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STRATÉGIE ET STRATAGÈMES DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE ET

ROMAINE

Pierre Laederich

Institut de Stratégie Comparée | « Stratégique »

2009/1 N° 93-94-95-96 | pages 89 à 108


ISSN 0224-0424
DOI 10.3917/strat.093.0089
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Stratégie et stratagèmes
dans l’Antiquité grecque et romaine
Pierre LAEDERICH

LE DÉCLIN DE L’ÉTUDE DES STRATAGÈMES,


UN PARADOXE DES TEMPS MODERNES.
ŖRien ne prouve davantage la nécessité de l‟étude de
l‟histoire que les ruses de guerreŗ, écrit le chevalier de Folard au
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e
XVIII siècle. Il ajoute : ŖCette lecture me paraît beaucoup plus
nécessaire à un général d‟armée qu‟à tout autre, outre qu‟elle est
très amusante et encore plus instructive. Lorsqu‟on n‟ignore
point les ruses et les stratagèmes, on apprend à les rendre
inutiles, et à les mettre en usage dans l‟occasion. Ce qu‟il y a de
surprenant, c‟est qu‟ils ont toujours leur effet, et que l‟on donne
encore tout au travers, quoiqu‟il y en ait un très grand nombre
qui ont été pratiqués mille foisŗ1.
Machiavel était du même avis. La quasi-totalité des
exemples antiques de son Art de la Guerre sont dřailleurs directe-
ment issus de Frontin… quřil ne cite jamais2. Le souvenir de
Frontin se lit également, dans une moindre mesure, dans les
Discours sur la première décade de Tite-Live. Au delà de ces
emprunts, chacun sait que Machiavel a consacré de longs
développements, tout au long de son œuvre, au thème général de
la ruse et de son efficacité dans les domaines militaire et
politique.

1
Cité in Ch. Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire dédiée
à l‟armée et à la garde nationale de France, III, 1840, p. 853.
2
Voir notre Introduction aux Stratagèmes, Economica, pp. 41-42.
90 Stratégique

Les Ŗclassiquesŗ de la stratégie, Folard, Feuquière, Santa-


Cruz, Joly de Maizeroy, Cessac, Carrion-Nisas, Jomini3, ont
accordé une place centrale à lřétude des stratagèmes. Leur effi-
cacité militaire était clairement établie. Le seul débat à leur sujet
restait leur valeur morale, comme déjà chez les Grecs et les
Romains4. Joly de Maizeroy parla des Ŗstratagèmes permis à la
guerreŗ5 : ŖLa guerre est un jeu, où, comme dans tous les autres,
les ruses d‟adresse et de finesse sont permises, et non la
friponnerieŗ. ŖL‟art de la guerre, poursuit-il, est celui des ruses
et des stratagèmesŗ ŕ mais à la condition Ŗqu‟on n‟y mêle point
de perfidieŗ.
La ruse, ainsi définie, était considérée comme à la fois plus
efficace et plus Ŗhumaineŗ que les affrontements ouverts et les
massacres qui les caractérisent. ŖComme l‟humanité nous oblige
à préférer les moyens les plus doux dans la poursuite de nos
droits, écrit Vattel, si, par une ruse de guerre, une feinte exempte
de perfidie, on peut s‟emparer d‟une place forte, surprendre
l‟ennemi et le réduire, il vaut mieux, il est réellement plus louable
de réussir de cette manière que par un siège meurtrier ou par une
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bataille sanglanteŗ6.

Quelques décennies plus tard, tout cela parut définitivement


dépassé. Il sřagissait moins dřun changement de stratégie opéra-
tionnelle que dřune évolution profonde des buts de guerre : les
ruses de guerre, pour un Clausewitz, sont synonymes des guerres
limitées du passé. ŖTelles sont, écrit-il7, les feintes, les parades,
les moitiés et quarts de choc des anciennes guerres, où certains
théoriciens veulent voir le suprême de l‟art, le but de toute
théorie, la prédominance de l‟esprit sur la matière, alors que,
par contre, ils traitent les dernières guerres de manifestations
brutales où l‟on n‟a rien à apprendre et qui ramènent le monde à
la barbarieŗ.

3
Voir les extraits donnés par Liskenne et Sauvan, op. cit., III, pp. 855-974.
4
Voir ainsi Polybe, XIII, 3, à propos des Ŗprocédés déloyauxŗ de Philippe V
de Macédoine ; Tite-Live, XLII, 47, 4-8, à propos dřune ruse employée contre
Persée ; Quinte-Curce, Histoire d‟Alexandre, IV, 13, 8-9, où le Conquérant
refuse dřattaquer de nuit Darius, Ŗastuce de brigands et de voleursŗ…
5
Remarques sur Polyen et Frontin de Joly de Maizeroy, in Liskenne et
Sauvan, op. cit., III, pp. 840-843.
6
Droit des gens, III, X, 178.
7
De la guerre, III, 16.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 91

Lřauteur de Vom Kriege regardait avec dédain les strata-


gèmes des Anciens : ŖÀ première vue, il semble que c‟est avec
raison que la stratégie a emprunté son nom au stratagème, et
qu‟en dépit de toutes les transformations réelles et apparentes
que la guerre a subies depuis les Grecs, ce terme est resté celui
qui correspond à sa nature la plus profonde (…) Si l‟on aban-
donne à la tactique l‟exécution des coups de force, les engage-
ments proprement dits, et que l‟on considère la stratégie comme
l‟art de se servir judicieusement des possibilités qu‟ils offrent,
alors (…) aucune disposition naturelle ne paraît plus apte que la
ruse à diriger et à animer l‟activité stratégique (…) Mais quel
que soit notre penchant à voir les chefs de guerre se surpasser en
astuces, en habileté et en feintes, il faut reconnaître que ces
qualités se manifestent peu dans l‟Histoire et se sont rarement
fait jour parmi la masse des événements et des circonstancesŗ8.
Mais il avait fort mal compris la stratégie antique Ŕ quřil assimi-
lait un peu rapidement à la seule bataille par consentement
mutuel, dans le cadre dřobjectifs limités9.
Erreur paradoxale, parce que lřhistoire antique des offen-
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sives dřarmées structurées Ŕ comme la phalange dřAlexandre ou
les légions romaines Ŕ est essentiellement celle de leurs luttes
difficiles et périlleuses contre une défense dispersée, mobile et
utilisant tous les procédés indirects Ŕ c‟est-à-dire une grande
partie du catalogue des stratagèmes : ce que dit Clausewitz des
rapports entre lřattaque et la défense, des Ŗfrictionsŗ et de lřépui-
sement progressif de lřoffensive, de lřimportance du temps pour
la défense et de la supériorité de la défense sur lřattaque, tout cela
se lit magnifiquement exprimé chez les historiens anciens :
Napoléon retrouve en Russie lřexaspération dřun Darius poursui-
vant les Scythes dans le récit dřHérodote10, dřun Alexandre pour-
suivant Darius dans le récit de Quinte-Curce11, dřun Hannibal
poursuivant les Romains dans le récit de Tite-Live12.

