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GOUVERNANCE TERRITORIALE ET JEUX DE NÉGOCIATION

Pour une grille d'analyse fondée sur le paradigme stratégique

Isabelle Leroux

De Boeck Supérieur | « Négociations »

2006/2 no 6 | pages 83 à 98
ISSN 1780-9231
ISBN 2804151417
DOI 10.3917/neg.006.98
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-negociations-2006-2-page-83.htm
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Gouvernance territoriale
et jeux de négociation.
Pour une grille d’analyse fondée
sur le paradigme stratégique
Isabelle Leroux 1
ARGUMANS-GAINS, Université du Mans

Cet article apporte un éclairage sur le contenu stratégique de la gouvernance territoriale et sur les
jeux de négociation qui se déroulent en son sein. En effet, dans tout projet de développement ter-
ritorial, les acteurs publics privés ou sociaux sont confrontés à des situations conflictuelles, ex-
pressions de confrontations tenant tant à des questions d’intérêts qu’à des conflits de pouvoirs.
La gouvernance territoriale dépend alors largement de la nature des conflits en jeu, de leur carac-
tère plus ou moins diffus et de la capacité des acteurs à déboucher par la négociation sur des
compromis acceptables. Mais si la négociation contribue à résoudre ces conflits, il n’en demeure
pas moins qu’elle est également une modalité d’instrumentalisation des règles du jeu qui peut fra-
giliser les coordinations locales. Ainsi, l’un des enjeux du développement local semble aujourd’hui
tenir à la prise en compte plus effective des « jeux » et des « lieux » de négociation potentielle ou
avérée de manière à acquérir une plus grande lisibilité des mécanismes qui fondent la gouver-
nance territoriale. Une grille d’analyse est ici proposée à l’analyste dans la perspective de débou-
cher sur de nouvelles voies d’investigation autour du paradigme stratégique.
Mots-clefs : gouvernance territoriale, négociation, stratégie, conflit, pouvoir.
This article brings to light the strategic nature of territorial governance and the need for a deep
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analysis of the bargaining games involved. Each project of local development is indeed charac-
terized by conflicts of interests and power that can burst out among the public, private and social
actors involved. Territorial governance so depends on the nature of these conflicts at stake, on their
neither more nor less diffused characteristics, and on the capacity of the local actors to negotiate
an agreeable compromise. But if negotiation contributes to solve these conflicts, it is however a
mean to “instrumentalize” rules that can lead to largely weaked coordinations. One of the most im-
portant stakes of local development may be now to take into account the “games” and the “places”
where the potential or proved negotiations take place, so as to obtain a best lisibility of the meca-
nisms which participate in the territorial governance construction and evolution. New avenues of
thought are opened to the researcher to facilitate the deciphering of these crossed strategies.
Keywords : territorial governance, negotiation, strategy, conflict, power.

INTRODUCTION

Au lendemain de l’acte II de la décentralisation, les politiques françaises de


développement local s’inscrivent désormais dans un mouvement général de
différenciation territoriale qui tend à devenir progressivement statutaire (Epstein,

1. Maître de Conférences en Sciences de Gestion, Université du Mans – IUT département TC de Laval,


52 rue des Docteurs Calmette et Guérin, BP. 2045, 53020 Laval cedex 9, France. Isabelle.Leroux
@univ-lemans.fr

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2004), notamment avec la mise en place récente des pôles de compétitivité


fondés sur des synergies locales entre l’industrie et la recherche. Les acteurs
publics adoptent des stratégies de développement local axées sur l’exploitation
de ressources locales spécifiques à leur territoire. Ces ressources peuvent être
touristiques, technologiques ou bien de l’ordre des compétences humaines. Cet-
te volonté de différenciation vise à réduire les effets structurels défavorables de
la concurrence inter-territoires (délocalisations des entreprises, redondance des
infrastructures de développement…). En matière de politique publique locale,
on observe ainsi le « glissement » d’une logique de concurrence territoriale par
les prix (primes à l’implantation, exonérations fiscales…), telle qu’elle prévalait
dans les années quatre-vingts, vers une logique de concurrence par la créa-
tion endogène de nouvelles ressources, notamment technologiques. Cette lo-
gique s’appuie sur la mise en place d’un projet collectif de développement local
qui s’apparente à de l’ingénierie de projet et qui mobilise une pluralité d’ac-
teurs aux intérêts et aux motivations multiples : entreprises, services décon-
centrés de l’État, collectivités territoriales, universités, chambres de commerce,
associations. Ainsi, nombreux sont les territoires qui se dotent aujourd’hui de
technopoles, génopoles et autres agropoles 2, alliant ces différents acteurs dans
un but d’excellence scientifique. De cette volonté de différenciation émergent des
formes nouvelles de gouvernance territoriale fondées, en présence d’intérêts
multiples, sur des mécanismes complexes de pouvoir, de négociation et de co-
décision. La gouvernance territoriale se définit ici comme une modalité de mise
en compatibilité des actions, des modalités de coordination et des intérêts en
jeu entre tous les acteurs géographiquement proches et partie prenante d’un
projet collectif de développement économique. Selon les cas, certains de ces
acteurs vont jouer un rôle clef dans la construction de cette compatibilité, dans
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les modes de pilotage des actions, et conférer à la gouvernance territoriale une
nature tout à fait singulière (Gilly, Wallet, Leroux, 2004).

