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Interview Propos recueillis par Karine Lou Matignon

Boris Cyrulnik
Sans les animaux,
le monde
ne serait
pas humain

S
ans les animaux, le monde Boris Cyrulnik est l’un des pion- science, de débrouillardise et de pam-
ne serait pas humain. Tel niers de l’éthologie française. Il est aussi phlet politique », dont chaque morceau
est le titre du livre de Karine neuropsychiatre, psychanalyste, psy- lui a apporté une vision différente de
Lou Matignon qui, après le succès du chologue, auteur de nombreux ouvra- l’homme. A la fin de la Seconde Guerre
best-seller collectif – La plus belle his- ges. Ancien maître-nageur et rugbyman, mondiale, Boris Cyrulnik est âgé de sept
toire des animaux (éd. Le Seuil 2000) voyageur infatigable et poète, il fait partie ans. Un soir à Bordeaux, à l’heure de
–, a publié un ouvrage qui prolonge de ces hommes qu’une enfance instable la Libération, il est par hasard le témoin
cette quête et la pousse nettement et sans famille n’ont pas rendu amers impuissant de l’assassinat d’un milicien
plus loin. mais au contraire curieux de l’univers par les libérateurs. Etrange : ceux-ci
En trente portraits et entretiens du vivant. De ce manque d’identité et tiennent le même langage que les occu-
avec des hommes et des femmes de références, il a fait un tremplin qui pants de la veille, justifiant leur crime au
qui ont voué leur vie corps et âme l’a obligé, pour survivre, à se poser des nom d’une vérité qu’ils disent cohérente.
à la relation avec diverses espèces questions constructives sur la nature Que se cache-t-il donc derrière les belles
animales, elle nous invite à une fas- humaine et à se chercher dans toutes paroles des hommes ? Première attitude
cinante découverte de nous-mêmes. sortes de milieux sociaux. C’est ainsi éthologique. Une envie puissante de
Nous publions ici le chapitre qu’elle a qu’il s’est construit ce qu’il appelle un décoder le monde qu’il habite envahit
consacré à Boris Cyrulnik. « père synthétique fait de rugby, de Boris Cyrulnik. A douze ans, il se promè-

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recherche en éthologie clinique à l’hôpi- attitude menaçante que les propriétaires
tal de Toulon-La-Seyne. Objectif : étudier vont analyser comme un comportement
le développement humain, la complexité de défense de la maison.
des systèmes relationnels, l’influence
du verbe, de l’inconscient et des signes Boris Cyrulnik : Ce n’est pas de la
de communication non verbaux sur la transmission de pensée, je dirais que
biologie et la construction psychologique c’est de la matérialisation de pensée.
d’un individu. Très vaste programme, Dans certaines pathologies comme les
qu’il embrasse pourtant avec aisance, maladies maniaco-dépressives, où les
humour, générosité. gens sont tantôt euphoriques tantôt
mélancoliques, jusqu’à se sentir respon-
Karine Lou Matignon : Cet entretien sables de toutes les plaies du monde,
pourrait partir de notre alliance avec le on voit que le chien s’adapte impec-
chien. Les éthologues cliniciens et les cablement à l’humeur du propriétaire.
vétérinaires ont fait le constat que la pen- Quand le propriétaire est gai, il va se
sée du propriétaire pouvait façonner le mettre à aboyer, gambader, quand il est
Boris Cyrulnik comportement et le développement bio- triste, le chien ne bouge pas, il se met
logique du chien. Certaines personnes à trembler. J’avais un patient qui fai-
ne avec un livre de psychologie animale attendent, par exemple, de leur chien sait des bouffées délirantes à répétition.
dans la poche, s’émerveille devant l’or- qu’il défende la maison. Ils développent Selon l’accueil que me faisait son chien,
ganisation d’une fourmilière, s’intéresse une peur relative de l’environnement qui je savais dans quel état il se trouvait ou
aux naturalistes et se frotte aux adultes va être perceptible par l’animal. Face à allait se trouver.
qui remettent en cause les croyances cette émotion enregistrée par différents Le chien qui vit dans un monde de
antérieures, dénoncent les frontières canaux, le chien va alors adopter une sympathie est hypersensible au moindre
entre les disciplines scientifiques. Sous
l’impulsion de son ami Hubert Montagné,
aujourd’hui psycho-physio-éthologue,
il découvre dans les années soixante,
au terme de ses études de médecine,
une toute nouvelle discipline, considé-
rée alors comme scandaleuse : l’étholo-
gie humaine. En plein questionnement,
préférant à l’analyse la synthèse, il se
lance dans cette science novatrice en
complément de la psychiatrie, de la psy-
chologie sociale, de la clinique, rejetant
avec force l’idée de se spécialiser. Pour
lui, le mélange des genres, l’approche
conjointe du corps et de l’esprit, de la
parole et de la molécule, de l’homme et
de l’animal est un parcours indispensa-
ble pour mener à une compréhension
globale de la dimension humaine. Une
démarche d’homme libre. Une fois sur
cette piste, il ne s’arrête plus, accumule
une foule de documents, travaille sur la
biologie de l’affect, le pouvoir du lan-
gage, les signes du corps, applique à
l’homme des méthodes d’études réser-
vées jusqu’ici au milieu animal – ce qui lui
vaut immédiatement de solides ennemis
chez ses confrères psychanalystes et
neurobiologistes –, parcourt le monde
et crée un groupe transdisciplinaire de

