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Extraits de Skinner (1975) et Laborit (1976) proposés par Thierno Guèye dans le cadre du cours sur la Liberté (FASTEF

2024)

EXTRAIT DU MANUEL DE CUERRIER (2000)

SKINNER – EXTRAIT de Par-delà la liberté et la dignité

SKINNER, Burrhus Frederic. Par-delà la liberté et la dignité, traduction Anne-Marie et


Marc Richelle, Montréal et Paris, Éditions HMH et © Éditions Robert Laffont, 1975, p.
255-260.
Burrhus Frederic Skinner naît en 1904 dans la petite ville de Susquehanna, en Pennsylvanie où son père
est avocat. Il a une enfance heureuse et manifeste très tôt un esprit inventif. Après une tentative de carrière
littéraire, il entreprend des études de psychologie à l'Université Harvard. Ses lectures en psychologie des
sciences et plus particulièrement des œuvres de John R. Watson, le fondateur du behaviorisme américain,
l'influencent beaucoup.

Dès sa thèse de doctorat, déposée en 1931, Skinner adopte et radicalise la position behavioriste. Il évacue
non seulement toutes les causes métaphysiques ou psychiques (telles que l'âme, l'esprit ou la conscience)
pour expliquer le comportement, mais aussi toutes les causes physiologiques auxquelles Watson faisait
parfois appel. En fait, Skinner refuse les théories qui expliquent un comportement observé par des
événements survenant ailleurs (dans le psychisme ou dans ce qu'on appelle l'âme ou l'esprit de l'individu) et
décrits dans des termes différents et mesurés selon des dimensions différentes. La méthode de Skinner
consiste à examiner des comportements et l'environnement dans lequel ils se produisent. Il observe des rats,
des pigeons et des singes, modifie certains aspects de leur environnement et note les variations de fréquence
d'un comportement. Le premier livre qu'il écrit, The Behavior of Organism: An Experimental Analysis (1938)
[Le comportement des êtres organisés], loin d'être une théorie du comportement, est simplement un compte
rendu des relations découvertes entre les variations de l'environnement et les variations du comportement.
Parallèlement à ses recherches en laboratoire et à ses nombreuses publications; Skinner est professeur
successivement à l'Université du Minnesota (1937-1915), à l'Université de l'Indiana (1945-1918), puis à
Harvard jusqu'en 1957.

À l'âge de 79 ans, vif d'esprit et doué d'une sagesse certaine. Skinner écrit Enjoy Old Age. Il meurt d'une
leucémie le 18 août 1990.

La conception skinnérienne de l'être humain se présente comme le prolongement et l'application des


recherches menées en psychologie expérimentale. Skinner s'est consacré, en effet, à la psychologie de
laboratoire afin de découvrir les lois et les relations qui régissent le comportement et le milieu dans lequel il
se produit. Même si le behaviorisme se définit comme une « science du comportement », il n'en demeure pas
moins que les recherches menées par Skinner conduisent à l'élaboration d'une philosophie de l'homme.
(Jacques Cuerrier, 2014, p. 208)

La science n'a sans doute jamais exigé de changement plus profond dans la manière
traditionnelle de penser un problème, et jamais il n'y a eu problème plus important. Dans
la perspective traditionnelle, l'individu perçoit le monde qui l'entoure, sélectionne les traits
à percevoir, discrimine entre eux, les juge bons ou mauvais, les change pour les améliorer
(ou, s'il est négligent, les rendre pires) ; on peut le tenir pour responsable de ses actes, le
récompenser ou le punir justement selon leurs conséquences. Dans la perspective
scientifique, l'individu est membre d'une espèce façonnée par les contingences évolutives
de survie, manifestant des mécanismes de comportement qui le placent sous le contrôle de
l'environnement dans lequel il vit, et pour une grande part sous le contrôle d'un
environnement social que lui-même et des millions d'autres hommes semblables à lui ont

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Extraits de Skinner (1975) et Laborit (1976) proposés par Thierno Guèye dans le cadre du cours sur la Liberté (FASTEF 2024)

construit et maintenu au cours de l'évolution culturelle. Le sens de la relation est inversé :


l'individu n'agit pas sur le monde, c'est le monde qui agit sur lui.

