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Littératures

Analyse spectrale de Lorenzaccio


André Lebois

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Lebois André. Analyse spectrale de Lorenzaccio. In: Littératures 9,1961. pp. 159-209;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1961.990

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1961_num_9_1_990

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Analyse spectrale de " Lorenzaccio " (1)

Un chef-d'uvre vient de loin. Il lui faut, dit Chamfort, trouver


tout préparé. Si Musset-Pathay, le père, n'avait publié en 1807
ses Recherches sur Gondi, aurions-nous Lorenzaccio ? Les Gondi
étaient de ces familles florentines, engraissées par l'aggio et le
négoce, qui parvinrent aux charges : gonfaloniers, sénateurs,
podestats. L'arrière-grand'mère vendait de tout : vierges, recettes,
petits chiens; à Catherine de Médicis, elle fournit son fils, Albert,
qui fut maréchal et grand-papa de cardinal. Voilà déjà les murs
et les sortilèges de Florence dans Lorenzaccio.
Et le futur coadjuteur, Jean-François-Paul, piaffant d'impatience
comme Julien Sorel, de quoi se mêle-t-il à dix-huit ans ? De la
Conjuration de Fiesque, et de transformer un rebelle en martyr
de la liberté. Nourri des histoires des républiques italiennes, il
passe au crible les grands mots : démocratie, tyrannie, monarchie,
secoue la paille des idées pour retenir le grain des choses, expose
avantages et inconvénients, formule des maximes libertaires.
Républicain qui se fût résigné à gouverner sous Louis XIV : « Que
diable veux-tu que je fasse ? je suis nommé », dira Bindo. Sans lui,
Musset ne lisait peut-être pas Schiller qui lui mit le pied à
l'étrier et sûrement pas La Congiura del Conte Gio Luigi de
Fieschi, d'Agostino Mascardi, valet d'Andréa Doria (1629), que

(1) On me passera bien un calembour, s'il décèle une correspondance. Que le


spectre de Lorenzo passe dans le drame n'empêche qu'on ne souhaite élucider
la constitution intime du héros; tout au contraire : un Lorenzo sans spectre ne
serait plus celui que nous aimons.
160 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Gondi démarque en la réfutant. De Gênes en 1547 à Florence en


1537, il n'y avait qu'un saut.
Mais, à partir du cardinal de Retz, Florentin par les hommes
comment ne pas rêver un cardinal Cibo ? Gondi eût soufflé la dame
au pape ! « Questi maledetti francesi sono piu furbi di noi altri ! »
bougonnait Alexandre VII. II se permettait l'usage des finesses
contre la violence qui veut opprimer, la stratégie la plus déliée et
la plus artificieuse: souplesses, bricoles et girouetteries, et
pour couronner le tout : « J'ai fait cela, ainsi point de honte
de le dire ». D'Église malgré lui, à la veille de son ordination, il
fait retraite à Saint-Lazare chez saint Vincent de Paul, et se rédige
un code de morale pratique : la dignité épiscopale est dégradée,
il faut redorer la fonction; pour cela, pratiquer la combinazione,
éviter « le ridicule de mêler à contretemps le péché dans la
dévotion », faire le mal sciemment, « ce qui est sans comparaison
le plus criminel devant Dieu, mais le plus sage devant le monde »,
et surtout agir sourdement, mais de telle sorte que l'écho n'en soit
que plus résonnant. En vérité, voilà Cibo qui vous empoisonnerait
dans une hostie : on le dotera seulement d'une grasse belle-sur
à manuvrer.
On ne lit pas assez Paul de Musset, sauf sa biographie d'Alfred.
L'auteur d'Elle et Lui et des Nuits italiennes, puis des Nouvelles
Italiennes, n'avait pas moins à dire sur l'Italie que sur son frère,
deux de ses grandes affections. De ses Voyages pittoresques en Italie,
l'un s'achève par un « abrégé », l'autre s'ouvre par trois chapitres
(60 p.) sur la ville de Lorenzaccio. En 1851, il y a beau temps que
le poète est près de sa fin. Mais les strophes « A mon frère revenant
d'Italie » sont de 1844; ces voyages-là se rêvaient longtemps
d'avance; peut-être ne voyage-t-on que pour vérifier ses songes.
Les entretiens avec Alfred sur Pulci, André del Sarto, Lorenzo.
poussèrent l'aîné las d'ailleurs de « Monsieur le Vent et Madame
la Pluie » sur les routes de la Toscane. Il met ses pas dans les
pas de son frère; il fait un pèlerinage aux sources. Moins doué, il a
besoin de voir ce que le cadet imagina. Mais c'est une même vision
de la terre et des hommes : de ce qu'il nous dit, on peut inférer
ce que le dramaturge connaissait, ou pressentait.
Un résumé nous indique les faits, d'après Varchi , tels que
George Sand les avait utilisés dans Une Conspiration en 1537.
En 1531, le retour des Médicis est une calamité publique et le
signal de la décadence :
Après le siège par les Espagnols, Charles-Quint détruisit la république,
et convertit la Toscane en duché pour la donner à son gendre Alexandre
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 161

