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L’émotion souveraine

Entretien avec Patrick Boucheron


Patrick Boucheron, Propos recueillis par Michaël Fœssel, et Emmanuel Laurentin
Dans Esprit 2016/3 (Mars - Avril), pages 34 à 42
Éditions Éditions Esprit
ISSN 0014-0759
ISBN 9782372340113
DOI 10.3917/espri.1603.0034
© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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L’émotion souveraine

Entretien avec Patrick Boucheron

Historien des passions et du pouvoir, Patrick Boucheron n’a jamais


séparé son travail de chercheur de la réflexion sur le statut politique
de l’histoire. Spécialiste de l’Italie au Moyen-Âge et à la Renaissance,
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défenseur de l’« histoire du monde », il s’est interrogé sur le rôle des
affects dans les représentations du pouvoir. À qui mieux qu’à Patrick
Boucheron pouvions-nous demander ce qu’il en est de l’histoire poli-
tique de la colère et de sa signification actuelle ?

Esprit – Vos travaux sur le « bon gouvernement » vous ont amené à


explorer le champ des affects politiques, en particulier celui de la peur1.
D’autres médiévistes s’intéressent aujourd’hui au statut des émotions
dans l’histoire. En quoi ces recherches vous semblent-elles renouveler
l’historiographie ? Pourquoi avez-vous pris le parti de confronter la
problématique des passions à celle du pouvoir ?
Patrick Boucheron – L’histoire des émotions est longtemps restée
proclamative – et pour de bonnes raisons : affirmer l’historicité des
affects, c’est aller à l’encontre d’une intuition largement partagée,
pour laquelle la peur est la peur, renvoyant même ce mouvement
de l’âme humaine à une disposition commune aux êtres vivants.
Mais avec notamment les travaux de Damien Boquet et Piroska
Nagy, cette histoire se fait narrative – et là est, vous avez raison, le
renouvellement historiographique. Leur Sensible Moyen Âge2 pro-

1. Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil,
2013, rééd. Paris, Points, coll. « Points histoire », 2015.
2. Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans
l’Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015.

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pose non seulement une histoire des émotions médiévales, mais une
histoire émotive du Moyen Âge. On y voit comment la théologie des
émotions s’inscrit dans une anthropologie chrétienne. Mais celle-ci
n’est pas immuable : elle est travaillée par des évolutions religieuses
(­l’extension monastique du domaine de la charité, l’intensification
mystique de la ferveur) et des tensions sociales, avec par exemple la
mise en spectacle des émotions aristocratiques que sont l’amour et le
courage. Mais il faut aussi tenir compte des mutations dans le champ
intellectuel : ainsi lorsque les scolastiques redécouvrent Aristote, qui
fait par exemple de la colère la source du courage. Voici pourquoi la
colère est la passion princière par excellence. Cette politisation des
émotions est au cœur des transformations de l’exercice du pouvoir à
la fin du Moyen Âge. Dès lors, l’art de gouverner – le regimen, disons
avec Michel Foucault la « gouvernementalité » – devient aussi une
politique des émotions, c’est-à-dire non seulement une manière de
gouverner par les émotions et avec elles, en cherchant à orchestrer
les passions collectives, mais aussi une façon de se laisser traverser
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par elles : et voici comment s’articulent le gouvernement de soi et
celui des autres. Donc, pour répondre précisément à votre question,
ce n’est pas un « parti » à prendre que de confronter les passions
aux pouvoirs, c’est une nécessité qu’impose la reconfiguration du
pouvoir lui-même depuis le xiiie siècle au moins.