8
De la guerre, III, 10.
9
Voir ainsi De la guerre, IV, 8 et 12.
10
Cf. IV, 120-130.
11
Cf. op. cit., III, 4, 3 ; 4, 5 ; 9, 8 9, 14 ; 10, 13. Poursuivant son élan à
lřintérieur du pays perse, Alexandre sera contraint à mener la Ŗpetite guerreŗ
quřil détestait (cf. V, 6, 15-17 ; 18-19). Il devra également le faire contre les
Indiens (cf. VIII, 10, 19-20).
12
Ainsi XXI, 53, 8-9 ; XXII, 15, 2.
92 Stratégique

Du reste, et cela rend le paradoxe plus surprenant encore, si


les grands mouvements des guerres révolutionnaires et plus
encore des guerres napoléoniennes ne sřaccordaient apparem-
ment plus avec les stratagèmes classiques, Napoléon les connais-
sait parfaitement et savait au besoin les exploiter, maître dans
lřart des surprises stratégiques et des ordres obliques. Et nous
savons quelle fascination exerça la manœuvre carthaginoise de la
bataille de Cannes Ŕ lřun des stratagèmes les plus connus de
lřAntiquité Ŕ sur Frédéric II, Napoléon (campagne de 1805 en
particulier) et les Prussiens (Sadowa, Sedan). Pour Schlieffen,
Cannes était lřarchétype parfait, à reproduire toujours et partout13.
On retrouve le même paradoxe au XXe siècle : le siècle des
guerres mondiales délaissa plus encore que le XIXe lřétude des
stratagèmes (le mot a même disparu du vocabulaire militaire),
alors que les multiples conflits qui se sont succédé au cours du
siècle ont maintes fois mis en évidence leur utilité (ne serait-ce
que les procédés de guérilla).
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STRATÉGIE, STRATAGÈMES ET “TRAITÉS DE
STRATÉGIE” ANTIQUES.
Ce paradoxe sřexplique au moins en partie par une incom-
préhension des rapports entre stratégie et stratagème, qui a joué
un grand rôle dans une incompréhension plus générale de la
stratégie antique. On a trop souvent assimilé la stratégie antique
aux Ŗruses de guerreŗ, et on lřa trop souvent jugée en songeant,
avec dédain, aux Ŗtraités de stratégieŗ antiques qui nous sont
parvenus14, sans sřinterroger sur ce que ces ruses signifiaient en
termes de stratégie générale et opérationnelle, sans sřinterroger

13
Cf. E.M. Earle, Les Maîtres de la stratégie, édition française, Paris, 1980,
pp. 219-220. Lire également, comme témoignages de la fascination quřexerçait
cette bataille, les analyses de H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im
Rahmen der politischen Geschichte, Berlin, 1919, pp. 281-302, et de Ch.
Ardant du Picq, Études sur le combat, Paris, 1903, pp. 27-28.
14
Cřest le cas de Jomini, Précis de l‟art de la guerre, “Notice sur la théorie
actuelle de la guerre et sur son utilitéŗ : ŖTous les livres ne donnaient que des
fragments de systèmes, sortis de l‟imagination de leurs auteurs, et renfermant
ordinairement les détails les plus minutieux (pour ne pas dire les plus niais),
sur les points les plus accessoires de la tactique, la seule partie de la guerre,
peut-être, qu‟il soit impossible de soumettre à des règles fixesŗ. Plus
récemment, voir C.R. Whittaker, Les Frontières de l‟Empire romain, édition
française, Paris, 1989, p. 31.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 93

davantage sur lřutilité de ces Ŗtraitésŗ dans lřéducation des


généraux.
Les Anciens eux-mêmes portent une part de responsabilité
dans ces jugements postérieurs, car ces traités mêlent, parfois
sans ordre apparent, les grands principes stratégiques et les plus
insignifiantes ruses de guerre, sans chercher à distinguer ce qui
relève du stratagème et ce qui relève de la stratégie Ŕ à de très
rares exceptions près, Frontin étant lřune dřelles (nous y revien-
drons).
La stratégie signifie exactement ce qui relève du général,
strategos. Le strategikos logos dřOnosander se traduit par ŖTraité
du généralŗ. De la même façon, le livre VII du Strategikon de
Maurice, consacré à la stratégie, fait de cette dernière le recueil
des points que le général doit impérativement prendre en compte
dans ses décisions. Le traité anonyme byzantin Sur la stratégie
définit la stratégie comme la science Ŕ la méthode (methodos) Ŕ
relative aux moyens qui permettent à un strategos de défendre
son pays et de défaire lřennemi (IV et V).
La strategia désigne, en Grec, la charge de chef dřarmée,
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strategos (de stratos, armée, et ago, mener, diriger, commander),
avec un sens particulier à Athènes (dignité de strategos, sorte de
Ŗcoministre de la guerreŗ élu pour une année) et divers sens
dérivés Ŕ parmi lesquels lřaptitude à commander une armée, les
qualités dřun général ou encore les manœuvres de guerre, voire
les ruses de guerre15. Ce dernier sens rejoint celui de strategema,
manœuvre de guerre et en particulier stratagème, ruse de guerre.
Le verbe strategô, dřoù dérive strategema, signifie lui-même
aussi bien Ŗcommander une arméeŗ, Ŗêtre généralŗ, Ŗdiriger
comme généralŗ, quř Ŗemployer une ruseŗ, Ŗuser de stratagèmeŗ,
Ŗtromper par une ruse de guerreŗ.
Au sens où nous entendons généralement le mot stratégie,
les Grecs employaient plutôt le mot tactique. Les Byzantins firent
de même16. Les Romains, quant à eux, nřemployaient guère le