de Médicis. Le grand-duc se fit bientôt connaître. Le signe certain auquel


on distingue les tyrans est leur aversion instinctive pour les honnêtes
gens. Alexandre ne se contenta pas de les détester, il les persécuta; il
souilla ensuite sa couronne par toutes sortes de débauches et de violences.
Pas une femme n'était à l'abri de ses poursuites; les jeunes filles de la
noblesse, les religieuses même étaient enlevées et traînées comme des
esclaves au lit de ce petit Néron. Les murmures du peuple, l'indignation
des bourgeois et la colère de la redoutable famille des Strozzi dont la
fille avait été insultée et empoisonnée, n'auraient point arrêté ces excès,
qui durèrent six ans, si un incident étrange ne fût venu y mettre fin d'une
manière brusque et inattendue.
Dans la maison même du duc, parmi ses cousins, se trouvait un jeune
homme indolent, cynique de langage, perdu de murs et déshonoré,
de libertinage d'Alexandre, qui s'avisa un peu tard et on ne sait
pourquoi de faire le Brutus. Comme le vengeur de Lucrèce et comme le
prince Hamlet, Laurent de Médicis, qu'on appelait par mépris
joua pendant quelques années le rôle d'un fou. Il gagna la
confiance entière du duc par d'infâmes moyens, en le servant dans ses
amours, si les plaisirs d'un sauvage méritent ce nom. Il remplit si bien
son personnage, qu'on peut le croire un misérable, même après le
tragique dénouement de sa comédie. Lorenzo, étant à Rome, s'était diverti
un jour à briser la tête des statues de l'arc de triomphe de Constantin.
Tout autre que lui eût été pendu pour cet acte de vandalisme stupide,
comme le lui dit son oncle le cardinal. Le pape Clément VII, qui était
Médicis, ne lui pardonna qu'en faveur de son nom. Exilé pour cette sotte
équipée, Lorenzo vint à Florence chez son cousin Alexandre, dont il se fit
le Mercure, l'espion, et pis encore. Les discours de ce drôle n'étaient que
des outrages perpétuels à toutes les lois divines et humaines, des railleries
cruelles contre le peu de gens de cur qui restait encore à Florence.
Lorenzo avait pour âme damnée une espèce d'estafier, nommé
qui s'était engagé par serment avec lui à tuer sans marchander la
personne qui lui serait désignée, fût-ce un prince ou un prélat. Cette
façon de payer un tribut de reconnaissance et le serment demandé par
Lorenzo sont les indices d'une pensée longtemps mûrie; sans cela on
pourrait prendre le crime de ce jeune homme pour un excès de frénésie.
Un jour, ou plutôt une nuit que le duc Alexandre était mené en bonne
fortune par son fidèle confident, Lorenzo, après l'avoir aidé à se
déshabiller, sortit pour aller chercher la dame près de laquelle il avait
bien voulu s'entremettre; lorsqu'il revint accompagné du spadassin, le
duc, qui était ivre, commençait à s'assoupir. Lorenzo le perça d'un coup
d'épée, en lui disant : « Seigneur, dormez-vous ? »
La blessure était mortelle; mais Alexandre trouva encore assez de forces
pour sauter hors du lit et saisir l'assassin à bras le corps. Une lutte terrible
s'engagea, dans laquelle Lorenzo aurait succombé si le spadassin ne fût
venu à son aide. Scoronconcolo, fort empêché de frapper un des deux
lutteurs sans blesser l'autre, tourna longtemps autour des combattants.
A la fin il réussit à enfoncer son couteau dans la gorge de la victime.
162 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Alexandre lâcha prise et roula sur le plancher, laissant à son meurtrier


une morsure profonde au pouce de la main droite. Au lieu de s'esquiver
comme un assassin vulgaire, Lorenzo ouvrit une fenêtre, et se mit à
respirer l'air et à regarder les étoiles, au grand désespoir de son
qui voulait gagner le large. Quand la nouvelle se répandit dans la
ville, le meurtrier attendit l'effet de son crime sur l'esprit des Florentins,
en disant qu'il leur faisait beau jeu, et qu'on allait voir s'ils avaient un
regret sincère de leurs institutions et de leur liberté; mais, malgré les
sollicitations des Strozzi et de quelques autres nobles, les Florentins
n'osèrent pas braver l'empereur Charles-Quint. Le cardinal Cibo les
menaça d'une armée espagnole, s'ils ne proclamaient Cosme Ier grand-duc
de Toscane. On lui obéit sans difficulté. Cosme Ier prononça un de ces
discours-programmes qui n'engagent à rien; les Strozzi furent
ou exilés, et Lorenzo sortit de Florence pour se retirer à Venise,
où il mourut en plein jour dans la rue, sous le poignard des agents du
nouveau grand-duc.
Cet épisode, raconté avec des détails circonstanciés dans les Chroniques
Florentines, a servi de matière à un drame historique d'une exactitude
scrupuleuse, et qui, pour n'avoir pas été représenté au théâtre, n'en est
pas moins connu de tout le monde.
Simple abrégé du fragment de Varchi, joint au Spectacle dans
un fauteuil (1834). Mais Paul ajoute un épilogue. Auteur de
« l'élévation » de Côme, Cibo fut exilé, « ingratitude souveraine » ;
les Strozzi sont dispersés; Philippe mourut « comme Caton
d'Utique »; un de ses fils passa les monts et devint maréchal de
France (complétons: voyez Brantôme). Côme fut nommé le Grand:
« au milieu des petits, les hommes ordinaires deviennent géants,
ce qui advint à Gulliver dans le pays de Lilliput ».
Musset avait présente à l'esprit la carrière de Côme. Sa brève
scène, la dernière, est une journée des dupes, avec le serment exigé
par Cibo : « Je le jure à Dieu et à vous, Cardinal... »
l'auteur pose sa griffe in fine, par l'addition, géniale, d'un
adverbe au texte historique qui promettait soumission à l'oligarchie:
« les très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles je
m'offre en tout, et recommande bien dévotement ».
Autre idée maîtresse, pour nos deux aristocrates : malgré leur
fortune fabuleuse d'habiles commerçants, les Médicis souffraient
de leur roture. Leur nom en portait la marque. Les généalogistes
s'avisèrent en vain de ce prodige: le médecin duquel ils descendaient
avait soigné Charlemagne. Médecins et marchands : « du sang de
comptoir », dira Gobineau, fils d'Ottar Jarl. Ce qui rend plus
sarcastiques les railleries de Lorenzo devant l'oncle Bindo et
« l'illustre Baptista Venturi », qui « fabrique, il est vrai, de la soie,
mais qui n'en vend point ».
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 163

L'injure suprême à l'adresse d'Alexandre sera « bâtard ». Bâtard


d'un sang déjà douteux, et d'un bleu de textile. Son comportement
en face de Lorenzo, Médicis légitime, s'explique ainsi. Mais chez
Lorenzo même... Ses doutes sur l'aloi de son seul trésor, sa noblesse,
expliquent son désarroi et son déséquilibre. Il y a « quelque chose
de pourri » dans la fière maison comme en Elseneur. Laurent de
Médicis lui-même, idéalisé par Michel-Ange sous le nom de
Pensieroso, aurait eu, « avec l'apparence de la rudesse vulgaire,
un parler désagréable et des mouvements sans grâce », des tares
qui l'abattent à quarante ans, le tuent à quarante-quatre, à moins
qu'un poison lent... (2). Quant à l'alliance des Médicis et des rois
de France...
« Les deux seuls rois qui se soient abaissés jusqu'au guet-apens,
Henri III et Louis XIII, étaient tous deux les fils d'une Médicis.
« Quel triste sang coulait dans les veines de ces deux princesses, si l'on
en juge par leurs enfants ! Le chevaleresque Henri II, le galant et spirituel
Henri IV ont trouvé le moyen de donner le jour, le premier à quatre fils
débiles de corps, efféminés et cruels, le second à deux hommes sans
courage et sans cur, dont était Gaston d'Orléans... Assurément ce n'était
pas à leurs pères que Charles IX, Henri III, Louis XIII et son frère Gaston
avaient pris cette santé languissante, ces goûts ultramontains, ces manies
puériles, ces instincts de femmelettes, ces visages mornes, ces yeux sans
regard et ces ours sans passion, qui distinguent les princes français
issus des filles des Médicis. Il faut croire que les demoiselles de cette
maison jouissaient du privilège d'abâtardissement... »
Intéressante perspective; le portrait s'applique à Lorenzaccio :
pour certains traits de son personnage, peu connu (même après
l'ouvrage de Pierre Gauthiez), Musset pouvait s'inspirer de nos
Valois, cousins de « Lorenzetta ».
Sur le mariage de Marie de Médicis, Paul cite un témoin des
fêtes données à Florence en octobre 1600, quand le duc de Bellegarde
vint épouser par procuration : le tourangeau Palma Cayet, disciple
de Ramus, qui oscilla de la Réforme au catholicisme, avant
d'enseigner l'hébreu au Collège de Navarre. Récit coloré qui, malgré
la différence des dates, renseigna peut-être Musset sur la vie
quotidienne et les réjouissances florentines.
Paul de Musset entre au palais des Médicis, « le plus riche et
le plus vaste musée ». Il ne songe plus à Lorenzaccio : pourtant,
cette salle où pleure la Niobé, attribuée à Scopas, comment ne pas
y murmurer le lamento de Lorenzo ? « J'ai versé plus de larmes

