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© Éditions de Minuit | Téléchargé le 04/11/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239)
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1967, fait partie d’une génération de philosophes qui a renouvelé ces
dernières années la lecture et les usages de Heidegger. En travaillant
de façon créative à partir et au-delà de lui, dans la fréquentation
d’autres traditions (Bergson ou Wittgenstein) mais aussi d’écrivains
comme Faulkner, il défend le projet d’une « herméneutique événemen-
tiale » dont L’ Événement et le Monde et L’ Événement et le Temps (PUF,
coll. « Épiméthée », 1998 et 1999) constituent l’acte inaugural. Ces
deux essais montrent de quelle façon la notion d’événement, curieuse-
ment délaissée dans Être et Temps, oblige d’emblée à penser l’homme
comme advenant plutôt que comme sujet, au prix d’un bouleverse-
ment de notre compréhension usuelle de la temporalité. Maître de
conférences à l’université Paris-Sorbonne, Claude Romano a dirigé la
revue Philosophie pendant près de dix ans. Il est également l’auteur
de Il y a. Essais de phénoménologie (PUF, 2003), Le Chant de la vie.
Phénoménologie de Faulkner (Gallimard, 2005), L’ Aventure temporelle.
Trois essais pour introduire à l’herméneutique événementiale (PUF,
2010), Au cœur de la raison, la phénoménologie (Gallimard, 2010), et
plus récemment de L’ Inachèvement d’Être et Temps et autres études
d’histoire de la phénoménologie (Le Cercle herméneutique, 2013). Il a
dirigé un ouvrage collectif consacré à Wittgenstein (Wittgenstein, Éd.
du Cerf, 2013). On lui doit également un roman : Lumière (Éd. des
Syrtes, 1999).
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compte les stéréotypes antisémites les plus odieux, l’idée
d’un complot juif international sur le modèle des Protocoles
des sages de Sion, et qui, en outre, serait à l’origine de la
guerre, mais il intègre ces idées à sa propre construction
ontologico-historiale pour faire de la Weltjudentum, de la jui-
verie mondiale, le principal agent historique d’une « machi-
nation [Machenschaft] », autre nom du nihilisme, qui aurait
pour conséquence la « déracialisation [Entrassung] radicale
des peuples », et donc un déracinement, une perte du sol
qui menacerait l’humanité entière, mais, bien sûr, au premier
rang les Allemands. Nous avons donc clairement – et cela
assez tard, en 1939, bien après ce qu’on a appelé longtemps
« l’épisode du rectorat » – tous les éléments d’un antisémi-
tisme nourri des principaux motifs idéologiques et raciaux
du national-socialisme, et qui se trouve intégré, moyennant
certaines modifications, et notamment une sorte d’« ontolo-
gisation » de la notion de race, à une construction qui se
veut philosophique. Naturellement, ce complot juif interna-
tional tel que le présente Heidegger ourdit moins des actions
concrètes qu’il ne participe à l’accomplissement abstrait d’un
destin de l’Occident qui se caractérise par la prédominance
de l’étant sur l’être dont il menace la « pureté ». Mais qu’est-
ce que cela change ? En un sens, c’est pire. Car on assiste
ici à l’enrôlement sous la bannière de cet antisémitisme d’un
certain nombre de concepts qui deviendront les concepts clés
du dernier Heidegger, par exemple celui d’une pensée « cal-
culante » et déracinée, par opposition à une pensée « médi-
tante » solidaire de la possibilité d’un « habiter ». Les Cahiers
noirs mentionnent la « rationalité vide » et « l’aptitude pour
le calcul » comme étant des caractéristiques de la judéité ; ils
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plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent 1.
Ce qu’on peut lire dans ces textes est, je crois, tout à fait
nouveau par rapport à ce dont on disposait jusque-là. On
connaît depuis longtemps l’engagement nazi de Heidegger en
1933. On sait que Heidegger n’a jamais exprimé le moindre
repentir à l’égard de son attitude au moment de l’accession
au pouvoir de Hitler et durant toute cette période, aucune
condamnation morale ou politique des crimes nazis, et que,
pour toute défense, il a parlé d’une « grosse bêtise » qu’il aurait
commise en 1933 ; on sait qu’en 1949, il pouvait évoquer
des victimes des camps d’extermination sans employer une
seule fois le mot « juif », et comparer les Vernichtungslager
à la motorisation de l’agriculture et aux famines organisées
dans les campagnes chinoises. Tout cela laissait déjà présa-
ger que la rupture avec le nazisme n’avait jamais été totale.
Par exemple, lorsqu’il édite en 1953 l’Introduction à la méta-
physique, Heidegger y laisse telle quelle une phrase qui parle
de « la vérité interne » et de la « grandeur » du national-socia-
lisme 2, alors qu’il aurait pu facilement la faire disparaître.