15
Voir les dictionnaires de référence : Bailly (Grec-Français), pp. 1798-1800,
Liddel-Scott (Grec-Anglais), Oxford, Clarendon Press, pp. 1651-1653.
16
Au paragraphe XIV de lřAnonyme byzantin Sur la stratégie, la tactique est
définie comme la science qui permet dřorganiser et de manœuvrer un corps de
soldats en bon ordre, avec quatre divisions : lřorganisation des hommes pour le
combat ; la distribution des armes ; le mouvement des troupes ; lřorganisation
générale de la guerre, du personnel et du matériel. La tactique est donc conçue
94 Stratégique

champ lexical strategia, strategica, strategus. On peut traduire


par stratégie certains emplois des mots ratio et consilium.
Lřexpression la plus commune est res militaris, que lřon peut
rendre par Ŗart de la guerreŗ. Pour désigner les stratagèmes, les
Romains ont repris le mot grec, “faute d‟un mot latin parfaite-
ment adéquat”, comme lřécrit Valère Maxime, VII, 4. Lorsquřil
souhaite éviter le mot grec, dans la préface du livre I, Frontin est
contraint de recourir à des périphrases. On trouve chez les auteurs
latins divers mots utilisés dans un sens proche, mais aucun nřa la
précision du mot grec : furtum (larcin, vol, ruse), furta belli ou
bellorum, astus (ruse, astuce), dolus (ruse, tromperie), insidiae
(qui renvoie à lřidée de piège, dřembuscade, et constitue lřune
des branches de la science des stratagèmes)…
Au-delà dřune simple proximité étymologique, stratégie et
stratagème entretiennent des rapports étroits dans lřhistoire
comme dans la littérature militaire des Grecs, Romains et Byzan-
tins. Les récits des historiens mettent en évidence lřimportance du
recours aux stratagèmes dans la stratégie grecque et romaine :
Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Flavius Josèphe,
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Arrien et bien dřautres écrivains grecs de lřépoque classique et
romaine, César, Salluste, Tite-Live et bien dřautres écrivains ro-
mains, donnent dřinnombrables exemples de stratagèmes. César
savait tirer le meilleur profit dřune utilisation intelligente de la
ruse pour se tirer dřun mauvais pas, accompagner lřusage de la
force ou en accroître les effets17. Il sřagit chaque fois de tromper
lřennemi, de le surprendre, de le placer dans une position défavo-
rable pour mieux préparer le combat ou même vaincre en évitant
la confrontation : lřun des grands principes de la stratégie antique
était dřattirer lřennemi en terrain défavorable, Ŗinjusteŗ Ŕ iniquo
loco Ŕ, à la différence de la bataille rangée par consentement
mutuel, combat égal où lřon fixe à lřavance le lieu et le terrain
pour en découdre, où les deux adversaires sont sur un pied
dřégalité pour préparer le choc.

dans une optique très large, qui rejoint sur certains points ce que nous
entendons généralement par stratégie.
17
Par exemple contre les Bellovaques : pour les inciter à accepter une bataille
rangée, il adopte un ordre de marche qui lui permet de dissimuler une partie de
ses troupes (cf. Guerre des Gaules, VIII, 8, 1-3) ; il fait ensuite construire des
éléments de fortifications pour faire croire à lřennemi quřil le craint et lui
donner ainsi confiance (cf. op. cit., VIII, 9, 3-4 et 10, 1).
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 95

La victoire en bataille rangée est traditionnellement plus


noble que la victoire iniquo loco, victoire de la ruse, mais cette
dernière est considérée comme des plus efficaces. Cambyse con-
seille à son fils, le jeune Cyrus, de “tendre des pièges, dissimuler
ses pensées, ruser, tromper, voler, piller et l‟emporter en tout
point sur l‟adversaire” (Xénophon, Cyropédie, I, 6, 27, trad.
Bizos). Mais la fin justifie les moyens. Le général, écrit Xéno-
phon, doit être “fécond en expédients, entreprenant, soigneux,
patient, entendu, indulgent et sévère, franc et rusé, cauteleux et
agissant à la dérobée, prodigue et rapace, libéral et cupide,
réservé et résolu” (Mémorables, III, 1, trad. Talbot) ; “un com-
mandant doit savoir ruser, pour donner immédiatement le chan-
ge. Rien en guerre de si utile que la ruse (…) Qu‟on se rappelle
les succès remportés à la guerre ; on verra que les plus nom-
breux et les plus brillants sont dus à la ruse” (Le commandant de
cavalerie, V, trad. Talbot).
Rien dřétonnant, donc, à ce que les Ŗtraitésŗ, ou Ŗmanuelsŗ,
de stratégie antique accordent une place essentielle aux strata-
gèmes. Faisons de ces traités un bref tour dřhorizon Ŕ non
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exhaustif18.
Au milieu du IVe siècle avant J.C., le Grec Énée, dit Ŗle
Tacticienŗ, publie divers ouvrages relatifs à lřart militaire, dont
seule la Poliorcétique (comment mener et résister à un siège)
nous est parvenue. Énée avait dû avoir des prédécesseurs, que
nous ne connaissons pas ; la Poliorcétique eut un grand succès,
fut maintes fois reprise et même paraphrasée, notamment par
Philon de Byzance et les compilateurs byzantins (Apparatus
bellicus, Sylloge Tacticorum). Le traité dépasse le seul cadre de la
poliorcétique et comprend un certain nombre de préceptes
généraux sur lřart de la défense face à lřattaque : nous y trouvons
un grand nombre de stratagèmes, et en particulier les stratagèmes
caractéristiques des procédés indirects (embuscades)19.
Au milieu du Ier siècle ap. J.C., le Grec Onosander publie
un Strategikos logos qui se présente comme une série de conseils
pragmatiques, plus particulièrement orientés vers lřart de mener

18
Pour plus de détails sur les auteurs évoqués, ainsi que sur dřautres, on
pourra se reporter à notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 26-30.
19
Exemples de stratagèmes en II, 1 ; 2 ; 3-6 ; IV, 8-11 ; VIII, 1-5 ; IX, 1-3 ;
XVI, 5-12 ; 19 (embuscades contre des envahisseurs) ; XXIII, 1-5 (sorties
secrètes de nuit) ; XXXI (long chapitre consacré aux moyens de faire passer
des messages secrets) ; XXXIX (ruses de guerre pour défendre une ville)…
96 Stratégique