Cependant, l’élaboration des stratégies de différenciation axées sur « le pro-


jet collectif » n’est pas sans difficulté pour les acteurs publics chargés de leur
coordination et de leur mise en œuvre pratique. Ces derniers ne sont pas tou-
jours en mesure d’identifier quelles ressources doivent être mobilisées et recom-
binées en vue de créer de nouvelles richesses dès lors qu’il s’agit de domaines
hautement techniques ou scientifiques. Les arbitrages s’avèrent parfois diffi-
ciles lorsqu’ils concernent des ressources à enjeu technologique, éthique ou
environnemental, comme c’est par exemple le cas dans le domaine des bio-
technologies. Faut-il subventionner une association de lobbying d’entreprises de
la semence si cela peut engendrer des conflits avec les associations anti-OGM
ou favoriser le mécontentement de l’opinion publique ? Si la réponse est non, ne
risque-t-on pas de susciter la délocalisation de ces entreprises vers une autre
région plus accueillante ? Quelle décision adopter lorsque ces mêmes socié-

2. Dispositifs locaux de développement fondés sur les complémentarités entre la recherche publique
et l’industrie autour par exemple de la génomique (génopole) ou de l’agroalimentaire (agropole).
Ces dispositifs font l’objet d’aides de la part des collectivités territoriales, notamment les Conseil
régionaux : subventions, mise à disposition d’équipements et infrastructures, pilotage et animation.

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tés financent largement la recherche publique locale et contribuent à l’excel-


lence scientifique locale ?
Face à ces jeux d’intérêts croisés, les acteurs publics se heurtent à des diffi-
cultés de lisibilité des stratégies de négociation et d’influence dont ils sont souvent
la cible de la part de leurs partenaires, tout particulièrement dans les instances
de consultation régionales : tentatives de captation des ressources publiques di-
rectes ou indirectes par certains acteurs industriels ; tentatives d’orientation des
choix de politique publique. Or ces jeux de négociation et d’influence peuvent ac-
croître l’indétermination de certaines options de développement local. Mais en
même temps, recourir à la négociation des ressources et « des règles du jeu »
est, tant pour les entreprises que pour les acteurs publics ou consulaires, une né-
cessité visant à favoriser la compatibilité des intérêts publics, privés ou associa-
tifs dans le respect du principe de démocratie locale. Il s’agit donc de négocier
dans le but de trouver des compromis satisfaisants, tout en essayant d’influer sur
les partenaires ou de contrecarrer leurs jeux d’influence.
Cet article met en évidence le fait que si la négociation est pour l’ensemble
de ces acteurs une modalité de gestion de leurs conflits d’intérêts, « l’harmo-
nie » qui en résulte s’avère néanmoins n’être que toute relative. En d’autres
termes, si la négociation est nécessaire car elle contribue à réguler les conflits
d’intérêt entre tous les acteurs impliqués dans un projet collectif, elle n’en de-
meure pas moins un processus d’instrumentalisation des règles qui peut rendre
la gouvernance territoriale fragile ou instable. Ceci tient alors à la complexité
des jeux d’influence qui ne permettent pas d’avoir une vision claire de sa pé-
rennité. Dès lors, l’approche par la négociation remet en question la concep-
tion habituelle d’une « bonne gouvernance harmonieuse » et pointe du doigt
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la nécessité pour l’analyste de saisir les « jeux » et les « lieux » de négociation
potentiellement conflictuels. Des pistes d’analyse sont ici ouvertes afin d’aller
plus loin dans la qualification de ces jeux stratégiques et dans l’appréciation de
leurs conséquences sur la gouvernance territoriale.
Le premier point de cet article sera consacré à l’identification des diffé-
rents types de conflits susceptibles de survenir dans un projet collectif de dé-
veloppement local. Les deuxième et troisième points aborderont la question
de la négociation entendue tout d’abord comme une modalité de traitement des
conflits, et ensuite comme une modalité d’instrumentalisation des règles sus-
ceptible de fragiliser la gouvernance territoriale. Dans un quatrième point, nous
proposerons une grille de lecture visant au repérage des stratégies d’acteurs
et de leurs enjeux au sein du territoire.

1 LES CONFLITS D’INTÉRÊTS ET DE POUVOIR


DANS LES PROJETS LOCAUX DE DÉVELOPPEMENT
S’engager dans un projet de développement local fondé sur une politique scien-
tifique suppose pour les acteurs locaux de s’engager dans une dépendance
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fonctionnelle mutuelle. Ces projets, en effet, supposent la mise en place d’une


ingénierie complexe et s’appuient sur un système de subvention publique. Par
exemple, une entreprise pharmaceutique qui décide, dans le cadre d’une politi-
que locale de santé, de fonder un laboratoire mixte avec un institut de recherche
publique accepte de s’engager dans une relation de dépendance fonctionnelle.
Cette dépendance s’inscrit dans une stratégie qui se veut donnant-donnant, à
savoir lui déléguer certains champs de recherche fondamentale tout en béné-
ficiant en contrepartie des réductions de coûts générées par cette délégation.
En retour, l’institut de recherche publique se trouve engagé dans un processus
de recherche qui va certes conditionner sa politique de recherche interne mais
tout en lui permettant d’accéder à une meilleure situation budgétaire. Chacun
tentera alors de défendre ses intérêts propres, notamment en matière de choix
d’orientation de la recherche, tout en garantissant la pérennité de la relation.

