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L’origine
de la croyance
« Dissonances »
Collection dirigée par Sébastien Schehr
BERG INTERNATIONAL
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« Avoir une conscience toujours en éveil, redéfinir sans cesse son rapport
au monde, vivre dans la perpétuelle tension de la connaissance, cela revient à
être perdu pour la vie. Le savoir est un fléau, et la conscience une plaie ouverte
au cœur de la vie »2 . Des pensées m’interpellent régulièrement à ce sujet. Mais
rarement vives. Parfois. Les hommes le savent et ne le savent pas vraiment : qu’ils
courent, qu’ils marchent, qu’ils parlent, qu’ils discutent, qu’ils se disputent, qu’ils
continuent sans s’arrêter, qu’ils ne s’arrêtent pas. Et pourtant ils le savent, ils en
possèdent le potentiel réflexif, même les moins instruits et les moins intelligents.
Même les très surdoués n’arrivent pas à arrêter de continuer, à penser vraiment
qu’ils vont mourir. C’est là que réside l’exception humaine : le savoir et le garder
en toile, plus ou moins lointaine, de fond. Et Pascal le dit : « Qu’une chose aussi
visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange
et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est
admirable »3 !
1
P. Sloterdijk, La Domestication de l’ être, Paris, Mille et une nuits, 2000, pp. 27-28.
2
E. Cioran, Sur les cimes du désespoir, Paris, Le Livre de poche, (1934), 2007, p. 50.
3
B. Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, (1670), 1976, p. 95.
qui ces êtres ont réussi à transmettre leurs expériences de croire vont peut-être
se rencontrer au cours d’un déplacement saisonnier. Ils échangent alors sur un
contenu de croyance, ils confirment, ils nuancent. Ils continuent à transmettre
plus ou moins. Et ainsi de suite, ils font d’autres échanges, d’autres expériences
de croire, essaient de transmettre, de stabiliser, peut-être aussi. Retournons aux
premières traces archéologiques de ces moments de croire pour tenter d’imaginer
ces premières fois, en les mettant en parallèle avec les opérations cognitives qu’elles
supposent. Nous sommes il y a 100 000 ans, dans les ossements et les squelettes
du Paléolithique moyen, dans les sépultures, peut-être même avec des offrandes.
Il y a Homo sapiens, l’Homme moderne en Afrique et au Proche-Orient. Il y a
en Europe et aussi au Proche-Orient, l’Homme de Neandertal. Les deux types
existent, déjà depuis longtemps, plus encore pour les Néandertaliens. La mort,
le corps mort, le cadavre constituent les indices les moins impalpables à partir
desquels nous pouvons imaginer la naissance de la croyance.
Des préhistoriens, des paléontologues, des anthropologues partagent un
intérêt pour cette longue période de la préhistoire, les uns à partir d’indices de
sépultures, les autres à partir des opérations cognitives supposées par l’acte de
croire et de ses avantages évolutionnaires. Peu de chercheurs associent d’ailleurs
les deux démarches, en faisant correspondre les traces archéologiques sur la longue
durée et les opérations cognitives1. Et se glissant dans les études spécialisées, des
travaux de synthèse reprennent, transforment, décontextualisent les données
originelles, les alimentant avec des comparaisons ethnographiques et associant,
ainsi sur le mode de la surinterprétation, le moindre os de bovidé à une croyance
à l’au-delà. Souvent conseillée, la prudence analytique face à la maigreur des
faits vraiment indiscutables s’impose, avant de justifier la nature religieuse de
l’homme et sa disposition aux interrogations métaphysiques2 . C’est le contraire
qui s’impose : la croyance est récente.
Tentons de trouver quelque cohérence dans les restes des restes, les sépultures
du Paléolithique moyen, avec leurs squelettes souvent incomplets et les objets
qui les accompagnent. Suivons la naissance de l’acte de croire tel qu’il peut se
laisser appréhender à partir des différentes formes de présence du mort. Peut-
être y trouverons-nous la clé, une des clés de l’acte humain d’exister, dans lequel
l’homme n’arrive pas à être vraiment lucide, à voir « si » clair, celle aussi par
laquelle il voile tellement qu’il en oublie de prendre distance.
Pourquoi donc je suis comme je suis, et ainsi les autres humains ? Ce livre
n’est qu’une hypothèse : si c’était vrai !
1
Cf. S. Mithen, The Prehistory of the Mind, London, Thames and Huston, 1996.
2
A. Leroi-Gourhan, Les Religions de la préhistoire, Paris, puf, 1964.
10
Qu’apprend l’observation d’un singe ou d’un grand singe face au cadavre d’un
de ses partenaires de vie ? Que retenir par exemple du gorille qui hurle, frappe
sa poitrine devant le corps immobilisé de sa compagne et place dans sa main
un morceau de sa nourriture préférée ? Une forte émotion sans doute devant
la longue immobilité et l’absence de réaction mais aussi la non-perception de
l’état de mort qu’il ne distinguerait pas d’un état non réactif de vie. C’est ainsi
que le geste alimentaire du gorille peut être interprété. Après une longue attente
à côté du corps inanimé, il arrive que le babouin, par exemple, se rapproche de
ses compagnons comme si, note Bekoff 2 , l’intensité des contacts sociaux avec
ceux-ci, en particulier de l’épouillage, diminuait la pression émotionnelle. Après
des tentatives de faire vivre le corps, l’animal reste près de celui-ci. Il le regarde,
non comme s’il vivait sur le mode du comme si, mais pensant qu’il vit. Il peut
aussi s’isoler du groupe, avant de mourir, sans s’être nourri. Le chagrin comme
émotion partagée par de nombreuses espèces vivantes fait place à l’échec de vivre
et d’interagir avec le cadavre.
Sans capacité de différenciation d’un corps mort et d’un corps vivant, il n’est
pas étonnant alors que l’animal tente de relever ou même d’animer le corps.
Cette absence de différenciation entre mort et repos ou entre mort ou simple
absence, nous la retrouvons aussi chez les chimpanzés décrits par Jane Goodall :
« Nous ne permîmes à aucun chimpanzé de voir son cadavre et il nous sembla
1
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes, Paris,
Gallimard, (1750-1755), 1965, p. 33.
2
M. Bekoff, The Emotional Lives of Animals, Novato, New World Library, 2007, pp. 62-67.
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que, longtemps, Humphrey ne se rendit pas compte qu’il ne reverrait plus son
vieil ami. Pendant près de six mois, il revint régulièrement sur le site où Mc
Gregor avait passé les derniers jours de sa vie ; il s’asseyait en haut d’un arbre, il
regardait dans toutes les directions, il attendait, il écoutait. Il se joignait rarement
aux autres chimpanzés quand ils partaient ensemble pour une vallée éloignée ;
quelquefois il faisait un bout de chemin avec tel ou tel groupe mais, un peu plus
tard, nous le voyions revenir, et il s’asseyait ; il scrutait la vallée de tous ses yeux
dans l’espoir d’apercevoir de nouveau le vieux Mc Gregor et d’entendre encore la
voix grave, stridente, si semblable à la sienne, qui s’était tue pour toujours »1.
Mais la célèbre primatologue fait aussi une autre observation : « Le changement
subit et complet qui s’opéra dans les manières de Olly vis-à-vis de son bébé me
stupéfia. J’avais déjà vu une jeune mère inexpérimentée porter le cadavre de son
bébé et, au lendemain de sa mort, le tenir comme s’il vivait encore, niché contre
sa poitrine. Mais Olly quitta l’arbre avec son dernier-né dans une main, et quand
elle se retrouva à terre, jeta négligemment le petit corps flasque sur son épaule.
C’était à croire qu’elle le savait mort. Peut-être était-ce parce qu’il ne bougeait et
ne criait plus que ses instincts maternels s’étaient assoupis ». Ce qui n’empêche
pas Gilka, une jeune chimpanzé, d’associer le cadavre à « l’occasion de jouer avec
son demi-frère »2 . Ainsi, dans l’attitude d’Olly, s’impose la constatation de sa
capacité de reconnaître la différence entre le corps malade à protéger et le cadavre
négligé comme une simple chose.
Mais alors ne faut-il pas penser que le gorille évoqué tout à l’heure avait
aussi perçu quelque chose de l’irréversibilité du corps mort ? Comment alors
interpréter son geste de nourrir le cadavre ? Il semble difficile de penser que le
gorille fait consciemment semblant de nourrir un mort, lui offre de la nourriture
en faisant comme s’il vivait encore, tout en sachant qu’il est mort. L’observation
des comportements ludiques de la plupart des animaux met en doute leur
capacité, non pas à jouer (comme on l’entendrait), mais à métacommuniquer à
propos d’un engagement sur le mode du comme si ou du faire semblant. Les
chimpanzés et les gorilles feraient-ils exception ?3 Lorsqu’ils jouent à se battre,
ils montrent effectivement les signaux métacommunicatifs qu’ils s’engagent bien
dans une autre activité que le vrai combat. Mais les observateurs précisent aussi
qu’ils effectuent cette activité dans laquelle ils sont bien absorbés, semble-t-il,
sans restriction. Ils seraient ainsi engagés dans une activité, jouer à se battre,
dont ils ne percevraient pas la dimension de jeu par rapport au vrai combat.
Sans doute y a-t-il là une capacité comportementale à dissocier une activité de
son contexte habituel, mais sans qu’il y ait une distinction cognitive entre ledit
comportement et sa reprise ludique. Les singes accompliraient celle-ci comme
une activité « normale », par exemple pour réguler une situation tendue de
1
J. Van Lawick-Goodall, Les Chimpanzés et moi, Paris, Stock, (1970), 1971, pp. 304-305.
2
Ibidem, pp. 292-294.
3
Cf. R.W. Mitchell (ed.), Pretending and Imagination in Animals and Children, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002: en particulier les articles de J.C. Gomez, de B. Martin-
Andrade et de P. Reynolds.
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semblent des réactions largement partagées par les hommes au moins face aux
cadavres inconnus. Autant de bonnes raisons rationnelles et émotionnelles de
s’occuper d’un corps mort. Mais, répondront d’autres, elles n’excluraient pas de
s’en débarrasser par d’autres moyens que la mise en terre.