La chair du politique
Pour traiter de la peur au xive siècle, vous commentez la fresque dite
du Bon Gouvernement peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le palais
public de la république de Sienne. On découvre, à vous lire, que le
pouvoir (en particulier la peur de la tyrannie) agit sur les corps, même
lorsqu’il est symbolique. Où situez vous le point d’articulation entre le
politique et le domaine des émotions ? Parleriez-vous, à la manière
de Merleau-Ponty, d’une « chair du politique » ?
En réalité, cela ne s’est pas passé comme cela : c’est Lorenzetti
qui m’a amené à la peur, et non l’inverse. À force de la regarder, c’est
la peur d’un côté et la manière de la conjurer de l’autre côté qui m’ont
semblé gouverner la puissance politique de l’image. Il y a, flottant
comme un spectre livide au-dessus d’un paysage désolé et dépeuplé,
Timor – c’est la guerre, ou plutôt ses lendemains blafards, à moins
qu’elle n’ait pas eu lieu mais qu’on la redoute tellement qu’elle para-
lyse déjà les corps et les esprits. Et de l’autre côté, lui faisant face,

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Patrick Boucheron

la bravant pour ainsi dire, l’allégorie de la Securitas garantissant la


libre circulation de ces corps parlants qui animent un autre paysage,
énergique et calme, celui d’une ville et de ses campagnes pacifiées
par l’exercice politique de la justice et de l’équité sociale. Cette Secu-
ritas proclame donc : Senza paura ogn’uom franco camini (« Sans
peur, que tout homme marche sans dommage »).
Pouvoir symbolique, dites-vous ? Sans doute, mais il faut alors
admettre que ses effets sont tout sauf symboliques. Ils contraignent les
corps ou les épargnent, et de toute manière les transpercent de part
en part. Si bien qu’en travaillant sur cette fresque peinte à Sienne en
1338, je retrouvais l’inquiétude spécifique de la philo­sophie politique
contemporaine, comme celle qu’exprime Jean-Claude Milner dans
la Politique des choses3. Car il s’agit bien de cela : de l’émotion dési-
rante ou souffrante des êtres parlants. Si bien que la définition mini-
male, mais ô combien nécessaire, du bon gouvernement des hommes
consiste à n’exercer nulle contrainte sur leurs corps. Car où le pouvoir
peut-il trouver son lieu d’inscription sinon dans les corps ? C’est une
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phénoménologie fondamentale, qui vise le monde de tout le monde,
celui dont Maurice Merleau-Ponty rappelait qu’il se vit avant de se
penser. Si c’est cela que l’on peut appeler la « chair du politique »,
cette phénoménalité du monde entre sensible et visible, alors je suis
d’accord : dans le domaine des émotions, « il y a » du pouvoir.

Vous vous référez souvent à Machiavel4 qui parlait de la république


comme d’un régime où se confrontent « deux humeurs », celle des
grands et celle du peuple. Dans cette perspective, la colère et la peur
se répondent : le peuple a peur des puissants et les grands craignent la
colère des masses. Cette organisation du dissensus vous semble-t-elle
être une constante du politique ou est-elle spécifique à la modernité ?
Votre question me ramène à Merleau-Ponty, dont je tiens les
« Notes sur Machiavel » de 1949 pour un des textes les plus profonds,
et les plus actuels, sur l’auteur du Prince5. On y lit notamment ceci :
Ni pur fait, ni droit absolu, le pouvoir ne contraint pas, ne persuade
pas : il circonvient – et l’on circonvient mieux en faisant appel à la
liberté qu’en terrorisant.

3. Jean-Claude Milner, la Politique des choses. Court traité politique I, Lagrasse, Verdier,
2011.
4. Voir P. Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008, rééd. coll. « Verdier/
poche », 2013.
5. Maurice Merleau-Ponty, « Notes sur Machiavel » [1949], dans Signes, Paris, Gallimard,
1960.

