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CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET

ILLICITE

Judith Scheele

La Découverte | Hérodote

2011/3 - n° 142
pages 143 à 162

ISSN 0338-487X

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Scheele Judith, « Circulations marchandes au Sahara : entre licite et illicite »,
Hérodote, 2011/3 n° 142, p. 143-162. DOI : 10.3917/her.142.0143
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Circulations marchandes au Sahara :
entre licite et illicite

Judith Scheele 1
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Au Gourara, les céréales et les quelques légumes qui sont cultivés sous les
palmiers sont d’une minime importance et n’entrent que pour une trop faible
part dans l’alimentation des habitants. Il leur faut, pour ne pas mourir de faim,
pouvoir échanger l’excédent de dattes qu’ils peuvent avoir contre le blé, l’orge,
le beurre, la viande séchée ou sur pied, la laine etc., que leur apportent les cara-
vanes venant des hauts plateaux ; si ces caravanes font défaut, c’est la misère
noire [Cauchemez, 1900].

Le Sahara a été et demeure une terre d’échanges : une région où dans la durée
la survie des populations dépend des stratégies de négoce avec leurs voisins plus
ou moins proches. Le commerce reste donc au cœur des économies locales et, dans
bien des endroits, il constitue la motivation majeure de l’établissement des lieux
de sédentarisation. Même si le commerce transsaharien a toujours fasciné les cher-
cheurs occidentaux (ainsi que les diplomates et les poètes) et même s’il était financé,
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en partie, par des réseaux qui dépassaient le cadre du Sahara, les archives locales
révèlent que, dans le passé, l’essentiel de ces échanges se déroulait à une échelle
plutôt modeste et concernait surtout des marchandises nécessaires à la vie quoti-
dienne (dattes, céréales, bétail) et de la main-d’œuvre. Des entreprises plus vastes s’y
greffaient, certes, au gré de la conjoncture, mais l’infrastructure de base qui reposait
sur des liens sociaux et des besoins en vivres restait nécessairement régionale.
Avec les transformations politiques, économiques et techniques survenues lors
de la colonisation, des deux guerres mondiales puis des indépendances nationales,

1. Chercheure en postdoctorat à All Souls College, Université d’Oxford.

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ces échanges se sont modifiés. Certains acteurs ont su profiter de ces circonstances
exceptionnelles pour asseoir un quasi-monopole, d’autres ont tout perdu : mais
succès ou échec dépendait largement de leur capacité à tirer profit des réseaux
sociaux régionaux qui, mutatis mutandis, semblent survivre aux changements,
et à les adapter aux nouvelles circonstances. Depuis les indépendances, le bétail
provenant des pays du Sahel n’est donc plus (ou guère) échangé contre des dattes,
mais plutôt contre de la semoule, des biscuits, des pâtes alimentaires et du lait en
poudre subventionnés au Maghreb et interdits à l’exportation. Du point de vue des
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pouvoirs publics, ces échanges sont illégaux, mais, localement, ils sont considérés

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comme légitimes car indispensables au ravitaillement de la région. D’ailleurs,
les douaniers, les gendarmes et les policiers postés le long des pistes sahariennes
ferment souvent les yeux sur ces pratiques, moyennant rétribution, lorsqu’ils n’y
participent pas eux-mêmes.
Depuis une trentaine d’années, d’autres activités commerciales transsahariennes
voire transcontinentales se sont greffées sur ces mouvements transfrontaliers : des
cigarettes d’abord, puis des armes et des stupéfiants. En s’appuyant sur la main-
d’œuvre locale, ces nouveaux commerces ont entraîné la restructuration d’une partie
des réseaux commerciaux régionaux et remis en cause d’anciennes hiérarchies
sociales locales et régionales. Or, pour la plupart des acteurs locaux, l’implication
dans des réseaux extérieurs de fraude est perçue comme un moyen de se consti-
tuer un premier pécule pour ensuite investir dans le commerce transfrontalier licite,
voire légal. Le gros des échanges observés reste ainsi dans le domaine des vivres et
des biens de consommation courante comme le gasoil, et demeure sous le contrôle
des familles et de petits réseaux marchands anciens. Une condamnation de tout
commerce saharien comme « trafic » et de toute famille commerçante comme un
« réseau de trafiquants » ne permet pas de saisir les réalités à l’œuvre sur le terrain.
Toute politique interventionniste se fondant sur ce type de représentation serait
désastreuse pour les économies et les sociétés locales.
À travers l’étude de la frontière algéro-malienne mise en perspective par

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des travaux sur les régions avoisinantes, cet article vise à donner un aperçu du
développement du commerce saharien moderne, de la fin du XIXe siècle jusqu’à
l’époque contemporaine, et à montrer les limites flexibles et toujours mouvantes
entre commerce légal et illégal, licite et illicite 2.

2. Cette contribution repose sur quinze mois de recherches dans le Sud algérien et le nord
du Mali et sur des investigations effectuées dans les archives en France, en Algérie et au Mali
en 2007-2009. Ces travaux ont été financés par Magdalen College, Université d’Oxford, et la
British Academy (Grant n° SG-47632).

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CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE

Commerce régional et premières grandes fortunes sahariennes

Le commerce transsaharien a, depuis longtemps, capté l’attention des chercheurs


et plus largement des Européens sur lesquels il exerçait une certaine fascination
[McDougall, 2005]. Il n’en est pas de même pour le commerce intérieur saharien du
sel, du bétail, des dattes et des céréales qui, moins spectaculaire, a été peu étudié 3.
Pourtant, ce dernier semble avoir toujours été en termes de valeur largement plus
important que le commerce transsaharien et a fait vivre davantage de gens [Lovejoy,
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1984], tout en constituant une ressource essentielle pour les économies oasiennes et