L’argument de l’attention portée au mort par la sépulture se renforce avec
la position des squelettes tels qu’ils ont été découverts, sur le dos, sur le côté,
fléchis ou contractés, et qui n’a pu être obtenue que par la flexibilité du cadavre
seulement possible un court temps après la mort. D’autres éléments confirment
encore cette attention par la sépulture. Ainsi, la tête est parfois bien calée dans
la fosse, posée contre des pierres. Le squelette, quand il est découvert intact, fait
d’ailleurs supposer qu’il a bien été recouvert par exemple d’une dalle de calcaire
et de blocs de pierre (comme à La Ferrassie et aussi dans d’autres sépultures), ce
qui permettrait, dans la fosse elle-même, d’être moins exposé aux petits animaux
nécrophages. Ce sont souvent des analyses et des interprétations précises des
ossements qui confirment ce point de vue. Ainsi, par exemple selon Defleur, « la
position de l’humérus droit qui apparaissait sur sa face latérale et de l’os coxal droit
qui ne s’était pas ouvert comme cela se passe généralement après décomposition
des chairs, indique que le côté droit du corps devait être calé contre la paroi de
la fosse et donne les limites de celle-ci dans cette zone »1. Comme si l’homme
voulait assurer une protection encore meilleure, par exemple, selon la description
citée plus haut, avec cette pierre à La Ferrassie 6, une sorte de dalle recouvrant
la sépulture. La découverte de squelettes et même d’un fœtus comme dans cette
sépulture ne serait certainement pas contradictoire à l’idée d’un attachement
familial et surtout de la reconnaissance du mort, ici du mort-né à qui un espace
de protection a été réservé.
Gardons donc l’idée d’une attention au corps mort, celui d’une personne
en particulier, attention qui pourrait s’apparenter au respect revendiqué par
Antigone pour le cadavre de son frère que le roi veut priver de sépulture. Il y a
donc des animaux qui attendent l’animation du corps, qui s’émeuvent de son
absence, qui continuent dans l’immédiat après-mort à se comporter envers lui
comme s’il était vivant. Il y en a aussi qui semblent percevoir la différence entre la
vie et la mort et qui ébauchent un « comme si » instinctif de continuité de la vie
juste après la mort. L’homme de Kebara ou de La Ferrassie, lui, a une perception
nette de la mort non seulement comme processus irréversible (le corps est enterré)
mais aussi comme non incompatible avec le maintien d’une attention accordée à
la personne vivante : « oui, c’est un cadavre, mais c’était lui ». C’est ce qu’atteste
le geste de la sépulture et de la protection de l’espace funéraire. Le processus de
décomposition des cadavres que notre homme n’a pas pu ne pas percevoir, la vue
insoutenable du corps d’un parent exposé aux animaux carnivores, deviennent
des raisons pour expliquer la protection intentionnelle du mort. La connaissance
de la destinée biologique d’un cadavre a pu inciter au choix de sa protection et,
peut-être de manière plus passive, au confort par l’enterrement de ne pas voir ce
qu’il lui arrive.
1
A. Defleur, op. cit., p. 250.
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gestes ou des paroles d’imitations des relations passées peuvent être accomplis ou
énoncés, rituellement ou non, avec le crâne mais alors associés à une opération
de simulation. Dans ce cas, la représentation permet de faire comme si c’était lui,
encore lui, comme quand il était vivant.
La sépulture de La Ferrassie donne encore d’autres informations. Non
seulement l’endroit de la sépulture est près de l’habitation à laquelle le groupe
était susceptible de revenir régulièrement selon les saisons, et où plusieurs morts
étaient parfois rapprochés. Et n’était-il pas lui recouvert par une dalle et des blocs
de pierre ? Ce lieu serait alors lui aussi l’indice du mort, un rappel possible de
celui-ci, en particulier quand le groupe revenait à « son » camp. Dans ce cas,
la relation indiciaire, toujours opérante, serait plus détendue puisqu’elle se fait
entre le mort et le lieu d’enterrement, et non plus directement, par le crâne, entre
le vivant et le mort. Après la mort, la durée d’existence de l’espace funéraire pour
représenter l’ex-vivant était sans doute bien plus longue que celle d’un os prélevé
et vite fragilisé.
Mais il y a un autre enjeu. La sépulture de La Ferrassie est en effet représentative
du débat et des controverses entre préhistoriens et paléontologues, à partir des
objets découverts à côté du squelette comme dans ce cas, des cupules, des silex et
des stries. Au Paléolithique moyen, le squelette découvert dans une fosse est en
effet rarement dissocié, comme des descriptions présentées ci-dessus l’attestent,
d’un ensemble d’objets qui l’entourent : des os d’animaux, dont certains seraient
incisés, des traces de combustion ou des colorants, des éclats de silex, des blocs de
pierre et même du pollen. Toutes les interprétations sont possibles pour faire d’un
os d’animal une offrande au mort, malgré les appels récurrents de chercheurs à
la prudence. Des études récentes, très techniques, de ces éléments constituent
d’ailleurs une remise en cause de la plupart de ces interprétations et réduisent
à presque rien le nombre de « faits positifs » ou indiscutables1. Les ossements
gravés ou percés qui ont été découverts dans plusieurs sépultures néandertaliennes
l’auraient été à la suite de processus naturels, des incisions régulières qui ont été
repérées sur des pierres ne seraient pas dues au travail des hommes, les pollens
(sur le site de Shanidar) que d’aucuns associaient à une litière de fleurs auraient
été transportés par des animaux.
Croyance aux morts qui vivent, de nouveaux vivants
Retournons en Israël, à Qafzeh, à la sépulture de Qafzeh 11, où ont été
découvertes les cornes d’un cervidé sur les mains du corps mort. Voici la
description de Bernard Vandermeersch qui a découvert la sépulture : « Le
corps reposait sur le dos, le crâne était appuyé contre le bord nord de la fosse et
légèrement incliné sur le côté droit. La mandibule avait glissé vers l’avant et ne
se trouvait plus en connexion anatomique. Les côtes étaient écrasées contre le
rocher. Les bras étaient serrés contre le thorax, les avant-bras fortement repliés, si
1
Cf. M. Soressi et F. D’Errico, « Pigments, gravures, parures : Les comportements
symboliques controversés des Néandertaliens », in B. Vandermeersch et B.Maureille (dir.), Les
Néandertaliens. Biologie et culture, op. cit., pp. 297-309.
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bien que les trois os, l’humérus, radius et cubitus étaient côte à côte et parallèles
entre eux ; les mains se trouvaient donc ramenées de chaque côté de la tête. La
partie inférieure du corps, très abîmée, était à peine identifiable. Le bassin était
complètement écrasé et il en était de même des jambes, en position semi-fléchie
et rejetées sur le côté droit »1.
Et sur le corps, ce morceau de bois d’un cerf dont, selon B. Vandermeersch,
l’association étroite avec le corps et son absence dans le reste du niveau
archéologique constituent un bon argument pour l’interpréter comme une
offrande funéraire. Il y a aussi un gros bloc de calcaire et des fragments d’ocre
rouge, eux en grande quantité, ainsi que, sur la poitrine de l’enfant, des morceaux
de coquille d’œufs d’autruche et des traces de feu dont la présence serait fortuite.
Et Alban Defleur de commenter : « Cette sépulture est, peut-être, la plus riche de
tout le Paléolithique moyen. La situation du bois de massacre de cerf posé sur les
mains montre qu’il y a eu offrande faite au mort. Le fait que les Moustériens aient
renforcé les bords particulièrement friables de la fosse avec des blocs de calcaire
non altérés pour qu’ils ne s’affaissent pas, comme le pense B. Vandermeersch,
apparaît curieux, puisque la fosse funéraire n’a qu’une mission très brève et n’est
destinée, après avoir reçu le corps, qu’à être rapidement comblée. Remarquons,
là encore, que du fait de la position ramassée du squelette, la fosse semble trop
longue. Peut-être existait-il d’autres offrandes qui ne sont pas conservées ? Il est
certain que, comme dans le cas de Qafzeh 8, le bloc de calcaire posé sur le cadavre
au niveau du bassin devait avoir un but rituel précis »2 .
Bien sûr l’offrande en question pourrait seulement consister en un simple
geste sentimental d’un proche envers le mort. Mais la présence indiscutable d’une
offrande – pas nécessairement la « première » offrande peut-être accomplie
précisément sur ce mode sentimental – permet aussi de poser la possibilité
d’une nouvelle opération cognitive progressivement réalisée et transmise. L’objet
offert au mort ne supposerait-t-il pas en effet, non pas de faire comme si le mort
était encore le vivant connu et activant quelques instants une sorte de respect,
non pas de rendre présent le mort dans l’espace des vivants par un indice de
son corps, mais bien de représenter le mort comme destinataire toujours vivant
d’un cadeau. Dans ce cas, le mort n’est plus présent comme mort sur le mode
du comme si en tant qu’ancien vivant mais comme toujours vivant. Vivant où ?
Il est bien sûr prématuré de penser qu’il y a là une représentation d’un autre
monde vers lequel la mort serait un passage. Disons que cette nouvelle forme de
vie du mort reste indéterminée. Ce lieu pourrait d’ailleurs être considéré comme
proche, mais invisible. Il est peut-être d’ailleurs aussi indéterminé pour ceux
qui ont placé le bois de cervidé sur le cadavre. Les offrandes d’objets spécifiques
laissent penser qu’il ne s’agit pas de faire pendant quelques instants comme si le
mort était encore vivant mais plutôt qu’elles sont destinées à un mort comme
revivant. Faire donc comme s’il était à nouveau vivant. C’est alors que la capacité
1
B. Vandermeersch, « Une sépulture moustérienne avec offrandes découverte dans la grotte de
Qafzeh », Compte rendu de l’Académie des sciences, T. 270, série D, 1970, pp. 298-301.
2
A. Defleur, op. cit., p.148.
19
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Notons aussi que des recherches récentes attestent que la croissance du cerveau
néandertalien, en particulier de sa forme, ne ressemblerait pas à celle des sapiens,
laissant supposer une organisation neuronale différente de ceux-ci1.
