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Hétérosexualité et identité sexuée : des constructions

négociées dans la différenciation et l'égalité


Marie-Laure Déroff
Dans Dialogue 2009/1 (n° 183), pages 35 à 45
Éditions Érès
ISSN 0242-8962
ISBN 9782749210421
DOI 10.3917/dia.183.0035
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Hétérosexualité et identité sexuée :
des constructions négociées
dans la différenciation et l’égalité

MARIE-LAURE DÉROFF

Développer une analyse des constructions de l’identité sexuée par la sexua-


lité peut sembler aller de soi, tant il est ordinairement entendu que l’une dit
l’autre. Et faire le choix d’une analyse privilégiant l’hétérosexualité, c’est
alors observer là où les évidences ne semblent pas devoir être contestées.
Pourtant, dans un contexte où une bi-catégorisation de sexe/genre n’est pas
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véritablement rejetée mais où se trouve dénoncé un codage prescriptif figeant
les catégories du féminin/masculin, ces relations dans et par lesquelles se
jouent des rapprochements entre femmes et hommes – tandis que persiste
dans les représentations de la sexualité un double standard de sexe (Bajos et
Bozon, 2008) – peuvent éclairer une analyse sociologique des processus de
construction de l’identité sexuée 1.
Dans une sociologie interactionniste, l’identité est pensée comme définition
de soi à la fois stable et évolutive, produit des socialisations successives et
simultanées, d’un double processus d’identification en forme d’ajustements
toujours négociés entre identité attribuée, « virtuelle », et identité revendi-
quée, « réelle » (Goffman, 1976). Privilégiant cette perspective, notre analyse
des constructions de l’identité sexuée interroge les manières dont s’élabore,
dans et par les interactions, le sentiment d’être un homme/une femme en réfé-
rence à des catégories de sexe et de genre, selon un principe de conformation/
confirmation de l’une à/par l’autre et/ou de distanciation/contestation.

DIALOGUE - Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille - 2009, 1er trimestre

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La sexualité, envisagée pour ce qu’elle recouvre de pratiques, d’interactions,


« d’émotions et de représentations délimitant des territoires de relations
d’ampleur plus ou moins grande » (Bozon, 2001), est elle-même appréhen-
dée comme construction continuée, évolutive et constitutive du processus
identitaire.
Mettre en rapport l’identité sexuée et la sexualité, c’est alors tenter de com-
prendre comment dans et par la sexualité, objet de catégorisations normatives
différentes selon l’appartenance de sexe/genre, s’élabore une définition de
soi comme identification négociée avec autrui et soi-même à des catégories
de pratiques figuratives du genre. La réciprocité de ces constructions sous-
tend donc un double questionnement. Selon quels idéaux et représentations
de la masculinité et de la féminité se structure l’expérience de la sexualité ?
Et selon quels usages et représentations de la sexualité s’élabore, s’éprouve
le sentiment d’être un homme, d’être une femme ?
L’analyse s’appuie sur vingt-huit entretiens de type compréhensif réalisés
avec des adultes hommes et femmes 2 se définissant comme hétérosexuels.
Les critères retenus pour la constitution et la diversification de la popula-
tion sont : la situation conjugale au moment de l’entretien, les antécédents
« conjugaux » (avoir ou non connu une relation amoureuse stable 3) et le
milieu social approché à partir de la catégorie socioprofessionnelle 4. Les
femmes et les hommes rencontrés ont été invités à raconter ce que représente
la sexualité, la place qu’elle occupe dans leur vie ou encore le type d’expé-
riences vécues.
Nous préciserons en premier lieu les modèles de sexualité qui se dégagent,
scénarios culturels (Gagnon, 1999) orientant les pratiques et constituant, a
priori comme a posteriori, des scripts d’interprétation. Partant des recompo-
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sitions qui se jouent entre l’un et l’autre modèle pour les femmes comme pour
les hommes, nous mettons en évidence les divergences qui perdurent dans les
processus de construction des sexualités et ce que ces différenciations per-
mettent d’éclairer des processus de redéfinition des identités sexuées.