Ces dépendances fonctionnelles, qui peuvent impliquer dans certains cas


une grande quantité d’acteurs différents, ne sont pas exempts de conflits d’in-
térêts. Leur nature parfois irréductible peut alors mener à l’échec définitif du
projet. A titre d’exemple, des inégalités en matière de ressources fiscales peu-
vent conduire plusieurs communes à renoncer définitivement à tout projet de
solidarité intercommunale à défaut de trouver un accord sur des règles de pé-
réquation. Ou bien le maire d’une commune rurale peut préférer la liberté que
lui accorde sa fonction plutôt que la perte de pouvoir qu’impliquerait l’engage-
ment dans un partenariat intercommunal avec des acteurs de poids économique
ou politique plus important, comme c’est le cas dans les communes périphé-
riques des grandes villes.
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Ainsi, ces conflits, plus ou moins réductibles selon le contexte et l’histoire
commune des acteurs en présence, ont diverses origines. Ils sont plus précisé-
ment liés à hétérogénéité de ces acteurs (entreprises, collectivités territoriales,
agences de développement, associations…) et témoignent soit de l’incompati-
bilité de leurs objectifs, soit de l’incompatibilité des espaces pertinents de dé-
finition de leurs stratégies, l’enjeu étant d’éviter toute instrumentalisation par un
tiers. Cinq types de conflits, attachés à cette mise en dépendance fonctionnel-
le, sont identifiables :

- Les conflits d’appropriation des rentes informationnelles. Tout projet col-


lectif requiert au départ une mutualisation préalable d’informations portant sur
l’ensemble des partenaires. Certains d’entre eux peuvent alors être amenés à
rechercher des rentes opportunistes, grâce à l’exploitation des informations re-
cueillies sur les autres participants (Thépaut, 2002). Dans le domaine des bio-
technologies, avoir connaissance de la nature des contrats de recherche établis
par les concurrents locaux, qui sont également des partenaires dans le cadre du
projet, par exemple un pôle de compétitivité en cancérologie, peut conduire à
des stratégies opportunistes déloyales de type « stratégies de copiage ». Très
souvent, des clauses de confidentialité sont alors élaborées par les partenai-
res impliqués dans un même pôle d’excellence pour limiter l’accès à certaines

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informations stratégiques. Pour désigner cette situation mêlant à la fois con-


currence et coopération, on parle plus généralement de relations de « coopé-
tition ».

- Les conflits d’appropriation des connaissances lors d’une collaboration


scientifique. L’enjeu est ici celui de la propriété intellectuelle. La principale sour-
ce de discorde, fréquemment mise en évidence dans la littérature (Cassier et
Foray, 1999) réside dans l’opposition entre la règle de l’antériorité et la règle de
réservation des résultats. Les chercheurs du domaine public sont considérés
comme précurseurs s’ils sont les premiers à avoir rendue publique une décou-
verte scientifique, c’est-à-dire à en avoir fait publication dans des revues scien-
tifiques. Au contraire, l’entreprise est attachée à la règle de réservation des
résultats ou règle du secret, l’objectif étant de déposer un brevet (ce qui peut
prendre plusieurs mois). Dans le cas de laboratoires mixtes, les tensions entre
la partie désireuse de rendre publique la découverte scientifique et la partie
désireuse de la garder secrète face aux concurrents sont fréquentes. A cela
s’ajoute le problème de la propriété de cette découverte scientifique en fonc-
tion du partage des tâches entre les chercheurs du public et du privé. Les en-
jeux sont énormes lorsqu’il s’agit de la découverte d’un nouveau médicament
susceptible d’être commercialisé à grande échelle et de générer des revenus
et des royalties pendant quinze à vingt ans.

- Les conflits d’usage ou de partage des ressources immobilières, des équi-


pements et de l’espace. L’expérience de certaines technopoles montre à ce ti-
tre que des équipements très coûteux ne sont parfois utilisés par aucun des
partenaires en raison de conflits irréductibles sur les conditions d’accès et d’usa-
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ge de ces ressources. Par exemple, dans certains cas rares mais avérés, plu-
sieurs laboratoires, dans l’incapacité de définir des règles d’accès à un matériel
utilisable en temps partagé, comme une machine de criblage des protéines en
génomique, sont conduits à ne pas l’utiliser du tout. Un autre exemple est celui
du choix d’implantation d’une plate-forme commune de recherche. Dans le cas,
très fréquent en France, où l’on observe une pluralité de campus dans une
même ville universitaire, des conflits peuvent émerger si chacun souhaite que
la plate-forme soit localisée sur son campus et non ailleurs.

- Les conflits d’appropriation des ressources financières. Le partage des res-


sources financières issues du système de subvention publique est l’un des pre-
miers motifs de conflit entre des acteurs impliqués dans un projet collectif. Les
conflits d’appropriation des revenus, quant à eux, ont pour origine le partage
et le contrôle des résultats financiers produits par la valorisation sur le marché
des actifs créés collectivement (par exemple les revenus financiers dégagés
par l’exploitation commune de licences, et le partage des royalties associées).

- Les conflits de compétences, au sens juridique du terme, intervenant en-


tre plusieurs institutions dont les missions et les espaces de définition des mis-
sions peuvent s’avérer interférentes. Il est par exemple assez fréquent, dans
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les métropoles régionales, qu’un Conseil régional, une ville et une communau-
té de communes soient en concurrence pour l’accompagnement et la promo-
tion d’activités d’excellence scientifique développées sur une zone industrielle
péri-urbaine.