Il est difficile d'admettre un tel changement simplement sur des bases intellectuelles, et
presque impossible d'en accepter les implications. La réaction du traditionaliste se traduit
généralement en termes de sentiments. L'un de ceux-ci, auquel les freudiens ont eu recours
pour expliquer la résistance en psychanalyse, est la blessure narcissique. Freud lui-même
exposa, comme le note Ernest Jones1, « les trois coups portés par la science au narcissisme
de l'humanité. Le premier, cosmologique, fut porté par Copernic2 ; le second, biologique,
par Darwin3 ; le troisième, psychologique, par Freud. » (Ce dernier coup atteignait la
croyance en quelque chose, au-dedans de l'homme, qui saurait tout ce qui s'y passe, et en
un instrument, dénommé le libre arbitre, qui exercerait le pouvoir et le contrôle sur le reste
de la personnalité.) Mais quels sont les signes ou les symptômes de la blessure narcissique,
et comment les expliquerons-nous ? Que font les gens à propos d'une telle conception
scientifique ? Ils la qualifient de mauvaise, de dégradante, de dangereuse, ils argumentent
contre elle, ils attaquent ceux qui la proposent ou la défendent. S'ils agissent ainsi, ce n'est
pas par blessure narcissique, mais parce que la formulation scientifique a détruit les
renforcements habituels. Si l'individu ne peut plus désormais tirer mérite et recueillir
admiration pour ce qu'il fait, il semble perdre de sa dignité ou de sa valeur, et le
comportement précédemment renforcé par l'éloge et l'admiration subira l'extinction4.
L'extinction conduit souvent à l'attaque agressive.

Un autre effet de la conception scientifique serait un manque de foi ou de « nerf », un


sentiment de doute ou d'impuissance, de découragement, de dépression ou de mélancolie.
L'être sent, dit-on, qu'il est impuissant devant sa destinée. Mais ce qu'il éprouve, c'est
l'affaiblissement de réactions anciennes qui ont cessé d'être renforcées. Les gens sont, en
effet, « impuissants » quand des répertoires verbaux installés de longue date se révèlent
inutiles. [...]

On note encore une sorte de nostalgie. Les anciens répertoires font irruption, on se saisit
de la moindre analogie entre le présent et le passé et on l'exagère. On parle du passé comme
du bon vieux temps, où l'on reconnaissait la dignité inhérente de l'homme et l'importance
des valeurs spirituelles. Ces restes de comportements anachroniques ont une ombre de
« regret » ̶ ils ont le caractère des comportements de plus en plus infructueux.

1
Jones, Ernest (1879-1958) : Médecin et psychanalyste, auteur de La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud, dont
il fut le premier disciple en Angleterre.
2
Copernic, Nicolas (1473-1543) : Astronome polonais. Rejetant le géocentrisme antique. Il élabore la
théorie de l'héliocentrisme (double mouvement des planètes sur elles-mêmes et autour du Soleil). La Terre,
et conséquemment l'homme, n'est plus le centre de l'univers.
3
Darwin, Charles : (1809-1882) Naturaliste anglais. Avec la théorie de l'évolution, du transformisme et de
la sélection naturelle, Darwin n'octroie plus à l'homme une position privilégiée dans la nature, l'être humain
est constitué de la même matière que les autres créatures vivantes, et il est le descendant d'autres espèces.
4
Extinction : Affaiblissement, cessation, puis disparition totale de quelque chose, par exemple l'extinction
d'une espèce animale ou d'un comportement.

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Extraits de Skinner (1975) et Laborit (1976) proposés par Thierno Guèye dans le cadre du cours sur la Liberté (FASTEF 2024)

Ces réactions à une conception scientifique de l'homme sont certainement malheureuses.