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indice émis par le corps du propriétaire son chien transmettent à l’animal des contrer un psychologue et un vétérinaire,
adoré. C’est donc bien une matérialisa- signaux contradictoires, incohérents. Il il fallait oser !
tion de la pensée humaine transmise au devient impossible pour lui de trouver
chien qui façonne ce dernier. Les vétéri- et d’utiliser un code clair de compor- K. L. M. : Vidons d’emblée le sac
naires avec lesquels je travaille montrent, tement avec son maître. Ces émotions de l’éthologie : étudier l’animal permet-il
chez des chiens, des troubles d’hyper- vont fabriquer des troubles métaboliques de mieux comprendre la génétique du
tension, de diabète, d’ulcères hémorra- et, à long terme, des maladies organi- comportement de l’homme ?
giques gastriques, des dermatoses sup- ques ou des comportements altérés. Un
purantes… de graves maladies dont le symptôme est une proposition de com- B. C. : C’est exactement ça. Le
point de départ se situe dans la pensée munication. Le chien se lèche la patte fait d’étudier la phylogenèse, qui est la
du propriétaire. On rencontre souvent jusqu’au sang, se réfugie derrière un comparaison entre les espèces, permet
le cas d’un chien choisi pour remplacer meuble, présente des troubles sphinc- de mieux comprendre l’ontogenèse et
le chien précédent décédé. De même tériens, des gastrites, une hypervigilance la place de l’homme. On comprend
couleur, de même race, on lui attribue la avec tremblements, etc. La guérison du mieux aussi la fonction et l’importance
même place à la maison, parfois un nom chien passe par une restructuration de de la parole dans le monde humain. Il
identique. Que se passe-t-il ? L’animal l’imaginaire du propriétaire qui doit faire existe une première gestualité univer-
souffre de la comparaison affective de le deuil du premier chien et envisager le selle, fondée sur le biologique, proche
son propriétaire avec le disparu au point second comme un être différent. de l’animalité.
d’en tomber malade. Comment peut-il Pour mener un raisonnement comme Dès que le langage apparaît, une
en effet se sentir valorisé ? Quoi qu’il celui-là, il ne faut pas être un neurobio- deuxième gestualité imprégnée de
fasse, il est moins beau que l’absent, logiste ou un psychanalyste, il faut être modèles culturels prend place. Là, la
moins performant, sans cesse comparé transversal. Il faut être capable de parler première gestuelle s’enfouit, les sécré-
au disparu idéalisé. Il est bien connu avec un propriétaire, un vétérinaire, de tions d’hormones dans le cerveau chan-
que seuls les morts ne commettent se donner une formation de psychiatre gent. Donc, on comprend mieux com-
aucune faute. L’histoire du propriétaire et de psychologue et de pouvoir com- ment le langage se prépare, comment
et la représentation mentale qu’il a de muniquer avec un chien. Faire se ren- le choix des mots pour raconter un fait