L’analyse approfondie de ces conflits indique la présence de formes diffé-


renciées de pouvoir exercées de manière plus ou moins explicite par les acteurs
en jeu. Les enjeux peuvent être réglementaires, inhérents à une profession, fi-
nanciers ou salariaux. Le pouvoir dont il est question ici n’est pas singulier mais
pluriel, au sens défini par Pierre Dockès (1999). Il renvoie à une pluralité de
confrontations entre des pouvoirs, à savoir : un pouvoir de décision 3 (un Conseil
régional décide quels seront les contrats de recherche, et donc les laboratoi-
res publics et entreprises, qui seront subventionnés) ; un pouvoir d’arbitrage :
face à l’enjeu de ces subventions, le Conseil régional fait l’objet de stratégies
d’influence lors des comités consultatifs régionaux où l’ensemble des acteurs
publics, privés, associatifs sont amenés à réfléchir et décider des orientations
à adopter dans un domaine particulier (santé, environnement…) ; un pouvoir
d’influence 4 : un groupe industriel qui menace de se délocaliser vers une autre
région si son secteur n’est pas suffisamment pris en compte dans les politi-
ques régionales exerce un pouvoir d’influence sur l’organe public ; un pouvoir
de discrimination : en arbitrant sur le type d’activités à subventionner, le Con-
seil régional exerce, souvent indépendamment de sa volonté, un pouvoir de
discrimination des activités économiques et de recherche publique. Certains
acteurs, bénéficiant de moins de subventions, auront plus de difficultés à dé-
velopper leurs activités et à assurer leur représentation stratégique auprès des
pouvoirs publics et des entreprises.
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Dès lors, la négociation joue un rôle fondamental dans la régulation des con-
tradictions, des relations de pouvoirs et des conflits en jeu. Le paragraphe sui-
vant montre qu’au-delà des objets, c’est la négociation des règles du jeu qui
est l’enjeu fondamental de ces relations.

2 LA NÉGOCIATION, UN PROCESSUS COLLECTIF


DE TRAITEMENT DES CONFLITS D’INTÉRÊTS
ET DE POUVOIRS

De notre point de vue, l’enjeu de la négociation n’est pas tant l’issue du jeu, en
termes purement allocatifs, que la manière dont les acteurs locaux élaborent les
règles de l’accord au-delà de leurs divergences d’intérêts. Dans une perspective

3. Le pouvoir de décision renvoie au pouvoir d’imposer une décision pour laquelle les partenaires
n’opteraient pas obligatoirement de leur plein gré.
4. Le pouvoir d’influence est relatif à la capacité d’orienter les pensées, les décisions les actes
d’autrui, alors que ce dernier n’aurait pas au départ obligatoirement opté pour ces décisions.

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néo-institutionnaliste, la règle se définit ici comme un modèle de pensée ou de


comportement adopté plus ou moins délibérément et consciemment par les
acteurs (Hodgson, 1998). Incomplète et interprétable, elle constitue un cadre
pour l’action collective et guide les comportements sans pour autant les dicter
(Reynaud, 1999). A l’instar de la règle de droit (Jeammaud, 1990), la règle est
ici un modèle, un repère pour les comportements futurs. L’enjeu pour les ac-
teurs impliqués dans un projet local de développement est alors d’être présent
où s’élaborent, où se négocient ces règles plus ou moins formalisées, à savoir
dans les instances de pilotage et de consultation publique 5 : règles de partage
des ressources matérielles ; règles d’attribution des ressources financières ;
règles d’usage des ressources matérielles ou humaines [...]. En effet, la règle,
dès lors qu’elle est acceptée et légitimée est « pouvoir », c’est-à-dire « pouvoir
de contrôle et pouvoir de contrainte sur les acteurs et les ressources qu’ils se
donnent » (Dockès, 1999).

Notre conception de la négociation s’apparente ici étroitement à celle des


juristes et des sociologues (Frydman, 1996 ; Thuderoz, 2004) qui font la distinc-
tion, à notre sens essentielle, entre la négociation des principes et des règles
d’une part et la négociation des objets d’autre part. Ainsi, nous distinguerons
la négociation des objets, au cours de laquelle les parties échangent ou par-
tagent des ressources physiques, financières, scientifiques, et la négociation
des principes et des règles, au cours de laquelle ces derniers tentent de s’ac-
corder sur un principe d’universalité, qui préfigure le cadre de la négociation,
et sur les règles de coordination à venir. Dans le cas des génopoles, les ac-
teurs publics et les entreprises commencent par négocier ensemble un princi-
pe commun : le principe de transparence, sorte d’engagement dans une éthique
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collective (Leroux, 2004). Chacun s’engage à ne pas faire de rétention d’infor-
mation (source de rente informationnelle et d’opportunisme) mais à signaler
son impossibilité d’en révéler certaines lorsqu’elles font l’objet d’une clause de
confidentialité, par exemple la nature des contrats de recherche établis entre
l’industrie et les laboratoires publics, ou bien les start-up en constitution. Ces
données sont hautement stratégiques dans la mesure où leur seule connais-
sance permettrait aux concurrents de se faire une idée précise des découver-
tes scientifiques en cours. Implicitement, en négociant un principe commun,
on définit donc ici ce qui relève du champ du négociable et du non-négociable
(Dupont, 2004), c’est-à-dire les informations que l’ont veut ou non diffuser et
les ressources matérielles ou technologiques que l’on veut ou non partager. Et
c’est ensuite sur la base de ce principe général fédérateur et générateur de
confiance que peut être engagée la négociation des règles de fonctionnement
interne de ce collectif d’acteurs, à savoir les règles d’accès, d’usage et de par-
tage des ressources technologiques, matérielles financières qu’ils se donnent.

En ces termes, la négociation contribue à la construction « d’un sens com-


mun qui en retour impose des contraintes » (Renault, 1997 : 62). Elle produit des

5. CCRRDT (Comité Consultatif pour la Recherche Régionale et le Développement Technologique).


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principes et des règles qui ont pour but de canaliser les relations de pouvoir
(De Munck et Lenoble, 1996; Rebiéroux et al., 2001). On peut donc la définir
à l’échelle du territoire comme un processus intentionnel d’ajustement mutuel,
visant non seulement à l’échange ou au partage de ressources tangibles et in-
tangibles, mais aussi à la définition de principes et de règles, « cadres de l’ac-
tion ». Ainsi, elle revêt un caractère arbitral en tant qu’elle apparaît selon les
cas comme :

– une modalité d’anticipation des conflits. Elle traduit alors la volonté com-
mune des acteurs locaux de ne pas entrer dans une situation de conflit ;
– une modalité de médiation des conflits. Elle renvoie dans ce cas à la vo-
lonté collective de déboucher sur un compromis ;
– une modalité de résolution des conflits. Elle traduit ici la volonté de débou-
cher sur une solution commune éradiquant le conflit initial.