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nomades [Pascon, 1984 ; Retaillé, 1986]. D’ailleurs, il semble qu’aucun terme local
ne corresponde à la notion de « transsaharien », et la limite entre ces deux types de
commerce est souvent floue. Les commerçants transsahariens investissaient en effet
une partie importante de leurs gains dans le commerce régional, dans l’agriculture
et l’élevage [Eldblom, 1968] et le commerce transsaharien reposait essentiellement
sur une infrastructure régionale, ne serait-ce que pour avoir accès au transport et aux
réseaux de protection nécessaires 4. Comme l’indiquent les témoignages d’esclaves
« libérés » par l’armée française au début du XXe siècle, la plupart des biens qui
traversaient le Sahara ne le faisaient pas en ligne droite, mais passaient d’une
caravane à l’autre et ne devenaient transsahariens que s’ils n’étaient pas vendus en
cours de route, en suivant des routes irrégulières qui rappellent le « cabotage » cher
à Braudel 5. Cette importance des infrastructures régionales, plus ou moins à l’abri
des fluctuations économiques mondiales et qui offraient des zones d’investissements
sûres, peut expliquer, en partie, la grande flexibilité du commerce transsaharien, sa
résistance à l’introduction de nouveaux moyens de transport et sa continuité bien
au-delà de la construction des chemins de fer nigérians et sénégalais qui permet-
taient d’évacuer les produits du Sahel par le sud [Newbury, 1966 ; Johnson, 1976 ;
Baier, 1977].
À partir de la fin du XVIIIe siècle, la présence européenne, d’abord sur les
côtes atlantiques du Sahara occidental, puis de plus en plus à l’intérieur même du
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Sahara, réordonna cette infrastructure sur le terrain par l’introduction de nouveaux

3. À l’exception du commerce de sel : pour un résumé des travaux effectués sur ce dernier,
voir McDougall [1990].
4. Comme en témoignent les lettres des commerçants de Ghadamès conservées au Centre
d’études et de documentation Ahmed Baba (CEDRAB) à Tombouctou : voir notamment
MSS n° 2708-36, 2757-77 et 6092-4 ; et Scheele [2010].
5. Ces témoignages sont conservés au CAOM, boîte 12H50. Chardenet, « Aoulef », CAOM
22H50, décrit le « cabotage » transsaharien des Awlâd Zinân, grands commerçants du Tidikelt,
qui les amène du Tidikelt vers Tombouctou, puis Ghat et Ghadamès, en vendant des produits
locaux en route ; voir aussi Haarmann [1998, p. 28].

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marchés et produits de consommation. L’Ouest saharien fut touché en premier,


après l’ouverture dans les années 1760 du port d’Essaouira (Mogador) qui était
destiné exclusivement au commerce extérieur [Schroeter, 1988]. Des réseaux de
commerce plus anciens, la plupart actifs depuis la seconde moitié du XVIIe siècle,
périclitèrent [voir Newbury, 1966 ; Johnson, 1976 ; Baier, 1977] en faveur des
familles commerçantes tournées vers le commerce extérieur. C’est la période du
grand succès de Shaykh Bayrûk de Guelmim dans le Wâd Nûn qui tira avantage
de sa proximité de la côte pour monopoliser le commerce régional et transsaharien
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à partir de Tombouctou et la distribution des produits manufacturés européens à

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l’intérieur du pays. « Au début du XXe siècle », écrit Ghislaine Lydon [2009, p. 196]
il avait « des agents dans des marchés clefs de l’Afrique de l’Ouest, de Shinqîti,
Tîshît et Tombouctou à Ndar, Rosso, Louga, Dakar, Banjul, Conakry et Abidjan ».
Dans les années 1850, cette mainmise des Tekna était concurrencée par la zâwiya
(établissement religieux, pluriel zawâyâ) d’Ilîgh, qui, après une première période
de floraison au XVIIe siècle, s’imposa comme intermédiaire privilégié du commerce
de la côte ainsi que du commerce avec l’intérieur, du Wâd Dra‘ à Tombouctou.
En même temps, la zâwiya d’Ilîgh investit systématiquement dans le commerce
régional, l’esclavage, l’agriculture, l’irrigation et le pastoralisme sous la forme
d’achats directs autant que par le recours à des réseaux de crédit extensifs [Pascon,
1980]. Des développements parallèles eurent lieu dans la vallée du Sénégal et
dans la Mauritanie actuelle. Encouragées en partie par des commerçants Tekna,
quelques tribus maures, notamment des familles religieuses de la ville de Shinqîti,
commencèrent, à partir des années 1840, à investir les profits réalisés dans le trans-
port du sel et le commerce du bétail avec les colonies européennes de la vallée du
Sénégal d’où elles revenaient avec des produits manufacturés importés d’Europe
ainsi que du thé et du sucre [Bonte, 1998, p. 5]. Ces commerçants devinrent
ensuite les intermédiaires privilégiés de la traite de gomme et réinvestirent leurs
bénéfices dans du bétail ou dans l’agriculture oasienne. Le prix des esclaves ayant
sensiblement baissé après l’interdiction effective de la traite transatlantique et lors

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des guerres coloniales qui augmentèrent le nombre des captifs, ils achetèrent des
esclaves en grandes quantités et les mirent au travail dans leurs palmeraies, plan-
tées exclusivement à des fins commerciales 6 [Bonte, 1998, p. 11]. En même temps,
les réseaux Kunta, eux aussi grands profiteurs du surplus d’esclaves sur le marché
intérieur, devinrent prépondérants dans la production de sel et dans le commerce
régional dans l’Est mauritanien et le nord du Mali [McDougall, 1986].

6. Cette baisse de prix et cet investissement concentré permettent, pour reprendre l’expres-
sion de Paul Lovejoy [1983], pour la première fois le développement d’un véritable « mode de
production esclavagiste » dans la région.

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CARTE 6. – LES PRINCIPAUX CENTRES COMMERCIAUX LICITES ET ILLICITES

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Plus à l’est, l’axe Tripoli-Kano ou lac Tchad était, à la fin du XIXe siècle, le plus
actif dans le commerce transsaharien. Mais, ici comme ailleurs, ce commerce exis-
tait à côté et souvent en symbiose avec le commerce régional. Fin XIXe siècle, ce
dernier était en grande partie entre les mains de la Sanûsiyya, ordre soufi dont les
adeptes avaient établi « un authentique territoire en réseau qui s’étend de la Libye
au Tchad et se ramifie au-delà vers l’Afrique subsaharienne, jusqu’à la République
centrafricaine actuelle, et l’Égypte » [Pliez, 2006, p. 692]. Ce vaste ensemble était
marqué par la présence de nombreuses zawâyâ dont la fonction était, comme au
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Maroc, à la fois religieuse et commerciale : elles contrôlaient le commerce régional