À ce propos, il faut ajouter que la lignée des Homo sapiens, différente de celle
de l’Homme de Neandertal, permet de repérer des manifestations symboliques
très tôt. Ainsi, avant même de faire connaître leurs représentations du mort, la
lignée des Homo sapiens offrait un témoignage d’activité symbolique, à Herto,
aujourd’hui un petit village dans l’Est de l’Éthiopie, où deux crânes d’adulte
et un crâne d’enfant ont été découverts en 1997. Ils datent de 160 000 ans et
sont actuellement parmi les représentants les plus anciens d’Homo sapiens. Avec
des caractéristiques morphologiques proches de l’Homme moderne, ces crânes
montrent surtout des traces d’entailles et une forme de polissage. Traces d’un
geste mortuaire, lignes arbitraires ? On ne sait pas. En Afrique du Sud, près du
Cap des Aiguilles, dans les grottes de Blombos, trente-neuf coquillages marins
datant de 75 000 ans ont été découverts, avec des perforations reconnues comme
intentionnelles, ainsi que deux blocs d’ocre gravés de signes abstraits2 . Ajoutons
que, dans le site de Qafzeh, mais en dehors des sépultures, des restes d’ocre et des
objets recouverts d’ocre pour lesquels la recherche et le travail des colorants ont
été reconnus et ont permis l’interprétation en termes de marques symboliques.3
Faut-il en conclure que la capacité symbolique est exclusivement associée à la
lignée des Homo sapiens ? Ce serait trop radical. Il y a bien des chimpanzés et
des gorilles, devenus célèbres, qui ont réussi à apprendre avec des professeurs un
langage de signes abstraits et quelques possibilités de les combiner. Et surtout
des indices de manifestations symboliques ont été découverts dans des sites
néandertaliens sans doute plus récents : des coquillages percés, des incisions
sporadiques ou des objets ocrés4. Ceci indique bien toute la différence entre
l’objet symbolique utilisé pour jouer ou décorer, peut-être marquer, capable sans
doute de générer des émotions, qu’aurait pratiqué l’Homme de Neandertal, et
l’acte de croire qui suppose de poser l’existence de choses incroyables.
À propos des Néandertaliens et des Hommes modernes, Homo sapiens, la
conclusion de Liliane Meignen5 me semble significative : « Peu de différences
existent entre les pratiques de ces deux populations, mais à part les cas d’offrandes
qui ne semblent attestées que chez les premiers Hommes modernes (mais elles
sont effectivement peu nombreuses) ». Peu de différences, dit-elle, mais ce ne
sont pas n’importe lesquelles : avec ou sans offrandes ? J’en fais donc l’enjeu d’une
autre compétence cognitive : l’acte de croire dont la certitude de sa manifestation
1
Ph. Guntz et al., Brain Development After Birth Differs Between Neanderthals and Modern
Humans, Current Biology, Vol. 20, 21, 2010.
2
Cf. C.S. Henshilwood et al., « Emergence of Modern Human Behavior : Middle Stone Age
Engravings from South Africa », Sciences, 15 February 2002, pp. 1278-1280.
3
E. Hovers et al., « An Early Case of Color Symbolism », Current Anthropology, Vol. 44, 4,
August-October 2003, pp. 491-522.
4
M. Soressi et F. D’Errico, op. cit.
5
L. Meignen, « Néandertaliens et Hommes modernes au Proche-Orient », in B. Vandermeersch
et B. Maureille (dir.), Les Néandertaliens, op. cit., p. 249.
23
24
central avec une vie sociale continue1. Mais soyons prudent. Il y aurait différents
cas de figures : travail à proximité du lieu de chasse puis transport, ou transport
direct au lieu d’habitation avec transformation de l’animal sur place. Et dans ce
cas, les découvertes archéologiques des outils semblent confirmer une séparation
des activités dans des petits espaces différents2 . Un débat intense existe entre
préhistoriens et paléontologues sur les modalités d’habitation, de transport et
de travail. La question n’est d’ailleurs pas absente des travaux des primatologues,
desquels il apparaît que le chimpanzé par exemple est bien plus prêt à abandonner
qu’à transporter3. Tout au plus, laisse-t-il des « outils » à l’endroit où il peut
s’en servir, par exemple près d’un arbre pour y casser des noix. L’enjeu du
débat est la capacité de fluidité cognitive des hommes, se manifestant dans les
interférences entre activités en particulier sociales, techniques et écologiques.
Tattersall et Mithen tendent à opposer, selon cet axe, l’Homme de Neandertal
et l’Homme moderne. Le premier serait sans fluidité cognitive : pas d’outil en
os ou en ivoire car il réserve ces matières au domaine de la nature, peu de lances-
projectiles pour la chasse, ce qui supposerait d’associer technique et nature, peu
de contacts sociaux qui permettraient d’observer et de transmettre pendant
l’exercice d’activités techniques, séparation, comme nous l’avons vu, des activités
(boucherie, débitage, consommation) parfois d’ailleurs réalisées simultanément
au hasard des lieux et des opportunités.
Tandis que l’Homme moderne, Homo sapiens, multiplie les interférences
entre les domaines : os ou pierres incisés pour marquer avec un élément naturel
ou technique une appartenance sociale, outils en ivoire ou en os, statuettes
mêlant des parties corporelles d’hommes et d’animaux, organisation de l’habitat
sur un site central permettant le déroulement de différentes activités techniques
et l’échange social, ou au moins mise en place d’aires spécialisées pour les
travaux après lesquels il y a retour au campement afin de privilégier les contacts
sociaux. Le langage syntaxique qui serait spécifique aux sapiens a sans aucun
doute joué un rôle capital dans la création de combinaisons et d’interférences
entre des registres sémantiques différents4. « Le mort est vivant », cet énoncé
auquel l’Homme moderne accorde son assentiment, relève précisément du
même principe d’interférence des catégories. Mais cela aurait entraîné une autre
capacité cognitive, plus exactement deux autres capacités cognitives : d’une part
celle d’y croire, de penser que c’est vrai, et d’autre part, le relâchement mental que
cette acceptation implique, l’oubli que c’est « bizarre ». Telle serait une leçon
de ce long détour dans les modes préhistoriques de vie et de mort. Bref, avant de
1
F.L. Coolidge et T. Wynn, op. cit., pp. 201-202.
2
Cf. les analyses de F. Delpech et D.K. Grayson, de L. Meignen, de J. Jaubert et A. Delagnes, in
B. Vandermeersch et B. Maureille (éds), op. cit. Cf. aussi I. Tattersall, L’Émergence de l’ homme,
Paris, Gallimard, (1998), 1999, pp. 253-278, et S. Mithen, op. cit., pp. 166 et sq.
3
A. Piette, Anthropologie existentiale, Paris, Pétra, 2009. Le lecteur peut trouver des indications
empiriques précises dans W.C. McGrew, Chimpanzee Material Culture, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992.
4
S. Mithen, The Singing Neanderthals, op. cit., pp. 263-265. Cf. aussi M. Patou-Mathis, op. cit.,
ch. 11.
25
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Il y aurait bien dans nos modalités de croire des éléments capables de nous
aider à comprendre l’expérience cognitive et émotionnelle de ces premiers
hommes croyants. Ainsi l’observation rapprochée de formes contemporaines et
géographiquement proches, même très ordinaires, de la vie religieuse et surtout
l’auto-observation de moi-même en train de croire semblent des éléments
importants non pour donner une description vraie (évidemment !) du moment
initial de la croyance, mais pour aider à le penser, en accord avec les données
archéologiques et cognitives. C’est bien le travail d’introspection que je valorise,
qu’Evans-Pritchard1 a sévèrement reproché aux premiers anthropologues mais
qu’au contraire Bergson revendiquait : « Il faut aller à la recherche, écrit-il,
de ces impressions fuyantes, tout de suite effacées par la réflexion, si l’on veut
retrouver quelque chose de ce qu’ont pu trouver nos plus lointains ancêtres »2 .
Ou encore :« N’oublions pas que nous cherchons au fond de l’âme, par voie
d’introspection, les éléments constitutifs d’une religion primitive »3.
Dans cette perspective, l’anthropologie des origines consiste, à partir de
dossiers empiriques, à imaginer des « scènes primitives » et à penser des scénarios
évolutionnaires capables de donner une intelligibilité nouvelle à l’être humain,
tout au moins de l’interroger sur telle ou telle spécificité de son mode spécifique
d’exister.
Ces dossiers peuvent être constitués de documents de l’archéologie
préhistorique et de psychologie évolutionnaire qu’il s’agit de confronter à des
observations rapprochées et en direct des hommes. C’est le défi de réaliser un
« grand écart » et en même temps de créer des liens entre quelques instants de
vie d’êtres et les milliers d’années d’évolution.
La plongée dans le paléolithique de l’histoire des hommes sera donc suivie
d’une autre plongée, dans le « paléolithique intérieur », le mien, mais entre les
deux, le lien est fort, comme le présente Edgar Morin : « Argument quelque
peu solipsiste que celui qui justifie les vérités de ma personne par les vérités
générales de l’anthropos, et les vérités générales de l’anthropos par les vérités
miennes. Mais qu’est-ce que la connaissance sinon un échange où nous restituons
par le langage ce que le monde nous a donné ? Reste à vérifier désormais cette
connaissance intrinsèquement, à en discuter, critiquer la théorie, pour voir si j’ai
effectivement reçu le baiser anthropologique ou si j’ai émis un malencontreux
borborygme »4.
1
E.E. Evans-Pritchard, La Religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, Paris,
Payot, (1965), 1971.
2
H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, (1932), 2008, p. 167.
3
Ibidem, pp. 137-138.
4
E. Morin, Le Vif du sujet, Paris, Seuil, 1969, p. 372.
28
Chaque existence qui se pense et se vit si singulière n’est au fond qu’un détail,
rien même pour presque toutes les autres existences passées, présentes et futures.
L’anthropologue doit rester interpellé par cet extraordinaire contraste en chaque
humain entre l’extrême singularité et la vanité vide, par cet effet de l’être, celui de
l’acte d’être, disons de l’acte d’exister uni à chaque étant concret et créant ainsi
une richesse inépuisable. Je suis ainsi convaincu que l’objet de l’anthropologie ne
peut être celui de la sociologie ou de l’ethnologie, sous peine de galvauder une
discipline, d’en faire un fourre-tout défini par défaut. Mon hypothèse serait de
laisser à la sociologie et à l’ethnologie l’étude des phénomènes sociaux et culturels,
et de permettre à l’anthropologie d’être la science empirique des hommes, des
individus, de leurs singularités vivantes, existantes et présentes.
Le philosophe Bernard Grœthuysen évoque Platon et Socrate. Dans l’œuvre
de Platon, écrit-il, l’homme qui fait de la philosophie est toujours présent. Il vit, il
pense, il parle. Ce n’est pas « de l’homme en général » dont il est question, « mais
de cet homme-ci : Socrate ». Cet homme n’est pas l’Homme mais précisément
cet homme-ci, tel qu’il ne peut se laisser résumer en un système de philosophie.