la guerre offensive en territoire hostile20, le nécessaire maintien


de la discipline21 et le rôle que doit jouer le général22. Là encore,
ces principes généraux font la part belle aux stratagèmes23.
Des ouvrages dřart militaire écrits par lřhistorien grec
Arrien, sous Hadrien, il nous reste un remarquable Ordre de
bataille contre les Alains qui relate lřexpérience de lřauteur sur la
frontière orientale : la mise au point dřun extraordinaire dispositif
de défense échelonné, combinant lřensemble des forces dont il
disposait24 face aux Alains, un peuple nomade qui ravageait la
région. Aux yeux des Anciens, cřétait lřapplication, sur le terrain,
dřune partie du catalogue des stratagèmes, au service dřune
manœuvre qui était elle-même un vaste stratagème, destiné à
faire croire à un ennemi très supérieur quřil avait en face de lui
une force invincible et à le faire ainsi renoncer au combat.
Objectif atteint, comme nous lřapprend Dion Cassius, LXIX, 15.
Plus tard encore, en 163, sous Marc Aurèle et Lucius
Verus, le Grec Polyen publie un long Traité des ruses de guerre
qui se présente comme un catalogue dřexemples tirés de lřhistoire
ancienne grecque et romaine, inextricable fouillis où le lecteur ne
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discerne aucune méthode, aucune logique, aucun ordre.
Les Romains, quant à eux, ont écrit un certain nombre de
traités de re militari dont lřessentiel a malheureusement été
perdu : Caton lřAncien (234-149 av. J.C.), Celsus (sous Auguste
et Tibère, Ier siècle ap. J.C.), Frontin, nous le verrons, sont les
auteurs dřouvrages de Ŗstratégieŗ dont il ne nous reste rien. Au
début du Ve siècle ap. J.C., Végèce publie un Epitoma rei mili-

20
VI, 1-7, sur les marches en pays hostile ; VII, 1, sur la conduite de lřarmée
dans les défilés ; XI, 1-4, sur la prudence à adopter dans la poursuite de
lřennemi ; XI, 6, sur le traitement à réserver aux ambassades ennemies,
XXXVIII, 1-5, sur le traitement des cités qui se rendent, XLII, 18-22 sur le
traitement des villes prises dřassaut ; XVIII, sur la disposition des troupes
légères en terrain accidenté…
21
Préface, 1 ; X, 1-6.
22
XXXIII, 1-5, sur la place du général dans la bataille ; XLII, 2 et 24, sur
lřexemple que doit montrer le général à ses troupes, etc.
23
XXI, 9 (simuler les retraites pour contre-attaquer), XLII, 23 (envoyer
femmes et enfants dans les villes pour les réduire à la famine) etc.
24
Archers et autres lanceurs de traits à pied (XIII-XIV, XVIII), archers
montés (XXI), artillerie (XIX-XX), infanterie auxiliaire et légionnaire (XIII-
XVII, XXIX, XXXVIII), cavalerie et infanterie légère pour la poursuite
(XXVIII-XXIX). Lřordre de bataille donne une importance essentielle aux
forces mobiles et à lřartillerie, cantonnant les légions au statut dřultime
recours.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 97

taris Ŕ Abrégé de l‟art militaire Ŕ qui sřest inspiré de ces textes et


dřautres. Son propos général, à une époque de décadence
militaire, est de mettre en valeur la science des armes qui carac-
térise, selon lřauteur, lřarmée romaine et lřhistoire de ses victoi-
res depuis lřorigine de lřEmpire. Végèce insiste longuement sur
lřimportance de la discipline et de lřexercice25. Il conseille aux
généraux et empereurs de tirer le meilleur parti des stratagèmes
qui ont fait leurs preuves dans les guerres du passé Ŕ chaque fois
dans lřobjectif dřéconomiser les forces et de parvenir à des
victoires non coûteuses en hommes et en matériel. Nous y lisons
en maints passages lřécho des Stratagèmes de Frontin26.
Les Byzantins, enfin, ont su tirer le meilleur de lřhéritage
grec et romain comme de leur propre expérience militaire au
contact des peuples nomades quřils durent affronter. Leur pensée
stratégique accorde une place essentielle aux stratagèmes, quřil
sřagisse de mener des opérations défensives contre un envahis-
seur ou des campagnes offensives en territoire ennemi.
À lřempereur Maurice, qui régna de 582 à 602, est attribué
lřexcellent Strategikon, Ŗmanuelŗ très complet destiné à lřensei-
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gnement des officiers de lřarmée byzantine, écrit par un homme
dřexpérience : lřouvrage insiste sur la nécessité de tirer parti de
tous les stratagèmes pour tromper lřadversaire et le vaincre plus
facilement. Lřauteur définit la stratégie comme lřart dřutiliser les
occasions, les lieux, moments, surprises et stratagèmes pour
lřemporter même sans combat27 ; dans le Prologue du livre VII, il
assimile la guerre à la chasse : il faut surveiller lřennemi, préparer
ses filets et le prendre par surprise, en évitant autant que possible
les engagements ouverts. Lřun des attraits principaux de lřou-
vrage tient dans son analyse subtile des modes de combat des

25
I, 26-28 ; II, 23-24 ; III, Prologue (ŖQui désire la paix, se prépare à la
guerre. Qui aspire à la victoire, sřapplique à former ses soldats. Qui veut
combattre avec succès, combatte par principes, non au hasardŗ) ; 4 ; 9 ; 10 etc.
26
Voir ainsi III, 10 et les Ŗmaximes générales de la guerreŗ (III, 26), que lřon
peut rapprocher de nombreux chapitres des Stratagèmes et des conseils
généraux donnés à la fin de lřouvrage (IV, 7, 1-42).
27
II, 1. Voir également (parmi bien des exemples) II, 20 (nombre dřétendards
par unité), lřensemble du livre IV (consacré aux embuscades), lřensemble du
livre IX (les attaques surprises)… Le livre VIII est une longue suite
dřinstructions générales et maximes, qui reprend les chapitres comparables de
Frontin, Végèce et sans doute dřautres stratèges : il ne sřagit quasiment que de
stratagèmes.
98 Stratégique

principaux adversaires de lřempire byzantin, Perses, Scythes,


Germains et autres Slaves28.
Vers 550, sous Justinien, avait paru un anonyme Sur la
stratégie lui aussi fertile en stratagèmes29. À Léon VI, empereur
de 886 à 911, est attribuée la Tactique, qui reprend et approfondit
les enseignements de Maurice. Il est là encore question de
stratagèmes : tromperie de lřennemi, embuscades, supériorité de
la ruse sur la force30.
Quelques décennies plus tard, Nicéphore Phocas, empereur
de 963 à 969, écrit ou fait écrire le remarquable Peri Paradromè
(De velitatione), que lřon traduit généralement par Traité de la
guérilla : le sens de lřouvrage est de présenter toutes les mesures
indirectes permettant de lutter efficacement contre un envahisseur
sur les frontières orientale et arabe ; nous y trouvons tout le
catalogue des stratagèmes utiles dans un tel contexte31. En IV, 1,
lřauteur note que “le stratège doit avoir pour but, préoccupation
et objet de tous ses efforts d‟attaquer l‟adversaire autant que
possible par surprise et inopinément ; en adoptant ce procédé, en
effet, le stratège, même avec de faibles effectifs, mettra en fuite
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même des troupes ennemies nombreuses” (trad. Dagron). Une
vingtaine dřannées plus tard paraît un anonyme Sur la tactique,
qui décrit cette fois de grandes campagnes offensives, sur la
frontière nord-ouest, auxquelles lřempereur lui-même participe :
dans ce contexte offensif, les stratagèmes sont également utiles
pour se garder de toute surprise et hâter la victoire32.

