mentaux.
Le premier repose sur cette question : « À qui
profite le crime ? » Dès lors qu’un groupe, quel
qu’il soit, profite d’une situation, on a tendance
à croire qu’il l’a provoquée. C’est parfois vrai,
mais souvent faux. La nouveauté, c’est que la
Ce qui satisfait
immédiatement
l’esprit est considéré
comme vrai.
dérégulation du marché de l’information pro-
voque une viralité de ces propositions. Et ce
qui satisfait immédiatement l’esprit est consi-
déré comme vrai. On assiste à la victoire – que
j’espère provisoire – du satisfaisant sur le vrai.
Parce que le vrai n’est pas toujours satisfaisant
intellectuellement pour des raisons morales
et d’investissement mental. La crédulité a ce
double avantage d’aller dans le sens de ce que
vous désirez croire et de la réduction de l’in-
vestissement intellectuel. C’est un peu comme
la diffusion massive du sucre et du gras dans
l’alimentation industrielle. C’est satisfaisant au
goût mais mauvais du point de vue de la santé.
Aujourd’hui, les théories du complot profitent
à plein du travail collectif permis par les
réseaux, et qui rend possible l’élaboration
rapide d’un millefeuille argumentatif. En
quelques heures, une nébuleuse fait croire à
une conspiration internationale. Lors de l’as-
sassinat de J. F. Kennedy, la première théorie
du complot est apparue le vingt-septième jour.
Lors des attentats de Charlie Hebdo et de
l’Hyper Cacher, quelques heures ont suffi.
N’y a-t-il pas une dévalorisation du rôle
de l’expert ? Une perte de confiance ?
Sur le temps long, l’expertise et la science
ont perdu une partie de leur prestige. Aux xixe
et xxe siècles, science et technologie signi-
fiaient amélioration des conditions de vie. Une
32.
série d’événements a affecté le prestige de la
science. La méfiance s’est installée, plutôt orga-
nisée par des groupes politiques, parfois sou-
tenus par des philosophes. Mais cela restait
marginal. Puis, sur certaines thématiques, les
préoccupations ont évolué, notamment en
matière sanitaire. Est apparue progressivement
une armée d’individus ayant l’impression de
savoir. Ce sont eux qui contestent aujourd’hui
les experts. Quand vous avez l’impression de
savoir, vous ne conférez pas à l’expert une
supériorité de savoir. Et généralement, vous
la réduisez à un conflit d’intérêts. Cela se voit
dans les enquêtes de l’IRSN sur la perception
des risques par les Français : il en ressort que,
sur un sujet qu’ils disent ne pas connaître – les
neurosciences –, ils font confiance aux experts.
Mais quand ils ont l’impression de savoir – sur
le nucléaire, les OGM… –, ils n’accordent pas
leur confiance, et ont même majoritairement
l’impression qu’on leur ment. Certes, le public
a parfois des raisons de se méfier des experts,
car certains d’entre eux ne le sont pas, mais là
encore la confiance doit être liée à la méthode.
Quel est l’effet induit de la crédulité ?
On observe une montée en puissance de
l’indignation voire de la colère. Une étude chi-
noise a montré que les messages les plus viraux
sur les réseaux sociaux sont ceux qui portent
une émoticône de la colère. Les réseaux
génèrent une simplification morale de tous les
problèmes. Notre cerveau étant économe, il
s’intéresse davantage aux informations simples
et satisfaisantes. Il les intègre et nous les pro-
pageons. Mais l’effet de la simplification morale
est la fureur. Quand vous avez une approche
rationnelle et complexe des sujets, vous vous
abandonnez plus difficilement à la fureur. Vous
comprenez les arguments des autres, même si
vous ne leur donnez pas raison. Aujourd’hui,
l’indignation est un feu dont les réseaux sociaux
sont le carburant. Le risque induit est la fré-
quentation exclusive de gens qui nous res-
semblent, donc une polarisation avec une
concurrence interne à la pureté doctrinaire.
C’est le premier pas vers la radicalisation.
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ARTS

Né il y a cent ans, l’écrivain,

journaliste, musicien, chanteur,
parolier était aussi ingénieur,
inventeur et adepte
de la « ’pataphysique ».

PA R R O X A N A N A D I M , P R O F E S S E U R E D E C U LT U R E G É N É R A L E
À SCIENCES PO AIX

O
n le surnomme « le prince de Saint-Germain-des-Prés »
car il passe souvent ses nuits dans des caves enfumées
où l’on joue du jazz et où l’on se déhanche sur des airs

Boris Vian jouant de la trompette chez sa première épouse, Michelle Léglise, en 1946. DR ARCHIVES
venus d’Amérique. Mais il ne saurait se contenter d’un
unique surnom et préfère jongler avec les pseudo-
nymes : il se fait appeler Vernon Sullivan, Hugo Hachebuisson, Adolphe
Schmürz ou Bison Ravi – anagramme de ses nom et prénom. Il est
écrivain, musicien, parolier, ingénieur, traducteur, spécialiste de jazz.
Il est volontiers joueur et blagueur. Il aime Alfred Jarry, Adolphe de
Benjamin Constant, William Faulkner, Jack London, Duke Ellington,
Miles Davis, les femmes, les dîners de copains, les voitures de sport et
le bricolage. Insaisissable Boris Vian ! Toute sa vie est placée sous le
signe de la vitesse et du foisonnement. Il semble avoir toujours un coup
d’avance sur tous les autres : il lance des modes et invente des mots.
Boris Vian est extraordinairement avant-gardiste.

Les joyeuses années à Ville-d’Avray

Il voit le jour en mars 1920 dans une famille joyeuse et anticonfor-
miste. Ses parents ne travaillent pas : ils ont tous deux hérité d’une
fortune importante. Chez les Vian, on a un chauffeur, un jardinier,
un cuisinier et une loge à l’Opéra, mais on n’a pas les mœurs étriquées
pour autant. Dans la villa des Fauvettes, leur hôtel particulier de Ville-
d’Avray (Hauts-de-Seine), les Vian organisent des fêtes mémorables.
La mère de Vian joue de la harpe et du piano, son père passe des
disques de tango. C’est au goût familial pour la musique que Boris
doit son prénom : il fut choisi en hommage à l’opéra Boris Godounov
de Modeste Moussorgski.
Même après la crise de 1929, qui écorne grandement les finances
de la famille, les Vian gardent le sourire. Ils sont amis avec leurs illustres

34.
 C’EST
D’ACTU
Le centenaire
de sa
naissance est
l’occasion de
nombreuses
manifestations

BORIS VIAN
Homme-orchestre

. 35
ARTS

voisins : la famille Menuhin, dont le fils Yehudi Quiz

est un jeune musicien prodige, et la famille de
Jean Rostand, fils du dramaturge Edmond 1. Quel genre musical a eu un impact durable sur la vie
Rostand et lui-même biologiste et académi- et l’œuvre de Boris Vian ?
cien. Les enfants de ces trois familles circulent
gaiement d’une maison à l’autre. Mais, en 1932,
•• Le flamenco
Le rap
Boris tombe malade : on lui diagnostique une
maladie cardiaque. Sa vie en est bouleversée :
•• Le jazz
La musique country
il alterne désormais les moments de joie, où
son corps lui donne quelque répit, et les phases 2. Lequel de ces célèbres écrivains a fait signer
d’isolement, où il doit être scolarisé à domicile. à Boris Vian son premier contrat d’auteur ?
•• Max Ernst
Lecteur infatigable, André Breton

Boris Vian lit les ••Paul Éluard

Raymond Queneau
classiques, mais
la plupart l’ennuient.
2. C’est Raymond Queneau qui a fait signer son premier contrat à Boris Vian, en 1945.
jours, collection « Jazz pour tous », bande originale d’Ascenseur pour l’échafaud).
plusieurs groupes et a animé une émission de jazz) que dans son œuvre (L’Écume des
1. Le jazz a eu un impact durable sur Boris Vian, tant dans sa vie (il a fait partie de
Bien des années plus tard, dans le roman
L’Herbe rouge (1950), Vian brossera le por-
trait de Wolf, un inventeur à la santé fragile
dont l’enfance est à l’image de la sienne. En
effet, ils sont tous deux des enfants malades
que les adultes couvent : « Ils avaient toujours à un concert de Duke Ellington au palais de
peur pour moi, dit Wolf. Je ne pouvais pas Chaillot. Il en sort subjugué. La musique de
me pencher aux fenêtres, je ne traversais pas Duke l’accompagnera toute sa vie et irriguera
la rue tout seul, il suffisait qu’il y ait un peu aussi bien ses créations musicales que ses créa-
de vent pour qu’on me mette ma peau de tions littéraires. Le morceau « Chloe (Song of
bique. » Vian comprend très tôt que la mala- the Swamp) » donne ainsi son nom à l’héroïne
die fait de lui un être différent. Il devra vivre de L’Écume des jours (1947) et les compositions
vite et faire mille choses à la fois car, il le sait, de ce maître du jazz résonnent dans tout le
sa vie sera courte. roman. C’est aussi à cette époque que Boris
Lecteur infatigable, Boris Vian lit les clas- Vian, assez peu studieux mais vif et intelligent,
siques, mais la plupart l’ennuient. Il écrit : intègre l’École centrale des arts et manufactures
«  Racine, Corneille, des schnocks, même – car, en plus de la musique, il aime la méca-
Molière, ils me barbent. À huit nique : il sera donc ingénieur. Ses problèmes
ans, j’ai lu tout ça. Maupassant cardiaques lui épargnant le front, il poursuit
UNE SOLUTION QUI VOUS
aussi. Je lisais tout, je regrette DÉMOLIT VAUT MIEUX ses études durant les années de guerre et ren-
pas, je suis débarrassé.  » Ce QUE N’IMPORTE contre Michelle Léglise, dont il s’éprend.
qu’il aime véritablement, ce qui QUELLE INCERTITUDE. Entourés d’une bande d’amis créatifs, Michelle
BOris Vian
l’attire et le fascine, c’est la et Boris écrivent des contes, des saynètes, des
musique. Et pas n’importe scénarios, ils lisent des romans américains et
quelle musique ! Il aime le jazz et le swing, qui enchaînent les surprises-parties. Boris Vian
fleurent bon l’Amérique. Malgré la maladie, il écrit un recueil de sonnets, entre dans un
apprend à jouer de la trompette et monte un orchestre de jazz amateur et commence à écrire
groupe de jazz avec ses frères. En 1939, il assiste des paroles de chansons.

36.
 Madame Vian et ses quatre enfants sur les escaliers de leur maison à Ville-d’Avray en 1926.
Boris Vian est le deuxième à droite de sa mère. DR ARCHIVES COHÉRIE BORIS VIAN
En 1942, il devient père ; il lui faut donc •L’HERBE ROUGE
trouver un travail et mettre un peu d’ordre
Publié en 1950, ce
dans sa vie. Il se fait embaucher à l’Association roman narre les
française de normalisation (Afnor). Le travail aventures de Wolf,
n’est pas passionnant, mais le salaire est bon un ingénieur qui
crée une machine
et il lui laisse suffisamment de temps pour pouvant lui faire
s’adonner à ses activités littéraires et musicales. revivre son passé
afin de fuir ses
L’Afnor est d’ailleurs intimement liée à l’écri- responsabilités
ture : elle inspire à Vian son premier roman, présentes. Avec son
Vercoquin et le plancton (1946), où il fait style burlesque et
sarcastique, Vian
notamment une satire du monde de la bureau- met en scène
cratie et de l’administration. Elle sera aussi son certaines de ses
fournisseur officiel en papier puisque le inquiétudes les plus
profondes.
manuscrit de L’Écume des jours est entièrement
écrit sur des imprimés de l’Afnor. Mais, pour
l’heure, Vian n’a encore rien publié. Ce sont
des années légères et heureuses qu’une tragé-
die vient interrompre brutalement. En 1944,
le père de Boris Vian surprend des voleurs
dans sa maison de Ville-d’Avray  : ceux-ci
l’abattent et prennent la fuite. Après la mort
de son père, Boris Vian ne cessera de chercher
d’autres figures masculines auxquelles se rac-
crocher : Raymond Queneau, Duke Ellington
et plus tard le producteur de musique Jacques
Canetti le prennent, chacun à leur manière,
sous leur aile.
Saint-Germain :
la naissance d’un écrivain
Raymond Queneau, poète et éditeur chez
Gallimard, lit, grâce à son ami Jean Rostand,
le manuscrit de Vercoquin et le plancton. Il est
sous le charme et fait signer son premier
contrat d’auteur à Boris Vian. La période qui
suit est, pour notre écrivain, celle d’un grand
foisonnement créatif. Il écrit L’Écume des jours,
un conte féerique qui raconte les aventures et
les amours de Chloé, Colin, Chick et Alise sur
fond de jazz. Des thèmes, des personnages et
des objets du livre sont devenus cultes : nous
connaissons tous la passion de Chick pour
Jean-Sol Partre, le nénuphar qui pousse dans
le poumon de Chloé et le pianocktail qui per-
met de créer des cocktails au goût de musique.
Vian espère obtenir le prix de la Pléiade pour
. 37
ARTS
ce livre. La déception est très grande quand il
apprend qu’un autre auteur lui a été préféré.
Peu de temps après, il rencontre l’éditeur
Jean d’Halluin, assidu des cafés et des bars de
Saint-Germain. Ce dernier se plaint auprès de
Vian : sa jeune maison d’édition est déjà mori-
bonde, seul un best-seller à l’américaine, un
polar ou quelque chose d’un peu sulfureux
comme Tropique du Cancer de Henry Miller,
pourrait lui sauver la mise. Boris Vian relève
le défi et écrit J’irai cracher sur vos tombes
Boris Vian écrit des
poèmes, des nouvelles,
du théâtre et un guide
du quartier de Saint-
Germain-des-Prés.
(1946) en quinze jours. Dans la préface de l’ou-
vrage, Vian se présente comme le traducteur
d’un auteur américain dénommé Vernon
Sullivan ; c’est le début d’une longue liste de
noms d’emprunt. Le livre se déroule dans le
sud des États-Unis et met en scène Lee
Anderson, un Noir à la peau blanche qui décide
Carte de presse de Boris Vian pour Jazz Hot en 1950.
DR ARCHIVES COHÉRIE BORIS VIAN
38.
•AFNOR de venger le lynchage de son frère. Ce tableau
Créée en 1926,
d’une Amérique scandaleusement raciste, où
l’Association se mêlent la violence, l’alcool et les scènes
française de érotiques, obtient un franc succès de librairie,
normalisation
a pour principale mais finit par choquer une partie de l’opinion
mission d’animer publique. En 1949, après de nombreux rebon-
et de coordonner dissements, le livre est condamné pour outrage
l’élaboration des
normes ainsi que aux bonnes mœurs et mis au pilon.
de les homologuer.
Elle est depuis
2014 membre du
La musique et les mots
Comité européen Vian ne se contente pas d’écrire des romans,
de normalisation il écrit aussi des poèmes, des nouvelles, des
en électronique
et en électro-
technique
pièces de théâtre et un guide du quartier de
Saint-Germain-des-Prés. Il traduit des livres,
(CENELEC) et de
la Commission
dont le célèbre roman noir La Dame du lac de
électrotechnique Raymond Chandler (avec Michelle Léglise) et
internationale Le Monde des Ā d’Alfred Elton van Vogt, deve-
(CEI).
nant ainsi un des introducteurs de la
science-fiction en France. Il fait aussi des col-
lages, des dessins, des peintures et, bien sûr,
de la musique. Si sa maladie le force progres-
sivement à délaisser la trompette, Vian conti-
nue de se passionner pour le jazz ; il passe ses
soirées dans les concerts et signe de nom-
breuses chroniques musicales dans Combat et
Jazz Hot, il anime même une émission de jazz
pour une radio américaine. Cet amour pour
le jazz s’accompagne d’un engagement profond
contre le racisme et en faveur du mouvement
des droits civiques.
Mais malgré ce débordement d’activités,
malgré le soutien de Queneau, de Beauvoir et
de Sartre, Vian n’obtient pas la reconnaissance
qu’il espère. Il veut plaire, il veut réussir : « Je
serai content quand on dira / Au téléphone
–  s’il y en a-t-encore / Quand on dira /
V comme Vian… », écrit-il dans un poème.
Au début des années 1950, son mariage bat de
l’aile, il cumule les difficultés financières et il
est très affecté par le procès de J’irai cracher sur
vos tombes. C’est une période triste et sombre
pour Boris Vian, qui vient néanmoins de ren-
contrer, dans un cocktail donné chez Gallimard,
Ursula Kübler, une danseuse suisse qui se pro-
duit sous la direction de Maurice Béjart et de
Roland Petit. Progressivement, ils deviennent
complices, puis amoureux, puis mari et femme.
 Une nouvelle époque semble s’ouvrir dans •JACQUESCANETTI
la vie de Boris Vian. Son roman L’Arrache-cœur
(1909-1997)
est refusé par Gallimard. Cette œuvre fan- Figure clé de la
tasque, poétique, psychanalytique, surréaliste chanson française
de la fin des
sera son dernier roman. Vian se consacre alors années 1940 au
de plus en plus à la musique. Journaliste de début des
jazz écouté et respecté, il va peu à peu occuper années 1960, il est
surtout connu
des fonctions importantes dans le monde de comme un
la production musicale. En 1953, il fait une formidable
rencontre décisive : le producteur de musique découvreur de
talents, qui a
Jacques Canetti, directeur artistique chez notamment aidé
Philips, l’encourage à écrire et à interpréter des Georges Brassens,
Charles Aznavour,
chansons. Il écrit plusieurs livrets d’opéra, dont Édith Piaf, Serge
Le Chevalier de neige (sur une musique de Gainsbourg, Henri
Georges Delerue), qui connaît un immense Salvador ou
encore Jacques
succès, ainsi que de très nombreuses chansons Brel à lancer leur
– on en dénombre plus de cinq cents. Il inter- Eugène Ionesco, Raymond Queneau et Boris Vian à l’époque carrière.
prète lui-même ses titres ou les confie à de l’ordre de la Grande Gidouille, vers 1958.
d’autres : Magali Noël, Henri Salvador, Juliette
JEAN WEBER-ARCHIVES COLLÈGE ‘PATAPHYSIQUE •COMBAT
Gréco, Marcel Mouloudji, Petula Clark… Tous une série de concerts. Boris Vian est convaincu Fondé en plein
cœur de
chanteront du Vian. Certaines de ses chansons du bien-fondé de cette idée et soutient le jeune l’occupation
marqueront l’histoire de la musique  : réalisateur. À Paris, on s’agite de toutes parts allemande, en
« Le déserteur », « J’suis snob », « La com- pour convaincre le jazzman. L’enregistrement 1941, Combat
est la parution
plainte du progrès », « La java des bombes aura lieu dans la nuit du 4 au 5 décembre. quotidienne du
atomiques », « Fais-moi mal Johnny » sont des Jeanne Moreau, actrice du film de Malle, mouvement de
tubes qui sauront traverser les années. Le mot accueille Miles Davis dans le studio du Poste Résistance du
même nom.
« tube » est d’ailleurs inventé par Vian en 1957 parisien. Le film est projeté et le trompettiste Si le journal est
car, jusqu’alors, on utilisait plutôt le mot « sau- génial, accompagné de ses musiciens, impro- particulièrement
populaire pendant
cisson » pour désigner une chanson à succès ! vise à partir de quelques notes de départ qui la guerre, son
ont été composées par… Boris Vian ! Le disque tirage s’effrite
Un pataphysicien à la cité Véron d’Ascenseur pour l’échafaud, édité chez Philips, dans les
années 1950,
Après lui avoir fait enregistrer quelques fera date dans l’histoire du jazz. avant que la
disques, dont « Le déserteur » qui suscite un Boris Vian s’adonne aussi à d’autres guerre d’Algérie
vif scandale, Canetti confie à Vian le catalogue passions : il collectionne les voitures, invente puis Mai 68 ne lui
permettent de
jazz de Philips et lui demande de diriger la des objets et intègre le collège de ’Pataphysique, revenir au premier
nouvelle collection intitulée « Jazz pour tous », une « société de recherches savantes et inu- plan. Remplacé
par le Quotidien
visant à rendre populaires et accessibles les tiles » où il devient « équarrisseur de pre- de Paris, Combat
grands standards du genre. Durant ces années mière classe ». La ’pataphysique – notons cesse de paraître
passées chez Philips, Vian participe à quelques l’orthographe loufoque du mot, qui débute en 1974.
épisodes marquants de l’histoire de la musique par une apostrophe – apparaît sous la plume
des années 1950. Il soutient et encourage Serge d’Alfred Jarry dans son ouvrage Gestes et opi-
Gainsbourg à ses débuts et participe à l’ex- nions du docteur Faustroll, pataphysicien
traordinaire aventure de la bande originale (1911) et elle est définie comme la « science
d’Ascenseur pour l’échafaud. Nous sommes en des solutions imaginaires  ». Parmi les
décembre 1957. Louis Malle vient de finir son membres du collège, on compte Raymond
premier long métrage et il rêve d’en confier la Queneau, Eugène Ionesco, Marcel Duchamp
musique à Miles Davis, de passage à Paris pour ou encore Jacques Prévert. Après leur

. 39
ARTS

•L’ARRACHE-CŒUR
Dernier roman de
Vian, paru en
1953, il est alors
supposé être le
premier tome
d’une trilogie qui
ne verra jamais le
jour. Mêlant la
poésie à l’absurde,
il narre le parcours
du psychiatre
Jacquemort et
d’une mère
possessive dans un
monde où les
enfants volent et
les piverts parlent.

•LOUIS MALLE
(1932-1995)
Après avoir obtenu
la palme d’or à
Cannes en 1956
Dans le salon du 6 bis, cité Véron : le piano de Boris Vian. DR COHÉRIE BORIS VIAN avec son
documentaire
Le Monde du
silence, il se lance
mariage, Ursula et Boris s’installent à Pigalle ses inventions sont aussi verbales : il joue dans une carrière
émaillée de
dans la cité Véron et, peu de temps après, avec la langue et se plaît à écrire de bons productions
Prévert emménage dans l’appartement d’à mots. Pendant un temps, il s’amuse à créer polémiques
côté (voir l’éléphant no 20). Les Vian et les de faux journaux ; il y a Franche Démence, (Les Amants,
Le Souffle au cœur,
Prévert ont une terrasse commune  : elle Il scie Paris, Combat douteux, Le Parisien Lacombe Lucien).
jouxte le toit du Moulin-Rouge et on y orga- délibéré… Elle constitue le
reflet de sa pensée
nise des réunions du collège de ’Pataphysique Mais la santé de Boris Vian est fragile. En anticonformiste,
ainsi que des fêtes où l’on chante jusqu’à 1956, il est hospitalisé pour un œdème pulmo- qui l’amène à
l’aube. L’appartement de Vian est un atelier naire. Il s’essouffle et se fatigue de plus en plus refuser de porter
un jugement moral
vite. Un matin de juin 1959, il se rend, sans sur ses
Boris Vian a un goût grand enthousiasme, à la projection du film personnages.

prononcé pour
les inventions
de toutes sortes.
joyeux et singulier où il aime construire lui-
même ses meubles. Depuis ses études d’in-
génieur, il a en effet un goût prononcé pour
les inventions de toutes sortes : en 1955, il
dépose le brevet d’invention de la « roue à
élastique », il invente aussi une solution pour
l’éclusage et crée la « tourniquette à faire la
vinaigrette » dont il est question dans sa
chanson « La complainte du progrès ». Mais
J’irai cracher sur vos tombes. Depuis des mois,
il est en conflit avec la société de production
qui a acheté les droits de son livre et il n’aime
pas l’adaptation qu’elle en fait. Au cinéma
Le Petit Marbeuf, au bout de quelques minutes
de projection, Boris Vian tombe à la renverse.
Il vient de faire une crise cardiaque. Sa mort,
devant un film qu’il n’aimait pas, est aussi
incroyable que le fut sa vie. Cet homme génial,
célèbre de son vivant, fut pourtant longtemps
considéré comme un écrivain mineur par une
certaine intelligentsia du monde des lettres.
Peut-être était-il trop brillant, trop joueur, trop
rapide pour son époque.

40.
 « L’œuvre de Boris est
un millefeuille, il suffit
de l’effeuiller »
Entretien avec
Nicole Bertolt
Mandataire pour l’œuvre de Boris Vian
et directrice du patrimoine
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R
M A RIK A DRONE AU
Vous vivez au 6 bis, cité Véron, à Paris, dans
l’ancien appartement de Boris Vian et de sa femme
Ursula. Comment sont-ils arrivés ici en 1953 ?
Ils ont commencé par s’installer dans une chambre-
studio boulevard de Clichy. Le quartier leur plaisait
car il fourmillait d’artistes. Mais le couple avait très peu
d’argent – on oublie parfois trop la misère qui a suivi
la guerre. Ce premier studio faisait huit mètres carrés :
c’était peu pour un monsieur qui mesurait 1,88 mètre
et qui avait autant de choses à faire et à dire ! Rapidement,
ils ont emménagé dans cet appartement se trouvant
dans la partie arrière du Moulin-Rouge.
En quoi ce lieu reflète-t-il l’univers de Boris Vian ?
Tout y est équilibré, réglé au centimètre près : Boris
était ingénieur. En arrivant ici, il a construit des étagères
évolutives, une table servant à la fois pour la salle à
manger et la cuisine, un meuble sur mesure pour ses
vinyles. Au fur et à mesure, il a poussé les murs – d’abord
sans autorisation ! – jusqu’à atteindre une surface de
quatre-vingt-dix mètres carrés. Il a aménagé de nou-
velles pièces et une mezzanine qu’il a bâtie lui-même.
J’essaie parfois d’autres agencements, et puis je me dis :
« À quoi bon ? Il a toujours fait mieux que moi ! »
© YOURI ZAKOVITCH
On remarque aussi un certain goût de Boris pour
les objets. Vous trouverez une tirelire en forme de tank,
un cor très étrange, des chignoles, la fameuse tourni-
quette à vinaigrette – qui servait sans doute à monter
les blancs en neige plus qu’à tourner la vinaigrette !
Dans la bibliothèque se trouve le Gouffé, le livre de
cuisine cité dans L’Écume des jours : beaucoup croient
qu’il s’agit d’une invention ! Et, bien sûr, il y a là une
impressionnante collection de livres et de disques. Mais
il n’y a pas tellement de références à ses propres œuvres.
Je préfère me dire que ce n’est pas son espace mais un
espace qui l’évoque, et dans lequel chacun doit pouvoir
se sentir chaleureusement accueilli.
Qui était accueilli du temps où Boris
et Ursula Vian vivaient ici ?
Certains rassemblements du collège de ’Pataphysique
s’y tenaient, durant lesquels les membres remplissaient
de grands cahiers avec les résultats des recherches qu’ils
menaient sur des œuvres, des événements histo-
riques, etc. On croit souvent que ce n’est qu’une grosse
rigolade : oui… mais une rigolade scientifique !
. 41
ARTS
Il y avait toujours du monde ici. Que ce soient les
amis d’Ursula, du milieu de la danse, ou ceux de Boris,
plus littéraires – Raymond Queneau, Eugène Ionesco,
Marcel Aymé –, ainsi que des peintres et des personnes
inconnues mais toujours intéressantes. De nombreux
musiciens venaient régulièrement : Jacques Canetti,
Serge Gainsbourg, Philippe Clay, Guy Béart, Magali
Noël, Zizi Jeanmaire, ou encore Georges Delerue. Vian
a écrit ici avec lui son premier opéra, Le Chevalier de
neige. Tout ce monde fumait, buvait, racontait des his-
toires, débattait : les conversations allaient tous azi-
muts ! Boris était capable d’être de toutes les discus-
sions. Son frère disait qu’il pouvait suivre quatre choses
à la fois ! Il aurait pu être assis comme moi mais, en
vous parlant, il aurait commencé d’écrire quelque chose
dans un coin de sa tête, il aurait pensé à sa peinture…
et ça ne se voyait pas ! C’était ancré en lui.
À l’occasion du centenaire de la naissance
de Boris Vian, vous organisez de multiples
événements autour de son œuvre.
Comment rendre hommage à un tel foisonnement ?
Il a fallu procéder par thématiques. J’ai commencé
par la littérature, avec des inédits et des rééditions, des
bandes dessinées, des livres pour la jeunesse. Ont suivi
des événements musicaux (vinyles et concerts), un
festival de théâtre avec la pièce J’irai cracher sur vos
tombes, jamais rejouée depuis 1948, des partenariats
avec la Poste pour l’édition d’un timbre, des expositions
itinérantes, etc. Et cela sur toute l’année.
Vous parlez d’inédits : quels sont les textes
de Boris Vian que l’on ne connaît pas ?
Je me suis posé cette question il y a deux ans : que
pouvait-on apporter de neuf sans faire les fonds de
tiroir ? Je me suis alors souvenue qu’Ursula et Patrick,
le fils de Boris Vian, m’ont confié le manuscrit d’un
thriller que Boris n’avait jamais achevé. Cinquante
pages intactes sous enveloppe, sur laquelle on pouvait
lire « Série noire » : il voulait sans doute proposer cet
ouvrage à la collection de ce nom chez Gallimard. Cela
ne ressemblait pas à un Vernon Sullivan. Pour en faire
quelque chose, il fallait trouver la bonne idée. Après
avoir exploré plusieurs pistes avec les éditions Fayard,
je me suis dit au milieu d’une nuit : il faut demander
à l’OuLiPo ! Trois jours plus tard, j’ai rencontré, tout à
fait par hasard, Marcel Bénabou en personne, secré-
42.
taire perpétuel de l’OuLiPo. Je me suis dit : inutile de
lutter, c’est un signe. Je lui ai parlé du projet, et l’OuLiPo
a fini d’écrire le livre, sorti en janvier 2020.
D’autres textes vont-ils être publiés ?
Il reste à faire découvrir la correspondance de et à
Boris Vian. Elle est si croustillante ! Je viens de présenter
à Fayard un manuscrit d’environ sept cents pages – c’est
moins de la moitié de ce que j’ai collecté. J’ai fait un long
travail de recherche, j’ai eu des aides auprès des deux
épouses successives, de sa nièce, de Carole Vian et surtout
de Patrick Vian, les enfants de Boris et Michelle. Je suis
émue de faire publier cette correspondance. Après
quarante-quatre ans de travail à l’ombre de Boris, cela
me donne le sentiment d’être allée au bout de son œuvre.
Boris Vian a longtemps été vu comme un
écrivain mineur. Comment le changement
de regard sur son œuvre s’est-il opéré ?
Pendant des années, Ursula Vian n’a pas cessé de
recevoir des gens : des chercheurs sont venus, puis
des musiciens et des lecteurs. Elle a tissé quelque chose
en partant de zéro parce qu’elle croyait à l’œuvre de
Boris, qui a commencé à être republiée. Boris Vian
fut d’abord, aux yeux du public, un auteur. Puis un
auteur et un musicien. Puis un auteur, un musicien,
un pataphysicien, un homme de théâtre et un poète.
Puis, finalement, un monsieur qui faisait tout ce qu’il
avait envie de faire… Boris Vian est progressivement
devenu Boris Vian. Son œuvre est un millefeuille, il
suffit de l’effeuiller. Il y joue une petite musique qui
amuse beaucoup de monde, sans laisser de côté les
thèmes graves : la maladie, la guerre, les difficultés
financières – tout cela, il l’a connu. Et c’est une œuvre
qui avance avec le temps. Il a par exemple écrit un
petit poème qui s’appelle « Le dimanche en l’an 2000 » :
il y décrit des villes saturées de voitures et des villages
de campagne où plus aucune route ne passe. C’est très
actuel ! Boris Vian est aujourd’hui reconnu comme
un homme remarquablement intelligent, curieux, avec
un regard à 360 degrés sur le monde. Il présente une
somme de connaissances scientifiques, littéraires,
sociologiques qui s’égrènent au long de son œuvre.
Certains de ses amis l’avaient compris. Raymond
Queneau lui écrivait dans une lettre en 1953 : « On
ne serait pas aussi cons que ça, pour ne pas com-
prendre encore qui tu es ? »
 LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Boris Vian est un homme aux multiples
talents : il est écrivain, journaliste,
musicien, chanteur, parolier, mais aussi
ingénieur et inventeur.
• Son œuvre romanesque est singulière car
elle laisse une grande place à l’imaginaire
et à la fantaisie. En cela, on peut dire de
Vian qu’il est un héritier du surréalisme et
qu’il est un véritable pataphysicien.
• La musique joue un rôle essentiel dans la
vie de Vian. Joueur de trompette mais
aussi auteur de chansons, il est un grand
spécialiste du jazz. Il travaille comme
journaliste dans la presse musicale et
comme directeur artistique dans des
sociétés de production musicale.
• Sa maladie du cœur fait de lui un homme
fragile mais néanmoins gai et souhaitant
profiter des plaisirs d’une vie dont il sait
qu’elle sera brève.
Prolonger le dossier avec
… DES VISITES … UN FILM
• L’appartement qu’occupèrent Boris • En 2013, Michel Gondry adapte
Vian et Ursula Kübler à la cité
Véron, à Paris, se visite. Il faut
s’inscrire en ligne sur le site www.
borisvian.org.
• À l’occasion du centenaire de la
naissance de Vian, un vaste
programme culturel est consacré à
l’artiste. Vous trouverez toutes les
informations sur le site
centenaireborisvian.com/
programme.
L’Écume des jours au cinéma. Au
casting, de nombreux acteurs
célèbres : Romain Duris, Audrey
Tautou, Gad Elmaleh, Aïssa Maïga
et Omar Sy incarnent
respectivement Colin, Chloé, Chick,
Alise et Nicolas.
L’autrice vous conseille
• Boris Vian, Œuvres complètes
(Fayard, 2003).
Une quinzaine de tomes pour plonger
dans tous ses romans, poèmes, pièces
de théâtre, textes radiophoniques,
chroniques musicales, etc.
• Boris Vian, 100 chansons (Productions
Jacques Canetti, 2018) 
Un coffret pour découvrir sa vaste
discographie. Il comprend également un
livret avec des photos et des textes rares.
• Alexia Guggémos et Nicole Bertolt, Boris
Vian, 100 ans. Le livre anniversaire
(Heredium, 2019)
À l’occasion du centenaire de la naissance
de Boris Vian, un magnifique « livre
anniversaire » où l’on trouve quantité
d’informations sur sa vie et son œuvre ainsi
que des fac-similés et des photographies.
L’anecdote
Le 7 mai 1954, la France perd la bataille de Diên
Biên Phu contre l’Indochine. Boris Vian se pro-
duit alors sur la scène du casino de Dinard. Il
chante « Le déserteur », qui se présente comme
une lettre adressée par un déserteur au président
de la République. La salle crie au scandale. Le
maire de Dinard monte sur scène et déclare :
« Monsieur Vian, je vous arrête ! » Quelques
jours plus tard, Mouloudji enregistre la chanson
chez Philips : il est un des rares interprètes à
prendre le risque d’entonner ce chant pacifiste
interdit de diffusion à la radio. Depuis, la chan-
son est devenue culte : elle a été interprétée par
Serge Reggiani, Joan Baez et Juliette Gréco, et
a été enregistrée dans de nombreuses langues.
. 43
ARTS

Par ici la musique !

DOUBLE JE 3 N’OUBLIEZ PAS LES PAROLES ! 2

Boris Vian a utilisé un grand nombre de C’est un aspect de sa vie qui est peut-être Nombre de points
pseudonymes au cours de sa carrière littéraire et moins connu que sa carrière d’écrivain, mais
musicale. Parmi les six propositions ci-dessous, Boris Vian a composé pas moins de cinq /14
retrouverez-vous les trois qui lui ont servi de nom cents chansons en seulement quinze ans !
de plume ? Saurez-vous retrouver, parmi les chansons ci-dessous,
••Bison Futé
Vernon Sullivan
••
Cornelius Fudge
Zéphirin Hanvélo
les deux dont on ne doit pas les paroles à l’auteur de
J’irai cracher sur vos tombes ?
•Prince de Motordu •
Hugo Hachebuisson •• « Valse jaune »
« Faut rigoler »
EURÊKA ! 4 ••« La bicyclette »
« Je bois »
Parviendrez-vous à trouver les quatre instruments
auxquels le nom de Boris Vian est associé ?
••
« Blouse du dentiste »
« Le temps ne fait rien à l’affaire »
••Le pianocktail
••
Le peignophone La machine à écrire la musique
La roue élastique
••
« Une bonne paire de claques »
« On n’est pas là pour se faire engueuler »
•Le parapluie
à cigarette
•
La poussette motorisée •
« Le gars de Rochechouart »

ET RON, ET RON, PETIT PATAPON 3

NÉNUPHARS ET ARRACHE-CŒURS 2
Reconstituez les noms de ces trois célèbres écrivains
1. Comment s’appelle le philosophe fictif que Chick et artistes qui, au même titre que Boris Vian,
adule dans L’Écume des jours, dont le nom est la étaient membres du collège de ’Pataphysique.
contrepèterie de celui d’un autre penseur, bien réel ?
CAUSJEQ TREPERV
2. Comment s’appelle cette actrice qui joue Chloé
dans l’adaptation de L’Écume des jours sortie au GEUENE NICOSEO
cinéma en 2013 ?
NOJA RIMO

Eugène Ionesco ; Joan Miró.
Et ron, et ron, petit patapon : Jacques Prévert ;
par Georges Brassens.
l’affaire » est une chanson écrite et interprétée
par Yves Montand. « Le temps ne fait rien à
est une chanson de Pierre Barouh interprétée
N’oubliez pas les paroles : « La bicyclette »
encore Omar Sy (Nicolas).
Romain Duris (Colin), Gad Elmaleh (Chick) ou
Audrey Tautou, qui joue en compagnie de
sur son homologue Jean-Paul Sartre. 2. C’est
Jean-Sol Partre, qui est bien évidemment basé
Nénuphars et arrache-cœurs : 1. il s’agit de
L’Écume des jours.
une machine à laquelle il fait référence dans
de la gamme musicale. Le pianocktail est
retranscrire toutes les combinaisons possibles
et a l’intention de créer une machine pouvant
également un brevet pour la roue élastique
par la feuille lorsqu’on souffle dessus. Il dépose
référenceaumouvementdevibrationeffectué
peigneetnommesonidée« peignophone »,en
l’idéed’appliquerunefeuilledecigarettesurun
Eurêka : alors qu’il est au lycée, Boris Vian a
série littéraire pour enfants illustrée par Pef.
Potter et Prince de Motordu est le titre d’une
Cornelius Fudge est un personnage de Harry
Zéphirin Hanvélo et Hugo Hachebuisson.
productions sous les noms de Vernon Sullivan,
Double je : Boris Vian a signé certaines de ses

44.
 ÉTYMOLOGIE
Sa langue au chat
Connaissez-vous l’origine et les usages de certains mots
ou thèmes utilisés dans la revue ? Voici la réponse.
PA R I S A B E L L E M I M O U N I , P R O F E S S E U R E D E L E T T R E S E N C L A S S E S P R É PA S

Gazon
e mot « gazon » vous fait penser... à un
L jardin anglais ? À un stade de foot ? Oui,
mais l’origine du mot, vous la connaissez ?
Deux indices : il ne vient pas du latin et, ini-
tialement, c’est un terme juridique.
« Gazon » vient du francique. Lors d’une
investiture, les Francs offraient une paire de
gants et du gazon. Oui, du gazon, c’est-à-dire
une motte de terre, sans doute par référence à
la motte féodale, ou motte castrale, cette butte
que l’on élevait autour des châteaux comme
signe du droit qu’avait le seigneur sur le sol.
Pour vous en souvenir, imaginez un preux
chevalier recevant sa motte de terre couron-
née d’une herbe sèche aux allures de chevelure
broussailleuse… Aux xviie et xixe siècles,
« gazon » est un synonyme de « perruque ».
La métaphore s’est lexicalisée. Il faut dire
qu’entre un brin d’herbe et un poil, il n’y a pas
grande différence… La preuve ? Le mot
« pelouse ». Pas la peine de vous faire un des-
sin, vous en devinez l’origine : pelouse, pelage,
pilosité… Eh oui, pilosus est un dérivé de pilus,
le poil.
Intellectuel
n ne les aime pas beaucoup, les intellectuels… Normal,
O c’est leur nom qui veut ça. Vers 1850, « intellectuel » est
un adjectif courant, assez neutre : les personnes intellectuelles
consacrent leur vie aux activités de l’esprit. Mais avec l’affaire
Dreyfus, l’adjectif devient un nom commun et prend sa conno-
tation péjorative : les adversaires des écrivains engagés en
faveur du capitaine les traitent d’« intellectuels », façon de dire
qu’ils sont coupés des réalités… « Intello », l’abréviation fami-
lière, a le même sens à partir de 1970.
Au fond, on aurait dû les appeler autrement, faire comme
Balzac, qui les qualifiait d’« intelligentiels ». C’est mieux : on
entend « intelligence » dedans. Et l’intelligence n’est jamais
coupée de la réalité. Parce que c’est la capacité de recueillir, de
rassembler et de lier les choses entre elles : inter-legere.
Exactement ce que vous êtes en train de faire en ce moment :
vous lisez cette rubrique et vous faites le lien avec le dossier
sur le jardin et celui sur l’anti-intellectualisme.
Avec les mots, on n’en finit pas de voyager, et sans augmen-
ter son empreinte carbone ! On va à Rome au temps des
Romains : intellegentia, c’est la faculté de comprendre. On va
à Rome au temps des chrétiens : intellegentia, c’est la faculté
de se comprendre, de vivre en bonne intelligence… On part
en Russie au temps des tsars, en 1900, et voilà l’intelligentsia,
l’avant-garde des intellectuels réformateurs…

Nègre
ous êtes mal à l’aise face au titre « De l’esclavage des nègres » de Montesquieu : vous avez beau savoir que
V le philosophe des Lumières défend la cause des esclaves, vous êtes gêné par le mot. Et vous avez raison :
sa connotation est si péjorative, si délibérément raciste, qu’on a préféré l’exclure de notre pratique linguistique.
Le politiquement correct a parfois du bon : s’interdire de dire, pour s’interdire de penser… Ainsi les têtes-de-
nègre des pâtisseries d’antan ont-elles été rebaptisées merveilleux au chocolat ; ainsi le petit nègre a-t-il disparu
au profit du charabia, moins conflictuel, qui désigne à l’origine un patois auvergnat… Même le nègre d’un
écrivain, qui travaille pour celui qui signe, tend à s’effacer. Aujourd’hui, pour s’autoriser à parler de la négri-
tude, il faut faire référence aux revendications provocatrices de poètes comme Léopold Sédar Senghor ou Aimé
Césaire au moment de la décolonisation.

. 45
HISTOIRE

PA R É T I E N N E A U G R I S , P R O F E S S E U R D ’ H I S T O I R E - G É O G R A P H I E
C A R T E S A L L I X P I O T I L L U S T R AT I O N J U L I A N J E A N N E

n janvier 2020, l’administration Trump a présenté un énième plan de

E paix pour la région qui semble faire droit aux revendications du gou-
vernement israélien sans tenir compte des aspirations des Palestiniens.
L’État d’Israël, proclamé le 14 mai 1948 par David Ben Gourion, est un
État plutôt jeune. Depuis sa création, il a peu connu la paix. Comme
d’autres, ce jeune pays puise sa légitimité dans un passé très lointain, parfois reconstruit
et instrumentalisé. Le nom « Israël » est lui-même très ancien. Il a tout d’abord servi
à désigner Jacob, le petit-fils d’Abraham qui, dans un épisode rapporté par la Bible,
lutte avec un ange ; Israël est donc « celui qui lutte avec Dieu ». Les douze fils de Jacob
étant à l’origine des douze tribus, les Hébreux sont appelés « fils d’Israël » puis « peuple
d’Israël ». Après la destruction du Second Temple, le nom d’Israël n’est plus alors utilisé
métaphoriquement que pour parler des Juifs dispersés autour du bassin méditerranéen
et au-delà. C’est le sionisme qui lui donne un sens territorial dans le cadre du projet de
« retour » à Sion, nom d’une des collines de Jérusalem. La « terre d’Israël » (Eretz Israel),
le territoire sur lequel les « amants de Sion » puis les sionistes projettent de s’installer,
se nomme alors Palestine, appellation qui avait succédé à celle de Canaan, utilisée dans
les premiers livres de la Bible.
Cet article n’a pas pour objet de raconter l’histoire des Juifs mais de revisiter cer-
taines des étapes auxquelles l’histoire israélienne se réfère pour construire un « récit
national ». Ce récit est, comme ailleurs depuis le xixe siècle, marqué par une construc-
tion et une « invention de la tradition » qui s’appuient sur un passé plus ou moins
mythifié. Dans le cas d’Israël, la singularité de ce récit est liée à l’ancienneté des réfé-
rences et à la dispersion importante d’un peuple nourri d’apports multiples au cours
de sa longue histoire. Autre singularité, l’ampleur, dans la durée comme dans l’intensité,
des persécutions dont les Juifs ont été victimes pour des raisons religieuses, culturelles
puis raciales qui ont abouti à la volonté sans précédent de les détruire et de les faire
disparaître de la surface de la Terre. L’histoire d’Israël a évidemment partie liée avec
cette histoire des Juifs. Les fondateurs du pays, que ce soit pour s’en distinguer ou pour
s’en réclamer, n’ont cessé de se positionner par rapport aux Juifs de la diaspora, qui
entretiennent toujours un lien complexe et varié avec le pays.
En contrepoint de ce « récit national », nous avons souhaité interroger Shlomo
Sand, un historien qui mène depuis deux décennies une démarche originale. Disons-le
tout net, il n’est pas représentatif de ce récit tel qu’il est enseigné dans les écoles en
Israël ; il est plutôt de ceux qui cherchent à le déconstruire, à montrer son caractère
historique. Sa trilogie sur le peuple juif, la terre d’Israël et l’identité juive a suscité
beaucoup d’intérêt mais aussi de débats et de critiques en Israël et dans de nombreux
pays dont la France. Nous envisageons avec lui quelques aspects de cette construction
et de ses conséquences pour le pays aujourd’hui.
Pour Pierre et David

46.
 C’EST
REPÈRES D’ACTU
Un nouveau
Nom officiel : État d’Israël Régime politique : plan de paix à
Capitale : Jérusalem (non république parlementaire été présenté
reconnue par la communauté Président de la République : peu avant
internationale à l’exception Reuven Rivlin les élections
législatives
des États-Unis) Premier ministre : Benyamin
Langues : hébreu, arabe Netanyahou (de 1996 à 1999
Superficie : 20 770 km2 et depuis 2009)
Population : 9 136 160 (densité :
414 hab/km2)

dates qui ont

9
façonné Israël

. 47
HISTOIRE

CHRONOLOGIE
- 720 Destruction du royaume d’Israël et exil en Assyrie
- 586 Destruction du royaume de Juda et exil à Babylone
ive-iie siècle
avant notre ère Domination hellénistique
- 37/+ 634 Domination romaine puis byzantine
68-70 Révolte juive et destruction du Second Temple
viie siècle La Palestine est conquise par les Arabes
1516 La Palestine devient ottomane (jusqu’en 1917)
1897 Premier congrès sioniste à Bâle
1917 Déclaration Balfour
1922-1948 Mandat britannique sur la Palestine
1936 Grande révolte arabe
1933-1945 Exclusion, persécution puis génocide des Juifs par
les nazis
1944 Insurrection contre les Britanniques
1947-1948 Guerre civile en Palestine
14 mai 1948 Proclamation de l’État d’Israël, début de la
première guerre israélo-arabe (1948-1949)
1967 Guerre des Six Jours
1973 Guerre du Kippour
1977 Le Likoud (droite) arrive au pouvoir
1977 Visite du président égyptien Anouar el-Sadate à
Jérusalem puis accords de Camp David (1978)
1982 Invasion du Liban, massacres de Sabra et Chatila
1987 Début de l’Intifada dans les territoires occupés
1993 Accords d’Oslo
1995 Assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin
2000 Début de la deuxième Intifada
2005 Évacuation des colonies de Gaza
2017 Les États-Unis reconnaissent Jérusalem comme
capitale d’Israël

La population de Palestine de 1800 à 1947

selon la religion, en milliers

Musulmans Chrétiens Juifs Total

1800 246 22 7 275
1890 432 57 43 532
1914 525 70 94 689
1922 589 71 84 752
1931 760 89 175 1 033
1947 1 181 143 630 1 970
Source : estimations de Sergio Della Pergola (2001).