(2) « Peu de jours après la mort du Prince, en 1492, on découvrait noyé au


fond d'un puits le médecin qui l'avait traité » (Machiavel: Histoires Florentines) .
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sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles » ; plus loin, une ébauche
de Michel-Ange représente Brutus; plus loin, c'est Raphaël. Paul
disserte sur son Joueur de violon, Tibaldeo; il en reparlera quand
il le verra au palais Sciarra de Rome, sans paraître se souvenir
de Tébaldeo Freccia, l'exquise création de son frère :
« Du temps de Léon X, on distribuait à Rome des prix de musique.
Un jeune homme de vingt ans, nommé Tibaldeo, gagna le prix et fit tant
de plaisir, soit au Saint-Père, soit à Raphaël lui-même, que le maître
voulut faire son portrait. On ne saurait imaginer de visage plus charmant
que celui de ce jeune musicien. On ne se lasse pas d'admirer son air doux,
intelligent et modeste; mais si le modèle était beau, la peinture surpasse
en perfection tout ce qu'on connaît. »
Il entre à Santa-Croce, uvre d'Arnolphe de Lapo, restaurée par
Donatello et Vasari, peuplée de tableaux et de statues par Giotto,
Donatello, le Verocchio, « la plus riche paroisse de Florence, la
plus ornée de marbres, dorures, peintures et festons », mais il
oublie que c'est devant le portail de cette église que Valori chante
les louanges du « christianisme esthétique » : « cette admirable
harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et de
tapisserie, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes
et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de
ces voix argentines » (s'il y a excès d'épithètes onctueuses, c'est
un grand de l'Église qui parle). Le séjour à Florence de Paul, qui
s'est attardé dans « cette loggia d'Orcagna, qu'on appelait autrefois
loggia dei Lanzi », renseigne sur ce que son frère y remarqua.
Il nous introduit dans la Florence d'Alfred, et, par là, dans son
drame (3).

(3) De nombreux détails des Voyages intéressent encore l'uvre de son


frère. De Bianca Capello, la Circé du grand-duc François, la destinée justifie le
rôle de Ricciarda Cibo près d'Alexandre. De Pulci, père de « toute l'école
moderne de la fantaisie », que Musset avait salué dans Namouna :
Byron, me dira-t-on, vous servit de modèle !
Vous ne saviez donc pas qu'il imitait Pulci ?
Byron -avait traduit le premier chant de Morgante Maggiore; Paul cite une
tirade de Margut à Morgante : « Quelle est ta religion ?» « Je crois au beurre,
au chapon, à la bière, à la galette et au petit gâteau; j'ai une foi robuste dans
le bon vin ». Voltaire excusait par elle les énormités de La Pucelle; Alfred
pouvait l'invoquer, pour excuser la dédicace de La Coupe et les Lèvres :
Vous me demanderez si je suis catholique ?
Oui; j'aime fort aussi les dieux Lath et Nésu...
D'André del Sarto, Paul résume l'histoire, en face de ses Vierges et de ses
Saintes Familles : « Sa femme, qui était frivole et coquette, le iperdit : les
femmes sont ici-bas pour empêcher l'homme de s'élever trop haut, pour
l'extinction de son génie et l'abaissement de son caractère. » C'est ici l'auteur
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 165

Depuis longtemps, par la pensée, Musset était allé méditer devant


la demeure de Machiavel à Sant'Andrea in Percussina, VAlbergaccio,
où l'ingratitude, qui ne triomphe « nulle part plus allègrement que
dans le cœur du peuple », fit assigner à résidence, à partir de 1513,
et réléguer dans « la vile oisiveté, fille de la misère », le prétendu
majordome du diable, fervent de Tite-Live et des vraies républiques.
L'auteur des Vœux Stériles (1831) imaginait les terres du hobereau
de San Casciano, « un sol maigre et sans eau » :
O Machiavel ! Tes pas retentissent encore
Dans les sentiers déserts de San Casciano;
Là tu fus sans espoir, sans proches, sans amis...
Là, il écrit La Mandragore, où fait des ravages un moine infâme,
Fra Timoteo, casuiste lubrique pour qui tout péché s'en va avec
de l'eau bénite, et d'ailleurs l'intention seule compte : premier
crayon du cardinal Cibo. Là, il réclame « une roche à rouler », pour
fuir « la paix des tombeaux », exercer des bras « las du repos ».
De cette lettre du 10 décembre 1510, Musset a mis en vers maint
passage, et d'abord l'invective contre l'hostilité de la Fortune.

de Lui et Elle qui reparaît, et même qui hausse le ton devant la Judith d'Allori :
« L'être le plus à plaindre et le plus malheureux du monde est l'homme de
cœur amoureux d'une femme indigne de lui, trop clairvoyant pour jouer le rôle
de dupe et trop faible pour briser ses liens... Chacun peut rêver à quelque
épisode de sa propre histoire en présence de cette femme altière et de cette
tête sanglante, car il n'est guère d'homme qui n'ait été un peu égorgé par une
Judith quelconque. »
De Florence au XVIe siècle, un autre visionnaire brossera un tableau
qu'illustre Lorenzaccio. On ne vit partout, écrit le dramaturge de La Renaissance :
« que pouvoirs usurpés, tyrannies ouvertes, soupçonneuses, partant cruelles
et sanglantes; le poignard, le poison montraient constamment leurs traces dans
les combinaisons politiques, et des bandes interminables d'exilés erraient d'une
ville à l'autre, attendant le jour de mettre, à leur tour, dehors, ceux de leurs
rivaux exécrés qu'ils n'égorgeaient pas.
On se figure les habitudes de ces citadins sans cesse harcelés par un meurtre
accompli, à craindre ou à commettre. Dans les rues étroites, sombres et
tortueuses, les portes des maisons étaient basses afin que l'entrée fût difficile et
aisée à défendre (...). On se glissait le long des murs et tout en cheminant on
avait l'œil aux aguets et la main près de la dague. Même chez soi, portes closes,
dans sa maison avec sa femme, avec ses enfants, on prenait garde; on éprouvait
ce qu'on mangeait et ce qu'on buvait; surtout on ne se couchait pas sans avoir
fait la visite du logis et exactement verrouillé les portes » (La Fleur d'or;
Savonarole) .
« II faut que j'écume ma chaudière, à chaque cuillerée de soupe que je veux
avaler », disait le Duc dans un brouillon de Lorenzaccio.
Et Gobineau ajoute que Pier Soderini, gonfalonier perpétuel après la chute
de Savonarole, devait compter « du soir au matin » avec les velléités et les
prétentions « d'un peuple vieilli, amoureux, disait-il, de l'agitation politique,
mais entraîné par l'état de ses mœurs vers un repos sans noblesse, celui
précisément que les Médicis promettaient » (ibid; Jules II).
Celui précisément aussi que nous présente Musset dans son dernier acte.
166 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Machiavel se dit « presque content qu'elle m'ait jeté si bas, et