Elles paralysent les hommes de bonne volonté et quiconque se soucie de l'avenir de sa
culture fera tout ce qu'il pourra pour les corriger. Aucune théorie ne change ce sur quoi elle
porte. Les choses ne changent en rien du fait que nous les regardons, que nous en parlons
ou les analysons d'une manière neuve. [...] L'homme n'a pas changé parce que nous le
regardons, en parlons et l'analysons scientifiquement. Ses réalisations dans les sciences, la
politique, la religion, l'art et la littérature demeurent ce qu'elles ont toujours été, offertes à
l'admiration comme une tempête sur la mer, une forêt en automne ou le sommet d'une
montagne indépendamment de leurs origines et aucune analyse scientifique. Ce qui change
ce sont nos chances d'agir sur la matière de la théorie. [...]

Les technologies physique et biologique ont réduit les famines, les épidémies, et nombre
d'aspects douloureux, dangereux ou épuisants de notre vie quotidienne. La technologie du
comportement peut commencer à atténuer d'autres types de maux. Il se peut que, dans
l'analyse du comportement humain, nous soyons quand même un rien plus avancés que
n'était Newton5 dans l'analyse de la lumière, car nous commençons à faire des applications
technologiques. Les possibilités sont merveilleuses ̶ d'autant plus merveilleuses que les
approches traditionnelles se sont révélées fort inefficaces. Il est difficile d'imaginer un
monde dans lequel les gens vivraient ensemble sans se disputer, se maintiendraient en vie
en produisant la nourriture, les abris, les vêtements dont ils ont besoin, se divertiraient et
contribueraient au divertissement des autres par les arts, la musique, les lettres, les sports,
ne consommeraient qu'une partie raisonnable des ressources du monde et aggraveraient
aussi peu que possible la pollution, n'auraient pas plus d'enfants qu'ils n'en pourraient
décemment élever, continueraient à explorer l'univers autour d'eux et à découvrir de
meilleures méthodes d'agir sur lui, où ils apprendraient à se connaître eux-mêmes avec plus
de précision et, par conséquent, à se maîtriser plus efficacement. Et pourtant, tout cela est
possible, et le moindre signe de progrès devrait apporter une sorte de changement propre,
en termes traditionnels, à apaiser la blessure narcissique, à compenser le désespoir ou la
nostalgie, à corriger l’impression que « nous n'avons ni le pouvoir ni le devoir de faire quoi
que ce soit pour nous-mêmes », à favoriser un « sens de la liberté et de la dignité » en
affermissant la confiance et en construisant un sens de la valeur. En d'autres termes, tout
cela devrait renforcer abondamment ceux qui ont été incités par leur culture à travailler
pour sa survie.
Une analyse expérimentale déplace les causes déterminantes du comportement de l'homme
autonome vers l'environnement ̶ un environnement responsable à la fois de l’évolution de
l'espèce et du répertoire acquis par chacun de ses membres. Les premières versions de
l’environnementalisme étaient inadéquates parce qu'elles ne pouvaient expliquer comment
agissait l'environnement ; l’homme autonome semblait conserver beaucoup de ses
prérogatives. Mais les contingences environnementales prennent aujourd'hui en charge les

5
Newton, Isaac (1642-1727) : Mathématicien, physicien et astronome anglais. Newton publia en 1675 sa
théorie de la lumière et des couleurs. Mais c'est en 1687 qu'il exposa dans Philosophiæ naturalis principia
mathematica, sa célèbre théorie de l'attraction universelle.