Sexualité individuelle vs sexualité relationnelle :


des modèles sexués ?
Les récits que nous avons recueillis font apparaître deux formes de sexualité
qui sont en premier lieu caractérisées à partir d’une opposition individu/
relation :
– une sexualité individuelle qui référerait à toute conception/tout usage de la
sexualité visant la satisfaction d’un désir des corps, avec ou non un souci de
symétrie dans l’échange, et ayant pour projet le plaisir trouvé dans le moment
de l’échange. La sexualité est affranchie de toute dimension affective et/ou sen-

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timentale, elle est constitutive d’une relation circonscrite à l’échange sexuel.


Cette sexualité recouvre plus largement des échanges sexuels sans consé-
quence puisque n’engageant pas au-delà du moment partagé, ou plutôt en tant
qu’ils n’engagent pas vers un autre type de relation mais peuvent être réitérés
avec un(e) même partenaire, voire présenter une certaine « stabilité » ;
– une sexualité relationnelle qui serait toute sexualité définie comme dimen-
sion – minorée ou majorée – d’une relation qui la dépasse. La sexualité peut
ici fonder la relation et en être le moteur essentiel, résulter d’une relation qui
lui préexiste et s’y alimente, ou encore se faire l’expression des sentiments
partagés (sans pourtant se confondre avec une version « conjugale »).
Si l’une et l’autre peuvent constituer des orientations dominantes et stables
chez un individu, des recompositions sont possibles et une porosité existe
entre l’un et l’autre modèle, qui invite alors à penser un continuum de l’un
à l’autre.
Parce que la sexualité n’est pas réductible à des pratiques mais se définit
aussi à travers les relations dans lesquelles les échanges sexuels prennent
place, ce sont alors ces cadres relationnels qui permettent de mieux saisir ces
représentations de la sexualité (individuelle ou relationnelle), en se gardant
d’une stricte opposition. Ainsi serait-il hâtif d’associer au célibat l’exercice
d’une sexualité de forme individuelle tandis qu’une vie de couple l’exclurait
au bénéfice de la seule forme relationnelle dans sa version la plus senti-
mentale. Les relations décrites ne se laissent pas réduire à ces catégories.
Entre une situation de célibat faite de rencontres sans lendemain et une vie
conjugale stable d’autres relations prennent place. Elles sont définies par la
dimension affective dont elles peuvent être investies (sans être des relations
amoureuses) et/ou par une forme de stabilité (qui n’engage cependant pas à
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se projeter dans cette relation).
Deux types de relation peuvent être aisément caractérisés, qui s’opposent et
se présentent comme les cadres « idéaux » de l’une et l’autre forme de sexua-
lité : la rencontre sexuelle et la relation amoureuse stable. Dans sa version
la plus radicale, la sexualité de forme individuelle est associée à la rencontre
sexuelle, relation ne se reconnaissant pas d’autre avenir que le moment par-
tagé. De son côté, dans sa forme la plus aboutie la sexualité relationnelle a
pour cadre la relation amoureuse stable. Entre ces types de relation prennent
place des relations qui se vivent dans la durée tout en ayant une fin program-
mée. Elles ne s’élaborent pas sur la base d’un sentiment amoureux réciproque
et sont vécues sous forme de rencontres ponctuelles bornées à l’échange
sexuel. Ces relations prennent la forme de liaisons ou « amitiés érotiques »,
sans exigence d’exclusivité : « une relation exempte de sentimentalité, où
aucun des partenaires ne s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre »
(Kundera, 1989). Enfin, les relations sexuelles et affectives sont des relations
fondées sur l’échange sexuel mais qui ne s’y réduisent pas puisqu’elles se
nourrissent d’autres moments partagés. Elles peuvent prendre un temps

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les apparences d’une relation amoureuse stable sans pourtant en être. Elles
sont le plus souvent vécues sur le mode de l’exclusivité sans faire l’objet
de promesse d’avenir. Dans les relations de type liaison érotique et relation
sexuelle et affective se dessine une tension entre sexualité relationnelle et
individuelle.
Les récits recueillis illustrent cette porosité entre les modèles ici reconstruits,
les variations, les conciliations possibles chez un même individu des maniè-
res de vivre et de donner sens à la sexualité. Ils témoignent de ce processus
continu de (re/dé)construction dont la sexualité fait l’objet au cours d’une vie.
Quant à y voir des versions féminines et masculines, les récits nous disent
bien autre chose que cette opposition simplifiée. Pour les femmes comme
pour les hommes interviewés, la vie sexuelle est marquée de recompositions
privilégiant tour à tour l’un ou l’autre modèle ou composant avec l’un et
l’autre simultanément. Nous ne pouvons cependant en déduire qu’il existe un
rapprochement en forme d’indifférenciation des usages et des représentations
de la sexualité. Si les femmes comme les hommes peuvent s’identifier à l’un
et l’autre modèle, des variantes sont observées qui tendent à témoigner de
clivages persistants. La version relationnelle dans ses variantes amoureuse
et conjugale est, selon un principe de hiérarchisation, la version perçue
comme la plus épanouissante pour l’individu et vers laquelle chacun tendrait
à cheminer. La version individuelle ne fait pas l’objet d’une même unanimité
parce qu’inégalement assumée/légitimée par/pour les femmes et les hommes
lorsqu’une vision différentialiste des sexualités tend à en faire une version
« naturellement » masculine et une prétention féminine à l’émancipation.