48.
L’
QUAND DIEU CHOISISSAIT
LE PEUPLE HÉBREU
histoire du peuple hébreu,
racontée dans les livres
qui constituent la Bible
hébraïque, est la référence majeure
du judaïsme. Cette histoire, d’abord
orale et transmise de génération en
génération, a ensuite été mise par
écrit. Une chronologie des événe-
ments peut être reconstituée à
partir de la Bible, même si de
nombreuses incohérences sont
aisément décelables entre les diffé-
rents livres qui la composent. La
critique textuelle et l’archéologie
ont permis d’établir à la fois la réa-
lité de nombreux faits mentionnés
dans la Bible et les contradictions
importantes entre le récit biblique
et les découvertes.
La Bible raconte d’abord l’his-
toire d’une famille, celle d’Abraham
et de ses descendants Isaac et Jacob,
et de la promesse qui leur est faite
par Dieu. Celle d’une nombreuse
Le Passage de la mer Rouge (1633-1637) par Nicolas Poussin (Melbourne). NGV
D’ABRAHAM À JOSIAS
descendance puis d’une terre pro-
mise en Canaan, c’est-à-dire l’ac-
tuelle Palestine/Israël. Un premier
exil conduit la famille en Égypte,
sur les pas de Joseph et de ses frères,
qui donnent leur nom aux douze
tribus d’Israël. C’est là que naît le
peuple hébreu, sous le joug du pha-
raon, qui le réduit en esclavage. Le
personnage central de la libération
de ce peuple, c’est Moïse, qui, sur
l’ordre direct de Dieu, le conduit
hors d’Égypte au cours de l’Exode.
C’est alors qu’est scellée l’alliance
entre Dieu et son peuple, sur le
mont Sinaï avec les Tables de la Loi.
Mais l’infidélité du peuple – une
constante par la suite – retarde d’au-
tant son arrivée en Canaan, qui est
conquis après la mort de Moïse. Un
roi est donné au peuple : d’abord
Saül, puis David et Salomon. Le
royaume est ensuite divisé entre les
fils de ce dernier : Israël au Nord,
1
Juda au Sud. Ces royaumes sont
renversés respectivement par les
Assyriens (viiie siècle avant notre
ère) et les Babyloniens (vie siècle
avant notre ère). Le Premier Temple,
qui abrite les Tables de la Loi, est
détruit, puis reconstruit après l’au-
torisation accordée par les Perses à
la fin du vie siècle.
Dans une démarche difficile-
ment acceptable par les Juifs les plus
orthodoxes comme par de nom-
breux chrétiens, Israël Finkelstein
et Neil Asher Silberman, dans
La Bible dévoilée (2001), situent la
rédaction des cinq premiers livres
de la Bible (la Torah) à l’époque de
Josias, roi de Juda (r. - 640/- 609).
En se fondant sur les découvertes
archéologiques, ils tentent de mon-
trer ce que le texte biblique doit aux
faits réels, aux objectifs politiques
du roi Josias et aux mythes des
autres civilisations du Proche-
Orient. À l’époque contemporaine,
ce réservoir biblique est revisité par
les sionistes, qui le « nationalisent »
pour en faire le récit fondateur ser-
vant de référence commune en
même temps que d’argument his-
torique pour le droit au « retour »
vers la « Terre promise ». L’État
d’Israël, construit par des laïques,
n’en a donc pas moins pris appui
sur le récit biblique, comme nous
l’expliquera Shlomo Sand. L’intérêt
pour l’archéologie dans le jeune État
ne doit pas surprendre dans ce
contexte. Moshe Dayan, chef mili-
taire puis homme politique, en avait
fait son hobby personnel…
. 49
HISTOIRE
U
EXIL, DISPERSION ET CONVERSIONS
LA LONGUE HISTOIRE DU JUDAÏSME DANS SA DIVERSITÉ
n deuxième « royaume d’Israël » émerge sur
les décombres des royaumes successeurs
d’Alexandre après la révolte des Maccabées
en 170-140 avant notre ère : il s’agit du royaume has-
monéen. Il est finalement renversé par les Romains,
qui installent Hérode à leur service. Au tournant des
ier et iie siècles de notre ère, plusieurs mouvements de
révolte conduisent les Romains à mener une politique
de répression contre les Juifs. L’arc de Titus sur le
Forum romain met en scène le triomphe de celui-ci
alors que son père était encore empereur. Ce premier
soulèvement (66-73) aboutit à la destruction du
Temple et à des interdits frappant les Juifs. La citadelle
de Massada est prise après un long siège qui se termine
par le suicide des assiégés ; longtemps oublié, y com-
pris par les Juifs, le site est devenu un lieu de célébra-
tion d’une rébellion pensée comme « nationale » par
l’État d’Israël. Une révolte éclate de nouveau en 132-
135, sous la houlette de Simon Bar Kokhba. Meneurs
et élites impliquées sont chassés, emprisonnés ou
réduits en esclavage. Jérusalem est rebaptisée Aelia
Capitolina. L’essentiel de la population, dont une
50.
Détail de l’arc de Titus à Rome (81 de notre ère). CAHENOBARBUS
2
partie a reconnu en Jésus le Messie annoncé dans la
Bible, reste en Palestine. Son sort est ensuite incertain.
La Palestine, qui compte jusqu’à l’arrivée des Romains
une majorité de Juifs, devient majoritairement chré-
tienne au ive  siècle puis musulmane au début du
IIe millénaire.
Des chemins variés
Y a-t-il eu exil forcé ? Pour l’histoire officielle, cela
est certain et marque le début de la « dispersion » (dias-
pora). Shlomo Sand propose une autre réponse : si les
Romains, qui répriment les révoltes des Judéens,
imposent ponctuellement aux Juifs de ne pas se rendre
à Jérusalem, ils n’ont pas mené de politique d’expulsion.
Ce constat historique conduit dès lors à deux explica-
tions. D’une part, des Juifs restés en Palestine romaine
ont pu se convertir, d’abord au christianisme puis à
l’islam au viie siècle. D’autre part, la présence de Juifs
autour de la Méditerranée témoigne d’une émigration
importante et surtout de conversions individuelles ou
collectives au judaïsme, religion qui a pu connaître des
périodes de prosélytisme.
 Le judaïsme entame alors une histoire singulière.
Le Talmud – discussion et commentaire de la Torah –
est rédigé dans les siècles qui suivent à Jérusalem et à
Babylone. Les communautés juives dispersées
empruntent des chemins variés, avec une constante en
ce qui concerne l’Europe : les persécutions et un statut
peu enviable de minorité régulièrement expulsée, au
mieux tolérée et cantonnée dans des rôles spécifiques
interdits aux chrétiens (le prêt à intérêt). Dès le Moyen
Âge, les Juifs sont contraints de porter des signes dis-
tinctifs et, à l’époque moderne, de vivre dans des quar-
tiers séparés, comme le quartier du ghetto à Venise.
En pays d’islam, s’ils conservent un statut inférieur, ils
disposent de davantage de droits et de libertés. La reli-
gion prend la forme rabbinique, par opposition à l’or-
ganisation autour du Temple qui prévalait jusqu’au
ier siècle. Le retour du Messie, qui doit précéder le
retour en terre d’Israël, est l’horizon d’attente pendant
des siècles, ponctué de quelques figures se proclamant
comme tel, à l’image de Simon Bar Kokhba au iie siècle
ou de Sabbataï Tsevi au xviie siècle. Au xviiie siècle,
Jacob Frank se présente comme la réincarnation du
précédent en Pologne : c’est son histoire que raconte
le prix Nobel de littérature Olga Tokarczuck dans
Les Livres de Jakob (2018).
Une conscience commune
La présence de Juifs dans de nombreux espaces
hors de Palestine s’accompagne en outre d’une
remarquable transmission d’une religion, d’une
culture et de langues qui, tout en empruntant aux
différents espaces où les Juifs vivent, maintiennent
un caractère spécifique (ladino ou yiddish, par
exemple). Les circulations entre les Juifs dispersés
n’ont jamais vraiment cessé, et avec elles une
conscience commune que les persécutions et les stig-
matisations ont paradoxalement encouragée… Une
coupure durable se produit cependant lors de l’exil
entre les Juifs d’Europe centrale et orientale, les
Ashkénazes, et ceux originaires de la péninsule
Ibérique et expulsés dans toute la Méditerranée en
1492, les Séfarades. Au-delà des formes variées du
judaïsme et des degrés différents de pratique reli-
gieuse, un sentiment d’appartenance se maintient
donc. C’est sur ce terreau que le xixe siècle va voir
se construire des mouvements politiques nationaux
modernes dont le plus abouti est le sionisme.
LE « RETOUR » EN
TERRE PROMISE ?
LE SIONISME TOURNE SES
REGARDS VERS LA PALESTINE
(1882-1917)
3
es Juifs d’Europe ont vu leur situation s’amé-
L liorer en partie, dans la lignée de l’émancipa-
tion obtenue sous la Révolution française. Mais
le processus de constructions nationales qui se géné-
ralise en Europe conduit souvent à faire d’eux des indé-
sirables, surtout lorsque la définition des nations a pour
fondement principal l’ethnie et/ou la religion. En
Europe centrale et orientale, les persécutions sont cou-
rantes et aboutissent même à des massacres (pogroms),
comme en Russie à partir de 1882. Dans les pays où de
nombreux Juifs sont assimilés ou en passe de l’être com-
plètement, l’antisémitisme est loin d’avoir disparu,
s’ajoutant au vieil antijudaïsme encore d’actualité dans
la doctrine de l’Église catholique. Si, en France, l’affaire
Dreyfus aboutit finalement à la réhabilitation du capi-
taine juif injustement accusé, elle pousse de nombreux
Juifs, dont le Viennois Theodor Herzl, qui est envoyé
par son journal pour suivre le procès, à s’interroger sur
la réalité de leur acceptation par les sociétés dans les-
quelles ils vivent depuis des siècles.
Les possibilités idéologiques qui s’offrent aux Juifs
se multiplient dans ce contexte. Une floraison de mou-
vements se développe à l’Est, entre repli religieux dans
l’ultra-orthodoxie et assimilation complète en passant
par le socialisme. Un renouveau culturel, dans la fou-
lée des Lumières juives (Haskala), conduit à la réin-
vention d’une langue hébraïque moderne. Sur le plan
politique, après l’invention du mot « sionisme » par
Nathan Birnbaum pour évoquer le « retour » à Sion
(l’une des collines de Jérusalem), Theodor Herzl, un
Juif assimilé et peu religieux de Vienne, écrit en 1896
son État des Juifs. Dès 1897, un premier congrès sio-
niste se réunit à Bâle, en Suisse. Après avoir envisagé
différents territoires, dont l’Ouganda, les sionistes
optent définitivement pour la Palestine ottomane,
majoritairement peuplée d’Arabes musulmans et chré-
tiens. Nationalisme laïque puisant dans un référentiel
religieux transmis depuis plusieurs millénaires non à
des fins religieuses mais bien nationales, le sionisme
. 51
HISTOIRE

parti Bund, par exemple). Une grande partie des Juifs

Theodor Herzl en 1901. ZOLTAN KLUGER
ancre son projet dans la terre d’Israël (Eretz Israel). Au
sein même des communautés juives, il ne fait pas
consensus. Certains s’y opposent pour des raisons reli-
gieuses, affirmant que la « montée » (aliya) en Israël
ne pourra avoir lieu qu’après le retour du Messie
annoncé dans la Bible, d’autres pour des raisons poli-
tiques. Les idées socialistes ont le vent en poupe (le
aspirent plus simplement à s’intégrer complètement
dans des pays où ils acquièrent progressivement la
reconnaissance de leurs droits.
L’installation de Juifs en Palestine se fait par vagues
d’immigration successives avec leurs caractéristiques
propres, qualifiées d’aliyot (le pluriel d’aliya), ce qui
leur donne un sens religieux, même lorsque ce n’est
pas la motivation première. D’emblée et malgré le bon
accueil parfois constaté, les habitants de Palestine
voient d’un œil méfiant ce « retour » des Juifs. Au sein
du yichouv, le terme qui désigne la communauté juive
présente en Palestine entre 1880 et 1948, le mouvement
ouvrier socialiste joue un rôle décisif de direction avant
de former les élites du nouvel État d’Israël. Ce
sionisme-socialisme met en avant la figure du pionnier
(haloutz), construite par opposition au Juif de la dias-
pora, tourné vers la spiritualité et les activités inutiles.
Selon la version officielle, il accomplit un travail
manuel pour la rédemption de la terre, mène une vie
d’ascète dans un kibboutz (ferme collective), veut
construire une société socialiste et ne prend les armes
que pour se défendre contre les Arabes qui l’attaquent.
Cette version met de côté le rôle des femmes et des
Séfarades. De plus, à partir des années 1980, les « nou-
veaux historiens » israéliens remettront en question
ces « vérités » en insistant sur la dimension coloniale
de l’implantation juive en Palestine. Si certains voient
le sionisme comme un mouvement d’origine occiden-
tale, totalement européen et ashkénaze, les historiens
sionistes insistent sur la spécificité du mouvement et
les circonstances dans lesquelles il est né (la persécu-
tion des Juifs).

Les propositions et estimations du plan de partage de 1947

% pop.
Population arabe % pop. Population
Territoire arabe et Population juive
et autres juive totale
autres
État arabe 725 000 99 % 10 000 1 % 735 000
État juif 407 000 45 % 498 000 55 % 905 000
Secteur
105 000 51 % 100 000 49 % 205 000
international
Total 1 237 000 67 % 608 000 33 % 1 845 000
Source : rapport de l’ONU sur la Palestine.

52.
 LA PALESTINE MANDATAIRE
ET LA CONSTRUCTION D’UN ÉTAT
BRITANNIQUES, ARABES ET JUIFS

vec la déclaration Balfour côtoie le sionisme révisionniste de

4
Britanniques, est progressivement

A en 1917, qui prévoit la

création d’un « foyer
national juif » promis par les
Britanniques, désormais puissance
décisionnaire de la région, la pers-
pective d’un État pour les Juifs se
dessine. La période du
mandat britannique (1922-
1948), fruit de promesses
contradictoires aux Juifs,
aux Arabes et aux Français,
voit le nationalisme juif et
le nationalisme arabe s’af-
fronter. Ce dernier, consta-
tant le peuplement majori-
tairement arabe en Palestine
et dénonçant l’immigration
juive croissante, aboutit à une
lutte de plus en plus affirmée
contre les Britanniques
comme les Juifs.
Premiers afflux
Pour les Juifs, la période
mandataire est celle de la
tentative de construction
des institutions (Agence
juive, organisation para-
militaire de la Haganah,
université) d’un futur État
dans un contexte de fortes
tensions avec la majorité Passeport d’un couple de Polonais émigrant en Palestine en 1934. DR Juifs combattent avec les
arabe et l’administration
britannique. Les modalités de l’af- mort contre les Arabes le village
firmation nationale sont relative-
ment ouvertes au départ du fait de
la diversité des courants à l’inté- convaincre les Arabes de leur
rieur du sionisme. Le courant
dominant est sioniste-socialiste,
organisé autour du Mapaï, mais
Vladimir Jabotinsky voire le mou-
vement plus radical et très à droite
de Menahem Begin ou des cou-
rants plus religieux. Dès 1920,
la  geste héroïque de Joseph
Trumpeldor défendant jusqu’à la
de Tel Haï sert de mythe à des Juifs
qui ne par viennent pas à
bonne volonté. Sous la pression de
ces derniers, l’immigration
juive,  d’abord facilitée par les
restreinte. Après les massacres de
Juifs en 1929, la révolte arabe de
1936 se fait à la fois contre les
Britanniques, puissance occu-
pante, et contre les Juifs : les Arabes
veulent la fin du mandat et par là
la fin de l’immigration juive
et du sionisme, qu’ils per-
çoivent comme un prolon-
gement du colonialisme
britannique. Si l’afflux de
Juifs a un effet d’entraîne-
ment sur l’économie de la
Palestine dont bénéficient
des travailleurs arabes, le
rachat des terres par les sio-
nistes ne bénéficie pas aux
paysans mais essentielle-
ment aux grands proprié-
taires, qui vivent souvent
ailleurs. L’attitude relative-
ment conciliante des sio-
nistes, la politique de rete-
nue (havlagah) laisse peu à
peu la place à une militari-
sation sous l’égide du
Palmach, fondé en 1941 par
Yitzhak Sadeh avec Yigal
Allon et Moshe Dayan, des
jeunes nés en Palestine (les
sabras). Par ailleurs, des
Britanniques pendant le
deuxième conflit mondial  : les
forces juives sortent de la guerre
bien plus expérimentées que les
Arabes, dont certains chefs, à
commencer par le mufti de
Jérusalem, ont passé la période en
Allemagne.  

. 53

HISTOIRE
LA SHOAH ET
LA MÉMOIRE ISRAÉLIENNE
LE GÉNOCIDE, TOURNANT TRAGIQUE DANS L’HISTOIRE DES JUIFS
extermination des Juifs
L’ voulue et perpétrée par
les nazis est sans précé-
dent dans l’histoire. Un Juif polo-
nais, Raphael Lemkin, forge dès
1944 le terme de « génocide », qui
s’applique à ce que les Israéliens
appellent Shoah (« catastrophe » en
hébreu). Ce crime de masse, l’exter-
mination planifiée de six millions
de Juifs pour la seule raison qu’ils
étaient juifs, s’est déroulé en Europe
à un moment où il n’existait pas
d’État d’Israël. Le nouvel État créé
en 1948 a néanmoins partie liée
avec cette histoire, ne serait-ce que
54.
parce que près de 300 000 rescapés
s’y installent à la fin des années 1940.
L’attitude des sionistes à l’époque
du yichouv a suscité des débats en
Israël, et la mémoire de la Shoah y
a connu des évolutions significa-
tives. On peut ainsi dire que
les  autorités juives du yichouv
(l’Agence juive, dirigée par David
Ben Gourion), tout en élevant des
protestations, n’ont pas pu, ou pas
voulu – cela même fait débat –,
consacrer davantage de moyens et
d’énergie au sauvetage des Juifs per-
sécutés en Europe. Dans un pre-
mier temps parce qu’il était sans
L’Exodus le 22 mars 1947. FRANK SCHERSCHEL
5
doute impossible d’imaginer l’am-
pleur et l’intensité de l’extermina-
tion, ensuite parce qu’une fois ce
processus enclenché et connu avec
certitude (au moins en 1942), les
options étaient très réduites. Une
partie des « nouveaux historiens »
ont même accusé les autorités du
yishouv d’avoir eu comme objectif
prioritaire la création d’un État,
négligeant celui de sauver le plus de
Juifs possible.
La guerre finie, une période de
transition (1945-1948) conduit à
des tensions internationales autour
de l’accueil de survivants des camps,
dont le symbole est le périple en
1947 de l’Exodus, navire d’anciens
déportés refoulé de Palestine par les
Britanniques. À partir de 1948, les
rescapés de la Shoah sont accueillis
en Israël, mais pas toujours consi-
dérés et écoutés. Israël s’est construit
contre le modèle du Juif exilé  :
comme le dit l’historien Georges
Bensoussan, « l’ethos sioniste s’est
bâti sur le rejet, voire le franc mépris
de la diaspora  ». La figure du
déporté s’oppose encore plus à celle,
héroïque, du pionnier. L’expression
terrible employée à propos des Juifs
exterminés « comme un troupeau
à l’abattoir » est alors courante. La
question de la « passivité » des vic-
times du génocide travaille les
consciences. Le poète Haim Gouri
affirme : « Nous avions honte de la
Shoah comme d’un terrible défaut
visible par tous. Nous nous accro-
châmes à l’héroïsme comme à un
vestige de fierté, comme à un droit
de garder la tête haute. » Pour cette
raison, les héros sont les insurgés
du ghetto de Varsovie ou les para-
chutistes qui sont allés se sacrifier
en Europe pour sauver des Juifs.
Il faudra des décennies, des pro-
cès et des écrits pour que cette
mémoire évolue. Le tournant est
sans doute le procès du nazi Adolf
Eichmann, enlevé par les services
israéliens en Argentine et jugé en
1961. Outre le débat sur ce qu’en a
écrit Hannah Arendt (voir l’éléphant
no 29), les audiences donnent la
parole aux témoins et font des vic-
times des personnes et non plus une
masse passive. La mémoire de la
Shoah prend alors une place cen-
trale en Israël. L’institut Yad Vashem
est créé en 1953 pour être le
« mémorial vivant du peuple juif
en souvenir de la Shoah ».
UNE NAISSANCE DANS
LA GUERRE
PREMIÈRE GUERRE ISRAÉLO-ARABE (1948-1949)
a Seconde Guerre mon-
L diale, marquée par la per-
sécution à une échelle sans
précédent des Juifs en Europe,
pousse les membres de la toute
jeune Organisation des Nations
unies vers une plus grande com-
préhension du sionisme. Le plan
de partage proposé par l’ONU en
1947 (voir page 52) en est l’illus-
tration : il coupe la Palestine en
deux. Ce plan est accepté, malgré
des réticences, par l’Agence juive,
qui préfigure l’État d’Israël. Il est
en revanche refusé par les pays
arabes, tout comme les précédents
qu’ils trouvaient déjà injustes, car
il donne au futur État juif des ter-
ritoires majoritairement peuplés
d’Arabes. Pourtant, la guerre civile
palestinienne qui commence dès
1947 et la guerre de 1948-1949
vont conduire à un partage encore
plus favorable à Israël. Ce conflit
oppose le jeune État à tous ses voi-
sins et aux Arabes de Palestine.
Partage déséquilibré
Dès le départ, Israël cherche à
étendre son territoire au-delà de la
mince bande littorale, qui ne lui
donne pas la profondeur nécessaire
à sa défense – la distance entre la
mer Méditerranée et le Jourdain ne
dépasse pas les cent kilomètres : le
territoire partagé correspond à la
superficie de deux départements
français. Les frontières se heurtent
à la réalité de la vie : alors que la
majorité de la population de la
Palestine mandataire est arabe, le
6
partage prévu entre un État arabe
et un État juif doit entraîner l’assi-
gnation d’une nationalité à des
habitants pouvant faire des choix
opposés. Le seul secteur où cette
complexité est prise en compte est
Jérusalem, qui doit être séparée des
deux États et confiée à une admi-
nistration internationale. Mais la
guerre va en décider autrement.
L’armée israélienne, Tsahal,
mieux entraînée que la Haganah
et mieux dotée, fait face à des
armées arabes moins coordonnées
et sous-équipées. Jérusalem est
divisée en deux : la vieille ville est
rattachée à la Cisjordanie, annexée
par la Jordanie. La bande de Gaza,
elle, est annexée par l’Égypte. Tout
le reste est rattaché à Israël, dont
le Nord – la Galilée –, qui compte
une forte proportion d’Arabes.
Quelque 700 000 d’entre eux sont
expulsés ou fuient lors des com-
bats : c’est la Nakba (catastrophe)
pour les Palestiniens. Leur retour
est rendu impossible par le nouvel
État, qui permet en revanche aux
Juifs du monde entier de venir
s’installer avec la loi dite du retour
en 1950. Le nouvel État accueille
de nombreux Juifs venus d’Afrique
du Nord et du Moyen-Orient,
dont beaucoup sont expulsés de
leur pays d’origine. Cet afflux
important de Séfarades donne à
ces derniers un poids démogra-
phique important qui ne remet
pourtant pas en question la domi-
nation de l’élite ashkénaze, jusque
dans les années 1980.
. 55
HISTOIRE

LE TOURNANT
DE 1967
CONQUÊTE DE NOUVEAUX
TERRITOIRES ET COLONISATION
7
sraël n’a pas été accepté par ses voisins en 1949.

I En plus des guerres à grande échelle, comme en

1956 pour le contrôle du canal de Suez, les inci-
dents sont réguliers le long des frontières. Le conflit
de 1967 constitue un tournant majeur sur le plan sym-
bolique et géopolitique : menacé par l’Égypte et la
Syrie, Israël attaque préventivement et anéantit en six
jours les armées arabes. La Cisjordanie, la bande de
Gaza, le plateau du Golan et le Sinaï sont désormais
occupés, la superficie contrôlée par Israël est consi-
dérablement étendue. Mais l’image du pays change :
considéré avec sympathie par beaucoup de pays occi-
dentaux et même par l’URSS à ses débuts, Israël
devient puissance occupante. Le Conseil de sécurité
de l’ONU, dans sa résolution 242 – jusqu’à aujourd’hui
non appliquée  –, condamne cette occupation et
demande à Israël de se retirer derrière la «  ligne
verte », ligne d’armistice de 1949. Même les États-
Unis, qui deviennent alors son allié principal, ne
votent pas contre la résolution.

Un sentiment d’injustice
Mais la conquête de la totalité de Jérusalem, en
particulier de la vieille ville et du fameux Mur occi-
dental, vestige du Temple détruit en 70, renforce pour
les Israéliens le sentiment d’un accomplissement sym-
bolique et donne une dimension religieuse à un natio-
nalisme auparavant essentiellement laïque. De l’autre
côté, elle nourrit un sentiment d’injustice déjà fort
chez les Palestiniens, qui comprennent dès lors qu’ils
ne doivent compter que sur leurs propres forces pour
combattre les Israéliens. C’est en effet de ces années
que date l’émergence d’un mouvement palestinien
autonome autour de l’Organisation de libération de
la Palestine (OLP) et du Fatah de Yasser Arafat.
La peur de la disparition d’Israël est pourtant ravi-
vée en 1967. Et en 1973, lors de la guerre du Kippour
(ou guerre d’Octobre), l’armée israélienne est bous-
culée dans un rappel de la nécessité d’une profondeur

56.

Le ministre de la Défense Moshe Dayan avec Yitzhak Rabin dans la
vieille ville de Jérusalem en 1967. ILAN BRUNER
stratégique pour un pays menacé par la plupart de ses
voisins. Les zones tampons permettant cette profon-
deur, lorsqu’elles ne présentent qu’un intérêt secon-
daire, sont parfois restituées après un accord de paix,
comme le Sinaï, rendu à l’Égypte au début des
années 1980, après les accords de Camp David de
1978. Mais ces retraits sont aussi plus précipités,
comme celui du Sud-Liban (occupé depuis 1982) en
2000 ou de Gaza en 2005. Avec la Syrie et le Liban, la
question de la souveraineté disputée sur les sources
du Jourdain et donc de l’approvisionnement en eau
complique toute entente sur un tracé reconnu. Le pla-
teau du Golan, qui domine le nord d’Israël, est
conservé pour des raisons stratégiques évidentes. Ici
comme plus au sud, en Cisjordanie, le paradoxe israé-
lien est à l’œuvre : pour renforcer sa sécurité, le pays
impose aux Palestiniens de nombreuses injustices.
L’installation de Juifs dans les territoires occupés après
1967, dans ce qui est appelé « implantations » en Israël
et « colonies » en dehors, commence à grande échelle
et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Elles comptent
désormais plus de 500 000 habitants.
1992-1995 :
ESPOIRS ET
ILLUSIONS
D’OSLO À L’ASSASSINAT DE RABIN
8
es interrogations grandissantes traversent la
D société israélienne après la guerre de 1973 et
l’invasion controversée du Liban en 1982. De
nombreux intellectuels et une partie de l’opinion
émettent des doutes moraux concernant la conduite
et l’opportunité des choix opérés depuis 1948 et même
avant. Une grande partie des travaux des « nouveaux
historiens » consiste en une remise en cause de l’his-
toire officielle de la guerre de 1948-1949 et de la per-
sonnalité de David Ben Gourion, premier Premier
ministre du nouvel État. Ce questionnement se pro-
duit à partir de la deuxième moitié des années 1980 et
il est le fait d’une nouvelle génération qui est souvent
née en Israël. Très critique, celle-ci ne conteste pas tou-
jours le sionisme mais invite le pays à ne pas se voi-
ler la face.
D’autant plus que, après avoir écarté la menace
constituée par ses voisins, Israël voit les tensions se
multiplier au sein d’une population palestinienne qui
vit sous occupation militaire. Dès 1987, la première
Intifada (« soulèvement des pierres ») montre les
limites de cette occupation. Cela conduit le gouverne-
ment de Yitzhak Rabin, conquérant de Jérusalem en
1967 et devenu Premier ministre pour la gauche en
1992, à négocier avec les Palestiniens eux-mêmes. Les
accords d’Oslo-Washington, signés en 1993, prévoient
ainsi la création d’une Autorité palestinienne dotée
d’une autonomie sur une partie de ses territoires. Dans
la foulée, un traité est signé avec la Jordanie. Mais les
frontières du Nord restent toujours des lieux de tension
avec la Syrie et le Liban, et le processus d’Oslo montre
rapidement ses limites face aux plus radicaux des deux
camps : Rabin est assassiné par un extrémiste israélien
en 1995. Un cycle attentats/répression signe rapide-
ment l’échec du processus malgré de brefs espoirs
gâchés par l’intransigeance de Yasser Arafat comme
du gouvernement israélien. Avec la signature de ces
accords d’Oslo, une fenêtre a semblé s’ouvrir pour se
refermer assez vite, comme s’il s’était agi d’un trompe-
. 57
HISTOIRE
l’œil. La volonté de laisser pour plus tard les questions
les plus difficiles – Jérusalem, le droit au retour des
réfugiés palestiniens, le partage de l’eau – a permis
d’avancer mais n’a pas abouti à un règlement sur
le fond.
Les années 2000 sont marquées par la poursuite de
la colonisation, la deuxième Intifada, la mort d’Arafat
en 2004 et l’évacuation unilatérale de Gaza en 2005.
Israël décide de la construction d’un mur non sur la
ligne verte mais à l’intérieur de la Cisjordanie, pour
englober les principales colonies. Conçu et justifié
comme une protection contre les attentats, il rend la
vie des Palestiniens impossible. Il place en effet du côté
israélien des territoires comptant des populations
palestiniennes ou des terres leur appartenant. Des vil-
lages sont séparés des champs et des sources en eau
nécessaires à leur survie. Les Palestiniens travaillant
en Israël doivent passer des heures d’attente aux postes
de contrôle. Si la Cour suprême d’Israël a parfois cher-
ché à limiter les injustices engendrées par ce mur, elle
n’en remet pas en cause les fondements juridiques,
condamnés par le droit international.
Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, futurs prix Nobel de la paix, avec le
président américain Bill Clinton lors des accords d’Oslo en 1993. SIPA
58.
UN PAYS EN
PLEIN DOUTE
BLOCAGE POLITIQUE INTERNE ET
IMPASSE AVEC LES PALESTINIENS
(2009-2020)
9
n mars 2020, les Israéliens ont de nouveau été
E appelés aux urnes – la troisième fois en moins
d’un an. Le pays semble dans une impasse poli-
tique. Benyamin Netanyahou, Premier ministre, a battu
le record de longévité de Ben Gourion et semble tou-
jours populaire auprès d’une grande partie des élec-
teurs, de plus en plus à droite et séduits par son mélange
de populisme et de discours sécuritaire. Mais il est rat-
trapé par la justice, comme son prédécesseur Ehud
Olmert. La gauche, qui a dominé la vie politique du
yichouv puis de l’État jusqu’en 1977, semble, elle, com-
plètement décrédibilisée au profit d’une droite de plus
en plus extrême, qu’elle soit laïque (le parti Israël
Beitenou d’Avigdor Lieberman) ou religieuse (Judaïsme
unifié de la Torah). La société israélienne est plus
diverse que jamais avec l’arrivée de Juifs venus du
monde entier, en particulier de l’ex-URSS et du monde
arabe. Elle est déchirée par des divisions, notamment
sur la place de la religion : on a coutume d’opposer
Jérusalem la religieuse et Tel Aviv la laïque, mais ce cli-
vage traverse toute la société. Le service militaire, même
s’il ne concerne pas les plus religieux, qui en sont
exemptés, conduit les Israéliens, hommes et femmes,
à une connaissance intime et traumatique du territoire
pendant deux ans ou plus, perpétuée par le statut de
réserviste qui peut à tout moment ramener la guerre
dans le quotidien. Le gouvernement actuel de
Netanyahou, clairement orienté à droite, veut désor-
mais faire reconnaître Israël comme « État juif et démo-
cratique ». Mais cette caractéristique poserait sans doute
plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait, en particu-
lier pour l’importante minorité des Arabes d’Israël.
Le gouvernement sortant, après le difficile dialogue
avec le président américain Barack Obama, a trouvé en
Donald Trump un allié de poids qui, le 28 janvier 2020,
a présenté un plan de paix qui répondait totalement
aux attentes israëliennes. Washington avait reconnu la
totalité de Jérusalem (y compris l’Est) comme capitale

et admet désormais la souveraineté d’Israël sur les colo-
nies construites sur le territoire palestinien (dans les
frontières de 1967), mais aussi sur les rives du Jourdain
(jusqu’ici sous contrôle de l’armée). Les Palestiniens ont
vécu comme une humiliation la présentation de ce plan.
Dans la rhétorique de Netanyahou, la menace iranienne
sert de chiffon rouge régulièrement agité. L’Autorité
palestinienne ne contrôle qu’une partie de la Cisjordanie
et indirectement Gaza, qui est gérée de fait par le Hamas,
mouvement islamiste parfois classé comme terroriste.
Les territoires palestiniens ressemblent de fait à un
archipel entouré de zones contrôlées par l’armée israé-
lienne ou des colonies/implantations.
À ce stade, quelles sont les options ?
– le maintien d’un statu quo empêchant la création d’un
État de Palestine souverain. Les Israéliens les plus natio-
nalistes veulent le Jourdain comme frontière orientale
et ne souhaitent pas d’un État palestinien indépendant
à l’ouest du fleuve. Leur obsession de la sécurité, qui
peut avoir des fondements légitimes, contribue à nour-
rir… une insécurité permanente ;
Le mur de séparation à Jérusalem-Est. W. ROBRECHT
– un État unique et binational, reconnaissant à chacun
des droits individuels et collectifs à égalité. Peu de per-
sonnes y sont favorables ;
– deux États se reconnaissant mutuellement, ainsi
que leurs frontières. Cela passe par un accord sur ces
frontières, dans la continuité de ce qui n’a été qu’es-
quissé en 2000-2001, à savoir des échanges de terri-
toires permettant à Israël de conserver quelques colo-
nies et à la Palestine d’obtenir en compensation
d’autres territoires.
L’évolution des deux sociétés israélienne et pales-
tinienne, tellement imbriquées, déterminera lequel
de ces scénarios s’accomplira. La société israélienne
est plus divisée qu’on ne le pense sur la question
palestinienne et les frontières. Mais le besoin de sécu-
rité et les peurs légitimes conditionnent des réflexes
de repli. Cette société nourrit une certaine dureté
qui l’empêche le plus souvent de voir les injustices
dont sont quotidiennement victimes les Palestiniens
dans les territoires occupés, et ces injustices nour-
rissent à leur tour le ressentiment et la violence de
Palestiniens.
. 59
HISTOIRE
« Depuis 1967, la vision sioniste
change vers une fermeture,
une biologisation plus grande »
C’EST
D’ACTU
Il publie
un nouvel
ouvrage
Vous affirmez que « le peuple juif fut inventé »
et qu’il ne faut pas le confondre avec le peuple
israélien. Pourquoi cette distinction ?
M’appuyant sur beaucoup de sources, j’ai avancé la
thèse que, s’il y a aujourd’hui un peuple français ou
allemand, il n’y avait pas de « peuple juif » au sens
moderne, inventé au xixe siècle. L’État français est par-
venu à « construire » un peuple français à partir des
Gaulois, avec Jules Michelet. En parallèle, le sionisme,
qui se réclamait du peuple juif, a réussi en fin de
compte à créer un peuple israélien – mais pas un
peuple juif. Il s’agissait d’attribuer des droits sur cette
terre, ici à Tel Aviv mais aussi à Hébron, à Jéricho. Dans
mon livre Comment le peuple juif fut inventé (Fayard,
2008), j’ai proposé une autre vision de l’histoire qui a
fait beaucoup de bruit en Israël. Le sionisme, dans la
deuxième moitié du xixe siècle, a utilisé un langage
moderne, mais l’origine de cette invention d’un peuple-
race juif arraché de sa terre, c’est plutôt une idée chré-
tienne qui commence avec le Nouveau Testament : à
60.
Entretien avec
Shlomo Sand
Professeur émérite d’histoire à l’université de Tel Aviv,
auteur de Comment la terre d’Israël fut inventée*
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R É T I E N N E A U G R I S
cause de ses péchés, ce peuple a été exilé ; Dieu aurait
puni les juifs** pour avoir assassiné le fils de Dieu.
Cette idée du « peuple déicide » a traversé les siècles,
d’Augustin à Emmanuel Kant, et serait responsable de
son exil. Jusqu’à Hitler, qui a insisté sur le fait que les
juifs n’étaient pas seulement une religion mais surtout
un peuple-race.
Si je mets en question la vision christiano-sioniste
qu’il y a un peuple-race juif qui a été exilé et « est
retourné » à sa propre terre, je ne mets pas en question
aujourd’hui le fait que le sionisme ait réussi à créer un
peuple israélien. Un groupe qui parle la même langue,
qui a son propre territoire. Le sionisme a réussi à créer
un peuple ici, mais il ne veut pas le reconnaître. Je suis
politiquement pour l’« israélisation » de l’État d’Israël,
pour le désioniser, pour en faire une vraie république
de ses citoyens, quelle que soit leur origine. Il ne faut
pas oublier qu’il y a 21 % de la population, en Israël
même, qui sont des Palestino-Israéliens, citoyens, mais
de seconde zone.
Dès les débuts du sionisme, le grand problème,
c’était de définir qui était juif. La définition officielle
émerge en Israël à partir de 1970. Autrefois, c’était
indiqué sur la carte d’identité, ce n’est plus le cas
maintenant, mais le ministère de l’Intérieur conserve
cette information. Un Israélien dont le père est juif
mais pas la mère n’est aujourd’hui pas reconnu comme
juif. L’État a une définition ethno-religieuse. Toutes
ces règles font beaucoup de dégâts dans les familles
des immigrés russes.
Pour revenir à l’exil, il faut constater qu’il n’y a pas
de recherche sur cette question en Israël. Et il faut dire
clairement que les Romains n’ont pas exilé les juifs. Ils
ont fait beaucoup de prisonniers, des esclaves, mais la
population est restée. Qu’est-elle alors devenue ? Je suis
arrivé à la conclusion qu’elle a été en grande partie
christianisée sous l’Empire byzantin ; et, à partir du
viie siècle, la majorité restante s’est convertie à l’islam.
Parallèlement, et c’est important à comprendre, la reli-
gion juive était prosélyte entre le iie siècle avant notre
ère et le ive siècle de notre ère. Les lois d’Hadrien qui
interdisent le prosélytisme juif le prouvent. Le chris-
tianisme a modelé le judaïsme, plus que l’inverse. Il
n’était pas facile de vivre avec des voisins qui vous
accusent d’avoir tué Jésus. Les juifs restés en Palestine
se sont pour la plupart convertis au christianisme, ou
à l’islam plus tard, tandis que les juifs dits de la diaspora
sont pour beaucoup descendants de convertis au
judaïsme. Il y a aussi eu une poignée de royaumes juifs
à l’extérieur, comme au Yémen (le royaume himyarite),
au sud de la Russie (l’empire khazar), au Maghreb (le
royaume de Dihya al-Kâhina) et en Éthiopie. En Israël,
la plupart croient qu’il y a un ADN juif. Cela pose
problème quand le ministère de l’Intérieur demande
à des immigrées juives venues de Russie de faire des
tests ADN pour prouver leur judéité. C’est fou, mais
c’est officiel !
Quelle est la place de la Bible et de la religion
dans le récit national israélien ?
La Bible est plutôt un corpus de textes écrits à des
époques différentes par des personnes différentes avec
des conceptions différentes du divin. C’est là qu’on
trouve la première idée monothéiste, même si certains
livres ne le sont pas. Je fais le constat paradoxal que
les livres de la Bible n’étaient pas vraiment lus par les
juifs. Trois groupes l’ont vraiment lue attentivement
au cours de l’histoire. Le premier, ce sont les karaïtes,
un courant juif aux ixe-xie siècles ; ils ont refusé les
commentaires juifs les plus récents (Talmud, Mishna).
Ensuite, ce sont les protestants. Enfin, le troisième
groupe, ce sont les sionistes. Les juifs traditionnels
connaissaient les passages bibliques à travers les
commentaires. Les sionistes ont plutôt méprisé ces
commentaires, qui relevaient de l’exil, et ils ont fait
des livres de la Bible le cœur de l’idée sioniste.
Pourquoi ? Le sionisme, c’est une révolte contre le
judaïsme. Pour le judaïsme, l’idée de construire un
État-nation en Palestine était blasphématoire : les juifs
pouvaient aller visiter, être enterrés en Palestine,
comme mon arrière-grand-père à Jérusalem, mais il
était interdit de faire une émigration massive vers la
Palestine. C’est pour cela qu’à la naissance du sionisme,
à la fin du xixe siècle, la majorité écrasante des juifs
orthodoxes, réformistes ou conservateurs, était contre,
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Les sionistes ont adopté la Bible comme livre de
chevet bien qu’ils soient athées – et tous l’étaient au
début, comme Theodor Herzl. Ils n’étaient cependant
pas laïques – comme « votre » Charles Maurras pour
le catholicisme. Leur problème était de construire la
nation sans disposer de matériau laïque. Si Michelet a
su construire, avec ses livres merveilleux, un peuple
depuis l’Antiquité, il a pu le faire sur une base laïque,
la langue par exemple. Il y avait du matériau laïque
pour construire l’idée d’une nation française. Les sio-
nistes n’en avaient pas. Le Bund, grand parti juif socia-
liste d’Europe orientale, jusqu’à l’entre-deux-guerres,
a eu une base laïque, culturelle. Ils parlaient le yiddish,
ils avaient un théâtre, des livres dans cette langue. Le
Bund n’a pas eu besoin d’inventer un peuple à partir
de rien. Les sionistes ont eu un problème : quelle serait
la base d’une nation mondiale des « juifs » ? Qu’ont en
commun les juifs à Cracovie et à Marrakech ? On ne
peut pas trouver une langue, la nourriture est casher
mais complètement différente ! Il n’y avait ni langue
ni culture commune. Herzl a d’ailleurs proposé que,
dans le nouvel État, on parle allemand… L’hébreu
n’était parlé, en dehors des prières, par personne. Mais
il y avait une chose commune, c’était la religion. La
Bible est donc devenue la référence de ce mouvement
qui n’était pas religieux.
Pourquoi diriez-vous que l’année 1967 est un
tournant majeur dans l’histoire israélienne ?
Cet État est né en 1948, après la Seconde Guerre
mondiale et le grand massacre des juifs. Le monde a
. 61
HISTOIRE
accepté l’État d’Israël comme État juif, même si c’était
de la colonisation, parce que la plupart des juifs étaient
réfugiés. Et même si Israël refusait alors de laisser les
réfugiés palestiniens revenir, l’Europe a accepté cet
État. De 1948 à 1967, il y a eu une période d’israélisa-
tion de l’État. On pouvait être très israélien. Les juifs,
c’étaient les « faibles » de la diaspora ; l’Israélien, c’était
le local, celui qui était fort, le sabra né en Palestine. Le
sionisme était alors aussi socialisant, le kibboutz était
la « force majeure » de la colonisation.
En 1967, Israël conquiert de nombreux territoires
à l’issue d’une guerre dite de défense. Toute la justifi-
cation est dès lors utilisée sur des territoires occupés
considérés comme « terre des ancêtres », d’autant plus
que ces « ancêtres » étaient plutôt dans ces nouveaux
territoires (Jéricho, Hébron, Jérusalem) et non sur la
côte, contrôlée dès 1948. La vision change face à la
masse arabe. L’imaginaire national-religieux com-
mence à se renforcer. Le sionisme laïque l’est de moins
en moins. Pas dans le sens d’un retour vers l’orthodoxie,
mais vers une symbiose très forte entre la nation et la
religion, le national étant toujours dominant. Les bases
étaient déjà là dès 1948 (interdiction du mariage avec
des non-juifs), mais en 1967 le mouvement évolue et
l’avant-garde de la colonisation est dès lors plus le fait
des nationaux-religieux. Toute la sensibilité sociali-
sante a commencé à disparaître, en parallèle avec le
recul mondial de l’utopie socialiste dans les années 1970.
L’accent a été mis sur la vision ethno-religieuse puis
ethno-biologique qui était déjà en germe dans le mou-
vement sioniste. Ceux qui ont colonisé la Cisjordanie
et Gaza portaient des kippas tricotées, signe de cette
nouvelle symbiose. Les orthodoxes n’ont d’ailleurs pas
aimé : ils sont plutôt contre le sionisme, comme les
juifs orthodoxes de New York. C’est donc un paradoxe
d’assimiler l’antisionisme à de l’antisémitisme, comme
vient de le faire l’Assemblée nationale française…
Pour en revenir à 1967, Israël ne peut pas quitter
les territoires occupés. Le mythe de notre terre est trop
fort. Cela ne veut pas dire que le citoyen israélien
moyen a besoin de ces territoires, pas du tout : il a peur
des menaces démographiques. Mais on ne peut pas
quitter les « terres des ancêtres », comme la France ne
pourrait pas abandonner Reims et Orléans. Un patriote
ne peut pas laisser ses « propres territoires » dans les
mains de l’ennemi. À partir de 1967, la vision sioniste
change vers une fermeture, une biologisation et une
62.
ethnicisation plus grandes, et la droite nationaliste
devient de plus en plus forte à cause de l’impossibilité
de la gauche de trouver un compromis historique avec
les Palestiniens. Une partie de la gauche sioniste a
essayé, mais même Yitzhak Rabin n’aurait pas renoncé
à la Jérusalem arabe. Yasser Arafat voulait 100 % de
paix avec restitution de 100 % des territoires conquis
en 1967, mais cela n’était pas possible pour le pouvoir
israélien. Je ne parviens pas à envisager une force poli-
tique israélienne qui puisse rechercher un compromis
juste et réaliste avec les Palestiniens. Parce que les
mythes profonds de la terre d’Israël et le « retour » du
peuple juif sont derrière la vision diplomatique et poli-
tique fondée sur une transmission depuis plusieurs
générations. De même que vos grands-parents ont
entendu « nos ancêtres les Gaulois », mon petit-fils
doit croire et répéter « nos ancêtres les Hébreux »…
C’est la justification donnée pour ne pas quitter Hébron
et Jéricho.
Un État serait-il possible dans lequel il y aurait
une citoyenneté égale pour tous ?
Ce serait un État riche du point de vue culturel,
conflictuel mais riche et vivace. Nous vivons depuis
cinquante-trois ans avec des gens qui n’ont pas de droits
civiques, politiques, syndicaux. C’est une situation d’oc-
cupation qui vient d’une guerre. Je ne crois pas que la
société juive israélienne soit capable d’accepter le prin-
cipe démocratique, d’accepter la réalité démogra-
phique, quitte à devenir une minorité dans son propre
État. Je vis dans un État où être juif, c’est être privilégié.
J’ai décidé que je ne voulais pas être juif, ce qui en
choque beaucoup en Israël. Je ne veux pas être membre
d’un « club fermé »… Je vis ici, à Tel Aviv, mais j’ai
perdu l’espoir. Je suis très pessimiste.
* Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée (Flammarion, 2012).
Dernier livre paru : Une race imaginaire. Courte histoire de la
judéophobie (Le Seuil, 2020).
** Shlomo Sand a souhaité expressément que le mot « juif » faisant
référence au peuple s’écrive sans majuscule.
 LES 4 POINTS L’auteur vous conseille
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël
fut inventée. De la Terre sainte à la mère
• Le sionisme a encouragé, au tournant des patrie (Flammarion, 2014)
xixe et xxe siècles, l’installation de Juifs
en Palestine ottomane. Le nombre de Juifs • Georges Bensoussan, Une histoire
y a augmenté progressivement sous intellectuelle et politique du sionisme
le mandat britannique, malgré la (1880-1940) (Fayard, 2002)
résistance arabe.
• Vincent Lemire, Jérusalem, histoire d’une
• À l’issue du plan de partage de l’ONU, ville-monde des origines à nos jours
l’État d’Israël est créé le 14 mai 1948 et (Flammarion, 2016)
étend son territoire lors de la guerre de
1948-1949. De nombreux Palestiniens en • Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman,
sont expulsés ou s’enfuient. Le nouvel État La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations
accueille dès lors tout Juif qui le souhaite. de l’archéologie (Folio, 2004)

• La guerre de 1967 permet au pays de

conquérir de nouveaux territoires qui font
écho au passé biblique très lointain et
transforme le sionisme en lui donnant
une coloration plus religieuse. La
colonisation de ces territoires n’a pas
cessé depuis.