La négociation est dans cette perspective une modalité de « mise en coor-


dination » des acteurs à deux principaux titres. Tout d’abord, accepter de né-
gocier revient à accepter de s’engager dans une plus forte dépendance vis-à-vis
des partenaires locaux, cette dépendance étant déterminée par l’appartenan-
ce à un même corpus de règles et de contraintes fonctionnelles (sur le partage
des ressources, sur les engagements de chacun à respecter le principe de trans-
parence…). L’acceptation d’un principe commun de transparence marque ain-
si la volonté d’adhésion de l’entreprise au groupe d’acteurs inscrits dans le
projet. Il s’agit donc d’une marque d’allégeance au groupe et aux règles qu’il se
donne.
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Ensuite, la négociation, à travers la co-production de règles particulières
qu’elle suppose, participe à la constitution d’un groupe d’acteurs dont elle for-
me l’identité et les frontières, c’est-à-dire « ce qui appartient au groupe » et
« ce qui en est exclu » (De Munck et Lenoble, 1996 ; Reynaud, 1999) : la sélec-
tion des participants au projet; les formes et statuts des partenariats entre les
entreprises et les laboratoires de recherche publique; les modalités d’interven-
tion des collectivités territoriales ; les règles de sanction à l’égard des acteurs
qui ne respectent pas les règles du jeu en faisant par exemple de la rétention
d’informations. Dès lors, la négociation s’avère être un processus de coordi-
nation largement discriminant en ce sens que les règles du jeu définies sont
également intrinsèquement des règles de sanction et d’exclusion. Tout acteur
qui ne les respecte pas subit une sanction qui va de la réduction des finance-
ments alloués jusqu’à l’exclusion.

Par ailleurs, s’engager dans une négociation peut relever pour les acteurs
locaux d’une volonté de « non-belligérance ». Le refus de négocier étant inter-
prété comme une mise à l’écart ou une démonstration de force, il contribue
souvent à l’ouverture d’hostilités, ainsi des luttes syndicales, dégénérant en
manifestations de violence. Le recours à la négociation évite alors le conflit et
contribue à définir plus sereinement un nouveau champ des rapports de force.

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——— Gouvernance territoriale et jeux de négociation 91

C’est par exemple le cas de certaines reconversions industrielles difficiles qui


supposent des négociations impliquant un groupe industriel en voie de désen-
gagement, les syndicats, les associations et les services déconcentrés de l’État.
Les acteurs concernés sont conduits à délimiter le champ du pouvoir et le champ
de la concession. La négociation devient alors une modalité de légitimation des
règles consenties collectivement, mais également une modalité de légitimation
des acteurs qui en sont à l’origine. Lors de la grande crise de 1996 sur le site
industriel gazier de Lacq en Aquitaine, les syndicats, les pouvoirs publics et le
groupe Elf Aquitaine en voie de désengagement ont été conduits par la négo-
ciation à redéfinir le champ d’exercice du pouvoir et de la concession. Alors
que le groupe exerçait jusqu’alors une domination économique et sociale forte
dans la région de Pau, les négociations, sous la pression syndicale, ont conduit
à la mise en place d’une instance multipartite. Organe de réflexion et d’orien-
tation des politiques de réindustrialisation locale, cette instance impliquait le
groupe industriel, des entreprises de la région, les syndicats, des associations
et les pouvoirs publics. Ainsi, si le groupe voulait bénéficier du soutien de l’État
pour l’obtention de licences d’exploitation pétrolière en Afrique, il devait en con-
trepartie participer activement au redéveloppement de la région dont il se dé-
sengageait. Les règles du jeu négociées ont été les suivantes : engagement à
créer 1000 emplois, mise à disposition d’un fonds d’industrialisation de 77 M€
et animation de l’instance multipartite au côté des pouvoirs publics locaux. La
mise en place de l’instance a quant à elle légitimé l’implication de chaque ac-
teur public, privé, syndical et associatif au sein d’une réflexion largement média-
tisée sur le devenir du bassin de Lacq (Gilly et Leroux, 2005).

Néanmoins, cette légitimité, qui repose sur les initiatives et sur le respect
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des engagements de chaque participant, n’est pas stable en soi : elle s’acquiert
et se perd (Reynaud, 1999). Les compromis qui en résultent ne sont donc pas
pour autant définitivement stables, mais provisoires et évolutifs selon le degré
de conflit non résolu qu’ils cristallisent. Ainsi, le site de Lacq a ultérieurement
connu d’autres crises au cours desquelles le groupe industriel a tenté de retour-
ner le jeu de la concession à son avantage, avec pour conséquence un durcis-
sement des rapports de force.