curieux de voir si elle ne finira pas par en rougir » ; et Musset
assure :
Mais si loin que la haine
De cette Destinée aveugle et sans pudeur
Ira, j'y veux aller. J'aurai du moins le cœur
De la mener si bas que la honte l'en prenne.
C'était résumer par avance le « progrès » de Lorenzaccio. C'est
donc un homme très sûr des thèmes directeurs de son drame qui
part pour l'Italie, qui voit Florence, et l'on semble avoir sous-estimé
l'importance des éléments visuels dans la genèse de l'œuvre.
(La seule édition qui en tenait compte, un peu, celle de Ségu, est
introuvable.) Pour le seul rapt de Lucrèce, souvent rappelé pendant
la Renaissance pour son tragique et sa leçon morale (4), le conteur
du Fils du Titien pouvait avoir admiré les toiles de Lucas Cranach,
du Tintoret, de Giordano (Louvre), celles surtout d'Andréa del Sarto
et du Titien. En revanche, Delacroix n'est pas en cause : « Je ne
connais pas son Hamlet, et je n'en puis parler d'aucune façon »
(Salon de 1836; Hamlet et les fossoyeurs ne fut livré au public
qu'en 1839).
Mais il vit, à Fontainebleau, — elle y est toujours — , la cotte
de mailles que portait Monaldeschi, le 10 novembre 1657 ; elle n'avait
pas protégé le favori déchu de Christine; pourtant, c'était là
l'obstacle stupide contre lequel pouvait buter le « petit couteau »
de Lorenzo; il devint « l'accessoire » d'un drame par ailleurs
psychologique, cet accessoire parlant aux yeux dont la tragédie ne
se prive pas: urne de Pompée, coupe de Rodogune, trône de Britan-
nicus. La patiente comédie de Lorenzo tend à subtiliser cette cotte.

(4) Musset reprend, en lui donnant forme, le sarcasme du Lorenzo de


George sur Lucrèce : « Elle a voulu avoir tout ensemble le plaisir du péché et
la gloire du trépas. » C'était un lieu commun. Dans un roman de 1718 :
La Fausse Clélie ou Histoires françoises, galantes et comiques, un conseiller
malicieux et une prude en discutent : les femmes sont fidèles ou non selon les
occasions : « Lucrèce était la plus cruelle femme de Rome, et elle ne laissa
point de se rendre avant que de se tuer »; la dame est outrée d'entendre
« déshonorer la mémoire de la chasteté même »; le plaisant maintient : Lucrèce
ne s'est tuée « que de honte d'avoir bien voulu donner ce qu'on lui avait
demandé ». Et déjà l'abbé Vergier :
Si Lucrèce ressuscitait et pouvait dire ingénument
Le secret de son aventure,
Bu fier Tarquin, dans le moment,
Vous verriez insensiblement
S'adoucir l'affreuse peinture...
Soudain de ce viol félon
Disparaître le vain fantôme.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 167

Quand la ruse a réussi, une course s'engage; il faut frapper avant


que le Duc en fasse faire une autre (5). Petit fait très scénique,
puisque visible à tous, et gros de conséquences; il ramasse l'action
de cette œuvre « romantique »; cette vaste suite de tableaux en
liberté se déroule en moins d'une semaine, et ne quitte Florence
que pour deux instants.

Dimoff exagère la part de George Sand. Selon lui, dans « l'essai


d'une débutante » {Une conspiration en 1537), Musset trouvait « le
dessin de tableaux et de caractères, des situations, des répliques,
des détails », — ce qui est évident; mais encore, chez le héros,
l'indication d'une longue évolution : Musset « n'aura qu'à la faire
mieux comprendre ». N'aura qu'à est joli ! Il signifie franchir
l'abîme qui sépare un talent balbutiant du génie souverain; au lieu
d'un fantoche extrait de Varchi, inventer et imposer le plus
complexe personnage.
Musset doit à George le plan de deux scènes : celle du duel refusé,
celle de Bindo et Venturi mystifiés. Aux personnages fournis, il
ajoute quatre créations de premier plan: Tebaldeo, Ricciarda Cibo,
Philippe, le Cardinal, et de nombreux comparses (tous les Strozzi).
Il modifie « Madonna Catterina, sœur de Lorenzo » : Catherine
Ginori est la tante du protagoniste. Valori est transformé.
George lui fut utile par quelques suggestions involontaires et,
négativement, par ses maladresses : c'est un bon devancier qu'un
ouvrage manqué : on voit ce qu'il ne faut pas faire. Les premières
lignes parlent d'une émeute de jeunes : Musset fera place à la
jeunesse, ce qui lui permet d'exprimer l'opinion des « enfants du
siècle » sur la monarchie de Juillet; le drame de Lorenzo frôle
celui de la « jeunesse dorée » ; mais, à cette foule anonyme d'écoliers,
il joint Tebaldeo, qui l'incarne et lui prête une voix. Une
constatation de George : « Le peuple est bien mécontent » lui suggère
les propos contrastés de l'orfèvre et du drapier. L'indication d'une
assemblée des « derniers proscrits » lui inspire le magnifique
chœur des bannis.
George introduisait le Duc sans présentation : chez Musset, il
n'apparaîtra réellement qu'à la scène IV, et nous le connaîtrons
déjà par mainte esquisse.
Valori, chez George, accable Lorenzo, veut sa perte: « La perfidie
veille quand la vengeance s'endort ». Musset confie ce rôle au
soudard Sire Maurice. Valori devient « le seul prêtre honnête
(5) Avant la conjuration des Pazzi, 1478, le neveu de Julien de Médicis, frère
de Laurent le Magnifique, s'assurait parfois, par une bourrade amicale, que son
oncle, qu'il allait poignarder, ne portait pas de cotte de mailles.
168 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

