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Évelyne Toussaint
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130)
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707346384
DOI 10.3917/criti.876.0442
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2020-5-page-442.htm
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Jean Laude
Écrits sur l’art Dijon, Les Presses du réel,
Textes rassemblés sous la direction coll. « Œuvres en sociétés »,
de Laurence Bertrand Dorléac et 2019, 928 p.
de Jean-Louis Paudrat.
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modernité occidentale. En termes épistémologiques, tous
ses travaux procèdent en effet d’une même démarche intel-
lectuelle et participent des mêmes valeurs philosophiques et
politiques, en faveur d’une histoire de l’art décentrée, ouverte
à l’interdisciplinarité, en rupture avec les hiérarchies, les
arrogances et les idéologies qui hantaient alors une discipline
« se construisant dans l’ombre de l’hégélianisme 2 ».
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en ethnographie, histoire et histoire de l’art, viendront à leur
tour rectifier certaines données –, comprendre les fonctions
des objets et le statut de ceux qui les ont créés, connaître les
mythes et la réalité sociale, le système politique et les pra-
tiques artistiques.
Écrire une histoire des arts négro-africains, à la fin des
années 1950, est une entreprise aussi difficile et délicate que
nécessaire, comme l’écrit Jean Laude dans son article « Arts
anciens du pays dogon ». De son écriture toujours précise,
fluide, dense et concise, il décrit la qualité, la dignité et la
valeur mémorielle des calligraphies ligneuses que sont les
anciens objets tellem, aux origines de la sculpture dogon,
dont on sait fort peu de choses après que tant de « théories
imprécises, de spéculations intéressées 5 » autour du concept
d’art nègre ont masqué ignorance, paresse d’esprit et préju-
gés. Du reste – Picasso n’avait pas dit le contraire –, « il n’y
a pas un art nègre : on le sait maintenant 6 » et il convient
qu’esthétique et ethnologie s’allient pour en comprendre les
temporalités et les géographies.
Comme il se méfiait de l’usage parfois aberrant de l’idée
d’écoles dans l’art occidental, « nommées par des journa-
listes dont la malveillance masquait l’incompétence 7 », Jean
Laude entendait affirmer la complexité des arts africains en
dégageant des séries classificatoires et en identifiant des ate-
liers de production, en étudiant les déterminants formels et
leurs mutations, en abordant, dans leur diversité, les styles
et les thèmes. Pour comprendre un monde où l’homme est
le grain de l’univers, loin de toute dualité, un monde dans
lequel les arts « ne décrivent pas mais recréent le réel 8 », pour
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cains en 1920 10, opposait l’anti-idéalisme de la sculpture afri-
caine aux principes de l’art grec – que s’appuie Jean Laude
pour privilégier des classifications de l’art dit primitif fondées
sur la classe ou la fonction sociale des personnages repré-
sentés. Dès lors, il convient de mettre en relation ces prin-
cipes (représenter la fonction hogonale et non tel hogon11) et
les gestes du sculpteur, sans dissocier le sens, l’outillage et
les matériaux, en étudiant ces derniers dans leur dimension
technique, sociale et économique. Désavouant les « conditions
trop particulières » dans lesquelles est observée l’utilisation
des outils de fabrication de sculptures lors de l’Exposition
coloniale de V incennes en 1931, Jean Laude préconisera de
recourir à des sources d’information plus fiables et de ne pas
borner l’enquête à la technique elle-même, mais de l’étendre
à la place de la métallurgie en Afrique noire, à la fonction des
forgerons-sculpteurs dans la vie religieuse et sociale, en tant
que médiateurs « entre le ciel et la terre, entre le monde des
vivants et celui des morts, entre les vivants 12 ».
Réfutant les interprétations de Gottfried Semper (trop
fonctionnelles et déterministes), d’Aloïs Riegl (adossant le style
au vouloir), et de Wilhelm Worringer (associant style et degré de
primitivisme), Jean Laude opte pour une perspective pluricau-
sale dans laquelle l’art est non pas une résultante, mais bien
une « partie active, constitutive 13 » d’un système. Avec Bernard
Teyssèdre et Henri Zerner, il se méfiera toujours des idéologies
qui sous-tendent subrepticement les méthodes empiriques :
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Jean Laude entreprend ainsi, comme en rend compte
son article « Ethnologie et esthétique » (1962) 15, d’élaborer
une théorisation de l’art africain en esquissant, sous un angle
historiographique, une histoire des écrits sur les arts dits
primitifs de 1840 au début du xxe siècle.