Des modèles partagés, des processus différenciés :


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logiques d’émancipation féminine vs « maturation »
masculine
Au cours des dernières décennies, des rapprochements se sont opérés entre
filles et garçons dans les modes et les calendriers d’entrée dans la sexualité,
mais sans que cela se traduise par une indifférenciation de l’expérience (Le
Gall et Le Van, 2007). Ce qui persiste de différences entre femmes et hom-
mes prend ancrage dans les premiers moments, les premiers apprentissages
de la sexualité à partir desquels vont se jouer des rapprochements mais aussi
toujours se recomposer de la différence. Les récits recueillis dans le cadre
de notre recherche nous donnent ainsi à observer deux types de parcours qui
tendent à définir des constructions féminines en forme d’émancipation et des
constructions masculines en forme de maturation.
Les hommes témoignent de premières expériences qui inscrivent la sexualité
dans des formes individuelles avec pour préoccupation première le savoir-
faire. Tous évoquent les craintes, les maladresses liées à une méconnaissance

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« technique ». Les expériences catastrophiques dont nous parlent certains


l’ont été pour ne pas avoir pu ou su tenir son rôle : l’absence d’érection
comme l’incapacité à prendre l’initiative se révèlent déstabilisantes lorsque
l’exercice de la sexualité est entendu comme expression de sa virilité. Chez
les femmes, l’évocation de la période d’entrée dans la sexualité renvoie
davantage à la question des conditions de sa réalisation : avoir voulu ou su
attendre celui avec qui « on le ferait ». Si la question du sexe pour le sexe
n’est pas absente – « l’avoir fait » –, c’est bien un mode relationnel de
sexualité qui s’impose. D’autres encore témoignent du souci du paraître :
est-on conforme aux attendus masculins ? Ainsi, dès ces premiers moments,
une dichotomie est à l’œuvre qui renvoie, chez les hommes, à la question du
désir – désir que sauront susciter les femmes – et, chez les femmes, à celle
du plaisir – plaisir que les hommes sauront leur procurer.
Ces préoccupations traduisent l’existence d’une double norme persistante
qui prend ancrage dans une conception différentialiste et inégalitaire de la
sexualité. Ainsi pouvons-nous parler d’injonctions positives pour les hom-
mes – invités à faire – et d’injonctions négatives pour les femmes soumises,
si ce n’est aux interdits, du moins à l’exigence des « bonnes » conditions.
Notons à ce propos que si les récits masculins ont en commun d’offrir le
portrait de jeunes hommes mal assurés, parfois en difficulté lors des pre-
mières expériences, ce sont les hommes qui témoignent aussi du bonheur
procuré par l’accès à ces corps féminins désirés, à l’exercice de la sexualité :
« Un vrai bonheur. […] Quand j’ai vu les premières poitrines, je me suis
dit “ouais, je vais toucher à ça”, c’était du pain béni, “alléluia, je suis un
garçon, alléluia” » (Christophe, 29 ans, barman). Pour les femmes aussi, ces
premières expériences peuvent constituer un heureux souvenir, mais c’est
pour avoir pu connaître leurs premiers rapports sexuels dans le cadre d’une
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relation sentimentale. Par ailleurs, la plupart d’entre elles évoquent les atten-
dus familiaux et sociaux contre ou avec lesquels elles ont dû composer, mais
aussi les normes et les valeurs fortement intériorisées qui ont pu marquer
longuement leur rapport à la sexualité. « C’est vrai que j’ai pas toujours fait
bien droit, comme on m’avait éduquée, mais avec un sentiment de culpabilité
à chaque fois » (Clara, 47 ans, agent administratif) ; « Ma mère, je suis sûre
qu’elle aurait aimé que ce soit pas avant le mariage. Elle m’a rien dit, […]
mais c’était quand même ce qu’elle souhaitait […]. Donc je pense qu’elle a
dû être déçue… » (Gaëlle, 25 ans, professeur de collège) ; « Moi je m’étais
interdit, oui, je m’étais interdit… Je ne voulais pas avoir de relations sexuel-
les avant ma majorité. […] C’est que ça a été dur d’attendre » (Françoise,
38 ans, animatrice socioculturelle).
Les cheminements des un(e)s et des autres, les manières dont vont se jouer
les recompositions de l’une à l’autre forme de sexualité portent la trace de
ces inégalités dans les attendus, de cette différenciation dans la socialisa-
tion à la sexualité. Les récits masculins nous donnent à voir des parcours
en forme d’évolution positive, les menant vers des formes relationnelles –