homme » qu'ait connu le Duc, et l'antithèse du Cardinal; il conserve


son estime à Lorenzo, converse avec lui devant le portail de Santa-
Croce; Lorenzo n'est donc pas seulement ce débauché un peu fou.
George Sand dévoile les véritables sentiments du Duc à l'égard
de Lorenzo. Musset s'en gardera. Cependant, la tirade, si maladroite
sur la vengeance: « Tuer son ennemi, c'est s'en défaire et non s'en
venger. C'est une justice de maître, une mesure de sûreté; mais
le faire souffrir longtemps, le fouler aux pieds, l'avilir, c'est une
conquête de vainqueur, c'est un plaisir de prince », contient
l'amorce des deux personnages de Musset : au Duc le « plaisir de
prince », à Lorenzo la justice de maître, froide et quasi sans haine.
Dans la scène du duel, de gauches apartés seront supprimés.
Un trait sur le latin, « celle de toutes les langues que l'on comprend
le moins à l'Académie », permettra l'apostrophe au Cardinal, plus
féru d'intrigues que d'humanités, — bien qu'il cite Virgile dans
les grandes circonstances : « Une insulte de prêtre doit se faire
en latin ».
La scène deux de George devient la scène IV de l'acte II, mais
enrichie au début, allégée sur la fin. Musset biffe une déplaisante
remarque de Lorenzo sur la beauté passée de sa mère, un couplet
idyllique du Duc, le bref monologue final de Lorenzo, revirement
trop brusque.
Du spadassin, qui tue « en ville, ou chez lui, comme on veut, pour
quelque paraguante » (dirait Saltabadil), il abrège les tirades.
George avait écrit : « le sanglier se défendra » : Musset complète
l'image : puce contre sanglier. Catterina est « belle parleuse et
versée dans les lettres » ; Ricciarda fera l'amour « avec des
métaphores »; mais le modèle, ici, c'est George elle-même.
De la hideuse tuerie, Musset bannit les péripéties répugnantes,
bien qu'historiques : la chambre n'est plus un « lac de sang » ; plus
d'intervention de Cattina; la confession de Lorenzo, trop tardive,
Musset la met au cœur du drame; très enrichie, elle s'adresse à
Philippe, non à des femmes.
Ce que George écrit de plus profond, c'est : « Comme Brutus, il
a su feindre », et le mot de Lorenzo après le meurtre : « Ah ! que
je suis fatigué ! » Encore s'agit-il de lassitude physique. Chez
George, Lorenzo triomphe; chez Musset, le meurtre n'est qu'un
moyen hasardeux vers la reconquête de sa propre estime; l'acte le
laisse vaincu, veuf d'illusions sur son destin, qu'il n'a plus qu'à
brusquer, et sur celui de sa patrie, à laquelle il s'est sacrifié.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 169

La crépitante scène première — Gabrielle, sœur de Mafïio, dénichée


et ravie, à tous les sens du mot — donne ex abrupto l'opinion la
plus défavorable des jeunes compagnons de débauche — le Duc
a 26 ans, Lorenzo 22. Elle impose tout de suite la complicité qui
les unit; le Duc aime assez, en hiver, la neige où personne n'a
marché; et Lorenzo est au travail: il parle, avec bien trop d'esprit;
on dirait d'un Valmont précoce ou d'un Fantasio devenu odieux.
Nous ne comprendrons sa tirade que par son envers, quand il se
décrira, pour Philippe Strozzi, serrant les poings de rage après
avoir pincé le menton de la petite que sa mère prostitue. Jusqu'à
la grande scène de la confession, Musset ouvre des boites à
surprise : leur double fond ne sera montré qu'alors. Gabrielle,
couverte de pierreries, accourt d'elle-même vers son séducteur, avec
la bénédiction de la mamma : rien de commun avec l'enlèvement
du Roi s'amuse . Majffio, le « bonhomme de frère » (souvenir du
Valentin de Faust ?) incarne le peuple de Florence, dont il laisse
prévoir les colères.
Quelques heures plus tard, le jour se lève sur un lendemain
d'orgie chez les Nasi; nous sommes dans la rue, au cœur de Florence:
la corruption, dont nous venons d'entrevoir au clair de lune les
deux principaux responsables, est générale dans l'oligarchie; le
peuple en discute; c'est étaler l'œuvre de Lorenzo. La technique est
subtile: shakespearienne par la fragmentation des dialogues et la
multiplicité des passants (6), classique par les commentaires des
deux marchands; dans La Galerie du Palais , le libraire et la lingère
jouaient le même rôle protatique .
Optimiste, opportuniste, pusillanime, partisan du luxe comme
Voltaire, le marchand de soieries est le bourgeois Tant-mieux.
Républicain, regimbàrd, résistant au moins verbal à la dictature
et l'occupation, hostile au crédit («Il danse plus d'une étoffe qui

profil
remuante
nécessairement
Moderne
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le
acte.
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son échoppe en aboyant contre tout, a pu passer dans le personnage de
l'orfèvre»
170 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

n'est pas payée »), fils de Jean-Jacques, — l'orfèvre est le bourgeois


Tant-pis. La badauderie des étudiants, qui passent leur nuit, comme
fera Ruy Blas, « à regarder entrer et sortir des duchesses »,
l'exaspère; il célèbre le vin de l'ouvrier avant Pierre Dupont et
Baudelaire; il espère en Philippe Strozzi, champion de l'opposition
dans la légalité; il a lu les Cahiers des États Généraux, vu les
caricatures où le Tiers sert de monture au Clergé et à la Noblesse :
« A faut espérer que c' jeu-là finira bientôt ! » (« La cour, le
peuple la porte sur le dos, voyez-vous ! ») ; il sait le pourquoi des
calamités; il en accuse tout haut « ces deux moitiés de Dieu : le
pape et l'empereur »; il se souvient du monologue de Figaro :
« Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple, ils sont
nés pour cela ». Grognard anachronique ? Nullement; plutôt toujours
recommencé, à travers les âges. Mais c'est bien le fils d'un peuple
artiste, d'une ville musée, qui choisit, pour faire toucher du doigt
la situation, une métaphore architecturale, savamment construite,
agrémentée d'un clair-obscur à la Rembrandt par la parade des
hallebardes allemandes, naguère nouvelles pour les Florentins, et
qui, eût dit Verlaine, « luisent à contre-sens des lances de l'averse ».
De plus, il croque, en quatre lignes, un premier portrait d'Alexandre.
Un bourgeois peste contre ceux qui font de la nuit le jour en
termes empruntés à Sénèque; l'écolier républicain affirme : « Nous
sommes citoyens de Florence » avec la conviction de Gavius devant
Verres : « Sum civis Romanus ». Traits excellents : le culte des
aïeux, cher à la Renaissance italienne, rend moins singulière la
vénération secrète de Lorenzo pour les Brutus; Philippe Strozzi
n'est-il pas nourri de Pline l'Ancien ? Le Risorgimento reprendra
ces thèmes, nationaux : de 1822 à 1824, parurent à Paris deux
tragédies d'Alfieri sur chacun des Brutus, et le Brutus le Jeune
de Léopardi. Mais Alfieri montre le triomphe de la volonté; chez
Musset, l'énergie est exaltée, mais une énergie sans illusion, qui
sait le « triomphe » éphémère.
Des comparses passent, que nous reverrons: Palla Ruccellai, qui
seul votera pour la République; Thomas Strozzi, dit Masaccio (autre
diminutif péjoratif, historique, mais inexpliqué), le provedditore
de la forteresse, lourd d'un portrait de Lorenzo : trois lignes
injustes, mais qui soulignent sa tristesse. La « farce silencieuse »,
— le jet d'une bouteille cassée — , trahit la haine de Lorenzo pour
un valet de l'occupant. Malentendu sinistre, comme il s'en produit
entre « résistants » : le provéditeur Corsini sera seul à tenter d'agir
après le meurtre, en offrant les clés de la forteresse aux républicains,
qui la refusent. Le duc, Lorenzo, Salviati, sont vêtus en religieuse :
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 171