Deux ouvrages majeurs, Les Arts de l’Afrique noire,
publié en 1966 en Livre de poche, puis La Peinture française
(1905-1914) et « l’art nègre ». Contributions à l’étude des
sources du fauvisme et du cubisme, sa thèse d’État, accom-
pagnée par Étienne Souriau et publiée en 1968, rendront
compte de l’exigence de ses méthodes et de l’importance de
ses découvertes. Cette intense activité lui vaudra, après son
séjour au CNRS où il était entré au début des années 1950,
d’intégrer l’Université et, en 1974, d’être nommé professeur
en histoire de l’art contemporain à la Sorbonne et de créer,
en 1976, le Centre de recherches historiques sur les rela-
tions artistiques entre les cultures. Il entend en effet sortir
d’une simple perspective muséographique pour trouver les
termes qui rendent compte « plus correctement de la réalité
africaine 16 ».
Il se rend effectivement en Afrique à de multiples occa-
sions : en 1962, à Salisbury, en Rhodésie du Sud, à l’occasion
du First International Congress of African Culture ; en 1963,
pour le tournage du film Art Nègre (1963), dont il est le scéna-
riste – dans un tout autre registre, il publie aussi, cette année-
là, une méditation « Sur Bellini » dans Tel Quel ; en 1966, lors
du premier Festival mondial des arts nègres à Dakar, présidé
par Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, dans le cadre
duquel il intervient lors du colloque « Fonction et signification
de l’Art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple » ; en 1977
enfin, à Lagos, au Nigeria, lors du deuxième Festival mondial
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des arts négro-africains, en tant que commissaire de l’exposi-
tion « Arts africains / Arts européens. Rencontres et influences ».
Jean Laude ne se contente pas de dénoncer les exac-
tions des sociétés occidentales prédatrices qui, « au nom de
l’“Universel” auquel elles identifient leurs valeurs, […] tentent
d’imposer, sous le nom de “Civilisation”, leurs propres sys-
tèmes, conceptions et croyances 17 », il instaure les modalités
concrètes d’une décolonisation du regard.
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tés primitives » par celle de « sociétés sans histoire », Jean
Laude soutient que les sociétés africaines ont bien une his-
toire, relatée au cours de l’initiation, transmise par les objets
conservés dans les sanctuaires, figurée dans la sculpture,
mise en mouvement dans les danses 22.
C’est « à Angela Davis et aux frères de la Soledad » – trois
détenus de la prison de Soledad, parmi lesquels George
Jackson, dont les lettres dénonçant le racisme de l’admi-
nistration pénitentiaire suscitent l’indignation internatio-
nale – que Jean Laude dédie un article, « Rencontre avec l’art
nègre » (1975), de la même teneur politique que sa dédicace.
Contre ceux qui se scandalisent de l’engouement pour un
art aussi anti-artistique qu’anti-national, il célèbre la part de
l’art nègre dans Les Demoiselles d’Avignon, affichant « des
formes dérivées d’un art méprisé, celui des colonies 23 » et
annonçant, comme il en est du primitivisme chez Paul Klee,
une mutation profonde des valeurs dans l’épistémè et l’ais-
thésis occidentales, un nouveau commencement dont les
artistes seraient les précurseurs 24.
Mais Jean Laude entend aussi souligner les limites des
rencontres – médiatisées par l’exposition « Arts primitifs
dans les ateliers d’artistes » présentée en 1967 au musée de
l’Homme – des artistes occidentaux avec l’« art nègre ». Car
même s’il emprunte au vocabulaire des masques congolais ou
bambara la construction par plans ou l’antipsychologisme,
Vlaminck, par exemple, s’emporte contre toute information
21. Jean Laude publiera aussi dans la même revue, « Du mythe à
l’histoire : les modes de représentation de l’espace dans les reliefs afri-
cains », en 1967.
22. Avec Jean-Louis Paudrat, Jean Laude participe à l’ouvrage de
Michel Huet, Danses d’Afrique, Paris, Éditions du Chêne, 1978.
23. « Rencontre avec l’art nègre » [1972], ÉA, p. 340.
24. « Le primitivisme dans la pensée picturale de Paul Klee (une
approche) » [1984], ÉA, p. 696.
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tion occidentale et en classant ses statuettes africaines, aux-
quelles il emprunte la simplification des formes et l’écriture
des masses, il pense à Raphaël. Quoi qu’il en soit, leur voca-
bulaire même trahit l’incapacité de ceux qui écrivent sur l’art
nègre à sortir de leur culture européenne lorsqu’ils qualifient
d’expressionniste ou de baroque une œuvre bamoum, ou de
cubiste une sculpture sénoufo ou dogon.