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ainsi qu’à longue distance et servaient de marchés pour les populations locales,
tout en produisant des vivres qu’elles acheminaient vers le nord [Triaud, 1983 ;
Ciammaichella, 1987]. Il ne faut pas pour autant conclure à un projet cohérent
de domination transrégionale. Comme le note Evans-Pritchard [1945, p. 187], la
Sanûsiyya « connut peu d’organisation et de contrôle centralisateurs. De nouvelles
zawâyâ étaient souvent fondées grâce à l’initiative de familles influentes, fonda-
tion dont le chef de l’ordre n’apprenait l’existence qu’une fois le fait accompli.
Dans les régions plus lointaines, les zawâyâ restaient autonomes ou sous contrôle
régional ». En 1930, suite à la défaite de la Sanûsiyya face à l’armée italienne 7, un
grand nombre d’adeptes vinrent se réfugier au Tchad, continuant ainsi à maintenir
l’influence commerciale libyenne dans la région. Le Rouvreur compte ainsi un
millier de Libyens à Faya, capitale du nord du Tchad :
Ensemble, ils ont le monopole de tout le commerce dans les trois chefs-lieux du
B. E. T. (Borkou-Ennedi-Tibesti) au nord du Tchad... Chacun possède autour de la
place du marché une petite boutique regorgeant de tissus, de thé, de sucre, que le
Toubou achète le plus souvent à crédit faute de numéraire. La note est réglée périodi-
quement avec un chameau pour les nomades, au moment des récoltes avec du blé ou
des dattes pour les sédentaires. [Le Rouvreur, 1962, p. 394].
Au Sahara central, l’époque des grandes fortunes commerciales « modernes »

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débute avec l’arrivée de l’armée française, qui était obligée de sous-traiter
son ravitaillement à des commerçants de la région 8. Ils firent donc appel aux

7. L’armée italienne débuta sa conquête de la Libye en 1911 avec la prise de Tripoli.


La Sanûsiyya, dont le chef spirituel Sîdî Idris était d’abord allié aux Italiens dont il accepta le
titre de l’amîr de la Cyrénaïque, était la seule organisation à même de leur résister militairement
quand, sous Mussolini, ils avancèrent vers l’est et le sud. La Sanûsiyya fut vaincue en 1931,
mais Sîdî Idris devint par la suite roi de la Libye indépendante.
8. Des tentatives pour s’en charger elle-même s’étaient soldées par des échecs notables :
voir le « Rapport du lieutenant Chourreu, chef du 6e convoi de ravitaillement d’Igli, sur les
conditions dans lesquelles le convoi a été effectué », 29 décembre 1900, CAOM 22H33.

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Sha‘anba, chameliers nomades, recrues enthousiastes de l’armée coloniale,


convoyeurs attitrés des commerçants des villes du Mzab dont les parcours de
migration habituels s’étendaient jusqu’au Gourara. Les Sha‘anba y firent fortune
et réinvestirent dans le commerce régional, l’élevage et le foncier oasien, où le
prêteur sur gages sha‘anbî figurait dans tous les récits d’histoire familiale. Ainsi,
en 1921, al-Hâjj Ahmad Akacem, qui allait devenir l’un des commerçants les plus
riches du Sahara central, suivit son oncle, « cantinier » de l’armée française depuis
1900, jusqu’au Gourara, où il ouvrit une boutique de vivres et investit dans l’agri-
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culture ainsi que le commerce des dattes, des céréales et du bétail 9 [Reynaud,

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1957]. D’autres commerçants étaient moins directement liés à l’administration
coloniale, mais bénéficiaient néanmoins de sa protection et de la clientèle régu-
lière et solvable qu’elle garantissait, à l’instar de ‘Umar al-Jilâlî, descendant des
Awlâd Sîdi Shaykh, grande fédération nomade du Nord-Ouest algérien de répu-
tation chérifienne, qui s’installa à Timimoun en 1906 puis à Adrar. De même,
Tâlib Sâlim b. Hammâd, commerçant du Wâd Sûf située aujourd’hui près de la
frontière tunisienne, arriva à Aoulef (Tidikelt) au début du XXe siècle. Ce même
modèle fut repris plus à l’Ouest [Dunn, 1971] et au Sud. Jeune adolescent, Hamû
Zafzaf – lui aussi descendant des Awlâd Sîdi Shaykh mais dont la famille était
depuis longtemps installée à Tit dans le Tidikelt – accompagna son père dans
ses déplacements vers l’Adagh (nord du Mali) où il échangeait des dattes, des
objets manufacturés, des tissus, du thé et du sucre contre des produits pastoraux et
des céréales 10. Avec l’arrivée de l’armée française à Kidal, il s’y installa d’abord
dans une paillote puis dans une maison en briques. Il fournissait alors des capi-
taux et divers biens aux nomades de la zone et investit lui-même dans du bétail
et des alliances matrimoniales qui lui donnent accès aux ressources et au soutien
des plus grandes familles de la région 11. Ainsi, Kidal, Tessalit, et même le marché
de Gao sont à l’origine des colonies commerciales algériennes, colonies que l’on
retrouve aussi plus à l’est, à Tahoua et à Agadez au Niger [Grégoire, 1999, p. 151 ;
2000] et qui étaient liées aux populations locales par des relations sociales intimes
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et irréversibles.

9. Les noms de ces commerçants ont été modifiés.


10. Entretien avec Hamü Zafzaf, Tit, mars 2008.
11. Hamû Zafzaf, « Risâla », archivée aux Archives du Cercle de Kidal (ACK), Kidal. Ces
archives sont remplies de plaintes de commerçants algériens contre des débiteurs défaillants ;
mais aussi des lettres de leurs épouses restées en Algérie, à la recherche de leurs maris « dis-
parus » à Kidal, et des commerçants algériens qui, après avoir divorcé avec une femme locale,
cherchent à récupérer leurs enfants auprès de belles-familles parfois trop puissantes.