• Les années 1980-1990 voient de

nombreux changements. Un accord avec
les Palestiniens se dessine, mais ces
ouvertures s’avèrent illusoires et les
affrontements reprennent. La société
israélienne reste très divisée.
Prolonger le dossier avec
… UN LIVRE
• Histoire de l’autre (Liana Levi,
2008) : un petit livre écrit par des
professeurs israéliens et
palestiniens. À défaut de se mettre
d’accord sur un récit commun, ils
ont opté pour une juxtaposition
des deux histoires centrées sur
trois moments : la déclaration
Balfour de 1917, la guerre de
1948-1949 et la période de
l’après-1967 avec l’Intifada.
L’anecdote
Le suicide collectif des brigands de Massada,
assiégés par les Romains en 73, oublié pendant
près de deux millénaires, a été réinterprété
par les sionistes comme un sacrifice patrio-
tique. À partir des années 1920, poèmes,
fouilles archéologiques et marches de jeunesse
jusqu’au sommet où se trouve le site font de
Massada « la métaphore contraire de la
Shoah », selon l’expression de l’historienne
Yael Zerubavel, glorifiée par les autorités du
yichouv puis de l’État. Avec les travaux des
« nouveaux historiens » et la mise en évidence
de la complexité de l’épisode, le mythe de
Massada semble progressivement retomber
dans un relatif oubli.

. 63
 UN LIEU, UNE IDÉE

L’écrivain, mort il y a
cinquante ans, s’est
profondément imprégné
des lieux qui ont irrigué
son œuvre.

PA R B É N É D I C T E D E L A G U É R I V I È R E , G É O G R A P H E

L
a montagne de Lure, 1 826 mètres d’altitude, est un
toit du monde. Ou plutôt le toit d’un monde, d’un
morceau de Provence entre Manosque et Sisteron.
Elle est plus discrète que son voisin le mont
Ventoux, qui, lui, s’exhibe fièrement vers la vallée
du Rhône. Pour voir Lure, c’est du côté des pays de la Durance
qu’il faut s’aventurer. Sa blanche silhouette de calcaire s’étire
d’est en ouest sur une dizaine de kilomètres. Le versant nord
de la montagne, abrupt, plonge vers la vallée du Jabron (affluent
de la Durance) et contraste avec un versant sud qui s’écoule en
pente douce sur un piémont pastoral et forestier. Ce grand
carré sauvage et aride est l’univers de l’écrivain au regard bleu
Jean Giono (1895-1970). Un territoire, une œuvre et un auteur
célébrés de Marseille à Manosque toute l’année 2020, à l’occa-
sion du cinquantenaire de la mort de Giono1.

Magie et mystère
Jean Giono a 11 ans quand il se rend pour la première fois
sur la montagne de Lure et fait le tour d’un lieu qui, depuis
l’enfance, est pour lui empreint de magie et de mystère : « Lure !
Me voilà hanté par ce mot. […] Les années passent, chaque
fois que je le prononce, j’entends qu’il tombe au fond de moi
dans une eau endormie, des ondes s’élargissent, des frissons
couvent, je suis tout scintillant comme un ruisseau  »
(Présentation de Pan, 1930). L’écrivain s’imprégnera de chaque
parcelle de terre, de chaque village abandonné par l’exode rural
(le Vieux Redortiers, le Vieux Noyer), de chaque arbre de la
montagne. En retour, les lignes de Giono abritent toutes un
peu de l’esprit de Lure, milieu fantastique voire hostile. Le « long

64.
LA MONTAGNE
DE LURE C’EST
D’ACTU
Terre d’inspiration C’est le
cinquantenaire

pour Jean Giono de sa

disparition

Paysage de la montagne de Lure. MARC CHATELAIN/BIOSPHOTO

. 65
 UN LIEU, UNE IDÉE
dos de Lure » baigne l’univers des personnages
de Regain (1930), le « grand corps de Lure »
ne quitte pas ceux de Colline (1929). Sur sa
crête cavalent Angelo et Pauline, héros du
Hussard sur le toit (1951). À chaque évocation,
Giono joue avec la géographie et distille des
indices sur des lieux que l’on pense reconnaître
mais qui ne sont ni tout à fait différents ni tout
à fait les mêmes que ceux que l’on croit devi-
ner. « Il n’y a pas une miette de réalité objective
dans ce que j’écris, j’invente ma carte de géo-
graphie physique et politique, mon hydrogra-
phie et ma rose des vents » (Virgile, 1947).
L’homme qui plantait des arbres
C’est peut-être également sur les pentes de
Lure qu’a œuvré L’homme qui plantait des
arbres (1953), un certain Elzéard Bouffier
« mort paisiblement en 1947 à l’hospice de
Banon ». Berger des Basses-Alpes, Elzéard
La montagne de Lure : vue vers le nord. DOMINIQUE DARDENNE
66.
s’est retiré dans la solitude après avoir perdu
son fils puis sa femme. Vivant dans un pays
sec et désertique, il se lance dans la plantation
de milliers de chênes et de hêtres à l’aide d’une
simple tringle de fer. Et réussit en quelques
dizaines d’années à faire « surgir du désert un
pays de Canaan ». Qui est ce berger, où sont
les arbres qu’il a plantés ? Quand des visiteurs
américains se rendent compte qu’ils sont le
fruit de l’imagination de Giono (la nouvelle a
été écrite pour le Reader’s Digest), ils crient à
l’imposture. Cela n’empêchera pas la nouvelle
d’être une des œuvres de Giono les plus tra-
duites et les plus étudiées, ni Elzéard Bouffier
de donner son nom à une rue de Banon et à
une autre de Manosque.
En parcourant les terres de Lure, on peut
partir en quête des arbres d’Elzéard Bouffier,
mais aussi tenter de retrouver chaque arbre
des romans de Giono. Ils sont tous des arbres
 qui parlent, vivent ou appellent. Antonio, dès
les premières lignes du Chant du monde
(1934), réconforte un chêne tout tremblant,
lui parle doucement et le caresse. À mi-pente
de Lure, sur la commune de Saint-Étienne-
les-Orgues, il est un lieu qui permet d’appro-
cher le mystère de ces arbres-créatures. Il faut
prendre la route en lacet qui mène à la station
de Lure, puis s’échapper dans le vallon secret
et humide de Notre-Dame de Lure. Devant
l’abbaye du xiie siècle et ses toits de lauze, les
mille bras d’un noyer centenaire livrent à l’ob-
servateur attentif les secrets de la densité de
vie et de magie des arbres de Giono. À leur Le noyer de Notre-Dame de Lure. BÉNÉDICTE DE LA GUÉRIVIÈRE
pied, on ne rencontrera pas Elzéard Bouffier,
mais on croisera peut-être Lucien, cet ermite BRIDGEMAN
que Sylvain Tesson a rencontré sur ses « che- s’échelonnent entre 1935 et 1939, pendant les-
mins noirs », quand il quittait Ganagobie et quels l’écrivain voit se rapprocher le spectre
filait vers le Ventoux. Lucien avec son chien de la Seconde Guerre mondiale, qu’il refuse
veille sur les lieux – à moins que ce ne soient obstinément. Le conflit de 1914-1918 a envoyé
les lieux qui veillent sur lui… le jeune Giono au front et l’innommable
approché de trop près (Les Éparges, Verdun-
Le Contadour Vaux, Noyons-Saint-Quentin, le Chemin des
JEAN GIONO EN
Enfin, nous nous arrêterons au Contadour. QUELQUES DATES Dames) ne l’a plus quitté : « Depuis vingt ans,
Sur ce plateau venté et pierreux adossé à l’ex- 30 mars 1895 malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je
trémité sud-ouest de Lure, le charismatique Naissance à ne me suis pas lavé de la guerre » (Refus d’obéis-
Manosque
Giono a réuni de nombreux amis, artistes et (Alpes-de-Haute-
sance, 1937). Son génie créatif lui permet de
intellectuels : Lucien Jacques, Jean Lescure, Provence) survivre à l’après-guerre. Son pacifisme est
Pierre Pellegrin… Neuf séjours au Contadour 1914-1918 non négociable et s’exprime en particulier au
Participation Contadour – mais l’entrée en guerre met un
à l’intégralité de terme à ces rencontres. Le moulin et la ferme
la Première Guerre
mondiale des Graves, qui ont accueilli Giono et ses amis,
ALLIX PIOT

1929
sont aujourd’hui toujours visibles, à proximité
Publication de du hameau du Contadour, sur la commune
son premier livre, du Redortiers. En grimpant un peu plus loin
Colline, qui est bien
accueilli vers le sommet de Larran, on croisera aussi de
belles bergeries en pierre sèche (le jas des
1932
Chevalier de la Terres du Roux, le jas des Agneaux) capables
Légion d’honneur de ressusciter Deux cavaliers de l’orage (1965)
1951 ou les héros du film Crésus (1960). Au
Publication du Contadour comme ailleurs sur Lure, la fron-
Hussard sur
le toit, son roman tière entre monde réel et monde imaginaire
le plus célèbre est bien ténue, et c’est bien là la magie de
9 octobre 1970 l’œuvre de Giono.
Mort d’une crise
cardiaque chez lui, 1. Informations sur la programmation des événements :
à Manosque www.centrejeangiono.com (Centre Jean Giono) et www.
rencontresgiono.fr (association Les Amis de Jean Giono).

. 67
BOTANIQUE

LE
JARDIN
Une histoire de la
nature maîtrisée
Lieu de culture avant
tout utilitaire, comment le jardin
est-il devenu une œuvre d’art ?

68.
 Le château de Vaux-le-Vicomte : vue générale du jardin en été. J-C. & D. PRATT/PHOTONONSTOP
C’EST
D’ACTU
Festival
international
des jardins de
Chaumont-
sur-Loire du
25 avril au
3 novembre
2020

P A R É M I L I E D U M A R E S T , H I S T O R I E N N E D E L’A R T
E T D E L’A R C H I T E C T U R E

P
lus de 80 % de Français possèdent aujourd’hui
un espace dédié au jardin. Lieu de production
potagère ou de réflexion écologique pour les uns,
de méditation ou de plaisir pour les autres, cette
proximité avec le végétal est une aspiration de
plus en plus présente pour la plupart d’entre nous. L’histoire
des jardins est indissociable de l’histoire des hommes. Aussi,
avec le retour des beaux jours, passons en revue l’évolution des
jardins européens…
Cultiver ou entretenir un jardin nécessite que l’on soit pré-
sent au même endroit au fil des saisons. Ce qui nous semble
une évidence s’impose avec la sédentarité de l’homme dans le
Croissant fertile, au Proche-Orient, au Néolithique, vers
10 000 ans avant notre ère : c’est là que nous décelons les pre-
mières traces de jardins. Ceux-ci remplissent alors une fonction
essentiellement utilitaire : cultiver pour se nourrir, avec l’ap-
parition des premiers outils. Progressivement, l’homme prend
conscience du potentiel esthétique et découvre la possibilité
du jardin d’agrément. Celui-ci trouve ses sources dans les des-
criptions des jardins imaginaires et merveilleux de l’Antiquité :
l’épopée de Gilgamesh (2100 avant notre ère au Proche-

. 69
BOTANIQUE

Orient), les jardins suspendus de Baby- Quiz

lone de Nabuchodonosor II (vie siècle avant
notre ère, que l’on situe dans l’actuel Irak), le 1. Comment s’appelle le jardinier qui, sous Louis XIV,
jardin des Hespérides sur les pentes du mont révolutionne la manière dont on conçoit
Atlas, où les pommes sont d’or, le jardin les jardins en France ?
d’Alkinoos décrit par Ulysse chez Homère
(viiie siècle avant notre ère)… L’histoire du
•• Gaston de France
Gaston Lenôtre
jardin d’agrément est née du jardin rêvé,
imaginé.
•• André Le Géant-Vert
André Le Nôtre

Les premières graines 2. Laquelle de ces affirmations au sujet du jardin

Dans la Grèce antique, le jardin est le lieu à l’anglaise est vraie ?
d’enseignement et de réflexion philosophique.
Le « bois sacré » est laissé au naturel et dédié
•• Il s’agit d’un style de jardin qui refuse la symétrie
Le jardin à l’anglaise exige une taille impeccable
à un dieu ou à un héros. Mais pas de jardin et quotidienne des haies
sans connaissance des plantes : l’invention de
la botanique est attribuée à Aristote et à son
• Il est socialement inacceptable d’y déambuler
sans avoir une tasse de thé à la main
élève Théophraste (ive-iiie siècle avant notre
ère), avec ses ouvrages De historia plantarum
• Le premier jardin à l’anglaise a été imaginé
par Richard Cœur de Lion
et De causis plantarum. Il n’est pas encore ques-
tion d’esthétique du jardin, mais la graine est
symétrie et prône une vision imparfaite mais plus « authentique » de la nature.
2. Le jardin à l’anglaise se distingue de celui dit « à la française » en cela qu’il refuse la
semée. Chez les Romains, le jardin d’agrément 1. Ce jardinier s’appelle André Le Nôtre.
existe bel et bien dans une ville comme Pompéi
(iie siècle avant notre ère). Jardin potager et
jardin d’ornement se mêlent alors dans un
même espace autour du péristyle : ce portique
hérité de l’architecture grecque est un lieu de Au Moyen Âge, le jardin prend un nouvel
transition entre la maison et le jardin. Il offre aspect : le jardin de Paradis mêle esthétique et
une ombre salutaire au plus fort de l’été. La contrainte de surface, mais il est avant tout
déambulation dans le jardin se fait sur des sen- utile. Le jardin médiéval nous est sans doute
tiers de terre battue recouverts de sable, de plus familier car il a été fréquemment recons-
gravier ou de poteries cassées. Déjà le massif titué. On peut aujourd’hui voir les jardins des
existe, délimité par des bordures en roseaux. Cinq Sens d’Yvoire (Haute-Savoie), de Cluny
Les plantes aux feuillages persistants sont (Paris), du Rivau (Indre-et-Loire), le jardin
légion : lierre, laurier, acanthe, buis, thym, clos de Bois-Richeux (Eure-et-Loir), le jardin
romarin… Ces plantes persis- des Neuf Carrés de Royaumont (Val-d’Oise)…
tantes rendent le jardin immuable À l’époque carolingienne (viiie-xe siècle), qui
été comme hiver et en facilitent QUI N’AIME MIEUX incarne le retour de la stabilité en France après
L’ÉLOQUENT DÉSORDRE
l’entretien – pas de fleurs fanées D’UN PAYSAGE NATUREL
la période des invasions barbares, Charlemagne
à couper –, l’horticulture étant QUE L’INSIPIDE RÉGULARITÉ n’est plus uniquement tourné vers la défense
encore peu développée. L’un des D’UN JARDIN FRANÇAIS ? de son empire. C’est dans ce contexte, vers 812,
FriEdrich VOn schillEr
plus merveilleux jardins de cette qu’est rédigé le capitulaire De Villis, recueil de
période est celui de la villa quatre-vingt-quatorze plantes tinctoriales,
d’Hadrien à Tivoli, non loin de arbres, arbustes, légumes… dont la culture est
Rome (118 et 138 de notre ère). Ce vaste jardin ordonnée par le souverain : on y trouve poi-
de quatre-vingts hectares reproduit les sites et reaux, sauge, garance, ail, aneth, lin, lis, mauve,
les paysages admirés par l’empereur. panais, melons, etc.

70.
 Les Jardins suspendus de Babylone, lithographie de Ferdinand Knab (1886). ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES

Les moines sont alors les maîtres du jardin. •PACELLO un espace de méditation qui magnifie la
Le plus ancien jardin médiéval connu est celui nature. Il est une métaphore du paradis, ce
DA MERCOGLIANO
de l’abbaye de Saint-Gall, en Suisse (820). Il (1453-1534) jardin d’Éden1 décrit dans la Genèse : « Dieu
Un des premiers planta un jardin d’Éden, du côté de l’est, et il
jardiniers
Le jardin fait partie paysagistes de
y mit l’homme qu’il avait façonné. Dieu fit
la Renaissance. pousser du sol des arbres de toute sorte,
intégrante de la vie du Il introduit l’art des
jardins italiens
agréables à voir et porteurs de fruits bons à
monastère : un espace en France à la
demande du roi
manger. Il fit pousser l’arbre de vie au milieu
du jardin, ainsi que l’arbre de la connaissance
de méditation qui Charles VIII et sert
également Louis XII
et du bien et du mal… Dieu prit l’homme et
magnifie la nature. et François Ier. le plaça dans le jardin d’Éden pour qu’il le
Au Château- cultive et le garde » (livre II).
Gaillard d’Amboise,
est clos (hortus conclusus) – dans le cloître –, il réalise pour la
Hors des monastères, des jardins profanes
rythmé de neuf massifs carrés formant une première fois une agrémentent les demeures des seigneurs : on
croix qui accueillent en leur centre une fon- perspective axiale y retrouve cet espace clos, qui abrite les amou-
et des parterres
taine, l’eau étant synonyme de pureté. En géné- « à la française », reux. Les ouvrages relatant l’amour courtois
ral, au jardin du cloître s’ajoutent l’hortus et acclimate décrivent en détail ces jardins : Le Roman de
(potager), le viridarium (verger) et l’herbula- orangers, la rose de Guillaume de  Lorris et Jean
citronniers
rium (jardin de plantes médicinales, appelées et pêchers. de Meung au xiiie siècle, les livres d’Albert le
aussi « simples »). Ce jardin fait partie inté- Grand ou Pierre de Crescens. Autant de jar-
grante de la vie spirituelle du monastère : c’est dins accueillant pelouses, charmilles, treilles

. 71
BOTANIQUE

et fontaines. Les croisades, dès la fin du xie démontre sa maîtrise de la nature en la copiant •LEON BATTISTA
siècle, rapportent d’Orient artichauts, épi- (grottes, cascades, ruisseaux…) et en la
ALBERTI
nards, aubergines, jasmin, roses de Damas, contraignant à l’extrême : arbustes et haies (1404-1472)
roses trémières, bananiers, ancolies… subissent des tailles sophistiquées aux formes Premier théoricien
des règles de la
L’observation des jardins orientaux, où les fantaisistes (les topiaires). Les liens entre construction des
mathématiques et le génie hydraulique France et Italie sont étroits au xve siècle et c’est perspectives,
règnent en maîtres, suscite de nouvelles ins- naturellement que les nouveautés en matière il s’emploie à
théoriser la beauté
pirations pour la forme des jardins. À la fin de jardin sont importées en France. Le roi et l’harmonie
du xve siècle, l’imaginaire se renforce autour René d’Anjou, héritier du comté de Provence architecturale
du jardin merveilleux décrit dans le Songe de et du royaume de Naples, Sicile et Jérusalem, en termes
mathématiques,
Poliphile de Colonna, édité à Venise en 1499. est un passionné de jardins ; son influence est en s’attachant
Au même moment apparaît au jardin le indéniable sur l’évolution du jardin dans particulièrement
à la notion de
fameux labyrinthe de verdure : les chrétiens le royaume de France. Il installe quelques proportions dans
en font un symbole de la difficulté d’accéder essences méditerranéennes et aménage des son ouvrage
au salut. jardins ou un domaine agricole dans ses palais posthume De re
aedificatoria.
(Aix ou Gardanne). Il aurait introduit la rose
La Renaissance côté jardin de Provins en Anjou, l’abricotier, le micocou- •ANDRÉ LE NÔTRE
Après le Moyen Âge, le jardin s’inspire fré- lier, le cyprès, les anémones, le chasselas… (1613-1700)
quemment des époques qui l’ont précédé : le qu’il fait cultiver en pépinières. L’influence Issu d’une famille
jardin italien de la Renaissance se nourrit ainsi italienne s’accentue avec Charles VIII, qui de jardiniers
du roi depuis
de références antiques et médiévales. L’homme découvre l’Italie à l’occasion d’une expédition le xvie siècle,
il se forme au jardin
Le jardin des neuf carrés de l’abbaye de Royaumont. ABBAYE DE ROYAUMONT des Tuileries
et complète
sa formation
dans l’atelier
du peintre
Simon Vouet.
Au service de
la monarchie dès
1635, il donne
au jardin à la
française ses lettres
de noblesse,
à Vaux-le-Vicomte,
Versailles, Sceaux…
Chaque réalisation
est une réponse
aux spécificités
d’un site : relief,
présence ou
absence d’eau,
vues, exposition.

72.
destinée à reconquérir le royaume de Naples
(1494). Les villas italiennes et leurs jardins
(Poggio Reale à Naples) élaborés par Pacello
da Mercogliano le séduisent au point de vou-
loir reproduire certains aménagements dans
L’homme démontre
sa maîtrise de la nature
en la copiant et
en la contraignant
à l’extrême.
le potager du roi au Château-Gaillard
d’Amboise (1495-1498). La France de l’archi-
tecture et des jardins bascule ainsi dans l’es-
thétisme de la Renaissance. Grâce aux artistes
italiens, et pour la première fois, jardin et
architecture se répondent, agrémentés d’une
ménagerie, de grottes, de jeux d’eau, de géo-
métrie, de broderies de buis… Par la suite,
Pacello se voit confier la plupart des créations
paysagistes : pour Louis XII au château de
Blois (1499-1510) et pour le cardinal Georges
d’Amboise dans la résidence d’été des arche-
vêques de Rouen avec le jardin du Lydieu
(1502-1510). De plus, l’enrichissement végétal
s’élargit grâce aux conquêtes et aux décou-
vertes géographiques menées par les
Européens : Canaries (1402), océan Indien
(dès 1414), Éthiopie (1490), Amérique
(1492)… De nouveaux légumes et plantes
font leur apparition : tomates, pommes de
terre, haricots, poivrons, maïs, tabac,  etc.
L’apogée du style Renaissance est incarné
dans les jardins conçus pour
Henri IV par Claude Mollet à Saint- LE JARDIN DE
Germain-en-Laye (1595). VERSAILLES EST CE
À ce moment de l’histoire, la PLAISIR SUPERBE
France a intégré les bases du jardin DE FORCER LA NATURE.
saint-simOn
à l’italienne. Entrent alors en scène
François Mans ar t et André
Le Nôtre, qui vont les synthétiser et mettre en
place la structure du « jardin à la française » dès
1630. Le Nôtre l’expérimente à Vaux-le-Vicomte
sur trente-trois hectares pour Nicolas Fouquet
Plans d’eau des jardins de la villa d’Este à Tivoli, près de Rome (Italie).
DANIÈLE SCHNEIDER/PHOTONONSTOP
(1641-1661) : c’est un abécédaire de l’histoire
des jardins qui est représenté à Vaux, avant d’en
réaliser la quintessence à Versailles. La révolu-
tion que Le Nôtre amorce est la conception
unifiée entre l’architecture du château, pensée
par Louis Le Vau, et les jardins. Il y intègre le
pouvoir des mathématiques de Descartes, se
sert de la perspective pour organiser le jardin
autour d’un axe central qui traverse la demeure
du nord au sud et se prolonge jusqu’au but
ultime, la statue d’Hercule. Cette perspective
est en outre « ralentie » par un jeu de terrasses,
qui parfois cachent des canaux, et la taille chan-
geante des topiaires et des balustrades. Ces sub-
terfuges savamment organisés faussent l’optique
du promeneur. Il faut se rendre au bout du jar-
din pour en prendre la véritable dimension et
découvrir tous ses secrets. Le contrôle de la
nature est à son comble.
C’est à Versailles, sur une superficie beau-
coup plus importante de soixante-dix-sept hec-
tares, que Le Nôtre déploie son savoir-faire : sept
cents topiaires sont taillées en soixante-sept
formes différentes ! L’élaboration des jardins,
entamée en 1661, prendra quarante ans.
Comme à Vaux-le-Vicomte, c’est du château
que l’on doit les contempler. En commandant
. 73
BOTANIQUE

à leur création, Louis XIV veut démontrer son •WILLIAM KENT

pouvoir absolu, l’ordre et la puissance. Les
(1685-1748)
plans de Le Nôtre s’exportent à l’étranger avec Architecte,
ses héritiers : les parcs de Greenwich pour paysagiste, peintre
Charles II d’Angleterre (1662), Charlottenbourg et graveur, il est
considéré comme
à Berlin (1697), Drottningholm en Suède l’inventeur du
(1725)… jardin anglais…
et des poussettes.
Il réalise entre
L’art anglais du jardin sauvage autres le fameux
En réaction à cette rigueur géométrique, 10 Downing Street,
à Londres.
l’Angleterre amorce un changement. Elle
conçoit un jardin en apparence plus sauvage •LANCELOT
et poétique, où les jardiniers expriment leur « CAPABILITY »
sensibilité au contact de la nature. Le jardin BROWN
anglais du xviiie siècle, dont la paternité est (1716-1783)
« Le plus grand
attribuée à William Kent, est déployé par jardinier
Lancelot « Capability » Brown. Cette fois-ci, d’Angleterre »
l’inspiration vient de la peinture (Claude réalise près de cent
soixante-dix parcs
Lorrain, Nicolas Poussin…) et du décor de de style anglais :
Kew Gardens,
Blenheim Palace,
Petworth House…

Millefeuille d’inspirations

L es emprunts de Le Nôtre à l’histoire

des jardins pour réaliser le « jardin à la
française » sont nombreux. Parce qu’il a une
connaissance aiguisée de ces différents apports,
il les réemploie à l’envi, en les adaptant aux
contraintes françaises (climat, topographie…) :
· le réseau hydraulique et les mathématiques
étaient présents dans les jardins d’Orient ;
· la statuaire antique ou le jardin dédié à
un héros est hérité de la Grèce antique ;
· les masques, la maison de campagne qui
se prolonge dans le jardin, les massifs,
les végétaux persistants, les bois, les bosquets
sont hérités des Romains ;
· le potager, le verger, les pelouses,
les charmilles, les haies de buis, le lieu
dissimulé au regard pour les rendez-vous
courtois (confessionnal) et la fontaine
viennent du jardin médiéval ;
· la grotte, les terrasses, les topiaires,
la perspective et le dialogue de l’architecture
avec le paysage sont hérités du jardin italien
et des théories d’Alberti.
théâtre. La perspective atmosphérique prime
sur la perspective optique de Le Nôtre. Le jar-
din anglais prend le contre-pied du jardin à la
française en refusant la symétrie. Le regard du
L’Angleterre conçoit
un jardin plus sauvage et
poétique, où les jardiniers
expriment leur sensibilité.
promeneur est sans cesse sollicité pour l’attirer
dans ses allées sinueuses : belvédère, pano-
rama, rocher, arbre remarquable, pavillon ou
sculpture qui laissent la part belle au paysage,
grandes pelouses, bosquets, lacs… Si l’Italie
est encore bel et bien là, à présent massifs et
bosquets semblent laissés à leur liberté.
Néanmoins, cette nature en apparence sauvage
est là encore soigneusement organisée  :

74.
 •CLAUDE MOLLET Boulogne et de Vincennes, les parcs Monceau
(1557-1647)
et Montsouris et les jardins du Luxembourg
Il appartient, tout et des Buttes-Chaumont. Ces jardins publics
comme André Le recréent encore largement des espaces natu-
Nôtre, à une
dynastie de rels : lacs, ponts, buttes, cascades, pelouses
jardiniers qui a vallonnées… « Au milieu de l’agitation qui
travaillé pour le roi règne dans les villes, ceux-là mêmes dont l’es-
de France de Henri
II à Louis XV. prit est le plus occupé, j’allais dire le plus tour-
Premier jardinier menté par les distractions de la vie sociale,
du roi sous les
règnes de Henri IV
recherchent les beautés de la nature et s’ef-
et Louis XIII, il forcent d’en reproduire l’image […]. Les jar-
partageait la dins, messieurs, sont plus que des lieux d’agré-
responsabilité des
Tuileries avec un ment, ce sont des lieux de consolation pour
certain Jean Le les habitants de la ville » (Annales de la Société
Nôtre… qui n’était d’horticulture de Paris, 1829).
autre que le père
d’André.
Une passion démocratisée
•LOUIS LE VAU Le jardin d’agrément, qui a longtemps été
(1612-1670) l’apanage des plus riches, va progressivement
Succédant à susciter l’intérêt du plus grand nombre et se
Jacques Le Mercier
au titre de premier démocratiser. Le temps est désormais loin des
architecte du roi, dynasties de jardiniers (les Mollet, Le Nôtre,
Louis Le Vau a Lenné…) qui se transmettaient un savoir-faire
régné sur
l’architecture familial ; le siècle de la révolution industrielle,
Le jardin du domaine de Stourhead (Angleterre), française de 1654 à grand amateur d’espaces verts, organise la for-
conçu par Henry Hoare II au xviiie siècle. HANS BERNHARD sa mort. Il est,
entre autres, à
mation des jardiniers. Partout en Europe, des
l’origine de la écoles d’horticulture et d’arboriculture voient
équilibre des volumes, variété et étagement construction de le jour : la Société royale d’horticulture de
l’hôpital de la
des végétaux ornementaux et des couleurs. Salpêtrière et de Londres (1804), l’École d’horticulture du jardin
La nature imparfaite est encouragée et exploi- l’Orangerie. On lui du Luxembourg (1809), l’École supérieure
tée, mais non corrigée. On regarde le jardin doit également d’horticulture de Potsdam (1823), l’École théo-
diverses
comme une peinture de paysage, l’œil peut améliorations rique et pratique d’arboriculture de Paris, à
aller chercher l’horizon, il n’est plus contraint apportées au Saint-Mandé (1867)… D’autres signes encore
palais des Tuileries,
par la clôture puisque celle-ci est remplacée au palais du
sont annonciateurs de ce nouvel élan : l’ouver-
par le ha-ha, large fossé qui préserve le jardin Louvre, au château ture de nouveaux jardins publics dans la capi-
des animaux et le sépare, en creux, de façon de Versailles et au tale, la naissance de sociétés d’horticulture et
château de
invisible du paysage environnant. Vincennes. le développement d’expositions horticoles et
Le style anglais va rebondir en France universelles, qui dévoilent des plantes variées
durant le Second Empire (1852-1870) à l’ini- et des savoir-faire internationaux. Les premiers
tiative du baron Haussmann, qui remanie jardins ouvriers font leur apparition à Sedan
Paris pour Napoléon III. L’empereur veut en 1889 puis dans les cités minières. À l’aube
insuffler à la capitale la respiration végétale du xxe siècle, le jardin s’enrichit ainsi de nou-
vue à Londres, pour en faire une ville moderne velles mains et continue de se renouveler et
et assainie. L’ingénieur Adolphe Alphand et d’inventer une multitude de formes.
l’horticulteur Jean-Pierre Barillet-Deschamps
sont en charge des aménagements verts. On 1. Le mot « éden » vient de l’hébreu et signifie « fertilité »,
leur doit de nombreux squares, les bois de « abondance », « plaisir » et « délice ».

. 75
BOTANIQUE
« À l’avenir, les jardins
s’immisceront dans
des espaces où on ne
les attendait pas »
Quels sont, pour vous, les grands
moments du jardin au xxe siècle ?
Sonia Keravel : Dès la fin du xixe siècle, les paysa-
gistes, à l’origine créateurs de jardins, élargissent leur
champ d’action à la conception urbaine. C’est un mou-
vement qui n’a pas cessé depuis. L’art des jardins,
comme toutes les autres formes d’art, est également
traversé, au xxe siècle, par le modernisme, où le
géométrisme domine les compositions et les motifs,
et où les couleurs vives sont privilégiées. Le lien entre
architecture et nature est alors un sujet essentiel pour
les concepteurs. Les Trente Glorieuses sont un peu une
période d’oubli : les jardins deviennent des espaces
verts, et ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960
qu’on peut parler d’un renouveau des jardins. Les pay-
sagistes, très inspirés par le land art, commencent à
prendre en compte dans leurs projets la géographie,
76.
Entretien avec
Sonia Keravel
et Alexis Pernet
Paysagistes DPLG, maîtres de conférences
à l’École nationale supérieure de paysage
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R
ÉMILIE DUMAREST
l’histoire des milieux vivants et la perception sensible
des lieux. À partir des années 1980, la création paysa-
gère, portée par une commande publique forte, prend
un véritable essor.
Voyez-vous se dessiner de nouvelles
tendances en matière de jardins ?
Alexis Pernet : Le jardin demeure un point de
départ dans l’histoire de notre métier et il représente
toujours un horizon stable dans nos pratiques, même
si de nombreux paysagistes s’en sont échappés pour
travailler sur les problématiques d’espace public, d’ur-
banisme, d’aménagement du territoire. De ce fait, lors-
qu’ils reviennent à l’échelle du jardin, ils s’impliquent
fortement dans des aventures collectives qui per-
mettent de réintroduire des espaces communs à l’in-
térieur de la ville. Les épisodes caniculaires que nous
connaissons désormais contribueront à faire évoluer
les commandes : les jardins demanderont moins d’eau,
s’immisceront dans des espaces où on ne les attendait
pas, certains s’inscriront dans des démarches collec-
tives, en lien avec l’alimentation, d’autres développe-
ront des aspects thérapeutiques. Le jardin est traversé
par toutes les questions du monde contemporain.
Certaines pratiques des xxe et xxie siècles
vont-elles durablement marquer
l’histoire des jardins, selon vous ?
SK : L’urgence écologique que nous connaissons
amène à relire l’histoire des jardins. Aujourd’hui, ce
sont sans doute les pratiques les plus économes et les
plus respectueuses de l’environnement qui vont nous
marquer durablement. Dès la fin du xixe siècle, William
Robinson portait l’idée de « jardin naturel » et Gertrude
Jekyll a mis en œuvre ses concepts, notamment en
utilisant beaucoup plus les plantes vivaces. Bien sûr,
les idées de « jardin en mouvement » et de « jardin
planétaire1 » de Gilles Clément sont également fonda-
mentales. Toutes les nouvelles pratiques que nous
voyons apparaître aujourd’hui (« zéro phyto », grand
retour des prairies fleuries, gestions différenciées…)
s’ancrent dans ces expériences initiales.
À quelle date le premier diplôme de
paysagiste a-t-il été délivré en France ?
SK : En 1945, l’École nationale d’horticulture de
Versailles propose une nouvelle formation : la Section
du paysage et de l’art des jardins (SPAJ). Puis en 1975
est créée l’École nationale supérieure de paysage
(ENSP), qui délivre le diplôme de paysagiste DPLG
(diplômé par le gouvernement). Depuis 2015, les
écoles françaises de paysage délivrent le diplôme
d’État de paysagiste (DEP), qui équivaut à un grade
de master 2.
Quelles écoles forment aux métiers
du paysage actuellement ?
AP : Les paysagistes concepteurs sont formés dans
cinq écoles : à Versailles, à Bordeaux, à Blois, à Lille et
à Angers. L’ENSP, à Versailles, forme également des
paysagistes sur son site de Marseille. Il existe par ail-
leurs des formations privées qui préparent aux
concours d’entrée des écoles de paysage. Les formations
agricoles demeurent d’excellentes rampes de lance-
ment. Mais les écoles ne font pas tout : les jeunes
doivent aiguiser leur curiosité en voyageant, en dessi-
nant et en herborisant.
Quelles matières et spécialités
enseigne-t-on dans ces écoles ?
SK : Le paysage est vraiment transversal. On dit
souvent que le paysagiste est un généraliste : il va pui-
ser dans toutes les disciplines. Aujourd’hui, l’enseigne-
ment à l’ENSP s’organise autour de cinq disciplines
principales : le projet, l’écologie, les arts plastiques, les
sciences humaines et les techniques. La conception
d’espace reste cependant le cœur de la formation et
l’enseignement du projet est prééminent.
Comment les enseignements dans la
formation de paysagiste ont-ils évolué
depuis la création du diplôme ?
AP : Les cursus ont beaucoup évolué, avec une
ouverture internationale notable. L’arrivée de la for-
mation en alternance a resserré les liens avec le monde
professionnel. De plus, chaque école travaille étroite-
ment avec les collectivités locales. Les métiers du ter-
ritoire et de l’environnement reconnaissent aujourd’hui
leur approche originale, à la fois humaniste et forte-
ment ancrée dans le sol. Ce qui compte, et qui demeure
structurant dans la formation, c’est la capacité à anti-
ciper des transformations de l’espace, au sens large, à
les rendre désirables, à associer de nombreux acteurs
pour y participer. C’est ce que nous appelons le projet
de paysage.
1. Le jardin en mouvement s’inspire de la friche, un espace de vie laissé
au libre développement des espèces qui s’y installent. Le jardin
planétaire est un concept destiné à envisager de façon conjointe
et enchevêtrée la diversité des êtres sur la planète et le rôle
gestionnaire de l’humain de cette diversité.
. 77
BOTANIQUE
LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Le jardin médiéval est un jardin clos, un
espace de méditation qui magnifie la
nature. Il est une métaphore du paradis.
• Le jardin italien arrive en France au
xve siècle grâce aux rois René d’Anjou et
Charles VIII. Ce dernier fait venir le
jardinier italien Pacello da Mercogliano,
qui travaille à Amboise, à Blois et à Rouen.
• Le jardin à la française, où les
mathématiques règnent en maîtres,
apparaît dès 1630 avec François Mansart
et André Le Nôtre. Il s’impose partout
pendant plus d’un siècle.
• Au xviiie siècle, le jardin anglais rompt
avec la rigueur du jardin français. Il est en
apparence plus sauvage, mais demeure
soigneusement organisé.
Prolonger le dossier avec…
… UN JARDIN
• Celui de Vaux-le-Vicomte, à Maincy
(Seine-et-Marne). Le premier jardin
à la française, créé de toutes pièces
par André Le Nôtre au xviie siècle.
… UNE SÉRIE
DOCUMENTAIRE
• Des jardins d’ici et d’ailleurs (Arte, en
libre accès sur YouTube) : les plus
beaux jardins du monde présentés par
l’architecte paysagiste Jean-Philippe
Teyssier.
… UNE ÉMISSION TÉLÉ
• Silence, ça pousse !, sur France 5 :
pour ses nombreuses visites de
jardins historiques, ses analyses de
paysages et son observation des
nouvelles pratiques au jardin.
78.
… UN FESTIVAL
• Le Festival international des jardins
de Chaumont-sur-Loire, du 23 avril
au 1er novembre 2020. Un
laboratoire de la création
contemporaine, sur le thème cette
année des « jardins de la terre,
retour à la Terre-Mère ».
… UN ÉVÉNEMENT
• La 18e édition des Rendez-vous aux
jardins, du 5 au 7 juin 2020,
organisés par le ministère de la
Culture, sur le thème de « la
transmission des savoirs ». Pour
sensibiliser le public à l’intérêt de
connaître, de protéger, d’entretenir,
de restaurer les parcs et jardins.
L’autrice vous conseille
• Le catalogue de l’exposition
Jardins au Grand Palais (Paris)
en 2017 (RMN, 2016)
• Gabrielle Van Zuylen, Tous les
jardins du monde (Découvertes
Gallimard, 2013)
Un balayage accessible et illustré des
jardins sur différentes époques.
Car l’art des jardins est lié aux cultures
et aux sociétés qui l’imaginent.
• Michel Baridon, Les Jardins.
Paysagistes, jardiniers, poètes
(Robert Laffont, 1998)
Un livre complet et documenté sur
l’histoire des jardins, divisé en deux
parties : l’une traite des jardins
lointains (grandes régions connues
de l’Antiquité, Islam, Extrême-Orient),
l’autre de ceux de la tradition
occidentale depuis le Moyen Âge.
Un ouvrage enrichi de biographies
et de chronologies.
L’anecdote
Henri IV est le premier à organiser la cor-
poration des jardiniers, en 1599. Plusieurs
spécialités se distinguent alors : les maraî-
chers (culture des légumes), les floresses
(horticulteurs-fleuristes), les treillageurs et
verdiers (culture et entretien des arbres
fruitiers), les préoliers (pépiniéristes et éla-
gueurs). Les courtilliers, équivalent de nos
jardiniers paysagistes, doivent être formés
à toutes ces disciplines pour la création et
l’entretien de jardins d’agrément. Le premier
diplôme de paysagiste, délivré par l’École
nationale d’horticulture, date de 1945.
 Mon beau jardin
Retrouvez auquel de ces six célèbres jardins européens renvoie chacune de ces images.

Nombre de points

/6

1 2

3 4

5 6

A. Jardins de l’Alhambra (Grenade) D. Kensington Gardens (Londres)

B. Jardin de Claude Monet (Giverny) E. Englischer Garten (Munich)
C. Jardins du château de Villandry F. Jardin du château de Schönbrunn (Vienne)

1-E ; 2-F ; 3-A ; 4-B ; 5-D ; 6-C.

. 79
80.
.81
philosophie

MONTESQUIEU
Le réformateur
Curieux de tout, critique
de l’absolutisme mais légaliste,
le philosophe entendait cerner
l’esprit général qui gouverne
les hommes.