Hors du champ d’une histoire de l’art « normative 25 »,
Jean Laude s’attachera ainsi à déconstruire – en lecteur de
Jacques Derrida – les idéologies implicites de l’Occident, en
mettant au jour les inquiétants parti-pris d’Oswald Spengler
ou Leo Frobenius 26 et les ambiguïtés des fondements idéolo-
giques du groupe Die Brücke, en dénonçant les accointances
du futurisme et du fascisme 27, en épinglant le discours natio-
naliste qui, en 1919, dans toute l’Europe, entend réhabiliter
les valeurs culturelles identitaires 28, en rappelant que ce sont
les plus « noires » – c’est son mot – des mythologies germa-
niques et scandinaves qui animaient les foules rassemblées
lors des grands rituels de Nuremberg 29, ou en mentionnant
l’adhésion ponctuelle d’Emil Nolde au national-socialisme.
Et il alerte les artistes : « Pour qui peignez-vous ? »
Jean Laude vient du surréalisme révolutionnaire, dans
lequel il fut actif. Qu’il analyse le sabordage de CoBrA, qu’il
commente les emprunts de Paul Klee aux masques et aux
statuettes africaines ou ceux de Fernand Léger au Negerplas-
tik de Carl Einstein, qu’il s’intéresse au Federal Art Project,
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nalité unique du créateur ou d’en revenir « benoîtement au
concept théologique d’influence et au bon vieil historicisme
empirique 30 ».
Pour rêver, avec Georges Bataille, d’une histoire de l’art
qui ne se bornerait pas à décerner des brevets d’invention,
il faut s’entourer. Au-delà de l’histoire et de l’anthropolo-
gie, le spectre des références de Jean Laude à des écrivains,
philosophes, poètes et penseurs de tous horizons, de l’Anti-
quité à ses contemporains, est vertigineux. Comme le dit
aujourd’hui Henri Zerner : « Il n’excluait rien, il n’était pas
dogmatique, alors qu’une partie des gens qu’il cite l’étaient,
et sa culture philosophique était très vaste 31. » On y trouve
Edmund Husserl et Walter Benjamin, Paul Valéry et Samuel
Beckett, Ezra Pound et René Passeron, James Joyce et Robert
Musil, Roland Barthes et Jean-Paul Sartre, Jorge Luis Borges,
Louis Aragon, Michel Butor, Frank Popper, Maurice Blanchot,
René Char et tant d’autres. Il s’enthousiasme pour les écrits
de Victor Segalen, fondateur d’une « esthétique du divers 32 »,
d’Édouard Glissant, d’Yves Bonnefoy, et pour les travaux de
jeunes chercheurs tels qu’Éric Michaud, dont il fut le directeur
de thèse et qui, aujourd’hui, se souvient d’un « homme formi-
dable, d’une générosité hors du commun, et qui possédait une
extraordinaire bibliothèque. Un dissident 33 ». Son répertoire
d’auteurs témoigne de sa vaste culture et de son ouverture
d’esprit, mais reflète aussi un moment de l’histoire des idées
et un contexte intellectuel parisien très actif et complexe.
30. « Problèmes de la peinture en Europe et aux États-Unis (1944-
1951) » [1978], ÉA, p. 375.
31. Entretien téléphonique H. Zerner /
É. Toussaint, 21 mars
2020. H. Zerner dit aussi : « Il était dans notre camp. C’était quelqu’un
de bien. »
32. « L’ Afrique nous questionne. Un entretien avec Jean Laude par
Gilbert Lascault », Les Lettres françaises, 23 octobre 1968, p. 29.
33. Entretien téléphonique É. Michaud / É. Toussaint, 19 mars
2020.
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évoquée dans une note de bas de page 34, mais pas leur tract
« Ne visitez pas l’Exposition coloniale ». La teneur colonialiste
du bas-relief d’Alfred Auguste Janniot, au palais de la Porte
dorée, n’est pas davantage relevée et la critique de la mission
Dakar-Djibouti est esquivée. L’ Exposition internationale des
arts et techniques de 1937 est à plusieurs reprises signalée,
de même que la création, à cette occasion, du musée des
Arts et Traditions populaires, mais s’agissant des ambiguï-
tés idéologiques inhérentes à ces initiatives, il se contente de
renvoyer aux analyses d’Éric Michaud et de Mady Ménier. Et
à aucun moment, il ne fait mention de l’exposition Entartete
Kunst de 1937.