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révèle l’interprétation qu’on peut en faire, sance des animaux à la vulnérabilité des de captiver l’animal, le sens du toucher
comment la parole peut changer la bio- petits que portaient autrefois les femmes devient aussi un instrument efficace.
logie en changeant les émotions. entretenues et assistées. De la même Chez l’homme, le toucher est un canal
façon, des lévriers racés ne se dévelop- de communication très charpenté parce
K. L. M. : L’éthologie est une démar- peront pas dans les mêmes milieux que que c’est le premier à entrer en fonc-
che naturaliste. Quel genre de natura- les bergers allemands ou les setters. tion, dès la septième semaine de la vie
lisme ? L’amateur d’afghan est plutôt silencieux, utérine. Cela dit, l’absence de toucher
solitaire, intellectuel, alors que celui qui et au contraire l’approche neutre donne
B. C. : Rien à voir avec le natura- montre une préférence pour le boxer aussi des résultats. Il y a quelques
lisme de Jean-Jacques Rousseau. C’est aime bavarder, faire du sport, s’agiter. années, j’ai amené des enfants dans
une démarche naturaliste parce qu’elle l’enclos des biches du parc zoologique
appréhende l’homme dans sa globalité, K. L. M. : Nos odeurs, regards, ges- de Toulon. Parmi eux, des psychotiques.
dans son environnement. tes et paroles parlent aux animaux ? A notre grande surprise, nous avons
Les vétérinaires avec qui je travaille vu une petite fille trisomique, élevée en
font des observations naturalistes, c’est- B. C. : Lorsqu’un bébé humain pleu- milieu psychiatrique, se serrer contre une
à-dire là où notre culture les fait tra- re, cela nous trouble profondément. Si biche, qui l’avait laissée venir à elle sans
vailler, parce que la condition naturelle de l’on enregistre ces cris et qu’on les fait bouger le moins du monde.
l’homme, c’est sa culture. Ils demandent écouter à des animaux domestiques, on La même biche sursautait lorsqu’elle
l’autorisation aux clients de mettre une assiste à des réactions intéressantes : les approchait un enfant non handicapé,
caméra pendant la consultation et là, on chiennes gémissent aussitôt, couchent en s’enfuyant à vive allure, dès qu’il se
voit des choses étonnantes. Par exem- leurs oreilles. Elles manifestent des com- retrouvait à trois mètres d’elle. Nous
ple, un couple amène un chien malade portements d’inquiétude, orientés vers avons filmé et analysé ces séquen-
en consultation. Quand le vétérinaire le magnétophone. Les chattes, elles, se ces. Les enfants psychotiques, perdus
pose une question, l’homme et la femme dressent, explorent la pièce et poussent en eux-mêmes, évitent le regard, mar-
rentrent en compétition parce que cha- des miaulements d’appel en se dirigeant chent de côté et doucement. Les autres
cun veut parler, le ton monte et le chien alternativement vers la source sonore et enfants regardent les animaux en face,
se met à gémir, ça finit par devenir une les humains. Il semble exister un langage sourient et montrent les dents, ils lèvent
cacophonie. Le chien aboie, la femme universel entre toutes les espèces, une la main pour caresser l’animal et se pré-
parle plus fort que l’homme, le vétérinai- sorte de bande passante sensorielle qui cipitent vers lui. Autant d’actions inter-
re regarde la femme, lui donne donc la nous associe aux bêtes. Dès qu’il s’agit prétées comme des agressions.
parole, l’homme furieux se tourne alors
vers le chien et lui ordonne bruyamment
de se taire. Il fait taire le chien parce qu’il
ne peut pas faire taire sa femme.
Dans ce cas, le chien est devenu le
symptôme de la compétition relationnelle
existant dans le couple.

K. L. M. : Le comportement du chien
révèle donc sans coup férir le soi intime
de ses propriétaires ?

B. C. : Cela va encore plus loin. Dans


l’acte même de choisir son chien, il y a
révélation de soi. Le chien élu devient
un délégué narcissique. J’opte pour ce
chien parce qu’il est rustique, sportif ou
de caractère solitaire ou combatif, cela
revient à dire : j’aime qu’il me ressemble
ou j’aime ce qui est rustique, sportif… La
mode des chiens miniatures ou molos-
soïdes sont aussi des symptômes de
notre culture, ils font office de discours
social. On préfère aujourd’hui la puis-