C’est un homme concret. Inépuisable, il résiste. Pas question pour Platon de
présenter une philosophie sans son philosophe confronté aux problèmes de la
vie. C’est « la philosophie de l’homme philosophique […]. Il pense sa vie, tout lui
devient objet de méditation. »2 Une réflexion aussi sur le chemin parcouru et à
reparcourir dans un retour permanent sur soi, sans chercher un résultat définitif,
1
E. de Dampierre, Penser au singulier, Paris, Société d’ethnographie, 1984, p. 11.
2
B. Grœthuysen, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, (1928), 1980, p. 13.
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31
décès brutal de mon père à l’âge de 64 ans qui me confronte pour la première fois
avec la mort. J’ai 29 ans. La disparition brutale de celui dont la vie a été partagée
pendant près de trente ans ne peut que constituer une rupture avec le temps
ordinaire en train de s’écouler. Au lendemain de la mort, la réalité de l’absence
s’impose comme une nouvelle donnée qui n’échappe ni à la perception, ni à la
conscience1.
Des actes de croire
Quelques heures après la mort de mon père, je ressens profondément le besoin
de ne pas laisser le néant le recouvrir. Je perçois et je comprends la nécessité
de trouver une solution à son absence. Il y a comme une évidente obligation
de transporter mon père mort mais toujours vivant dans un lieu duquel nous
pourrions continuer à communiquer. À plusieurs reprises, je sens une sorte
d’instinct évident de survie et la nécessité de faire confiance aux représentations
religieuses gardées en pointillé depuis mon enfance. C’est comme si mon propre
élan vital me poussait à croire que mon père n’est pas ce mort comme les autres.
À cet effet, j’interpelle le curé du village qui est venu prier auprès de mon père. Il
doit bien savoir lui où son esprit, son âme se trouve désormais… À ce moment-là
précis, au moment de cette interrogation, je crois que mon père a la possibilité
d’être dans un autre monde. Et mes idées religieuses enfouies à l’arrière-plan
sont ainsi projetées à l’avant de la scène, à la surface de ma conscience. Elles
commencent à résonner.
Mon attitude croyante n’est pas vraiment étonnante. Elle renvoie directement
à ma trajectoire biographique. Je ne sais trop s’il faut établir un lien, une
causalité entre mes croyances et mon enfance : ce que j’ai appris dans un petit
village de Belgique francophone des années soixante, dans une famille, comme
on dit, croyante et pratiquante, ce que j’ai souvent entendu de mes parents, de
mes grands-parents, ma fréquentation même irrégulière des messes du village,
ma participation au catéchisme, etc. À l’évidence, je n’aurais pas été le même
croyant si cette enfance s’était déroulée trente ans plus tard, dans une famille
moins ritualiste, dans une paroisse sans prêtres… Sans doute aussi, l’intensité
de mon réflexe croyant à la mort de mon père n’est pas dissociable de mon goût
pour les rituels sécurisants, la pensée, peut-être superstitieuse, voire les gestes ou
les idées compulsives, comme le diagnostiqueraient les psychologues. De mon
histoire personnelle, très banale et même si elle n’illustre pas une socialisation
très intégrée dans le monde des chrétiens, il résulte incontestablement une
disposition à croire.
Je pourrais alors répondre à n’importe quel enquêteur : « je crois que … », « je
crois que Dieu existe, que Jésus est mort et ressuscité, qu’il y a une autre vie après
la mort ». Je possède un réservoir culturel constitué de quelques propositions,
extraites du catéchisme de l’Église catholique, qui entretiennent l’espoir d’une vie
après la mort. Dans mon esprit, comme chez beaucoup d’autres, ces propositions
ne sont pas organisées en un système cohérent. L’expression de leur contenu peut
1
Cf. A. Piette, Le Temps du deuil, Paris, Éds de l’Atelier, 2005.
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l’une et des autres est comme émoussée, érodée par un doute. Comme si mon
désir de croire se heurtait à une imprécision de ce à quoi je voudrais croire et
surtout à l’évidence d’une probabilité difficile de la résurrection. Je me perçois
dans un effort qui ne peut aller au bout. Sans simuler pour autant. Est-ce que je
me crois incapable de croire ? Mais même interrogateur, l’assentiment consiste
en un état de croyance. Comme lorsque je me demande si mon père mort aura
connaissance de ma mutation professionnelle. Terrible ! C’est toujours croire à
un autre monde possible que de ne pas répondre « non » et de continuer le
mouvement dans l’espoir d’informations nouvelles. Je suis comme celui qui n’est
pas certain que ses idées religieuses sont fausses.
De ces moments ponctuels que constituent les états de croyance, le désir et
la peur sont souvent des moteurs. Juste après la mort de mon père, mon désir et
ma peur atteignent une forte intensité : désir d’éternité, peur de perdre, peur de
plus rien, désir de retrouver. Alors, l’émotion qui peut constituer la dynamique
principale du mouvement de croire en est aussi son attestation la plus radicale.
De ses prières, de ses communications avec mon père, de ses moments d’attention
dans les célébrations, j’acquiers, même légère, une certaine tranquillité. Suffisante
pour poursuivre le cours de la vie. Cette sérénité est la marque que je crois, comme
la peur du fantôme peut être l’indice d’une autre croyance.
À l’opposé de l’état émotionnel, le simple geste peut traduire une croyance,
sans mobiliser une approbation consciente et volontaire. Sans état mental
spécifique, la prière peut parfois devenir automatique, une sorte de récitation en
pilotage non contrôlé. L’acte de présence à une célébration religieuse ne répond
pas nécessairement à une décision bien délibérée, à une émotion mystique.
Inscrites désormais dans le rythme des activités, de telles participations, même
dissociées d’un mouvement volontaire, ne trouvent leur cohérence qu’à partir
de ses croyances. Celles dont je dispose depuis longtemps. Mais surtout que je
mobilise depuis la mort de mon père et qui me procurent une certaine sérénité.
Le fait qu’il n’y ait pas d’états actifs des croyances dans de tels comportements
ou de telles attitudes ne suppose pas l’absence du croire. L’acte de croire, c’est
aussi une manière de se comporter, de lier les événements, sans nécessairement
déclencher une approbation consciente à quelque contenu propositionnel. L’acte
de croire consiste alors à « sentir » un signe supplémentaire, au-delà de ce qui
est directement visible ou lisible, ou, plus simplement encore, à refuser de ne pas
percevoir un enjeu, « quelque chose » dans la messe, l’hostie, la prière, devant la
tombe. Refuser de n’y voir que de la fiction. Il est un autre effet de réverbération
des états de croyance : je fais, à la sortie de la messe, l’aumône au clochard. Ce que
je ne faisais pas avant.
Cette description de ma croyance à la réalité de l’au-delà est sans doute encore
loin de dire tout ce qui se passe dans ma tête. Les idées religieuses me semblent
tellement fuyantes, leur réception passive et mes connexions éphémères. Le
contenu de la croyance est trop flou et son assentiment trop furtif pour qu’il
y ait une phrase correspondant à ma propre expérience. Il ne faut surtout pas
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dans un état de croyance, même si ce dernier peut être très éphémère. Dans ces
cas, il croit quand même que …
– Le geste inévitable : glisser, avant la fermeture du cercueil pour accompagner
le défunt, des souvenirs personnels, par exemple des photographies. Le besoin
inébranlable de ne pas perdre un contact avec le disparu par la médiation de
tels objets est en tension avec la conscience, que l’on ne veut pas trop vive, de
l’inutilité pratique de ce geste. La personne ne croit pas vraiment que...
– La connexion mentale positive : elle peut avoir lieu en dehors d’un rituel
religieux proprement dit. Elle permet de construire mentalement, à partir de
représentations latentes dans une culture, l’image d’une situation que l’homme
se met à espérer (les retrouvailles au-delà de la mort avec ses parents) ou craindre
(la brûlure en enfer de son corps...).
La vie quotidienne du « croyant » est ainsi relayée par la dynamique de
l’ensemble de ces mises en phase entre lui-même et l’être surnaturel. Celui qui
croit vraiment aura sans doute régulièrement des connexions mentales positives.
Mais ne lui arrivera-t-il pas aussi de croire quand même ou également de ne pas
croire vraiment ? L’expérience du croire se traduit donc par la rencontre entre
un état d’esprit dans une situation spécifique, une manière d’être résultant
d’une trajectoire personnelle, et des propositions culturellement présentes, qui
traduisent la possibilité d’événements contraires aux attentes et aux anticipations
ordinaires des individus. D’une part, ces propositions peuvent se présenter au
croyant, sous la forme d’énoncés dogmatiques, d’une vérité globale épurée de
ses détails ou d’idées flottantes. D’autre part, l’acte proprement dit de croire
s’exprime par des gestes, des adresses à l’être surnaturel, des états mentaux
cognitifs et émotionnels. Et cette rencontre entre une peur, un désir, une volonté
et un contenu de croyance engendre des effets de résonance ou d’assentiment
variable et implique dans le cours de la vie des effets tout aussi variables de
réverbération.
Ces états éphémères de croyance sont enchaînés aussi dans divers basculements.
En plus de cette réverbération dans des attitudes spécifiques ou dans une manière
globale d’être serein, le plus courant est sans doute l’indifférence même entre
l’état de croyance ou l’acte de croire et les autres situations dans lesquelles le
croyant peut basculer – ce que l’on pourrait appeler le principe même de coupure.
À l’Église, je peux avoir un flash, une connexion mentale positive à l’idée que
mon père est ressuscité et mettre ce contenu entre parenthèses quelques minutes
plus tard. Je sais que le cadavre ne pourra pas utiliser les objets qui lui seront
destinés mais je les lui donne quand même... Il est impossible au moment du
geste de pousser mentalement à fond cet acte de croire sans en même temps faire
surgir un savoir critique. L’individu qui accomplit ce geste reste en léthargie,
préférant garder de telles représentations en-dessous du niveau de conscience :
c’est l’intériorisation minimale qui permet la gestion de telles incompatibilités.
Ceci est capital.