On trouve des références à Martin Heidegger dans des
notes de bas de page, en particulier au sujet d’une guerre
« philologico-politique » opposant Aimé Patri et Jean-Pierre
Faye – à qui il dédie l’un des poèmes des Plages de Thulé,
Le chemin de terre 35 –, ou encore pour mentionner, « à
titre de symptôme 36 », la parution de la Lettre sur l’huma-
nisme, en 1946 37. Avec Henri Zerner, on se souviendra, à
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Georges Balandier est appelé comme témoin à charge des
effets négatifs de la conquête de l’Afrique Noire, dans un
article très documenté publié en 1959 39. Michel Foucault est
évoqué surtout pour L’ Archéologie du savoir (1969) mais,
entre Gilles Deleuze et Georges Bataille, son choix est fait. Ce
sera Bataille. Tous deux ont sans doute beaucoup de choses
en commun, notamment l’érudition, l’engagement, l’intérêt
pour le mythe, l’image et la puissance des formes, dans l’idée
que quelque chose de l’œuvre d’art déborde les conditions de
sa réalisation. Et régulièrement, de 1947 à 1965, Jean Laude
publiera des textes dans Critique 40.
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avec un autre artiste, Juan Gris, que Jean Laude entreprend
de comprendre « la production du sens par la combinaison
des éléments formels 43 ». Il en appelle à James Joyce pour
analyser le rythme dans la statuaire africaine 44, ou à Stéphane
Mallarmé – écrire des vers et non plus écrire en vers – pour
penser la rupture cubiste, et même aux arguments de Giulio
Carlo Argan pour identifier la place de l’absolu formel de l’art
nègre dans Les Demoiselles d’Avignon.
Au fonctionnalisme symboliste de Marcel Griaule, Jean
Laude oppose l’intelligence sensible de Matisse, Picasso,
Braque ou Gris, dont les intuitions se révéleront proches des
analyses ethno-esthétiques ultérieures. Il insiste également
de façon récurrente sur la polysémie de tout objet sculpté 45
et reconsidère l’activité mythique sous l’angle d’un travail en
cours de Jean-François Lyotard, portant sur les rapports
entre le discours et la figure 46. Il n’en dira pas davantage, et ne
reviendra pas sur l’ouvrage Discours, figure, après sa publica-
tion en 1971. Pour sa part, il soutient, avec Pierre Francastel,
que la question de l’ésotérisme africain pourrait être interro-
gée à nouveaux frais, en tant qu’il relèverait d’un espace spé-
cifique, entre langue et figuration. C’est aussi à cette lumière
que l’on peut envisager la question de l’anachronisme, celle
des rapports entre synchronie et diachronie. La question de
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et Hegel, Nietzsche, Romain Rolland, Élie Faure ou André
Malraux ont contribué à faire de l’art une religion et du
musée un lieu sacré, où « les dieux, cheminant sur les voies
du silence, dialoguent, ne nous laissant pour seule possibilité
que celle d’admirer la beauté de leurs conversations 48 ». Dans
une société africaine traditionnelle, au contraire, à l’encontre
du préjugé romantique qui voit le sculpteur, dans la crainte
et le tremblement, puiser les formes dans des archétypes
transmis du fond des âges,
l’art imprègne toutes les manifestations de la vie quotidienne. Il
est présent non seulement au niveau des activités culturelles mais
à celui des activités usuelles, matérielles. Portes et volets de gre-
niers ou de maison, meubles, récipients, ustensiles, mais aussi
outils et armes sont, le plus souvent, sculptés ou finement gravés.
Ces sculptures ou gravures ne sont pas sur-ajoutées à ces objets
d’usage. Elles n’assument pas une fonction ornementale mais une
fonction significative qui légitime l’emploi des objets : par elles,
l’activité humaine est insérée dans un système d’explication du
monde, elle est réglée à l’harmonie de ce système qu’elle contrôle
et fortifie 49.
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Jean Laude revient sur les travaux de Marcel Griaule et de
ses disciples chez les Dogon et les Bamana, les Sonrhaï, les
Kurumba et les Fali. Leurs productions qui, en termes occi-
dentaux, sont désignées comme artistiques savent mettre en
œuvre « le jeu de la pensée formelle sans pour autant rompre
le schème structurel au sein duquel elles sont produites 51 ».
Ici se condense la pensée dialectique de Jean Laude. Il a
écrit une histoire de l’art solidaire de son entour, analysant
les formes, qu’elles soient d’Afrique ou d’Occident, en tant
qu’elles fonctionnent comme signes et symptômes sans se
départir de leur souveraineté.
Évelyne TOUSSAINT