PA R S O P H I E D O U D E T, P R O F E S S E U R E D E
C U LT U R E G É N É R A L E À S C I E N C E S P O A I X

Montesquieu en

c
omment peut-on être persan ? Le
juge est la bouche de la loi. C’est une quelques dates
expérience éternelle que tout homme
1689 Charles-Louis de Secondat naît
qui a du pouvoir est porté à en abu- au château de La Brède,
ser : ces citations si connues sont près de Bordeaux
de Montesquieu, philosophe du xviiie siècle, 1714 Jeune homme brillant
encore étudié aujourd’hui sur les bancs du lycée et enthousiaste, il devient
– en 2020, les Lettres persanes sont au programme conseiller au parlement
de Bordeaux
des épreuves du nouveau bac de français – comme
1716 À la mort de son oncle, il hérite
sur ceux des facultés de droit ou de science poli- d’une fortune colossale et
tique. Pourtant, parmi les intellectuels des Lumières, delabaronniedeMontesquieu,
l’auteur de L’Esprit des lois semble moins célèbre dont il adopte le nom
que Diderot, Voltaire ou Rousseau, éclipsé peut- 1721 Il publie les Lettres persanes
être par l’ironie mordante et les combats pour la 1728-1731 Il est élu à l’Académie
tolérance des deux premiers et par la radicalité française ; il entreprend un tour
d’Europe qui dure trois ans
politique du dernier. Montesquieu est cependant
considéré comme l’inventeur de la démarche socio- 1748 Il publie De l’esprit des lois
logique comparatiste et ses théories sur la sépara- 1755 Montesquieu meurt à Paris
tion des pouvoirs ont inspiré la Constitution d’une « fièvre chaude »

82.
 Portrait de Montesquieu par Pierre-Michel Alix. PARIS MUSÉES
C’EST
D’ACTU
Les Lettres
persanes sont
auprogramme
du bac de
français 2020

. 83
philosophie

américaine de 1787 et la Déclaration des droits Quiz

de l’homme et du citoyen de 1789. Les rédac-
teurs de l’Encyclopédie ne s’y sont pas trompés 1. Montesquieu était d’une nature très curieuse.
en qualifiant de « bienfaiteur de l’humanité » À quelle œuvre s’est-il consacré vingt ans durant ?
celui qui était mort trop tôt (en 1755) pour
pouvoir pleinement participer à la réalisation
•• L’étude des littératures anglo-saxonnes
La comparaison des systèmes juridiques mondiaux
de cette ambitieuse et monumentale somme
des savoirs, idées et techniques du siècle.
••L’analyse comparée des philosophes de l’Antiquité
L’étude des danses folkloriques européennes

À l’ombre des lumières 2. Quelle est, selon Montesquieu, la forme idéale

Né en 1689, Charles-Louis de Secondat, de régime politique ?
baron de Montesquieu et de La Brède, fait en
effet partie de cette première génération des
•• La république
La monarchie
Lumières qui, avec John Locke en Angleterre,
ouvre la voie de la rationalité, défend l’esprit
•• L’oligarchie
La phallocratie
de tolérance, théorise les droits humains uni-
versels et appelle de ses vœux une justice har- 2. Si Montesquieu hait le despotisme, il soutient la monarchie.
monisée sans pour autant exiger des change- l’astronomie, la médecine, la géographie ou encore l’économie.
ments politiques majeurs. Il appartient à cette monde. Ce qui ne l’a pas empêché de se passionner aussi pour la biologie,
comparant pendant vingt ans la plupart des systèmes juridiques existant dans le
génération de penseurs dont la critique de 1. Les fonctions de Montesquieu le destinaient à étudier le droit, ce qu’il a fait en
l’absolutisme prépare les révolutions à venir
mais qui ne les aurait sans doute pas soutenues
en raison de son attachement viscéral à l’ordre
et à la paix. Une génération de précurseurs
sages et modérés qui parie sur le temps comme dépit de ses nombreux voyages en Europe et
facteur de changement et qui se refuse à l’usage de la vie mondaine qu’il mène un temps à
de la violence. Mais d’autres raisons peuvent Paris, dans les salons de Mesdames Lambert
également expliquer que Montesquieu demeure et du Deffand ainsi que dans diverses acadé-
dans l’ombre de ses solaires cadets de mies de sciences, Montesquieu reste un pro-
l’Encyclopédie : issu de la noblesse de robe et vincial et un terrien lié à ses vignes, qui choi-
riche propriétaire qui sait faire fructifier son sit souvent de vivre à l’écart des agitations de
bien, le baron a acheté sa charge au parlement son temps. Grand lecteur – sa bibliothèque
de Bordeaux et hérite d’un oncle sans enfant compte plus de trois mille livres de droit, d’ana-
le poste de « président à mortier » (le mortier tomie, de philosophie et d’histoire – et savant
est une coiffe). Un mariage de raison avec une lettré qui aime se retirer en son château de
protestante bien dotée achève de faire sa for- La Brède, il sait se préserver des vanités mon-
tune. Tout critique qu’il soit du IL N’Y A POINT DE PLUS
daines et se garde de toute provocation ou de
despotisme et des immenses CRUELLE TYRANNIE tout scandale  : point d’exil, de duel ou de
défauts de la cour de Louis XIV QUE CELLE QUE L’ON EXERCE Bastille. Ses livres seuls le font connaître. Et
À L’OMBRE DES LOIS ET même lorsque sa plume trempe dans l’encre
comme de celle de la Régence,
AVEC LES COULEURS
Montesquieu reste donc toute DE LA JUSTICE. de l’ironie, c’est toujours avec parcimonie.
son existence attaché au régime mOntEsquiEu Jamais acide ou méchant quand il est caus-
monarchique pourvu qu’il se tique, jamais vulgaire quand il est érotique,
conforme aux lois. L’excès sous toutes ses toujours plus intelligent que brillant. L’œuvre
formes le répugne : il aurait ainsi le défaut, aux de Montesquieu se déguste comme un bon
yeux de la postérité, d’avoir été trop légaliste vin qui aurait bien vieilli. Découvrons-le à pré-
et insuffisamment révolutionnaire. Enfin, en sent… sans modération.

84.
 Lettres persanes, seconde édition revue et corrigée par Montesquieu (1721). BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE

Un homme d’expériences •ENCYCLOPÉDIE interdire la pratique des eunuques et du harem,

« La philosophie ne doit point être isolée : abolir la préséance des aînés en matière d’hé-
Dirigée par Denis
elle a des rapports avec tout. » Homme des Diderot, cette ritage en France…
Lumières, Montesquieu est ainsi curieux de entreprise L’insatiable curiosité de Montesquieu l’en-
ce « tout ». Si ses fonctions le destinent plutôt monumentale en gage à ne jamais se satisfaire d’une explication
dix-sept volumes
à étudier le droit – ce qu’il fera en comparant et 71 818 articles
pendant vingt ans la plupart des systèmes juri-
diques existant dans le monde –, ce savant se
est publiée entre
1751 et 1772. Elle se
Montesquieu ne se
passionne aussi pour la biologie, l’astronomie,
veut être la somme
des connaissances
satisfait jamais d’une
la médecine, la géographie ou encore l’écono- des sociétés de
la fin du xviiie siècle
explication unique.
mie. On le voit par exemple s’interroger, dans et rassemble
les Lettres persanes (1721), sur une possible pour sa rédaction unique : passionné par les détails, il cherche à
diminution de la démographie en Europe et cent soixante tout embrasser pour se saisir du monde dans
collaborateurs,
en Orient, puis proposer pour l’endiguer des souvent très sa complexité. « Quand j’arrive dans une ville,
arguments originaux qui dénotent sa volonté réputés. je vais toujours sur le plus haut clocher ou la
de saisir les questions dans leur globalité : plus haute tour, pour voir le tout ensemble. »
autoriser le divorce et le mariage des prêtres, Montesquieu s’intéresse ainsi à tous les

. 85
philosophie

domaines du savoir. Esthète dans son Essai sur •RÉGENCE engage évidemment à la tolérance. Mais
le goût (posthume, 1757), il situe avant Diderot Montesquieu a surtout pour objectif de déter-
(1715-1723)
et Kant l’origine du beau non dans l’objet d’art, Période qui fait miner les lois générales, ou « l’esprit », qui
mais dans le regard et les sensations du spec- suite à la mort organisent cette diversité : embrasser encore
tateur qui le contemple. Historien dans de Louis XIV, alors et toujours l’ensemble pour mieux saisir et
que son héritier
Considérations sur les causes de la grandeur désigné, Louis XV, comprendre le tout.
des Romains et de leur décadence (1734), il éli- est encore trop
jeune pour
mine la causalité religieuse et minore l’in- gouverner. Le
Mêler les genres
fluence des grands hommes dans la chute de pouvoir est alors Or, pour parvenir à réaliser un projet aussi
Rome : pour lui, c’est davantage la combina- réparti entre ambitieux, Montesquieu pense qu’il faut aussi
Philippe, duc
toire de raisons matérielles, économiques et d’Orléans, le une variété de moyens formels et littéraires.
banquier John Law Essai juridique ou philosophique, roman épis-
Selon Montesquieu, et l’abbé
Guillaume Dubois.
tolaire, chant poétique, prose libertine
on ne peut comprendre La régence prend
officiellement fin
(Le Temple de Gnide, 1725), récit historique,
conte… Tous les genres sont mis à contribution
qu’en comparant. le 16 février 1723,
lorsque Louis XV et parfois mêlés dans une même œuvre. La
devient majeur, célèbre allégorie des Troglodytes est insérée
surtout politiques qui explique la décadence à 13 ans et 1 jour. dans plusieurs des Lettres persanes et le non
romaine. Étourdie par ses conquêtes militaires, moins connu texte sur la « défense ironique de
Rome est en effet devenue trop imposante et •TROGLODYTES l’esclavage des nègres » fait partie de L’Esprit
immense pour être gouvernée par des lois ini- Nom donné à un des lois (1748). Pour Montesquieu, la fiction et
tialement conçues pour une communauté res- peuple africain qui
avait l’habitude de
la réflexion politique ou philosophique ne sont
treinte. À cela s’ajoute la corruption de la vertu vivre dans des pas distinctes. La pensée passe par la sensation
républicaine, de la discipline militaire et des cavernes. Il semble et le plaisir : « Il y a certaines vérités qu’il ne
mœurs publiques : « En un mot, conclut l’écri- en réalité que
les Troglodytes, suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore
vain, l’allure principale entraîne avec elle tous mentionnés par faire sentir, telles sont les vérités de la morale.
les accidents particuliers. » Hérodote, Pline Peut-être que ce morceau d’histoire te tou-
l’Ancien, Tacite
Multipliant les lectures (Montesquieu ou encore chera, plus qu’une philosophie subtile », écrit
engage des secrétaires pour l’aider dans ses Montesquieu, Usbek à son ami Rica à propos des Troglodytes.
recherches documentaires) et les voyages (il constituent
communautés
des
À cette variété des genres, Montesquieu
visite l’Autriche, la Hongrie, l’Allemagne, les différentes les unes ajoute celle des points de vue en créant de
Pays-Bas et l’Italie, et séjourne plus d’un an des autres, qui magistrales polyphonies. Dans la délicieuse
en Angleterre), le philosophe collecte le plus n’auraient en
commun que leur Histoire véritable (1730-1738), il imagine ainsi
d’informations possible qu’il répertorie sous mode d’habitat. que son personnage principal a subi plusieurs
la forme de Pensées ou de Spicilèges. Puis il les réincarnations pour pouvoir évoquer, avec
croise et les combine, puisque, fantaisie, la relativité des conditions humaines
selon lui, on ne peut com- et animales : devenu frelon, il est contraint de
MONTESQUIEU EST
prendre qu’en comparant. Mais LE PLUS GRAND ÉCONOMISTE
faire la guerre aux guêpes et en meurt ; changé
son grand œuvre, qui l’occupe FRANÇAIS, CELUI QU’IL EST en éléphant en Inde, il est forcé d’écraser une
depuis le collège, concerne le JUSTE DE COMPARER veuve pour qu’elle suive son mari dans la
droit  : observant les lois qui À ADAM SMITH. mort ; transformé en loup, il dévore un agneau
JOhn maynard K EynEs
régissent les différents peuples philosophe ; mais sa plus grande surprise est
sur Terre et dans l’histoire, il en de découvrir la condition des femmes, à la
relève la relativité et montre qu’elles sont fois aliénées par les hommes mais aussi comé-
déterminées par la géographie, le climat, l’his- diennes et stratèges. Le ton est léger, mais
toire et les mœurs des hommes. Le droit posi- Montesquieu veille toujours à glisser quelques
tif est donc d’une extrême variété, ce qui questions fondamentales : comment être juste

86.
 Le château de La Brède, en Gironde. GFDL CC-BY-SA

et déterminer une peine équitable ? Pourquoi •JOHN LOCKE du Persan ou de l’Africain, la norme européenne
faire la guerre ? Quelle place accorder aux devient arbitraire et les notions de sauvagerie et
(1632-1704)
minorités religieuses dans un État ? Dans Philosophe anglais de civilisation éminemment relatives : « Je fus
l’Histoire d’Anaïs, conte oriental (insérée dans principalement
les Lettres persanes), l’écrivain narre comment, connu pour ses
réflexions sur la Avec humour et finesse,
après avoir été tuée par le maître du harem,
une jeune femme gagne le paradis. Elle
conscience, que
l’on a l’habitude Montesquieu entre dans
découvre alors le plaisir et la liberté au sein
d’opposer aux
travaux de René la pensée de l’autre, qu’il
d’un autre harem constitué de beaux éphèbes
dont elle est l’unique maîtresse ! Puis elle
Descartes. Alors
que le cogito soit russe, espagnol,
envoie l’un de ses amants sur Terre pour
cartésien postule
que le savoir est femme ou enfant.
prendre la forme de son assassin et réformer inné chez
l’homme,
le harem où elle était tenue prisonnière  : l’empirisme lockien
un pauvre Africain, chef d’un petit peuple sau-
désormais, les femmes seront libres, dévoilées, soutient en effet vage. Un Égyptien étant venu dans notre contrée,
et pourront vivre heureuses comme elles l’en- qu’il ne peut y je m’entretenais quelques fois avec lui, mais il
avoir de
tendent. À la fin des Lettres persanes, Roxane connaissance sans parlait et moi je pensais. Vous êtes bien cruels,
rappelle plus violemment à Usbek que l’on expérience, me dit-il un jour, vous mangez les prisonniers
peut être un libéral politique à la cour de acquise par le biais que vous avez faits à la guerre. Et que faites-vous
de la perception,
France et un tyran domestique à Ispahan. niant ainsi toute des vôtres ? lui répondis-je. Ah, nous les tuons,
Avec humour et finesse, Montesquieu entre possibilité dit-il, mais quand ils sont morts nous ne les
d’innéisme.
dans la pensée de l’autre, qu’il soit persan, russe, mangeons pas. »
espagnol, femme ou enfant, pour interroger la Les continuels changements de point de
légitimité d’usages présentés comme universels, vue sont complétés par des variations stylis-
justes et intemporels. Sous le « regard éloigné » tiques – dans les Lettres persanes, Montesquieu

. 87
philosophie

alterne le ton oriental ampoulé et imagé avec entières – il critique notamment la révocation •JUGEMENT
le registre sec et badin attribué à l’Européen – de l’édit de Nantes par Louis XIV – ou en
DE GOÛT
et des différenciations de voix selon l’âge, le contraignant ses sujets au mensonge et à la Question ayant
tempérament ou le sexe. Usbek est ainsi auto- dissimulation courtisane. Sous la plume de animé la
philosophie
ritaire et rationnel, Rica, plus jeune, est plus Rica, Paris et Venise semblent ainsi des scènes occidentale tout
moderne et séduit par l’Europe, Ibben est de théâtre où chacun, moine, prostituée, com- au long de son
conservateur tandis que Roxane est révoltée merçant, homme de lettres, de loi ou de l’art, histoire, et qui
cherche à savoir
et passionnée. Mieux : les lettres qui se suc- banquier ou journaliste, ment, joue la comé- d’où vient le fait
cèdent selon un ordre médité créent des effets die, roule ses adversaires, se déguise, dépense que l’on trouve
de contraste qui renforcent la démultiplication à tort et à travers et trompe sans cesse. beau tel objet.
Si, pour Platon,
des angles de vue et les jeux de miroirs dans « Quand, dans un royaume, il y a plus d’avan- le beau est
le roman. Le réel apparaît comme une tages à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout universellement
intelligible et
mosaïque compliquée et subtile de couleurs est perdu », constate Montesquieu. Parce que indissociable du
et de formes, mais il n’est pas sans dessein. De le despote se préfère à tout homme et « que bien, la tradition
la dispersion naît l’ordre. ses cinq sens lui disent qu’il est tout et que les moderne retient,
suite aux travaux
autres ne sont rien », il est méprisable et mal- d’Emmanuel Kant,
l’esprit de Montesquieu faisant. Et il n’y a sur ce point guère de diffé- que le jugement
Aussi multiples que soient les écrits de rence entre l’Orient et l’Occident  : alors de goût est
nécessairement
Montesquieu, ils convergent tous vers la quête qu’Usbek remarque avec une fausse naïveté subjectif, et par
qui est celle de toute sa vie : cerner l’esprit que le roi de France est « un grand magicien conséquent qu’il
est à dissocier du
général qui gouverne les hommes, déterminer qui fait penser ses sujets comme il veut » et jugement logique.
les principes fondamentaux qui les guident et
les lois universelles qui organisent la diversité « Quand, dans un •LUMIÈRES
fourmillante du social. Car Montesquieu
l’éclectique ne veut pas renoncer à la règle royaume, il y a plus Nom donné
à un ensemble
générale. Il ne la cherche cependant plus en d’avantages à faire sa de mouvements
philosophiques,
Dieu mais dans des valeurs humaines et ter-
restres. La démarche du philosophe est cour qu’à faire son devoir, culturels,
scientifiques et
double : elle propose tout d’abord une vision tout est perdu. » littéraires qui ont
bouleversé la
critique des travers de chaque société consi- seconde moitié
dérée, puis elle définit les principes qui pour- que le pape est « une vieille idole qu’on encense du xviiie siècle.
raient présider à un gouvernement sinon idéal, par habitude », lui-même oublie qu’en son pays Les penseurs se
revendiquant des
du moins raisonnable. il n’est pas plus juste ni vertueux. Roxane le lui Lumières, s’ils
Côté critique, on retrouve chez Montesquieu révèle ainsi juste avant de se donner la mort : ne sont pas
l’essentiel des refus et des engagements des « Comment as-tu pensé que je fusse assez cré- systématiquement
d’accord entre
philosophes des Lumières : dénonciation de dule pour m’imaginer que je ne fusse dans le eux, prônent
l’aliénation de l’homme par l’homme, de l’es- monde que pour adorer tes caprices ? Que généralement un
renouvellement du
clavage, de l’asservissement ou de l’humilia- pendant que tu te permets tout, tu eusses le savoir placé sous
tion des femmes, contestation de l’entreprise droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu le signe de
coloniale, abolition de la torture (la question). vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été l’humanisme et un
développement
Avant Cesare Beccaria (Des délits et des peines, libre, j’ai réformé tes lois sur celles de la nature des connaissances
1764), il défend l’idée d’une harmonisation et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indé- organisé autour
pendance. » Le tort d’Usbek est d’avoir pensé des sciences et
des peines pénales et de l’établissement d’une de la rationalité.
proportionnalité entre le crime commis et sa qu’il pourrait appuyer son pouvoir despotique
punition. Hostile à toute forme de despotisme, sur un autre principe que la crainte. Or, il fau-
il énonce qu’on ne saurait gouverner par la drait pour cela changer de système gouverne-
peur, en faisant fuir du pays des populations mental. Il n’a donc pas d’autre solution que de

88.
réprimer violemment la révolte du harem, ou
bien de renoncer au pouvoir. Mais Roxane,
qui a peut-être lu Locke, rappelle pour sa part
les lois immuables de la nature : un individu
est toujours libre de désobéir quand il est
confronté à l’injustice et à l’arbitraire, il faut
donc fonder le contrat gouvernemental sur
d’autres principes que la peur.

le gouvernement idéal
On aborde ici le versant positif de la pensée
politique du philosophe : le gouvernement
idéal, qu’il soit monarchique ou républicain, est
avant tout légaliste. Si la monarchie se fonde
sur la valeur de l’honneur et la république sur
la vertu, elles respectent toutes deux les lois fon-
damentales, là où le despotisme n’en a aucune.
Que le pouvoir appartienne à un seul homme
(le monarque) ou à plusieurs (le peuple ou l’aris-
tocratie), il est toujours régi par des règles
écrites et fixes. Il est d’autre part bâti sur une
ferme délimitation : l’exécutif, le législatif et le
judiciaire s’autolimitent et évitent ainsi tout abus
et tout excès ; nul ne peut empiéter sur les pré-
rogatives de l’autre et l’intérêt général prime sur
le particulier. Pour Montesquieu, le véritable
gouvernant s’oublie pour une collectivité dont
il respecte la liberté. Ignorant l’essor du senti-
ment national que la fin du xviiie et le xixe siècle
vont consacrer, l’auteur de L’Esprit des lois
affirme la primauté de l’universel et du genre
humain, qui fonde notre modernité. « Si je
savais quelque chose qui me fût utile et qui fût
préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de
mon esprit ; si je savais quelque chose utile à
ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je
chercherais à l’oublier ; si je savais quelque chose
utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à
l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et pré-
judiciable au genre humain, je la regarderais
comme un crime. »
La liberté pourtant est un fardeau lourd à
porter, et la vertu comme l’honneur sont exi-
geants à maintenir. Un gouvernement humain
n’est jamais parfait ; il est toujours susceptible
de se corrompre et de dégénérer en despo-
tisme. L’histoire des Troglodytes en illustre la
Montesquieu s’exprimant devant le cénacle scientifique du château de Clairac.
Publié dans Album de la science. Savants illustrés. Grandes découvertes (1896).
BIANCHETTI/LEEMAGE
fragilité : les premiers Troglodytes qui se sont
débarrassés de leur tyran ont sombré dans
l’égoïsme et le chacun pour soi. N’obéissant
qu’à eux-mêmes et refusant de s’associer et
d’être solidaires, ils meurent de famine et de
maladie. Les deux familles vertueuses qui sur-
vivent prospèrent car elles s’entraident, com-
mercent et fuient la division et la violence.
Pourtant, elles finissent par se choisir un roi
sage et âgé qui désespère de les voir abandon-
ner leur liberté : « Votre vertu commence à
La liberté est un fardeau
lourd à porter,
et la vertu comme
l’honneur sont exigeants
à maintenir.
vous peser », se lamente-t-il. Être libre et heu-
reux n’est en effet pas chose aisée et les meil-
leures républiques oscillent dangereusement
entre l’égalitarisme et la tyrannie, exigeant du
peuple une constance dans la vertu que seuls
des dieux peuvent posséder. « Ce qui fait que
les États libres durent moins que les autres,

. 89
philosophie
c’est que les malheurs et les succès qui leur
arrivent leur font presque toujours perdre la
liberté, au lieu que les succès et les malheurs
d’un État où le peuple est soumis confirment
également sa servitude. » Voilà pourquoi la
monarchie semble au philosophe un régime
préférable et plus réaliste car elle garantit la
liberté de chacun dans le cadre strict de la loi.
Le modèle anglais lui paraît ainsi « le plus sage
d’Europe » puisqu’il défend la pluralité reli-
gieuse, veille à la séparation des pouvoirs,
favorise le commerce et assure la prospérité
du plus grand nombre. Pour autant, faut-il et
peut-on imiter les Britanniques ? Montesquieu
en doute. Chaque peuple a le gouvernement
qui correspond à ses mœurs, à sa culture, à
son histoire et à son climat ; chaque peuple
doit donc trouver son propre point d’équilibre
en fonction de sa situation propre.
Pour le philosophe,
la monarchie garantit
la liberté de chacun dans
le cadre strict de la loi.
Prudence, adaptation à l’esprit du temps,
décentrement, modération, conformité à la
loi… Avec deux siècles d’avance, Montesquieu
ébauche ce que nous nommons « gouver-
nance » dans nos démocraties libérales, mon-
dialisées et tolérantes. Il en décèle aussi les
failles et les risques de corruption. S’il n’a évi-
demment pas tout prévu, n’imaginant pas dans
sa catégorisation des régimes politiques la ter-
rible dégénérescence du despotisme en tota-
litarisme, sa volonté tranquille mais ferme
d’équilibrer les pouvoirs et de veiller à les limi-
ter reste d’une singulière actualité et mériterait
d’être rappelée en nos temps de crise politique.
« Il ne faut point mener les hommes par les
voies extrêmes, on doit ménager des moyens
que la nature nous donne pour les conduire.
Qu’on examine la cause de tous les relâche-
ments, on verra qu’elle tient de l’impunité des
crimes et non pas de la modération des
peines. » À bon entendeur…
90.
« De l’esclavage des nègres »
Un combat en
clair-obscur
PA R S O P H I E D O U D E T
ontesquieu consacre trois livres entiers, sur
M les trente et un que compte L’Esprit des lois,
à la question de l’esclavage. Ce qui dénote
l’importance qu’a pour lui ce sujet, mais peut-être éga-
lement la difficulté qu’il éprouve à le traiter avec
fermeté. Or, en la matière, son sens aigu de la nuance
peut sembler déplacé et jeter la confusion sur son
engagement.
Au premier abord, le philosophe condamne sans
équivoque, à plusieurs reprises et avec émotion, le prin-
cipe de l’esclavage. Priver un être de liberté est le propre
du régime despotique qu’il n’a de cesse de dénoncer et
il ne saurait par conséquent être possible, pour les
républiques comme pour les monarchies, de tolérer
une pratique aussi cruelle et, ajoute-t-il, improductive.
« La guerre de Spartacus était la plus légitime qui ait
jamais été entreprise ! », s’exclame-t-il en sortant de sa
réserve habituelle (voir l’éléphant no 18). Et dans ses
Pensées, il note : « L’esclavage est contre le droit naturel
par lequel tous les hommes naissent libres et indépen-
dants. Il n’y a que deux sortes de dépendance qui ne
lui soient point contraires : celle des enfants envers
leurs pères, celle des citoyens envers les magistrats. »
Montesquieu rejoint ici l’un des plus nobles combats
des Lumières.
Pour Claude-Adrien Helvétius, la traite négrière
fait honte et horreur à l’humanité (« On conviendra
qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui
ne soit teintée de sang humain », De l’esprit, 1758).
Pour le chevalier de  Jaucourt, auteur de l’article
« Esclavage » de l’Encyclopédie, la traite est non seule-
ment contre nature mais incompatible avec les pré-
ceptes de la religion chrétienne. Pour Jean-Jacques
Rousseau dans Le Contrat social (1762), « ces mots,
esclavage et droit, sont contradictoires : ils s’excluent
mutuellement ». Enfin, comme Voltaire dans le cha-
pitre 19, dit « Le nègre de Surinam », de Candide
(1759), Montesquieu utilise l’ironie pour révéler
l’absurdité des arguments des esclavagistes. Dans un
texte (livre XV, chapitre 5) qui contraste quelque peu
avec le ton austère de L’Esprit des lois, il fait le répertoire
des justifications de la traite afin de les réduire à néant.
Montesquieu débute ainsi : « Si j’avais à soutenir le
droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves,
voici ce que je dirais » – puis il liste les préjugés raciaux
odieux ou ridicules tout en dénonçant par l’antiphrase,
l’exagération ou le raisonnement par l’absurde les argu-
ments économiques, religieux et politiques de la traite.
Florilège : « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les
pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est
presque impossible de les plaindre » ; « Il est impossible
que nous supposions que ces gens-là soient des
hommes  ; parce que, si nous les supposions des
hommes, on commencerait à croire que nous ne
sommes pas nous-mêmes chrétiens ».
Un texte à double sens
Pourtant, de même que le ton de ce texte dissone
avec le sérieux de l’essai, la position du philosophe finit
au fil de la lecture par laisser une impression d’ambi-
guïté. De fait, si l’on néglige de lire la première phrase
du chapitre 5, l’ironie devient moins perceptible et le
malentendu s’immisce. On dira que c’est là le principe
même du double sens – mais, dans ses Réflexions sur
l’esclavage des nègres (1781), Condorcet constatera avec
effroi qu’en Jamaïque le texte de Montesquieu a servi
aux esclavagistes pour défendre leurs opinions et main-
tenir l’esclavage ! De façon plus troublante, on a pu
s’inquiéter de la timidité de Montesquieu à l’égard de
l’abolition de la traite dans le reste de son ouvrage, les
uns arguant son possible opportunisme (la fortune de
bien des Bordelais émane à cette époque de la traite),
les autres relevant un effet de classe sociale. Toujours
est-il que les trois chapitres consacrés à cette question
dans L’Esprit des lois veillent à ne pas envisager le cas
exclusif de la traite négrière, qui est intégrée dans une
réflexion plus large sur toutes les formes d’asservisse-
ment, parmi lesquelles on trouve celui des femmes et
des domestiques. Or peut-on comparer des conditions
si différentes  ? Un simple parcours de la version
«  humanisée  » de 1724 du Code noir de Colbert
convainc du contraire et du risque de minoration de
la situation des esclaves africains. L’article 32 énonce
par exemple : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite
pendant un mois à compter du jour que son maître
La Traite des Noirs. Gravure colorisée de George Morland (1835).
Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (Paris). BRIDGEMAN
IMAGES/LEEMAGE
l’aura dénoncé en justice aura les oreilles coupées et
sera marqué d’une fleur de lis sur une épaule ; et s’il
récidive une autre fois à compter pareillement du jour
de la dénonciation, aura le jarret coupé et il sera mar-
qué d’une fleur de lis sur l’autre épaule ; et la troisième
fois il sera puni de mort. »
Enfin, la démarche comparatiste et la théorie des
climats amènent le philosophe à suggérer que, dans les
pays situés dans les zones chaudes, les populations sont
moins « actives » et donc susceptibles d’être forcées de
travailler : « L’esclavage y choque moins la raison. » De
là à le tolérer… À son habitude, Montesquieu prône la
prudence et l’adaptation : il faut éviter les abus et les
dangers. Tout deviendrait alors affaire de géographie,
de démographie et d’humanité. Sans être esclavagiste,
Montesquieu ne réclame donc ni l’affranchissement ni
l’abolition. La pratique le répugne, le principe le heurte,
mais il demeure dans une modération pour le moins
inopportune. Qu’il ne soit pas le seul à l’époque et que
les intérêts économiques en jeu soient considérables
n’expliquent pas tout. Il est des cas où la loi doit abso-
lument anticiper les changements sociétaux et leur
donner l’impulsion : il faudra, hélas, attendre un long
siècle après la parution de L’Esprit des lois pour que
l’esclavage soit aboli en France.
. 91
philosophie
LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• En raison de ses origines aisées et de sa
modération politique, Montesquieu, qui
appartient à la première génération des
Lumières, est moins connu que Diderot,
Voltaire ou Rousseau, dont les œuvres et
les combats préparent la Révolution.
• Il est néanmoins un précurseur, un
critique du despotisme et un théoricien à
la pensée complexe et ondoyante : curieux,
voyageur et érudit, tour à tour historien,
magistrat, romancier et sociologue, il fait
le répertoire de ce qu’il découvre, établit
des liens entre les formes de savoirs, fait
varier les points de vue pour révéler la
relativité des valeurs et des coutumes.
• Passionné par la diversité du monde, il
cherche pourtant les lois et les principes
fondamentaux de la vie sociale. Dans
L’Esprit des lois, il définit les trois modes de
gouvernement, leurs valeurs directrices et
les règles devant permettre d’éviter les abus
et la décadence des régimes.
• Théoricien de la séparation des pouvoirs,
convaincu que les causes des événements
sont matérielles et non divines, libéral et
modéré, Montesquieu incarne l’esprit
moderne de la réforme et de la tolérance.
Prolonger le dossier avec
… UNE VISITE … UN FILM
• Le château de La Brède (Gironde), • Les Caprices d’un fleuve (1996)
demeure de Montesquieu, se visite de Bernard Giraudeau, adaptation
à nouveau depuis mars 2020. cinématographique du journal
du chevalier de Boufflers.
92.
L’autrice vous conseille
• Jean Lacouture, Montesquieu :
les vendanges de la liberté
(Le Seuil, 2003)
• Montesquieu, Lettres persanes
(Folioplus classiques, 2006), avec
un dossier d’accompagnement
spécial bac.
Sur l’esprit des Lumières :
• Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières
(Le Livre de poche, 2006)
L’anecdote
« Cher Monsieur Montesquieu… » : Roxane
Khân, jeune Iranienne débarquée à Paris dans
les années 2000, écrit au baron de La Brède. De
la capitale française, elle ne connaît que ce qu’en
ont dit les écrivains du xixe siècle. Elle découvre
d’abord les cafés où l’on peut s’asseoir librement,
ce monde où l’on ne lui demande pas de rendre
des comptes d’être une femme. Mais son rêve
européen se brise bientôt sur la réalité de la pré-
carité et de l’exclusion. Elle se découvre étrangère
dans le regard de l’étranger. Alors Roxane, qui
aime tant le français et sa littérature, décide de
conquérir sa nouvelle identité par la maîtrise de
cette langue difficile.
En inventant une sorte de suite aux Lettres per-
sanes, l’écrivaine iranienne Chahdortt Djavann
reprend avec malice et amertume le projet de
Montesquieu dans Comment peut-on être fran-
çais ? (J’ai lu, 2007). Mais si Usbek rentre à
Ispahan, ce n’est pas le cas de Roxane : la liberté
parisienne a rendu insupportable le despotisme
iranien. Hélas, Montesquieu « n’habite pas à
l’adresse indiquée », lui précise le facteur. Seul
l’esprit de la langue française pourra sauver
Roxane/Chahdortt du déchirement.
 Que la lumière soit !
CES CHAÎNES QUI PENDENT À MON COU8
Associez chacun des quatre extraits ci-dessous au
philosophe des Lumières qui en est l’auteur.
A. «  Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le
vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de
véritables crimes, et des crimes pires que le vol. En
effet, on dépouille l’esclave non seulement de toute
propriété mobilière ou foncière, mais de la faculté
d’en acquérir, mais de la propriété de son temps,
de ses forces, de tout ce que la nature lui a donné
pour conserver sa vie ou satisfaire à ses besoins. À
ce tort on joint celui d’enlever à l’esclave le droit de
disposer de sa personne. »
B. « Le droit d’esclavage est nul, non seulement parce
qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne
signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont
contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit
d’un homme à un homme, soit d’un homme à un
peuple, ce discours sera toujours également insensé :
je fais avec toi une convention toute à ta charge et
toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira,
et que tu observeras tant qu’il me plaira. »
C. « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de
rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
[…] il est impossible que nous supposions que ces
gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire
que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on
fait aux Africains. Car, si elle était telle qu’ils le disent,
ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe,
qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en
et de Nietzsche.
enfants et celui qui a perdu la raison, il s’agit respectivement de Rousseau
si ce bruit n’a jamais été vérifié. Quant au philosophe qui a abandonné ses
La légende dit en effet que Kant aurait inventé le porte-jarretelles, même
faire une générale en faveur de la miséricorde et de
la pitié ? »
D. «Rien n’est plus affreux que la condition
du Noir dans tout l’archipel américain. Nombre de points
On commence par le flétrir du sceau
ineffaçable de l’esclavage, en imprimant /9
avec un fer chaud sur ses bras ou sur ses
mamelles le nom ou la marque de son oppresseur.
Une cabane étroite, malsaine, sans commodités, lui
sert de demeure. Son lit est une claie plus propre à
briser le corps qu’à le reposer. »
1. Montesquieu 3. Rousseau
2. Diderot 4. Condorcet
SANS AUCUN SOUCI, LA PHILOSOPHIE 1
Laquelle de ces anecdotes sur Montesquieu
est vraie ?
A. Montesquieu a inventé le porte-jarretelles, qui lui
servait alors à ne pas perdre ses bas de soie.
B. Montesquieu a écrit un traité sur l’éducation tout en
ayant lui-même abandonné ses cinq enfants.
C. Montesquieu est devenu fou en voyant un cheval
se faire maltraiter.
D. Aucune d’entre elles : on ne sait pas grand-chose
sur la vie privée de Montesquieu et il avait l’air d’être
un homme sans histoires.
Montesquieupeutmoinsprêteràsourirequeceluid’autresphilosophes…
Sans aucun souci, la philosophie : La réponse D. Eh oui, le nom de
(dans Histoire des deux Indes).
des nègres) ; B-3 (dans Du contrat social) ; C-1 (dans De l’esprit des lois) ; D-2
Ces chaînes qui pendent à mon cou : A-4 (dans Réflexions sur l’esclavage
. 93
 L'œuvRE COmmENTéE
Guerre ou paix
De quel monde voulons-nous ? Dans la salle de la Paix du Palazzio
Pubblico de Sienne, une fresque nous questionne.
PA R J E A N - C H R I S T O P H E B L O N D E L , P R O F E S S E U R D E P H I L O S O P H I E
u début du xive siècle, à Sienne, des
A seigneurs toscans promettaient à
qui voulait l’entendre que, si on leur
laissait le pouvoir, la prospérité et la grandeur
reviendraient sur la cité. Celle-ci était alors
gouvernée par le Conseil des
Neuf, constitué de citoyens
renouvelés tous les deux mois, et Le tyran règne sur
fonctionnait sur le modèle des
municipes, ces cités romaines
ce monde où chacun
dont la population s’auto- est prêt à se livrer au
administrait et bénéficiait du premier maître venu.
droit de vote. Inquiété par la ten-
tation du retour au féodalisme,
le conseil commanda à Ambrogio Lorenzetti
une fresque qu’on peut voir encore aujourd’hui
dans la salle de la Paix du Palazzio Pubblico :
l’Allégorie et effets du bon et du mauvais gou-
vernement occupe trois des quatre murs de
cette salle alors que, sur le quatrième, une
fenêtre s’ouvre sur le paysage.
Au centre des vertus
Face à cette fenêtre, l’Allégorie du bon gou-
vernement présente un ensemble de figures
incarnant les vertus qui doivent gouverner les
gouvernants eux-mêmes : celles qui sont des
guides (la foi, l’espérance, la charité) et celles
qui sont décisives dans le passage à l’acte (le
courage, la tempérance, la prudence et la jus-
tice). Au centre de ces vertus, un homme âgé
portant les couleurs de la ville. Il incarne le
bien commun, ce qui est partagé par tous et
ne saurait donc être accaparé par certains. À
sa main, une corde que lui remettent vingt-
quatre conseillers ; eux-mêmes l’ont reçue de
la figure de la Concorde, qui leur confie ce fil
conducteur : ici, il n’y a pas d’autre premier
94.
de cordée que ce bien commun, ce autour de
quoi tous ceux qui sont de bonne volonté
peuvent s’accorder.
De part et d’autre de cette allégorie se
trouvent deux scènes minutieusement réalistes
qui donnent à voir, d’un côté, les
effets du gouvernement s’il est
bon et, de l’autre, la vie telle qu’elle
est vécue s’il est mauvais. On peut
alors, comme devant ces plans
municipaux sur lesquels se trouve
un repère indiquant « vous êtes
ici », aller et venir d’une fresque
à l’autre afin de se situer et se dire :
« On en est là. » D’un côté, un foisonnement
de vie, un monde peuplé d’hommes et de
femmes affairés, travaillant, méditant, parlant,
entretenant tous les échanges auxquels on
peut, en temps de paix, se livrer. De l’autre,
un monde à feu et à sang dans lequel errent
des êtres esseulés, désœuvrés, paumés au
milieu du chaos ; ville en ruine, maisons à
moitié détruites, terre devenue stérile à force
d’avoir été cramée par la guerre et l’exploita-
tion. D’un côté, on croirait entendre le bruis-
sement de la vie collective, les sons typiques
du métier des uns et des autres, les voix dia-
loguant, des éclats de rire, des négociations
commerciales ; et de l’autre, on est assommé
par ce genre de silence qui pèse sur les champs
de bataille, dans ces villes où tout sépare cha-
cun de tous les autres, où on ne se regarde que
comme ennemis ou concurrents. De ce côté-ci
émerge une figure grimaçante, terrifiante,
jouissant de la destruction de tout et de tous :
le tyran règne sur ce monde où, plus personne
ne se maîtrisant, chacun est prêt à se livrer au
premier maître venu.
 Allégorie et effets du bon et du mauvais gouvernement. Effets du bon gouvernement dans la ville par Ambrogio Lorenzetti (1338-1339).
La puissance de ces fresques consiste dans
le fait qu’elles ne décrivent pas le bon gouver-
nement : elles indiquent les valeurs que celui-ci
doit respecter et les signes qui permettent de
le reconnaître. Ainsi, depuis le centre de cette
salle, on peut se demander ce qu’il en est du
monde derrière ces murs : est-il encore pos-
sible d’y œuvrer en commun ? Peut-on y dia-
loguer du bien commun sans se fâcher  ?
Consent-on aux lois ou sont-elles imposées
par la peur ? A-t-on pour projet de vivre plei-
nement avec les autres ou de s’en prémunir en
les maintenant à distance ? Autorise-t-on l’en-
treprise commune ou encourage-t-on l’exploi-
tation de certains par d’autres ?
Interroger son monde et sa place
Depuis la Sala della Pace, le conseil muni-
cipal de Sienne pouvait débattre des affaires
communes en se rappelant à quels signes on
Palazzio Pubblico de Sienne (Italie). BRIDGEMAN
reconnaîtrait en lui un bon gouvernement.
Aujourd’hui, chaque citoyen peut encore se
demander s’il contribue à la guerre ou bien à
la paix. Sur le modèle de l’heuristique de la
peur théorisée au xxe siècle par Hans Jonas à
propos des questions écologiques, chacun peut
se prémunir de la peur des temps à venir en
œuvrant sans attendre pour le bien commun.
Abandonne-t-on celui-ci au profit de nou-
veaux seigneurs ? Ou pire encore : est-on soi-
même intimement convaincu d’avoir vocation
à gouverner ceux qui ne sont là que pour ser-
vir ? Depuis le xive siècle, un plan est là pour
retrouver nos repères si jamais on les avait
perdus. C’est une invitation à faire une pause,
à déplier ensemble la carte et à déterminer
quel monde on veut, quelle place on pense y
tenir, quelle place aussi on compte laisser aux
autres. Un lieu préservé pour, si besoin est,
retrouver nos esprits.
. 95
EntomologiE

Elles forment
un monde varié,
hiérarchisé,
codifié, utile
à la nature
et à l’homme.