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La motorisation des transports

En 1922, la première voiture automobile traversa le Sahara central de l’Algérie


au Niger. Après la crise économique de 1929, l’administration française fit des
efforts pour rentabiliser ses colonies en encourageant le commerce transsa-
harien avec notamment l’organisation de la première foire transsaharienne de
Tamanrasset [Grégoire, 1999, P. 156 ; 2000]. Dix ans plus tard, à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, ces efforts s’accentuèrent : les pistes transsahariennes
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furent peu à peu balisées, d’abord pour amener des soldats ouest-africains vers

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le nord afin de contrecarrer une Allemagne de plus en plus menaçante, puis, dès
1941, pour assurer des routes de ravitaillement afin de contourner le blocus mari-
time des Alliés 12. Le trafic par camion entre le sud de l’Algérie et le nord du Mali
et du Niger devint régulier. Mais ce n’est qu’après la déroute de l’armée italienne
en Libye et la fin de la guerre que les camions devinrent d’un prix abordable pour
les commerçants locaux. En 1946, al-Hâjj Ahmad Akacem et d’autres Sha‘anba
de Metlili créèrent la Société de transports automobiles du Touat (SOTRAT) dotée
d’un parc de camions d’origine italienne acheté grâce à un emprunt contracté
auprès d’un commerçant juif de Béchar. La SOTRAT ayant été dissoute pour
« fraude » en 1948, al-Hâjj Ahmad acheta pour son propre compte deux camions
et diversifia son commerce. En 1950, des membres de sa famille ouvrirent avec
son aide et sous ses ordres des magasins à Gao et à Niamey où ils vendaient des
tissus et du sucre aux nomades. Ces magasins servaient aussi de relais routiers
d’où partaient régulièrement ses camions vers Tombouctou, Bamako, Maradi,
Ouagadougou, Kano, Lomé et Accra. Ils exportaient des dattes de deuxième
qualité des oasis du Touat et des produits manufacturés importés du Nord et les
échangeaient contre des arachides, du café et du bétail [Reynaud, 1957]. À la
même époque, des routes transsahariennes furent balisées en Mauritanie et,
là aussi, c’étaient surtout de grands commerçants aux moyens importants qui
pouvaient les emprunter, renforçant ainsi leur domination [Bonte, 2000].

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Cette expansion rapide de l’activité marchande était tributaire de la conjoncture
mondiale. Les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale furent l’âge d’or
du marché noir. L’Algérie étant soumise aux restrictions que connut la métropole,
les denrées alimentaires de base importées du Mali, du Niger et même du Nigeria,
qui était approvisionné à meilleur prix par l’Angleterre, s’y vendaient plusieurs
fois leur prix d’achat. Selon Dahmân Bilqâsim, cousin des Banû Hammâd :

12. Voir les nombreux rapports conservés aux Archives nationales du Mali (ANM) à
Bamako, notamment les Fonds récents 1Q217, « Relations commerciales avec l’Afrique du
Nord » et 1Q128, « Relations commerciales avec l’Algérie, 1940-1942 ».

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On allait d’ici vers l’Adagh avec nos poches pleines d’argent, puis on allait trouver un
sûdânî de là-bas qui avait des vaches. On lui achetait ses animaux et on les amenait
ou on les faisait amener au Niger puis au Nigeria pour les revendre. On payait alors
des tissus anglais pour remplir nos camions et on revenait vers l’Adagh et de là on
retournait en Algérie. Tantôt on utilisait des camions, tantôt des chameaux pour
ne pas risquer de se faire attraper par la douane. Mais normalement, les douaniers
nous laissaient tranquilles tant qu’on montrait tout ce qu’on avait à l’officier fran-
çais qui prenait tout ce qu’il voulait pour sa femme 13. À l’époque, en Algérie, c’était
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la misère, tout le monde avait faim, mais au Nigeria : tu manges et tu manges et

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tu manges pour rien du tout. Tu leur montres ta main et ils mettent de l’or dedans.
On était des grands patrons 14.
À cette époque, des membres de la famille Bilqâsim et leurs alliés Banû
Hammâd établirent des succursales à Gao et à Niamey d’où ils dominaient une
bonne partie du commerce entre l’Algérie et l’Afrique de l’Ouest. Après la fin de
la période de rationnement, les profits devinrent moins importants. Les plus grands
commerçants se réorientèrent alors vers les marchés nationaux. Quelques-uns
d’entre eux investirent dans le transport pour le compte des compagnies pétrolières
dont le poids économique commença à éclipser celui du commerce transfrontalier.
Ainsi, dans les années 1950, le frère d’al-Hâjj Ahmad Akacem obtint le monopole
des transports de la Compagnie française des pétroles Algérie (CFPA) qui débutait
ses activités dans le sud algérien.
Les petits et moyens commerçants installés au Mali et au Niger ou ceux qui,
comme les Banû Hammâd, étaient trop liés à la société locale pour partir se
replièrent par contre sur les échanges « traditionnels » qui se poursuivent encore
aujourd’hui : du bétail est échangé contre des dattes et des produits manu-
facturés, leur acheminement se faisant par camion ou à l’aide de chameaux en
sous-traitant à des pasteurs nomades de la région. Avec les indépendances et la
naissance d’États soucieux de développer leurs marchés nationaux, ce commerce
devint illégal. Quelques commerçants se rendirent alors au Niger plus favorable
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à l’entreprise privée que le Mali devenu socialiste sous l’impulsion du président


Modibo Keita : les Banû Hammâd s’installèrent ainsi à Niamey où une branche de
la famille réside toujours. D’autres commerçants partirent à Agadez où l’ouverture
de la mine d’uranium d’Arlit (1971) leur procura une clientèle sûre [Grégoire,
2000, p. 237]. En 1971, sur les cinquante-huit boutiques que comptait Agadez,

13. Il semble s’agir de l’administrateur de Gao : voir J. Raynaud, « Rapport d’enquête


administrative relative à un certain trafic de bovidés, trafic de tissus », décembre 1948, CAOM
AffPol/2188/7.
14. Entretien avec Dahmân Bilqâsim, Adrar, mars 2008.

151
HÉRODOTE

seules quatre étaient tenues par des Nigériens ; les autres appartenaient à des
commerçants algériens, mais aussi à quelques Libyens, Tchadiens et Mauritaniens
[Guitart, 1992, p. 253]. Quant aux commerçants algériens installés dans l’Adagh,
ils restèrent sur place et continuèrent leur commerce par la fraude 15. Ils étaient le
plus souvent protégés par les responsables algériens du poste frontalier de Bordj
Badji Mokhtar, protection qui fut en quelque sorte « officialisée » lors de l’installa-
tion d’un consul algérien à Gao et qui continue jusqu’à aujourd’hui 16. De la même
façon, le commerce régional qui devint illégal avec la création des frontières natio-
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nales consécutive aux indépendances se poursuivit de la Mauritanie en Égypte, en

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passant par le Niger et le Tchad [Bonte, 2000 ; Grégoire, 2000 ; Dalmau, 1994].

