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La sagesse polyphonique :
trois cas de pilotage de changement
organisationnel dans
des entreprises d’Afrique de l’Ouest
Rosaline Dado Worou
Résumé FR
Mots clefs
instrumentation managériale, ERP, panoptisme, polyphonie, leaders d’opinions.
74 @GRH • 01/2011
Abstract EN
What kind of instrumentation do the leaders adopt when they implement management
tools in West Africa? To answer this question, three subsidiaries of multinational exerting
in Benin and Nigeria were followed during the establishment of ERP tools. Our approach
refers to the contextualist analytical framework and uses the political and contingency
theories. Qualitative research and case study strategy have been mobilized. The results
show that the most successful management styles adopted by leaders are at the same
time “panoptic” and “polyphonic”. The combination of both styles leads to a mixture
of Western and African management instrumentation, allowing the emergence of new
actors specific to the African cultural context: ethnic and religious opinion leaders, pas-
Keywords
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Introduction
Les outils managériaux tels que le Total Quality Management (TQM) et l’Enterprise
Resource Planning (ERP) ont été introduits dans le système de gestion des entreprises
modernes en Afrique. Certains auteurs qui ont suivi l’implantation du TQM dans les
entreprises en Afrique, ont souligné l’importance de la spécificité du contexte cultu-
rel africain. Chaque contexte culturel influence les modes d’adoption et d’usage. Ainsi,
en Mauritanie, Henry (1998) a montré les erreurs qu’un étranger peut commettre dans
l’évaluation du changement en Afrique. Il explique comment les employés de la Société
Nationale Industrielle et Minière de Mauritanie (SNIM) lui ont présenté une facette très
éloignée de la réalité des résultats de l’introduction du TQM dans leur société. Après
une longue observation, il s’est rendu compte que, malgré le recours à une démarche
niveau de la qualité des produits que de la productivité. D’Iribane (1998, p. 247) montre
qu’au-delà du TQM, c’est par le biais d’une réforme morale que le changement a été
réalisé : les références à l’Islam ont en effet constitué un fondement moral qui a facilité
la mise en place du TQM. L’auteur soutient que le succès de la réforme morale qui s’est
produite à Sgs Thomson peut être interprété comme le résultat de la combinaison de
trois éléments :
–– le changement de comportement prêché au nom du TQM a pris sens pour le person-
nel parce qu’il était associé à l’idéal moral de l’Islam ;
–– la manière d’agir et d’être du directeur général a permis à chacun de croire au carac-
tère tangible de ce changement et donc de s’y engager lui-même ;
–– l’existence, au sein de la culture marocaine, de l’image de l’institution scolaire, où une
existence inspirée par cet idéal est mise en pratique, a facilité cette évolution.
Cela n’a guère été le cas en Mauritanie. Selon Henry (1998), la mentalité était un obs-
tacle important au changement organisationnel dans lequel s’est engagée la SNIM.
Au-delà de l’appropriation apparente démontrée au voyageur, l’introduction du contrôle
qualité à travers le TQM était avant tout perçue comme un manque de confiance envers
les membres du personnel. Selon l’auteur, ces réactions ne sont rien d’autre que le fruit
d’une combinaison des logiques fraternelles et hiérarchiques.
En résumé, les travaux de Henry et d’Iribane ont montré que les approches qui consis-
tent à appliquer telles quelles les techniques managériales européennes en Afrique
sans tenir compte de la culture du milieu, sont vouées à l’échec.