96.
 manière à faire un pont au-dessus du vide. CHRIS REID
Les fourmis tisserandes peuvent joindre leurs corps de
P A R F R A N C K C O U R C H A M P, D I R E C T E U R D E
R ECHE RCHE AU L A BOR ATOIR E ÉCOLOGIE ,
SYS T É M AT IQU E & É VOLU T ION (C N R S,
U N I V E R S I T É PA R I S - S U D À O R S AY )

epuis que l’humain est humain, il

d a régulièrement posé son silex, sa

plume ou son téléphone pour lever
les yeux vers les ciels étoilés, et
rêver. Rêver de sociétés différentes,
avec des êtres différents, qui suivraient des règles
différentes, mais qui fonctionneraient tout de
même, comme les rouages bien huilés d’une
incroyable machine. Et depuis que l’humain est
humain, il lui suffit en fait de baisser les yeux pour
trouver ces sociétés si semblables et si dissemblables
à la fois.

inventaire à la Prévert
Les fourmis sont là depuis bien plus longtemps
que l’humain : si l’on peut faire remonter les pre-
miers hommes à quelques centaines de milliers
d’années, les premiers fossiles de fourmis datent de
plus de 100 millions d’années. Et ce ne sont peut-
être pas les plus anciens.
Il n’est pas étonnant, alors, d’observer l’intérêt
pour ces immenses sociétés de minuscules êtres au
physique si absurdement différent du nôtre qu’ils
pourraient en effet venir d’une autre planète. Avec
leur marche à six pattes, leur corps divisé en un
thorax et un abdomen, leurs antennes, leurs yeux
aux centaines d’ocelles, leurs mandibules à la place
de la bouche, il est difficile de se trouver une res-
semblance à ces grouillantes créatures. Et il est bien
connu que, si l’humain a besoin d’étrange et d’exo-
tisme pour rêver, il aime aussi anthropomorphiser,
trouver aux autres espèces des similitudes avec la

. 97
EntomologiE

sienne. Ce qui fascine chez les fourmis, c’est Quiz

au contraire qu’elles aient atteint un tel niveau
de complexité de vie sociale en suivant une 1. Combien d’espèces de fourmis a-t-on dénombrées
voie si totalement différente de la nôtre. à l’heure actuelle ?
Quand on parle de fourmis, c’est un peu
comme lorsqu’on parle d’oiseaux : il n’y a pas
•• Deux : la rouge et la noire
1 200
qu’une seule espèce mais de très nombreuses,
semblables par bien des points, mais finale-
••12 000
200 000
ment assez différentes les unes des autres. On
connaît tous, depuis tout petits, la fourmi noire 2. Laquelle de ces affirmations sur les fourmis
et la fourmi rouge. Mais savez-vous qu’il y a est fausse ?
plusieurs espèces de fourmis noires et de four-
mis rouges ? Qu’il y en a aussi des jaunes, des
•• Elles se répartissent le travail selon leurs compétences
Elles jouent un rôle crucial dans les écosystèmes
vertes et des incolores ? Et qu’il y a en fait
énormément d’autres espèces, sur tous les
• Leurs modes de fonctionnement ont préfiguré
l’esclavage, la guerre et la communication chimique
continents ? Avez-vous déjà entendu parler
des fourmis légionnaires, des fourmis balle de
• Elles ont inventé la monarchie en cela que la reine règne
en souveraine sur ses sujets
fusil, des fourmis pot-de-miel, des fourmis
grand galop, des fourmis bouledogues ou des
fourmis ensanglantées ? Il existe même la elle n’a aucune supériorité hiérarchique sur ses congénères.
2. Au sein d’une fourmilière, la reine ne sert à rien d’autre qu’à pondre : autrement dit,
fourmi Google ! En tout, on a déjà dénombré chercheurs pensent qu’il pourrait y en avoir aux environs de vingt mille.
plus de douze mille espèces différentes de 1. Douze mille espèces de fourmis ont été dénombrées à l’heure actuelle, et les
fourmis, mais on soupçonne qu’il y en a près
de vingt mille. Toutes sont des fourmis, mais
toutes sont un peu différentes, ce qui donne
une extraordinaire diversité de taille (de moins
d’un millimètre à près de quatre centimètres on ne devrait pas le faire : chez elles, la reine
pour les fourmis géantes amazoniennes), de n’est reine que dans notre appellation. La reine
couleur, de forme (certaines ressemblent en ne décide pas, n’organise pas, ne commande
fait assez peu à des fourmis), de régime ali- pas : elle pond. Elle pond à longueur de jour-
mentaire, de comportement, de taille de colo- née, jusqu’à l’épuisement, parfois forcée par les
nie (de quelques individus à plusieurs mil- ouvrières, elle pond jusqu’à la mort ! C’est son
lions), etc. seul rôle, sa seule fonction. Dans cette société
ordonnée à l’extrême, chaque tâche est en effet
Chacun son job effectuée de manière optimale car elle est prise
Sans aucun besoin de tech- LES PEUPLES INNOMBRABLES en charge par une classe de fourmis qui s’en est
nologie, les fourmis vivent dans ET LES PLUS PUISSANTES spécialisée – et c’est donc ainsi pour la repro-
des sociétés gigantesques, ultra ARMÉES NE SONT QUE duction. Voilà pourquoi il n’existe aucune rai-
COMME DES FOURMIS QUI SE son d’avoir une seule reine ; d’ailleurs, de très
organisées et ultra efficaces.
DISPUTENT LES UNS AUX
Certaines fourmilières abritent AUTRES UN BRIN D’HERBE nombreuses espèces de fourmis en ont plu-
des millions d’individus : autant SUR CE MORCEAU DE BOUE. sieurs simultanément dans leur colonie, jusqu’à
d’habitants que nos plus FénElOn plus d’une centaine dans les colonies de four-
grandes mégapoles. Sans mis pharaons (Monomorium pharaonis), qui
embouteillages et sans accidents. Sans crimi- abritent des centaines de milliers d’ouvrières.
nalité et sans pauvreté. Sans chef non plus, Malgré les différences, le fonctionnement
d’ailleurs. Car même pour les fourmis, on a général d’une fourmilière reste semblable
parfois tendance à anthropomorphiser là où selon les espèces. Les reines sont assistées par

98.
 Une reine et une ouvrière. Elles communiquent par les antennes. SPL/JAMES H. ROBINSON

les ouvrières les plus jeunes, les nourrices. •ANTHROPO- C’est une manière assez logique de préserver
Celles-ci restent le plus souvent dans la le plus grand nombre et de ne réserver les
MORPHISME
chambre de ponte, l’endroit le plus sécurisé, Le terme renvoie tâches difficiles et dangereuses qu’aux indivi-
car le plus central, de la fourmilière. Leur tâche à deux choses dus ayant déjà une bonne expérience de la vie.
consiste à s’occuper des œufs et des différentes : il peut Une vie qui, selon les espèces, connaît des
exprimer la
larves, jusqu’à ce qu’elles vieillissent un peu. tendance que durées très variées.
Puis, gagnant en âge et en expérience, ces nos sociétés ont Chez certaines espèces de fourmis, il existe
à concevoir les
ouvrières passent à des tâches les conduisant figures divines
aussi des castes : plus que des métiers, ces four-
dans d’autres recoins de la colonie. Elles s’oc- à l’image de mis sont tellement spécialisées que leur corps
cupent alors de diverses tâches de nettoyage, l’homme, mais il est modifié, adapté à une efficacité maximale.
désigne aussi le
de terrassement, de sécurité, de gestion des procédé consistant
déchets et des réserves de nourriture. Plus à prêter des
réactions et des
Parfois forcée par
tard, les fourmis s’éloigneront encore plus de
la sécurité du nid et deviendront chasseuses ;
attributs physiques
humains aux
les ouvrières, la reine
elles prendront alors plus de risque que celles choses inanimées
ainsi qu’aux
pond jusqu’à la mort !
qui restent protégées bien à l’abri tout au fond animaux.
de la fourmilière. Enfin, la dernière étape pour Imaginez des déménageurs à quatre bras, des
celles qui auront survécu à l’étape de la chasse programmeurs et des secrétaires à vingt doigts
sera de devenir éclaireuses : aller encore plus et des nounous avec des yeux tout autour de
loin du nid, hors du territoire, et donc être la tête… Eh bien, les fourmis l’ont fait. Les sol-
parmi celles qui prennent le plus de risques. dates (qui n’existent pas dans toutes les

. 99
EntomologiE

colonies) sont jusqu’à plusieurs fois plus au nid, ce n’est pas pour les manger mais pour •COMMUNICATION
grosses que les ouvrières (et que les reines) ; s’en servir de compost, afin de cultiver dans
CHIMIQUE
les fourmis gourdes ont un abdomen distendu des salles spéciales un champignon dont elles Procédé que l’on
pour stocker du liquide pour la colonie en cas prendront le plus grand soin et dont elles se retrouve chez tous
de pénurie d’eau, etc. nourriront : on les appelle aussi les fourmis les êtres vivants,
des organismes
champignonnistes. C’est une forme d’exploit unicellulaires aux
Super nettoyeuses que de réussir ainsi à élever des champignons êtres complexes.
Ainsi, les fourmis ont inventé les métiers dans des salles obscures, humides et chaudes, Elle consiste en la
transmission de
et les castes bien avant les humains. Ce n’est avec beaucoup d’engrais, sans voir sa récolte substances qui
d’ailleurs pas la seule invention pour laquelle systématiquement détruite par les moisis- peuvent faire
passer des
elles nous ont devancés, loin de là. Elles ont sures ou les maladies. informations, voire
par exemple inventé, probablement des mil- moduler les
lions d’années avant les premiers humains, Les fourmis ont inventé, comportements.
Chez tous les
l’élevage et l’agriculture. En effet, les fourmis,
qui raffolent du miellat, liquide sucré produit des millions d’années mammifères, y
compris l’humain,
par les pucerons, n’ont rien trouvé de plus effi- avant les premiers la transmission de
phéromones, par
cace que de s’organiser pour les protéger de
leurs prédateurs, les coccinelles par exemple. humains, l’élevage exemple, joue un
rôle clé dans le
Et si la production n’est plus suffisante, elles et l’agriculture. processus de
séduction (voir
n’hésitent pas, telles des bergères, à déplacer l’éléphant no 29).
le troupeau des pucerons d’une tige à l’autre si Effectivement, des travaux récents ont mis
nécessaire, afin de bénéficier en permanence en lumière un tout autre domaine dont •OCELLES
des avantages en nature qu’ils produisent. l’homme aurait pu s’inspirer : la gestion des Nom donné à l’œil
En ce qui concerne l’agriculture, les four- pathogènes. Car si l’on y pense, il n’y a rien de simple (par
mis sont très efficaces. Lorsque vous voyez tel pour favoriser les propagations de maladies opposition à l’œil
composé) dont
ces célèbres colonnes de fourmis coupe- que de vivre sous terre, dans des conditions sont dotés certains
feuille rapportant des morceaux de feuilles chaudes et humides, à des densités élevées insectes. Les
ocelles, qui ne
d’individus se frottant continuellement les uns possèdent qu’une
Des fourmis rouges se nourrissent du miellat produit aux autres. Mais alors pourquoi ou comment chambre de
par les pucerons. SPL/MELVYN YEO les nids ne sont-ils pas régulièrement décimés photorécepteurs,
sont chargés
par des épidémies ? On découvre alors que les d’apprécier les
individus revenant de l’extérieur ne sont pas variations
d’intensité de la
traités comme les autres : ils suivent des cir- lumière et ne
cuits particuliers, limitent énormément leurs peuvent donc pas
contacts avec les fourmis qui ne sont pas elles- percevoir les
couleurs et les
mêmes revenues récemment de l’extérieur, et reliefs, au contraire
n’approchent pas les ouvrières qui pourraient des yeux
être en contact avec la reine. En étiquetant composés, que l’on
retrouve aussi chez
chaque fourmi d’un nid et en surveillant ses les insectes en
mouvements et rencontres par des logiciels complément.
vidéo, on a ainsi pu quantifier que les contacts
des chasseuses ou des éclaireuses sont drasti-
quement diminués pendant une longue
période après leur retour au nid. Une autre
étude a montré que les fourmis visiblement
malades ou affaiblies étaient isolées des autres
et arrêtaient de travailler, ce qui leur permettait

100.
de ne pas transmettre leurs pathogènes. Cette
sorte de quarantaine permet également aux
fourmis de récupérer et de redevenir produc-
tives pour le nid. L’invention de l’arrêt maladie
bien avant que les humains n’aient même
inventé le travail.
Enfin, les fourmis ont développé sur leur
cuticule toute une flore bactérienne qui sécrète
des cocktails de composés antibactériens,
et empêche ainsi les bactéries pa-
thogènes de s’implanter sur
leur corps. Les recherches
actuelles se penchent sur
ces bactéricides natu-
rels, car ils semblent
extrêmement puis-
sants et à même de
lutter contre les
souches résistantes
qui posent des pro-
blèmes à l’homme,
comme les très pa-
thogènes staphylo-
coques dorés. C’est une
excellente nouvelle pour
la recherche pharmaceu-
tique, car cela pourrait fournir
une nouvelle source d’antibiotiques
pour les maladies humaines associées à des
souches résistantes aux traitements actuels.
Si les fourmis sont particulièrement répu-
tées pour être travailleuses, des études récentes
ont fait tomber l’idée préconçue, particulière-
ment ancrée dans nos imaginaires et qui date
de La Fontaine, de la fourmi besogneuse. Ces
recherches sont fondées sur une technique de
vidéosurveillance singulièrement ingénieuse :
avec des mini codes-barres collés sur l’abdo-
men, un réseau de caméras en surplomb et un
logiciel particulièrement puissant, des cher-
cheurs ont pu suivre en temps réel l’activité de
chaque individu de la fourmilière. Et, surprise,
ils ont pu mettre en évidence que les fourmis
sont bien moins actives qu’on le pense géné-
ralement : à tout moment, une grande pro-
portion des individus – environ 40 % – est
simplement au repos. Malgré le caractère
inattendu, cela fait sens : avoir des centaines
de milliers d’individus en activité constante
n’est pas vraiment gérable. En l’absence de be-
soin immédiat, les fourmis inactives restent
donc immobiles et conservent leur énergie
– et ne restent pas dans les pattes des autres.
Alors pourquoi autant de fourmis s’il n’y a pas
assez de travail pour toutes ? La réponse est
« force de réaction d’urgence » : en cas de pro-
blème, un grand nombre d’entre elles peuvent
être mobilisées immédiatement, par
exemple pour repousser une attaque en-
nemie.
Les fourmis ont également in-
venté la communication chimique,
l’esclavage et la guerre, et même
des choses que les humains n’ont
pas encore inventées, comme les
routes sans embouteillages, ou les
chantiers (construction de nids)
sans aucun architecte, ingénieur
ou maître d’ouvrage ! Et nous ne
sommes pas près de pouvoir les co-
pier sur ces aspects, car les fourmis
disposent d’une intelligence collective
qui fait que, même si seules elles ne
peuvent survivre, ensemble elles sont
capables de prouesses insoupçonnées. Ce
Fourmi phénomène semble commun aux différentes
moissonneuse espèces de fourmis.
(Messor).
MAGDALENA
SORGER Fourmis des villes,
fourmis des champs
Elles ont toutes un autre point commun :
elles sont particulièrement importantes pour
les écosystèmes, sur de nombreux plans. Par
exemple, en faisant leurs nids, elles remuent
la terre, mélangeant les différents composants
et concentrant les nutriments et les sels miné-
raux ; les fourmis déplacent ainsi plusieurs
tonnes de terre par hectare et par an ! Leurs
galeries permettent à l’air et à l’eau d’atteindre
les racines des plantes. Ces activités de nidifi-
cation vont jusqu’à changer la température et
l’humidité du sol, ce qui affecte les autres orga-
nismes, notamment les plantes, dont la pro-
ductivité peut beaucoup augmenter.
. 101
EntomologiE

•MANDIBULES Certaines espèces, enfin, sont des her-

FICHE D’IDENTITÉ Parties buccales
bivores et régulent la croissance des plantes :
des insectes, elles
sans ces fourmis, la végétation serait
Nombre d’espèces : sont portées sur la envahissante. Ainsi, un seul nid de fourmis
12 000 décrites, 20 000 estimées tête. Elles ont des champignonnistes – les coupeuses de feuilles –
Plus petite espèce : formes différentes
peut consommer douze tonnes de feuilles par
Carebara atoma (moins de 1 mm) selon les insectes
Plus grande espèce : et peuvent an  ! D’autres sont aussi des prédateurs et
également remplir mangent beaucoup d’invertébrés (et leurs
Géante d’Amazonie (près de 4 cm) des fonctions
Durée de vie : variées : elles œufs), notamment ceux qui sont nuisibles
Très variable selon les espèces et les rôles. servent
Beaucoup de fourmis vivent moins d’un an, principalement à
mais certaines fourmis noires reines peuvent
percer et à sucer
chez les pucerons,
Une colonie de fourmis
vivre jusqu’à trente ans !
Population estimée sur Terre :
tandis que celles
des fourmis
rousses des bois peut
Estimations très variables, mais chiffre retenu coupent, pincent et
attrapent.
consommer six millions
de 1 milliard de milliards
Alimentation :
d’insectes en une saison.
Certaines espèces de fourmis sont carnivores, •CUTICULE
d’autres sont granivores. D’autres encore Nom donné à pour les humains (dans le domaine de l’agri-
sont omnivores : elles mangent à peu près l’exosquelette culture, par exemple). Ainsi, une colonie
tout ce qu’elles trouvent, y compris des restes rigide qui recouvre
les insectes. Parce
moyenne de fourmis rousses des bois peut
alimentaires laissés par terre par les humains. qu’elle protège les consommer six millions d’insectes en une sai-
Elles peuvent, en cas d’extrême nécessité, tissus vivants et son ! Les fourmis sont elles-mêmes mangées
manger leurs propres œufs, voire recourir évite les
au cannibalisme. déperditions d’eau, par beaucoup d’animaux (scarabées, araignées,
la cuticule est l’un grenouilles, lézards, oiseaux et même ours, ou
des éléments clés bien par des plantes carnivores), fournissant
de leur anatomie.
ainsi un socle important aux chaînes tro-
Les fourmis transportent puis descendent •STAPHYLOCOQUE phiques de la plupart des écosystèmes ter-
des graines dans leurs tunnels et dispersent restres dans le monde.
DORÉ
ainsi ces graines de plantes qui, sans elles, pous- Bactérie que l’on Et comme elles sont particulièrement
seraient toutes à la même place, pour toujours. retrouve nombreuses, leurs effets additionnés sont
Elles sont tellement efficaces que certains cher- naturellement sur massifs. Pour toutes ces raisons, les fourmis
la peau et les
cheurs les utilisent pour « revégétaliser » natu- muqueuses de font partie de ces espèces qu’on appelle les
rellement certains sites dégradés, comme des l’homme, il peut ingénieurs des écosystèmes : des espèces qui
devenir pathogène
anciennes mines. Certaines espèces sont aussi lorsque la barrière
façonnent l’habitat et le rendent favorable à
pollinisatrices de nombreuses fleurs et font de la peau est d’autres espèces. Seulement voilà : une force
ainsi une partie du travail de ces fainéantes rompue. Il peut naturelle aussi formidable, lorsqu’elle est
alors causer des
d’abeilles, sans que personne ne les remercie infections cutanées déviée de son cours naturel, peut devenir un
jamais. OK, elles ne font pas de miel, mais ce suppurantes et problème tout aussi formidable. Lorsque
n’est pas une raison ! douloureuses, l’homme, en transportant des cargaisons de
que l’on traite en
Les fourmis sont des décomposeurs : elles prescrivant des fruits, de légumes ou de plantes dans le monde
se nourrissent de matière organique, comme antibiotiques. entier, introduit des colonies de fourmis dans
les plantes pourrissantes, les cadavres d’insectes de nouveaux habitats, les invasions qui en
et d’autres animaux, permettant de « nettoyer » résultent peuvent être catastrophiques (voir
les écosystèmes. Une étude récente a calculé page suivante). Qu’ils soient positifs (dans
que les fourmis new-yorkaises nettoyaient les leur milieu naturel) ou négatifs (lorsqu’on les
rues de la ville de l’équivalent de 60 000 hot- rend envahissantes), les effets des fourmis ne
dogs, 200 000 cookies ou 600 000 chips par an ! sont pratiquement jamais miniatures…

102.
 LES FOURMIS
ENVAHISSANTES
Menace sur la biodiversité
PA R F R A N C K C O U R C H A M P
O
ubliez votre vision inquiétante des fourmis
envahissantes, car la réalité est en fait… pire !
D’une manière générale, les espèces invasives
– ou « envahissantes » en bon français – sont introduites
par les activités humaines hors de leur région native,
où après s’y être établies elles prolifèrent et causent des
dommages écologiques et/ou économiques. Lorsqu’elles
sont envahissantes, ces espèces sont souvent assez dif-
ficiles à contrer et peuvent coûter très cher à nos socié-
tés. Littéralement : on parle de centaines de milliards
de dollars annuels au niveau mondial en dégâts sur les
cultures, les infrastructures, le tourisme et l’immobilier,
mais aussi sur la santé humaine et celle des écosystèmes.
Les espèces envahissantes sont actuellement la
deuxième cause d’extinction récente d’espèces et la
deuxième menace actuelle sur la biodiversité. Elles
concernent des milliers d’espèces d’animaux, de plantes,
de micro-organismes, marins ou terrestres, qui viennent
d’à peu près toutes les régions du
monde, envahissant toutes les
régions du monde. Ainsi, nous La super-colonie
avons reçu de l’Asie le redoutable
frelon asiatique, qui menace nos semble bien être
pollinisateurs, mais l’Asie a reçu l’arme ultime des
de l’Europe la calamiteuse mouche
méditerranéenne des fruits, rava-
envahisseuses que
geur de cultures. rien n’arrête.
Toutes les espèces introduites
ne deviennent pas envahissantes :
seule une fraction parvient à s’adapter et à s’établir, et
parmi celles-ci seule une fraction devient probléma-
tique. Ainsi, de nombreuses espèces dites « exotiques »
sont relativement neutres du point de vue de l’environ-
nement ou de nos sociétés, et certaines sont mêmes
bénéfiques, comme beaucoup de plantes cultivées (riz,
maïs, pomme de terre par exemple). Mais les espèces
envahissantes mettent souvent des décennies avant de
le devenir, et il est difficile d’anticiper avant qu’elles
soient trop répandues et que leur élimination soit deve-
nue impossible.
C’est chez moi, du Portugal à l’italie
Parmi ces milliers d’espèces envahissantes, des
fourmis : sur les quelque vingt mille espèces qu’on
estime exister, environ deux cents sont établies hors
de leurs zones natives et une vingtaine sont qualifiées
d’envahissantes. Parmi elles, la fourmi folle jaune, la
fourmi électrique, la fourmi de feu, la fourmi destruc-
trice, la fourmi fantôme… Elles n’ont pas que le nom
de redoutable, tant elles sont des fléaux pour les éco-
systèmes qu’elles envahissent.
Toutes ont leurs spécificités, mais elles sont géné-
ralement très agressives, ont plusieurs reines, sont rela-
tivement petites, et forment… des
super-colonies ! La super-colonie
semble bien être en effet l’arme
ultime de ces envahisseuses que
rien n’arrête. Lorsque deux four-
mis se rencontrent, il y a soit
reconnaissance amicale le plus
souvent (avec tapotement d’an-
tennes et petits bisous trophal-
laxiques dans le meilleur des cas),
soit combat brutal, souvent à
mort. Ces combats existent également entre fourmis
de la même espèce mais de nids différents. Cette com-
pétition entre les colonies d’une même espèce est clas-
sique, et c’est la règle du jeu pour gagner du territoire
et donc exister – sauf pour les fourmis envahissantes.
Pour ces espèces, les individus de deux colonies
. 103
EntomologiE
différentes sont reconnus comme appartenant à la
même colonie, à la même super-colonie donc – il n’y
a alors pas de combat. Ainsi, on peut observer des
super-colonies regroupant des dizaines voire des cen-
taines de nids d’une même espèce, ce qui ne laisse
évidemment aucune chance aux fourmis natives du
coin, qui, en plus de devoir se battre contre ces forces
combinées, se battent également entre elles… Le record
est tenu par la fourmi d’Argentine (Linepithema
humile), qui envahit actuellement le pourtour de la
Méditerranée et qui forme une super-colonie continue
du Portugal… à l’Italie !
D’autres espèces sont connues pour des particula-
rités bien différentes, comme la fourmi folle (Nylanderia
fulva). Elle affectionne particulièrement les cavités
comme les prises électriques ou les ordinateurs, où elle
se fait un nid. Ainsi, elle endommage les isolations
électriques, détruisant les pompes et moteurs élec-
triques, transformateurs, échangeurs téléphoniques,
boîtes de signalisation (feux rouges !), etc. Il y a aussi
la fourmi rouge de feu (Solenopsis invicta), dont la
piqûre est très douloureuse – surtout quand tout un
essaim pique simultanément. Les États-Unis envahis
publient des chiffres effarants  : 14  millions
d’Américains piqués tous les ans, plus de 200 000 hos-
pitalisations et même des morts par choc anaphylac-
tique. De quoi prendre au sérieux ces petites bêtes et
justifier de sortir les grands moyens : les Américains
dépensent plus de 5 milliards de dollars par an en trai-
tements médicaux, dommages divers et programmes
de contrôle de l’espèce. Ces fourmis sont particulière-
ment coriaces et difficiles à contrôler : même les inon-
dations n’en viennent pas à bout, car elles forment des
radeaux naturels avec leurs corps enchevêtrés et
peuvent ainsi survivre sur l’eau pendant des jours…
Généralement, les fourmis envahissantes sont très
agressives et éliminent rapidement les fourmis locales,
les autres insectes, les autres petits animaux, et sup-
priment ainsi les fonctions de ces animaux, comme le
recyclage des végétaux et animaux morts, la dispersion
des graines ou la pollinisation. Elles s’attaquent même
aux plus gros animaux, comme les lézards, les oiseaux
ou… les éléphants  ! Sur certains arbres épineux
d’Afrique, des colonies de fourmis à grosse tête
(Pheidole megacephala) défendent ardemment leurs
arbres contre les herbivores, y compris les éléphants,
dont elles envahissent la trompe, particulièrement sen-
104.
Radeau de fourmis de feu aux États-Unis. Cette technique leur permet
d’échapper aux inondations. CLAY COLEMAN/SPL/BIOSPHOTO
sible, faisant déguerpir ces énormes pachydermes. Des
fourmis dans l’éléphant, c’est pas marrant.
le réchauffement climatique,
ami des envahissantes
Avec des fourmis aussi problématiques qui enva-
hissent différentes parties du monde et en éliminent
les fourmis natives, c’est plutôt inquiétant. Le problème,
c’est que le changement climatique risque d’empirer le
phénomène. Ce qu’il faut en effet savoir, c’est que les
fourmis, comme les autres insectes, sont des animaux
à sang froid : elles chauffent leur corps grâce à la tem-
pérature extérieure et sont donc très affectées par le
froid. Les températures basses ralentissent leur physio-
logie, donc leur activité, leur reproduction et au final
leur invasion. Avec les hivers rudes de nos régions, les
insectes introduits ne survivaient en général pas
jusqu’au printemps. Avec le réchauffement climatique,
ces hivers s’adoucissent, et les fourmis, même tropicales,
parviennent plus facilement à constituer des colonies
solides pour hiberner en attendant les beaux jours. Les
régions qui étaient autrefois défavorables aux fourmis
envahissantes deviennent plus clémentes, et celles-ci
s’étendent vers le nord au fil des années. En chemin, les
populations envahissantes rencontrent des espèces
locales qui ne sont adaptées ni à ce changement clima-
tique ni à ces fourmis tropicales envahissantes, et qui
disparaissent souvent rapidement devant l’invasion.
Les invasions de fourmis exotiques sont donc un
véritable souci pour la biodiversité et le fonctionne-
ment des écosystèmes. Elles sont un problème sous-
estimé, sauf lorsqu’on y est confronté directement.
 LES 5 POINTS L’auteur vous conseille
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Bernard Werber, La Trilogie des
• Les fourmis sont très nombreuses, aussi fourmis (Le Livre de poche,
bien en nombre d’individus dans 2004). À dévorer, telle une
n’importe quel écosystème qu’en nombre colonne vorace de fourmis
d’espèces différentes. légionnaires.

• Elles sont très utiles de par le nombre et • Bert Hölldobler et Edward O. Wilson,
l’importance des fonctions qu’elles L’Incroyable Instinct des fourmis
remplissent dans les écosystèmes. (Flammarion, 2012)
Rencontre avec l’une des espèces
• Elles ont évolué avec des systèmes sociaux de fourmis les plus étonnantes :
absolument différents des nôtres et ont au les fourmis coupeuses de feuilles.
passage inventé nombre de choses dont
l’humain se croyait précurseur. • Luc Passera, Le Monde fascinant
des fourmis (Grenouille, 2017)
• Elles constituent de formidables systèmes Organisation sociale, communication,
pour les études scientifiques, de la habitat, alimentation : un livre et un
pharmacologie à la robotique en passant documentaire pour apprendre tout ce
par la sociologie et l’évolution. que vous avez toujours voulu savoir
sur les fourmis.
• Comme beaucoup d’autres groupes
d’espèces, les fourmis ont leurs
« envahisseuses », ces espèces déplacées
par l’homme hors de leur région naturelle
et qui causent des dégâts importants.

Prolonger le dossier avec
… DES FILMS
• Une espèce à part, une série
documentaire réalisée par Franck
Courchamp et Clément Morin :
https://youtu.be/stCxLxBMjYA.
• Les films d’animation 1 001 pattes
et Fourmiz.
• La série télé Minuscule : la vie
privée des insectes.
… DES VISITES
• Micropolis, la cité des insectes,
à Saint-Léons (Aveyron) : www.
micropolis-aveyron.com.
• Le musée de l’Abeille vivante
et la Cité des fourmis, au Faouët
(Morbihan) : www.abeilles-et-
fourmis.com.
L’anecdote
Les super-colonies de fourmis, qui peuvent
s’étendre sur des milliers de kilomètres et
être composées de centaines de millions
d’individus, suivent des stratégies collec-
tives dont le fonctionnement constitue un
objet d’études mathématiques à lui seul.
Fondés sur les probabilités liées à chacun
de leurs déplacements (« si une fourmi suit
tel chemin, alors que se passera-t-il ? »), les
algorithmes dits « de colonies de fourmis »
peuvent notamment être utilisés dans le
cadre de routages de réseaux routiers ou
de ceux de véhicules.

. 105
EntomologiE

Drôles de petites bêtes !

Les fourmis sont des animaux fascinants, capables 4. À combien de kilomètres par heure la mâchoire
d’exploits assez difficiles à croire. Êtes-vous au point d’une fourmi se ferme-t-elle ?
sur les super-pouvoirs de nos amies à six pattes ?
Répondez aux questions suivantes pour le savoir.
•• 50 km/h
120 km/h

1. Combien de fois l’espèce de fourmis la plus rapide

••230 km/h
400 km/h
Nombre de points

/6
au monde est-elle capable de parcourir la
longueur de son corps en une seconde ? 5. Combien d’individus a-t-on estimé qu’il
•• 42 fois
74 fois
y avait dans la plus grande fourmilière
du monde ?
••108 fois
500 fois
•• 150 000
100 millions

2. Quelle charge les fourmis sont-elles capables

••10 milliards
100 milliards
de soulever en moyenne ?
•• 10 fois le poids de leur corps
50 fois
6. Combien de temps une fourmi est-elle capable
de survivre dans l’eau ?
••100 fois
1 000 fois
•• 5 minutes
1 heure

3. Combien d’images les yeux des fourmis sont-ils

••1 jour
14 jours
capables de percevoir en une seconde ?
•• 24, comme au cinéma
48, comme dans Le Hobbit
••60, comme dans un jeu vidéo
300, comme une vidéo en slow-motion

survivre 14 jours dans l’eau.
6. Aussi incroyable que cela puisse paraître, une fourmi est capable de
dans un laboratoire suisse, était composée de 100 millions d’individus.
5. Laplusgrandefourmilièredumonde,quiregroupaitdesfourmisrouges
monde animal.
4. La mâchoire d’une fourmi se ferme à 230 km/h, un record dans le
ces images les unes à côté des autres, telle une mosaïque.
humainn’enperçoitque45.Leursyeuxsimplesfontqu’ellesvoienttoutes
3. Les fourmis peuvent percevoir 300 images en une seconde, quand l’œil
d’un euro ou encore une petite souris de laboratoire !
dire qu’elle peut porter jusqu’à 15 grammes sur son dos, soit deux pièces
corps.Sachantqu’unefourmipèseenmoyenne3 milligrammes,celaveut
2. Les fourmis sont capables de soulever jusqu’à 50 fois le poids de leur
mesure à peine 7 millimètres.
longueur de son corps en une seconde, soit 80 centimètres alors qu’elle
1. La fourmi argentée saharienne est capable de parcourir 108 fois la

106.

Verbes pronominaux
L’accord du participe
passé aux temps composés
P ersonne ne parvient seul
jusqu’à la vérité ; c’est seulement
pierre par pierre, avec le concours
des milliers de générations qui se
sont succédé depuis Adam jusqu’à
nous, que s’élève l’édifice destiné à
devenir un jour le temple digne du
Grand Dieu.  Dans cet extrait de
Guerre et Paix, pas d’erreur, le
participe passé succédé est bien
invariable. Pourtant, ce n’est pas
toujours le cas des participes passés
de verbes pronominaux, ces verbes
qui se construisent avec les
pronoms réfléchis (me, te, se, nous,
vous, se).
L’accord avec
le sujet
On accorde le participe passé
avec le sujet dans le cas des verbes
essentiellement pronominaux,
c’est-à-dire des verbes qui ne s’em-
ploient jamais sans le pronom
réfléchi, comme s’évanouir, s’empa-
rer, se rebeller… Entrent également
dans cette catégorie des verbes qui
existent bien sans le pronom
réfléchi, mais avec un sens diffé-
rent, comme apercevoir/
s’apercevoir, attendre/s’attendre (à),
douter/se douter. Pour tous ces
verbes, l’accord du participe passé
se fait avec le sujet, il est presque
intuitif : « Elle s’est aperçue de son
PA R S A R A Q U E M E N E R
erreur », « ils se sont absentés »,
« elles se sont extasiées devant le
spectacle  ». Le verbe s’arroger
constitue la seule exception à
cette règle.
Il existe un autre cas de figure où
le participe passé s’accorde avec le
sujet : les tournures à sens passif.
Pour les repérer, essayez de trans-
poser la phrase à la voix active
en prenant on comme sujet. Cela
fonctionne pour «  ses toiles se
sont bien vendues » : en ce cas, on
peut alors dire « on a bien vendu
ses toiles ».
L’accord avec le COD
et l’invariabilité
Si le verbe de la construction
pronominale ne fait pas partie des
deux catégories précédentes, cela
se complique. Pour ne pas faire de
faute, dites-vous que l’auxiliaire
être, dans ces propositions, est
trompeur, car il va falloir appliquer
la règle de l’accord avec l’auxiliaire
avoir (le participe passé s’accorde
avec le COD s’il est placé devant
le verbe). Penchez-vous sur la
fonction du pronom réfléchi dans
la phrase : c’est souvent lui le COD
ou le COI du verbe. Décomposez
la phrase qui vous pose problème
en retirant le pronom réfléchi pour
comprendre ce qu’il remplace et
POUR MÉMOIRE
à quelle question il répond.
Exemple  : «  des millions de
générations qui se sont succédé »
devient « des millions de généra-
tions qui ont succédé à elles-
mêmes  ». Le se répond à la
question « à qui ? à quoi ? » : sa
fonction est COI, donc pas d’ac-
cord possible. C’est la même chose
pour « Pierre et Gilles se sont tout
de suite plu » ou « ma sœur et ta
tante se sont téléphoné ».
Si le pronom réfléchi répond
à la question « qui ? quoi ? », c’est
qu’il occupe la fonction de COD,
et il est placé devant le verbe : le
participe passé s’accorde avec le
groupe que remplace se. Par
exemple, dans « les gardes se sont
penchés sur la balustrade », il est
sous-entendu que les gardes ont
penché qui  ? Eux-mêmes. On
accorde penchés avec les gardes,
puisque c’est ce à quoi se rapporte
se. Il est essentiel de bien identifier
le complément d’objet du verbe,
comme le montre l’exemple « ils
se sont lavés »/« ils se sont lavé les
mains » : « ils ont lavé eux-mêmes »
(le COD est repris par se donc
placé devant le verbe) mais « ils
ont lavé les mains à eux-
mêmes » (le COD du verbe, c’est
les mains, il est après le verbe et
se ne s’y rapporte pas).
.107
philosophie

Bien parler ou manipuler :

QU’EST-CE QUE
L’ÉLOQUENCE ?

108.
 Grand débat
national, grand oral
au bac… la pratique
de l’éloquence,
théorisée sous
l’Antiquité, revient
à la mode.

PA R M É L A N I E S E M A I N E ,
PROFESSEUR E DE PHILOSOPHIE
ILLUST R AT IONS JÉRÉMIE CL A EYS

Q
ui ne s’est pas un jour trouvé sans
mots dans une situation où la
parole aurait été salutaire ? Élève,
on a parfois eu l’impression de
tomber dans un trou noir face à
la question d’un enseignant. Ami, on a parfois
échoué à trouver les mots qui auraient récon-
forté. Citoyen, on n’a parfois pas osé hausser le
ton face à une incivilité. Nous sommes plus de
70 % à estimer souffrir de « glossophobie », la
peur de parler en public. Et bien peu à penser
être dotés d’éloquence, ce talent permettant de
produire des discours qui persuadent, plaisent
et touchent nos interlocuteurs. Cette capa-
cité semble réservée aux orateurs médiatiques
et aux représentants politiques. Pourtant, ils
ne peuvent pas être les seuls à prendre part
au débat public. C’est même pour permettre
aux citoyens de s’exprimer sur la scène poli-
tique que l’enseignement de l’éloquence a
accompagné la naissance de la démocratie
au ve siècle avant notre ère. Ce rôle politique
semble aujourd’hui refaire surface puisque
des mesures et initiatives devant permettre
à chacun de savoir se faire entendre se mul-
tiplient : le « grand débat national » organisé
par le gouvernement pour sortir de la crise
des Gilets jaunes, un grand oral ajouté aux

. 109
philosophie

épreuves du bac ou encore la démocratisation Quiz

des concours d’éloquence.
Mais si l’éloquence est nécessaire à l’édu- 1. Comment s’appelle la forme d’argumentation creuse
cation du citoyen, pourquoi l’avoir mise de et superficielle à laquelle s’oppose Socrate dans
côté jusqu’ici ? Simple oubli ou méfiance ? Car le Gorgias ?
si on admire la verve des bons orateurs, on les
soupçonne aussi d’être de beaux parleurs et
•• La maïeutique
La dialectique
de verser dans la démagogie pour nous plaire.
Marqueur social de domination ou signe de
•• Le memphisme
Le sophisme
manipulation, le talent oratoire suscite autant
l’admiration que le soupçon. Alors à quoi tient 2. Un sociologue très célèbre considère que l’éloquence
cette ambivalence ? Que permet réellement fait partie d’un ensemble de connaissances se
un discours éloquent ? Doit-on replacer l’élo- transmettant au sein d’une classe dominante.
quence au centre de l’éducation ? Qui est-il ?

politiquement nécessaire,
•• Cicéron
Blaise Pascal
philosophiquement décriée
À Athènes, au ve siècle avant notre ère,
•• Pierre Bourdieu
Alain Finkielkraut
naît un régime qui nous est aujourd’hui fami- capital culturel.
lier : la démocratie. Celle-ci est directe, c’est- 2. Il s’agit de Pierre Bourdieu, pour qui l’éloquence fait partie de ce qu’il appelle le
à-dire sans représentants élus, et repose donc 1. C’est le sophisme.
sur le pouvoir des citoyens, ou plus précisé-
ment sur le pouvoir de leur parole. Ils doivent
en effet savoir exposer leurs idées de lois et
persuader leurs concitoyens de voter pour
elles à l’assemblée du peuple, l’Ecclésia. En s’oppose sévèrement aux beaux discours des
réponse à cette évolution, des cours de rhéto- maîtres de rhétorique en les assimilant à des
rique se créent : leurs maîtres promettent de sophistes. À cette époque, « sophiste » est le
transmettre – moyennant salaire – leur élo- nom donné à ceux qui possèdent des connais-
quence, c’est-à-dire leur talent oratoire. Pour sances dans tous les domaines reconnus, de
cela, ils enseignent un ensemble de règles la physique au droit. Mais, pour Socrate et
se rapportant au discours (sa structure, les Platon, posséder une connaissance sur une
figures de style à utiliser, les différents types chose exige de commencer par s’interroger sur
d’arguments, etc.), appelées règles de rhéto- sa nature : celui qui fait l’économie de cette
rique. Grâce à ces leçons, les citoyens doivent étape et se contente d’accumuler des informa-
savoir inventer et proférer avec talent de jolis tions dans tous les domaines et de joliment
discours persuasifs en toute cir- les exposer n’est pas un savant. Au mieux, il
constance. est doublement ignorant, puisqu’il ignore ce
Mais n’est-ce pas là un art de la LA VRAIE ÉLOQUENCE que sont les choses et ignore qu’il l’ignore.
manipulation ? C’est la question SE MOQUE Au pire, il sait que ses discours n’expriment
DE L’ÉLOQUENCE.
qui s’élève parmi les philosophes, BlaisE Pascal pas une réelle connaissance : il est alors un
en particulier chez Socrate et son manipulateur. Pour Socrate, ceux qui pré-
disciple Platon. Le premier menait tendent enseigner à parler de tous les sujets de
de nombreux débats oraux avec ses contempo- manière persuasive sans en être experts sont
rains mais n’a rien écrit ; son disciple Platon donc bien des sophistes. Leurs paroles ne sont
s’en est chargé, sous la forme de dialogues. pas seulement creuses ou superficielles, mais
Dans l’un d’entre eux, le Gorgias, Socrate également dangereuses : en se laissant séduire

110.
par ces belles paroles qui flattent les opinions
aussi fausses que répandues, on en vient à se
désintéresser de la vérité et de la justice.

la dialectique, test de vérité

À ces règles rhétoriques censées rendre
éloquent, Socrate oppose une méthode : la
dialectique, qui doit mener à la vérité. Alors
que les rhéteurs tirent du prestige à pouvoir
réfuter toutes les thèses de leurs adversaires
avec la même aisance, Socrate, lui, utilise la
réfutation dans un souci d’examen critique
des opinions. Si une opinion résiste à ce test
critique, alors on peut sans danger l’admettre
pour vraie. Sinon, sa réfutation aura permis
de se débarrasser d’une fausse croyance et
de faire un pas de plus vers la connaissance.
L’ensemble de ces réfutations successives
forme la méthode dialectique. C’est une
méthode de pensée qui a beaucoup marqué
la pensée européenne puisqu’on la demande
encore dans nos dissertations de philosophie
aujourd’hui : d’une partie à l’autre, il faut
réfuter ce qu’on a d’abord dit, non pas pour
exhiber son talent, mais pour examiner nos
opinions, éliminer le faux et parvenir au vrai.
C’est dans ce match historique entre dis- •GORGIAS sance est en effet engendré par un désir quasi
cours philosophique et discours éloquent que amoureux, éveillé par l’écoute des paroles
(Vers - 390)
s’ancre notre méfiance spontanée envers les Dans ce dialogue, de Socrate : de ses beaux discours, on en
beaux discours, que l’on soupçonne d’être Platon fait vient à aimer les belles idées et à rechercher
s’opposer Gorgias, la connaissance.
creux ou manipulateurs. Mais doit-on vrai- sophiste prônant la
ment opposer de manière aussi franche les suprématie de C’est de cette réconciliation possible entre
discours éloquents aux discours savants ? « l’art de bien éloquence et connaissance que Cicéron s’ins-
parler », et
Dans le beau dialogue de Platon Phèdre, Socrate, qui accuse pire, au ier siècle avant notre ère. Pour lui,
portant sur le désir amoureux et le désir de ce prétendu art l’éloquence doit plaire et émouvoir, mais éga-
connaissance, l’éloquence montre un autre d’être mensonger. lement instruire (De oratore). Il retient de
Il en ressort que la
visage. Socrate raconte en effet que sa mère philosophie, qui l’Antiquité grecque que la véritable éloquence
était sage-femme et qu’il aurait hérité de son est fondée sur la n’est pas tournée vers la défense de son propre
rationalité et non
don. Un philosophe, accoucheur ? Oui, mais sur la persuasion,
intérêt mais vers l’autre, à qui elle permet de
uniquement des âmes. Grâce à sa réfutation est un art bien plus sortir grandi de l’échange. Et si les opinions
dialectique, il se dit capable de débarrasser véridique que la du peuple sont le point de départ de l’orateur,
rhétorique.
ses interlocuteurs de leurs opinions fausses ce n’est pas pour lui plaire en les flattant, mais
et de leur permettre de mettre au monde pour transformer celles-ci en connaissance.
des connaissances, en germe en eux sans Un discours est éloquent, et d’une certaine
qu’ils le sachent. Il nomme cette discipline la façon efficace, lorsqu’il permet au public d’at-
maïeutique. Or, celle-ci est rendue possible teindre une forme de sagesse et de la mettre
grâce à de l’éloquence. Le désir de connais- en pratique. La carrière politique de Cicéron

. 111
philosophie

en est le meilleur exemple : né dans la bour- •PHÈDRE

geoisie romaine et non dans la noblesse, il
(Vers - 370)
n’aurait jamais dû accéder à de hautes respon- Ce dialogue
sabilités politiques et finit pourtant consul, de Platon constitue
ayant fait reculer la corruption et déjoué des le point culminant
de la polémique
coups d’État à la seule force de ses discours. opposant le
Mais quelle est la technique de Cicéron philosophe grec
à un sophiste
pour être si éloquent ? Traditionnellement, on nommé Isocrate.
compte alors trois sources de la réussite d’un En plus de
discours : la nature de l’orateur (son talent promouvoir
un nouvel art de
naturel et sa personnalité), l’art (l’ensemble parler, qui serait
des procédés rhétoriques), qui parachève ses philosophique et
dons naturels, et l’exercice, qui forme chez non sophiste, le
texte met en garde
l’orateur une seconde nature. Concernant contre le danger
la deuxième source – les procédés rhéto- représenté par
l’écriture, qui, en
riques –, Cicéron distingue trois styles : le figeant le discours,
style simple (reposant plutôt sur la sobriété), serait néfaste pour
le style grand ou magnifique (ne reculant pas le cheminement
intellectuel.
La philosophie
La véritable éloquence doit donc se
pratiquer par
n’est pas tournée vers la conversation orale.

défense de son propre •DE ORATORE (- 55)

intérêt mais vers l’autre. Traité de Cicéron en
trois volumes écrit
devant des ornements langagiers) et le style sous la forme de
moyen. Lui-même se fait partisan du dernier, dialogues entre
amis. Partant du
qui consiste en un dosage variable entre les postulat que seuls
deux autres styles. Mais pourquoi encourager les hommes
éloquents sont
cette variété au lieu de prescrire des règles dignes des plus
stables qui auraient été plus simples à appli- hautes fonctions,
quer ? Cicéron veut créer un effet de naturel, il s’intéresse à l’homme de cour au xviie siècle. Celui-ci doit
la rhétorique puis
permettant finalement à chaque orateur de à l’élocution avant faire preuve de « l’esprit de finesse » vanté par
trouver son style propre et de laisser ainsi d’établir une le philosophe Pascal, l’expression désignant la
éclore sa personnalité sur la scène publique. distinction capacité à comprendre des exigences subtiles
fondamentale
Cette vision de l’éloquence comme signa- entre les trois styles que ne dicte aucune règle explicite. Dans la
ture personnelle savamment étudiée a eu une possibles société de cour, celui qui sait user d’éloquence
d’éloquence,
grande postérité. qui pourrait être
est celui qui perçoit les différences infimes qui
Au xv e   siècle, l’humanisme de la simple, tempéré existent entre deux individus ou entre deux
Renaissance y voit un rôle central donné à ou sublime. émotions et qui sait adapter son style à chacun,
la culture dans la formation de l’individu. tout en étant toujours lui-même. La parole élo-
Cicéron représente une inspiration à sortir quente, inspirée par Cicéron, devient alors à la
l’homme de sa sauvagerie naturelle et à for- fois le modèle de la pensée (contre la pédanterie
mer son humanité par la connaissance de tra- des discours techniques abscons) et le modèle
ditions culturelles et par la capacité à créer et à de l’expression de soi (contre une authenticité
transformer, notamment par les mots. Enfin, naïve et brutale, qui ne s’adapterait pas à la
l’éloquence devient le pilier de l’éducation de compagnie des autres hommes).