41
Quand je multiplie des lectures sur les expériences aux frontières de la mort,
mon désir de connaître constitue un acte d’adhésion éphémère à un contenu. Mais
d’emblée surgit un scepticisme, voire un clin d’œil ironique, et ce très rapidement
après la lecture des énoncés en question. L’hésitation est une autre modalité
de pratiquer en même temps une forme d’adhésion et la distance critique. Par
exemple, à l’Église, en train de regarder les autres debout et s’inclinant, j’hésite,
je théâtralise un geste rituel, je tente d’entrer en « phase », pensant que je dois
y entrer... Peut-être est-ce la situation dans laquelle se trouve tout participant de
quelque cérémonie. Chacun, à partir de son attitude, de son acte de croire non
pleinement satisfaisant, se réserve de communiquer son insatisfaction spirituelle,
jouant le jeu d’une parfaite expérience selon un mode caractéristique auquel il
peut d’ailleurs se laisser prendre, en pensant que les autres la réalisent. Ceux-ci,
se croyant les seuls à manquer un tel contact avec le divin, peuvent produire,
selon la même phase, les mêmes témoignages, se laisser peut-être prendre en
pensant qu’ils étaient les seuls à simuler... La recherche de preuves est encore
une autre modalité d’assurer le basculement de l’état de croyance. Elle consiste
par exemple à lire des théories de physique quantique pour y découvrir la réalité
de ce qui peut être dit dans des récits sur les expériences aux frontières de la
mort. Chercher de telles preuves, c’est d’une certaine façon croire à la possibilité
d’existence d’un autre monde.
Les états de croyances constituent, dans l’expérience du deuil, des moments
particuliers, dont l’intensité a rejailli, à mon insu, dans le cours de ma vie
quotidienne, dans une manière d’être serein et aussi joyeux avec les autres. Je ne
me souviens pas aujourd’hui explicitement de moments radicalement critiques
générant une mise en doute des propositions religieuses qui, placées à l’avant-plan
de mes pensées, structurent mon temps de deuil. Si critique il y a, elle n’est que
diffuse. Il en ressort un contraste saisissant entre les temps de douleur marqués
par l’absence de mon père, les temps de croyance qui reconstruisent une nouvelle
forme de sa présence et les autres temps, amoureux ou professionnels, de ma vie.
Face à la diversité des théories philosophiques mais aussi sociologiques,
je suis toujours frappé par leur incompatibilité qui engendre des débats non
clôturables. Ce propos qui peut sembler trivial signifie la nécessité des données
continues de la « vie », par le suivi d’hommes dans des situations et des instants
successifs. La croyance est-elle un acte mental ou une disposition sans état mental
correspondant ? De telles observations rapprochées de « croyants » ferait
voir un enchaînement de situations dans lesquelles l’individu sent ou ressent
mentalement l’acceptation d’un énoncé religieux, une sorte d’assentiment à des
idées, à des images, puis s’affaire et pense à d’autres choses. Un peu plus tard, il
accomplit des gestes qui, sans générer un état mental de « croyance », supposent
une sorte de disposition, d’habitude ancrée en lui, commencée un jour peut-être
suite à l’advenue spécifique d’un état de croyance, se déployant par résonance ou
réverbération, ou plus simplement par effet d’éducation, disposition d’ailleurs
possiblement réactivée mais pas nécessairement par ces moments de croyance.
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1
P. Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990, p. 525.
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Anthropologie
Comment cet homme-ci est réellement, à quoi pense-t-il réellement, que
ressent-il réellement, que perçoit-il réellement, comment interagit-il réellement ?
Maintenant et quelques instants plus tard ? Disons qu’un homme est un « flux
somato-psychique », une « danse d’électrons et de représentations », pris dans
« une indéfinité d’autres flux ». C’est une définition, certes parmi d’autres,
que nous devons à Castoriadis2 . Que deviendraient les sciences sociales si elles
possédaient un film complet de la vie de tous ces « flux » pendant une semaine ?
Que deviendraient les choix paradigmatiques des théories de l’action ? C’est le
pari phénoménographique de dire le cours de l’existence, ordinaire ou moins
ordinaire, non focalisé sur un lieu, sur une épreuve, sur une activité, de suivre
les actes, les gestes, les pensées (qui ne sont pas le plus souvent les causes de
l’action et dont les contenus sont alors dissociés de celle-ci), de comprendre les
instants et les présences qui sont, se font, continuent. Les différentes théories
philosophiques ou sociologiques contiennent chacune une part de vérité mais
elles ne sont pas vraies pour tous les hommes et même qu’elles sont toutes vraies
pour le même individu mais à des moments différents. Comment un homme
est réellement : il y a sans doute plusieurs manières de le dire mais il n’y a qu’une
1
P. Veyne, L’Élégie érotique romaine, Paris, Seuil, 1983, p. 302. Sur ce point, j’indique aussi la
critique de Peter Sloterdijk dans un livre au titre suggestif : La Mobilisation infinie, Paris, Seuil,
(1989), 2003.
2
C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 470.
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pour ne pas que la sociologie croie à « l’uniformité d’une mentalité »1. Il laisse
ainsi à la psychologie l’étude de « la personnalité consciente », du sens de
« son individualité spirituelle et corporelle »2 . Mais elle ne le fait pas, selon moi.
Elle ne décrit pas les manières avec lesquelles l’individu est présent, vit sa présence
en continu. Elle ne répond pas à cette interrogation à partir d’observations de la
vie en temps réel et ne décrit pas les modalités vécues d’être présent en continu.
La « psychologie collective » aurait à travailler, selon Mauss, sur des subjectivités
particulières, en considérant différentiellement les individus et leurs degrés de
socialisation3. Mais ce travail existe-t-il ? C’est bien ce travail que je réserverais
à l’anthropologie: « comprendre « comment il [l’homme] parle, il s’entend et
croit, il s’exhale par toutes les fibres de son être »4. Je préciserais : l’homme en
particulier, l’individu singulier.
« Est-il imaginable, se demande Gérard Lenclud, que des communautés
puissent s’abstenir de transformer l’être humain en personne, dans un sens
proche de celui que les philosophes contemporains attribuent à ce terme ?
Des anthropologues ont-ils vraiment pu tomber sur ce cas de figure ? J’incline
à penser que non »5. L’unité numérique reste l’unité numérique, avec ses
propres sentiments, repérable, avec laquelle d’ailleurs l’ethnologue a échangé.
Avec des accents critiques vis-à-vis de recherches ethnologiques, qui sont trop
sensibles à montrer qu’ailleurs qu’en Occident, l’idée d’individu est absente ou
peu importante, et qui insistent trop sur une représentation collectiviste de la
personne, Maurice Bloch note ceci : « Selon ces anthropologues et d’autres
encore, au sein de ces communautés éloignées de l’Occident, la conscience
d’être celui qu’on est seul à être est entièrement recouverte par la conscience
d’occuper une place déterminée et prescrite dans un réseau de relations sociales.
Il n’est d’identité individuelle que socialement constituée. Le statut et le rôle
conférés à l’être humain y tiennent lieu de sphère individuelle. En réalité, il
est légitime de se demander si cette tendance à opposer en bloc notre forme de
société et son idéologie à toutes les autres n’est pas précisément ce qui pousse
tant d’anthropologues à exagérer le contraste entre eux et nous, en nous les
présentant, eux, comme bien plus ‘‘exotiques’’ qu’ils ne le sont. »6 Il importe,
continue Maurice Bloch, de bien distinguer et de ne pas confondre d’une part les
conceptions sur la personne ou l’individu que l’ethnologue réussit à comprendre
par ses observations et ses entretiens sommaires avec les gens, et d’autre part le
Soi éprouvé, vécu de l’intérieur. « On en vient à laisser supposer, sans l’écrire
expressément, qu’il existe à la surface du globe des façons humaines différentes
d’être, chacun pour soi, celui qu’on est. Autres hommes, autres Soi(s) ! Il est pour le
1
M. Mauss, op. cit., p. 306.
2
Ibidem, p. 335.
3
Cf. B. Karsenti, op. cit., pp. 112-113. Mauss parle aussi de « sociologie psychologique »
(p. 289).
4
M. Mauss, op. cit., p. 305.
5
G. Lenclud, « Être une personne », Terrain, 52, mars 2009, p. 16.
6
M. Bloch, « La mémoire autobiographique et le Soi. Pour une alliance entre sciences sociales
et sciences cognitives », Terrain, n° 52, mars 2009, p. 60.
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Faisons ainsi l’hypothèse que, dans une situation, l’action humaine se réalise,
posée sur différents appuis, permettant aux hommes diverses formes de repos,
disons de reposité, comme je l’ai suggéré dans d’autres ouvrages. Et cela vaut
pour toute situation, selon des proportions bien sûr variables. Il me paraît non
seulement impossible de comprendre l’acte d’exister en dehors d’un ensemble
d’appuis sous les formes diverses de personnes, d’objets et de règles, non que
l’être humain aurait à re(créer) mais en tant qu’ils sont toujours déjà là et sur
lesquels il peut se poser, mais tout aussi important de décrire ces modes de repos.
Une situation d’hommes présenterait quatre types d’appui. D’abord, les règles,
normes, valeurs ou lois composant le cadre à partir duquel une situation est
organisée. Extérieurs à la situation, ils se manifestent sous forme d’indices et
permettent de ne pas inventer à chaque fois les règles de la partie. Sans ces appuis,
la situation est désordre. Il y a aussi des repères immanents à la situation. Ils
constituent des ressources directes pour l’accomplissement de l’action, servant
à organiser l’espace, à informer sur l’action immédiate à accomplir, à susciter
les gestes précis. Ils facilitent ainsi l’automaticité des actions. Sans repères ni
indices, c’est l’étrangeté de la situation qui s’impose. Il y a encore l’enchaînement
des situations dans le temps quotidien, jalonné par des conventions et des
repères horaires facilitant le déroulement des actions sans besoin de décisions sur
l’action suivante. Sans eux, l’ennui ou l’angoisse s’installe. Enfin, il y a le maillage
des situations, insérant chacune de celles-ci dans un réseau et l’associant ainsi à
d’autres situations selon des liens divers qui laissent dans chacune des traces ou
des indices de cette configuration. En dehors de son maillage, la situation crée
une épreuve de rupture.