à la scène trois, devant sa belle-sœur, le Cardinal va les absoudre


du sacrilège par une casuistique cauteleuse. Des trois, le pire est
Salviati, et Musset se flagelle ici comme à plaisir, puisqu'il compta
des Salviati dans ses ancêtres. Le tableau s'achève sur un tempo
prestissimo, par le dialogue de Salviati et de Louise Strozzi : la
lutte à mort est engagée entre la cour et les grands.
Dans la matinée, chez le marquis Cibo. Autre aspect des
« familles » : celle-ci, vertueuse, paisible. Mais le ver est dans le
fruit: incité par le Cardinal, depuis deux mois le Duc a jeté son
dévolu sur Ricciarda. La scène rappellerait Grisélidis ou Barberine,
sans la présence du Prince de l'Église, drapé de rouge comme le
Prince des Ténèbres. Le maître quitte le foyer; l'épouse redoute
cette absence. Les affections familiales sont les seules nobles dans
ce drame. L'amour n'y tient aucune place. La volupté y règne,
insidieuse ou brutale, partout pernicieuse. C'est la saison que Musset
a chantée: « Le Carnaval s'en va; les rosés vont éclore ». La saison
d'aimer la nature. Ses bouffées lyriques viendront faire passer un
souffle d'air frais dans cette malaria: crépuscule sur l'Arno, génisses
grasses qui paissent, chèvres de Cafaggiuolo. Mais c'est une nature
Renaissance, pelouses, terrasses, arcades et cascatelles, élégante et
peignée comme aux deux villas d'Esté ou sur le lac Majeur. Nature
qui flatte sans consoler. De même, la brièveté du passage d'Ascanio
est significative : ce bambin de six ans ne retiendra pas sur la
pente de l'adultère la maman, — qui n'est pas Kitty Bell.
Les ruses ourdies par le Cardinal se dissimulent mal, dès ses
premiers mots; son frère ne part pas pour la Palestine, mais pour
ses terres; il n'y court pas grand danger : ce mari ne court, en
effet, que le danger des absents. La politique de l'homme rouge est
à longue portée; en livrant sa belle-sœur, il compte, par l'alcôve,
dominer Alexandre et le Pape, être fait pape lui-même.
Conventionnel, en ce qu'il rappelle maintes esquisses, sommaires et
tendancieuses, des Romantiques (Richelieu de Marion et de Cinq-
Mars, Mazarin des Jumeaux), il ne manque pas de répondants
historiques. Peinture cruelle, mais fouillée et nuancée.
Dimoff croit à une confusion, qui ferait du Cardinal Cibo un Cibo
Malaspina : comme si Musset allait se priver de ce nom cinglant !
La Marquise en fustige l'entremetteur. Peu sensible à des
compliments tout italiens, mais choquants chez un prêtre (« Si les regrets
étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j'envierais le sort de
mon frère... »), elle percera trop tard son jeu. Ses soupçons ne
portent que sur la morale « lubrique » ; ses déclamations patriotiques
la montrent candide autant que troublée. Savoureuse création: une
172 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

femme capiteuse, tentée par les muscles du « valet de charrue »


couronné, et qui se grise de mots, prête à se forger vingt raisons
de céder; d'intelligence, guère; de noblesse, ce qu'il faudra pour
risquer de briser son ménage, quand, répudiée, elle avouera sa
faute; le Cardinal la dompte, la persuade, mais ce n'est pas
Bianca Capello; comme auxiliaire politique, elle est nulle.
Stendhal, je suppose, eût aimé signer le bref échange de répliques
entre le page Agnolo et le Cardinal, qui lui subtilise la lettre du Duc.
Le style du billet est laconique; mais il « ne manque pas d'énergie » ;
« Roi qui rime déroge », assurait Triboulet; il eût bien fait dans
la future Chartreuse : « Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait
mon malheur, le vôtre, et celui de nos deux maisons. » De quoi
mettre la trop sensible Ricciarda dans les affres d'une situation
pseudo-cornélienne. L'amant de George songe à sa maîtresse. Eût-elle
couru, elle aussi, au « rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute
baignée de larmes républicaines », et coiffée du « bonnet de la
Liberté » ? Les rancœurs du voyage à Venise ne se décèlent pas
seulement dans Badine; il y a ici vengeance. C'est l'indiscutable
collaboration que proclamait Dimoff, — mais dans un tout autre
sens.

La grande scène IV témoigne d'une maîtrise parfaite dans sa


construction, sa progression et le moindre détail. Débat politique
entre le Duc et Valori, envoyé du Pape, — en présence de Sire
Maurice, soudard apoplectique, président des Huit de Pratique, qui
grillent de se saisir de Lorenzo; portrait moral, puis physique, de
Lorenzo après l'arrivée silencieuse du Cardinal; entrée de Lorenzo
et assauts d'esprit; tragi-comédie de l'épée; avertissements à mots
couverts du Cardinal au Duc. A la fin de la scène le Lorenzaccio
« historique » est dépassé : le héros de Musset est né.
Le lieu (cour et terrasse du palais), les exercices équestres, le
titre de « Ser Maurizio » : autant d'éléments de couleur locale.
La semonce pontificale et la demande d'extradition de Lorenzo
sont énoncées en deux temps, de manière à opposer la douceur
conciliante et prudente de Valori, la violence du condottiere
rougeaud (on pense au Colleoni de Verrocchio, sur la place Saint-Jean-
et-Saint-Paul de Venise). « Rien que des vœux, Valori ? » Le Duc
détournerait volontiers ce coup de crosse bénite par un solide coup
de matraque, « una buona mazzata ». Il n'ose, ce sous-ordre. Déjà
les railleries sont de trop; un habile tyran, dit Machiavel, paraîtra
toujours inviolablement attaché à sa religion, s'il veut tout faire
impunément. Malgré sa réponse, fin de non-recevoir à la fois
goguenarde et furibonde, on entrevoit, juste le temps qu'il faut,
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 173