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L’émotion souveraine

C’est en effet dans les Discours sur la première décade de Tite-Live6


que Machiavel décrit le corps social animé de deux « humeurs »
(on dirait aujourd’hui : « passions sociales ») adverses. Il y a celle
des puissants qui chercheront toujours à dominer davantage et celle
des humbles qui chercheront toujours à résister à l’alourdissement
de la domination. Comme dans la médecine hippocratique, le corps
reste sain si les humeurs sont équilibrées. Cela justifie la métaphore
du prince en médecin de la société – mais aussi la définition de la
politique comme l’art de s’entendre sur sa mésentente. Machiavel
refuse de considérer que les bonnes lois dépendent de l’existence
d’un législateur vertueux. Elles sont dictées par la nécessité, c’est-
à-dire, pour l’essentiel, par la discorde : « dans toute république, il
y a deux humeurs différentes, celle du peuple et celle des grands »
et « toutes les lois qui se font en faveur de la liberté naissent de leur
opposition ». Voici pourquoi « jamais les États ne s’ordonneront sans
danger ». Et voici pourquoi la situation la plus dangereuse, au sens
machiavélien, est celle où les puissants sont sans vergogne, c’est-à-
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dire sans cette honte que suscite la crainte de la colère des autres.
Je pense en effet que cette « organisation du dissensus », pour
reprendre votre expression, est spécifique de la modernité. Mais
comme toute modernité, elle ne nous est pas donnée d’un coup et
une fois pour toutes. D’abord parce qu’elle s’invente ses propres
précurseurs : ainsi sans doute de ce « lien de division » dont a parlé
Nicole Loraux dans la Cité divisée7, cette stasis qu’exprime et conjure
tout à la fois la démocratie grecque. Ensuite parce que la moder-
nité peut être oublieuse d’elle-même. C’est bien le sens de la cri-
tique que Walter Benjamin adressait aux Parlements de Weimar qui
« présentent le déplorable spectacle qu’on connaît parce qu’ils ont
perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent
d’exister ». Et d’ajouter : « il leur manque le sens de la violence
fondatrice de droit, qui est représentée en eux8 ».

Vous êtes un grand lecteur de Michelet et de Hugo qui, tous deux, ont
mis en scène les « colères du peuple ». Cette expression littéraire est-elle
utile pour l’historien que vous êtes ? Dans l’histoire, la colère est-elle
une énergie collective de premier plan ou plutôt une ­reconstitution a
posteriori de sentiments individuels épars par l’historien ou l’écrivain ?

6. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. Alessandro Fontana et


Xavier Tabet, Paris, Gallimard, 2004.
7. Nicole Loraux, la Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 2005.
8. Walter Benjamin, Critique de la violence [1927], trad. Nicole Casanova, Paris, Payot,
2012.

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Patrick Boucheron

Historiquement, la colère fut d’abord l’émotion souveraine. Elle


était au Moyen Âge l’apanage des grands. Mais c’est une colère
très codifiée, dosée, à mi-chemin entre le courroux et la fureur, qui
accompagne l’exercice du pouvoir – on dirait aujourd’hui qu’elle est
une institution sociale. Ce qui fait la légitimité et l’efficacité de cette
juste colère du prince, c’est qu’elle se déclenche non pas lorsque
sa personne privée est offensée, mais lorsque l’honneur du royaume
est bafoué. On appelle cela ira regis, l’« ire royale », et cette colère
comminatoire a un côté « retenez-moi ou je fais un malheur » – elle
s’exprime notamment dans les actes de chancellerie imposant une
décision « sous peine d’encourir notre colère ». Dès lors, pour parler
des révoltes populaires, les chroniqueurs médiévaux vont employer
le lexique du murmure, du tumulte ou de la sédition, mais pas de la
colère, qui leur semble un sentiment trop élevé pour les gueux. Même
si au xve siècle on lit dans la Chronique du religieux de Saint-Denis
que les insurrections éclatent lorsque l’indignation est plus forte
que la peur : c’est une manière de reconnaître implicitement que les
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masses peuvent être animées par l’amour de la justice, et par voie
de conséquence, peuvent se révolter mues par la colère que suscite
l’injustice. L’idée qu’il puisse y avoir une « colère du peuple » n’a
donc rien d’évident et est déjà, en soi, une revendication démo­
cratique. Est-elle débordée par une forme d’illusion romantique, que
porterait Michelet dans le domaine de l’histoire et Hugo dans celui
de la littérature ? Sans doute y a-t-il d’abord des sentiments indi-
viduels, sinon « épars » du moins séparés, et parfois des situations
historiques susceptibles de les faire consoner. Non pas une émotion
collective, par conséquent, mais une collection d’émotions qui peut,
ou non, finir par créer du collectif – et même ce que vous appelez jus-
tement une « énergie collective ». Mais il faut pour cela une alchimie
qui me semble, encore une fois, de bout en bout politique.

