Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
défenseur de l’« histoire du monde », il s’est interrogé sur le rôle des
affects dans les représentations du pouvoir. À qui mieux qu’à Patrick
Boucheron pouvions-nous demander ce qu’il en est de l’histoire poli-
tique de la colère et de sa signification actuelle ?
1. Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil,
2013, rééd. Paris, Points, coll. « Points histoire », 2015.
2. Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans
l’Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015.
Mars-avril 2016 34
L’émotion souveraine
pose non seulement une histoire des émotions médiévales, mais une
histoire émotive du Moyen Âge. On y voit comment la théologie des
émotions s’inscrit dans une anthropologie chrétienne. Mais celle-ci
n’est pas immuable : elle est travaillée par des évolutions religieuses
(l’extension monastique du domaine de la charité, l’intensification
mystique de la ferveur) et des tensions sociales, avec par exemple la
mise en spectacle des émotions aristocratiques que sont l’amour et le
courage. Mais il faut aussi tenir compte des mutations dans le champ
intellectuel : ainsi lorsque les scolastiques redécouvrent Aristote, qui
fait par exemple de la colère la source du courage. Voici pourquoi la
colère est la passion princière par excellence. Cette politisation des
émotions est au cœur des transformations de l’exercice du pouvoir à
la fin du Moyen Âge. Dès lors, l’art de gouverner – le regimen, disons
avec Michel Foucault la « gouvernementalité » – devient aussi une
politique des émotions, c’est-à-dire non seulement une manière de
gouverner par les émotions et avec elles, en cherchant à orchestrer
les passions collectives, mais aussi une façon de se laisser traverser
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
par elles : et voici comment s’articulent le gouvernement de soi et
celui des autres. Donc, pour répondre précisément à votre question,
ce n’est pas un « parti » à prendre que de confronter les passions
aux pouvoirs, c’est une nécessité qu’impose la reconfiguration du
pouvoir lui-même depuis le xiiie siècle au moins.
La chair du politique
Pour traiter de la peur au xive siècle, vous commentez la fresque dite
du Bon Gouvernement peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le palais
public de la république de Sienne. On découvre, à vous lire, que le
pouvoir (en particulier la peur de la tyrannie) agit sur les corps, même
lorsqu’il est symbolique. Où situez vous le point d’articulation entre le
politique et le domaine des émotions ? Parleriez-vous, à la manière
de Merleau-Ponty, d’une « chair du politique » ?
En réalité, cela ne s’est pas passé comme cela : c’est Lorenzetti
qui m’a amené à la peur, et non l’inverse. À force de la regarder, c’est
la peur d’un côté et la manière de la conjurer de l’autre côté qui m’ont
semblé gouverner la puissance politique de l’image. Il y a, flottant
comme un spectre livide au-dessus d’un paysage désolé et dépeuplé,
Timor – c’est la guerre, ou plutôt ses lendemains blafards, à moins
qu’elle n’ait pas eu lieu mais qu’on la redoute tellement qu’elle para-
lyse déjà les corps et les esprits. Et de l’autre côté, lui faisant face,
35
Patrick Boucheron
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
phénoménologie fondamentale, qui vise le monde de tout le monde,
celui dont Maurice Merleau-Ponty rappelait qu’il se vit avant de se
penser. Si c’est cela que l’on peut appeler la « chair du politique »,
cette phénoménalité du monde entre sensible et visible, alors je suis
d’accord : dans le domaine des émotions, « il y a » du pouvoir.
3. Jean-Claude Milner, la Politique des choses. Court traité politique I, Lagrasse, Verdier,
2011.
4. Voir P. Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008, rééd. coll. « Verdier/
poche », 2013.
5. Maurice Merleau-Ponty, « Notes sur Machiavel » [1949], dans Signes, Paris, Gallimard,
1960.
36
L’émotion souveraine
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
dire sans cette honte que suscite la crainte de la colère des autres.
Je pense en effet que cette « organisation du dissensus », pour
reprendre votre expression, est spécifique de la modernité. Mais
comme toute modernité, elle ne nous est pas donnée d’un coup et
une fois pour toutes. D’abord parce qu’elle s’invente ses propres
précurseurs : ainsi sans doute de ce « lien de division » dont a parlé
Nicole Loraux dans la Cité divisée7, cette stasis qu’exprime et conjure
tout à la fois la démocratie grecque. Ensuite parce que la moder-
nité peut être oublieuse d’elle-même. C’est bien le sens de la cri-
tique que Walter Benjamin adressait aux Parlements de Weimar qui
« présentent le déplorable spectacle qu’on connaît parce qu’ils ont
perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent
d’exister ». Et d’ajouter : « il leur manque le sens de la violence
fondatrice de droit, qui est représentée en eux8 ».
Vous êtes un grand lecteur de Michelet et de Hugo qui, tous deux, ont
mis en scène les « colères du peuple ». Cette expression littéraire est-elle
utile pour l’historien que vous êtes ? Dans l’histoire, la colère est-elle
une énergie collective de premier plan ou plutôt une reconstitution a
posteriori de sentiments individuels épars par l’historien ou l’écrivain ?