La frontière comme ressource

Les années 1970 virent le début de la fraude lahda, nommé ainsi d’après le
lait en poudre lahda fabriqué dans des usines d’État algériennes. Les denrées de
base comme la semoule, les pâtes alimentaires, les biscuits, l’huile et le lait en
poudre étaient alors subventionnées par l’État algérien et de ce fait interdites à
l’exportation. Tout un trafic animé par des réseaux marchands déjà bien structurés,
qui disposaient de moyens de transport et bénéficiaient du soutien de la douane,
s’organisa pour amener ces produits au Sahel [Grégoire, 1998, p. 95]. En contre-
partie, ces réseaux rapportaient en Algérie des devises et du bétail malien, parfois
aussi des migrants temporaires qui cherchaient à s’embaucher sur les chantiers
algériens. Dans le sens Nord-Sud, à ces denrées s’ajoutèrent progressivement du
ciment, du fer à béton, de l’électroménager et des pièces de rechange automo-
biles. Ces marchandises étaient acheminées vers les postes frontaliers algériens,
notamment Bordj Badji Mokhtar, Timiaouine et Tin Zaouaten, en toute légalité,
étant soi-disant destinées à la consommation locale. Dans ces différentes localités,
elles étaient transférées sur des véhicules légers et parfois même des chameaux

Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.


ou des ânes qui leur faisaient traverser la frontière. Elles étaient alors rechargées
sur les mêmes camions ou sur des véhicules maliens qui les acheminaient vers
les marchés de Gao, de Tombouctou et d’Agadez. Cette fraude était un secret
de polichinelle : les commerçants établis dans les postes frontaliers travaillaient
systématiquement avec le soutien des agents de l’État affectés sur place, installés
dans les centres administratifs voire occupant une fonction au niveau national. Si,

15. Mohamed Mahmoud, « Rapport de tournée », 25 janvier 1963, ACK, compte six caravanes
de 30 chameaux et de 150 moutons en quinze jours, en plus des moutons transportés par camion.
16. « Lettre à Abdelkader ben Bellar commerçant », 3 février 1963 et « Lettre au chef
d’arrondissement de Tessalit », 6 février 1963, ACK.

152
CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE

dans les années 1960, une affectation à la frontière du Sud algérien était vécue
comme une punition, à partir de la fin des années 1970 la situation changea, tout
au moins selon les commérages locaux : « ton policier là il part, il est maigre et il
n’a rien, il revient avec un ventre gros comme ça, et il épouse quatre femmes...
qui veut se marier va à Bordj ». Au Niger, les produits algériens étaient concur-
rencés par des importations tout aussi illégales de Libye, qui menait une politique
de subvention comparable à celle de l’Algérie sur les vivres et certains produits
manufacturés [Guitart, 1989, p. 161 ; Grégoire, 1998]. Cette fraude lahda constitue
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encore aujourd’hui l’essentiel des échanges commerciaux régionaux. Elle alimente

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les réseaux transfrontaliers et reste indispensable à la survie des villes, des villages
et des campements du Sahara sahélien.
Au regard de son ampleur, elle n’est pas sans effets sur les relations de
production locales. Son appellation « lahda » du nom d’un produit (le lait) qui,
historiquement, était abondant au nord du Mali, résume parfaitement l’ironie
de la situation. La fraude est financée par des exportations de bétail. S’il s’agit de
courants commerciaux anciens, les réseaux de corruption qui régissent la fraude
lahda, les réglementations algériennes qui favorisent les commerçants nationaux
et le monopole de transport détenu par ces derniers font que les éleveurs sont
de plus en plus à leur merci 17. Les grandes sécheresses des années 1970 et 1980
ont renforcé cette dépendance et, ici comme ailleurs au Sahel, une grande partie
du troupeau est passée entre les mains des commerçants qui ont les moyens de
les engraisser pour les acheminer ensuite vers les marchés du Nord. C’est le
cas notamment dans le nord du Niger où des commerçants d’origine libyenne
ont installé de véritables « ranches » d’où partent des caravanes de milliers de
chameaux qui traversent le Ténéré escortés de camions remplis de fourrages et
d’eau [Grégoire, 2000, p. 239]. Ce commerce était estimé dans les années 1990
à trois milliards de francs CFA par an. Il est aux mains de deux grandes familles,
l’une d’origine maure mais installée depuis quelques générations au Niger, l’autre
d’al-Qatrun au sud de la Libye [Grégoire, 1998, p. 99]. Ce négoce se poursuit de
Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.

nos jours et, en 2002, les exportations officielles (partie minime du commerce

17. Pour faire du « troc » officiel avec l’Algérie, tout commerçant doit être enregistré à
la chambre de commerce d’Adrar ou de Tamanrasset, avoir la nationalité algérienne et gérer
une entreprise reconnue. Cette « reconnaissance » est accordée par l’association des commer-
çants transsahariens, composée de membres des anciennes familles commerciales dominantes.
Les commerçants maliens sont ainsi forcés de passer par des intermédiaires. En plus, ils n’ont
le droit ni d’exporter de l’argent, ni d’acheter autre chose que des dattes « que mêmes les chiens
ne mangeraient pas ». Voir « L’arrêté interministériel du 14 décembre 1994 fixant les modalités
d’exercice du commerce de troc frontalier avec le Niger et le Mali », disponible à la douane
algérienne.

153
HÉRODOTE

global de bétail du Niger vers la Libye) se chiffraient à 360 millions de francs CFA
et à 211 millions en direction de l’Algérie [Brachet, 2009]. De tels flux affectent
la plupart des éleveurs de la région, qui perdent la propriété de leurs troupeaux,
deviennent bergers de gros commerçants et qui sont de plus en plus obligés de
produire pour les marchés d’exportation, du Nord mais aussi des pays côtiers.
L’investissement dans le cheptel devient ainsi une activité lucrative pour des
personnes auparavant extérieures à l’économie nomade. Cette situation conduit à
une augmentation du cheptel qui accroît la pression sur les ressources naturelles
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et limite l’autonomie des pasteurs, éléments qui sont au moins partiellement res-