L’histoire d’une conscience


Dans le livre que vous avez écrit avec Mathieu Riboulet9, vous ­restituez
l’événement (les attentats de janvier 2015 et la manifestation qui les a
suivis) au plus près de sa charge politique et émotive. Dans cette tenta-
tive d’histoire personnelle du temps présent, la violence, la mort et la
tristesse sont omniprésentes, mais vous laissez peu de place à la colère.

9. P. Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015,


Lagrasse, Verdier, 2015.

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L’émotion souveraine

Pensez-vous que le discours de guerre qui s’est imposé à la société


française depuis les attentats constitue une diversion par rapport à la
teneur de ce qui nous arrive ?
En écrivant ce petit livre, dont le titre Prendre dates résume à lui
seul l’intention, nous nous sommes « risqués », comme vous dites,
dans un entretemps des plus inconfortables. Il s’agissait de se placer
entre le temps de la tribune « à chaud » – disons celui de l’écrivain
qui dit sa colère – et le temps de la froide distance – disons celui
de l’historien qui prend du recul face à ses propres émotions. Il ne
s’agissait donc ni de parler sur le coup, ni d’écrire après-coup, mais
de creuser dans le langage même un lieu pour continuer à faire
silence dès lors qu’il ne suffit plus de se taire. Écrire pour ralentir
l’oubli, mais aussi pour raviver l’événement quand tout autour de lui
travaille à l’éteindre, étouffant peu à peu dans la gangue de discours
qu’il secrète : voici en quoi consistait l’« intervention ». Dès lors, ce
qu’il y a à faire, c’est gratter cette croûte discursive pour retrouver
ce que vous appelez la « charge politique et émotive ». C’est long et
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difficile, c’est aller à contrepente de nos vies qui – et pourquoi s’en
indigner ? – travaillent à nous éloigner de la violence de l’événement.
Certains de mes amis historiens m’ont reproché cela : pourquoi
travailler à rebours du temps, en partant à la recherche de ses propres
émotions, pour les retenir, dans tous les sens du terme, avant qu’elles
ne s’enfouissent ? N’est-ce pas aller à l’encontre de ce que doit l’his-
toire, qui est toujours de prendre ses distances ? Je n’en disconviens
pas, et c’est pourquoi je ne me battrai pas sur la valeur historienne ou
non de ce que nous avons fait. Car je me souviens de l’état où nous
étions alors : nous ne nous posions pas la question de ce que devait
la littérature ou de ce que pouvait l’histoire – d’une certaine manière,
c’est venu après – nous ne cherchions même pas à être écrivain ou à
faire l’historien, nous étions seulement requis par l’aujourd’hui, par
cet événement qui, de toute façon, était en train de faire dévier nos
vies, et qui, c’est du moins ce que nous pensions, exigeait quelque
chose comme un acte d’humanité : inscrire quelque part, pour plus
tard, oui, prendre dates.
Voici donc où se situait, je crois, l’émotion, et la nécessité d’en
restituer l’intensité. C’est en parlant plus tard avec Christian Jambet
que je compris quel mot me manquait pour saisir le sens de notre
propre entreprise, un mot qui me manquait parce qu’il ne se trouve
pas, au fond, dans mon lexique : c’est le mot de conscience. Nous
avions tenté d’écrire l’histoire d’une conscience : décrire un état
de conscience et faire le récit d’une prise de conscience. Dans les