112.
Un marqueur social Quelques nuances •CONSUL (ROME)
Cette parole éloquente, à la fois belle et
À l’époque de la
savante, sincère mais finement maîtrisée, est Rhétorique ≠ Éloquence République
toutefois un marqueur social : celui de l’édu- La rhétorique est l’ensemble des règles romaine (509-27
cation de l’aristocrate mondain d’hier et du avant notre ère),
s’appliquant à l’écriture des discours, tandis les deux consuls
bourgeois d’aujourd’hui. Davantage que sa que l’éloquence est le talent dans la mise occupaient la plus
personnalité singulière, l’éloquence semble en pratique de ces règles à travers la parole. haute fonction de
la magistrature. Ils
ainsi exprimer une appartenance de classe. se présentaient
Dialectique ≠ Rhétorique
Le sociologue Pierre Bourdieu a notamment La dialectique est une méthode philosophique comme les héritiers
montré, à travers son concept de « capital des rois, dont ils
consistant à réfuter les opinions fausses afin reprenaient la
culturel », que les classes sociales ne se dis- d’aboutir à la vérité. En rhétorique, on peut plupart des
tinguent pas seulement par des possessions également utiliser la réfutation (pour pouvoirs, mais ne
matérielles (le capital économique) mais disqualifier la thèse de l’adversaire), mais pouvaient occuper
leurs fonctions
aussi et surtout par des savoir-faire cultu- elle ne vise que la persuasion. qu’une seule et
rels, allant de la culture générale à la maîtrise unique année. En
cas de crise, ils
de la parole. Dans Ce que parler veut dire, il pouvaient hériter
explique que, à travers la manière dont on des pleins pouvoirs
s’exprime, on transmet bien autre chose que le un possesseur de capital culturel et d’exister et nommer un
dictateur.
contenu de nos phrases : on se classe, c’est-à- en tant que tel. Ce sens de la reconnaissance
dire que l’on signale son appartenance à une conduit à un second : l’attribution de valeur. •SOCIÉTÉ DE COUR
classe sociale. Or, puisque la parole éloquente Lorsqu’on est identifié comme possédant du
Nom donné à la
est très inégalement répartie et qu’elle est le capital culturel, on acquiert de la valeur aux formation sociale
fruit d’une éducation reçue dans un envi- yeux des autres, qui nous considèrent comme qui entourait le roi
ronnement possédant un important capital légitimes à être et à agir, et qui nous écoutent. dans nombre de
sociétés
culturel, elle ne peut que signaler l’apparte- Replacer l’éloquence au centre de l’éducation occidentales,
nance à une classe sociale dominante. citoyenne, ce serait donc permettre à chaque notamment en
La récente réforme du lycée qui crée un citoyen d’être pleinement reconnu et de pou- France. Le
sociologue
grand oral en épreuve terminale du baccalau- voir alors participer à la vie politique. allemand Norbert
réat replace pourtant l’éloquence au cœur de On pourrait cependant émettre des Elias explique que
les hommes de
l’éducation publique. Cette décision s’ajoute doutes : doit-on combler les inégalités d’ac- cour ne pouvaient
à des initiatives, publiques et associatives, cès à la reconnaissance publique en utilisant se permettre de
qui ambitionnent depuis plusieurs années une arme de dominant ? Ou déconstruire soustraire aux
dépenses de
de mieux distribuer la parole et de permettre les normes qui régissent la reconnaissance ? prestige, sous peine
à chacun, quel que soit son milieu, de faire Quelques penseurs résistent à ce retour en de paraître
entendre sa voix. Le concours d’éloquence grâce de l’éloquence. Ravivant le combat entre ridicules. C’est la
raison pour
Eloquentia, organisé tous les ans pour les Platon et les sophistes, ils préfèrent défendre laquelle ils
étudiants de Seine-Saint-Denis et médiatisé la pensée qui réfute le monde pour mieux le devaient,
contrairement au
par le succès du documentaire À voix haute, comprendre. Le sociologue Gérald Bronner reste des Français,
en est un bon exemple : des étudiants qui (voir page 26), spécialiste des croyances et de accorder leurs
ne sont pas nés dans une classe dominante leur analyse, insiste ainsi régulièrement sur ressources en
fonction des
voient dans l’exercice de ce talent une arme l’importance, pour l’individu comme pour exigences de leur
pour s’émanciper du destin social qu’on leur la société, de l’esprit critique. Une compé- statut social.
prédit. Mais également pour être reconnus : tence qu’il aimerait voir au cœur des projets
la reconnaissance, c’est d’abord l’identifica- d’éducation, à la place de l’imitation de l’élo-
tion. Parler permet en effet d’être identifié quence, compétence sociale de dominants.
par les autres et donc d’exister dans l’espace Vingt-cinq siècles après sa première occur-
public, et bien parler permet d’être identifié à rence, le débat est donc à nouveau ouvert !

. 113
philosophie
Les stratagèmes
d’éloquence
e philosophe allemand
L Arthur S chopenhauer
p u b l i e e n 1 8 3 1 L’Ar t
d’avoir toujours raison, un petit
livre rassemblant trente-huit stra-
tagèmes pour avoir toujours rai-
son aux yeux des autres, même si
l’on a tort. Cynique ? Pas si on uti-
lise ces astuces pour défendre les
idées, valeurs et droits auxquels on
croit. Preuve par l’exemple, avec
quelques grands discours de notre
temps.
STRATAGÈME NO 12
Utiliser des images favorables
à sa thèse
28 août 1963 : Martin Luther
King s’adresse à la foule en conclu-
sion de la marche de la liberté
ayant réuni 250 000 personnes à
Washington. Avant de prononcer
son célèbre « I have a dream », il
utilise l’image du chèque pour
figurer ce que le pouvoir diri-
geant doit à la communauté afro-
américaine. Un chèque officialise
en effet une somme qui nous est
due, marquant à la fois la recon-
naissance d’une dette en notre
faveur et d’un droit (d’encaisse-
ment). Venir à Washington, capi-
tale politique du pays, « encaisser
un chèque », c’est donc venir dans
un lieu de pouvoir pour exercer
légitimement son droit et pousser
le créditeur (l’État) à reconnaître ce
qu’il doit (une promesse constitu-
114.
PA R M É L A N I E S E M A I N E
tionnelle d’égalité). Au cœur des
violentes émeutes qui ont secoué les
États-Unis dans les années 1960,
cette image douce montre que
l’expression de la colère n’est pas
nécessairement brutale.
«  En ce sens, nous sommes
montés à la capitale de notre pays
pour toucher un chèque. En tra-
çant les mots magnifiques qui
forment notre Constitution et
notre Déclaration d’indépendance,
les architectes de notre république
signaient une promesse dont héri-
tait chaque Américain. »
« Au lieu d’honorer son obli-
gation sacrée, l’Amérique a déli-
vré au peuple noir un chèque sans
valeur ; un chèque qui est revenu
avec la mention “Provisions insuf-
fisantes”. Nous ne pouvons croire
qu’il n’y ait pas de quoi honorer
ce chèque dans les vastes coffres
de la chance en notre pays. Aussi
sommes-nous venus encaisser ce
chèque, un chèque qui nous four-
nira sur simple présentation les
richesses de la liberté et la sécurité
de la justice. »
STRATAGÈME NO 13  de la justice ne peut être celle des
Réduire le débat au choix
entre sa thèse et une thèse
inacceptable
17 septembre 1981 : le ministre
de la Justice Robert Badinter
défend devant l’Assemblée natio-
nale le projet de loi abolissant la
peine de mort. S’il sait qu’il a le
soutien de la majorité des dépu-
tés, il espère surtout par son dis-
cours convaincre le peuple fran-
çais, encore favorable à cette peine.
Après avoir attaqué l’argument le
plus ancré dans l’opinion popu-
laire – à savoir que la peine de
mort serait nécessaire car dis-
suasive –, il s’attache à associer la
peine capitale à des pratiques poli-
tiques immorales (totalitarisme,
dictature, terrorisme) et son abo-
lition aux droits de l’homme et à
la liberté, réduisant alors le débat
à un choix évident entre ces deux
possibilités.
« Partout dans le monde, et sans
aucune exception, où triomphent
la dictature et le mépris des droits
de l’homme, partout vous y trou-
vez inscrite, en caractères san-
glants, la peine de mort. »
« Voici la première évidence :
dans les pays de liberté, l’aboli-
tion est presque partout la règle ;
dans les pays où règne la dicta-
ture, la peine de mort est partout
pratiquée. »
«  Je le dis  : cette conception
pays de liberté, précisément pour
ce qu’elle comporte de significa-
tion totalitaire. »
«  Utiliser contre les terro-
ristes la peine de mort, c’est, pour
une démocratie, faire siennes les
valeurs de ces derniers. »
STRATAGÈME NO 30 
Utiliser des arguments
d’autorité
26 novembre 1974 : la ministre
de la Santé Simone Veil défend
devant l’Assemblée nationale le
projet de loi légalisant l’inter-
ruption volontaire de grossesse.
Depuis des années, les avortements
clandestins se multiplient et sont
parfois pratiqués avec la compli-
cité publiquement revendiquée du
corps médical. L’autorité de l’État
est bafouée. Mais les députés sont
réticents à légaliser l’avortement.
L’usage du stratagème no 30 est donc
tout indiqué : en référer, comme
le fait Simone Veil, à l’autorité du
président, du gouvernement et Eunice lors de la finale 2018 d’Eloquentia au Panthéon. OLIVIER SABATIER
des députés eux-mêmes – ce qu’ils
n’iront pas contester ! – offre à ces
derniers ce dont ils ont besoin pour STRATAGÈME NO 35  voir ? Par le stratagème no 35, elle
être convaincus : une réaffirmation Prêter à son adversaire met ainsi le doigt sur l’inégalité
de l’autorité étatique et un gage de des motifs inavouables sociale face aux enjeux écologiques.
sérieux et de maîtrise politique. 14 décembre 2018 : discours de «  Vous parlez de croissance
« Mais c’est aussi avec la plus Greta Thunberg à la COP24 (nom économique verte et durable
grande conviction que je défendrai informel de la 24e conférence mon- parce que vous avez peur d’être
un projet longuement réfléchi et diale sur les changements clima- impopulaires. »
délibéré par l’ensemble du gou- tiques) contre l’inaction politique « Notre civilisation est sacrifiée
vernement, un projet qui, selon en matière d’écologie. La jeune pour permettre à une petite poi-
les termes mêmes du président militante écologiste suédoise s’ex- gnée de gens de continuer à gagner
de la République, a pour objet prime devant les représentants de d’énormes sommes d’argent. »
de mettre fin à une situation de 196 pays et, plutôt que de tenter de « Notre biosphère est sacrifiée
désordre et d’injustice. » les convaincre rationnellement de pour que des personnes riches dans
«  Si le gouvernement peut la réalité scientifique du réchauf- des pays comme le mien puissent
aujourd’hui vous présenter un fement climatique, qu’elle estime vivre dans le luxe. »
tel projet, c’est grâce à tous ceux avoir été clairement prouvée, elle
d’entre vous, et ils sont nombreux déplace astucieusement la ques-
et de tous horizons, qui, depuis plu- tion : pour quelle raison les diri-
sieurs années, se sont efforcés de geants mondiaux des grands pays
proposer une nouvelle législation. » pollueurs ne prennent-ils pas acte
« Croyez-vous que ce gouver- de ces informations scientifiques ?
nement et celui qui l’a précédé se Leur motif inavouable ne serait-il
seraient résolus à élaborer un texte pas de sacrifier de futures géné-
et à vous le proposer s’ils avaient rations afin que d’autres puissent
pensé qu’une autre solution était maintenir leurs conditions de vie
encore possible ? » fastueuses et eux-mêmes leur pou-

. 115
philosophie

LES 4 POINTS L’auteur vous

L’autrice vous conseille
conseille
ESSENTIELS DU DOSSIER • Platon, Phèdre
• Discours éloquent vs réflexion • (Le Livre
Collectif, de poche,à 1997)
L’Océan découvert
philosophique : cette opposition débute au Les interlocuteurs partent
ve siècle avant notre ère. Platon défend la d’uneÉditions,
(CNRS discussion 2017)
sur l’amour
réflexion, tandis que les sophistes enseignent Unpour traiter
ouvrage quiensuite
présentedu de
rôlefaçon
de la
l’art de bien parler. parole etles
accessible deenjeux
l’écriture. Lesde
actuels deux
la
thèmes sont
recherche liés : les beaux discours
sur l’océan.
• Paroles vs actions : Cicéron, au ier siècle éveillent le désir amoureux.
avant notre ère, désamorce cette opposition, L’éloquence séduit, mais elle instruit
en montrant par sa carrière qu’un bon aussi, car des belles paroles, on en vient
discours crée autant d’effet qu’une action. à aimer les belles idées.

• Artifice vs sincérité : au xviie siècle, • Barbara Cassin, Quand dire,

l’éloquence réunit les deux. Bien parler c’est vraiment faire (Fayard, 2018)
permet d’être soi-même. La philosophe joue sur le titre d’un
ouvrage de John Austin, Quand dire,
• Arme de domination vs arme c’est faire (1962), traitant du « langage
d’émancipation : l’éloquence est le cœur de performatif ». Mais elle soulève une
l’éducation des classes dominantes, pilier de autre question : considérer que les mots
leur capital culturel. Elle peut aussi servir à peuvent valoir comme actions et
s’émanciper et à être reconnu par la société. mesurer leurs effets, n’est-ce pas se
désintéresser de la vérité ?

Ferspersped
Prolonger le dossier avec
L’anecdote
… UN SITE WEB od magnihicae. Et animoditibus es Sur les 63 500 mots du Petit Larousse illustré
•NEM
www.arte.tv/fr/videos/ aliqui deste eicEloquentia,
du concours tempore laborum,
qui
FACESSI solut il is maximusam 2020, on estime que la plupart des Français
RC-014825/les-grands-discours :
• molupta cum id qui nobitiandam le récompense parmi euxque ratur?
le meilleur
site d’Arte a mis en ligne une série • orateur. Par les
Parcipis est, custémoignages face
sitios et qui volupta
en utilisent quatre mille. Mais pour 10 %
seribus eum nem. Aribus ne modi
de nost
core vidéos mettant
la dem chacuneditatio
exceptiunti en caméra
qui de ces
doloribus exétudiants,
eos audanda on nest, d’entre eux, l’inventaire se réduit à quatre
scèneandiaer
un grand discours ayant comprend
quamà quel pointeium
maîtriser
latiaela
restend ehenem fugiam
marqué l’histoire contemporaine.
rent, cuptis et quam
parole peut changer le regard que
cents. Il devient alors difficile de trouver le
molupt
l’on porte sur soi et la place qu’on mot juste et de se faire comprendre, ce qui
… UN DOCUMENTAIRE se donne dans la société. peut entraîner un enfermement social.
• À voix haute : la force de la parole … UN FILM Cependant, il ne faut pas croire que la gran-
de Stéphane de Freitas (2016). Le • Le Brio d’Yvan Attal (2017), avec
documentaire suit pendant six deur d’un texte ou l’éloquence d’un discours
Camélia Jordana et Daniel Auteuil.
semaines le parcours d’étudiants sont toujours proportionnelles à la richesse
de Seine-Saint-Denis à l’occasion
lexicale. Racine était par exemple l’un des
auteurs dramatiques utilisant le moins de
mots différents : ses œuvres complètes en
comptent moins de quatre mille.

116.
 Bla bla bla… Tu parles !
TOUT CE QUE JE SAIS… 6
Associez à chacun de ces philosophes grecs
et romains ses dates supposées de naissance
et de décès.
1. Cicéron A. - 341/- 270
2. Platon B. - 4/65
3. Épicure C. - 384/- 322
4. Socrate D. - 428/- 348
5. Sénèque E. - 106/- 43
6. Aristote F. - 469/- 399
DES PAROLES ET DES ACTES 4
Associez chacun de ces textes au philosophe
qui en est l’auteur.
A. « Il n’y a pas d’opinion, si absurde soit-elle, que les
hommes ne sont pas prêts à embrasser dès qu’ils
peuvent pourvu qu’on puisse les convaincre que
c’est une vue généralement admise. L’exemple affecte
leur pensée et leurs actions. Ils sont comme des
moutons, suivant celui qui porte le grelot où qu’il
les mène : il est pour eux plus facile de mourir que
de réfléchir. Il est particulièrement étrange que
l’universalité d’une opinion ait autant de poids
lorsque par l’expérience on sait que son acceptation
n’est guère qu’un processus imitatif sans aucune
réflexion. Cependant, ils ne se posent pas cette
question parce qu’ils ne possèdent plus de
connaissance qui leur soit propre. »
B. « Quoi de plus agréable que de lire ou d’entendre un
discours riche et brillant de pensées solides,
d’expressions choisies ! Quelle puissance, quelle
autorité plus manifeste que de commander par son
éloquence aux entraînements du peuple,
à la conscience du juge, à la majesté du Nombre de points
Sénat ! Est-il rien aussi de plus grand, de
plus généreux, de plus royal que de /10
secourir les malheureux, de protéger les
opprimés, d’arracher ses concitoyens à la mort, à
l’exil ? Et encore est-il rien de plus nécessaire que
d’être toujours armé pour se défendre soi-même,
attaquer les méchants ou se venger de leurs
outrages ? »
C. « Éloquence. Il faut de l’agréable et du réel ; mais il
faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.
L’éloquence est une peinture de la pensée ; et ainsi,
ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore font un
tableau au lieu d’un portrait. »
D. « De même l’homme injuste qui veut l’être à un
degré supérieur doit conduire ses entreprises injustes
avec tant d’habileté qu’il ne soit pas découvert ; s’il
se laisse surprendre, c’est un homme qui ne sait pas
son métier. […] Donnons-lui donc toute la perfection
de l’injustice : qu’il commette les plus grands crimes
et qu’il se fasse la plus grande réputation de vertu ;
s’il fait un faux pas, qu’il sache se relever ; si ses
crimes découverts l’accusent, qu’il soit assez éloquent
pour persuader de son innocence. »
1. Cicéron
2. Blaise Pascal
3. Schopenhauer
4. Platon
Des paroles et des actes : A-3 ; B-1 ; C-2 ; D-4.
Tout ce que je sais : 1-E ; 2-D ; 3-A ; 4-F ; 5-B ; 6-C.
. 117
 INFLUENcES

avec Lambert Wilson. ALAIN GUIZARD

Gabriel Le Bomin sur le tournage de De Gaulle,
C’EST
D’ACTU
Un nouveau
long métrage
sur les écrans

Gabriel Le Bomin
« Le cinéma est matriciel. Il m’a structuré »
À l’occasion de la sortie de son film
De Gaulle, le scénariste-réalisateur raconte
son métier et ses influences.

P R O P O S R E C U E I L L I S PA R G U É N A Ë L L E L E S O L L E U E T J E A N - PA U L A R I F

118.
 ussi étonnant que cela puisse DE GAULLE

A
GABRIEL
paraître, Charles de Gaulle LE BOMIN EN
QUELQUES DATES
AU CINÉMA
n’avait jamais fait l’objet d’un
film au cinéma, jusqu’à ce que 1968 Le général de Gaulle n’est pas
Naissance à Bastia
le réalisateur Gabriel Le Bomin s’y attelle. Pas une rencontre récente de
de manière historique, à la façon d’un biopic, 2006 Gabriel Le Bomin. Il l’a déjà
Les Fragments
mais avec une vision politique, en se consa- d’Antonin approché dans ses
crant aux semaines entourant le fameux appel documentaires sur l’Algérie,
2012
envoyé depuis Londres il y a quatre-vingts ans. Insoupçonnable sur la France libre ou encore sur la Ve République.
Raconter la grande histoire en passant par des Quand, avec sa coscénariste Valérie Ranson
Guerre d’Algérie,
épisodes de vie précis de ses protagonistes, la déchirure
Enguiale, ils décident d’afficher de Gaulle au
c’est l’un des axes de travail de ce scénariste de documentaire, cinéma, l’envie les porte vers un moment charnière
films de fiction et de documentaires. Et quand France 2 dans la vie du grand homme : celui de l’engagement.
ce ne sont pas les personnages historiques 2013 Le film est ainsi circonscrit entre mai et juin 1940.
qu’il évoque, il plonge le spectateur dans le Collaborations Cette période est l’aboutissement d’un parcours
documentaire,
suspense de ses thrillers. France 3 intellectuel, de la construction d’une pensée très
affermie. Et l’événement – l’armistice annoncé par
2014
D’où vient votre envie de faire du cinéma ? Mon cher petit Pétain – le confronte aux théories qu’il a
C’est le lot commun de beaucoup de réali- village développées. Cet épisode ouvre aussi une
fiction, Arte
sateurs : dès l’enfance, j’allais au cinéma avec perspective, car il donne à de Gaulle du grain à
mes parents une à deux fois par semaine. À 2017 moudre pour imaginer la Ve République : en juin
l’adolescence, je me suis interrogé sur ce goût, Nos patriotes 1940, l’observation du délitement du pouvoir et
sur la façon dont un film était fabriqué, et je 2018 l’incapacité de celui-ci à affronter les événements
me suis demandé si un jour je quitterais ma Ve République, au forgent dans l’esprit de De Gaulle la conception
cœur du pouvoir
place de spectateur, où n’est en jeu que le plai- documentaire, d’un nécessaire pouvoir fort et incarné par un chef
sir, pour celle de fabricant, où existe une part France 2 de l’État maîtrisant l’armée. Cette période est aussi
de risque. Le passage à l’acte date de mes 2019 celle de la fragilité : de Gaulle a été condamné à
15 ans. J’étais en vacances en Italie et mes Tout contre elle, mort par le gouvernement français, sa famille est
fiction, Arte
parents m’ont vu observer avec insistance une (Laurier de
sur les routes de l’exode et, dans sa solitude
petite caméra vidéo dans la vitrine d’un l’audiovisuel 2020 londonienne, personne ne lui accorde
magasin. L’objet me fascinait – c’était le début de la meilleure de légitimité.
fiction unitaire)
des caméras VHS. À ma surprise totale, ils me
l’ont offerte : je l’ai toujours. J’ai commencé à Après la guerre, Yvonne de Gaulle,
l’impossible oubli
faire des films avec mes copains : pour la (1919-1920) la partenaire
première fois, je faisais un cadre, un mouve- documentaire, Le film s’attache aussi à redonner sa place à Yvonne
France 3
ment, un dialogue, je montais. Et je me suis de Gaulle. Elle est généralement fixée à un endroit
aperçu que cela me plaisait, mais que le che- Mars 2020 qui n’est pas exactement ce qu’elle était : âgée, dans
De Gaulle
min serait long. son habit de première dame. Or, soulignent Valérie
Ranson Enguiale et Gabriel Le Bomin, « en 1940,
Avez-vous lu alors des livres sur le cinéma ? elle est jeune, féminine, belle, c’est une battante qui
Ma découverte a été totalement empirique affronte les événements : elle n’est pas le soutien de
et donc avec beaucoup de ratés pour un début. son mari, elle est son partenaire ».
Mais il faut en passer par là, se confronter à la
De Gaulle, réalisé par Gabriel Le Bomin
fabrication et au fait de se tromper. Cependant, Scénario de Valérie Ranson Enguiale et Gabriel Le Bomin
un livre a été déterminant pour moi, également Avec Lambert Wilson, Isabelle Carré, Olivier Gourmet

. 119
 INFLUENcES

offert par mes parents, qui observaient avec •VITTORIO ET Qu’alliez-vous voir au cinéma pendant
bienveillance mon goût pour le cinéma : les PAOLO TAVIANI
votre adolescence ?
entretiens Hitchcock/Truffaut. C’est une bible, Cinéastes italiens Tout ce qui sortait sur un écran de pro-
que j’ai toujours –  en deux exemplaires, qui ont travaillé vince, trois semaines après Paris. Par culture
ensemble pendant
sait-on jamais –, que j’ai lue, relue, annotée. soixante-quatre et parce que j’ai grandi en Corse, nous étions
Pour la première fois, j’accédais à des paroles ans, les frères très proches de la culture italienne. Le cinéma
Taviani – Vittorio
de cinéastes, aux problématiques de mise en (1929-2018) et italien m’a donc très tôt attiré. J’ai le souvenir
scène avec des réponses très concrètes. Les Paolo (né en d’avoir été marqué par Padre Padrone des
1931) – prenaient
anecdotes, les secrets de fabrication étaient un certain plaisir
frères Taviani – j’avais 9 ans à sa sortie. Cela
agrémentés d’une iconographie incroyable : à paraître m’a conduit à d’autres réalisateurs italiens
des photogrammes de films, des planches- indissociables découverts dans les émissions de télé, le Ciné-
auprès du grand
contact, des story-boards, des photographies. public. Partisans Club et le Cinéma de minuit, si importantes
Pour la première fois, je découvrais à travers d’un cinéma pour accéder à d’autres cinématographies. J’ai
engagé et militant,
ce livre un cinéaste – et quel cinéaste ! – au ils obtiennent eu un choc avec Rossellini, dont j’ai découvert
travail. En outre, à l’époque, j’aimais beau- notamment la le cinéma néoréaliste (Rome, ville ouverte,
palme d’or à
coup Hitchcock. C’est du pur plaisir de Cannes pour Padre Europe 51, Païsa) ; j’ai vu Stromboli à 16 ans,
cinéma : les intrigues sont parfois assez padrone (1977) et et j’ai trouvé ce film beau et fort. J’ai ensuite
l’ours d’or à Berlin
maigres, voire répétitives, mais c’est un plaisir pour César doit
découvert le cinéma de Visconti (Le Guépard,
formel, stylistique, qui permet une sensation mourir (2012). Mort à Venise, Senso). Il y avait aussi toute la
d’abandon de soi au film. Hitchcock est ma comédie italienne qui a bercé ces années
première rencontre avec la cinéphilie. d’adolescence (Affreux, sales et méchants,

ERMANNO OLMI

Cinéaste italien originaire de Bergame, Ermanno

Olmi (1931-2018) est associé à une certaine vision
du cinéma, intimiste et dotée d’une sensibilité
particulièrement marquée. Son œuvre, très portée
sur la place de l’homme dans une société de plus en
plus déshumanisante, rappelle par certains côtés les
travaux de Kafka et de Beckett : on retrouve par
exemple certaines thématiques très similaires à
celles de ces univers dans L’Emploi (1961), qui narre
la difficile insertion d’un jeune homme dans le
monde de l’entreprise. Le film qui révèle Olmi au
grand public est L’Arbre aux sabots, palme d’or à
Cannes en 1978 : tournée en dialecte bergamasque,
l’œuvre met en scène l’opposition que livrent
quatre familles de métayers au puissant patron de
leur ferme, faisant en cela écho à des thèmes chers
au réalisateur.
Ermanno Olmi devant ses élèves à l’école Ipotesi Cinema en 1991.
MARCELLO MENCARINI/LEEMAGE

120.
L’Argent de la vieille, Les Monstres…). Quand •ABEL GANCE
je suis arrivé à Paris, je suis allé revoir tous ces
(1889-1981)
films de patrimoine sur grand écran, au Grand Grande figure du
Action notamment, et cela a été un éblouisse- cinéma muet
français, il est,
ment. Et puis tous ces films que Paris propo- dans les
sait : vous vous rendez compte, une ville où années 1920, le
représentant d’un
sont projetés chaque jour des centaines de cinéma épique et
films, pour un jeune provincial qui débarque ! visionnaire,
incarné
notamment par
Olmi voulait nous son Napoléon
(1927), qui dure
transmettre l’idée que pas moins de
3 heures 50 dans
la notion de hiérarchie sa version courte.
Le passage
entre des sujets progressif au
cinéma parlant est
est inexistante. hélas fatal à sa
carrière : Gance
Certains films ont été de vraies leçons de passe en effet le
reste de sa vie,
cinéma. Par exemple, Lawrence d’Arabie de sans succès, à
David Lean, que j’admire, m’a appris ce qu’était essayer de
l’art du raccord. En une scène, le craquage s’adapter aux
codes d’une
d’une allumette, en gros plan de profil, on passe industrie engagée
d’un bureau londonien où Lawrence se voit dans un processus
d’évolution
confier une mission à un plan large de dunes constante.
dans le désert. L’ellipse permet au spectateur
de comprendre ce qu’il n’a pas vu.

Est-ce cette proximité qui vous a donné envie Affiche du film Lawrence d’Arabie de David Lean. DR
de faire vos études de cinéma en Italie ?
C’est en partie déterminant. À l’âge de
20 ans, à l’occasion de la présentation d’un de DAVID LEAN
mes courts métrages dans un festival, un
membre du jury, cinéaste italien enseignant Réalisateur du Pont de la rivière Kwaï (1957),
dans une école, m’a invité à venir y présenter de Lawrence d’Arabie (1962),
ce film. Je me suis donc rendu, près de Venise, du Docteur Jivago (1965) ou encore de
à Ipotesi Cinema, école fondée par Ermanno La Route des Indes (1984), David Lean
Olmi, palme d’or à Cannes en 1978 pour L’Arbre (1908-1991) a inspiré une génération entière
aux sabots. J’y suis resté deux ans pour étudier de cinéastes dont les représentants les plus
et rencontrer beaucoup de grands réalisateurs célèbres sont Steven Spielberg,
italiens. Il n’y avait ni notes ni diplôme. Olmi, Stanley Kubrick et George Lucas.
héritier du néoréalisme, dont j’avais vu les À mi-chemin entre une certaine forme
grands films des années 1960 – dont L’Emploi, de convention académique et une créativité
magnifique –, demandait à chaque étudiant de épique, son style est, comme celui de Brian
se rendre dans les environs de l’école pour fil- De Palma, capable d’apporter une certaine
mer, sans commentaire, sans interview, sans dimension artistique à de grosses
acteur. Le sujet était totalement libre, mais il productions.

. 121
 INFLUENcES
fallait rapporter un film. C’était cela, le néo-
réalisme : l’observation du réel et sa transfor-
mation dans une dramaturgie de cinéma. J’ai
compris plus tard qu’Olmi voulait nous trans-
mettre l’idée que le métier de cinéaste est un
métier du regard, et que la notion de hiérarchie
entre des sujets est inexistante.
Avez-vous mis en pratique cet enseignement
dès la sortie de l’école ?
Non, parce que j’ai été appelé pour le ser-
vice militaire. Ayant appris l’existence d’un
service cinématographique des armées, j’ai
passé un entretien et des tests, et j’ai été accepté
au fort d’Ivry. Une plaque à l’entrée rend hom-
mage à tous les cinéastes qui y ont fait leurs
premières armes : Abel Gance, Claude Lelouch,
Robert Enrico, Philippe de  Broca, Pierre
Schoendoerffer… C’était impressionnant. À
l’époque, j’avais une petite passion pour Abel
Gance, cinéaste un peu oublié. J’avais été
impressionné par une projection en triptyque
de son Napoléon, dont la restauration avait été
financée par Francis F. Coppola. C’était à
Ajaccio, en plein air, et un orchestre jouait la
partie musicale. Une exposition consacrée au
tournage m’avait passionné, car on y voyait
toutes les inventions de machinerie faites pour
réaliser les prises de vues.
À chaque film, je voulais
aller vers l’humain :
je me suis mis à faire
des portraits.
Au service cinématographique des armées,
je réalisais chaque mois un petit film à vocation
institutionnelle. J’avais 22 ans, trois caméras,
parfois deux cents figurants à diriger, et mon
film était diffusé à la télé ! Un officier m’avait
fait confiance et mis le pied à l’étrier. Cette ins-
titution de l’armée est un bloc et on ne la repré-
sente que sous forme de masse, mais je trouvais
intéressant de parler des individus. Alors, par
122.
•ECPAD exemple, sur l’un des tournages, j’ai eu l’idée
C’est en 1915 que
de demander aux officiers de s’asseoir dans
sont créées la l’herbe pour répondre aux interviews, de casser
Section la rigidité – et c’est passé. À chaque film, je vou-
photographique
et la Section lais aller vers l’humain : je me suis mis à faire
cinématographique des portraits, à regarder cette institution par
des armées.
Appelé aujourd’hui les hommes et les femmes qui la constituent.
ECPAD À l’issue de mon service, j’ai été engagé, et c’est
(Établissement
de communication
là que j’ai commencé à travailler sur les archives.
et de production Ma première commande a été le récit, en une
audiovisuelle de trentaine de petits films muséographiques, de
la Défense), il est
dédié au l’histoire du service de santé des armées pour
témoignage de le musée du Val-de-Grâce. Cette expérience a
l’engagement des
armées françaises nourri beaucoup de choses puisque mon pre-
sur le territoire ou mier film, Les Fragments d’Antonin, sur les bles-
dans des zones de
conflit dans le sés psychiques de la Grande Guerre, prend ses
monde entier racines exactement là.
(Indochine,
Algérie, Golfe…).
Il conserve dans Vous y avez acquis le goût pour l’histoire ?
ses archives J’ai fait là des films d’histoire, et j’ai com-
12 millions de
clichés et plus mencé à rencontrer de Gaulle. Mais je n’avais
de 36 000 titres pas un goût particulier pour l’histoire. C’est le
de films
(30 000 heures cinéma qui m’a ouvert à tout : c’est par lui que
de visionnage). j’ai eu envie de lire des choses, d’écouter cer-
taines musiques. Le cinéma est matriciel, il m’a
structuré. Pendant cette période, avoir visionné
des heures de films tournés par d’autres à
d’autres moments de la vie m’a ouvert à l’idée
qu’on pouvait aussi en faire un film. Et cela m’a
appris à réaliser. Car se confronter à l’archive
permet de comprendre les plans qui sont essen-
tiels au récit, ceux qui sont accessoires, le type
de plan qui manque. L’archive aiguise l’œil. C’est
une grammaire dont on se sert ensuite.
Comment travaillez-vous
pour vos documentaires ?
J’aborde le documentaire avec une drama-
turgie et une réflexion sur la forme parce que
c’est une façon d’accéder au fond : elle doit être
attrayante voire séduisante. J’écris d’abord le
scénario, puis vient le travail de recherche d’ar-
chives. Sur la base du synopsis, les documen-
talistes interrogent toutes les banques d’ar-
chives. Je leur demande de ne pas rester sur les
 SYDNEY POLLACK

Réalisateur et producteur américain, Sydney Pollack

(1934-2008) se lance dans une carrière d’acteur
– il joue notamment dans La Quatrième Dimension –
puis dirige des épisodes de séries télévisées avant de se
consacrer au cinéma. Il connaît tout d’abord la réussite avec
Jeremiah Johnson (1972), un chef-d’œuvre du western qui
raconte la vie d’un trappeur entraîné dans un conflit avec
une tribu indienne, puis, après quelques autres longs
métrages moins marquants, la comédie Tootsie (1982) est un
énorme succès critique et commercial. Il obtient enfin la
consécration avec Out of Africa (1985), pour lequel il
remporte sept Oscars. Il ralentit son activité de réalisateur
à partir des années 1990 avant de mourir d’un cancer
en 2008.
Sydney Pollack en 2008. WENN/SIPA

bornes historiques mais d’ouvrir la recherche, •BRIAN DE PALMA rushes, c’est-à-dire de plans non coupés. Un
d’aller sur des sujets qui semblent à la marge. long plan sans commentaire installe un senti-
(Né en 1940)
L’objectif est d’avoir le maximum de ressources Capable d’apporter ment de réalité.
iconographiques. Pour un film de quatre-vingt- une touche
d’auteur à des
dix minutes, il faut disposer de cent à cent vingt productions Votre premier long métrage de fiction
heures d’archives. Par exemple, pour Après la conçues comme intégrait des images d’archives.
des blockbusters
guerre, l’impossible oubli (1919-1920), diffusé (Mission
Comment faites-vous le lien entre les deux ?
sur France 3, nous avons trouvé des images du impossible), La fiction, dans ce qu’elle impose de dra-
14 juillet 1919 où l’on voit des Alsaciens se bai- le réalisateur maturgie, nourrit le documentaire, parce que
américain navigue
gner dans le Rhin, à quelques mètres du pont dans des univers l’histoire se raconte par les personnages et
de Kehl. Ce pont est très symbolique car il a été très différents. non par les faits. À l’inverse, dans le discours
Après une poignée
construit après l’annexion de 1870 pour réunir de films largement historique, le fait domine et conduit le récit.
l’Allemagne à l’Alsace. En ce 14 juillet, les jeunes influencés par J’ai toujours essayé d’inverser cela et de passer
les travaux
gens sont joyeux. Cette scène paraît anecdo- d’Hitchcock par les personnages. De son côté, le travail
tique, mais le commentaire qui l’accompagne (Obsession, sur les archives nourrit la fiction, pas seule-
Pulsions,
permet une séquence très évocatrice. On ne la Body Double), il
ment historique ; partir de l’anecdote permet
trouve pas dans les livres d’histoire, mais ce rencontre un grand d’aller vers quelque chose de plus large.
genre d’images donne une âme au film. succès dans les Quand, aux archives, je suis tombé sur l’his-
années 1980 et
Je jubile quand je commence à regarder les 1990 avec toire de ces médecins psychiatres à la fin de
archives et je visionne tout. L’archive provoque Scarface, la Première Guerre mondiale qui essayaient
Les Incorruptibles
une addiction. Souvent muette, elle permet de ou encore de dire ce qu’était une blessure psychique et
stimuler l’imaginaire. C’est comme de la mus- L’Impasse. Il est en de répondre à cette pathologie, cela m’a tou-
outre connu pour
culation : on raffermit son idée en regardant son goût du ché et je me suis emparé de ces figures réelles
ces images. Je suis toujours à la recherche de plan-séquence. pour ma fiction.

. 123
 INFLUENcES
Est-il difficile de choisir entre
documentaire et fiction ?
Je n’aime pas les étiquettes. J’adore alterner,
passer de la fiction au documentaire. Mais
mon terrain de jeu, c’est la fiction, et mes réfé-
rences sont là. J’avais vu beaucoup de films
d’Hitchcock et, par association, de ses descen-
dants : De Palma, Spielberg… J’aime toute la
génération du nouvel Hollywood, De Palma,
Coppola, Spielberg, Scorcese, Cimino,
Schrader. Dans les années 1970, ils ont pris le
pouvoir sur les studios et réalisé des films
incroyables de liberté dans la forme et le fond.
C’est une décennie assez miraculeuse. Dans
Insoupçonnable, que j’ai réalisé en 2010, on
était aussi sous l’influence d’Hitchcock et du
film noir. Dans Tout contre elle, l’atmosphère
s’inspire clairement de celle de Brian De Palma.
J’aime son cinéma, qui assume son artificialité
touchant le baroque, dont le style l’emporte
parfois sur le fond. De Palma est un raconteur
d’histoires, pas un naturaliste.
Avez-vous le goût de la comédie ?
J’adorerais faire une comédie intelligente,
qui ne méprise pas ses personnages. La grande
comédie italienne peut montrer des « affreux,
sales et méchants », mais se situe toujours dans
leur humanité : tout le monde peut s’y projeter.
L’auteur ne juge pas ses personnages. En
France, Pierre Salvadori trace un sillon très
original dans la comédie. La comédie, c’est l’art
de la mise en scène, l’art du rythme et du jeu.
Lorsqu’on sait faire du comique, on sait tout
faire. J’ai une admiration pour Gérard Oury,
dont certains films ne sont pas loin d’être des
chefs-d’œuvre (Rabbi Jacob, La  Grande
Vadrouille, La Folie des grandeurs). Ils sont
bien écrits, bien joués, bien réalisés, bien ryth-
més, ils sont drôles. Je suis également fan des
grands metteurs en scène classiques : Frank
Capra, Ernst Lubitsch mais aussi Nancy
Meyers, qui fait des comédies romantiques, et
Judd Apatow, qui a révolutionné la comédie
américaine avec 40 ans : mode d’emploi.
124.
Qui sont les « fabricants humbles » •NANCY MEYERS
du cinéma que vous dites aimer ? (Née en 1949)
Ces cinéastes ne sont pas au service d’une Après avoir
thématique récurrente, voire obsessionnelle. commencé
à travailler pour
Ils n’ont pas l’idée de se placer comme des une chaîne
auteurs, de révolutionner l’écriture de leur art, de télévision
de Philadelphie,
mais ont pour ambition de raconter de bonnes elle se reconvertit
histoires, d’être au service de beaux person- rapidement
comme scénariste
nages et de bons comédiens. J’ai beaucoup pour l’industrie
d’admiration pour tout le cinéma français de d’Hollywood. Elle
Jacques Deray, Robert Enrico, Henri Verneuil, se fait d’abord
connaître en
José Giovanni, Pierre Granier-Deferre, Claude signant le scénario
Pinoteau… Ces cinéastes ont fait trente ou de La Bidasse
(1980), puis écrit,
quarante films et n’ont jamais fait l’objet de produit et/ou
monographies, de rétrospectives ; et pourtant, dirige de
nombreuses
ils ont construit une œuvre pour le public. Aux comédies
États-Unis, Sydney Pollack a touché à tous les romantiques,
très populaires
genres et les a tous réussis : il a fait de la comé- au box-office
die (Tootsie), du western (Jeremiah Johnson), américain :
de l’espionnage (Les Trois Jours du condor), du Ce que veulent les
femmes, Le Père
mélo (Out of Africa), du polar (Yakusa). Il est de la mariée,
au service de l’histoire et des personnages. Il The Holiday ou
Le Nouveau
donne à chaque fois la quintessence du genre. Stagiaire.
Comment travaillez-vous avec les
compositeurs de musique de vos films ?
Je n’ai pas de culture musicale et mes goûts
sont souvent liés au cinéma : il s’agit soit de
compositeurs pour le cinéma, soit de compo-
siteurs repris dans des films. Ainsi, Mort à
Venise de Luchino Visconti m’a fait découvrir
Gustav Mahler, dont j’ai ensuite écouté toutes
les œuvres. Travailler avec les compositeurs
est pour moi la partie la plus complexe du film
car je ne parle pas le même langage que les
musiciens. Or une musique inscrit le film dans
un genre. L’important est de trouver quel est
le point de vue qu’apporte la musique : pour
moi, elle est l’intériorité du personnage, elle
nous dit ce qu’il ressent. Elle a un rôle narratif,
émotionnel, elle est un facilitateur. Chez les
Américains, la durée de la musique coïncide
presque avec celle du film. On ne l’entend
presque pas et, pourtant, elle soutient la nar-
ration. Elle est comme une clé de voûte.
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MUSIQUE

LES ORIGINES DU

RAP

126.
 Musique de l’emprunt et
du recyclage, le rap est
partout et s’adapte à
l’endroit où il se fabrique.

P A R S Y LVA I N B E R T O T , A U T E U R , S P É C I A L I S T E D U R A P *

A
en croire les classements des artistes les plus
appréciés sur les plateformes de streaming, le

DJ Kool Herc Sound System. DR

rap est de loin, en France, la musique la plus
écoutée par les jeunes. Il est sans conteste le
genre de prédilection de la jeune génération.
Et pourtant, il a déjà un certain âge : il serait au moins quadra-
génaire, les premiers titres de rap remontant à 1979. C’est cette
année-là que sort le plus emblématique d’entre tous, le « Rapper’s
Delight » du trio The Sugarhill Gang, un single dont le succès
va démontrer que ce nouveau style, alors perçu comme un
épiphénomène new-yorkais, aura un fort potentiel commercial.
Avec lui commence, bien au-delà des quartiers afro-américains
où il est né, l’épopée d’un nouveau genre amené à dominer les
musiques populaires.

Du griot au champ de coton

Les racines du rap, cependant, sont encore plus anciennes.
Dès 1984, le livre Rap Attack du Britannique David Toop en
fait remonter l’origine aussi loin qu’à la période pré-esclavagiste
et à l’art oratoire des griots, cette caste de bardes qui, en Afrique
de l’Ouest, en l’absence d’écriture, a longtemps eu un rôle de
transmission du savoir par la parole et par la musique. Ces
origines très anciennes sont alors parfois revendiquées par des
rappeurs. Par son nom comme par ses propos, Afrika Bambaataa,

. 127
MUSIQUE

l’un des pères fondateurs du hip-hop, se Quiz

réclame de cet héritage africain, tout comme
à sa suite nombre de rappeurs au discours afro- 1. Quelle île aurait eu une forte influence sur
centrique. Et ce n’est pas non plus un hasard la constitution du rap américain en tant que genre ?
si le groupe californien culte Freestyle
Fellowship intitule Innercity Griots (« griots
•• L’Australie
La Jamaïque
des centres-villes ») son grand classique sorti
en 1993.
•• Cuba
L’île de Ré
À peu près à la même époque, montrant
qu’en France aussi on est conscient voire fier 2. Quel célèbre groupe de rock a sorti le premier
des lointaines racines africaines du rap, le titre rappé à se classer numéro un des ventes
groupe IAM établit la même filiation sur son aux États-Unis ?
morceau « Tam-tam de l’Afrique ». Il y dit :
« Le tempo libère mon imagination, me rap-
•• Bon Jovi
2Be3
pelle que ma musique est née dans un champ
de coton. » Ici, le groupe marseillais souligne
•• The Beach Boys
Blondie
un point important : entre l’Afrique et le rap
s’est écoulée la période capitale de l’escla- hisser au sommet du hit-parade américain.
2. Avec son tube « Rapture », Blondie a sorti le premier titre partiellement rappé à se
vagisme. C’est en effet pendant ce long épisode influence déterminante lors des premiers pas du rap américain.
douloureux, celui des champs de coton dont 1. C’est la Jamaïque qui, selon nombre de spécialistes du genre, aurait exercé une
parle IAM, que des Africains déracinés ont
entretenu et développé la seule chose qu’ils
auront conservée de leur culture : leurs chants
et leurs tempos, ceux-là mêmes qui, au contact
des traditions européennes, aboutiront aux Californiens qui, en 1991, se fendent d’un irré-
musiques majeures du xxe siècle que sont le sistible « Ya Mama ». Chez bien d’autres, elles
jazz, le blues, le rhythm’n’blues, le rock’n’roll, se retrouvent de manière plus implicite  :
la soul, le funk et, enfin, le rap. impossible, en effet, de ne pas trouver la trace
Ce dont le rap hérite de cette période, c’est de ces traditions dans les insultes et les vantar-
le primat du rythme. Mais pas seulement : il dises des rappeurs, dans leurs provocations
lui doit aussi, en partie, ses postures et ses éloquentes, dans cette affirmation de soi inso-
textes. Car c’est aussi à l’époque esclavagiste lente que permet leur adresse lexicale ou dans
qu’apparaît la pratique des dozens. Spécifiques les battles, ces affrontements verbaux auxquels
à la communauté afro-américaine, ces jeux de les rappeurs s’adonnent depuis toujours.
langage sont des concours d’insultes ; leur but
est, de la façon la plus comique Sound system, la fête dans la rue
et éloquente possible, de se Ces traditions ont survécu dans la culture
moquer de son opposant. TOUTES CES CHAÎNES afro-américaine, dont la plupart des rappeurs
À MON COU, DE L’ESCLAVAGE
Certaines variantes de ces jeux MODERNE ? ON N’EST PLUS
sont issus. Le beau parleur aux paroles fières
sont connotées sexuellement EN 1800, C’EST MOI QUI et rythmées est une figure récurrente chez les
(les dirty dozens), tandis que ME LES ACHÈTE. Noirs américains. On le retrouve chez de
quaVO
d’autres consistent à s’en nombreux pasteurs, chez les activistes du
prendre à la famille de l’adver- mouvement pour les droits civiques, chez des
saire, comme ces yo mama dont animateurs radio en vue, voire chez des
l’objet est de dénigrer avec humour la mère de boxeurs aussi à l’aise avec leur langue qu’avec
l’autre. Certains groupes de rap s’approprient leurs poings – l’exemple le plus évident étant
ces pratiques, comme The Pharcyde, d’autres celui de Mohamed Ali. Cette parole scandée,

128.
 Grandmaster Flash and the Furious Five. EVERETT COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES

d’autres que les rappeurs en ont usé, comme •DJ KOOL HERC le comprendre, il faut quitter les États-Unis
Gil Scott-Heron, les Last Poets et les Watts pour un autre sol : la Jamaïque.
(Né en 1955)
Prophets, ces poètes et musiciens du tournant Né en Jamaïque Le rap est né en Jamaïque : tel est le titre
des années 1960-1970, aux paroles souvent sous le nom de Clive d’un livre publié en 2009 par Bruno Blum.
Campbell, il
engagées. Parce qu’ils les ont précédés de déménage dans un
Cette affirmation sans doute est exagérée,
quartier pauvre de mais elle n’est pas infondée. Tout, en effet,
Le rap n’est pas que New York à 12 ans.
Au lycée, il
commence pour de bon ce jour de 1973 où
Clive Campbell, alias DJ Kool Herc, importe
paroles rythmées organise des fêtes
de quartier dans le quartier new-yorkais du Bronx un
et saccadées, il est directement
inspirées des bals
principe né dans sa Jamaïque natale : celui
du sound system. Ces systèmes de sonorisa-
une forme de en plein air
jamaïcains, au tion installés en pleine rue, le plus souvent
musique en soi. cours desquelles
il propose
illégalement et détournant à l’occasion l’élec-
à différentes tricité de ville, deviennent dans le New York
quelques années, certains ont cru voir en ces personnes d’animer des années 1970 une sorte de discothèque du
la soirée : les joutes
derniers les premiers rappeurs. Mais c’est un verbales qui en pauvre. Bientôt animés par d’autres DJ,
tort, même s’il est vrai qu’ils sont issus de la résultent sont comme Grandmaster Flash et l’ancien chef
même sphère culturelle et que certains artistes généralement de gang Afrika Bambaataa, ils sont le centre
considérées comme
hip-hop s’en réclameront. Car le rap n’est pas précurseurs du rap. de fêtes de quartier, les block parties, autour
que parole rythmée et saccadée, il n’est pas desquelles se développe une culture urbaine
que thèmes et textes, il n’est pas que de la poé- dont le rap, avec l’art du DJ, le graff, la break-
sie ou du spoken word mis en musique. Il est dance et d’autres, n’est qu’une composante :
une forme de musique en soi. Et pour mieux le hip-hop.