C’est sur base de ces appuis et de la possibilité de s’y poser que l’être humain
développe une capacité à se reposer sous la forme de la confiance, du relâchement
ou de la passivité. Quatre formes de repos sont possibles. L’économie (au sens de
parcimonie) cognitive permet à l’homme, sur base d’habitudes, d’expériences
antérieures et de scénarios mentaux, de ne pas vérifier toutes les informations
ou compétences nécessaires pour accomplir une action. Non seulement,
l’économie cognitive correspond au déploiement routinisé, sans référence à une
instruction, des séquences d’actions mais aussi, elle permet d’alléger le travail
d’interaction sociale, grâce aux appuis matériels et aux identités stabilisées de
chacun des partenaires. Le contraire de l’économie cognitive est l’évaluation, la
stratégie, la justification, l’intrigue mobilisant l’attention, voire l’obsession sur
des fragments spécifiques de la réalité. La docilité correspond à la possibilité de
conserver les appuis, les indices et les repères existants, plutôt qu’à l’intention et
au désir de les modifier, et à l’évitement de la tension cognitive, émotionnelle ou
morale, résultant d’une épreuve de changement. La fluidité correspond, elle, à la
possibilité d’associer des informations ou des modes de raisonnement contraires
ou contradictoires dans une même situation ou dans des situations successivement
proches. Elle illustre la capacité immédiate au relâchement, à l’acceptation de
l’incohérence et au basculement des êtres humains de situation en situation. Le
contraire en est la raideur. Il y a enfin la distraction qui correspond à la capacité
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Quand je sors dans la rue, tout s’agite comme automatiquement, je sens les
gens bizarres. Ils accomplissent leurs rôles comme s’ils les avaient répétés. Ils vont
et viennent, apparaissent et disparaissent comme dans des numéros répétés.
Tout devient comme irréel, avec une sorte de flou qui m’obnubile.
C’est une atmosphère de cirque. Les gens sont comme des personnages de
cirque qui entrent en scène, font leur numéro et ressortent sans qu’on n’ait rien
compris. Ils connaissent parfaitement leurs rôles et l’exécutent.
Chacun est dans son rôle et moi, je ne sais quel est mon rôle à moi. C’est
presque comme si les gens étaient des automates qui font leurs manèges.
C’est comme dans un rêve mais c’est plus réel. »1
D’où vient cette description ? Elle ressemble très fortement à la proposition
goffmanienne de faire en sociologie théoriquement comme si la vie sociale était
un jeu théâtral. Il s’agit pourtant dans ce cas de la description d’une présence
pathologique d’une jeune dame de vingt-quatre ans. Qu’est-ce qu’un vécu de
cirque ? C’est le nom de sa pathologie mentale, rencontrée dans des cas de psychose,
qui consiste en « vécu de déréalisation a minima ». Dans le cas présent, il faudrait
dire que la théorique interactionniste de Goffman fait comme si l’homme était
victime d’un certain type de psychose. Georges Charbonneau, psychiatre,
dresse l’interprétation de la pathologie du vécu de cirque dans les termes de la
Daseinanalyse : « Elle se manifeste dans le fait que chaque scène ‘‘accroche’’, est
en quelque sorte surdéterminée, sur impressionnante pour celui qui la vit car
aucune continuité préparatoire n’a pu lui donner de lien intra-expérientiel. Le
sujet est face à une configuration surgie comme révélée, recommencée à zéro.
Les gestes des gens du cirque n’ont pas de sens appréhendables. On peut dire
que la présence est ‘‘scénisée’’, coupée scènes par scènes, sans unité de continuité.
Plus encore, la rupture regardant/regardé est nettement prononcée. Le patient
ne voit pas ; il regarde immobile des scènes, sans pouvoir leur donner sens. Cette
scénaristique constitue une rupture d’accès libre et fluide de la réalité, comme
si un pas phénoménologique était instauré. Ce pas phénoménologique est
celui qui est instauré dans la relation à la fiction ou au souvenir. »2 . La notion
d’« épreuve »,importante dans le paysage sociologique, est particulièrement
révélatrice du « faire théoriquement comme si l’homme était un psychotique ».
À propos de la présence de l’homme au monde, je lis dans le même ouvrage :
« Le trouble est l’épreuve (le pathos) de cette incertitude [de l’existence] et des
impasses, donc de ses questions : épreuve affective, immédiate, de l’existence
en question dans son histoire » (p. 92).Tel est l’acteur goffmanien, toujours
prêt à percevoir un « sabotage social » dans les bruits du monde qui l’entoure.
Faire volontairement semblant, manipuler l’attention des autres, contrôler la
sienne : c’est l’acteur sous schème interactionniste. Il est ainsi frappant de voir les
similitudes avec l’analyse des primatologues sur les capacités attentionnelles des
1
G. Charbonneau, « Le vécu de cirque. Wahnstimmung et déréalisation », in Formes de la
présence dans les expériences pathologiques, Paris, Le Cercle Herméneutique Éditeur, 2008.
2
Ibidem, pp. 102 et 105.
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dissonances, les petits écarts. Les situations que je viens de décrire l’illustrent
bien, me semble-t-il. Les hommes sont des machines à amortir, à désamorcer, à
voiler. De quoi ont-ils l’air ? De présents absents, de monstres lourds légers, de
concentrés fluides, d’affairés hypolucides, d’inquiets relâchés.
Les notions de reposité et de minimalité permettent ainsi de dégager et de
confirmer des éléments critiques, à mon sens décisifs, par rapport aux diagnostics
sociologiques. La focalisation thématique et analytique des différentes sociologies
de l’action (interactionnisme, ethnométhodologie, sociologie pragmatique)
privilégie, nous le savons, les interprétations en termes de travail et de tension
dans un monde circonscrit. Or, dans une situation, comme l’atteste l’évidence
des observations rapprochées, l’individu est beaucoup moins producteur de sens,
de conscience, de rationalité, de stratégie, de justification que ne veulent bien le
dire les sociologies, toutes confondues, du sujet et de l’action, qui font l’erreur de
déduire des compétences à partir d’effets divers dans les situations postérieures.
Bruno Latour a lui-même été radical en indiquant l’erreur des sociologies de
l’action s’appliquant avec plus de pertinence à la vie des singes que celle des
hommes1. Et si la sociologie s’était trompée d’espèces !
Le mode d’être exclusivement actif (qui suppose un travail d’affairement,
d’attention, de concentration, de volonté, d’intention, de signification…) est
effectivement extrême, tout autant que le mode d’être exclusivement passif. En
effet, les sociologies des déterminations mésinterprètent les présences en situa-
tion. D’une part, en pointant surtout la docilité et l’économie cognitive, elles
oublient la part de fluidité et de distraction dans la présence humaine. D’autre
part, elles rabattent les actions et leurs modes sur les appuis, présentés comme
intériorisés et analysés comme déjà inscrits dans (et non à côté de) l’action et
la présence s’accomplissant. Ce qui est loin d’être toujours le cas. Les appuis en
question perdent ainsi leur dimension située. Une autre asymétrie consiste à pré-
senter les appuis comme seuls travaillant et à attribuer par exemple aux objets
et à l’environnement des opérations cognitives de stockage et de traitement des
informations, avec le risque de ne pas considérer alors les modes humains de pré-
sence2 . De telles lectures manquent, me semble-t-il, une bonne part du rapport
situationnel entre appuis et modes, c’est-à-dire la coprésence même de l’indi-
vidu, des autres humains, des objets, des repères et des règles.
En situation, le mode de présence humaine est donc moins riche en
« action » et en « détermination » que ne le pense l’ensemble des théories
sociologiques. Mais, en même temps, ladite situation où se déploient ces modes
de présence est plus ou moins, parfois très, décisive, entre d’autres situations en
train de se succéder, de se relayer, de se rappeler, de s’impliquer. En eux-mêmes,
les « maintenant », c’est-à-dire les moments d’être faisant les modes de présence
des individus en situation sont chaque fois marqués par des absences (de raison,
de conscience, d’intention…) alors que les situations qui les précèdent et qui les
1
B. Latour, Changer la société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006 p. 101.
2
Cf. pour des informations critiques à ce sujet : M. de Fornel et L. Quéré (éds), La Logique des
situations, Paris, Éds de l’ehess, 1999.
63
suivent attestent des effets, des valorisations, des réflexions, des utilisations de
ce qui y a été ou de ce qui sera. Mais sans que les « maintenant » de chacun des
hommes n’échappent à la forme d’inconsistance que je viens d’évoquer. Il est
donc juste de valoriser l’importance de la couche de familiarité et d’immédiateté
dans la présence humaine. De fait, celle-ci se déplace au milieu d’êtres et d’objets
toujours déjà là, mais aussi toujours changeant, disparaissant, revenant dans
un temps souvent rapide : ce qui exige de l’observer et de la décrire dans ses
détails et ses diverses strates mélangeant micro-repos et micro-travail. L’attitude
naturelle consiste ainsi dans l’imbrication et le déplacement de ces quatre
modes, tranquillité, familiarité, fatigue et tension. Elle est alors décapée d’une
généalogie socioculturelle et d’une traduction intellectualiste ou moraliste
surinterprétante.
Que et comment faire pour devenir « singe » ou, selon l’interrogation de
Deleuze, « chien » ? Sa réponse : « Il faut que j’arrive à donner aux parties
de mon corps des rapports de vitesse et de lenteur qui le font devenir chien »1.
Et il continue : « Si la Tique, le Loup, le Cheval, etc., sont de véritables noms
propres, ce n’est pas en raison des dénominateurs génériques et spécifiques
qui les caractérisent, mais des vitesses qui les composent et des affects qui les
remplissent »2 . Mais avec des observations rigoureuses sur les mouvements et les
repos, les vitesses et les lenteurs, ne découvririons-nous pas certaines similitudes
entre les tiques, d’autres entre les chiens, d’autres encore entre les singes ?
Quant à la spécificité de la vie des humains, elle serait d’avoir créé et introduit
un ensemble d’appuis extérieurs et surtout d’avoir généré un mode de présence
caractéristique. Il consiste dans la possibilité de se (re)poser pendant l’action, et
donc de nuancer le mode majeur-actif par des formes diverses de passif-mineur.
L’hominisation consiste ainsi dans une modalisation en mineur des actions, c’est-
à-dire dans l’injection d’une strate amortissante simultanée à l’action travaillante,
alors qu’elle était déployée en une séquence d’actions successive à celle de la
tension chez les singes. Le travail et la tension de l’interaction se modalisent,
en proportions variables, dans l’économie de la perception, la distraction, la
docilité et la fluidité. Telle est la spécificité humaine résidant dans les nuances
modalisatrices et dans l’extension du mode mineur de l’action tandis que les
singes amortissent par des actions spécifiques et non pas par une modalisation
de l’action en cours. À travers la présence-absence et le mélange permanent
du repos et de l’action, celui-ci est devenu un mode simultané à celle-là et non
plus seulement une action suivant d’autres actions. L’homme, Homo sapiens, a
ajouté la non-pertinence de l’indifférence, de l’oubli, de la distraction. Il n’est pas
difficile de penser que cette détente de la présence dans l’action a généré un effet
libérateur sur la performance intellectuelle3.