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ponsables de l’ampleur des crises successives qui touchèrent le Sahel à partir des
années 1970 [Bourgeot, 1981].
Si l’appauvrissement de la majorité des éleveurs renforça au premier abord le
monopole des commerçants du Nord, il leur créa aussi des concurrents. En Libye,
les chameaux étaient parfois directement échangés contre des camions, ce qui
permettait, petit à petit, aux Arabes nigériens de briser le monopole de transport
motorisé vers le nord [Grégoire, 1998, p. 99]. Au Mali, étant donné que la fraude
lahda portait surtout sur des produits de consommation courante, les plus grands
profits se faisaient loin des marchés, en brousse. Ainsi, les commerçants algériens
employaient souvent des Maliens, notamment des Arabes nomades du Tilemsi
au nord de Gao, comme colporteurs chargés de la vente autant que du rachat des
bêtes. Ces agents, le plus souvent recrutés dans la belle famille des commerçants,
accumulaient ainsi leur propre pécule. Avec l’insécurité qui commençait à régner
dans la région à partir des années 1990 en raison de la rébellion, ils étaient les mieux
placés pour reprendre le commerce de leurs anciens patrons et parents par alliance,
certains disent même qu’ils les ont souvent très activement « encouragés » à partir.
Aujourd’hui, à peine trois boutiques du marché de Gao restent entre les mains des
familles algériennes. En outre, entre-temps, des populations nomades initiées au
trafic de l’aide humanitaire dans les camps de réfugiés en Algérie sont revenues
au pays, le plus souvent avec des marchandises achetées en Algérie. Sans fonds pour

Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.


reconstituer un troupeau, elles se sont installées à leur propre compte : en vingt ans,
Kidal s’est transformé, le village autrefois algérien est devenu un marché cosmo-
polite. Cette transition ne se fit pas sans tensions. Depuis le début des années 2000,
quelques Arabes du Tilemsi nouvellement enrichis ont remis en cause la suprématie
des Kunta, leurs anciens « patrons », à qui ils refusent désormais de payer leur
redevance annuelle. Les conflits armés entre anciens patrons et leurs clients nouvel-
lement enrichis qui s’ensuivirent se soldèrent par la défaite des Kunta 18.

18. Très peu d’information a été récoltée et publiée au sujet de cette « guerre des Kunta », à
l’exception de quelques articles apparus dans la presse malienne (voir par exemple L’Essor du

154
CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE

Des situations analogues se retrouvent ailleurs au Sahara. Entre la Libye et


le Tchad, le commerce transfrontalier a été interrompu par la guerre entre les
deux pays qui a été déclarée en 1973, après l’occupation libyenne de la bande
d’Aozou. Pendant cette occupation, la Libye investit dans la région, notamment
dans les infrastructures religieuses, et distribua des papiers d’identité à qui le
désirait [Bennafla, 2004, p. 114]. Depuis 1994, les relations entre les deux pays
se sont normalisées et la région, historiquement enclavée, s’est tournée vers le
sud de la Libye qui, à son tour, se ravitaille en grande partie par le Tchad. Ici
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comme plus à l’ouest, le transport motorisé est contrôlé par des commerçants

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libyens qui se sont réinstallés à Moussoro et à Abéché, anciennes bases impor-
tantes de la Sanûsiyya. Un consulat libyen a ouvert ses portes à Faya, capitale
du nord du Tchad en 1999 [Bennafla, 2004, 122-128]. De même, le Soudan et
la Libye sont liés par des réseaux marchands anciens, monopolisés aujourd’hui
par des commerçants Zaghawa de l’Ouest soudanais. Les flux portent surtout sur
du bétail soudanais échangé contre des produits subventionnés en Libye [Drozdz
et Pliez, 2005, p. 66]. Trois quarts du commerce passe par la fraude et le plus
grand marché de Khartoum s’appelle, comme grand nombre de marché dans la
région, sûq Lîbiyâ (souk libyen), et pour cause [Drozdz et Pliez, 2005, p. 72].
Aujourd’hui, ces réseaux commerciaux s’ouvrent de plus en plus vers les pays du
Golfe et la Chine et ces aswâq Lîbiyâ sont approvisionnés par l’est [Pliez, 2006].
Entre l’Égypte et le Soudan, la fraude des chameaux prospère pour alimenter toute
une partie de la population du Caire en viande bon marché [Dalmau, 1994]. Ici
comme plus à l’ouest, même si ce commerce suit des routes anciennes, l’augmen-
tation des quantités échangées et les contrôles douaniers, ainsi que les réseaux
de corruption qu’ils engendrent, transforment l’élevage : ils créent de nouvelles
couches d’intermédiaires [Dalmau, 1994] et encouragent l’appropriation privée de
ressources auparavant communes [Casciarri, 2009]. En Mauritanie, c’est surtout
la contrebande à travers le Sahara occidental, resté soumis au régime douanier
espagnol jusqu’en 1976 puis plaque tournante du trafic de l’aide humanitaire, qui
Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.

anime la fraude. Mais ici aussi, malgré l’absence d’un marché extérieur en dehors
du Sénégal, les sécheresses des années 1970 et 1980 ont entraîné un « transfert
massif » des troupeaux vers les mains des commerçants, avec des résultats compa-
rables à ceux observés plus à l’est [Bonte, 2000, p. 63].

8 janvier 2003, du 23 avril 2003, et du 5 août 2004, et Le Républicain du 14 septembre 2004).


Voir aussi Scheele [2009].

155
HÉRODOTE

Splendeurs et misères

Au début des années 1990 et suivant les directives du Fonds monétaire inter-
national, l’Algérie abolit les subventions accordées aux denrées de base. Les prix
montèrent alors en flèche 19 et la fraude lahda perdit a priori sa raison d’être, sauf
pour l’essence 20. Pourtant, à une échelle moindre, le trafic de vivres perdura, pour
des raisons sociales plutôt que commerciales. Selon les mots du président de la
chambre de commerce de Kidal, lui-même grand commerçant et fraudeur lahda
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aguerri :

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Ton petit fraudeur, il est là avec son 4 × 4 et il n’a rien d’autre à faire. Puis, il ne
calcule pas : il vend ses sacs de semoule et ses paquets de pâtes et il gagne 100 francs
par ici et 1 000 francs par là, et il est content : il achète son gasoil en Algérie et ne
tient pas compte de l’usure de son véhicule. Au contraire, il est heureux de rouler,
comme ça au moins il a l’impression d’être bon à quelque chose... 21.
Ainsi, en 1994, le commerce informel entre l’Algérie, le Mali et le Niger était
estimé à 18 milliards de francs CFA [Grégoire, 1998, p. 98]. Pourtant, le compte
n’y était plus et les commerçants lahda devaient le plus souvent diversifier leur
activité dans d’autres produits destinés au marché régional voire international
pour amortir le commerce des vivres qu’ils animaient toujours et qu’ils estimaient
nécessaire à la survie de la région.
À la fin des années 1980, ces apports extérieurs provenaient en majorité des
cigarettes. Ce commerce qui passe surtout à travers le Niger est semi-légal : la
douane nigérienne perçoit une taxe d’exportation de 10 % sur la valeur totale de
la marchandise et fournit une escorte militaire jusqu’à la frontière libyenne, mais
l’entrée dans ce pays est illégale 22. De 1991 à 1996, une grande partie du marché
revient à de grandes compagnies, notamment la Sobimex, société à capitaux libanais

Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.