Cependant, cette approche de la négociation ne se veut pas une approche


exclusivement localiste. En effet, les règles du jeu co-produites localement par
les acteurs impliqués dans un projet ne sont pas autonomes, ou circonscrites
uniquement au territoire de projet. Elles sont étroitement articulées aux règles
juridiques économiques et sociales générales dont elles sont l’ajustement, et,
au-delà des contradictions, sur lesquelles elles sont susceptibles de rétroagir
lorsqu’elles constituent des réponses à des problèmes inédits. A titre d’exem-
ple, les négociations entre les industriels de la semence du Sud Ouest, visant
à créer une association commune de lobbying en direction des pouvoirs publics
locaux, produisent rétroactivement des effets sur les règles de industrie elle-
même. Les règles « classiques » de la concurrence se trouvent en effet modi-
fiées par le fait que ces entreprises, qui n’entretiennent habituellement aucune
92 Isabelle Leroux ——————————————————————————————————————————

relation, sont conduites à collaborer tout en demeurant concurrentes. La mu-


tualisation préalable d’informations sur leurs activités, nécessaire à la mise en
place de l’association, amène chaque industriel à acquérir une lisibilité, certes
partielle mais bien réelle, des stratégies de recherche menées par ses parte-
naires/concurrents. Ceci conduit à une réduction de l’incertitude (connaissan-
ce partielle des orientations stratégiques des partenaires/concurrents) et à
une réduction de la diversité des trajectoires d’innovation (stratégie conjointe
d’orientation des recherches pour une captation plus efficace des subventions
publiques) dans l’industrie. Les règles de coopération définies localement ont
donc bien un impact sur les règles de l’industrie elle-même.

3 LA NÉGOCIATION, UN VECTEUR
D’INSTRUMENTALISATION DES RÈGLES

Néanmoins, si la négociation contribue localement à anticiper, médiatiser ou ré-


soudre les conflits d’intérêt et de pouvoirs, il n’en demeure pas moins qu’elle
s’avère être un processus dans lequel le pouvoir est exercé, instrumentalisé,
sous différentes formes : coercition, influence, persuasion, manipulation, ou bien
encore menace (menace de désengagement du territoire, menace de rupture
d’une collaboration…). Il s’agit donc ici d’une action sur l’action d’autrui (Dahl,
1957 ; Foucault, 1994; Friedberg, 1997), c’est-à-dire à la fois « du pouvoir
d’agir sur les individus et les ensembles collectifs qu’ils constituent », et « du pou-
voir d’agir sur les règles […] que les hommes se donnent » (Dockès, 1999 : 11).
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Ce pouvoir d’agir sur les règles, de les négocier collectivement, est donc
essentiel. Tout d’abord, parce que la règle consentie collectivement est « pou-
voir » (Friedberg, 1997). Négocier la règle revient en effet à négocier le degré
d’assujettissement que l’on est prêt à consentir vis-à-vis de l’environnement : par
exemple utiliser certains équipements scientifiques uniquement lors de pério-
des strictement définies collectivement, ceci afin que d’autres acteurs puissent
également y accéder le reste du temps. Si les acteurs locaux cherchent ainsi
à être au cœur des mécanismes d’élaboration des règles, c’est parce que cel-
les-ci vont ensuite s’imposer comme contrainte et peut être fixer de manière
durable leur rapport d’assujettissement vis-à-vis de leurs partenaires. Or cette
contrainte sera d’autant mieux acceptée qu’ils auront participé à sa construc-
tion, qu’ils l’auront négociée. En effet, comme le souligne Jean-Daniel Reynaud
(1999), lorsqu’elle est collectivement consentie, la règle est « reconnaissance »,
c’est-à-dire support formel d’identification et d’acceptation des acteurs, de leurs
actions et de leurs relations de pouvoir. Ainsi, c’est parce qu’ils définissent col-
lectivement les règles du jeu de leur coopération que les semenciers du Sud
Ouest acceptent de collaborer tout en étant également en situation de concur-
rence. Il est préférable d’être à l’intérieur du système de règles que de s’en ex-
clure au risque de se retrouver en dehors des processus de décision.

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——— Gouvernance territoriale et jeux de négociation 93

Ensuite, le recours à la négociation est également pour les acteurs locaux


un moyen de s’assurer « le pouvoir de faire la règle », c’est-à-dire de ne pas
être exclus des processus locaux de décision et de peser le plus possible sur
ces derniers. En effet, la règle négociée n’est pas seulement une contrainte
pour l’action, elle est également le support de l’action. L’enjeu, dans cette pers-
pective, n’est pas le pouvoir en soi, mais le pouvoir de créer des règles à son
avantage (Reynaud, 1999), d’où l’importance de participer aux consultations mi-
ses en place par les acteurs publics locaux. Pendant deux décennies, les bio-
technologies toulousaines, pôle d’excellence de notoriété internationale, ont été
occultées du fait de la focalisation des pouvoirs publics sur la recherche aéro-
nautique et spatiale. C’est suite à de nombreuses consultations et à d’étroites
négociations que les chercheurs en biologie humaine, animale et végétale sont
parvenus à obtenir auprès des acteurs publics locaux la reconnaissance de
leurs champs de recherche. Ces négociations ont porté sur les règles d’attri-
bution des financements publics et sur la définition des champs de recherche
susceptibles de fonder une spécificité vecteur de différenciation territoriale et
de création d’emploi. C’est ainsi que se sont par exemple développées des re-
cherches sur les biopuces à ADN, associant des technologies relevant à la fois
de la recherche spatiale (nanotechnologie) et la recherche en biologie humai-
ne (génomique). Par la négociation, ces acteurs ont réussi à obtenir la création
de règles qui servent leur avantage tout en créant de la valeur ajoutée pour le
territoire. Ils veillent par ailleurs à la pérennisation de ces règles en continuant
de participer activement aux consultations publiques locales.