Quant aux ERP (Enterprise Resource Planning), ce sont des outils qui se caractérisent par
une base de données unique, une architecture modulaire flexible permettant de fédé-
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cain. Ainsi, Furuholt et Orvik (2006) soulignent qu’en Tanzanie, la perception du temps et
la faible planification ou l’absence de réflexion à long terme influencent inévitablement
l’implantation des technologies de l’information. Ponson (1990) et Fouda Ongodo (2003,
2004) indiquent que les sociétés africaines sont caractérisées par la prédominance des
liens communautaires due à l’importance accordée à l’appartenance ethnique et reli-
gieuse, par un besoin d’équilibre et de stabilité, par le refus des situations ambiguës
et par le respect de la tradition. Les travaux de d’Iribane (1998) et de Henry (1998)
mettent quant à eux en évidence la distance dans les rapports qu’entretiennent les
acteurs, marqués notamment par le respect des anciens et la soumission à l’autorité
formelle. Quant à Hernandez (2000), il estime que l’adoption d’un style de leadership
paternaliste, du genre « père protecteur », est mieux adapté aux rapports sociaux dans
les entreprises en Afrique (Hernandez, 2000). En synthèse, nous pouvons retenir que
entreprises en Afrique.
place ; de plus, l’équipe de planning se plaint du fait que l’outil ne parvient pas à intimer
des ordres de fabrications fiables, ce qui favorise l’utilisation parallèle de tableurs et de
bases de données simplifiées. Ces multiples conflits limitent l’apprentissage et finissent
par créer de vrais problèmes de coopération.
Jääskeläinen et Pau (2009) soulignent l’importance des stakeholders au cours du pro-
cessus d’implantation en analysant leurs interactions et leurs positions dans le réseau.
De même, Boonstra et Govers (2009) observent les attitudes et comportements des
stakeholders au cours du processus d’implantation d’un ERP dans un hôpital. Les auteurs
montrent les tensions qui naissent entre médecins et administrateurs, ainsi que leur
impact sur le processus d’implantation de l’ERP. L’analyse de ces différentes tensions
les conduit à formuler des recommandations en vue d’aider les porteurs du projet à
atteindre une meilleure efficacité.
La mise en évidence de phénomènes conflictuels au cours de l’implantation des ERP et
de leur impact négatif sur les résultats obtenus est le fait de nombreux auteurs (Borum
et Christiansen, 2006). Toutes ces études confirment le pouvoir important des utilisa-
teurs, qui se marque notamment au moment de l’appropriation : ces derniers peuvent
en effet résister, détourner, voire rejeter le nouveau système s’ils ont les atouts pour le
faire (Lemaire, 2002).
Certains travaux ont ainsi montré que les réactions des acteurs peuvent aboutir à blo-
quer le système ERP (Yeow et Kien Sia, 2008), contribuant ainsi à la mise en place d’un
véritable « contre-système organisationnel » dont la manifestation est la baisse du ren-
dement et l’augmentation des coûts de production ainsi que la non-opérationnalisation
de la fonction de contrôle. Face à une telle situation, les responsables managériaux
peuvent maintenir envers et contre tout leur projet initial ou bien prendre conscience
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DANS DES ENTREPRISES D’AFRIQUE DE L’OUEST
Une des questions qui se posent alors est de savoir si les dirigeants doivent tenter à
tout prix de prévenir l’apparition des conflits au cours du processus d’implantation ou
attendre celle-ci afin de rechercher les solutions les plus appropriées. L’objectif de cet
article consiste précisément à observer et à analyser le style de management des diri-
geants des entreprises au Bénin et au Nigeria, dans leur conduite du changement lié à
l’introduction de l’ERP.
De nombreux auteurs (Scott et Wagner, 2003 ; Worley J. Hermosillo et al., 2005 ; Borum
et Christiansen, 2006 ; Vinck et Penz, 2008 ; Ke et Wei, 2008 ; Lee et Myers, 2004 ;
Wagner et al., 2006 ; Segrestin, 2004) recommandent aux porteurs de projet ou aux
dirigeants des actions à mener en vue de favoriser l’appropriation de la technologie par
les utilisateurs.