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comme sexualité vécue ou aspiration. Ainsi, les récits des hommes ont-ils en
commun l’évocation d’un épisode par lequel se serait faite la « véritable »
découverte de la sexualité, d’une « autre » sexualité plus satisfaisante en ce
qu’elle introduit, notamment, de souci de l’interaction. Une femme, dont ils
ont pu ou non être amoureux, en fut l’initiatrice. Après une première expé-
rience jugée peu satisfaisante, Christophe a rencontré une fille « avec qui ça
s’est bien passé. […] Là j’ai appris un peu… enfin, j’ai appris ce que c’était
la sexualité avec le côté affectif qui rentrait en jeu. » Jean (53 ans, conseiller
en formation) évoque lui aussi cette rencontre « un peu différente, une femme
qui a déjà plus d’expérience sexuelle, plus d’expérience de la relation amou-
reuse […], qui sait faire ça, ce passage, cette initiation ». Et si l’initiation
peut aussi être une initiation à des savoir-faire, elle marque une rupture avec
le souci initial plus proche du « pouvoir faire ». « Elle, sexuellement, elle était
beaucoup plus mûre que moi et ça a été… j’ai découvert pas mal de trucs
avec elle » (Marc, 32 ans, ingénieur commercial).
Tous s’attachent à dire leur aspiration à connaître ou revivre une sexualité
dans le cadre d’une relation amoureuse stable, opérant ainsi une hiérarchi-
sation des sexualités allant des formes individuelles – légitimes parce que
liées à la « nature » masculine – aux formes relationnelles – par lesquelles ils
expriment une conformité à des cheminements normés devant mener à une
vie amoureuse et sexuelle adulte stable.
Ce cheminement vers une sexualité relationnelle ne signifie pas l’abandon
d’une sexualité technicienne ; autrement dit, le souci de l’interaction n’ex-
clut pas le souci du « bien faire » qui, s’il dénote l’attention portée à l’autre,
peut aussi être une forme de réassurance de soi qui nous renverrait alors
vers un mode plus individuel. Patrick (48 ans, cadre administratif) parle des
massages qu’il pratique, me les présentant comme un savoir-faire et le signe
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d’une attention portée à la partenaire que les femmes connaîtraient que trop
rarement : « Ça étonne… Beaucoup d’hommes passent à la consommation…
L’homme est un baiseur, un chasseur. […] Moi, je suis éminemment heureux
quand j’arrive à faire jouir une femme, c’est magique, c’est divin, on ne peut
pas en parler. »
Ces hommes disent aussi des retours ponctuels vers des formes individuelles
de sexualité, du sexe pour le sexe dans une fonction de réassurance de soi.
Paul (51 ans, chargé de projet), qui témoigne d’une conception et de com-
portements référant à un modèle relationnel de sexualité et vit actuellement
une relation amoureuse, déclare avoir eu à deux ou trois reprises des relations
sexuelles avec une femme sans autres désirs que de se réassurer sur sa virilité
et d’affirmer son autonomie à l’égard de cette relation. Ces retours sont vécus
comme légitimes et ceci au nom de pulsions masculines, d’un besoin de réas-
surance de sa virilité ou encore au nom d’une déception amoureuse.
Les femmes aussi évoquent des périodes de leur vie sexuelle orientées vers
des formes individuelles de sexualité. Ces expériences se font alors au nom