19. Entre 1989 et 1996, les prix à la consommation augmentèrent de 20 et 30 % chaque
année pour atteindre, en 1996, le quintuple des prix de 1989. Depuis lors, l’inflation reste à peu
près stable autour de 3 à 4 %, selon l’Office national des statistiques algérien (www.ons.dz,
consulté en mars 2011).
20. L’exportation frauduleuse d’essence concerne toutes les frontières algériennes : pour
le trafic avec le Maroc, voir Y. Chmirou, « Du pétrole bidon », Marco Hebdo International,
mai 2003, et « Trafic de carburant de l’Algérie vers le Maroc : les coupables en prison »,
La Gazette du Maroc, 10 novembre 2007 ; pour la Tunisie, voir Boubekri [2000], K. Assia,
« Le trafic de carburant en Algérie bat son plein », Le Quotidien d’Oran, et « Algérie : trafic de
carburant vers la Tunisie », Le Soir d’Algérie, 15 mai 2010.
21. Entretien réalisé à Kidal en janvier 2008.
22. En 1995, ces 10 % représentaient près de six milliards de francs CFA [Grégoire, 2000,
p. 244].

156
CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE

basée à Londres, qui obtint de monopole de distribution des cigarettes Marlboro


[Grégoire, 2000]. Or les grandes familles commerciales algériennes qui disposaient
des fonds d’investissement nécessaires se lançaient aussitôt dans cette contrebande.
« À l’époque », se souvient ‘Abd al-Latîf Bilqâsim, le plus jeune fils de Dahmân cité
plus haut, « tu envoyais n’importe quel paquet de cigarettes en Chine et quelques
mois plus tard tu en avais des conteneurs entiers, mieux que l’original, à 20 % du
prix ». ‘Abd al-Latîf, de mère et de père algériens, est né et a grandi à Niamey,
avant de partir, adolescent, avec sa famille en Algérie puis de revenir au Niger, à
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l’appel de son oncle Mu‘ammar, aujourd’hui chef incontesté de la famille :

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Nous, on est rentrés en Algérie dans les années 1970. On avait une grande boutique
à Niamey, mais ça ne marchait plus, mon père avait appris le métier à l’époque des
chameaux, on était dépassés par les changements, surtout il refusait d’ouvrir un
compte en banque, il disait que c’était harâm (illicite). Mu‘ammar, il est différent, il
sait qu’il faut changer avec le temps. C’était lui le premier qui a compris que l’avenir,
c’était la cigarette. D’abord, j’ai travaillé avec le Nigeria... Puis, Mu‘ammar m’a
appelé et il m’a dit : je te donne une livraison de cigarettes, tu les fais amener en
Libye, je ne te demanderai pas comment tu fais mais ramène-moi de l’argent à la fin.
Je suis parti à Agadez : d’abord, je suis allé voir le consul algérien, pour lui dire que
tout ce qui m’intéressait, c’était la Libye (c’était pas vrai), et on a trouvé un arrange-
ment. Puis je me suis renseigné. Il me fallait une tribu qui n’était ni trop forte ni trop
faible. Quand ils sont trop forts, ils vont te demander plein d’argent puis ils vont dis-
paraître et tu ne peux rien faire. S’ils sont trop faibles, ils seront bon marché, mais ils
ne pourront rien faire. J’ai trouvé la tribu qu’il me fallait : des Arabes, avec un jeune
à la tête qui était intelligent et ambitieux. Je lui ai donné une première livraison de
cigarettes et il est parti avec : jamais de ma vie j’ai eu aussi peur, qu’aurais-je fait s’il
n’était pas revenu ? Mais il est revenu et l’on a continué ensemble : eux se chargent
du transport et de la vente des cigarettes en Libye, moi je leur fournis la marchandise
à Agadez 23.
L’entreprise connut un grand succès, au point que Mu‘ammar décida d’investir
Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.

dans la production des cigarettes sur place. Il réussit à négocier un contrat avec
une compagnie américaine, puis ‘Abd al-Latîf se mit à mélanger du tabac et à
dessiner des boîtes, mais l’entreprise périclita : « Décidément, on s’y connaît
mieux en transport. » D’autres ont pris le relais depuis lors, et au nord du Niger,
le trafic de cigarettes continue, à un rythme de 70 à 120 camions toutes les trois à
quatre semaines, ce qui représente une valeur de 27 milliards de francs CFA pour
l’année 2004, grâce à une « grande corruption » qui « touche directement les plus
hautes sphères de l’État » [Brachet, 2009, p. 124, 127].

23. Entretien réalisé à Adrar, mars 2008.

157
HÉRODOTE

Durant ces dix dernières années, le commerce saharien s’est diversifié et inter-
nationalisé en s’étendant au trafic des voitures volées, des armes et de la drogue.
Les voitures viennent des grands ports du golfe de Guinée (Lomé et Cotonou) :
elles sont dédouanées en Mauritanie, ou directement vendues au Mali ou au
Burkina Faso. Les armes arrivent soit de régions en guerre (Grégoire [1998, p. 103]
On parle d’un trafic d’armes à partir du nord du Tchad par le nord-est du Niger vers
l’Algérie pendant les années 1990 afin d’alimenter la guerre civile), soit, dit-on,
directement de la Chine par conteneurs. Elles sont souvent vendues au Sahara où la
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demande reste constante suite à la guerre civile en Algérie, aux rébellions au Mali