Les travaux de Pichault (2009) sur la gestion du changement font apparaître en la
matière deux styles de management : l’un, qualifié de panoptique, basé essentiellement
sur des stratégies de rationalisation, sur la formalisation, sur la prédétermination des
tâches et sur le top-down management ; l’autre, de type polyphonique, qui contribue à
stimuler des dynamiques émergentes en privilégiant les stratégies de négociation, la
diversité des intérêts des acteurs, les circuits informels et le bottom-up management
(Pichault, 2009, p. 168). En s’inspirant de la théorie de la traduction (Akrich, Callon et
Latour, 2006), l’auteur propose trois grandes catégories d’actions qui s’inscrivent dans
l’approche polyphonique du changement : la contextualisation, l’enrôlement et la pro-
blématisation.
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d’essais et erreurs, l’organisation qu’ils étudiaient a finalement mis en place une équipe-
projet avec un traducteur capable de conduire le projet SI et ayant la légitimité requise.
Ils ont notamment souligné le rôle joué par les deux directeurs de projet, étant donné
leur qualification, leur capacité à interpréter les tâches à accomplir et leur mode de
gestion du projet. Nous pouvons déduire de ce qui précède que ces acteurs ont assuré
une fonction de traduction autour du projet ERP.
Dans le cadre de l’implantation d’un ERP au sein d’une institution académique, Scott et
Wagner (2003) ont souligné l’importance de l’enrôlement des porte-parole des parties
prenantes au cours du processus d’implantation. Pour Johnson-Cramer et al. (2007),
l’implication des porte-parole des parties prenantes est indispensable à la réussite d’un
projet de changement technologique car ce sont eux qui aident à la mobilisation de leurs
pairs. Pour Lee et Myers (2004), l’implication des différentes coalitions ou groupes d’ac-
teurs au projet d’implantation d’ERP conditionne la réussite de ce projet.
L’enrôlement permet de procéder à des négociations successives entre réseaux d’ac-
teurs hétérogènes pour élaborer une problématisation commune, c’est-à-dire une vision
partagée des problèmes à résoudre. Ainsi, Lee et Myers (2004) suggèrent aux porteurs
du projet de négocier avec les acteurs pour aborder un certain nombre de préalables
avant l’implantation de l’ERP. Segrestin (2004) signale que c’est au cours des réunions
dédiées à la présentation et au maniement de l’outil que la pertinence de l’outil ERP est
éprouvée par les futurs utilisateurs. Ces réunions constituent une occasion de vérita-
bles négociations entre vendeurs, consultants intégrateursles opérationnels et direction
générale. Dans une perspective similaire, Worley, Hermosillo et al. (2005) suggèrent, à
la suite d’une recherche réalisée dans le cadre de l’implantation d’un ERP à l’université,
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DANS DES ENTREPRISES D’AFRIQUE DE L’OUEST
que des buts communs et des règles institutionnelles soient formulés avec les acteurs
afin d’accroître leur taux d’adhésion au projet.
La littérature en gestion désigne par parties prenantes des individus ou des groupes de
personnes, touchés directement ou indirectement par un projet, ayant intérêt ou non à
celui-ci et mus par le souci de voir se produire un changement ou de maintenir une situa-
tion bénéfique. Les parties prenantes comprennent des personnes, des groupes et des
institutions ayant quelque chose à gagner ou à perdre dans la mise en place d’un projet
de changement. Les principes du management polyphonique entendent contribuer à
la satisfaction conjointe de ces différents intérêts. L’exemple de la modernisation de
l’agence de presse tiré de l’ouvrage de Pichault (2009, p. 93-94) en est une illustration :
les différents acteurs en présence (rédacteurs, rédacteurs en chef, syndicats et direc-
tion), qui avaient pourtant des intérêts divergents, parviennent à sauvegarder l’essen-
Méthodologie de la recherche
Notre démarche méthodologique s’inscrit dans le cadre d’une étude longitudinale de
type contextualiste qui permet de suivre et d’analyser les évolutions du projet ERP au
cours du temps.