Enfin, l’intérêt des acteurs est également dans « le pouvoir que sert la règle ».
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Il s’agit pour chaque participant d’influer sur la formulation des règles car il en
sera le premier bénéficiaire. Dans ce cas, le pouvoir est susceptible de devenir
auto-cumulatif dans le temps (Dockès, 1999). Il permet à celui qui en bénéficie
de s’approprier à chaque étape de négociation une part relative des gains, des
informations ou des connaissances toujours plus importante. L’acteur renfor-
ce donc son pouvoir à chaque tour de négociation. Le pouvoir devient alors
« pouvoir de négociation », à savoir l’instrumentation d’une asymétrie dans les
conditions économiques de l’interaction en vue d’obtenir des termes de l’échan-
ge plus favorables. Par exemple, les laboratoires publics de recherche dite « ap-
pliquée », qui travaillent en étroite collaboration avec les industries locales,
disposent en général d’un important pouvoir d’influence sur les collectivités ter-
ritoriales et pèsent dans les processus de définition des règles d’attribution des
financements publics. Ce pouvoir d’influence vient du fait que ces laboratoires
contribuent à l’ancrage territorial des groupes industriels dont ils sont les par-
tenaires, et donc à l’emploi local. Et parce que ces règles sont à leur avantage,
leur pouvoir et par conséquent leur influence sur les futures règles d’attribution
s’en trouvent renforcés au fil du temps selon un processus auto-cumulatif. Ceci
peut alors occasionner localement des conflits d’intérêts avec les laboratoires
publics de recherche dite « fondamentale ». Ces derniers, qui travaillent en amont
de la recherche appliquée, ne peuvent établir de collaborations industrielles mais
94 Isabelle Leroux ——————————————————————————————————————————

sont bien au cœur de la découverte scientifique en amont. Dès lors, leurs si-
tuations budgétaires sont moins favorables et ils disposent par conséquent d’un
pouvoir d’influence moindre eu égard à leurs activités qui ne peuvent donner
lieu à des découvertes scientifiques immédiatement industrialisables. Le ris-
que est alors de voir émerger une recherche « à deux vitesses » sur un même
territoire.

Dès lors, le conflit est plus souvent présent qu’on ne le pense, de manière
plus ou moins latente, dans les termes du compromis négocié par les acteurs
locaux. Tout compromis revêt alors un caractère plus ou moins provisoire et
fragile, en fonction du degré de conflit non résolu qu’ il contient. Cette fragilité
provient également de la nature même des négociations et plus précisément
des oscillations entre la délibération collective que suppose l’engagement
dans un projet et la tentation d’instrumentaliser les règles de manière à servir
des avantages privés. Ainsi, l’harmonie affichée s’avère parfois illusoire et
confère à la gouvernance territoriale un caractère plus ou moins instable en
fonction des situations, des enjeux et des conflits cristallisés. Le cas des se-
menciers du Sud-Ouest organisés en association de lobbying est un exemple
montrant les fondements d’une gouvernance territoriale susceptible d’instabi-
lités. A défaut de pouvoir influer directement sur les laboratoires publics dont
elle souhaite orienter les recherches dans une direction servant les intérêts
économiques des semenciers, l’association de lobbying choisit d’exercer un
pouvoir d’influence sur le Conseil régional en charge de sélectionner les pro-
grammes de recherche à financer. C’est donc au travers des organes publics
de consultation que les semenciers expriment leurs besoins et les motifs de
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désengagement qui pourraient être les leurs si ces derniers ne sont pas pris
en compte. Parallèlement à cela, les laboratoires publics font part au Conseil
régional de leurs orientations de recherche et des champs de recherche qu’ils
souhaitent développer en collaboration avec les semenciers, tout en expri-
mant leur volonté de ne pas être instrumentalisés par ces derniers. Chacun
essaie ainsi de faire pression sur les critères d’arbitrage de l’institution publi-
que dans le but de préserver ses propres intérêts et son indépendance. Le
Conseil régional quant à lui prend les décisions sous cette double influence
mais également sous la pression des associations de défense de l’environne-
ment (anti-OGM) particulièrement attentives aux champs de recherche sub-
ventionnés. La gouvernance territoriale est dans ce cas fragilisée car porteuse
de conflits d’intérêts latents entre la recherche publique et la recherche privée.
Mais en même temps, tous ces acteurs sont bel et bien contraints de collabo-
rer du fait des gains que cette coopération est susceptible de générer. En ef-
fet, les laboratoires, sous l’impulsion de multiples mécanismes incitatifs,
développent des coordinations avec l’industrie, laquelle trouve localement les
ressources spécifiques permettant l’amélioration de ses capacités d’innova-
tion. En retour, les laboratoires publics, selon la nature de leur participation au
processus, bénéficient directement ou indirectement de ces rentes d’innova-
tion (royalties…) provenant de collaborations avec la sphère du privé. Pour les

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——— Gouvernance territoriale et jeux de négociation 95

collectivités territoriales, ces collaborations sont un vecteur d’emploi et de re-


venus non négligeables mais également une « vitrine » susceptible d’attirer
d’autres investisseurs. La gouvernance n’est donc pas stabilisée. Elle renfer-
me des conflits latents qui, s’ils se transforment en conflits ouverts, peuvent la
compromettre.

4 POUR UNE GRILLE DE LECTURE


FONDÉE SUR LE PARADIGME STRATÉGIQUE
Dès lors, le décryptage des jeux de négociation et de pouvoir est utile pour l’ana-
lyse et la compréhension des enjeux de la gouvernance. D’un point de vue opé-
rationnel, il est possible d’établir une grille de lecture en trois axes : le repérage
des modes de pilotage de la gouvernance territoriale, le repérage des « jeux »
de négociation, le repérage des « lieux » de négociation.