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et lorsqu’on s’élevait contre ça, on nous l’autre, à comprendre son univers, plus
Momie de chat, tressée
et peinte sur le visage.
Elle renferme le sque-
répondait qu’il s’agissait d’un réflexe !
Le bénéfice de l’esprit cartésien, c’est
l’analyse, qui nous a donné le pouvoir.
on le considère. Dès l’instant où l’on
ne tente pas cette aventure, on peut
commettre des actes de violence sans
L
lette recroquevillé du Le maléfice du cartésianisme, c’est aussi en avoir conscience. Mais la violence
chat. British Museum. l’analyse : on a coupé l’homme de la se déguise sous de multiples formes,
H. : 46 cm. nature, on a fait des animaux des cho- et nos désaccords à son sujet viennent
Certains scientifiques ses, on a dit qu’un animal ne possédant très souvent de définitions non commu-
avaient émis l’idée que
pas l’organe de la parole ne souffrait nicables, parce qu’il existe d’énormes
la momification anima-
pas, et là-dessus, on en a déduit qu’un différences de point de vue. ■
le avait pour seul but
aphasique n’était pas un humain, qu’un
la nourriture du défunt
dans l’au-delà. Cette enfant qui ne parlait pas ne devait pas (Avec l’aimable autorisation de la
théorie a été bien vite non plus éprouver de douleur. revue Nouvelles Clés)
écartée avec la décou- Les animaux ne sont pas des machi-
verte de momies d’ani- nes, ils vivent dans un monde d’émo- Sans les animaux le monde
maux domestiques et tions, de représentations sensorielles, ne serait pas humain (Poche)
de cimetières de cen- sont capables d’affection et de souffran- Karine Lou Matignon (Auteur),
taines d’animaux. ces, mais ce ne sont pas pour autant Boris Cyrulnik (Préface)
des hommes. Le paradoxe, c’est qu’ils Editions Albin Michel
K. L. M. : Selon vous, les animaux nous enseignent l’origine de nos propres De notre ancêtre chas-
nous obligent-ils à remettre en cause comportements, l’animalité qui reste en seur au scientifique
beaucoup de nos certitudes ? nous… En observant les animaux, j’ai d’aujourd’hui en pas-
compris à quel point le langage, la sant par le chamane
B. C. : Première certitude à abandon- symbolique, le social nous permettent qui était en relation
ner : les animaux ne sont pas des machi- de fonctionner ensemble. Pourtant, je magique avec le maî-
nes. J’insiste beaucoup là-dessus : le jour constate à quel point nous avons encore tre-esprit des animaux,
où l’on comprendra qu’une pensée sans honte de nos origines animales. Lorsque communiquer avec les
langage existe chez les animaux, nous j’ai commencé l’éthologie humaine, on bêtes est un vieux rêve
mourrons de honte de les avoir enfermés me conseillait de publier mes travaux de l’humanité. Mais
dans des zoos et de les avoir humiliés par sans faire référence à l’éthologie anima- existe-t-il un langage commun à l’homme et
nos rires. Nous avons peut-être une âme, le. La même chose m’est arrivée encore à l’animal ? Est-il possible par exemple que
mais le fait d’habiter le monde du sens et récemment. Choisir entre l’homme et le chant des oiseaux nous aide à mieux com-
des mots ne nous empêche pas d’habi- l’animal, entre celui qui parle et celui prendre le monde ? À travers leurs propres
ter le monde des sens. Il faut habiter les qui ne parle pas, celui qui a une âme et expériences, des chercheurs, des artistes, des
deux si l’on veut être un être humain à celui qui n’en possède pas, celui qu’on aventuriers tentent dans cet ouvrage de redé-
part entière. Il n’y a pas l’âme d’un côté peut baptiser et celui que l’on peut cui- finir la place de l’homme en franchissant ce
et de l’autre la machine. C’est là tout le siner. A cette métaphore tragique, qui a fossé qui nous a séparés de l’animal. Ils nous
problème de la coupure. Il y a aussi la permis l’esclavage et l’extermination de invitent, avec l’auteur, à découvrir les mille
représentation qu’on se fait de l’animal et peuples entiers, a succédé l’avatar de manières dont on peut « communiquer » avec
qui lui donne un statut particulier, et cela la hiérarchie, où l’homme au sommet de les bêtes et nous montrent comment, grâce à
explique un grand nombre de nos com- l’échelle du vivant se permet de détruire, leur enseignement, mieux comprendre notre
portements. Les chats ont été divinisés de manger ou d’exclure de la planète propre condition. Et si le fait de retrouver
dans la Haute-Égypte et satanisés au les autres terriens, animaux et humains, cette sensibilité et cette curiosité d’enfant à
Moyen Âge chrétien. dont la présence l’indispose. La violence l’égard de l’animal, loin de nous détourner de
Les feux de la Saint-Jean sont issus qui me heurte le plus vient justement l’humain, nous en rapprochait ?
de la diabolisation des chats. On avait de la non-représentation du monde des (344 pages - 8 €)
rapporté les chats des croisades, ils autres, du manque d’ouverture, de tolé-
représentaient les Arabes, alors on les rance, de curiosité de l’autre. À lire également :
brûlait. Considérant le chien comme un Les vilains petits canards, de Boris
outil, si le chien est cassé, on le jette. K. L. M. : Un monde de sangsue Cyrulnik, éd. Odile Jacob.
Quand j’ai fait mes études de médecine, n’est pas un monde de chien… La plus belle histoire des animaux,
on nous apprenait que l’animal ne souf- collectif. éd. Le Seuil.
frait pas et on nous faisait faire des opé- B. C. : Lequel n’est pas un monde La fabuleuse aventure des hommes
rations sans anesthésie. L’animal criait, humain. Plus on cherche à découvrir et des animaux, collectif.

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