Ce qui serait donc arrivé à l’espèce Homo sapiens est comme une sortie, au
moins un dégagement de la présence par rapport à l’action telle que celle-ci
1
G. Deleuze et F. Guattari F., Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 316.
2
Ibidem, p. 323.
3
Cf. A. Piette, Anthropologie existentiale, op. cit.
64
est entendue par la sociologie à partir de ses raisons, de ses effets collectifs, de
sa production de sens et d’ordre. Il nous paraît dès lors important, pour une
compréhension sociologique de l’action humaine, de prendre en compte le plus
rigoureusement possible, sur base d’observations précises, les modes d’être et
de présence spécifiques à l’homme. Ces restes constitutifs de la minimalité, il
convient ainsi de ne pas d’emblée les éliminer de la recherche, dès ses premières
étapes, mais de les intégrer à l’analyse du sens et de la tension, de mesurer les
formes différenciées du mode mineur dans la vie commune des gens, dans diverses
situations : selon la force implicatrice de l’action en cours, selon l’activation
plus ou moins forte des raisons d’être là et d’agir, selon aussi le surgissement
d’éléments divers de situations antérieures et plus généralement extérieures
à la situation immédiate. Telle est la force et l’originalité de l’être humain :
une présence amortie dans une situation par la présence d’appuis matériels et
d’éléments distrayants, et en même temps la possibilité de « décaler » l’épreuve
qui surgirait à partir d’une perte d’appuis dans l’action en cours. Le mode de
présence des singes nous oblige donc à regarder la dimension essentielle du mode
mineur de l’homme et à nuancer la part de « travail » en situation, qu’il soit
d’ajustement, de qualification ou d’identification à partir d’appuis existants ou
nouveaux. Cette lecture anthropologique permet aussi de réfléchir à nouveaux
frais sur la place (située) de l’« épreuve » dans une situation. Bien sûr, l’épreuve
peut être « là », plus ou moins présente, parfois obsédante, écrasante, parfois
aussi en toile de fond. Donc une présence en situation avec des caractéristiques
propres. Et une spécificité du cours de la vie des hommes est précisément que
l’épreuve y est reportée, déplacée, ainsi désamorcée, tenue à l’horizon, nous
dirons virtualisée ? Ceci invite précisément à penser le surgissement de l’épreuve,
son mode d’installation et la confrontation ponctualisée des hommes avec elle
selon les appuis dont ils disposent, mais aussi avec les « restes » non touchés, si
caractéristiques de l’espèce humaine. La minimalité est plus qu’un thème, elle est
un paradigme à soumettre à l’observation et à la théorie des sciences sociales.
« Que se passe-t-il donc dans cette conscience non-réflexive que l’on prend
seulement pour pré-réflexive et qui, implicite, accompagne la conscience inten-
tionnelle. »1En posant cette question, Lévinas critique aussi des positions phé-
noménologiques qu’il a rencontrées, dit-il, chez Brentano ou Husserl :« Dans sa
non-intentionnalité, en deçà de tout vouloir, avant toute faute, dans son identi-
fication non-intentionnelle, l’identité recule devant son affirmation, devant ce
que le retour à soi de l’identification peut comporter d’insistance »2 . À regar-
der l’homme au plus près, nous le savons, la conscience apparaît plus qu’éco-
nome, suspendue. Et donc il faut rester critique vis-à-vis de certains principes
et lexiques de la phénoménologie : « Plus propre encore à la Phénoménologie
fut l’erreur de faire de la conscience le principe fondateur de ce dont elle est seu-
lement l’opérateur. Le couple phénoménologique part de la conscience et y fait
retour jusqu’en son effort pour lui substituer l’existence ; davantage : c’est pour
1
E. Lévinas, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 146.
2
Ibidem, p.147.
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Les croyances participent ainsi d’une zone de limbes en marge des exigen-
ces de la réalité empirique, de telle manière qu’elles permettent une coexistence
pacifique de deux vérités incompatibles sans confrontation et perversion de l’une
vis-à-vis de l’autre. De même qu’un homme peut voir des âmes partout dans
la forêt et aussi tailler un arbre pour obtenir du combustible, un enfant sait à
la fois que ses jouets sont apportés par le Père Noël et donnés par les parents1.
Selon une telle lecture de l’acte de croire, la contradiction des croyances avec la
réalité, sa non-implication dans des actes et des conséquences concrètes, voire
son démenti par cette même réalité n’excluent pas le maintien des croyances en
question : « c’est notre façon d’être la plus habituelle », s’exclame Paul Veyne2
devant cette capacité humaine de changer et même d’enchevêtrer des program-
mes différents de vérité. Ce qui donne, selon son expression, « l’impression de
médiocrité humaine », constitue le mode mineur de la réalité, la manière d’être
de l’homme minimal. D’où bien sûr « des demi-croyances, des hésitations, des
contradictions, d’une part, et, de l’autre, la possibilité de jouer sur plusieurs
tableaux »3. De la même façon, mon autographie du croire a fait apparaître que
ces états éphémères de croyance basculent très rapidement dans des moments de
résonance et de réverbération de celle-ci mais aussi de suspension, d’indifférence
et même d’oubli, parfois aussi de critique.
Mais c’est aussi cela que la présence dans la suite de diverses situations d’une
journée fait voir : un homme minimal avec des ressources cognitives ne pou-
vant répondre aux normes de non-contradiction4, incapable de déduire toutes
les conséquences de ses actions, déployant sans cesse des inconsistances et des
contradictions dans ses propres pensées et actions, n’ayant pas toujours une pré-
férence explicite entre deux actions, ne réfléchissant pas avant d’accomplir l’une
ou l’autre, ou encore ne se tenant pas à une décision qui a pu être prise. Et tout
cela avec une fascinante fluidité que je juge caractéristique d’Homo sapiens. Cette
analogie entre la spécificité du croire et les modes humains de présence ne par-
ticipe pas du hasard. Car précisément, dans l’histoire de la cognition, l’acte de
croire a fait apprendre, aussi dans l’accomplissement des autres activités, l’accep-
tation des limites, des échecs, l’oubli des contradictions et des imperfections des
pensées ou des actions.
Croire, c’est en effet accepter le flou, c’est aussi ne pas « y » penser, être
« hypolucide » par rapport au potentiel d’invraisemblance des énoncés auxquels
il se rapporte. Croire, c’est ne pas penser jusqu’au bout, ne pas vouloir savoir.
C’est cela, l’être humain en train d’exister dans toutes les situations, à tous les
instants ! Ce qui me paraît très important dans mes présences successives au
cours de ces situations est bien cet en deçà de la conscience, de l’intention et
peut-être même de la perception, celle qui permet l’évidence de la coprésence
avec l’enjeu attendu et manifesté. Certes avec des degrés divers, les choses
1
P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, op. cit., pp. 144-145.
2
Ibidem, p. 93.
3
Ibidem, p. 53.
4
C. Cherniak, Minimal Rationality, Cambridge, The Mit Press, 1986 et aussi J. Elster, Le
Laboureur et ses enfants, Paris, Minuit, (1983), 1986.
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réception (l’homme qui passe sans vraiment le voir). Ce sont des « donnés », sans
échange, sans dette et sans réciprocité ou en tout cas très différés. La coprésence
faite d’implicite, de non-pensée est un élément clé de la vie sociale de laquelle on
a enlevé intérêt, motivation, échange, calcul. Ici, le don n’est pas une séquence
dans un cycle relationnel mais bien une strate nécessairement et spécifiquement
humaine dans toute forme de présence. Ce reste de la pensée des sciences sociales
devient ici capital, s’exprimant dans l’acte d’être présent caractérisé par la
présence-absence à partir de pensées et gestes périphériques, à partir de l’entour
des choses, des objets et des autres. Cette présence-absence permet d’insister sur
le toujours déjà et en même temps sur le constant déplacement des êtres.
70
Que diraient de très lointains descendants sur cette espèce de vivants (qu’est
Homo sapiens) qui a animé la terre pendant quelques milliers d’années ? Ce
livre veut exprimer une réponse plausible, qui soit englobante de beaucoup
de caractéristiques et respectueuse des détails de l’existence des hommes. La
spécificité, ce serait non seulement la croyance, l’acte de croire à des choses
incroyables, mais surtout la possibilité d’exister autrement qu’a déclenchée et
progressivement développée l’acceptation du flou. Ou que dirait un lointain
ancêtre qui aurait manqué de quelques années la naissance de la « croyance » ?
« Moi, Homo sapiens, né il y a 175 000 ans, je viens vous revoir et je m’étonne
de tout ce que vous avez fait. Mais ce qui m’interpelle le plus est ce que vous
avez appelé ‘‘religion’’. Si je comprends bien, de mon point de vue évolutionnaire,
vous avez, dirais-je, inventé des êtres que vous dites invisibles, vos divinités. Vous
les faites vivre dans un autre monde justement invisible, duquel elles viennent,
duquel elles agissent, entre elles, avec vous, où parfois elles sont rejointes par les
hommes quand ils sont morts et où ils continuent à vivre. N’est-ce pas cela en
gros ? Nous, nous n’avons jamais été capables de créer des êtres que nous n’avions
jamais vus. Nous pouvions entre nous, dans notre abri, parler de ce que nous
avions fait ailleurs, à la chasse, à l’atelier de taille. Nous nous accrochions aux
traces, aux indices pour déduire la présence d’un prédateur ou la pluie. Mais cela
est tout à fait étonnant : une fois que vous les avez inventés, ces esprits ou ces
dieux, vous dites qu’ils existent. Vous faites comme si ces divinités étaient là,
1
Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques. Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 15.
71
quelque part. Vous dites que vous y croyez. Nous, nous n’avons jamais fait cela.
C’est fascinant : inventer un être invisible, s’adresser à lui, en parler beaucoup
et croire qu’il existe. Nous, nous étions rationnels, dans la mesure du possible.