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de l’égalité revendiquée, de la contestation de ce qu’elles vivent comme une


imposition, ou encore pour avoir déjà réalisé ce qui était attendu – ce qui légi-
time d’autres possibles. Mais adopter des formes individuelles de sexualité
ne va pas de soi et, si la période de la jeunesse semble l’autoriser, les femmes
elles-mêmes s’accordent à l’idée d’un penchant « naturel » pour des formes
relationnelles ; ainsi Anne (46 ans, infirmière) précise : « C’est quelque chose
que j’ai pratiqué avant mon mariage, où je m’autorisais à avoir des aventu-
res, je dirais le cul pour le cul. […] J’ai eu une période comme ça. Je dirais
que c’est une pratique peut-être plus masculine que féminine. […] Je crois
que les femmes sont plus attachées à l’idée de romantisme avant la relation
sexuelle. Rares sont les femmes qui disent : “Je vais baiser pour le plaisir
de baiser”. C’est pas un discours qu’on entend facilement dans la bouche
d’une femme. » Plus tard, Anne dira l’inégale légitimité – et qui plus est avec
l’avancée en âge – accordée à ces comportements sexuels selon que l’on soit
femme ou homme.
D’autres femmes, racontant des expériences qui se voulaient alors l’expres-
sion de leur émancipation, reconnaissent que ces manières affichées de vivre
leur sexualité ne correspondaient pas, en réalité, à leurs propres aspirations :
« J’étais pas du tout libérée, je faisais semblant pour être comme tout le
monde mais en fait… non… peut-être que les autres étaient comme moi aussi
d’ailleurs, mais bon, comme c’était… 1968 était passé, c’était la libération
de la femme etc., la pilule aussi » (Clara). Une émancipation qui se jouerait
sous la contrainte quand est si fortement intériorisé et incorporé un modèle
alors vécu sur le mode de la naturalité.
D’autres encore témoignent de cheminements par lesquels les recomposi-
tions seraient davantage négociées avec soi-même. « C’est là que je me suis
le plus épanouie en tant que femme et puis… que je me suis mise à assumer
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ma vie de femme de manière différente de ce que je pouvais vivre avant. […]
Si un désir se fait sentir avec une personne, je ne m’interdirai pas de par-
tager une relation sexuelle avec cet homme-là. Chose que je ne faisais pas
auparavant » (Élisabeth, 32 ans, infirmière).
Certaines témoignent, comme les hommes, d’expériences ayant une fonction
de réassurance. Cependant les expériences relatées diffèrent des expériences
masculines. Pour les femmes, il s’agirait de se rassurer quant au « pouvoir
plaire » et non quant au « pouvoir faire ». Quand les hommes évoquent des
rencontres sexuelles, les femmes parlent du désir exprimé par un inconnu
(ou du moins un autre que leur compagnon) dont le regard comme simple
promesse peut s’avérer suffisamment rassurant. Ainsi Sylvie (35 ans, coif-
feuse) déclare-t-elle : « Une sensation, un contact sans pour autant passer à
l’acte. Ça arrive, tout en étant bien en couple, mais il y a quelque chose qui
se passe… On se sent reconnue… On se sent exister. »
Bien que de la différenciation soit toujours produite, des rapprochements se
font à travers ces cheminements menant de l’une à l’autre forme de sexua-

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lité. Ces transformations, bien que se jouant dans de la continuité, sont à la


fois le résultat et l’origine d’une redéfinition des catégories du féminin et du
masculin. Mais là encore, les (re/dé)constructions emprunteraient des voies
différentes.