4.1 Le repérage des modes de pilotage de la gouvernance territoriale


Selon la nature des relations établies entre les acteurs publics, privés et so-
ciaux, on distingue trois grands types de gouvernance territoriale (Gilly, Leroux
et Wallet, 2004). Tout d’abord, la gouvernance territoriale « privée » correspond
au cas où les dispositifs de coordination sont impulsés et pilotés par des ac-
teurs privés (groupe industriel, entreprises…) et fondés sur la dépendance des
autres acteurs vis-à-vis de leurs ressources économiques ou matérielles. Ce
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mode de gouvernance peut s’avérer très fragile lorsque le territoire est dépen-
dant des activités du groupe industriel en question (sous-traitance, mono-ac-
tivité…). Ensuite, la gouvernance territoriale « publique » correspond au cas
où les dispositifs de coordination locale sont impulsés et pilotés par des col-
lectivités territoriales ou des laboratoires publics de recherche. Ces derniers
assurent la production de biens et services publics ou collectifs dont peuvent
bénéficier les firmes. Dans certains cas, elle peut donner lieu à des stratégies
plus « consuméristes » que véritablement structurantes lorsque les firmes se
limitent à capter ces biens et services. Enfin, la gouvernance territoriale « mixte »
correspond au cas où les acteurs qui pilotent la coordination locale sont des
acteurs publics mais aussi des acteurs privés qui travaillent ensemble sur un
projet commun de développement. Cette étroite cohabitation, si elle est vec-
teur d’émulation, peut également être génératrice de conflits. Les acteurs pu-
blics locaux jouent très fréquemment un rôle de médiateurs.

4.2 Le repérage des « jeux » de négociation


Le repérage des jeux de négociation peut s’appuyer sur une démarche en six
temps :1) le repérage des acteurs, leurs rôles respectifs (acteurs-clefs, arbi-
tres, acteurs périphériques), leurs relations de pouvoirs ; 2) la nature de leurs
96 Isabelle Leroux ——————————————————————————————————————————

interdépendances (dépendance vis-à-vis des ressources financières, matériel-


les ou humaines) ; 3) la nature intrinsèque des négociations, portant sur les ob-
jets ou bien sur les règles du jeu, et les principes généraux que les acteurs se
donnent ; 4) l’existence de réseaux d’influence de type réseaux de lobbying (ré-
seaux d’entreprises, réseaux de collectivités publiques, réseaux mixtes) ; 5) les
types de conflits en jeu (d’objectifs, de compétences, de pouvoirs…) ; 6) les mo-
dalités d’exercice de chantage (à l’emploi, à la délocalisation…). Il est alors
possible de repérer au moins partiellement les motivations qui amènent cha-
cun à participer au projet et ainsi anticiper tout éventuel comportement oppor-
tuniste (par exemple un groupe industriel déloyal qui va se retirer du projet dès
qu’il aura recueilli suffisamment d’informations sur ses concurrents).

4.3 Le repérage des « lieux » de négociation


Si le repérage de ces « jeux » de négociation est essentiel, le repérage des
« lieux » de négociation est lui aussi très important pour en saisir les différen-
tes dimensions. Or ces lieux d’élaboration et de négociation des règles, au sein
du territoire, sont multiples. Depuis le milieu des années quatre-vingt dix, les
politiques publiques françaises prônent la nécessité d’instaurer et d’expéri-
menter une pluralité de lieux, de structures de débat et de démocratie locale,
susceptibles d’impulser de nouvelles trajectoires locales d’innovation. Les co-
mités consultatifs communaux et régionaux (CCRRDT, Conseils de Dévelop-
pement,…), les syndicats intercommunaux, les comités de pilotage, ou bien
encore les structures associatives locales sont ainsi des lieux d’élaboration de
règles fonctionnelles. Si les acteurs préfèrent parler de concertation pour en évo-
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quer les débats internes, il s’agit également de lieux où se négocient des règles
du jeu et où chacun essaie de faire valoir ses intérêts, de renforcer sa repré-
sentativité et de peser dans la décision publique. Cependant, ces lieux de né-
gociation, s’ils sont facilement repérables parce qu’institutionnalisés, n’ont pas
l’exclusivité des processus de négociation à l’œuvre localement. En effet, ces
négociations peuvent aussi se dérouler dans des cadres plus informels et tran-
siter par des modes de représentation plus individuels (stratégies de réseaux,
stratégie de représentation dans une association, dans un conseil scientifique,
etc.). La négociation et les jeux d’influence deviennent alors plus diffus, plus
confidentiels, mais restent largement présents.

CONCLUSION

L’entrée analytique par la négociation peut contribuer à une meilleure compré-


hension des mécanismes stratégiques qui sont au cœur de la problématique
de « la mise en coordination » des acteurs locaux. La gouvernance territoriale
dépend largement de la nature des conflits en jeu, de leur caractère plus ou
moins diffus, et de la capacité des acteurs à déboucher par la négociation sur

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——— Gouvernance territoriale et jeux de négociation 97

des compromis acceptables. Ainsi, la négociation est à la fois arbitrale, discri-


minante et vecteur d’instrumentalisation des règles du jeu. La gouvernance
territoriale qui en résulte est plus ou moins fragilisée ou instable en fonction
des conflits non résolus qu’elle cristallise et des stratégies des parties prenan-
tes. Cet article apporte ainsi des pistes d’investigation des stratégies de négocia-
tion à l’œuvre localement et jouant sur la pérennité même de la gouvernance
territoriale. La mise en œuvre des politiques publiques locales suppose : 1) le
décryptage des modes de gouvernance territoriale publique, privée ou mixte
initiés dans le cadre du projet ; 2) le décryptage des « jeux » de négociation
avec tout particulièrement les stratégies de réseaux mises en œuvre, mais
également ; 3) le repérage des « lieux » de négociation, formels et informels
permettant à l’analyste d’obtenir une plus grande lisibilité des enjeux stratégi-
ques à la fois économiques, sociaux ou bien encore éthiques.

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