. 129
MUSIQUE

Le rap est donc le dérivé d’une culture du •GRANDMASTER des disques vinyles, et qu’ils doivent se
DJ qui trouve l’une de ses sources en Jamaïque. concentrer sur leur art. Car, comme on l’a
FLASH
Car avec les sound systems, comme à la radio, (Né en 1958) déjà dit, dans le rap, la musique est première.
passer des disques ne suffit pas pour chauffer Élevé dans le Les MC, au début, se contentent de paroles
Bronx, Joseph
l’ambiance : il faut aussi quelqu’un pour ani- Saddler se fait
qui exhortent le public à danser, à lever les
mer la fête, pour chauffer le public à blanc et appeler Flash pour mains bien haut ou à vanter leur supériorité
pour l’amuser avec de bons mots. Il faut son habileté verbale  ; les mots ne sont là que pour
à changer de
quelqu’un que l’on nomme le maître des céré- disque sur ses appuyer, relever et enrichir la musique. Là
monies, ou MC : le futur rappeur. À l’origine, platines de réside toute la différence entre le rap et
les DJ comme Kool Herc jouent ce rôle. Mais, mixage. Sorti en d’autres disciplines comme le spoken word
1982,
bientôt, ils délèguent la tâche à des acolytes, « The Message », (ou spoken poetry) ou le slam : alors qu’avec
comme Coke La Rock. Ces derniers marchent qu’il interprète ces derniers la musique est un habillage – et
avec son groupe
ainsi sur les pas de DJ Hollywood, un homme Grandmaster Flash
qu’on peut même s’en passer –, le rap
souvent considéré comme le premier rappeur and the Furious demeure un jeu constant entre le son (les
qui, dans les clubs de New York, anime déjà Five, est considéré beats) et les mots. Il joue de leur complé-
comme un
des soirées grâce à son talent au micro. classique absolu mentarité, ou de leur décalage, créant ainsi
du rap américain. un surplus de musicalité et un rythme plus
Le rythme du funk, ami du rap étoffé.
Si le rappeur est devenu si nécessaire, Rythmé, le rap l’est, car les DJ des block
c’est que peu à peu les DJ peaufinent les parties, pour mieux contenter leur public,
techniques de manipulation des platines et privilégient les parties les plus rythmiques

Run-D.M.C. WKM/JEFF PINILLA

130.
des disques, ces solos de percussions appelés
breaks qu’ils isolent et enchaînent en jonglant
avec plusieurs vinyles. Naturellement, c’est le
plus syncopé de tous les genres musicaux

À la différence
du slam, le rap
demeure un jeu
constant entre le son
(les beats) et les mots.
qu’ils utilisent le plus : le funk. À tel point
que, dans un premier temps, le rap est vu
comme un style particulier de funk ou de
disco, plutôt que comme un genre en soi. S’il
est si difficile de distinguer le rap de ces
musiques dans ses premiers tubes, c’est aussi
que, pour les accompagner, des musiciens de
studio rejouent les instrumentaux de clas- Public Enemy en 1992. RUE DES ARCHIVES
siques funk et disco, comme dans le cas de
« Rapper’s Delight », qui reprend les notes du
« Good Times » de Chic. Les DJ, en fait, ne •AFRIKA La première de ces métamorphoses, para-
participent même pas aux disques qui sortent doxalement, lui vient du genre qui, avant lui,
BAMBAATAA
sous leurs noms, abandonnant le devant de (Né en 1957) a dominé les musiques populaires : le rock ;
la scène aux rappeurs. Ce n’est que plus tard, Né dans le Bronx, et plus exactement de sa mouvance punk et
Lance Taylor est
à mesure que l’intérêt grandit pour ce nouvel l’un des chefs du
new wave, celle-là même qui, avec le disco et
art urbain, qu’ils enregistrent des titres ren- gang des Black le hip-hop, contribue à l’intense bouillonne-
dant compte de leur science du recyclage et Spades. Suite à un ment musical de la métropole new-yorkaise
voyage en Afrique
de la manipulation des platines vinyles, qu’il vit comme à la fin des années 1970. Bien vite, la jonction
comme « The Adventures of Grandmaster une révélation, il se fait entre ces rockeurs blancs avant-gar-
Flash on The Wheels of Steel » ou le tube change de nom en distes avides de nouvelles tendances et leurs
hommage à un
electro-rap d’Afrika Bambaataa «  Planet chef de guerre voisins noirs du Bronx. Des membres de
Rock ». zoulou et se met à Blondie et des Talking Heads ainsi que leurs
organiser ses
Issu de traditions afro-américaines voire propres fêtes de
collègues britanniques The Clash et Malcolm
afro-caribéennes, succédant à cette autre rue à partir de McLaren sympathisent avec des rappeurs,
musique noire qu’est le funk, le rap s’impose 1977. Sa Zulu des DJ et des graffeurs comme
Nation, fondée en
au cours des années 1980. Il serait illusoire, 1973, a pour Jean-Michel Basquiat, qu’ils invitent dans
cependant, de penser que son histoire s’arrête objectif de leurs concerts, leurs émissions et leurs clips
à cet instant. Durant les quatre décennies sui- promouvoir la vidéo, et dont ils s’inspirent pour quelques-
culture hip-hop
vantes, il se transforme sans cesse, tant et tant comme une unes de leurs chansons. L’une d’elles, le tube
que le rap d’aujourd’hui n’a plus grand-chose alternative « Rapture » de Blondie, devient en 1981 le
pacifiste à la
à voir avec le hip-hop des premiers temps. Et violence
premier titre rappé (en partie) numéro un
ce sont d’autres influences capitales qui lui des gangs. aux États-Unis, ouvrant au public blanc une
permettent d’accomplir ses grandes méta- musique qui était autrefois réservée à une
morphoses. audience principalement noire et latino. Avec

. 131
MUSIQUE

•RUN-D.M.C.
Fondé en 1983 par
trois amis, ce
groupe atteint la
renommée
internationale trois
ans plus tard avec
son tube « Walk
This Way », écrit
avec le groupe de
hard rock
Aerosmith. Avec
son style
vestimentaire et
des arrangements
bruts et
minimalistes, il
contribue
grandement à
l’institution du rap
Blondie en concert au Palladium de New York en 1978. MARTYN GODDARD/SHUTTERS/SIPA en tant que genre
ainsi qu’à
l’accroissement de
sa notoriété. L’un
son esprit arty, cette bohème blanche anglaise Ces derniers symbolisent un autre chan- de ses membres,
et new-yorkaise contribue à formaliser et à gement majeur dans le rap : l’irruption en son Jason « Jam
Master Jay »
présenter le hip-hop comme une culture à part sein d’un discours social et engagé. Auparavant, Mitzell, est
entière, totalement neuve et originale. À la le rap était entièrement tourné vers la fête : il assassiné en 2002.
suite, à la manière de ces rockeurs, les rappeurs s’agissait d’inciter le public à la danse, de van-
vont avancer avec une identité, un discours, ter ses prouesses au micro ou de dénigrer les •PUBLIC ENEMY
un son, un manifeste. Ils passent de l’ancienne rappeurs concurrents, éventuellement lors de Repéré par Rick
école (old school) à la nouvelle. luttes verbales –  les fameuses battles. Les Rubin, Charles
« Chuck D »
thèmes sociaux étaient rares. Mais, en 1982, Ridenhour signe
Discours social engagé le succès du titre «  The  Message  » de son premier
contrat avec Def
Cette rupture est marquée par l’émergence Grandmaster Flash and the Furious Five, qui Jam en 1986. Avec
du trio Run-D.M.C., et ce de plusieurs dépeint la réalité glauque du ghetto, a sonné son ami William
manières : par un look vestimentaire distinc- le rappel. Désormais, de plus en plus de « Flavor Flav »
Dayton et deux
tif, par la sortie d’albums solides et homogènes rappeurs rendent compte du contexte dans artistes choisis par
en plus de singles efficaces et par une formule lequel ils évoluent. Certains, comme Public le label, il fonde
musicale rêche, minimaliste et agressive, plus Enemy, dans la lignée du mouvement pour les Public Enemy
l’année suivante.
fidèle à la dureté des rues dont le rap est issu. droits civiques des années 1960, optent pour Auteur de textes
Le trio sait aussi s’inspirer de l’efficacité du un rap engagé et virulent. bien plus militants
et politisés que
rock. En lui empruntant ses sons et sa rudesse, Cependant, contrairement à ce que beau- Run-D.M.C., le
comme dans le cas de l’énorme tube « Walk coup pensent encore, l’engagement politique groupe pose les
This Way » avec le groupe hard rock Aerosmith, est rare dans le hip-hop. Avec l’apparition à la jalons d’un style de
rap qui exercera
il attire toujours plus de Blancs vers le rap. fin des années 1980 d’artistes comme Ice-T ou pendant
Dans la même foulée, le grand frère de Run de groupes comme N.W.A. et les Geto Boys, longtemps une très
de Run-D.M.C., le manager Russell Simmons, le hip-hop social prend le plus souvent la grande influence
sur beaucoup de
crée avec le Blanc touche-à-tout Rick Rubin forme nihiliste, provocatrice et scandaleuse rappeurs français.
le label Def Jam, une institution du rap grâce du gangsta rap, le rap de gangsters, qui fait de
à laquelle triomphent ses premières stars la violence, de la drogue, du luxe et du sexe les
comme LL Cool J, les Beastie Boys, Slick Rick thèmes majeurs, centraux et dominants du
et les très politisés Public Enemy. rap. Une fois encore, de tels thèmes ne sortent

132.
Florilège de punchlines
Qui n’a pas compris que le cauchemar de
l’Amérique se trouvait à Flint ? Enfant d’un Dieu
inférieur lorsque ta mélanine est colorée.
PUSHA T, « DRUG DEALERS ANONYMOUS »
Où que j’aille ma ville n’est que douleur :
314 soldats morts en Irak, 509 tués à Chicago.
KANYE WEST, « MURDER TO EXCELLENCE »
Au pays de la liberté, où les Noirs sont
enchaînés, trois cinquièmes d’un homme, je crois
que c’est comme ça qu’ils nous appelaient…
JAY-Z, « WHAT’S FREE ? »
En cela qu’elles sont deux armées tribales
qui ne cherchent qu’à construire et détruire, les
Xhosa et les Zoulous me rappellent les gangs qui
vivent à deux pas de chez moi. Dans les deux cas,
seule la mort peut régler leurs différends.
KENDRICK LAMAR, « THE BLACKER THE BERRY »
L’unique moyen de se sortir du ghetto,
tu connais le stéréotype : enchaîner soit les trois
points soit les tubes au sommet du hit-parade.
KENDRICK LAMAR, « BLACK BOY FLY »
Ils réécrivent l’histoire : personne ne sait
que la statue de la Liberté était censée
être noire. C’est comme ça que les policiers blancs
parviennent à tuer des citoyens noirs
en toute impunité.
PUSHA T, « SUNSHINE »
Vous voyez, certains me prennent pour
un poète, un Shakespeare des temps modernes,
le nouveau Jésus-Christ, un prophète en ces
temps apocalyptiques. J’essaie de me défaire
de l’image à laquelle ils sont en train de
m’associer : un apôtre de la haine, un sataniste,
un athée décérébré.
EMINEM, « RENEGADE »
Les paroles issues de chansons américaines
proposées ci-dessus ne sont que des
suggestions de traduction !
pas de nulle part : le hip-hop est né, pour par-
tie, sur le terrain des gangs. Et la culture
afro-américaine regorge de héros interlopes :
des gangsters invulnérables, des bimbos domi-
natrices, des proxénètes m’as-tu-vu, on en croi-
sait déjà dans les romans d’Iceberg Slim ou de
Donald Goines et dans le cinéma blaxploita-
tion des années  1970. À cet univers afro-
américain s’ajoutent d’autres figures fortes
apparues dans les films de gangsters comme
Le Parrain et Scarface, qui ne cessent d’alimen-
ter l’imaginaire du rap américain.
Le thème du gangster
est au cœur du rap,
mais il n’est pas
sa seule incarnation.
Aujourd’hui encore, le cœur du rap amé-
ricain joue de ces thèmes. Il le fait de diverses
manières, dans le cadre d’un discours
construit chez Kendrick Lamar, de façon fac-
tuelle et amorale chez Pusha T ou sur le mode
de l’absurde et de l’excès chez Gucci Mane et
tous ses disciples de la trap music d’Atlanta.
Le thème du gangster est au cœur du rap, mais
il n’est pas sa seule incarnation. Aujourd’hui,
cette musique est partout, et elle s’adapte à
l’endroit où elle est. Aux États-Unis, elle se
décline en une multitude de sous-genres
régionaux. En France, elle est ancrée dans la
tradition locale de la variété et de la chanson
à texte. En Angleterre, les sonorités de la
culture house et techno des années 1990 y
sont manifestes. Musique de l’emprunt et du
recyclage, le rap ne saurait avoir d’origine
unique. Il bouge encore, il se transforme, se
nourrissant continûment du bagage et des
références de ceux, toujours plus nombreux,
qui le pratiquent.
* Sylvain Bertot est l’auteur notamment, aux éditions Le Mot
et le Reste, de Rap, hip-hop. Trente années en 150 albums,
de Kurtis Blow à Odd Future (2013) et de Mixtapes. Un format
musical au cœur du rap (2017). Dernier livre paru :
Ladies First. Une anthologie du rap au féminin (2019).
. 133
MUSIQUE
LE RAP FRANÇAIS
Un genre à part ?
P A R S Y LVA I N B E R T O T
e rap, en France, c’est le rap français. Dites dans
L notre pays que vous êtes fan de cette musique
et les gens s’imagineront que vous aimez, en
fonction de votre génération, NTM ou IAM, Rohff ou
Booba, Jul, Nekfeu ou PNL. À moins que vous ne pré-
cisiez spontanément que, ce que vous écoutez, c’est
du rap américain, ils penseront rarement que vos
regards sont tournés outre-Atlantique, où se situe
pourtant le berceau de cette musique. Pour preuve,
quand Laurent Bouneau, directeur des programmes
de Skyrock, sortait en 2016 un livre intitulé Le rap est
la musique préférée des Français, c’est à la production
francophone qu’il pensait. Le rap, indiscutablement,
a fait souche en France. Mais sa déclinaison locale est-
elle vraiment la même qu’aux États-Unis ? Ou bien
parlons-nous d’un autre genre de musique, avec des
attributs différenciés ?
Le rap français est, évidem-
ment, le rejeton du rap améri-
cain. Il absorbe continûment, Au début des
avec un certain décalage tem-
porel, les influences en prove- années 1980, on doit
nance des États-Unis. Dans les l’import du rap
années 1990, des références
comme IAM adaptent aux réa-
à des Français établis
lités françaises des formules et à New York.
des postures qu’on trouve alors
chez le collectif Native
Tongues, puis plus tard chez le Wu-Tang Clan.
Quelques années après, Rohff, Booba et d’autres s’ins-
pirent du rap de rue et de mauvais garçons en vigueur
outre-Atlantique. Au début des années 2010, Kaaris
impose une trap music à la française, s’inspirant de ce
sous-genre provocateur et outrancier né un peu plus
tôt à Atlanta. Récemment, le duo PNL a acclimaté à
notre pays les sonorités atmosphérique du cloud rap.
Et, avec d’autres, il a adopté l’Auto-Tune, un logiciel
134.
correcteur de voix devenu très populaire chez les
rappeurs américains.
Un air de variété
L’import du rap dans notre pays, on le doit dès le
début des années  1980 à des Français établis à
New York – des gens comme Bernard Zekri, Laurence
Touitou et Sophie Bramly, qui ont côtoyé là-bas les
premiers activistes hip-hop. Les deux dernières,
notamment, ont un rôle clé dans la création de
H.I.P.H.O.P. sur TF1, l’une des premières émissions
dans le monde consacrées à cette culture. Du fait de
ces origines, le rap français aura conservé longtemps
deux caractéristiques.
Tout d’abord, il a un fort tropisme new-yorkais.
Alors qu’aux États-Unis, en Californie, puis dans le
Sud, apparaissent peu à peu
des formes distinctes de rap,
le hip-hop français restera
longtemps fidèle au boom bap
de New York, un style de rap
nommé ainsi pour la nature
sèche et austère de sa ryth-
mique. Même quand le rap
français lui-même se subdivise
entre Paris et Marseille, ces
deux pôles se plient aux
canons du rap new-yorkais et
tardent à apprécier le style plus sensuel et dévergondé
du rap du sud des États-Unis, qui, à partir de l’an 2000,
devient prévalent outre-Atlantique, faisant basculer le
centre de gravité du rap de New York à Atlanta.
De ses racines new-yorkaises, le rap français
conserve aussi, plus longtemps que son modèle amé-
ricain, une certaine fidélité à la culture hip-hop telle
qu’elle a été définie au début des années 1980 – à savoir
un vaste ensemble pluridisciplinaire où les arts de la

Le groupe IAM à la fête de l’Humanité en 2014. THESUPERMAT
danse et du graffiti comptent autant que la musique.
Ce sont ces autres disciplines, largement autant que la
musique rap, qui unissent dans ces années-là cette
scène parisienne qui, selon son mythe fondateur, se
structure alors autour d’un terrain vague près du métro
La Chapelle. Une figure aussi emblématique que Joey
Starr, de NTM, a été un adepte de breakdance avant
de devenir rappeur. Ce dernier a reconnu un jour qu’il
avait été marqué autant par la variété que par le rap
américain. Et c’est aussi là une grande caractéristique
du rap d’ici : ses acteurs, comme tous les petits Français,
ont grandi avec la variété française. Dès le milieu des
années  1990, Doc Gynéco dit sur un morceau  :
« Classez-moi dans la variet’ ». Dix ans plus tard, la
rappeuse Diam’s triomphe en se pliant aux normes de
la chanson populaire. Et le succès plus récent de
rappeurs grand public poussant la chansonnette
comme Maître Gims ou d’OVNI musicaux comme Jul,
tout comme la propension toujours plus forte des
rappeurs, de PNL au Belge Damso, à parler d’amour
ou de mal-être conduisent à conclure que le rap, par
la forme tout comme par les chiffres de vente, s’inscrit
dans l’héritage de la variété française.
La proximité entre la variété et le rap français est
forte, mais celle avec une autre tradition nationale, la
chanson à texte, l’est tout autant. Contrairement à la
tradition anglo-saxonne, où la musique est souvent
légère, où les paroles peuvent être inconséquentes, où
les effets de langage comptent parfois davantage que
le sens, on attend de la chanson française qu’elle soit
intelligible, qu’elle soit intellectuelle, qu’elle ait un mes-
sage à transmettre. Dans Une histoire du rap en France,
le sociologue Karim Hammou montre bien comment,
alors qu’à l’origine les rappeurs français rejetaient cette
posture, ils ont fini par se conformer au rôle que la
sphère médiatique s’entêtait à vouloir leur donner :
celui de commentateur social. Musique incompréhen-
sible pour beaucoup, y compris ceux qui ont eu de la
bienveillance à son égard, le rap ne pouvait se légitimer
qu’en devenant le porte-voix des cités et des jeunes
issus de l’immigration. Alors que le rap engagé n’aura
existé que par épisodes aux États-Unis, il est ainsi pré-
pondérant en France. C’est patent chez des groupes
très politisés comme Assassin, mais aussi, dans une
moindre mesure, chez IAM et NTM, et cela continue
avec le respect acquis par des rappeurs tels que Casey
et La Rumeur. L’importance du texte se manifeste aussi
par le crédit, au-delà même du rap, que rencontrent
des rappeurs lettrés comme MC Solaar, Oxmo Puccino
et même le rude Booba, qu’en 2003, dans La Nouvelle
Revue française, l’écrivain Thomas Ravier comparait à
Louis-Ferdinand Céline.
Du fait de son histoire et de ses influences, le rap
français, cependant, n’est pas un genre à part.
Contrairement à l’Angleterre avec sa musique grime,
la France n’a pas donné naissance à un genre cousin
du rap, mais très visiblement distinct de lui. Le rap
français, malgré son incroyable pluralité d’aujourd’hui,
c’est toujours du rap. Mais dans la façon dont il s’écoute
et dont il se conçoit, il entretient sans l’ombre d’un
doute des spécificités purement nationales.
. 135
MUSIQUE

LES 4 POINTS L’auteur vous conseille

ESSENTIELS DU DOSSIER
• Jeff Chang, Can’t Stop Won’t
• Les origines du rap sont incertaines : Stop : une histoire de la
de nombreuses cultures ont joué un rôle génération hip-hop (Allia, 2013)
déterminant dans l’émergence du genre Ce n’est pas l’ouvrage de
à New York à la fin des années 1970. référence sur l’histoire du rap
que l’on présente parfois : le
• Fortement marquées par les concours livre s’égare de temps en temps dans
d’éloquence auxquels se livraient les des considérations politico-sociales
esclaves noirs, les racines du rap d’un intérêt modéré. Mais il est celui
américain sont également liées à la qui retrace le mieux l’apparition et la
traditions des fêtes de rue jamaïcaines. formation de la culture hip-hop dans
le New York des années 1970-1980.
• La musique est première en ce qui
concerne le rap américain. La musicalité • Ed Piskor, Hip-Hop Family Tree
naît du jeu entre les mots et le « beat », (Papa Guédé, 2016-2019)
l’instrumental. C’est une distinction Cette série de livres se distingue tout
fondamentale entre le rap d’abord par sa richesse : elle regorge
et le spoken word ou le slam. d’anecdotes et de détails sur la
naissance du rap à partir de la fin des
• Perçu au départ comme un style années 1970. Elle est remarquable aussi
particulier de funk ou de disco, le rap s’est pour son format puisqu’il s’agit en fait
progressivement constitué comme un d’une série de BD, chacune dans le
genre à part, avec des sonorités et des style comic book de l’époque traitée.
thèmes de prédilection.

Prolonger le dossier avec L’anecdote

… DES SITES
• Pour les anglophones, le site
djbooth.net est une référence en ce
qui concerne la culture hip-hop
américaine et propose très souvent
du contenu pertinent, original et de
grande qualité. Le site francophone
thebackpackerz.com fait également
du très bon travail sur des
problématiques similaires.
… DES SÉRIES
• Toutes les deux disponibles sur
Netflix, Hip-Hop Evolution et The Get
Down offrent des perspectives
différentes mais très intéressantes
sur les débuts du hip-hop. La
première se présente sous la forme
d’un documentaire, la seconde sous
celle d’une fiction sur laquelle ont
travaillé Grandmaster Flash, DJ Kool
Herc ou encore Afrika Bambaataa.
… UNE VISITE
• S’il n’existe pas en France de musée
ou d’exposition permanente
consacrés au hip-hop, la maison du
Hip-Hop, à Paris, vous permet d’en
apprendre plus sur la culture liée au
genre et de vous impliquer dans sa
promotion. Un musée du hip-hop doit
ouvrir à New York en 2022.
Le rap, un objet d’étude universitaire comme
les autres ? De plus en plus de cours consa-
crés aux œuvres et aux vies de rappeurs
célèbres voient le jour outre-Atlantique.
Après que les universités de Berkeley et de
Harvard ont proposé des cours s’intéressant
aux textes de Tupac, les universités de
Washington et de Géorgie se sont récem-
ment distinguées en offrant à leurs étudiants
des enseignements centrés sur les carrières
de Kanye West et Outkast. À quand des
cours dédiés à la place de l’écoféminisme
dans l’œuvre de Future ?

136.
 En avant la musique !
HISTORIEN DU HIP-HOP 6 FRENCH CONNECTION 2

Retrouvez l’année de ces événements qui ont Parmi les six collaborations entre Français
marqué l’histoire du rap américain. et Américains proposées ci-dessous,
trouvez les deux qui n’ont jamais existé.
A. Eazy-E est le premier rappeur à rencontrer le
président des États-Unis – Booba et Jeremih
B. Sortie de 808s & Heartbreak de Kanye West, dont – La Fouine et The Game
Nombre de points
les ballades electro-pop autotunées exerceront une – Philippe Katerine et Young Thug
énorme influence sur le style de rap prédominant – NTM et Nas
au cours de la décennie suivante – Lacrim et Rick Ross
/14
C. The Miseducation of Lauryn Hill est le premier album – Doc Gynéco et André 3000
de rap à remporter le prix du meilleur album de
l’année, tous genres confondus, aux Grammy Awards INCONTOURNABLE 3
D. Sortie de Lyte as A Rock de MC Lyte, qui est le
premier album sorti par une rappeuse en solo Producteur touche-à-tout, Rick Rubin est l’une
E. DAMN. de Kendrick Lamar est le premier album des personnalités les plus importantes de
de rap à remporter le prix Pulitzer, habituellement l’industrie musicale des quarante dernières années.
réservé à des albums de musique classique ou de jazz Saurez-vous reconnaître dans cette liste les trois
F. Sortie de The Chronic de Dr. Dre, qui, avec ses lignes artistes ou groupes qui n’ont jamais travaillé
de synthétiseur amplifiées et ses sonorités ensoleillées, avec lui ?
invente à lui tout seul le rap dit de la côte Ouest, aux
accents plus pop que celui de New York The Red Hot Chili Peppers – AC/DC – Pink Floyd
Jay-Z – Shakira – Justin Timberlake – Beyoncé
1988 - 1991 - 1992 - 1999 - 2008 - 2018 Black Sabbath – Eminem – Drake

LE CRIME PAIE 3

Reconstituez les noms de ces trois personnages des

films Le Parrain et Scarface auxquels le rap
américain a l’habitude de faire référence.

LOCERENO / ASSO / NOTAMAN

Rick Rubin. French connection : Philippe Katerine et Young Thug n’ont hélas encore
Incontournable : Pink Floyd, Beyoncé et Drake n’ont jamais travaillé avec (Tony Montana, Scarface) et Sosa (Alejandro Sosa, Scarface).
souhaiter que cela se produise à l’avenir… Le crime paie : Corleone (Vito ou Michael Corleone, Le Parrain), Montana
jamais travaillé ensemble, ni Doc Gynéco et André 3000. On ne peut que Historien du hip-hop : 1988-D ; 1991-A ; 1992-F ; 1999-C ; 2008-B ; 2018-E.

. 137
HISTOIRE

L’anti-intellectualisme
en France
Une histoire oubliée

138.
 La France, « patrie des
intellectuels », a un revers que
l’on rechigne à évoquer :
celui de l’anti-intellectualisme.

PA R N I DA L TA Ï B I , J O U R N A L I S T E
I L L U S T R AT I O N S C AT O ’ N E I L

À
en croire un récit bien entretenu et ancré dans
l’imaginaire collectif, la France serait « ce pays
qui aime les idées » – pour reprendre le titre
du beau livre de l’historien britannique
Sudhir Hazareesingh (voir l’éléphant no 16).
À la lecture de cette formule, plusieurs images se bousculent
dans notre esprit : celle de l’intellectuel engagé au nom de
valeurs universelles (souvenons-nous de Voltaire dans l’affaire
Calas ou d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus), celle de la
République qui a sacralisé le professeur universitaire et démo-
cratisé l’accès au savoir et à la culture pour tous, ou encore
celles de chefs d’État distinctement lettrés – le général de Gaulle
ayant frôlé le prix Nobel de littérature en 1963 ou François
Mitterrand lisant Stendhal entre deux réunions au palais de
l’Élysée. En dépit de leur caractère disparate – et c’est toute leur
force –, ces images contribuent toutes à entretenir une idée :
la France serait la patrie des intellectuels (voir l’éléphant nos 15
et 16). Nous aurions aimé y adhérer sans amendement.

. 139
HISTOIRE

Une contre-histoire de cet imaginaire est Quiz

possible. En effet, par la constance de sa rhé-
torique à travers le temps, par la véhémence 1. Lequel de ces célèbres auteurs écrivait à Maurice
de son expression dans le débat public ou Barrès avec la plus grande vénération ?
encore par la récurrence des topiques d’où il
puise sa dialectique, l’anti-intellectualisme en
•• Boris Vian
Eugène Ionesco
France offre la possibilité de le documenter. ••Lucien de Rubempré
Marcel Proust
Exalter l’action contre la pensée
L’anti-intellectualisme renvoie à deux ten- 2. Comment s’appelait le général dont le nom désigne
dances distinctes, bien qu’elles se retrouvent un courant anti-intellectualiste majeur de la fin
souvent intriquées. Dans son versant philo- du xixe siècle ?
sophique, c’est une attitude d’hostilité et de
dénigrement à l’égard de l’intelligence pure,
•• Pâtissier
Boulanger
de la spéculation philosophique, de la pensée
abstraite. Comme le démontre Sarah
•• Crémier
Maçon
Al-Matary dans son ouvrage La Haine des
clercs. L’anti-intellectualisme en France, cette
« boulangisme ».
2. C’est le général Boulanger, dont la ligne de pensée est qualifiée de
forme d’anti-intellectualisme est née dans un 1. Il s’agit de Marcel Proust.
contexte précis : la révolution industrielle,
avec la mécanisation du travail qui en a
découlé, a installé un clivage entre travailleurs
manuels et intellectuels. Ce clivage d’ordre
socio-économique trouve une expression
politique lors des « journées de Juin », en a été typographe avant de se consacrer à ses
1848, quand la Commission exécutive de la activités « intellectuelles »), son œuvre est
IIe République, majoritairement composée de traversée par la défense des bienfaits du tra-
politiques issus de professions «  intellec- vail manuel et les diatribes renvoyant dos à
tuelles », donne l’ordre de tirer sur la foule des dos «  les intellectuels “d’État”  […] et la
ouvriers révoltés contre la fermeture des ate- bohème jugée vicieuse », à laquelle il reproche
liers nationaux. Ces événements, vécus son attitude contemplative et idéaliste. Ce
comme un traumatisme par toute une géné- rejet de l’exercice intellectuel pur, particuliè-
ration, confortent la grille de lecture du cli- rement quand il n’est pas conjugué à une acti-
vage entre intellectuels et manuels. vité physique, se retrouve aussi chez l’écrivain
Ainsi, l’anti-intellectualisme transpose la Charles Péguy, qui fera du vitalisme bergso-
dichotomie entre manuels et intellectuels au nien une éthique de vie. « Le mieux est de
champ philosophique. Il TOUT ANTI-
croire sans preuve et d’agir au lieu de rêver
devient dès lors question INTELLECTUALISME FINIT et de philosopher », peut-on lire dans sa cor-
d’exalter l’action au détriment DANS LA MORT DU LANGAGE, respondance.
C’EST-À-DIRE DANS
de la pensée, de glorifier la On retrouve des schèmes de pensée et des
LA DESTRUCTION
pratique plutôt que la théorie, DE LA SOCIABILITÉ. accents similaires chez le philosophe Paul
de mystifier la matière aux rOland BarthEs Nizan. En 1932, dans un remarquable pam-
dépens de l’esprit. Pour Pierre- phlet intitulé Les Chiens de garde, il condamne
Joseph Proudhon, l’un des précurseurs de la démission des philosophes de la vie pro-
cette forme d’anti-intellectualisme, l’émanci- fane. Sont principalement visés les profes-
pation passe bien par le travail manuel. Lui- seurs de philosophie à la Sorbonne, surtout
même ayant exercé une activité manuelle (il Henri Bergson et Léon Brunschvicg, qui ont

140.
ceci de commun de développer une philoso- •PIERRE-JOSEPH d’y voir un cri, sans doute sincère, de révolte
phie « idéaliste ». « Les philosophes ne se contre les renégats des promesses originelles
PROUDHON
sentent point attirés par la terre, ils sont plus (1809-1865) de la République. Les anti-intellectualistes
légers que les anges, ils n’ont pas cette même Né d’un père dénoncent l’attitude des clercs ayant privilégié
pesanteur des vivants que nous, ils n’éprouvent tonnelier et d’une leur carrière, que ce soit dans les appareils des
mère cuisinière, il
jamais le besoin de marcher parmi les est le seul penseur partis, à l’université ou dans la politique ins-
hommes », écrit le jeune membre du Parti révolutionnaire du titutionnelle, au détriment des idéaux de jeu-
xixe siècle à être
communiste français. véritablement issu
nesse. C’est ce qu’on peut lire notamment dans
du milieu ouvrier. Notre jeunesse, où Charles Péguy regrette cet
L’anti-intellectualisme est Parvenu à se forger
un destin grâce à
« amas de politiciens » qui a trahi « la mystique
républicaine ». Mais l’anti-intellectualisme
un cri de révolte contre ses remarquables
aptitudes scolaires, relève également de la posture, de la mise en
les renégats des il est connu comme
l’un des principaux
scène, de la mise en récit. On retrouve ainsi
les mêmes tournures autobiographiques chez
promesses originelles théoriciens de
l’anarchisme en Proudhon, Péguy, Nizan et un peu plus tard
de la République. France. On lui doit
cette petite phrase : Louis-Ferdinand Céline – on peut allonger la
« La propriété, c’est liste jusqu’à un certain Michel Onfray –, qui
Si l’anti-intellectualisme reste souvent le vol », qui est s’évertuent à mettre en avant leurs origines
depuis passée à la
interprété comme la réaction d’une jeunesse postérité. modestes, paysannes ou prolétaires, quitte à
frustrée par son déclassement, pour avoir s’arranger parfois avec la réalité. Selon la même
échoué à atteindre les prestigieux rangs aca- logique, on évite autant que faire se peut d’évo-
démiques auxquels elle aspirait – thèse qui n’est quer ses prix d’excellence académiques et ses
pas totalement infondée, du reste –, il convient diplômes universitaires.

. 141
HISTOIRE

Dans son versant pamphlétaire, l’anti- •CHARLES PÉGUY

intellectualisme est indissociable du roman-
(1873-1914)
cier et polémiste Maurice Barrès. On a du mal Issu d’une famille
aujourd’hui à imaginer l’aura dont jouit l’au- de petits artisans,
d’abord connu
teur du roman Les Déracinés au tournant des pour ses positions
xixe et xxe siècles. André Gide fait son éloge, socialistes et
Marcel Proust lui écrit avec vénération. Le anticléricales, cet
écrivain et
« prince de la jeunesse » – ainsi le chérit-on – polémiste évolue à
fera pendant longtemps figure d’autorité dans partir de 1908 vers
les milieux littéraires. Il compte à son actif une pensée liant
étroitement
deux remarquables trilogies romanesques : nationalisme et
Le Culte du moi et Le Roman de l’énergie natio- christianisme. Il se
signale lors de
nale. Ce dernier titre laisse naturellement ima- l’affaire Dreyfus
giner ses positions nationalistes, qu’on retrouve pour son
en particulier dans Les  Déracinés. Dans engagement
fervent en faveur
celui-ci, Barrès met en scène le personnage de l’officier accusé.
Bouteiller, professeur de philosophie de ten-
dance kantiste dans un lycée en Lorraine. •MAURICE BARRÈS
Présenté comme un « intellectuel », Bouteiller (1862-1923)
constitue aux yeux de Barrès l’archétype du Figure clé du
nationalisme,
professeur républicain fasciné par des doc- antisémite,
trines étrangères, antinomiques selon lui avec xénophobe et évoquer ses origines : « Par ses racines, il n’est
l’« esprit français ». Pis, Bouteiller serait le antidreyfusard pas français. » On est en 1898, le boulangisme
virulent, ce célèbre
symptôme de la collusion entre « intellec- écrivain se sert de (1885-1889) est passé par là et a laissé de fer-
tuels » et « étrangers ». son journal, vents héritiers, dont Barrès, lui-même élu
La Cocarde, et de député boulangiste en 1889. Le boulangisme,
sa trilogie du
Barrès face aux dreyfusards Roman de l’énergie du nom du général Boulanger, nommé
Comme le remarque Sarah Al-Matary, « à nationale, son ministre de la Guerre en 1886, est un mouve-
œuvre la plus
plus d’un titre, Bouteiller annonce les connue, pour
ment mêlant nationalisme, antiparlemen-
universitaires dreyfusards que combattra exprimer ses tarisme et promesse de révision de la
Barrès ». En effet, celui-ci occupe une position positions.
de surplomb dans le combat contre les « intel- On ne peut saisir
lectuels » dreyfusards. Le 1er février 1898, soit
quelques jours après la publication du célèbre l’anti-intellectualisme
« J’accuse… ! » de Zola dans le journal L’Aurore, en faisant l’économie
Barrès réplique à ce dernier par une incisive
tribune sous le titre « La protestation des intel-
d’aborder sa conception
lectuels ». Sous sa plume, ce terme prend une racialiste.
connotation péjorative : Barrès s’emploie à
récuser l’engagement des intellectuels dans une Constitution de la IIIe République, le tout sur
affaire qui appellerait, selon lui, le jugement fond d’un esprit de revanche de la défaite
d’experts. « Le fait de siéger dans une Académie humiliante subie par la France lors de la guerre
des sciences ne préjuge aucune autorité par- de 1870. Dans ce contexte, le repli nationaliste
ticulière pour réviser les travaux d’un conseil est de mise, si bien que toute allusion à des
de guerre », assène-t-il. origines étrangères de quelque personnalité
Quand il met en cause l’implication de Zola engagée en faveur du capitaine Dreyfus repré-
dans l’affaire Dreyfus, Barrès commence par sente un discrédit en tant que tel – et Barrès