37
Patrick Boucheron
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
masses peuvent être animées par l’amour de la justice, et par voie
de conséquence, peuvent se révolter mues par la colère que suscite
l’injustice. L’idée qu’il puisse y avoir une « colère du peuple » n’a
donc rien d’évident et est déjà, en soi, une revendication démo
cratique. Est-elle débordée par une forme d’illusion romantique, que
porterait Michelet dans le domaine de l’histoire et Hugo dans celui
de la littérature ? Sans doute y a-t-il d’abord des sentiments indi-
viduels, sinon « épars » du moins séparés, et parfois des situations
historiques susceptibles de les faire consoner. Non pas une émotion
collective, par conséquent, mais une collection d’émotions qui peut,
ou non, finir par créer du collectif – et même ce que vous appelez jus-
tement une « énergie collective ». Mais il faut pour cela une alchimie
qui me semble, encore une fois, de bout en bout politique.
38
L’émotion souveraine
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
difficile, c’est aller à contrepente de nos vies qui – et pourquoi s’en
indigner ? – travaillent à nous éloigner de la violence de l’événement.
Certains de mes amis historiens m’ont reproché cela : pourquoi
travailler à rebours du temps, en partant à la recherche de ses propres
émotions, pour les retenir, dans tous les sens du terme, avant qu’elles
ne s’enfouissent ? N’est-ce pas aller à l’encontre de ce que doit l’his-
toire, qui est toujours de prendre ses distances ? Je n’en disconviens
pas, et c’est pourquoi je ne me battrai pas sur la valeur historienne ou
non de ce que nous avons fait. Car je me souviens de l’état où nous
étions alors : nous ne nous posions pas la question de ce que devait
la littérature ou de ce que pouvait l’histoire – d’une certaine manière,
c’est venu après – nous ne cherchions même pas à être écrivain ou à
faire l’historien, nous étions seulement requis par l’aujourd’hui, par
cet événement qui, de toute façon, était en train de faire dévier nos
vies, et qui, c’est du moins ce que nous pensions, exigeait quelque
chose comme un acte d’humanité : inscrire quelque part, pour plus
tard, oui, prendre dates.
Voici donc où se situait, je crois, l’émotion, et la nécessité d’en
restituer l’intensité. C’est en parlant plus tard avec Christian Jambet
que je compris quel mot me manquait pour saisir le sens de notre
propre entreprise, un mot qui me manquait parce qu’il ne se trouve
pas, au fond, dans mon lexique : c’est le mot de conscience. Nous
avions tenté d’écrire l’histoire d’une conscience : décrire un état
de conscience et faire le récit d’une prise de conscience. Dans les
39
Patrick Boucheron
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
c’est comprendre surtout que ce qui nous arrive, aujourd’hui, est un
état de fait qui se caractérise précisément par le fait que les mots de la
guerre et de la paix ne nous sont plus d’aucune utilité pour le décrire.
10. Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Lagrasse, Verdier, 2015.
11. Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire (17 décembre 2015), téléchargeable en format
audio et vidéo sur le site du Collège de France, à paraître sous forme numérique sur OpenEdition
Books et sous forme imprimée (coédition Collège de France/Fayard) au printemps 2016.
40
L’émotion souveraine
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Voilà peut-être le mot juste, le seul qui vaille aujourd’hui :
comprendre. Aller vers le lieu de l’autre, telle est la responsabi-
lité de la littérature, tel est le travail des sciences de l’homme.
Comprendre les « exaspérations solitaires », prendre avec soi tous
ceux qui risquent de se laisser gagner, à leur corps défendant, par
le ressentiment, c’est évidemment la tâche politique par excellence.
Ne s’agit-il pas de réorienter la colère, de la ramener à ses raisons
véritables ? C’est sans doute ce que vous appelez une réinvention :
elle ne consiste pas à inventer de toutes pièces un nouveau projet
social, mais à relever, à honorer et à rassembler ce qui gît déjà là
d’espérances et d’intelligences collectives, toutes ces forces qui
demeurent disponibles et désœuvrées.
Dans cette même leçon inaugurale, vous réclamez le droit, pour l’his-
torien, de « casser l’ambiance ». Vous incriminez en particulier « le
temps de hâte et de précipitation qui veut tout de suite en avoir fini avec
tout ». Est-ce une manière de jouer l’art du conflit contre l’impératif
de consensus ? Voyez-vous dans la capacité d’indignation instruite
par les sciences sociales une réplique possible à ce que la démocratie
comporte d’inévitablement déceptif ?
41
Patrick Boucheron
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
admirablement13 – et c’est elle qui m’a fait lire ce texte étonnant de
Pierre Bourdieu appelé « Nécessiter14 ». Face à la réalité du monde
social, à laquelle tant de gens ne prêtent nulle attention parce qu’ils
la considèrent comme évidente et naturelle, le sociologue se doit
d’adopter l’attitude juste qui consiste, par la pensée et l’écriture, à
affronter cette réalité en lui demandant ses raisons, en tentant de
les comprendre dans ce qui les rend nécessaires. Le sociologue, ou
le poète : c’est pour Francis Ponge qu’écrit alors Bourdieu. Il s’agit
bien de prendre « le parti pris des choses ». Telle est, je crois, la plus
réaliste des colères. Celle qui prend pour cible l’évidence du réel.
Propos recueillis par Michaël Fœssel
et Emmanuel Laurentin
13. Voir notamment Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.
14. Pierre Bourdieu, « Nécessiter », dans Francis Ponge, Paris, L’Herne, 1986, p. 434-437.
42