(Re/dé)construction des identités sexuées par


« emprunt » ou par « révélation »
Un double modèle de construction négociée de soi comme individu sexué par
et dans la sexualité se dessine. Il s’agirait pour les femmes d’une construction
par « emprunt » et, pour les hommes, d’une construction par « révélation ».
Cependant ces logiques de (re/dé)construction ne rompent pas avec une
vision essentialiste selon laquelle l’appartenance de sexe (biologique) serait
fondatrice des identités féminine et masculine.
Afficher et revendiquer une possible adoption de pratiques et de comporte-
ments traditionnellement pensés comme d’essence masculine discute l’arbi-
traire d’un codage féminin/masculin. Mais ce qui est ainsi contesté n’est pas
tant le principe d’une bi-catégorisation que la fixité de celle-ci et l’imposition
vécue. Si ces transformations des pratiques et comportements, passant par un
emprunt au masculin, se veulent significatives d’une recomposition des iden-
tités sexuées, elles ne prétendent pas en effet produire une indifférenciation
en forme de dépassement du sexe/genre. Ainsi, bien que prétendant au droit
à « faire comme », les femmes reconnaissent dans les formes individuelles de
sexualité des formes appartenant en propre aux hommes, en tant qu’elles leur
seraient « naturelles ». Il n’y aurait donc pas de véritable appropriation par
les femmes mais bien des emprunts ponctuels, bornés dans le temps pour ce
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qu’ils peuvent ainsi exprimer de leur revendication à se définir dans l’égalité
et autrement que dans l’identification à des catégories prescrites.
Si le modèle de l’emprunt traduit l’idée d’une transformation procédant
d’une forme de masculinisation (temporaire) des pratiques et des compor-
tements, le modèle de la révélation renvoie à un principe de transformation
par des « ressources » appartenant en propre aux hommes. Ce principe ne
rompt donc pas davantage avec une vision essentialiste des identités et des
sexualités. Il traduit différemment la mise en question d’un codage masculin/
féminin trop figé.
Quand les hommes disent leur cheminement vers un modèle de sexualité
relationnelle, ils témoignent de leur conformation à un cheminement attendu
socialement pour ce qu’il traduit de réalisation de soi comme individu adulte.
Ils racontent, nous l’avons dit, le passage, l’initiation à cette version relation-
nelle comme se jouant par et dans la rencontre avec une femme, reconnais-
sant par là la maîtrise féminine de ce modèle. Pour autant ils ne disent pas
emprunter des manières de concevoir la sexualité, ni de faire dans l’échange

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sexuel, qui appartiendraient aux femmes. Pour les hommes, reconnaître et se


reconnaître dans un modèle relationnel de sexualité n’est pas reconnaître et
se reconnaître dans un modèle appartenant en propre aux femmes : le chemi-
nement pour les hommes vers ce modèle témoignerait de leur maturité. Et
lorsque se fait une référence au féminin, il s’agirait bien davantage de penser
cette part de féminité présente en soi et trouvant à s’exprimer. C’est bien
sûr là encore le signe d’une croyance en une essence de l’individu. Ainsi,
contrairement au modèle de l’emprunt où il s’agirait d’une masculinisation,
il n’est ici en aucun cas question de féminisation mais de la révélation d’une
part de soi.
Pour les femmes, l’emprunt constitue bien une forme d’émancipation, de
contestation d’une assignation vécue ou anticipée à une forme de sexualité et
de réalisation de soi dans la sexualité, dont il convient néanmoins de négocier
et mesurer le « coût ». Pour les hommes, la reconnaissance de deux manières
attendues de réaliser sa sexualité – en ce qu’elles expriment de virilité pour
l’une et de maturation pour l’autre – ne va pas sans conscience de devoir
composer finement entre versions individuelle et relationnelle, au risque de
se voir « disqualifié ». Il convient de témoigner de formes viriles de sexualité,
mais tout en prenant quelques distances avec celles-ci.
Le double modèle défini traduit l’essentialisation persistante des pratiques et
comportements sexuels et la force d’une conception des sexualités comme
traduction d’une « nature » au fondement des identités masculine/féminine.
Mais il s’agit d’une vision essentialiste qui s’accommode de possibles trans-
formations.

Conclusion
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Les cheminements différenciés menant finalement les un(e)s comme les
autres à composer avec l’un et l’autre modèle de sexualité empêchent de
conclure à une indifférenciation des pratiques et des comportements. Ce que
nous observons à la fois d’indifférenciation et de différenciation toujours
recomposée traduirait l’existence d’une tension qui marquerait aujourd’hui
les processus de construction de l’identité sexuée. Il s’agirait de pouvoir
composer librement avec les catégories du féminin et du masculin – c’est-à-
dire s’émanciper de l’assignation à une catégorie et non du modèle binaire
– tout en se conformant au principe d’une version genrée (actualisée) des
manières de vivre la sexualité.
Si les différenciations toujours reconduites semblent révéler une résistance
au changement, elles ne s’opposent pas à une renégociation des catégories de
genre. Et les manières dont se négocie une définition de soi s’élaborant à la
fois dans et par des oppositions et la conformation à des catégories de genre
socialement définies tendent à affirmer un renouvellement passant par la