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une critique si vague et globale qu’elle finissait par opérer sur
tous ces concepts une sorte de nivellement généralisé, et par
là une suspension de tout jugement.
Il était beaucoup moins évident de repérer des traces
d’antisémitisme dans les propos ou les écrits de Heidegger.
Des indices ont commencé à se faire jour, il est vrai, avec
la publication de nouveaux volumes de la Gesamtausgabe :
par exemple dans un cours de 1932, juste l’année précédant
le rectorat et l’inscription officielle au NSDAP, on peut lire que
le judaïsme – mais aussi le christianisme et la « romanité » –
ont totalement perverti la philosophie, qui est grecque en son
essence 3. Mais on a là un antisémitisme, hélas, assez répandu
dans la philosophie allemande, du romantisme à l’idéalisme
allemand et à Nietzsche inclus, l’idée ou plutôt le phantasme
d’une correspondance historique, d’une co-génialité de l’Alle-
mand et du Grec, permettant de faire l’économie du détour
par la « romanité » et surtout par l’Ancien Testament… et
de substituer ainsi la Grèce, comme unique origine « pure »,
non adultérée, c’est-à-dire non contaminée par l’élément juif,
à l’origine vétérotestamentaire. On trouve aussi des traces
d’antisémitisme dans la correspondance de Heidegger, et cela
très tôt, dès 1916, dans une lettre à sa future femme Elfride
où il se plaint de « l’enjuivement » de la culture et des uni-
versités allemandes 4. Mais cela n’a rien à voir avec la philo-
sophie. À moins d’être naïf, on pouvait se douter qu’il fallait
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est un aspect central de la caractérisation du nihilisme en
tant que déploiement sans partage de la pensée calculante
telle qu’elle triomphe notamment dans la science moderne
(Einstein, Bohr, Pauli : des « Juifs »), laquelle, on le sait,
« ne pense pas ». On est bien au-delà des accointances que
dénonçait Karl Löwith entre le « décisionnisme » historial de
Sein und Zeit, qui serait issu de la sécularisation de motifs
eschatologiques chrétiens, et l’adhésion à l’homme providen-
tiel… Löwith pouvait croire encore dans l’après-guerre que
« le problème juif et racial » ne « jou[ait] aucun rôle » dans la
pensée de Heidegger 6. Nous ne le pouvons plus.
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ne vous cacherai pas que je suis embarrassé par cette expres-
sion, car il me semble qu’elle dit objectivement autre chose
que ce que Peter Trawny veut lui faire dire. En effet, si on
commence à parler d’un antisémitisme qui serait « bête » et
vulgaire (comme Heidegger le fait lui-même 7), et par consé-
quent d’un autre qui ne le serait pas, mais qui serait philoso-
phique ou du moins susceptible d’être intégré à un discours
philosophique, qui serait en quelque sorte un antisémitisme
élevé au plan du concept (car « ontologique » ou « historial »
sont des concepts), on fait une distinction qui me semble
tout à fait irrecevable et même insupportable. Car on laisse
entendre – et, je le répète, je suis sûr que ce n’est pas l’in-
tention de Peter Trawny – qu’il pourrait y avoir une pensée,
une philosophie antisémite. Or je crois qu’il n’y a rien de tel :
lorsque l’antisémitisme, qui n’est qu’une expression de haine
fondée sur des fantasmes, le témoignage le plus achevé de
l’absence de pensée, est intégré au discours philosophique,
nous n’avons pas une philosophie antisémite, nous avons
l’effondrement complet de toute possibilité d’une philoso-
phie. Cela détruit de l’intérieur tout le propos : nous n’avons
plus qu’une machinerie verbale qui tourne à vide, un pathos
creux qu’il est impossible de prendre au sérieux. Il faudrait
pouvoir décrire dans le détail, avec toute la précision souhai-
table, la manière dont Heidegger, en mettant certains de ses
concepts au service du nazisme, les a complètement vidés de
leur sens. On assiste déjà à ce phénomène, bien sûr, dans les
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concepts qu’il s’annexe et finit dans une emphase vide qui
rend en fait impossible tout jugement sur ce qui se passe
à l’époque, et est destiné, je crois, à rendre impossible tout
jugement.
Il y a deux autres points sur lesquels je serais en désac-
cord avec les conclusions du livre de Trawny. Le premier est
l’explication qu’il donne du geste de Heidegger, de sa pro-
grammation de la publication de ces carnets à la toute fin de
ses œuvres complètes. Trawny fait l’hypothèse qu’il y aurait
là de la part du philosophe une intention de montrer à quel
point sa pensée a pu s’égarer. Sur la base du peu de dispo-
sitions que Heidegger à montrées à l’autocritique – c’est un
euphémisme – je ne vois guère comment on pourrait croire à
une interprétation aussi irénique. Je crains que la seule inter-
prétation possible ne soit que Heidegger n’ait jamais complè-
tement abandonné ses convictions. Il y a chez lui une telle
identification du penseur à sa pensée, une telle impossibilité
de toute prise de distance critique à l’égard de lui-même, que
je ne vois pas, hélas, comment interpréter ce geste autrement
que comme un « je persiste et je signe ».