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Extraits de Skinner (1975) et Laborit (1976) proposés par Thierno Guèye dans le cadre du cours sur la Liberté (FASTEF 2024)

fonctions jadis attribuées à l’homme autonome, et certaines questions surgissent : l'homme


est-il donc « aboli »? Assurément non, ni en tant qu'espèce ni en tant qu'individu créateur.
Seul est aboli l'homme autonome intérieur, et c'est un pas en avant. Mais l’homme ne
devient-il pas ainsi une simple victime, ou un simple observateur de ce qui lui arrive ? Il
est, en effet, sous le contrôle de son environnement, mais il faut nous rappeler que cet
environnement est, pour une grande part, fait de ses mains. L'évolution d'une culture est un
gigantesque exercice de contrôle de soi. On accuse souvent une conception scientifique de
l'homme de conduire à des blessures narcissiques, au désespoir et à la nostalgie. Mais
aucune théorie ne change l'objet sur lequel elle porte ; l’homme reste ce qu'il a toujours été.
Mais une nouvelle théorie peut changer les possibilités d'action sur son objet d'étude. Une
conception scientifique de l’homme offre des possibilités exaltantes. Nous n'avons pas
encore vu ce que l'homme peut faire de l'homme.

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Extraits de Skinner (1975) et Laborit (1976) proposés par Thierno Guèye dans le cadre du cours sur la Liberté (FASTEF 2024)

Henri LABORIT – EXTRAIT de : Éloge de la fuite

La liberté est une illusion

LABORIT, Henri. Éloge de la fuite, Paris, © Éditions Robert Laffont, 1976, p. 87-90.

Henri Laborit (1914-1995), médecin de la marine française, directeur de recherches fondamentales en


biologie, introduit le premier tranquillisant (la chlorpromazine) en 1951. S'intéressant particulièrement à la
réaction de l'organisme humain à l'agression, Laborit a publié de nombreux ouvrages ayant une large
diffusion où il fait le lien entre les connaissances que lui fournissent la biologie et les comportements humains
en situation sociale.

On admet que la liberté est « une donnée immédiate de la conscience ». Or, ce que nous
appelons liberté, c'est la possibilité de réaliser les actes qui nous gratifient, de réaliser notre
projet, sans nous heurter au projet de l'autre. Mais l'acte gratifiant n'est pas libre. Il est
même entièrement déterminé. Pour agir, il faut être motivé et nous savons que cette
motivation, le plus souvent inconsciente, résulte soit d'une pulsion endogène6, soit d'un
automatisme acquis et ne recherche que la gratification, le maintien de l'équilibre
biologique, de la structure organique. L'absence de liberté résulte donc de l'antagonisme de
deux déterminismes comportementaux et de la domination de l'un sur l'autre. [...]

La sensation fallacieuse7 de liberté s'explique du fait que ce qui conditionne notre action
est généralement du domaine de l'inconscient, et que par contre le discours logique est, lui,
du domaine conscient. C'est ce discours qui nous permet de croire au libre choix. Mais
comment un choix pourrait-il être libre alors que nous sommes inconscients des motifs de
notre choix, et comment pourrions-nous croire en l'existence de l'inconscient puisque celui-
ci est par définition inconscient ? Comment prendre conscience de pulsions primitives
transformées et contrôlées par des automatismes socioculturels lorsque ceux-ci, purs
jugements de valeur d'une société donnée à une certaine époque, sont élevés au rang
d'éthique8, de principes fondamentaux, de lois universelles, alors que ce ne sont que les
règlements de manœuvres utilisés par une structure sociale de dominance pour se
perpétuer, se survivre ? [...]

La sensation fallacieuse de liberté vient aussi du fait que le mécanisme de nos


comportements sociaux n'est entré que depuis peu dans le domaine de la connaissance
scientifique, expérimentale, et ces mécanismes sont d'une telle complexité, les facteurs
qu'ils intègrent sont si nombreux dans l'histoire du système nerveux d'un être humain, que
leur déterminisme semble inconcevable. [...] Les facteurs mis en cause sont simplement
trop nombreux, les mécanismes mis en jeu trop complexes pour qu'ils soient dans tous les
cas prévisibles. Mais les règles générales que nous avons précédemment schématisées
permettent de comprendre qu'ils sont entièrement programmés par la structure innée de
notre système nerveux et par l'apprentissage socioculturel.

6
Endogène : Qui prend naissance à l'intérieur du corps.
7
Fallacieux : Qui trompe, qui est faux, mensonger.
8
Éthique : Principes et règles de conduite considérés comme valables de façon absolue.

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