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et au Niger et à la répression de plus en plus violente du commerce. La drogue
est depuis longtemps commercialisée le long des frontières marocaines [Bordes
et Labrousse, 2004], mais, depuis peu, des stupéfiants arrivent aussi par conteneur
ou par avion directement de Colombie jusqu’en Mauritanie et au nord du Mali
d’où ils longent les frontières des pays maghrébins au sud pour ensuite remonter
en Europe par l’est. Étant donné les distances parcourues et l’ampleur des capitaux
requis, ce commerce demande une organisation sophistiquée et transnationale dont
les transporteurs sahariens ne forment qu’une partie minime et subalterne. Les
jeunes transporteurs de drogue sont des salariés de patrons qui résident sur place,
mais qui agissent à leur tour pour des organisations plus larges, localement appe-
lées « mafias » d’après les films d’Hollywood suivis à la télévision. Ces « mafias »
seraient organisées comme un État, avec un « ministère des affaires étrangères, des
finances, de la justice, une police et une armée » chuchotent les uns et les autres.
Ils ajoutent que « tout le monde sait » que le trafic est entre les mains de « hauts
dignitaires de l’État » : mais cette description semble tenir compte moins de l’orga-
nisation réelle du trafic que du reflet de leur propre marginalité qu’elle renvoie aux
transporteurs, marginalité et brutalité qu’ils associent facilement aux pratiques des
États régionaux dont ils se sentent traités « comme des chiens ».
Tandis que la fraude lahda est acceptée localement comme un moyen de gagner
sa vie, ces « mafias » sont approchées avec plus de circonspection, et souvent

Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.


décrites comme menaçant l’ordre social. Il n’y a rien à dire : la drogue et donc
aussi le transport de la drogue sont harâm. D’autant plus que, basé sur un recrute-
ment individuel et prometteur de richesses hors proportion avec l’économie locale,
ce trafic permettrait aux jeunes de s’enrichir en faisant fi de leurs obligations fami-
liales, de se « marier à tort et à travers », et « d’oublier qui est leur père » : n’a-t-on
pas vu le comportement « à peine humain » des « parvenus » lors de la guerre des
Kunta ? Tout le monde le sait, d’ailleurs (disent les femmes), que les fraudeurs
des mafias maigrissent malgré leurs richesses, et qu’un mariage contracté avec
l’argent de la drogue ne sera jamais béni (mubârik), et restera donc stérile. En
témoignent les histoires, si nombreuses, contées autour d’un verre de thé, de jeunes
filles abandonnées par leurs maris fraudeurs dès leur nuit de noces et qui ne savent
158
CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE

même pas où trouver leur belle-famille ! Pourtant, comme le commerce transsa-


harien d’antan, les « mafias » s’appuient toujours sur des réseaux régionaux, ne
serait-ce que pour « assurer » leurs marchandises ou la récupérer une fois volée :
toute solution durable est nécessairement encadrée par les structures familiales
et tribales de la région, qui seules peuvent localiser les voleurs et les obliger, par
des pressions familiales, à se soumettre aux « règles du jeu » [Scheele, 2009].
De même, la plupart des fraudeurs locaux ne semblent pas chercher à changer
l’ordre social, mais plutôt à améliorer la position qu’ils occupent en son sein.
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Comme les générations de commerçants qui les précédèrent, ils investissent leurs

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gains dans des entreprises licites, des maisons, des camions ou du bétail ou bien
encore des mariages prestigieux. D’où aussi, peut-être, la poursuite de la fraude
lahda : les convoyeurs de la drogue sont le plus souvent payés en voitures et se
trouvent donc rapidement en mesure de se mettre à leur propre compte, d’employer
leurs cousins et leurs petits frères, et ainsi de perpétuer des relations régionales et
familiales anciennes. Par conséquent, la plupart des familles commerçantes font un
peu de tout : du commerce de sel et de bétail, de l’élevage, de l’immobilier pour le
grand frère, de la fraude lahda et de la cigarette pour ceux du milieu, et un peu de
drogue, pour les jeunes « têtes brûlées », avant qu’ils ne songent à se marier.

Conclusion

Le commerce saharien est donc caractérisé à la fois par des continuités d’infra-
structures et des changements d’acteurs et de marchandises. D’un côté, il y a un
commerce régional de vivres, qui a toujours été essentiel à la survie des lieux
et des populations, et qui continue à ravitailler les localités sahariennes les plus
enclavées, surtout là où les prestations de l’État sont insuffisantes ou inacces-
sibles. De l’autre, un commerce transrégional voire transsaharien, très flexible,
et qui permet de temps à autre, et selon la conjoncture régionale ou mondiale,
Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011.

l’accumulation de véritables fortunes. Si la variabilité et la flexibilité du commerce


transsaharien ont donné lieu à toute une série de théories, soit sur sa fin immi-
nente, soit sur l’infiltration de la région par des réseaux internationaux de « crime
organisé », le commerce régional a fait preuve d’une stabilité remarquable, dans
le temps, l’espace et même dans sa composition sociale. Or ces deux échelles
de commerce sont loin d’être indépendantes l’une de l’autre. Comme à l’époque
du commerce transsaharien précolonial, toute entreprise transrégionale repose
nécessairement sur des infrastructures locales. Si la généralisation du transport
motorisé, qui permet aujourd’hui de couvrir des distances infiniment plus grandes,
a rendu le transport moins dépendant des ressources et des savoirs locaux et a
ainsi permis la monopolisation des transports par des commerçants arabes et des
159
HÉRODOTE

fonctionnaires d’État, il reste tout autant tributaire des réseaux sociaux prééta-
blis qui seuls permettent au commerce de fonctionner aux marges des institutions
étatiques. Mêmes les trafiquants de drogue se trouvent en fin de compte obligés de
sous-traiter avec des transporteurs régionaux qui fréquentent les mêmes lieux
de transbordement que leurs aînés, fraudeurs lahda ou commerçants de dattes, de
bétail et de sel, et qui fonctionnent dans les mêmes réseaux familiaux. Certes,
toute la région vit de jour en jour une perte d’autonomie qui se traduit autant par le
contrôle grandissant de la production pastorale par l’extérieur et par la dépendance
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envers l’État et des organisations internationales que par l’influence des trafics
mafieux. Mais, sur le terrain, la plupart des échanges continuent à approvisionner
le marché local et les aspirations ; même des jeunes fraudeurs qui aiment tant se
vanter de leur liberté semblent surtout viser une respectabilité bien plus « tradition-
nelle », la respectabilité (et l’autonomie) du commerce lahda, d’un bon mariage,
d’un camion ou deux et d’un troupeau de vaches. Toute politique commerciale
nationale ou internationale visant à régir les échanges dans ces zones devra néces-
sairement tenir compte de cet état de fait.

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