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›› Démarche contextualiste
Nous nous sommes inspirés de l’approche contextualiste de Pettigrew (1985) qui tient
compte à la fois du contenu du changement, des contextes interne et externe et des
rapports de forces entre acteurs évoluant au fil du temps (processus) :
–– le contenu se réfère aux domaines précis concernés par les changements que l’on
veut étudier ; pour notre cas, il est question du progiciel ERP que l’entreprise s’engage
à implanter ;
–– le contexte externe prend en compte l’environnement social, économique, politique au
sein duquel évolue l’organisation ; le contexte interne concerne la structure, la culture,
la technologie ainsi que le mode de direction et de prise de décision qui fondent la
politique de l’organisation ;
à un état futur.
L’approche proposée par Pettigrew reste une référence incontournable dans l’étude lon-
gitudinale du changement organisationnel. Elle constitue un cadre d’analyse qui tente
de comprendre, dans une perspective résolument constructiviste, les processus itératifs
dans lesquels un contenu évolue dans un contexte particulier, marqué par les jeux de
pouvoir entre acteurs (Pettigrew et Whipp, 1991 ; Brouwers et al., 1997). Elle vise à
expliquer le contexte d’émergence d’un projet de changement et les antécédents qui
lui donnent du sens, tout en retraçant au fil du temps la manière dont il se maintient,
se transforme et éventuellement disparaît. Elle permet d’identifier différents niveaux
d’analyse et d’analyser leurs interrelations. Il s’agit d’une « grille d’analyse générale dans
laquelle peuvent venir s’enchâsser différentes approches » (Pichault, 2005, p. 186). En
cela, le contextualisme tranche avec les approches habituellement présentées dans la
littérature sur les ERP. Il permet en effet d’articuler différentes perspectives théoriques,
ce qui conduit à recueillir des données très diverses aussi bien sur l’application ERP elle-
même, sur le contexte dans lequel elle apparaît que sur les jeux de pouvoirs autour de
sa mise en œuvre.
gique avec identification des phases clés. Cette programmation a permis d’organiser
l’analyse du processus de changement. Quant aux niveaux d’analyse du contenu et des
contextes aussi bien interne qu’externe, ils ont été inventoriés et documentés à partir
d’entretiens auprès d’acteurs-clés, d’observations et d’analyses documentaires appro-
fondies.
Pour la réalisation des entretiens, nous avons ciblé spécifiquement le personnel des
structures impliquées dans le processus d’implantation de l’ERP et les dirigeants. Il
s’agit de personnes ressources jouissant d’une bonne expérience professionnelle afin
de s’assurer de la qualité et de la pertinence des informations. Les entretiens se sont
déroulés sous forme d’échanges au cours duquel l’interviewé pouvait s’exprimer ouver-
tement. Nous avions effectué auparavant une préparation matérielle des outils de travail
en élaborant un guide d’entretien dont les rubriques tiennent compte de nos diverses
préoccupations. À cet effet, nous nous sommes rapprochée des cadres du service infor-
matique et de la direction des ressources humaines. Ceci a permis de nous imprégner
des réalités vécues au quotidien et utiles pour nos recherches. Nous avons également
échangé avec le personnel des autres directions : production, commercialisation, comp-
tabilité et finances. Ces échanges ont porté sur les difficultés pratiques et les problèmes
prendre les phénomènes que l’on observe au cours du processus d’implantation de l’ERP
dans les contextes spécifiques que sont le Nigéria et le Bénin, l’écoute était devenue
un principe précieux pour confronter la réalité du terrain aux conclusions des recherches
antérieures menées en Amérique, en Europe et en Asie.
Les interviews ont été réalisées en trois temps. Dans un premier temps, l’interviewé
était invité à décrire son activité, ses relations avec les autres entités de l’organisation
et son parcours professionnel au sein de l’organisation. Dans un deuxième temps, nous
avons abordé la question du changement dans lequel s’est engagée l’organisation ; ce
thème n’a nécessité aucune démarche structurée de la part de l’interviewé. Ce dernier
avait le loisir de poser la problématique dans ses propres termes et d’en développer les
aspects qu’il jugeait importants. Dans un dernier temps, nous avons abordé les ques-
tions relatives à leurs perspectives d’avenir.