Je suis aussi moins persuadé que Peter Trawny que la
pensée de Heidegger, dans les trente dernières années de sa
vie, aurait atteint une « mesure » qui lui faisait défaut pendant
la période de l’hubris politique. Je crois que sa philosophie
ne s’est jamais remise de cette errance et de cette collusion, et
qu’il sera désormais impossible de lire le dernier Heidegger
sans garder à l’esprit les déclarations des Cahiers noirs.
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est une réinterprétation rétrospective de la nature du diffé-
rend, qui invoque en effet une « rationalité vide » de la judéité
– expression consternante, pas seulement parce qu’elle est
antisémite, mais parce que l’idée d’une rationalité juive n’a
pas plus de sens que celle d’une rationalité chinoise ou berri-
chonne. Ce passage est une illustration de ce dont s’est plaint
Husserl à la fin de sa vie, de l’antisémitisme croissant de
Heidegger qui a détruit leur relation bien plus que l’« hétéro-
doxie » phénoménologique de l’élève par rapport au maître.
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ou à l’antisémitisme. Mais ces nouvelles découvertes exigent,
comme le disait encore récemment un excellent spécialiste
de Heidegger, Thomas Sheehan, que l’on reprenne l’interpré-
tation de cette œuvre « from scratch », notamment pour tout
ce qui se situe après la Kehre. La pensée de Heidegger res-
tera à la fois une pensée majeure du xxe siècle et une pensée
qui s’identifiera en partie avec ce qu’il y a eu de pire dans ce
siècle.
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d’une propagande politique, notamment dans les discours
de 1933-1934, mais c’est un autre problème. Des lectures
aussi ouvertement réductrices ne font avancer ni le débat ni
l’intelligence des textes. Elles voudraient nous enfermer dans
une alternative mortifère : ou bien nous reconnaissons que le
nazisme de Heidegger pénètre toute sa pensée du premier au
dernier mot, et il faudrait alors consentir à remiser ses livres
dans la section « études nazies » des bibliothèques, comme
le voudrait Emmanuel Faye, ou bien, si nous disons que son
œuvre est importante, qu’elle doit être prise en considération,
nous sommes complices d’une idéologie totalitaire. Il faut
résister à ce terrorisme intellectuel. En premier lieu, parce
qu’en réalité, il minimise la gravité des faits. C’est précisé-
ment parce que la pensée de Heidegger fut une pensée phi-
losophique forte que son enrôlement dans le nazisme reste
un fait déconcertant et monstrueux, et que ce travail de des-
truction auquel Heidegger a soumis ses propres concepts à
partir de 1932-1933 pour les couler dans le moule de l’idéo-
logie est un phénomène sans précédent dans l’histoire de la
philosophie. En second lieu, parce que les présupposés qui
sous-tendent la démonstration de Faye et Rastier semblent
d’une ingénuité déconcertante : on ne pourrait donc pas être
à la fois un génie philosophique et un salaud ?
Devant les faits, qui sont indéniables, il faut savoir gar-
der son sang froid, son sens de la mesure et surtout sa capa-
cité à opérer des distinctions : ce sont les meilleures armes
qu’on puisse opposer aux idéologies fascistes, celles d’hier
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Heidegger pour les mêmes raisons que nous devons lire Frege
(un autre antisémite notoire) : parce que si nous cessons de
lire Frege, nous devons cesser du même coup de lire la philo-
sophie analytique dans son ensemble qui dérive tout entière
de sa réforme de la logique. Tout ce qui s’est fait d’important
au xxe siècle, au moins sur le Continent, provient d’une prise
de position implicite ou explicite à l’égard de Heidegger. Si
nous devions donner raison aux censeurs et, par exemple,
comme ils le voudraient, ôter Heidegger de tout programme
scolaire, nous rendrions inintelligible une grande partie de
notre propre héritage de pensée. Il n’y a qu’une conclusion
possible : nous devons vivre avec cela, avec le nazisme et
maintenant l’antisémitisme de Heidegger, nous qui faisons de
la philosophie. Mais il y a aussi, fort heureusement, d’autres
étalons de mesure et d’autres critères pour juger de l’intérêt
ou de la portée d’une pensée que ceux de sa proximité avec
le nazisme ; heureusement, car, dans le cas contraire, cela
équivaudrait à consacrer le triomphe rétrospectif du nazisme
sur la pensée.