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revendication de façons individualisées d’être homme, d’être femme déniant


une assignation prescriptive des devenirs.
Le changement ne tiendrait pas alors en une indifférenciation qui voudrait
que les hommes et les femmes partagent les mêmes représentations et usages
de la sexualité. Bien sûr, nous pouvons penser que l’égalité femme/homme
est contenue dans la reconnaissance d’une possible indifférenciation, pour
peu que celle-ci ne soit pas le résultat d’un alignement unilatéral des un(e)s
sur les autres. L’égalité viendrait de la légitimité accordée à tout individu à
vivre sa sexualité sur un mode individuel et/ou relationnel indifféremment de
son appartenance de sexe/genre.
Marie-Laure Déroff
Chargée de recherche
Atelier de recherche sociologique (EA3149)
Université de Bretagne occidentale
Université européenne de Bretagne
20, rue Duquesne – 29238 Brest cedex 3
marie-laure.deroff@univ-brest.fr

NOTES
1. Le terme « sexué » est ici retenu pour ce qu’il indique d’une action du social sur et/ou par-
tant du sexe biologique. Ce sont les manières dont les individus intériorisent, se réapproprient
et actualisent les catégories de sexe et de genre dans la conformité ou la transgression de leur
alignement prescrit qu’il m’intéresse d’interroger.
2. Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’une thèse, « L’identité sexuée : constructions
et recompositions. La sexualité comme analyseur », soutenue en juillet 2005 à l’université de
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Bretagne occidentale et publiée en 2007 sous le titre Homme/Femme : la part de la sexualité.
Une sociologie du genre et de l’hétérosexualité.
3. Une constitution progressive de la population par le biais de différents réseaux et des
interviewé(e)s a permis (mais pas toujours) d’avoir connaissance du passé conjugal des per-
sonnes.
4. La population ainsi constituée est partagée entre milieux populaires et milieux moyens. Je
précise cependant que nous n’observons pas de différenciation sociale dans les usages et repré-
sentations de la sexualité, elle existe mais n’est pas observée de façon significative ici.

BIBLIOGRAPHIE
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ques, genre et santé, Paris, La Découverte.
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les expressions de la sexualité », Sociétés contemporaines, n° 41-42, 11-40.
DÉROFF, M.-L. 2007. Homme/Femme : la part de la sexualité. Une sociologie du genre et de
l’hétérosexualité, Rennes, PUR, « Le sens social ».
KUNDERA, M. 1989. L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard.

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Hétérosexualité et identité sexuée : des constructions négociées 45

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commun ».
LE GALL, D. ; LE VAN, C. 2007. La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Paris,
Payot.

RÉSUMÉ
Cet article présente une analyse des manières dont s’élabore, se maintient et se recompose,
dans une négociation avec soi et autrui, une définition sexuée de soi en référence à des idéaux
de la féminité et de la masculinité, associant des représentations, des fondements et des
expressions de la différence des sexes. Pour ce faire est privilégié un « lieu », une forme de
lien particulier à autrui, dans et par lequel s’élabore, s’éprouve l’identité sexuée : la sexualité
dans son mode hétérosexuel. L’analyse s’appuie et répond à une double interrogation : selon
quels idéaux et représentations de la masculinité et de la féminité se structure l’expérience de
la sexualité et, dialectiquement, selon quels usages et représentations de la sexualité s’élabore
le sentiment d’être un homme, d’être une femme ?

MOTS-CLÉS
Identité, sexe, genre, hétérosexualité.

HETEROSEXUALITY AND SEXUATED IDENTITY : CONSTRUCTIONS NEGOTIATED IN


CONDITIONS OF DIFFERENTIATION AND EQUALITY

SUMMARY
This article explores the ways whereby a sexual definition of self is elaborated, maintained
and redefined in a negotiation between oneself and the other. This definition bears on the ide-
als of femaleness and maleness, linking representations of the origins and expressions of the
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difference between sexes. The basis for the study is the « locus » of heterosexuality, a meeting
place where a specific link to the other is forged, putting gender identity to task. Analysis will
focus on a double interrogation : according to which ideals and representations of femaleness
and maleness is the experience of sexuality structured ? Secondly, according to what practices
and representations of sexuality is the feeling of being a man or a woman defined ?

KEYWORDS
Identity, heterosexuality, femaleness, maleness.

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