Au niveau de la Société A, une première vague de vingt-cinq entretiens a été réalisée
auprès de témoins privilégiés qui étaient dans l’entreprise avant la décision d’implan-
tation du logiciel ERP (deux ans minimum). Une deuxième vague de trente interviews a
été réalisée auprès des principaux responsables, des utilisateurs-clés, des utilisateurs
finaux, des consultants et des membres de l’association des employés. Ensuite, une
troisième vague de vingt-deux entretiens a été également réalisée pour des complé-
ments d’information des leaders d’opinion, des utilisateurs finaux, des consultants et
des responsables. Enfin, une dernière vague de cinq interviews a permis de toucher les
non-utilisateurs de l’ERP.
Au niveau de la Société B, une première série de dix entretiens a été réalisée auprès de
personnes qui étaient dans l’entreprise depuis sa création : des responsables, des utili-
sateurs potentiels et le jeune informaticien. Une deuxième série de quatorze interviews
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notre présence effective sur les sites des trois entreprises durant des périodes prolon-
gées (plusieurs semaines). Dans les trois sociétés, nous avons observé le comportement
d’utilisateurs à leur poste de travail. Notre observation a porté sur :
–– la fréquence de l’utilisation du nouveau système pour effectuer leurs tâches ;
–– la fréquence de la sollicitation des consultants ou informaticiens pour la résolution
des difficultés rencontrées par l’utilisateur ;
–– le temps qu’ils mettent pour imprimer les rapports, ou pour enregistrer les données ;
–– les difficultés rencontrées au cours de l’utilisation du nouveau système.
Pour chaque étude de cas, une variété de documents a été consultée : internes (notes,
courrier, rapports, procès-verbaux, plans stratégiques, etc.) et externes (rapports d’acti-
vités, textes légaux et documents officiels). La documentation interne a permis de vérifier
la validité de certaines informations, d’accéder à des données rétrospectives et d’iden-
tifier la manière dont l’organisation gère sa structure. La documentation externe nous a
permis de reconstituer le contexte institutionnel dans lequel évolue l’organisation et dans
lequel s’inscrit le projet de changement organisationnel.
204 interviews ont été retranscrites. Dans cette retranscription, nous avons bien tenu
compte des interjections et des nombreuses informations liées à l’expression non ver-
bale. Les enjeux d’emploi et les réseaux de solidarité interpersonnelle ne favorisent pas
toujours l’expression verbale spontanée. L’apport du corps dans la communication est
un élément fondamental pour saisir les positions et les opinions des acteurs. Ayant réa-
lisé les entretiens nous-même, nous avons toujours considéré les gestes, les sourires,
les mimiques, le degré de difficulté ou d’aisance dans les expressions en fonction des
acteurs et des sujets abordés. La retranscription a donc non seulement permis d’écrire
ce qui a été dit, mais de signaler le mouvement du corps l’ayant accompagné.
Notre présence dans les entreprises a permis d’observer la culture matérielle de l’entre-
prise. Nous avons également rédigé des notes d’observation. Les produits empiriques
Le progiciel SAP a été adopté au sein de la société C à la suite d’un diagnostic, puis
d’une étude préliminaire, qui ont conduit au lancement d’un appel d’offres internatio-
nal restreint ayant permis de sélectionner une compagnie d’informatique pour conduire
l’implantation du progiciel. Les équipes projet ont été mises place et les activités pré-
vues dans le plan d’implantation ont été réalisées. Le système SAP a été bien implé-
menté techniquement. Cependant, de mauvaises manipulations du système ont conduit
à son blocage. Une première panne a été observée et une approche de solution a été
trouvée. Une nouvelle panne, faisant suite à une malversation, a finalement conduit les
dirigeants à changer de fournisseur. Ce dernier a proposé un nouveau progiciel pour les
deux petites compagnies de la société. L’implantation du nouveau progiciel a démarré
avec l’installation d’une équipe-projet chargée de la maintenance de l’ancien système.