les deux maîtres de Florence : Alexandre Farnèse (Paul III),


soixante-trois ans, artiste, protecteur de Michel-Ange et de Cellini,
héritier d'une haine de clan pour les Médicis, mais qui a des ennuis
avec sa descendance (son fils Pietro-Luigi, après mainte farce
abominable (8), va être assassiné; son petit-fils Ottavio s'unira contre
lui à Charles) ; et César, beau-père du Duc, trente-sept ans, qui rêve
de monarchie universelle, vient de mater Tunis, d'envahir la
Provence. Premier prétendant « par les droits du sang », Lorenzo,
par son existence même, avalise la révolte des « familles » contre
la domination autrichienne; il est un danger vivant.
Les statues mutilées ? prétexte que le Duc perce aisément: « Moi,
je trouve cela drôle ! » Le Pape excommunierait ces « rois barbares
au triomphe de Trajan », s'ils étaient en chair et en os. Nous, qui
scrutons une âme, pensons aux foucades d'Alcibiade : Hermès et
queue du chien, défis à la société, aux idées reçues. Vandalisme ou
réaction, expéditive, du goût ? Ces têtes avaient été restaurées
en 1498 par quelque Viollet-le-Duc.
Alexandre vomit le « bâtard » du Pape, « le cher Pierre Farnèse » :
l'invective en dit long. Il est bâtard de Laurent II de Médicis
(1492-1519), qu'il n'a guère connu : il avait huit ans à sa mort.
Sa demi-sœur, Catherine, légitime, est femme d'Henri II de France.
Lui, n'a obtenu que la bâtarde de l'Empereur, Marguerite d'Autriche.
Le jour du mariage, devant Charles-Quint, Lorenzo l'a éclipsé par
son Aridosio (1536). La bâtardise ronge sa peau comme un remords.
Les Florentins le nomment Alexandre de Collevecchio : sa mère
gueusait dans ce village. « Grand merci ! Vous m'apprenez d'où
je suis; je n'en savais rien. » (« Eglino gli avevano insegnato donde
egli era, il che prima ei non sapeva. » ) Mais la blessure reste à vif.
Haine pour le légitime, peur de « Lorenzaccio », le conspirateur,
mépris pour « Lorenzetta », — mais admiration, complicité, respect
inavoués : « Paix ! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin
d'Alexandre. »
Lui n'oublie aucun argument rassurant: femmelette, poltron sans
épée (sa Gestapo est en défaut : Lorenzo faisait des armes à Rome,
et fraye avec un spadassin), un philosophe (« lo chiamava il
filosofo »), sonnettiste sans brio (les sonnets sur le Persée sont
pourtant beaux) ; d'ailleurs son giton, — il le dit « bas » à Cibo — ,
son entremetteur et son mouchard. Et il désigne à son brain-trust
ce « petit corps maigre », ce « lendemain d'orgie ambulant ».

(8) Machiavel fut chargé, en 1525, d'obtenir du doge de Venise réparation,


dommages et intérêts, pour trois patriciens de Florence sodomisés et rançonnés
dans un port de la République.
174 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Quelle trouvaille ! Ce mot, et tous ses dérivés (manie ambulatoire,


somnambule) résument cet être inquiétant, qui erre sans repos,
et sans but apparent, qui ne dort jamais, par peur de ses songes et
par épuisement nerveux, ou qui marche en dormant, automate
téléguidé, médium aux ordres d'un spectre.
« Lendemain d'orgie » date la scène : depuis le début du drame,
il s'est écoulé quelques heures; le trait explique en outre — par
la fatigue et la nuit blanche — la défaillance physique de Lorenzo,
moins simulée que consentie.
L'entrée de Lorenzo, si pathétique, est celle d'un homme traqué,
et qui fait face : il monte l'escalier de la terrasse comme il
monterait à l'échafaud — qui l'attend si Alexandre le livre à
Paul III. Un instant, il est dominé par les trois silhouettes de ses
ennemis et par celle de Valori qui l'étudié : mise en scène géniale
de Musset qui n'avait pas le « sens des planches » ! Belluaire
malingre, dont toute la force est dans le regard et la langue, il
marche vers le sanglier, « plus fort qu'un vieil verrat », le taureau
et le vautour. Sa première phrase est un sifflement : « Bonjour,
messieurs les amis de mon cousin » (le « bonsoir » de l'édition
Dimoff est une coquille). Il constate et affirme sa solitude
dédaigneuse : les hommes comme moi n'ont pas d'amis. « L'homme de
goût a reçu vingt blessures avant d'en faire une » (Rivarol). Il se
targue de ses « deux vices » (la débauche florentine, insinuait
Sire Maurice), et d'être « au poil et à la plume » : — « Pour qui
dangereux, Eminence, pour les filles de joie ou pour les saints
du paradis ? » Traité de « chien de cour » par le Cardinal, il
rétorque : « Une insulte de prêtre doit se faire en latin », et le taxe
d'ignorance. Attaqué sur trois fronts, il se retourne vers Sire
Maurice, massif et brutal, et pose les banderilles :
« Sire Maurice !... je ne vous voyais pas » : quantité, mais
négligeable; « excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux » : geste
de la main en abat-jour; « mais vous avez bon visage » : ceux qui
ont du sang l'ont dans les veines et non sur la figure, dira Villiers;
« et votre habit me paraît tout neuf » : malgré votre avarice et
votre inélégance.
La réplique de Sire Maurice est presque trop spirituelle; mais
l'atticisme est contagieux : « Comme votre esprit, je l'ai fait faire
d'un vieux pourpoint de mon grand-père » : doublure, rapetasseur,
plagiaire dégénéré qui dilapidez l'héritage de Cosme l'Ancien,
« père de la patrie », et de son petit-fils le populaire ambassadeur
près du Pape et de Charles VIII, Laurent de Médicis (1448-1492) :
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 175