28
Voir notamment les livres VI et XI.
29
Voir ainsi XIII (mesures de contre-mines pour les assiégés), XVIII
(traversée des forêts), XIX (traversée des fleuves), XXXIII (les attaques
surprises), XL (la préparation des embuscades)…
30
Voir ainsi XIV (mesures à prendre le jour du combat), XVII (comment
mener des campagnes offensives en territoire hostile et comment résister à des
invasions). Léon reprend de ses prédécesseurs, Maurice en particulier, lřidée
quřil faut autant que possible éviter de combattre frontalement.
31
Tout y est : surveillance des routes et hauteurs pour devancer lřennemi (I,
1-2 ; III, 2-4 ; VIII-IX ; XI ; XXIII), attaque de lřennemi sur le chemin du
retour (IV, 1-6 ; XXIII), attaque de ses bagages (X, 7-9), embuscades contre
les raids de cavalerie (VI), espionnage (VII, 1-3), embuscades contre dřimpor-
tants contingents (XVII, 2-11), attaque de son pays si lřennemi persiste à rester
sur votre territoire (XX), combat de nuit (XXIV) etc.
32
Ainsi I (emplacement des camps) ; VII (division de lřarmée) ; X (marche) ;
XI (répliques aux attaques de nuit contre le camp) ; XVIII (espionnage) ;
XXIII (contre-embuscades) ; XXV (attaques de nuit contre les camps
ennemis) ; XXVI (attirer les assiégés hors des murs) etc.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 99

STRATÉGIE ET STRATAGÈMES CHEZ FRONTIN.


Lřapport de Frontin se distingue de la plupart de ses
prédécesseurs et successeurs par différents traits remarquables33,
parmi lesquels un effort de distinction entre stratagème et stra-
tégie. Mais voyons dřabord les grands traits de la vie de Frontin,
que rien ne prédisposait à lřécriture de traités stratégiques.
Frontin était un haut fonctionnaire modèle, proche du
pouvoir, qui occupa dřimportantes fonctions civiles et militaires
durant la deuxième moitié du premier siècle ap. J.C. et le tout
début du second siècle34. Après un premier consulat en 73, il est
désigné gouverneur de lřîle de Bretagne, province impériale qui
connaissait dřincessants troubles depuis que lřempereur Claude
en avait entrepris la conquête, en lřan 43. Dès son arrivée, il se
met en campagne pour soumettre les indomptables Silures, qui
résistaient aux légions depuis les débuts de la conquête dans leurs
refuges du Pays de Galles et lançaient des raids incessants contre
la province. ŖUn grand homme, autant que les circonstances le
permettaientŗ, écrit de lui Tacite : “il soumit par les armes la
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puissante et belliqueuse nation des Silures, surmontant, en plus
de la vaillance des ennemis, les difficultés du terrainŗ35. Lřhom-
mage de Tacite est des plus remarquables, quand on connaît
lřacuité du regard critique de lřhistorien, toujours porté à fustiger
les prétentions des capitaines.
De fait, Frontin réussit dans son entreprise : les Silures
furent enfin soumis, grâce à une stratégie efficace de contre-
guérilla en terrain accidenté, à une discipline de fer et à diverses
mesures de Ŗromanisationŗ qui permirent de tenir le pays
conquis.
A son retour à Rome, il décide de tirer de son expérience de
la guerre un traité De re militari, auquel il fait référence dans les
premières lignes de la préface des Stratagèmes. Les Stratagèmes
constituaient un complément au De re militari, malheureusement
perdu36. Lřauteur avait peut-être écrit un premier ouvrage avant

33
Voir notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 33-38.
34
Pour plus de détails sur la carrière de Frontin, nous renvoyons à notre
Introduction aux Stratagèmes, pp. 5-17.
35
Tacite, Vie d‟Agricola, XVII, 4.
36
Il a servi de source à dřautres auteurs : Élien, qui écrit peu de temps après
Frontin, sřy réfère dans la Préface du De instruendis aciebus, ainsi que
Végèce, trois siècles plus tard (I, 8).
100 Stratégique

ce traité : nous avons conservé des fragments dřun Liber groma-


ticus, Traité de l‟arpentage, dont la date de rédaction est difficile
à établir. Cřest un signe de lřétendue de ses sujets dřintérêt.
Diverses références des Stratagèmes nous apprennent quřil
a ensuite participé à la campagne de 83 en Germanie, contre les
Chatti (Chattes). Lřobjectif de la campagne était de rectifier la
frontière en repoussant les Chattes au-delà de la crète du Taunus,
pour leur interdire la plaine de Vetteravie : Domitien poursuivait
là un travail engagé par Vespasien pour supprimer le Ŗsaillant
rhéno-danubienŗ et améliorer les lignes de communication ro-
maines. Cřest semble-t-il au retour de cette campagne que Frontin
commence la rédaction des Stratagèmes. Nous pouvons le
déduire de la façon dont il présente Domitien : lřempereur est
déjà Germanicus, et il est encore vivant (I, 1, 8 ; II, 3, 23 ; 11, 7).
Ce qui laisse tout de même une marge dřincertitude assez gran-
de : lřouvrage a été écrit entre 84 et 96. Il est tentant de penser
quřil lřa été dans les premières années de cette période : de la
même façon quřil avait rédigé son Art militaire à son retour de
Bretagne, Frontin a pu rédiger le complément de ce traité Ŕ les
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Stratagèmes Ŕ à son retour de Germanie.
Vers 90, Frontin est proconsul de la province dřAsie.
Lřobtention dřun tel poste était réservée aux plus éminentes
personnalités sénatoriales, même sřil était dépourvu de réelles
responsabilités. LřAsie, province consulaire dont le gouverneur
était nommé par le Sénat, était une province riche et paisible. Les
dernières années du règne de Domitien voient Frontin prendre un
certain recul et sřéloigner quelque peu des fonctions officielles37.
Lřannée 96 est marquée par lřavènement de Nerva. Un
empereur modeste et soucieux du bien public remplace le sinistre
Domitien, dont le nom était devenu synonyme de terreur. Nerva
adopte Trajan, qui lui succède en 98. Période faste où se récon-
ciliaient libertas et principatus, période qui pouvait être fatale
aux hommes promus et appelés aux plus hautes responsabilités
par Domitien. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire, pour
Frontin.
En 97, Frontin est appelé à participer à une commission
économique constituée par le Sénat pour parer aux difficultés
37
Cf. Martial, X, 58, 1-6. Dans le chapitre II des Aqueducs, Frontin fait une
(trop) brève allusion à dřautres ouvrages quřil a écrits, dřaprès son expérience
pratique ; il songe au Traité d‟arpentage, à lřArt militaire, aux Stratagèmes et
à dřautres ouvrages que nous ne connaissons pas.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 101