L’équipe projet a utilisé les équipements en place pour implanter son progiciel. L’implé-
mentation a ainsi été réalisée en un temps record. En outre, les phases de formation et
de mise en production du nouveau système ont été conduites avec succès grâce à une
forte mobilisation des pasteurs et des chefs religieux.
à installer coûtant cher. Eu égard à ce qui précède, nous pouvons conclure qu’après le
déclenchement des conflits, les dirigeants ont bel et bien procédé à l’identification des
principaux détenteurs d’influence.
Des rôles précis sont donc attribués aux leaders d’opinion. Ils servent dorénavant d’in-
termédiaires entre les dirigeants et les autres acteurs. Prenant le devant de la scène, ils
se sentent effectivement impliqués dans le projet, ils sont responsabilisés et c’est à eux
désormais d’informer les acteurs de ce qui va se passer au cours du processus.
L’implication de nos sages et doyens d’âge nous a rassurée, car nous leur faisons
confiance. S’ils prennent le devant d’une chose, cela doit nous être bénéfique
(Interview nº 25, Nigérian, agent service de production).
Les leaders d’opinion sont impliqués en tenant compte de la couverture ethnique (surtout
les ethnies dominantes : yoruba, haoussa, igbo et autres). Sur le plan religieux, les prin-
cipales confessions religieuses sont également prises en compte (Apostolic Church et
Islam), de même que l’appartenance aux principaux sites de la société (Lagos, Kaduna,
tabilité).
C’est à partir de cet instant que le travail d’implantation de l’ERP démarre réellement ; à
chaque étape, les dirigeants ou le comité de pilotage sont tenus d’expliquer aux leaders
le travail à faire. Ainsi, les acteurs à la base sont-ils pleinement associés par le biais des
leaders d’opinion à la phase du déploiement, à la phase de formation, à la phase test et
à la phase de mise en œuvre.
Les dirigeants sont parvenus à enrôler les leaders d’opinion à un moment où ils ne par-
venaient plus à convaincre directement les acteurs. L’implication de ces leaders, après
l’apparition des conflits, a permis de conduire le processus avec succès.
Depuis que leurs sages ont pris le devant de la scène, nous jouons la diplomatie et
cela marche mieux entre nous. Il faut les connaître, ils ne sont pas très difficiles,
car, quand ils ont confiance en vous, ils travaillent et donnent le meilleur d’eux-
mêmes. Nous avons compris que nous devons être souples (pas trop durs et pas
trop doux). Ce qui semble être bizarre, ils ne veulent pas que nous soyons durs,
mais ils acceptent que leurs devanciers soient très durs envers eux. Les devan-
ciers sont aujourd’hui pour nous autres de bons relais de communication et de
sensibilisation (Interview nº 49, irlandais, directeur commercial).
Au regard de ce qui précède, nous pouvons conclure que le style de management des
dirigeants de la société A a évolué. Au départ, il était clairement panoptique, dans la
lignée de la vision rationaliste véhiculée par les vendeurs de l’outil. Avec l’apparition
des conflits en cours de processus, les dirigeants ont adopté une nouvelle stratégie de
négociation avec les leaders d’opinion ethnique et religieuse : après avoir procédé à
une contextualisation de leur projet (identification des acteurs clés), ils sont parvenus
LA SAGESSE POLYPHONIQUE : TROIS CAS DE PILOTAGE DE CHANGEMENT ORGANISATIONNEL 91
DANS DES ENTREPRISES D’AFRIQUE DE L’OUEST
Le directeur administratif et financier a été nommé pour conduire le projet. Sans doute
ce dernier, connu de tous les agents, a-t-il pu jouer le rôle de gestionnaire financier du
projet. Rien ne montre cependant qu’il ait joué un rôle de traducteur entre les intérêts
des uns et des autres.