C’était difficile, très tendu, nous essayions de résoudre tout, de toujours décider,
d’agir à partir de toutes les informations dont nous disposions. D’aller jusqu’ au
bout de l’accomplissement. Vous avez l’air de pratiquer beaucoup d’activités et
de passer des unes aux autres avec une grande facilité. Mais le plus extraordinaire
est qu’il vous arrive de vous tuer entre vous au nom de ces divinités, que vous
avez inventées et dont vous croyez qu’elles existent. Et vous tuez même sans
hésiter. »
L’homme fait la religion selon le discours critique de Feuerbach et de Marx,
mais la religion ferait aussi l’homme, non pas par son contenu potentiellement
confortable, mais par la caractéristique de l’acte de croire de suspendre la
contradiction. Le risque de l’intelligence est résolu par elle-même d’une certaine
façon. L’énoncé religieux ne naît pas d’un besoin ou d’un manque mais d’une
aptitude ponctuelle qui entraîne non seulement les effets psychologiques et
sociologiques bien connus mais surtout un mode d’être. Celui-ci ne constitue
pas en lui-même la dimension totale et exclusive de l’être humain mais au
moins une strate s’infiltrant selon des degrés différents dans ses pensées et ses
activités. Si aujourd’hui homo religiosus existe, il n’a pas toujours existé et il ne
se caractérise pas principalement par des actes de communion, d’engagement,
d’effervescence mais justement par une modalité d’injecter flou et relâchement
cognitif dans les autres activités. La croyance est le résultat accidentel de la
capacité cognitive de produire des interférences entre les domaines d’activité de
la vie et en particulier de créer des énoncés contradictoires, et en même temps de
leur accorder un assentiment. Celui-ci suppose de mettre entre parenthèses les
principes de logique et de non-contradiction. Elle constituerait le point de départ
de la manière d’être un humain, induite moins par le contenu de la croyance que
par le mode de pensée impliqué par l’acte de croire. Sans transgresser le principe
de non-contradiction dans un même énoncé, le relâchement ou même la paresse,
comme dit Bergson, de l’homme préférant se « laisser aller à ne pas penser »1
entraîne la fluidité des hommes capables de basculer de situation en situation, à
travers des règles contraires et contradictoires, des « programmes » différents
de vérité.
Certaines réflexions de Lévy-Bruhl sont tout à la fois proches et éloignées de
mon propos. Certes − et c’est bien connu −, elles présentent des excès lorsque Lévy-
Bruhl semble approuver le diagnostic de « lourdeur d’esprit » des Hottentots
ou qu’il constate la naïveté des Iroquois, des Zambésiens ou des Maoris. Bien
sûr, Lévy-Bruhl exagère l’association d’un objet, d’un événement à des esprits
invisibles, telle qu’elle serait faite en permanence par ces « Primitifs ». Selon sa
lecture disons durkheimienne, il explique ces modes de pensée et de raisonnement
par une dominante de représentations collectives injectant dans tout acte et
objet une force occulte. Lévy-Bruhl sait aussi qu’il ne s’agit pas d’« incapacité »
1
H. Bergson, op. cit., p. 159.
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presque paradoxalement par une bonne lucidité, une meilleure lucidité, celle de
l’arbitraire et aussi de la mort. Un risque ? Sans doute, mais de toutes les façons
il y a risque ! Les bonnes doses pour la meilleure proportion de majeur-mineur
selon les situations, pour soi et pour les autres. Penser et travailler donc pour
que la capacité de minoration, si spécifiquement avantageuse à Homo sapiens, ne
devienne pas un obstacle, une compétence défavorable à la survie des humains,
mais soit comprise comme une (nouvelle) chance !
L’anthropologue ne peut se détourner de la passionnante interrogation : cet
Homme moderne qui n’existe que depuis 150 000 ans ou 200 000 ans, comment
va-t-il doucement évoluer ? À propos de René Char, Paul Veyne écrivait : « René,
qui s’était vivement intéressé à la préhistoire, était conscient de la plasticité de
l’être humain à l’échelle des millénaires ; il voyait plus large que les pauvres
quarante siècles d’histoire dont le détail est venu jusqu’à nous »1. L’être humain
est profondément « quotidien », trop, selon René Char pour qui il fait fausse
route à rester en deça… : « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »2 ,
selon son expression célèbre devenue une citation presque courante. L’injection
pédagogique de cette dose de savoir et de lucidité dans la présence est sans doute
essentielle pour éviter le déséquilibre de la passivité ou de l’activité3. La bonne
dose à proportionner pour éviter aussi l’hypersensibilité. L’avenir millénaire de
l’homme est peut-être l’enjeu de cette question.
La nouvelle reposité des hommes a permis de multiplier les enjeux des sens
et de pertinence. On peut penser que l’invention de l’écriture fut une étape clé
d’une part dans le processus de stockage des informations, de stabilisation des
règles, avec multiplication de facilités perceptives et cognitives, mais aussi d’autre
part dans l’intensification des enjeux de sens et de critique sans fin. Dans cette
perspective, la réflexion de Merlin Donald est intéressante : « L’innovation
critique est l’habitude très simple d’enregistrer les idées spéculatives, c’est-à-
dire d’extérioriser le processus de commentaires oraux sur les événements.
Sans aucun doute, les Grecs avaient de brillants ancêtres en Mésopotamie, en
Chine et en Égypte, mais aucune de ces civilisations n’a développé l’habitude
d’enregistrer les verbalisations et les spéculations, les discours oraux révélant le
processus lui-même en action. La grande découverte est que des idées, même
incomplètes, enregistrées dans les documents publics, peuvent plus tard être
améliorées et raffinées. Pour la première fois, la littérature écrite contenait de
longs traités de spéculation, souvent très approximative, sur un grand nombre de
questions fondamentales. L’existence seule de ces ouvrages signifie que les idées
étaient stockées et transmises sous une forme plus sûre et plus permanente que
dans la tradition orale. Des idées sur tous les sujets, de la justice et la morale à la
structure de l’univers, étaient écrites, consultées par des générations d’étudiants,
1
P. Veyne, René Char en ses poèmes, p. 477.
2
R. Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, (1943-1944), 2007, p. 52.
3
Sur l’importance de la lucidité et de la réflexion sur la vie humaine, cf. M. Canto-Sperber, Essai
sur la vie humaine, Paris, PUF, 2008.
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cependant pour que l’histoire ait retenu leur destin »1, tant la plasticité et la
flexibilité des hommes est nécessaire à la vie sociale. Mais en même temps, la
radicalité, ajoute-t-il, n’est pas une disposition sans avantage, en particulier dans
des phases guerrières, lorsque des individus se sacrifient pour des idées utiles à la
survie de leur groupe : « sinon, ils seraient toujours défaillants face au danger »2 .
Et justement ces Néandertaliens, pratiquaient-ils des violences ? Ponctuelles
certes mais sans doute pas le carnage organisé, la guerre organisée pour répondre
à un danger organisé, comme je l’ai indiqué.
L’évolution de la structure cognitive du cerveau n’est évidemment pas
terminée ! Il y a un double risque des supports extérieurs qui entourent la présence
humaine : de reposer trop la pensée et l’activité ou d’exciter trop la critique et
l’engagement. Le risque de l’humain surdétecteur, sursignifiant, vigilant et
attentif, qui ne voit plus le fond, qui ne sait pas qu’il impose une arbitrarité
contre une autre. Et le risque de celui qui, d’abord un peu distant, détaché,
dégagé, devient désengagé et défait. D’où le terrible enjeu de l’explicitation de la
bonne lucidité dans la transmission pédagogique, familiale et scolaire.
Ainsi le repos des appuis extérieurs (divinité, valeur, loi, norme, etc.)
génèrerait soit trop d’activisme, de critiques, de débats sur eux-mêmes, sans que
les hommes se rappellent leur arbitraire, soit trop de passivité par laquelle ils
se reposeraient. Le premier cas est celui des affairés, travailleurs et négociateurs
infatigables du social. Dans le second, style Oblomov, c’est l’acceptation de
tout et, sans doute très vite, l’inadaptation. Et les actifs d’écraser dans cette
configuration les passifs… et après de s’entretuer. À l’homme actif, des rappels
de lucidité seraient nécessaires pour modérer, minorer son action et apprendre
à se reposer aussi sur des appuis déjà là. À l’homme passif qui a renoncé par
excès de lucidité, apprendre ou réapprendre à se dégager avec la bonne mesure
de lucidité et donc à bien se réengager serait opportun. C’est bien de situation
en situation que cet apprentissage doit s’exercer, en vue de faire coexister dans
la présence et l’action de l’homme le travail, le repos et surtout la lucidité. Mais
jusqu’où aller dans celle-ci ? À propos de René Char, Veyne écrit : « c’était déjà
une chance d’avoir entrevu un grand homme une fois en sa vie »3. Un « grand
homme » qui pense que l’humain fait fausse route dans ses automatismes, ses
routines et sa manière de se reposer et aussi qu’il n’est pas assez fort pour être
bon. Et il ajoute : « L’homme, est généralement inférieur à lui-même, à l’énergie
potentielle de son cœur, de son énergie toute solaire et méconnaît sa capacité de
tout outrepasser »4.
L’anthropologie est déterminante en vue d’une pédagogie de et sur
l’humanité, disons l’hominité encore balbutiante. C’est la faiblesse des morales
de ne pas reposer sur le savoir et la connaissance de l’hominité. Les réflexions de
l’anthropologie n’éludent donc pas les questions politiques, elles les déplacent de
1
G. Bronner, La Pensée extrême, Paris, Denoël, 2009, p. 303.
2
Ibidem, p. 305.
3
P. Veyne, René Char en ses poèmes, op. cit., p. 505.
4
Ibidem, p. 225.
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la perspective de la stricte actualité sociale et les recadrent dans une réflexion sur
la spécificité anthropologique et une éthique hoministe. Celle-ci prend acte des
échecs des raisons classiquement politiques incapables de résoudre l’infinité des
atrocités meurtrières et estime urgent de refonder radicalement la pédagogie et
le mode de penser. Litanie ? Peut-être ? Qui pourra être répétée certes deux ou
trois cents ans, ou vingt millénaires. Même plus. Un jour, il sera donc trop tard
pour l’espèce humaine dont nous faisons partie, mais au fond, elle n’est qu’un…
détail.
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INTRODUCTION 7
LE PREMIER CROYANT 11
La présence des morts, des anciens vivants 14
Croyance aux morts qui vivent, de nouveaux vivants 18
Deux présences au monde 21
ÊTRE EN TRAIN DE CROIRE 29
Des actes de croire 32
Comment je suis quand je crois ? 35
Quand croire, c’est faire et un peu plus 39
PRÉSENCES RÉELLES 47
Anthropologie 47
Modes humains de présence 53
Une erreur fondamentale 57
LE MODE MINEUR : 71
IMPACT ET DESTINÉE 71
Bibliographie 93
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