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Patrick Boucheron

­ assions qui la composent, vous ne trouvez pas de colère ? Cela


p
m’étonne un peu, mais ne me chagrine pas plus que cela – car un
livre en colère ne vaut que s’il ne se laisse pas emporter par cette
seule émotion. Tout de même : j’y vois pour ma part une colère froide,
rentrée, guère véhémente sans doute mais profonde et mêlée de sen-
timents divers. Ce ne sont pas les nôtres, mais ceux que l’histoire a
laissés en nous, inscrits dans nos corps, ceux que nous portons sur
notre dos. Mathieu Riboulet écrit sur cette colère, depuis longtemps,
et notamment dans son somptueux roman Entre les deux il n’y a rien10
duquel, en fait, Prendre dates procède. C’est la colère ancienne, et
jamais apaisée, des années 1970. Elles ont posé la question de la
violence politique de telle manière que, lorsqu’elle nous revient en
pleine face, nous sommes proprement désarmés.
Dès lors, vous avez raison : il ne sert à rien de se laisser enivrer par
la rhétorique martiale. Penser à partir de cette colère des années 1970
(c’est-à-dire, on y revient, de la possibilité de la guerre civile), c’est
admettre qu’il puisse y avoir des actes de guerre en temps de paix,
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c’est comprendre surtout que ce qui nous arrive, aujourd’hui, est un
état de fait qui se caractérise précisément par le fait que les mots de la
guerre et de la paix ne nous sont plus d’aucune utilité pour le décrire.

La rage des poètes


On constate aujourd’hui la montée en puissance d’exaspérations soli-
taires qui peinent à trouver un débouché politique ailleurs que dans
le ressentiment. Vous insistez souvent sur la nécessité de s’assembler
autour de ce que vous appelez une « politique de l’amitié ». La réorien-
tation des sciences sociales vers la cité pour laquelle vous plaidez, dans
votre leçon inaugurale au Collège de France11, est-elle un élément de
cette réinvention politique ?
Politique et poétique, oui. Je l’espère sincèrement. Mais il
ne suffit pas d’espérer, encore faut-il s’organiser. Cette politique
de l’amitié, à laquelle nous sommes un certain nombre à aspirer
aujourd’hui, n’est pas seulement une morale minimale à laquelle on
s’accrocherait faute de mieux, ou en attendant mieux, un abri tem-
poraire où se réfugier par gros temps. Il s’agit d’abord de se compter,

10. Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Lagrasse, Verdier, 2015.
11. Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire (17 décembre 2015), téléchargeable en format
audio et vidéo sur le site du Collège de France, à paraître sous forme numérique sur OpenEdition
Books et sous forme imprimée (coédition Collège de France/Fayard) au printemps 2016.