concernés. La composition de l’équipe-projet montre toutefois que cela n’était pas vrai-
ment le cas. Celle-ci était composée d’un sponsor (le DG local), d’un chef-projet (le
DAF), de deux spécialistes en comptabilité, d’un spécialiste ingénieur en gaz, d’un spé-
cialiste ingénieur en hydrocarbure, d’un spécialiste vente et service après-vente, d’un
informaticien, de deux spécialistes PSM/Trading et de trois spécialistes Downstream
venus de la direction du siège à Genève. L’un des deux spécialistes en comptabilité était
le représentant des consultants. On remarque l’absence des directeurs techniques et
de représentants des employés locaux, ce qui montre que toutes les parties prenantes
n’étaient pas impliquées dans l’équipe-projet.
Pour faciliter l’acceptation du projet, les consultants ont fait des outils de communica-
tion leur cheval de bataille. Ils entendaient ainsi limiter certains dysfonctionnements
risquant d’être préjudiciables aux attentes de la Direction du siège et de la Direction
En conséquence, les dirigeants de la société n’ont guère mobilisé les acteurs autour du
projet. Il n’y a pas eu davantage de réflexion sur le moment opportun pour les impliquer.
Il ressort de l’analyse du cas B que le style de management utilisé par les dirigeants
au cours du processus d’introduction de l’ERP n’est guère polyphonique. On peut plutôt
le qualifier de panoptique, basé sur un rapport de force unilatéral, dans un contexte
économique dégradé.
Après le blocage du système, les dirigeants ont compris qu’il y avait un mécontentement
grandissant au niveau du personnel, qui tournait autour de la répartition des ressources
entre société-mère et compagnies locales. Pour régler le problème, les dirigeants ont
dû répondre aux différentes revendications des communautés dont les salariés sont les
porte-parole en mettant l’accent sur le fait que la restructuration en cours allait permet-
tre de transférer les compétences et la gestion de la société aux Nigérians, dans le but
d’une meilleure répartition des ressources.
La négociation avec les acteurs a donc bien eu lieu. La nomination d’un Nigérian à la
tête de la société a fortement contribué à un compromis avec les acteurs en place.
Si les dirigeants ont adopté au départ un style de management panoptique, celui-ci est
devenu, avec le déclenchement des conflits, davantage polyphonique.
fondées que les organisations y sont très perméables au monde extérieur et qu’un projet
ERP constitue dès lors un changement de suffisamment grande ampleur pour nécessiter
les multiples opérations de traduction (internes et externes).
En synthèse, la mobilisation des éléments pertinents du contexte économique et cultu-
rel et l’adoption d’un style de management polyphonique paraissent des facteurs clés de
réussite pour l’implantation d’un projet ERP en Afrique. Encore faut-il, bien entendu, que
les responsables de projet soient sensibilisés au style de management polyphonique et
ne soient pas tentés de reproduire les errements d’un style de management panoptique,
que la culture locale de respect de l’autorité aura probablement tendance à favoriser.
leaders ethniques et religieux, des griots, etc. Elle permet de cerner les limites
des méthodes de gestion universalistes considérées comme des « best practi-
ces » qu’on pourrait implanter indépendamment du contexte local et du moment
concerné (Nizet et Pichault, 2007). Elle s’inscrit davantage dans le courant néo-
institutionnaliste, selon lequel les organisations sont largement influencées par
les composantes leur environnement (Rojot, 2005, p. 409) et leur capacité d’y
faire face. Comme le rappellent Khan et Ackers (2004), un tel néo-pluralisme est
d’autant plus justifié que l’on se situe en Afrique subsaharienne, où se mêlent
des influences religieuses, économiques, politiques, etc. On notera ainsi que les
responsables de chacune des trois sociétés étudiées se sont servis d’un ou plu-
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