142.
ne manque pas de formuler de diverses
manières les origines italiennes de Zola.
Comme dans le cas du personnage Bouteiller,
il s’agit d’un procédé qui consiste à suggérer
un parallèle entre les intellectuels et l’intrusion
étrangère dans les affaires intérieures.
La conception racialiste
L’anti-intellectualisme se caractérise éga-
lement par son conservatisme académique.
La IIIe République est l’ère des réformes uni-
versitaires et d’ouverture à de nouvelles disci-
plines. Durant les deux dernières décennies
du xixe siècle, l’établissement des sciences
sociales, en particulier l’histoire et la sociolo-
gie, en tant que disciplines reconnues dans le
champ universitaire rencontre une résistance
de la part des anti-intellectualistes. Portées
respectivement par Charles Seignobos et
Émile Durkheim (voir l’éléphant no 24), l’his-
toire et la sociologie sont d’entrée de jeu consi-
dérées comme des disciplines étrangères à la
culture française : leurs méthodes rigoureuses,
prônant une approche scientifique soucieuse
de données empiriques et statistiques, sont
vues comme la preuve de l’invasion germa-
nique, et le fait que Seignobos et Durkheim
ont été formés en Allemagne vient conforter
cette thèse. Par ailleurs, Durkheim, fils de rab-
bin, s’était déjà engagé en faveur du capitaine
Dreyfus. Le fait qu’il soit impliqué dans cette
nouvelle polémique autour d’une discipline
vue comme étrangère sert d’argument pour
les anti-intellectualistes pour défendre la thèse
d’accointances entre étrangers, intellectuels,
universitaires et Juifs.
On ne peut saisir l’idéologie anti-
intellectualiste, en particulier dans son expres-
sion pamphlétaire, en faisant l’économie
d’aborder une de ses caractéristiques majeures :
sa conception racialiste. Dans Le Darwinisme
social en France (1859-1918). Fascination et
rejet d’une idéologie, l’historien Jean-Marc
Bernardini rend compte de la montée, à la fin
du xixe siècle, de certaines idéologies de nature
biologique (darwinisme, phrénologie, socio-
biologie, physiognomonie, etc.) au service de
•ÉMILE DURKHEIM visées politiques et idéologiques. Dans cette
veine, le courant « anthropologiste », porté par
(1858-1917)
Celui qui reste le médecin et anatomiste Paul Broca, définira
connu pour être le l’ethnogenèse nationale : il s’agit de « démon-
père de la trer que la “race alpine”, représentante de la
sociologie
contemporaine est brillante civilisation celtique, était le principal
un conservateur élément de la population française », explique
qui ne voit pas le
socialisme d’un
l’historienne Carole Reynaud-Paligot.
bon œil. On ne Adeptes de ces théories – il convient au
peut néanmoins lui passage de souligner que ces paradigmes, dont
enlever toute la
rigueur et la la prétention scientifique sera démentie, sont
précision alors diffusés au-delà des cercles anti-intellec-
méthodologiques tualistes –, ceux-ci les mobilisent, à coups de
qu’il a apportées à
la discipline pamphlets et de caricatures satiriques, pour
sociologique. Il est « racialement » vilipender les intellectuels.
également connu
pour ses travaux
Ainsi, Barrès, fustigeant ces derniers, les
sur la division du attaque sur leur morphologie, allant parfois
travail, la religion jusqu’à établir des analogies animalières.
et le suicide.
Broca, quant à lui, estime que « l’activité intel-
•PAUL BROCA lectuelle conditionne le volume et la forme du
(1824-1880)
crâne ». Ces paradigmes pseudo-scientifiques
Fondateur de connaissent un succès tel que, quelques décen-
l’anthropologie, nies plus tard, l’appareil d’État vichyste les inté-
médecin, il est
aussi connu pour grera dans sa vision idéologique.
ses travaux sur le Le lecteur contemporain pourrait être tenté
cerveau. Ceux-ci de croire que l’anti-intellectualisme, sous ses
l’amènent à
découvrir qu’une diverses expressions, fait partie d’un temps
zone dans la révolu. Certes, les philippiques antisémites,
troisième
circonvolution du
antidémocratiques et racialistes sans ambages
lobe frontal – à ont été chassées du débat public. Sans doute
laquelle on refoulées plutôt qu’annihilées, elles prennent
attribuera son
nom – constitue le aujourd’hui de nouvelles formes et s’adaptent
centre de la parole. au contexte et au dispositif législatif actuel. Par
Excellent écrivain, exemple, dans son dernier ouvrage, Le Venin
il est aussi réputé
pour son style. dans la plume. Édouard Drumont, Éric
Zemmour et la part sombre de la République,
l’historien Gérard Noiriel établit un parallèle
entre Éric Zemmour et Édouard Drumont,
égérie de l’antisémitisme et de l’anti-intellec-
tualisme en France durant la fin du xixe siècle :
on apprend comment le polémiste du Figaro
reprend l’essentiel de la rhétorique et des thé-
matiques chères aux anti-intellectualistes.
L’audience et la popularité dont il jouit, avec
nombre de polémistes de la même tendance,
viennent attester de l’actualité saisissante de
l’anti-intellectualisme aujourd’hui.
. 143
HISTOIRE
« L’anti-intellectualisme
émane fréquemment
d’individus s’apparentant
aux intellectuels »
© JÉRÔME PANCONI
Votre ouvrage est le premier en France consacré à
l’anti-intellectualisme. Comment expliquez-vous
que ce phénomène ait suscité si peu d’attention ?
Les travaux consacrés aux intellectuels en France
réduisent la plupart du temps le discours anti-intellec-
tualiste à quelques épisodes saillants : l’affaire Dreyfus,
la « querelle des mauvais maîtres » – durant laquelle
on a imputé la défaite de 1940 à l’influence d’écrivains
comme André Gide – ou l’essor du mouvement pou-
jadiste. Ainsi présenté, l’anti-intellectualisme ne semble
s’être manifesté qu’à l’occasion de crises désormais réso-
lues : notre démocratie, fondée depuis la Révolution
sur la valorisation des « intellectuels » – j’utilise ce
terme au sens large –, aurait eu gain de cause. Ce récit
national occulte la permanence du discours anti-in-
tellectualiste, sans lequel la France ne serait pas consi-
dérée comme la « patrie des intellectuels » : les attaques
portées contre ces derniers sont en effet une des condi-
tions de leur valorisation. Loin de moi l’idée de décon-
struire un mythe pour en bâtir un autre… J’envisage
144.
Entretien avec
Sarah Al-Matary
Maîtressedeconférencesenlittératureàl’université
Lumière-Lyon 2, autrice de La Haine des clercs.
L’anti-intellectualisme en France*
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R N I DA L TA Ï B I
plutôt les choses en tension, à travers l’analyse des
polémiques qui ont opposé les intellectuels et leurs
adversaires, qui sont aussi, pour beaucoup, des lettrés.
L’anti-intellectualisme est souvent porté par
des figures elles-mêmes intellectuelles et
lettrées. Comment expliquez-vous cela ?
Travailler à partir de sources écrites, comme je l’ai
fait, suppose de renoncer à saisir les formes les plus
volatiles de l’anti-intellectualisme – par exemple cer-
taines de ses manifestations « populaires ». Pour autant,
sur la période que j’examine (xixe-xxie siècle), les écrits
anti-intellectualistes sont si nombreux, et si violents,
qu’on est contraint d’admettre cet apparent paradoxe :
l’anti-intellectualisme émane fréquemment d’individus
s’apparentant aux intellectuels par leur parcours sco-
laire, leur fonction sociale ou leur mode d’intervention.
Car l’anti-intellectualisme est l’expression de concur-
rences et de rapports de pouvoir : il permet aux auteurs
de se distinguer, en s’affirmant moins académiques,
plus originaux ou plus indépendants que d’autres. C’est
notamment le cas, dans les années 1930, des écrivains
qui se réclament de l’« authenticité », comme le roman-
cier prolétarien Henry Poulaille ou Louis-Ferdinand
Céline. L’anti-intellectualisme est aussi, pour ceux qui
débutent, une manière de se positionner par rapport
à des auteurs établis. Ainsi, de nombreux journalistes
du xixe siècle, qui appartiennent au « prolétariat intel-
lectuel », se dressent face à ces incarnations de la réus-
site bourgeoise qu’on nomme les « intellectuels d’État ».
Mais tel personnage, anti-intellectualiste à ses débuts,
ne l’est plus une fois qu’il a lui-même fait carrière !
Quelle forme l’anti-intellectualisme
peut-il prendre à l’échelle politique ?
Vers 1900, au sein du mouvement ouvrier, le dis-
cours anti-intellectualiste valorise la lutte économique
des syndicats contre les partis politiques, présentés
comme des repaires d’intellectuels. Mais la dénoncia-
tion des inégalités économiques prend un tour plus
politique dans l’entre-deux-guerres, lorsque le Parti
communiste de l’ancien mineur Maurice Thorez
adopte la tactique « classe contre classe », avant que
l’antifascisme n’impose de défendre les « bibliothèques
de Moscou » contre les « bûchers de Berlin ». Il faut
attendre la guerre d’Algérie pour qu’un ministre, le
socialiste Maurice Bourgès-Maunoury, s’en prenne aux
intellectuels qui dénoncent les exactions françaises. Et
l’élection de Nicolas Sarkozy pour qu’un président de
la République se flatte de ne pas être un intellectuel.
Vous défendez que l’anti-intellectualisme n’est
pas l’apanage de l’extrême droite. Qu’est-ce
donc qu’un anti-intellectualisme de gauche ?
Mon livre accorde une place équivalente à l’anti-in-
tellectualisme « de droite » et à celui « de gauche », si
tant est que ces catégories permettent de penser la com-
plexité de ces phénomènes. L’anti-intellectualisme est
un discours partagé : il est mobilisé à des fins politiques
diverses, et il est polarisé. Le polytechnicien Charles-
Ange Laisant, lequel appartient aux patriotes du
« groupe ouvrier » qui soutiennent le général Boulanger
à la fin des années 1880, devient anarchiste ; et les
anti-intellectualistes passant de gauche à droite sont
légion. Après l’affaire Dreyfus, Pierre-Joseph Proudhon,
considéré comme l’un des théoriciens de l’anarchisme,
devient une référence pour l’Action française de Charles
Maurras, qui considère qu’en décentralisant, on sup-
primerait les intellectuels d’État. Proudhon et Maurras
sont antisémites et misogynes ; mais contrairement à
Maurras, Proudhon se place dans le sillage des Lumières.
Son anti-intellectualisme a vocation égalitaire : il vise
à rééquilibrer la société, fondée sur la croyance en l’iné-
galité des intelligences. C’est de ce préjugé que découlent
la hiérarchie entre intellectuels et manuels, ainsi que la
valorisation du travail et du rôle social des premiers au
détriment des seconds. Après Proudhon, d’autres ont
lutté contre la concentration du pouvoir intellectuel,
mais aussi contre le paternalisme des élites. Les débats
sur la place des intellectuels au sein du socialisme ont
permis le développement d’une réflexion sur l’au-
to-émancipation du peuple, passant par l’éducation.
Quelles formes l’anti-intellectualisme
prend-il aujourd’hui ?
Bien des formes traditionnelles d’anti-intellectua-
lisme – comme la hiérarchie entre travailleurs intel-
lectuels et travailleurs manuels – persistent. La dénon-
ciation de cette hiérarchie sous-tend l’hostilité aux
élites technocratiques qu’exprime le mouvement des
Gilets jaunes. Peu d’attaques ont été formulées contre
les intellectuels ; mais s’est affirmée la revendication
d’une démocratie plus directe, dans laquelle les indi-
vidus prendraient en charge leur destin politique et
intellectuel. C’est « au sommet » que l’anti-intellectua-
lisme s’est exprimé de manière décomplexée. Je com-
mente dans La Haine des clercs les interventions de
Christine Lagarde : elle considère que penser prend
du temps, coûte cher, voire ne sert à rien. Les politiques
publiques ont matérialisé cet anti-intellectualisme néo-
libéral : non-renouvellement des postes à l’université,
suppression de places aux concours du CNRS, bureau-
cratisation de l’enseignement et de la recherche, déva-
lorisation des professions intellectuelles – laquelle
entraîne une crise des vocations et un recrutement au
rabais. À la force ou à l’instinct, les tenants de cet
anti-intellectualisme insidieux ajoutent la compétitivité
et la rentabilité : Antoine Petit, professeur des univer-
sités et PDG du CNRS, n’appelait-il pas récemment de
ses vœux une loi « inégalitaire » et « darwinienne »
« qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires,
établissements les plus performants à l’échelle interna-
tionale, une loi qui mobilise les énergies » ?
* Sarah Al-Matary, La Haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France
(Le Seuil, 2019).
. 145
HISTOIRE
LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• L’anti-intellectualisme peut prendre
diverses formes et expressions. Il peut être
d’ordre philosophique ou pamphlétaire.
• Il n’est pas l’apanage de l’extrême droite.
On retrouve des anti-intellectualistes
socialistes et communistes à la fin du
xixe siècle et au début du xxe.
• Un paradoxe de l’anti-intellectualisme est
que ses grands représentants sont eux-
mêmes des intellectuels, des philosophes
(Pierre-Joseph Proudhon ou Paul Nizan)
ou de grands écrivains (Maurice Barrès ou
Louis-Ferdinand Céline).
• L’anti-intellectualisme continue à exister
aujourd’hui mais, la législation ayant
évolué, il s’exprime sous des formes plus
policées et nuancées.
Prolonger le dossier avec
… DES LECTURES
• Il est très important de lire les « anti-
intellectualistes » à la source. La collection
« Bouquins » de Robert Laffont fait un
remarquable travail de réédition des principales
figures de l’anti-intellectualisme : Maurice Barrès,
Lucien Rebatet… Ces publications sont
accompagnées d’un appareil critique qui permet
de contextualiser leur propos.
146.
L’auteur vous conseille
• Christophe Charle et Laurent
Jeanpierre (dir.), La Vie
intellectuelle en France
(Le Seuil, 2019)
C’est l’étude de référence de la vie
intellectuelle en France. Le livre
offre un regard panoramique sur
les différents courants, événements,
sensibilités et figures de 1789 à nos
jours. Ses auteurs utilisent le terme
« intellectuel » au sens large, traitant
tout aussi bien de l’anti-
intellectualisme.
• Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume.
Édouard Drumont, Éric Zemmour
et la part sombre de la République
(La Découverte, 2019)
L’historien établit un parallèle entre
le pamphlétaire antisémite Édouard
Drumont (1844-1917) et le polémiste
Éric Zemmour. En étudiant deux
figures de l’anti-intellectualisme en
France de deux périodes différentes,
il révèle les formes contemporaines
de l’anti-intellectualisme.
L’anecdote
L’anti-intellectualisme est une notion com-
plexe et sa frontière avec l’intellectualisme
est poreuse : plusieurs intellectuels ont
d’abord été anti-intellectualistes et vice versa.
Avant de devenir la figure de proue des
dreyfusards, Émile Zola fut un anti-
intellectualiste assumé. Se défiant des ro-
mantiques, des symbolistes et des métaphy-
siciens, il a prôné une conception plus terre
à terre des réalités sociales. En témoigne le
naturalisme de ses Rougon-Macquart.
 La culture, c’est comme la confiture
LE POIDS DES MOTS
Associez chacune de ces phrases exprimant une
certaine forme d’anti-intellectualisme à son auteur.
1. « La France se meurt, la France est morte. Nos
élites politiques, économiques, administratives,
intellectuelles, artistiques crachent sur sa tombe et
piétinent son cadavre fumant. »
2. « J’ai un amour immense pour tous ces humbles et
tous ces pauvres qui peinent et triment pour
enrichir une poignée de flibustiers cosmopolites. »
3. « Certaines personnes se croient d’autant mieux
cultivées qu’elles ont étouffé la voix du sang et
l’instinct du terroir. »
A. Édouard Drumont
B. Maurice Barrès
C. Éric Zemmour
AU NOM DE LA SCIENCE
Répondez par « vrai » ou « faux »
à ces deux affirmations.
1. Une théorie pseudo-scientifique populaire à la fin
du xviiie siècle prétendait que le climat d’un lieu
donné avait une influence directe sur la couleur
de peau de sa population :
VRAI FAUX
2. Certains écrits de Paul Broca affirment que les
femmes sont moins intelligentes que les hommes
parce que leur boîte crânienne est plus petite.
VRAI FAUX
réintégrer l’armée. le président Émile Loubet l’a gracié en 1899,
n’avait pas commise. Il est alors autorisé à il arrive en mars 1895 ; 3. sept ans après que
injustement condamné pour une faute qu’il procès le condamne au bagne en Guyane, où
la Cour de cassation affirme que Dreyfus a été documents confidentiels à l’Allemagne ; 2. son
3 J’ACCUSE… ! 3
C’est dans le cadre de l’affaire Dreyfus Nombre de points
que certaines tensions opposant
intellectuels « intellectualistes » et /8
intellectuels « anti-intellectualistes »
deviennent particulièrement apparentes.
Voyez dans quelle mesure vous êtes familier avec
l’Affaire en répondant à ces quelques questions.
1. Pour quelle raison le capitaine Dreyfus a-t-il été
arrêté le 15 octobre 1894 ?
• Il était accusé d’avoir voulu mener un coup d’État
contre la République
• Il était accusé d’avoir livré des documents
confidentiels à l’Allemagne
• Il était accusé d’être allé aux toilettes tandis que
l’orchestre de l’armée jouait l’hymne national
2 2. À quoi le capitaine Dreyfus a-t-il été condamné
suite à son procès en décembre 1894 ?
•• Au bagne à vie en Guyane
À la peine de mort
• À la lecture de l’intégralité de La Comédie
humaine d’Honoré de Balzac
3. Comment l’Affaire s’est-elle terminée ?
• Le capitaine Dreyfus est mort en Guyane après
quarante années passées au bagne
• Le capitaine Dreyfus a été gracié par le président
de la République et réhabilité
• Le capitaine Dreyfus a été réintégré dans l’armée
après avoir consacré vingt années de sa vie à lire
l’intégralité de La Comédie humaine
alors qu’on le soupçonne d’avoir transmis des
J’accuse : 1. Le capitaine Dreyfus est arrêté
Au nom de la science : 1. vrai ; 2. vrai.
Le poids des mots : 1-C, 2-A, 3-B.
. 147
 REMUE-MÉNINGES

Jeux de logique
à partager
Venez muscler votre mémoire et tester votre attention avec l’éléphant.
C’est à vous de jouer !
PA R E W E N N C H A U O U

Compter les œufs

C’est l’heure du petit-déjeuner ! Frédéric, Georges
et Mélanie décident chacun de prendre deux
œufs, alors que Julien, Charlotte et Alice n’en Garçon !
prennent qu’un. En vous appuyant sur
cette répartition, pourrez-vous prédire Suzette, Louis et Marie-Luce sont au restaurant.
combien d’œufs Élisabeth prendra de Après moult hésitations, voici ce qu’ils décident
son côté ? Pour vous aider, sachez chacun de commander.
que Sarah ne mangera pas d’œuf
au petit-déjeuner.
SUZETTE LOUIS MARIE-LUCE
- Palourdes farcies - Tomates- - Salade niçoise
Simplifier la vie - Gratin d’endives
au saumon
mozzarella
- Civet de chevreuil-
- Sole meunière-
patates vapeur
- Profiteroles carottes - Pavlova aux fruits
Quel est le seul mot qui commence par la lettre « e » au chocolat - Coupe colonel rouges
et ne contient qu’une seule lettre ? - Café - Pas de café - Noisette

Pourboire de Pourboire de Pas de pourboire

10 euros laissé 5 euros laissé laissé
Sur le toit du monde
En complétant la phrase ci-dessous, retrouvez le Prenez un peu de temps pour mémoriser toutes ces
nom de cette montagne qui aurait été baptisée ainsi informations, puis répondez aux questions suivantes.
à la suite d’une discussion animée entre ceux que Attention, à partir de maintenant, vous n’avez plus le
l’on appelle parfois « nos deux ancêtres ». droit de regarder les menus !

« Adam part tandis qu’…………… » 1. Qui est l’unique personne à avoir pris un plat
à base de viande ?
2. Qui a pris le seul dessert au chocolat
de la bande ?
3. Qui est la seule personne à ne pas avoir laissé
de pourboire ?
4. Qui a pris une noisette après le dessert ?

148.
.149
Compter les œufs : il y a deux « e » dans « Élisabeth ». Celle-ci prendra par
conséquent deux œufs au petit-déjeuner.
Simplifier la vie : c’est le mot « enveloppe ».
Sur le toit du monde : « Adam part tandis qu’Ève reste. » Cette phrase fait
référence au mont Everest, qui est le plus haut sommet du monde.
Garçon : 1. Louis ; 2. Suzette ; 3. Marie-Luce ; 4. Marie-Luce.
Au shaker, pas à la cuillère : voici ce que donne la grille en décalant tous
les mots d’une case vers la droite :
Piña colada Mojito Punch
Punch Piña colada Mojito
Mojito Punch Piñacolada
As et joker : la réponse est beaucoup plus simple qu’elle n’en a l’air ! Il
n’est en effet pas question de prendre en compte toutes les cartes étalées
sur la table. Puisque vous disposez de cinq cartes (les quatre as + le joker)
quelle est sa vitesse en kilomètres-heure ?
que le train conserve une allure constante,
à traverser un pont de 600 mètres. En supposant
Un train de 200 mètres de long met 30 secondes
Tchou-tchou !
au bout de trois heures ?
Combien restera-t-il de bougies sur le chandelier
qu’aucune autre bougie ne s’éteindra, de fermer la porte.
s’est éteinte. Vous décidez alors, afin de vous assurer
vous vous rendez compte qu’une bougie supplémentaire
éteindre deux d’entre elles. Quelques minutes plus tard,
d’entrée. Un courant d’air vient malheureusement
allumées sur un chandelier juste à côté de la porte
En allant à l’église, vous constatez que sept bougies sont
Aller mettre un cierge
des deux amies ?
Combien de clémentines possède chacune
fois plus.
des siennes à Denise, cette dernière en aurait alors trois
de clémentines. À l’inverse, si Caroline donnait deux
Caroline, les deux amies auraient alors le même nombre
dans leur sac. Si Denise donnait une clémentine à
Denise et Caroline ont toutes les deux des clémentines
Paix clémentine
et que l’une d’entre elles doit être la dernière à être choisie, vous avez une
chance sur cinq, soit 20 %, que cette dernière carte soit le joker.
Paix clémentine : Denise a sept clémentines tandisque Caroline en a cinq.
SiDenisedonneuneclémentineàCaroline,lesdeuxamiesenaurontalors
six chacune. Si Caroline en passe deux à Denise, cette dernière sera alors
en possession de neuf clémentines, contre trois pour son amie.
Aller mettre un cierge : il en restera en réalité trois (et non quatre)… à
savoir celles qui se sont éteintes avant que vous ne fermiez la porte ! La cire
des quatre bougies qui étaient alors allumées sera en effet entièrement
consumée au bout de trois heures.
Tchou-tchou : s’il s’est écoulé 30 secondes entre le moment où l’avant du
train arrive sur le pont et celui où l’arrière du train le quitte, cela veut dire
que le train a en tout parcouru 800 mètres (600 + 200 = 800). Cela fait
donc 800 mètres en 30 secondes, soit 1 600 mètres en 1 minute et, par
conséquent, 96 kilomètres en 1 heure (60 x 1 600 = 96 000). Le train roule
donc à 96 kilomètres-heure.
quatre as avant le joker ?
est le pourcentage de chances de retourner les
retourner une même carte plusieurs fois, quel
par une, et en admettant que vous ne pouvez pas
Si vous vous mettez à retourner les cartes une
cachée. Vous ignorez l’emplacement des cartes.
cinquante-deux cartes ainsi qu’un joker, face
Vous venez d’étaler sur la table un paquet de
As et joker
première colonne à la place.
font partie de la dernière colonne, les placer dans la
chaque mot d’une case vers la droite. Pour les mots qui
Essayez à présent de restituer la grille… en décalant
Piña colada Mojito Punch
Punch Mojito Piña colada
Piña colada Punch Mojito
que des noms de cocktails célèbres.
Mémorisez la grille suivante, qui ne comporte
Au shaker, pas à la cuillère
BIOLOGIE

MICROBIOTE
Le peuple de nos intestins
Elles sont 100 000 milliards,
et nous devons à ces bactéries
notre énergie, notre immunité,
notre bonne humeur.

150.
 Illustration de la représentation en 3D des bactéries à l’intérieur de l’intestin. ADOBE STOCK
PA R S O P H I E VO , J O U R N A L I S T E S C I E N T I F I Q U E

e même que la forêt abrite une vaste diversité

d d’espèces qui vivent en harmonie, notre corps

héberge un écosystème foisonnant. C’est une
étrange flore, composée d’une foule de bacté-
ries, qui se tapit au cœur de nos entrailles. Ces
bactéries se réfugient dans les intestins mais aussi sur la peau,
dans la bouche ou dans le vagin, formant notre microbiote (du
grec « petit » et « vie ») aux côtés des levures, virus et champi-
gnons. On parle de symbiose car cette cohabitation se fait en
parfaite harmonie : nous leur offrons un abri douillet et de
quoi manger, en contrepartie, elles nous aident à digérer et
nous rendent d’innombrables autres services. De ce petit
monde, 99 % résident dans l’intestin. On y compte 100 000 mil-
liards de bactéries, soit dix fois plus que le nombre de cellules
qui composent notre corps.
Pourtant, jusqu’à récemment, ce microbiote intestinal était
encore une terra incognita. Si on prélève facilement ces bacté-
ries dans les selles, il était difficile de les cultiver en laboratoire
car elles vivent en anaérobie, c’est-à-dire dans un milieu
dépourvu d’oxygène. Tout a changé avec l’arrivée de la méta-
génomique, une technique de biologie moléculaire qui a dévoilé
toute l’information génétique issue de ces bactéries. Désormais,

. 151
BIOLOGIE
nous savons mieux qui elles sont et combien
elles sont. En 2010, l’étude d’envergure
MetaHIT a ainsi révélé l’extrême richesse de
notre microbiote et bouleversé nos connais-
sances. Nous savons aujourd’hui que nos bac-
téries intestinales peuvent influencer notre
poids, nos allergies, notre système immuni-
taire et même notre humeur… Longtemps
négligé, l’intestin n’en finit plus de nous fasci-
ner et les études se multiplient pour encenser
notre écosystème microbien.
À chacun sa collection
de microbes
Comme l’ADN ou les empreintes digitales,
nous avons chacun un microbiote qui nous
est propre. Celui-ci se constitue dès les pre-
miers instants de la vie. Alors qu’il est isolé
dans le ventre de sa mère, l’enfant à naître est
maintenu stérile et dépourvu de tout germe.
C’est au moment de l’accouchement qu’il est
assailli par une armée de bactéries. Cette ren-
contre est cruciale car les premières bactéries
qui s’implantent vont l’accompagner tout au
long de la vie. Celles-ci viennent du microbiote
vaginal de la mère si l’accouchement a lieu par
voie basse : ce sont principalement des lacto-
bacilles, qui forment une barrière contre les
germes pathogènes. Les bébés nés d’une césa-
rienne, eux, n’ont pas cette chance : leur pre-
mier contact avec l’extérieur se fait avec les
bactéries de la maternité, celles de l’air et celles
vivant sur la peau de la mère et du personnel
soignant. Plusieurs travaux ont montré que
ces nouveau-nés seraient plus sensibles à
diverses maladies comme l’asthme, l’obésité,
les allergies ou certaines maladies inflamma-
toires. C’est pour compenser ce
déséquilibre qu’une pratique s’est ON DEVRAIT POUVOIR
AIMER TOUT D’UNE
répandue : badigeonner le bébé PERSONNE, L’ŒSOPHAGE,
avec une compresse imbibée de ET LE FOIE,
la flore vaginale maternelle, ceci ET LES INTESTINS.
JEan-Paul sartrE
afin de mimer un ensemence-
ment naturel du microbiote. Par
la suite, le microbiote se met en place et s’en-
richit progressivement, influencé par l’envi-
ronnement et l’alimentation du nouveau-né.
152.
Quiz
1. Combien de bactéries notre intestin abrite-t-il ?
•• 100 000
100 000 millions
••100 000 milliards
Deux ou trois
2. Un bébé constitue son microbiote dès les premiers
instants de sa vie. Par quel biais s’effectue
son premier contact avec les bactéries ?
•• Par le microbiote intestinal de la mère
Par le microbiote vaginal de la mère
•• Par les bactéries présentes dans la maternité
Le bébé reste dépourvu de tout germe jusqu’à ses 2 ans
par césarienne.
de sa mère s’il est né par voix basse, mais ce sont celles de la maternité si l’enfant naît
2. Petit piège : les premières bactéries à atteindre le nouveau-né sont celles du vagin
1. 100 000 milliards ! Elles représentent 99 % des bactéries de notre corps.
Le lait maternel, notamment, apporte des
bifidobactéries bénéfiques pour la santé. On
sait aussi qu’un excès de propreté nuit au bon
développement de notre peuple microbien et
Un excès de propreté
nuit au bon
développement de notre
peuple microbien.
que la prise d’antibiotiques, qui éradiquent les
mauvaises bactéries comme les bonnes,
réduira sa richesse. Au gré de ce qu’il mange,
des objets qu’il porte à sa bouche ou des bisous
qu’on lui fait… le bébé constitue petit à petit
sa collection personnelle de bactéries, qui
devient de plus en plus riche jusqu’à l’âge de
2-3 ans, où elle atteint sa « taille » adulte.
Sa composition changera peu tout au long
de la vie, même si elle peut être modifiée par
l’alimentation, l’ingestion de probiotiques ou
la prise de médicaments. Si chacun se distingue
 CONCENTRATION DES BACTÉRIES
dans l’appareil digestif

ESTOMAC
1 000 à 10 000 par ml

INTESTIN GRÊLE
108 par ml

CÔLON
1011 par ml

Source : études réalisées par

Ron Milo et Ron Sender de l’Institut
Weizmann, janvier 2016.

par un microbiote unique, on peut dire que •BACTÉRIE d’un régime alimentaire ou de certains médi-
d’autres individus ont un intestin qui res- caments changent d’une personne à l’autre.
Organisme vivant
semble au nôtre… Nous nous répartissons microscopique Au-delà d’être une signature identitaire, le
ainsi parmi trois familles appelées « entéro- constitué d’une microbiote en dit donc long sur nous. Et de
types » – de la même manière que quatre seule cellule et doté l’ensemble des récents travaux émerge une
d’un matériel
groupes sanguins différencient les individus. génétique (ADN). découverte capitale : plus notre microbiote est
Chaque famille est baptisée du nom de la bac- Dans le corps riche et diversifié, mieux nous nous portons.
humain, l’immense
térie la plus représentée dans chacun d’eux. La majorité des
première famille est dominée par les bactéries sont Quand les bactéries
Bacteroides, des bactéries qui apprécient la inoffensives voire prennent soin de nous
bénéfiques, mais
viande et les matières grasses, tandis que la certaines peuvent Chaque jour, nous partageons nos repas
famille des Prevotella est davantage liée à une être à l’origine de avec nos milliards de bactéries. Lorsqu’un ali-
alimentation riche en glucides complexes et maladies ment est ingéré, il voyage dans notre système
infectieuses.
en fibres : elle est donc plus fréquente chez les digestif pour être réduit en morceaux jusqu’à
végétariens. La troisième famille se distingue ce que les fragments soient assez petits pour
par une proportion élevée de Ruminococcus, être assimilés par notre corps. La première
aimant particulièrement l’alcool. Si l’existence étape a lieu dans la bouche avec la mastication,
de ces entérotypes reste discutée, cette répar- puis l’aliment devenu bouillie descend jusqu’à
tition pourrait expliquer pourquoi les effets l’estomac, qui brasse le tout pour en faire de

. 153
BIOLOGIE

minuscules miettes. Le plus gros de la diges- •MÉTAGÉNOMIQUE organisme. Selon ce que nous mangeons, nous
tion se fait ensuite dans l’intestin grêle. À par- déterminons quelles bactéries vont prospérer
Méthode d’analyse
tir des miettes vont être extraits des éléments du contenu et lesquelles seront les plus abondantes.
encore plus petits, les nutriments, qui sont génétique des Certaines seront plus fréquentes chez les ama-
assimilés par nos cellules pour leur fournir de populations
bactériennes d’un
l’énergie. C’est en aval, dans le côlon, que les milieu donné, à la L’intestin a longtemps été
bactéries attendent d’être servies. Elles se croisée de la
chargent des résidus que nous aurions été génétique, de
l’écologie et de
réduit à sa fonction dans
incapables de digérer seuls – comme les fibres l’informatique. En
faisant parler
la digestion. On sait qu’il
alimentaires de certains fruits, légumes ou
céréales – tout en se nourrissant au passage.
directement l’ADN
des bactéries, elle
intervient aussi dans nos
Se faisant, elles produisent des gaz qui se mani- permet un aperçu
des fonctions
défenses naturelles.
festent par l’odeur de nos flatulences, mais biologiques
aussi des composés que nos cellules pourront existant dans ce teurs de viande, tandis que d’autres vont pré-
utiliser comme des sucres et des acides gras. milieu. férer une alimentation à base de légumes.
De 5 à 10 % de nos besoins énergétiques sont •ANTIBIOTIQUE Dans certains cas, les bactéries fabriquent
ainsi couverts grâce à nos bactéries. Et non même de nouveaux outils pour aider à la
seulement elles nous alimentent en énergie, Substance digestion. Les bébés africains, par exemple,
permettant de
mais elles fabriquent aussi des vitamines indis- détruire ou de ont des bactéries capables de digérer la nour-
pensables au bon fonctionnement de notre bloquer la riture très riche en végétaux qu’ils con-
croissance des
bactéries
somment. Quant aux Japonais, ils hébergent
responsables d’une des bactéries qui décomposent les sucres com-
Bifidobacterium, bactérie probiotique que l’on trouve dans
l’intestin, vue par micrographie électronique à balayage.
infection. Le plexes des algues, comme celles entourant les
mécanisme
SPL/ DENNIS KUNKEL MICROSCOPY antibiotique est makis, que les Occidentaux ne digèrent pas.
découvert par Ainsi, si lors d’un court séjour à l’étranger nous
hasard en 1928 et sommes gênés par une diarrhée ou une consti-
la production de
pénicilline débute pation, c’est que l’alimentation n’est pas adap-
en 1942, tée à notre microbiote.
permettant de
soigner des
Si l’intestin a longtemps été réduit à sa
maladies jusque-là fonction dans la digestion, on sait aujourd’hui
incurables comme qu’il intervient aussi dans nos défenses natu-
la tuberculose ou
la pneumonie. relles. Les bactéries de notre microbiote nous
protègent contre les germes : en occupant le
•GERME terrain, elles ne laissent pas de place aux mau-
Élément organique vaises bactéries qui voudraient coloniser l’in-
microscopique testin. Mais il s’avère qu’elles dialoguent aussi
(comme une
bactérie ou un
avec notre système immunitaire, et ce, dès les
virus). Le terme est premiers instants de la vie. Nos cellules immu-
surtout utilisé pour nitaires, chargées de reconnaître et d’éradiquer
désigner un
micro-organisme les envahisseurs qui pourraient être dangereux
susceptible de pour notre santé, logent à 80 % dans l’intestin.
générer une Grâce à notre microbiote, elles font très tôt la
maladie dans
l’organisme qui connaissance des bactéries. Cela participe à
l’accueille. leur instruction car elles apprennent à distin-
guer les bonnes bactéries des éventuels intrus :
ainsi, elles pourront réagir plus vite face à un
agent pathogène. Le rôle du microbiote dans

154.
nos défenses naturelles a été démontré par des Le microbiote en chiffres •NERF VAGUE
expériences sur des souris dites axéniques :
Dixième nerf
nées par césarienne et élevées dans des bulles 12
stériles, elles ont un intestin dépourvu de
microbes. Il s’avère que ces souris ont un sys-
2 kg 10 crânien, celui dont
le territoire est le
plus étendu. C’est
Poids des Nombre de micro- une voie
tème immunitaire très immature, ce qui les bactéries organismes dans le importante de la
rend plus sensibles aux allergies et aux dans la flore microbiote intestinale : régulation
végétative
infections. intestinale 1012 à 1014 ( 2 à 10 fois (digestion, rythme
D’autres études montrent que la composi- plus que de cellules cardiaque…), qui
tion du microbiote influence notre métabo- + de dans notre corps ! ) transmet des
informations
lisme mais aussi notre stress, notre humeur et
même notre personnalité… Rien d’étonnant 10 sensorielles. Il naît
dans le bulbe
à cela quand on sait que le cerveau et l’intestin
dialoguent étroitement, par l’intermédiaire du
millions 160 rachidien, chemine
dans le cou et se
termine au niveau
Nombre de Espèces de micro-
nerf vague mais aussi via la circulation san- du thorax.
gènes au total organismes différents
guine grâce à des messagers chimiques. La
sérotonine notamment, hormone du bien- Sources : Inserm et Inra. •AGENTPATHOGÈNE
être, est fabriquée en grande partie dans l’in- N’importe quel
facteur pouvant
testin. Ainsi, dénuées de microbiote, les souris causer une
seraient plus anxieuses, selon les études. Chez maladie chez un
l’humain, les recherches en sont encore à leurs même, l’utilisation d’additifs comme les émul- être vivant. Il peut
s’agir d’un facteur
balbutiements, mais il a été montré que l’in- sifiants des glaces ou des barres chocolatées physique (le froid,
gestion de certaines bactéries pourrait dimi- serait néfaste pour le microbiote. D’autres fac- un choc), chimique
(réaction toxique)
nuer les symptômes de la dépression. Considéré teurs seraient en cause : l’excès d’hygiène, dû ou biologique (un
aujourd’hui comme un « deuxième cerveau », à la peur des microbes, amoindrit nos défenses virus, une bactérie,
l’intestin ouvre des pistes prometteuses pour naturelles, tout comme la prise d’antibiotiques, un parasite).
soigner diverses maladies. Le rôle du micro- qui éliminent les bactéries pathogènes sans les
biote intestinal sur notre santé est tel qu’il tend distinguer de celles qui nous sont bénéfiques.
aujourd’hui à être considéré comme un organe Des chercheurs ont comparé nos populations
à part entière, au même titre que le cœur et les intestinales à celles d’une tribu isolée, les
poumons. Hadza de Tanzanie, dont l’alimentation se
compose essentiellement de gibier, de tuber-
Un équilibre fragile cules de pomme de terre, de miel et de baies.
Si l’être humain et ses bactéries sont des Ces chasseurs-cueilleurs ont une diversité bac-
alliés de longue date, ces dernières doivent térienne bien supérieure à la nôtre, mais aussi
sans cesse s’adapter à nos modes de vie chan- moins d’infections et de maladies métabo-
geants. À l’ère industrielle, le bouleversement liques. Même constat chez les Yanomami
de nos habitudes alimentaires n’a pas été sans d’Amazonie, qui ont une flore intestinale d’une
conséquence sur notre microbiote… Il s’avère diversité sans égale. Il devient de plus en plus
qu’il est appauvri chez une personne sur quatre évident que, dans nos sociétés modernes, le
en Occident. La consommation d’aliments microbiote perd de sa richesse, et ce déséqui-
transformés, riches en protéines, en sucres et libre pourrait être néfaste pour notre santé.
en lipides, s’est intensifiée au détriment des On sait en effet que diverses maladies comme
fibres complexes que l’on trouve dans les légu- l’obésité, le diabète, les maladies inflamma-
mineuses, les fruits ou les légumes. Ces der- toires chroniques de l’intestin ou encore cer-
nières sont pourtant une source majeure de taines allergies sont associées à une diversité
subsistance pour nos bactéries intestinales. De réduite du microbiote.

. 155
BIOLOGIE
« Il est difficile d’imaginer
des maladies dans lesquelles
notre microbiote ne serait
pas impliqué »
C’EST
D’ACTU
Il publie
un nouvel
ouvrage
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la
dysbiose, le déséquilibre du microbiote ?
Pour expliquer ce qu’est la dysbiose, il faut d’abord
comprendre la symbiose. Nous sommes des êtres
constitués à la fois de nous-mêmes et de nos bactéries.
Nous avons notre ADN propre, mais nous vivons en
symbiose avec les bactéries qui sont en nous et inter-
agissent avec nous. Elles ont colonisé nos intestins il
y a très longtemps et leur évolution s’est faite de manière
très lente. Mais, dans les cinquante dernières années,
tout s’est accéléré avec l’industrialisation : nos modes
de vie et notre alimentation ont changé, ce qui a fait
évoluer nos bactéries de façon beaucoup plus rapide.
Contraintes de s’adapter à des produits hyper trans-
formés, certaines n’ont pas survécu et ont été rempla-
cées par d’autres. La symbiose est en train de se rompre.
Cela mène aux dysbioses, des déséquilibres de nos
bactéries digestives.
156.
Entretien avec
Gabriel
Perlemuter
Chef du service hépato-gastro-entérologie
à l’hôpital Antoine-Béclère (AP-HP, Clamart),
auteur de Stress, hypersensibilité, dépression...*
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R S O P H I E VO
Comment ces dysbioses sont-elles
associées à diverses maladies ?
Il faut se rendre compte que les bactéries sont au
centre de tout : elles sont en interaction avec le foie,
avec le système digestif, avec le cerveau… L’image, c’est
le centre de gravité qui est au niveau du ventre. Nous
savons aujourd’hui que tout est interconnecté ; il est
donc difficile d’imaginer des maladies dans lesquelles
notre microbiote ne serait pas impliqué. La question
qu’il faut se poser est celle-ci : le déséquilibre du micro-
biote est-il la cause ou l’une des causes de la maladie ?
On sait, d’après les travaux récents, que la dysbiose a
un rôle dans les colites inflammatoires, dans certaines
maladies du foie, dans certaines maladies neurodégé-
nératives comme Parkinson ou Alzheimer, dans
l’hypersensibilité, les addictions ou le stress.
Peut-on soigner certaines maladies
en modifiant le microbiote ?
Il est logique de vouloir modifier le microbiote
quand nous savons que les bactéries ont un rôle dans
diverses maladies. On peut le faire par l’alimentation
ou en amenant les bactéries directement avec des pro-
biotiques1. Les expérimentations donnent de bons
résultats chez les modèles animaux, mais c’est plus dif-
ficile à appliquer chez l’homme car les maladies sont
multifactorielles et il n’y a pas de recettes pour tout le
monde. Contre une légère anxiété, par exemple, il sera
préconisé de manger des aliments riches en prébio-
tiques2 et de limiter l’excès de graisses, qui favorisent
l’inflammation. On peut agir ainsi sur des troubles
légers de l’anxiété, mais je ne le conseillerai pas à un
dépressif à tendance suicidaire. Chez les personnes qui
ont des addictions, il a été observé une augmentation
des bactéries délétères, notamment celles fabriquant
des produits toxiques pour la barrière digestive. On
pourra conseiller des prébiotiques, qui vont nourrir les
bonnes bactéries et contrecarrer l’effet délétère des bac-
téries nocives. Il reste beaucoup d’études à mener pour
déterminer quelles bactéries seraient les plus adaptées
à telle ou telle maladie. Toutefois, pour désamorcer le
stress du quotidien ou en cas de coup de blues, je préfère
conseiller des souches précises de probiotiques plutôt
qu’une prise en charge chimique avec des anxiolytiques,
dont nous avons un usage irraisonné. Dans le cas d’une
personne qui a tendance à trop manger, les bactéries
pourraient également s’avérer efficaces, notamment
celles qui agissent sur la sensation de satiété.
Quelle serait la meilleure alimentation
pour nos bactéries ?
Pour renforcer la diversité de nos bactéries, on
connaît les vertus d’une alimentation dite méditerra-
néenne, doté d’une action anti-inflammatoire et riche
en fibres. C’est-à-dire une alimentation verte, avec beau-
coup de crucifères comme le brocoli et le chou-fleur,
pas trop de laitages, du poisson, des oignons et de l’ail,
riches en inuline. Les légumes et fruits doivent être
réintroduits pas à pas pour apprivoiser doucement nos
bactéries, si celles-ci ne sont pas habituées au bien man-
ger. Toutefois, c’est du cas par cas et cela dépend des
personnes. Chez l’hypersensible souffrant de troubles
intestinaux, il vaut mieux éviter les légumes riches en
fibres comme les brocolis ou les lentilles, ces fibres étant
à l’origine de fermentations entraînant des douleurs.
Dans certains cas, la greffe fécale
permet de rétablir le microbiote ?
La greffe de selles marche bien dans les maladies
aiguës, notamment chez les patients souffrant de colite
à Clostridium difficile, une infection grave du côlon
où cette bactérie prolifère au détriment de toutes les
autres. Il faut imaginer quelqu’un qui a pris plein d’anti-
biotiques : son côlon devient comme une salle de
cinéma vide où Clostridium difficile peut prendre toute
la place. La greffe de selles est le traitement de réfé-
rence : elle va amener d’autres bactéries qui vont empê-
cher la prolifération de Clostridium. Pour les maladies
chroniques, c’est plus compliqué car on ne sait pas
combien de bactéries il faut donner. On en est encore
aux protocoles de recherche et il reste à démontrer les
bénéfices et aussi les risques pour quels types de
patients. Car la greffe de selles transmet des bactéries
mais aussi des virus et d’autres microbes que l’on ne
connaît pas.
Avec les perspectives qu’ouvre le microbiote, à quoi
ressemblera la médecine de demain, selon vous ?
J’imagine qu’à l’avenir on pourra, grâce à l’analyse
du microbiote, aider à prédire le risque de développer
certaines maladies et même les prévenir. On pourra
cibler le microbiote de façon individualisée et utiliser
des probiotiques et apports alimentaires spécifiques
en fonction des tests. Cela se fera avec l’aide de l’in-
telligence artificielle, mais la prise en charge et l’ac-
compagnement par le médecin feront toujours partie
du traitement. Nous pouvons en effet préjuger d’une
maladie dès qu’un patient se présente, en observant
la façon dont il parle et se meut, ou la manière dont
il explique ses symptômes. Quelqu’un qui arrive avec
une longue liste écrite de tous ses symptômes pourra
évoquer un hypersensible, par exemple. Malgré toutes
les avancées techniques, la médecine personnalisée et
les rapports humains restent encore très importants
pour aider le patient à aller mieux.
1. Probiotiques : organisme vivant, bactérie ou levure, dont l’ingestion a
un effet bénéfique sur la santé dans la mesure où il contribue à la
diversité du microbiote intestinal. On en trouve dans l’alimentation
(yaourts, laits fermentés, choucroute…) ou en capsules.
2. Prébiotiques : ces composés contenus dans notre alimentation servent
de nourriture à nos bactéries. On les trouve essentiellement dans
certains fruits et légumes ou sous forme de compléments alimentaires.
* Gabriel Perlemuter, Stress, hypersensibilité, dépression... Et si la solution
venait de nos bactéries ? (Flammarion/Versilio, 2020).
. 157
BIOLOGIE

LES 4 POINTS L’autrice vous conseille

ESSENTIELS DU DOSSIER
• Giulia Enders, Le Charme discret de
l’intestin : tout sur un organe mal
• 100 000 milliards de bactéries composent aimé (Actes Sud, 2017)
notre microbiote intestinal. Celui-ci est Que se passe-t-il dans notre ventre
unique, propre à chacun. quand on mange un gâteau ? Giulia
Enders et l’illustratrice Jill Enders
• Nos bactéries intestinales nous aident à nous emmènent dans une étonnante visite
digérer, fabriquent des vitamines, guidée de notre système digestif. Du grand
renforcent notre système immunitaire et voyage de la nourriture à l’art du bien chier,
influencent notre poids, notre humeur et ce livre plein d’humour nous raconte les
même nos comportements. secrets de l’intestin.

• Le microbiote est le reflet de notre santé : • Gabriel Perlemuter, Stress, hypersensibilité,

plus nous abritons d’espèces différentes de
bactéries, mieux nous nous portons.
• Un microbiote pauvre et peu diversifié
peut être le reflet de maladies telles que
l’obésité et le diabète, ou encore des
maladies auto-immunes.
Prolonger le dossier avec
dépression... et si la solution venait de nos
bactéries ? (Flammarion/Versilio, 2020)
Illustré par des cas cliniques et les dernières
découvertes scientifiques, cet ouvrage
didactique nous plonge dans l’univers des
bactéries. On y apprend que les addictions
sont aussi l’affaire de nos bactéries ou que,
pour déprimer une souris, il suffit de la
nourrir avec de la junk food. Gabriel
Perlemuter compare nos bactéries aux
midi-chloriens de Star Wars, qui vivent
chez tous les êtres vivants et leur permettent
d’être connectés à la Force.

… UN FILM
• Microbiote, les fabuleux pouvoirs
du ventre, de Sylvie Gilman et
Thierry de Lestrade (Yuzu
Productions/Arte/INRA, 2019) :
mieux comprendre le microbiote
pour mieux le respecter, serait-ce
la clé d’un futur plus sain ? Ce
documentaire ludique et ponctué
d’animations nous fait découvrir
l’importance de notre microbiote
sur la santé. En plus de nous
dévoiler les pouvoirs insoupçonnés
du ventre, le film alerte sur la
perte de notre diversité
microbienne.
L’anecdote
Avoir le ventre noué, l’estomac dans les talons
ou des papillons dans le ventre… Nombreuses
sont les expressions qui mettent en avant le
lien étroit qui existe entre notre ventre et
nos émotions. La salutation « Comment
allez-vous ? », en apparence anodine, cache
elle aussi un sous-entendu lié à nos intestins…
Pour s’enquérir de l’état de santé de son in-
terlocuteur, la coutume voulait en effet qu’on
lui demande : « Comment allez-vous à la
selle ? » La fin de la phrase se serait perdue
à la Renaissance et il ne nous en reste que le
début.

158.
 En avoir dans le ventre
PAS FACILE À DIGÉRER ! 8 ÇA COULE DE SOURCE 1

Parmi ces anecdotes étonnantes, Quelle est la capacité, en moyenne, Nombre de points
lesquelles sont fausses ? d’un estomac adulte ?
1. Notre appareil digestif possède 200 millions de
neurones.
••0,2 litre à vide, 2 litres maximum
0,5 litre à vide, 4 litres maximum
/10

2. La salive joue un rôle dans la digestion et le

système immunitaire : elle permet de tenir à
••
1 litre à vide, 7 litres maximum
3 litres d’eau mais 6 litres de bière
distance les bactéries et d’en conserver certaines.
3. Le poids moyen de notre microbiote intestinal est DANS LES TUYAUX 1
de 800 grammes.
4. Lors d’un baiser, on s’échange environ 80 millions Combien notre intestin mesure-t-il ?
de bactéries.
5. Il y a autant de bactéries dans chacun de nous que
••2 mètres
4 mètres
d’étoiles dans notre galaxie.
6. L’estomac est dissymétrique : le côté droit est plus
••
8 mètres
L’intestin est un mythe
court que le gauche.
7. 5 % des bactéries présentes sur Terre sont
pathogènes.

millier d’espèces de bactéries différentes.
Dans les tuyaux : l’intestin mesure 8 mètres de long et abrite plus d’un
4 litres au maximum.
Ça coule de source : l’estomac d’un adulte peut contenir 0,5 litre à vide et
Source :Citédessciencesetdel’industrie,expositionMicrobiote,2018-2019.
lequel il se fixe.
7. Vrai : et les pathologies dépendent à la fois du germe et du terrain sur
rapidement.
pochedigestivetandisquelesliquidespeuventcontinuerleurcheminplus
6. Vrai : Cela permet un tri : ce qui doit être malaxé passe par la plus grande
5. Faux : il y en a mille fois plus !
4. Vrai : si on s’embrasse avec la langue pendant dix secondes.
3. Faux : il est de deux kilos !
en avons besoin !
2. Vrai : mais elle est loin de tuer toutes les bactéries dans la bouche : nous
1. Vrai : pour comparaison, notre cerveau en compte près de 100 milliards.
Pas facile à digérer :

. 159
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MUSIQUE
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de 500 chansons, dont
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l’histoire de la musique informations
se diffusent six fois
plus vite sur Twitter
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HISTOIRE
ENTOMOLOGIE
Selon le plan de partage
Des fourmis sont utilisées de la Palestine de 1947,
pour revégétaliser des la répartition entre
sites naturels dégradés, populations arabe
grâce à leur action de et juive était
dispersion des graines respectivement
de 67 % et de 33 %

BOTANIQUE
PHILOSOPHIE
MUSIQUE Dans les jardins de
Versailles, André Sous l’Antiquité,
Le rap remonte à la les citoyens prenaient
période pré-esclavagiste, Le Nôtre a fait tailler
700 topiaires de des cours d’éloquence
aux griots d’Afrique, qui pour exposer leurs idées
transmettaient le savoir 67 formes différentes
devant l’assemblée
par la parole du peuple

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