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L’émotion souveraine

de savoir sur qui on peut compter. « Un certain nombre », qu’est-ce


à dire ? Ce n’est pas une foule compacte, ce n’est pas non plus un
archipel de solitudes apeurées. C’est quelques-uns. Dans un premier
temps, ça me va, pourvu que ces quelques-uns ne soient pas toujours
les mêmes, et pourvu qu’ils ne se contentent pas de chercher leur
principe de minorité – attitude qui me semble toujours intellectuel-
lement nécessaire, mais politiquement insuffisante. On peut, dans un
premier temps, cultiver sa différence. Mais dans un premier temps
seulement : méfiance. On devra alors prendre la mesure de cette
« peur du petit nombre » dont a parlé Arjun Appadurai dans Géo-
graphie de la colère12, un livre majeur qui cartographie les nouveaux
styles de politique identitaire. Alors on se rendra compte que ces
« quelques-uns » sont plus nombreux qu’on le croit, que beaucoup
ne se résignent pas à la lente paralysie de ce que vous appelez les
passions tristes, que leur mode de vie contrevient à l’imaginaire
mortifère qui prétend les représenter, et qu’il existe partout des res-
sources d’énergie, d’invention et de compréhension.
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Voilà peut-être le mot juste, le seul qui vaille aujourd’hui :
­comprendre. Aller vers le lieu de l’autre, telle est la responsabi-
lité de la littérature, tel est le travail des sciences de l’homme.
­Comprendre les « exaspérations solitaires », prendre avec soi tous
ceux qui risquent de se laisser gagner, à leur corps défendant, par
le ressentiment, c’est évidemment la tâche politique par excellence.
Ne s’agit-il pas de réorienter la colère, de la ramener à ses raisons
véritables ? C’est sans doute ce que vous appelez une réinvention :
elle ne consiste pas à inventer de toutes pièces un nouveau projet
social, mais à relever, à honorer et à rassembler ce qui gît déjà là
d’espérances et d’intelligences collectives, toutes ces forces qui
demeurent disponibles et désœuvrées.

Dans cette même leçon inaugurale, vous réclamez le droit, pour l’his-
torien, de « casser l’ambiance ». Vous incriminez en particulier « le
temps de hâte et de précipitation qui veut tout de suite en avoir fini avec
tout ». Est-ce une manière de jouer l’art du conflit contre l’impératif
de consensus ? Voyez-vous dans la capacité d’indignation instruite
par les sciences sociales une réplique possible à ce que la démocratie
comporte d’inévitablement déceptif ?

12. Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad.


Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007.

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Patrick Boucheron

Faire l’éloge du calme et en appeler à la mésentente, cela peut


sembler en effet contradictoire. Mais ça ne l’est qu’en apparence
seulement. La phrase que vous citez est de Nietzsche, dans la préface
à Aurore (1886). Il cherche alors le bon tempo, désirant devenir lent
sans rester inactif, cherchant justement cette qualité de colère qui
lui semble désirable. Alors il prend cette résolution, qui pourrait
devenir la maxime de tous ceux qui tentent de résister à l’impatience
des indignations faciles : « Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au
désespoir toutes les sortes d’hommes “pressés”. » Dès lors qu’on a
les objectifs politiques que vous dites – et qui n’étaient évidemment
pas ceux de Nietzsche –, dès lors qu’on refuse de se résoudre à consi-
dérer la régression identitaire et le désenchantement démocratique
comme des fatalités, on doit en effet poser la question du bon usage
de l’art du conflit. Il y a une qualité politique de la colère qui rejoint
la rage des poètes, en ce sens qu’elle consiste à s’insurger contre
l’inattention que la société des dominants porte aux formes de vie des
plus humbles. Cela, les travaux récents de Marielle Macé l’expriment
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admirablement13 – et c’est elle qui m’a fait lire ce texte étonnant de
Pierre Bourdieu appelé « Nécessiter14 ». Face à la réalité du monde
social, à laquelle tant de gens ne prêtent nulle attention parce qu’ils
la considèrent comme évidente et naturelle, le sociologue se doit
d’adopter l’attitude juste qui consiste, par la pensée et l’écriture, à
affronter cette réalité en lui demandant ses raisons, en tentant de
les comprendre dans ce qui les rend nécessaires. Le sociologue, ou
le poète : c’est pour Francis Ponge qu’écrit alors Bourdieu. Il s’agit
bien de prendre « le parti pris des choses ». Telle est, je crois, la plus
réaliste des colères. Celle qui prend pour cible l’évidence du réel.
Propos recueillis par Michaël Fœssel
et Emmanuel Laurentin

13. Voir notamment Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.
14. Pierre Bourdieu, « Nécessiter », dans Francis Ponge, Paris, L’Herne, 1986, p. 434-437.

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