financières laissées par Domitien (Pline le Jeune, Panégyrique de


Trajan, LXII, 2) et accède à lřun des postes de responsabilité les
plus importants de la Ville de Rome : le poste de curator aqua-
rum, que lřon pourrait traduire par ŖDirecteur Général des Eaux
et des Aqueducs de Romeŗ. Il sut mener à bien cette mission tout
en rédigeant son traité De aquis Urbis Romae pour sa propre
instruction et celle de ses successeurs (Aqueducs, Préface, 2).
En janvier 98, Frontin accède à son deuxième consulat : il
est consul suffect (Ŗremplaçantŗ) avec Trajan pour collègue. En
100, il est une troisième fois consul, cette fois-ci ordinaire, et
lřempereur est encore son collègue. Il siège au Sénat à la droite
de Trajan. Pline fait son éloge dans son Panégyrique de Trajan
(LX-LXII ). Cřest également lřépoque à laquelle il accède à
lřaugurat. Le collège des augures avait certes perdu de son impor-
tance et de son rôle politique depuis la plus lointaine époque
républicaine, mais il avait gardé un réel prestige en même temps
que sa compétence religieuse qui lui permettait dřŖinaugurerŗ Ŕ
en assurant que les dieux étaient favorables Ŕ villes, temples et
locaux divers. À la mort de Frontin, en 103, Pline lui succède :
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cřest encore une occasion, pour Pline, de faire lřéloge de son ami
(Lettres, IV, 8, 3, ainsi que X, 13).
Venons-en aux Stratagèmes et à leur apport pour la
question qui nous occupe.
Lřauteur donne une définition de ce quřil entend par straté-
gie et stratagème dans la préface du livre I Ŕ il est lřun des très
rares Ŗstratégistesŗ antiques à le faire : “Puisque j‟ai entrepris de
présenter la science de l‟art militaire comme un système complet
(…), j‟estime qu‟il me faut encore, pour compléter mon œuvre,
traiter Ŕ en un recueil de récits sommaires Ŕ des hauts faits que
les généraux durent à leur habileté et que les Grecs rassem-
blaient sous le terme générique de strategemata (stratagèmes).
Ainsi, en effet, les généraux seront bien équipés en exemples de
sagesse et de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur
propre capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables
(…) Ceux qui trouveront de l‟agrément à lire ce livre devront se
souvenir qu‟il faut bien distinguer stratégie et stratagèmes, qui
par nature se ressemblent beaucoup. Car tous les actes d‟un
général caractérisés par la prévoyance, l‟avantage obtenu, la
grandeur d‟âme, la fermeté, sont considérés comme relevant de
la stratégie ; ceux qui n‟en constituent qu‟une espèce particulière
sont considérés comme relevant des stratagèmes. Le mérite
102 Stratégique

spécifique de cette deuxième catégorie, qui réside dans l‟habileté


et l‟ingéniosité, est démontré aussi bien quand il faut éviter
l‟ennemi que l‟écraser”.
Le livre IV aborde des sujets plus généraux qui, lit-on dans
sa Préface, “constituent plutôt des exemples relatifs à la stratégie
en général qu‟aux stratagèmes”. De quoi sřagit-il ? De la disci-
pline et de ses effets bénéfiques, de diverses qualités et mesures
qui caractérisent les grands généraux (on a même imaginé que le
livre IV constituait lřArt de la Guerre de Frontin, quřun Ŗfaus-
saireŗ aurait ajouté aux trois livres des Stratagèmes en rédigeant
une préface pour assurer la transition38). La stratégie exprime le
genre Ŕ certains actes relevant du général Ŕ, les stratagèmes une
espèce particulière.
La distinction peut paraître manquer de clarté. Essayons de
mieux cerner la pensée de Frontin. Les stratagèmes sont une
illustration, parmi dřautres, des qualités du stratège, et plus
particulièrement des qualités dřhabileté et dřingéniosité.
Ce qui frappe en premier lieu, à la lecture de ce traité, est
l‟extraordinaire champ du concept de stratagème. Le stratagème,
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cela peut être un vaste mouvement que nous qualifierions aujour-
dřhui de décision stratégique majeure, incluant plusieurs théâtres
dřopérations (envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les
Carthaginois à rappeler Hannibal, I, 3, 8) ou bien un Ŗpetit rienŗ,
un point de détail, mais qui fait toute la différence sur le champ
de bataille : le dénominateur commun entre des exemples si
différents est le fait de surprendre lřennemi, de le tromper ; au
lieu de Ŗmarcher droit sur l‟adversaireŗ, pour reprendre le voca-
bulaire de Liddell Hart39, et de Ŗconsolider son équilibre physi-
que et psychologiqueŗ, ce qui Ŗaccroît sa ligne de résistanceŗ,
adopter la Ŗligne de moindre résistanceŗ, qui est la Ŗligne de
moindre attenteŗ, pour Ŗdisloquerŗ ses plans et détruire son
moral. Le stratagème le plus insignifiant, en apparence, peut y
suffire sřil est utilisé au bon moment : cřest le Ŗcoup d‟œilŗ du
grand stratège, la décision imprévisible qui retourne le cours
dřune bataille qui sřannonçait perdue, qui permet de prolonger un
combat ou une guerre alors que tout indiquait un désastre immi-
nent, la victoire de lřesprit sur la force brute. Par exemple le

38
Sur la question, longtemps débattue, de lřauthenticité du livre IV, voir
notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 36-37.
39
Histoire mondiale de la stratégie, édition française, Paris, 1962, p. 375.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 103

recours à lřordre oblique en situation dřinfériorité numérique, au


lieu dřun ordre parallèle Ŗmassifŗ ou de toute autre disposition
qui engagerait la plus grande partie des troupes pour une bataille
longue et indécise.
Pour Frontin, il y a souvent, dans le stratagème, lřidée dřun
retournement imprévu de situation, qui tourne à lřavantage du
plus faible Ŕ même si cet avantage est de courte durée. Lřart du
général Ŕ la stratégie Ŕ est de savoir lire dans les pensées de
lřadversaire pour trouver le détail qui changera le cours des
événements, et dřagir en conséquence, même si cela va à l‟encon-
tre des habitudes et des préceptes. Le grand général est nécessai-
rement expert en stratagèmes, et Frontin en distingue chez les
ŖBarbaresŗ comme chez les Grecs et les Romains, dans lřhistoire
la plus ancienne comme dans lřhistoire la plus récente.
Il est certain que la distinction entre stratégie et stratagème
aurait été plus claire si le temps nous avait conservé lřArt de la
guerre de Frontin, mais la lecture des Stratagèmes nous permet
dřen donner quelques illustrations :
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 par exemple au sujet de la campagne germanique de
83 : Frontin ne traite pas des motivations de la cam-
pagne ni de ses résultats généraux dans les Strata-
gèmes, mais dřépisodes qui illustrent lřhabileté et
lřingéniosité de Domitien : ce sont parfois des points
de détail, mais qui eurent leur importance, parfois des
décisions majeures Ŕ ce sont toujours des actes qui
eurent pour effet de surprendre lřadversaire. Domitien
dissimule ainsi le véritable motif de son départ de
Rome pour tomber sur les Germains (I, 1, 8), fait tracer
des routes et met à découvert les refuges forestiers qui
leur servent de bases de repli et de contre-attaques (I,
3, 10), trouve une parade à la tactique de leurs cava-
liers (II, 3, 23), fait verser des compensations finan-
cières aux tribus qui perdent des territoires avec lřim-
plantation de forts permanents, ce qui lui vaut une
réputation de justice (II, 11, 7), au lieu de se faire haïr
des habitants comme cřétait lřhabitude en cas de
progression territoriale.
 le thème de la discipline et de ses effets bénéfiques est
considéré par Frontin comme à cheval sur la stratégie
et les stratagèmes : de fait, les passages du livre IV des
104 Stratégique

Stratagèmes consacrées à ce thème mêlent des princi-


pes généraux qui avaient déjà dû être exposés dans son
Ŗtraité de stratégieŗ et de Ŗpurs stratagèmesŗ. Cřest
particulièrement frappant au sujet des campagnes de
Corbulon en Arménie en 58-60 : au titre de la stratégie,
on peut ranger les mesures prises pour imposer la
discipline aux troupes devant lřennemi, qui font lřobjet
dřun principe général (“Domitius Corbulon, avec
seulement deux légions et très peu d‟auxiliaires, en
rétablissant la discipline dans ces troupes, parvint à
soutenir l‟assaut des Parthesŗ, IV, 2, 3) et dřexemples
(IV, 1, 21 et 28), mais le caractère imprévisible de la
victoire, en raison du déséquilibre des forces à lřavan-
tage des ŖBarbaresŗ, permet de comprendre pourquoi
Frontin place ces mesures entre la Ŗstratégieŗ et les
stratagèmes ; dans les Ŗpurs stratagèmesŗ, on peut
ranger la mise à mort dřun seigneur arménien et lřenvoi
de sa tête, avec une baliste, à lřintérieur des fortifi-
cations de Tigranocerte, mesure de terreur qui hâta la
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reddition de la ville (II, 9, 5). Le principe général de
Ŗguerre scientifiqueŗ que suivait Corbulon (“Domitius
Corbulon disait que c‟était par la dolabre qu‟il fallait
vaincre l‟ennemiŗ, IV, 7, 240) est, pour Frontin, un
principe de stratégie tout autant quřun stratagème
habile, dans la mesure, là encore, où le général a su
renverser une situation qui paraissait compromise,
dřune manière inattendue.
 le choix du Ŗstyleŗ de guerre à adopter Ŕ approches
directe ou indirecte Ŕ paraît relever des stratagèmes
chez Frontin lorsquřil sřagit de choix habiles qui
permirent dřobtenir des avantages immenses avec des
forces peu importantes41, de faire durer un conflit42, de

40
La dolabra était lřoutil du soldat qui servait de hache et de pioche, symbole
du génie romain qui préférait avancer lentement mais sûrement, en consolidant
la marche par des camps et des routes.
41
Choix des approches directes et des batailles rangées par Alexandre (I, 3,
1) et César (I, 3, 2)…
42
Hasdrubal, vaincu en Espagne, partage son armée entre différentes villes
pour contraindre Scipion à se retirer, de crainte de disperser ses troupes, I, 3, 5.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 105

retourner une situation compromise43 ou dřaccélérer la


fin de la guerre44.
 au sujet du choix des ordres de bataille (parallèle ou
oblique, mince ou profond), la distinction entre
stratégie et stratagème est également liée à lřhabileté :
sont considérés comme relevant des stratagèmes les
procédés qui permirent à tel ou tel général dřaccélérer
la victoire dřune manière imprévue ou dřéviter le
désastre en surprenant lřennemi, parfois même en
répondant à un stratagème par un autre stratagème.
Lřordre de bataille des Carthaginois à la bataille de
Cannes en fait partie (II, 3, 7), mais Frontin donne bien
dřautres exemples dans ce qui constitue lřun des meil-
leurs chapitres des Stratagèmes (II, 3). Lřobliqua acies,
en particulier, retient son attention, car elle permet de
remporter la victoire en nřengageant quřune partie des
troupes sur un point précis de la ligne de bataille, et
cela en donnant une impression différente à lřennemi
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(II, 3, 1 ; 2 ; 4 ; 5 etc.). Là encore, on retrouve dans le
même chapitre de Ŗpurs stratagèmesŗ45 et des mesures
que nous aurions plutôt rangées dans les principes
généraux de stratégie opérationnelle46, mais le lien
entre tous ces exemples est bien ce Ŗpoint de détailŗ
qui nřa lřair de rien mais qui change tout, fruit de
lřhabileté du général.

43
Choix de la guerre navale par Thémistocle pour résister aux Perses, I, 3, 6 ;
temporisation de Fabius face à Hannibal, I, 3, 3.
44
Envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les Carthaginois à rappeler
Hannibal, I, 3, 8.
45
Les soldats égyptiens qui sřéquipent à la grecque pour faire peur à leurs
adversaires, II, 3, 13 ; lřadoption de la tortue par Marc Antoine, pour résister
aux pluies de flèches des Parthes, II, 3, 15 ; les pieux fichés dans le sol par
César pour arrêter les chars gaulois, II, 3, 18 ; les Ŗmains de ferŗ pour attraper
les vaisseaux carthaginois et les prendre dřassaut, II, 3, 24…
46
Disposition des forces romaines à Zama, II, 3, 16, à Pydna, II, 3, 20, des
forces de César à Pharsale, II, 3, 22…
106 Stratégique

L’UTILITÉ DES STRATAGÈMES DE FRONTIN ET DES


AUTRES “TRAITÉS DE STRATÉGIE” ANTIQUES
ŖL‟Art de la guerre a existé de tout temps, et la stratégie
surtout fut la même sous César comme sous Napoléon. Mais
l‟art, confiné dans la tête des grands capitaines, n‟existait dans
aucun traité écritŗ, écrit Jomini47. Les Stratagèmes, comme les
autres Ŗtraités de stratégieŗ antiques, étaient-ils donc inutiles ?
Frontin nřavait précisément quřun seul but, être utile,
comme il le dit clairement dans la Préface du livre I : ŖAinsi, en
effet, les généraux seront bien équipés en exemples de sagesse et
de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur propre
capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables ; par
ailleurs, grâce à ce travail, celui qui aura lui-même imaginé un
stratagème n‟aura rien à craindre de son résultat, s‟il le compare
à ceux qui ont déjà été expérimentés avec succès dans le passéŗ.
Son seul souhait était de rédiger un Ŗmanuelŗ directement
opérationnel, qui pût servir à former les officiers et empereurs
aux réalités militaires et dans le même temps servir de Ŗlivre de
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chevetŗ à nřimporte quel officier en campagne. Dřoù une présen-
tation rigoureuse et claire : “à mon sens, on doit penser aux gens
très occupés en étant bref. Car il faut du temps pour dénicher des
faits isolés et dispersés dans le corps immense de l‟histoire (…)
Toute notre application sera consacrée à présenter, selon le
besoin, chaque point réclamé par la démonstration comme une
réponse à une question précise ; car après avoir examiné
l‟ensemble des catégories de faits, j‟ai préparé les exemples
opportuns avec autant de soins qu‟un plan de campagne”.
Frontin a-t-il atteint son objectif ? La question concerne,
plus largement, lřensemble des Ŗtraités de stratégieŗ antiques.
Nous ne disposons pas de témoignage direct de lřutilisation de cet
ouvrage ni dřautres Ŗmanuelsŗ par tel ou tel empereur ou général
romain, mais il faut se rappeler quřil nřexistait à Rome aucun
institut de formation spécialisé, aucune préparation systématique
au métier dřofficier supérieur et de commandant. La formation se
faisait sur le terrain, au contact direct des réalités militaires. Sans
doute était-ce, dřun certain point de vue, la meilleure école, mais
il est permis de se demander si Rome nřaurait pas évité maints

47
Précis de l‟art de la guerre, ŖNotice sur la théorie actuelle de la guerre et
sur son utilitéŗ, Paris, 1977.
Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 107

désastres militaires avec une réelle préparation au métier de


commandant48. Lřabsence de formation théorique au métier de
commandant donnait une importance particulière aux Ŗmanuelsŗ
de stratégie antique.
Il sřagissait dřinstruments dřautant plus utiles quřune fois
en campagne, le commandant en chef disposait dřune réelle auto-
nomie de décision. Du seul fait de la lenteur des communications,
la déconcentration de la décision du niveau suprême au niveau du
stratège de terrain était nécessaire et inévitable, sous peine de
paralyser toute capacité dřaction et de réaction. Tout autant que la
stratégie opérationnelle, la stratégie générale romaine reposait
très largement sur les hommes qui commandaient les légions. Si
la stratégie générale au plus haut niveau relevait bien évidem-
ment de lřempereur Ŕ qui adressait des mandata à ses généraux49
Ŕ, la sphère dřautonomie des commandants restait considérable et
augmentait avec lřétendue de leurs pouvoirs et le nombre de
soldats dont ils pouvaient disposer.
Un général romain en campagne était sans cesse confronté
à la nécessité de prendre, seul ou avec lřaide de son état-major,
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des décisions dont certaines pouvaient avoir de très lourdes
conséquences sur lřéquilibre impérial. La perte dřune seule légion
Ŕ jusquřà 10 000 soldats environ avec les auxiliaires Ŕ, était un
désastre, la perte de trois légions était susceptible de remettre en
cause lřensemble du dispositif militaire de lřEmpire, comme le fit
le désastre de Varus à la fin du règne dřAuguste.
Au début de lřEmpire, la sécurité du périmètre impérial
dépendait seulement dřune trentaine de légions, soit 165 000 à
180 000 légionnaires, 330 000 à 360 000 hommes avec les forces
auxiliaires. La moindre embuscade, la moindre attaque surprise
en terrain défavorable pouvait tourner au carnage : la légion,
souveraine dans les engagements bien préparés, concentrés et
intenses, sur terrain dégagé, était dřune extrême fragilité lors-
quřelle était surprise iniquo loco et devait combattre dans le

48
On peut penser au désastre de Varus en Germanie, fatal aux ambitions
romaines outre-Rhin. Varus était avant tout un administrateur, à lřexpérience
militaire limitée.
49
En témoignent notamment certains passages des Annales de Tacite (II, 43,
4 ; 77, 1 ; III, 16, 1 ; XV, 17, 2). Nous nřen connaissons malheureusement pas
le degré de précision, mais lřon peut imaginer que la lenteur des com-
munications contraignait les empereurs à se limiter à des instructions
générales.
108 Stratégique

désordre et la confusion. Dans le Teutoburgiensis saltus, en


lřespace dřune embuscade, Varus a perdu la vie, ses trois légions
et leurs auxiliaires, Auguste a perdu le résultat dřannées de
campagnes difficiles et coûteuses, lřEmpire a perdu à tout jamais
la Germanie, avec des conséquences immenses sur lřhistoire de
lřEurope et du monde.
Il ne faut bien sûr pas surestimer la portée stratégique des
Ŗmanuelsŗ de stratégie antique, mais les Stratagèmes de Frontin
donnent des conseils effectivement fort utiles pour affronter les
ŖBarbaresŗ dans les moins mauvaises conditions. La guerre avait
peu évolué depuis les Grecs : bien des exemples tirés de leur
histoire ancienne Ŕ comme de lřhistoire ancienne romaine Ŕ
étaient encore dřactualité à lřépoque impériale. Les Stratagèmes
de Frontin, ainsi que lřArt de la Guerre quřils complétaient,
pouvaient donc se révéler utiles à la formation militaire dřun
empereur ou dřun futur officier, et accompagner efficacement les
commandants en campagne.
© Institut de Stratégie Comparée | Téléchargé le 09/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 37.173.51.237)

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