que de fois, dira Marie Soderini, « je l'ai baisé au front en pensant


au père de la patrie ! » (9).
L'aspic souligne l'aspect bestial de Sire Maurice, le cou court
et les mains velues, son peu de succès auprès des femmes, sa lésine
qui se refuse une maîtresse, thérapeutique salutaire pourtant
comme une phlébotomie , mais se contenterait du rebut du
maître, « quelque conquête des faubourgs ». Chaque mot lâche une
guêpe. Pris dans l'essaim, le taureau voit rouge, et charge. Rien
n'indique, chez George Sand, que Lorenzo espère une provocation
en duel : ici, Lorenzo la recherche : première prise, dans la lutte
à mort; ses preuves de couardise sont nécessaires. Sire Maurice
tire l'épée, et semble tracer les cercles d'enfer que le héros devra
franchir, dans une longue série d'épreuves. Voici la tentation initiale:
il se déshonore, sa mère en sera instruite, frappée au cur; il
n'en mime pas moins la lâcheté, par des silences à peine coupés
de bégaiements dilatoires, aussi tragiques que les silences chez
Racine. Décidé à « ben fingere », stultitiam fingere, comme
Brutus, serait trop simple , il feint de subir une « beffa » qu'il
a désirée (10). Simulation qui ne se dément pas sous l'insulte à sa
mère : « fils de catin ! ». Lorenzo ne sera pas là pour voir, après
le meurtre, Sire Maurice souiller ses chausses, de venette : il y
pensera pourtant, dans son « cur navré de joie ».
Et le Duc mène, ou croit mener, la comédie. Il lui faut se
démontrer que Lorenzo n'est pas dangereux, prouver que l'honneur
est de son côté, à lui bâtard, humilier devant un public (« Pages,
montez ici !), ce pourvoyeur de débauche. Il exulte, mais Lorenzo
gagne, il va pouvoir ourdir son meurtre; malgré les insinuations
perspicaces du Cardinal (« Vous croyez à cela, monseigneur ? »),
le grand obstacle, la méfiance du duc , est franchi.

(9) La pierre tombale de Cosme l'Ancien, bâtisseur, protecteur des savants


et des artistes et « premier citoyen de la République » (1389-1464) porte ces
mots : Cosmus medicus hic situs est decreto publico Pater Patriae. Sur Laurent,
voir Fred Bérence : Laurent le Magnifique ou la quête de la perfection
(La Colombe, 1958). En 1568 encore, à Florence, on réimprimait, petit in-4°
de 44 ff., un « Canzone a ballo composte del Magnifico Lorenzo de Medici e
dal M. A. Politiano insieme con la Nencia da Barberino e la Bêla da Dicomano,
composte del medecimo Lorenzo, nuovamente ricorrette ».
Aux prix du Concours Général de 1934, Anatole de Monzie se fit un mot de
la fin, de la réplique sur le pourpoint. Son titre nouveau : Ministre de
Nationale au lieu de l'Instruction Publique était d'une étoffe de 89,
taillée selon un patron des grands ancêtres.
(10) La Beffa (ou farce tragique) est le titre d'un drame de Sem Benelli, que
Richepin traduisit, en vers, pour Sarah. Elle le joua vers le même temps que
Lorenzaccio, version Armand d'Artois.
176 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Scène parfaite : elle respecte l'histoire et nous plonge en plein


drame; des personnages y agissent, dévoilent leurs mobiles et
leur caractère; mais l'intérêt se concentre sur le protagoniste.
L'énigme est posée : un homme joue un jeu mortel; la limite va
rester longtemps indiscernable entre la personne vraie et la
personnalité feinte. Enfin, que le style, incisif, si supérieur à celui
de la Confession d'un enfant du siècle, ne nous le cache pas : c'est
la « confession » mise en action: « Il n'y a point de maître d'armes
mélancolique » ; cri d'une génération sans épée, imbue de souvenirs
napoléoniens et désarmée à Waterloo, réduite à la honte par
la Sainte-Alliance.
Le Longchamp florentin; foire et boutiques, un vendredi, devant
San Miniato, à Montolivet, qui fait signe, depuis l'Oltrarno, au Dôme
de Fiesole ; le coteau venait d'être inclus dans l'enceinte de Florence,
par ordre de Clément VII. Nous retrouvons nos coryphées, le
marchand et l'orfèvre. L'opposant peste contre la citadelle et ses
flandrins d'Allemands. Que n'est-il grand artiste, dispensé d'avoir
une patrie : ubi bene, ibi pàtria ! Comme ce hâbleur de Cellini...
L'unité d'intérêt fit éliminer le trop voyant Benvenuto, qui devait
jouer un rôle. Berlioz va s'en emparer (1838).
Lui, le père Mondella, est solidaire de Florence. Un pastiche de
Démosthène : « César est à Bologne ?... Le Pape est à Bologne avec
César? » (« Que dit-on de nouveau? Philippe est malade? »)
prépare l'épilogue, l'atonie hébétée de la foule. Mais la phrase
initiale : « Que voulez-vous que fasse la jeunesse d'un
comme le nôtre ? » vise Louis-Philippe, et cette « actualité
transitoire » qu'un auteur dramatique ne peut négliger.
Les élégantes « collaborent » (nous avons connu cela). La vertu
pleurarde du Prieur de Capoue, fils de Philippe Strozzi, vante
l'éloquence qui se rit de l'éloquence et obtient une larme sur la
joue d'un brave homme. Devant lui, Salviati calomnie Louise; il
lui a levé la robe en lui tenant l'étrier : « Elle a, ma foi, une jolie
jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour. »
Ce propos rapporté enflammera Pierre, « fait de salpêtre », jusqu'au
blasphème : « Il n'y a pas de bon Dieu qui tienne », et soulèvera
tous les Strozzi (n).
(11) Musset tire ce Julien Salviati surtout d'une rage contre soi et d'une sorte
d'exorcisme : c'est l'être qu'il aurait pu devenir, un Lorenzo sans conflit ni
remords. Un Giovanni Salviati (1490-1553), cousin de Clément VII, était alors
cardinal évêque de Porto; son frère Bernardo, lui aussi prieur de Capoue et
général des galères de Rhodes, sera aumônier de Catherine de Médicis. Peut-être
Musset a-t-il songé à Cecchino le peintre (1510-1563) protégé de Giovanni, à qui
le Primatice fit décorer Fontainebleau; il est l'auteur de l'Incrédulité de Saint-
Thomas (Louvre). Mais son Julien préfère les filles réelles à la peinture.
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 177

La scène VI introduit les deux seules femmes vertueuses (avec


la passive Louise) : la matrona, Marie Soderini, et Catherine Ginori,
sa belle-sur, vingt-deux ans. Nous sommes sur la rive gauche de
l'Arno, à l'endroit d'où, dira Tebaldeo, « la perspective est la plus
large et la plus agréable » : elles ont sous les yeux le spectacle de
la ville qui fait leurs délices et leur tourment; c'est moins une
promenade qu'une fuite. Marie, « depuis ce matin », souffre de la
lâcheté de son fils, devenu la risée de Florence. Les « voix du
soir dans les airs répandues » ne la rassurent pas, ni l'omniprésence
de Dieu (,2). Le plaidoyer de Catherine en faveur de son neveu
l'irriterait plutôt par sa gaucherie; pour Cattina, âme tendre,
Lorenzo est un « enfant » : il a pourtant le même âge qu'elle.
Plus profondément blessée, dans son orgueil personnel, dans le
renom de la famille, Marie est plus sévère. Musset a mis dans sa
bouche bien des reproches entendus ou devinés chez sa propre
mère, courroucée de ses désordres et de ses fréquentations (Roger
de Beauvoir). Travail, scrupules, altruisme, charité, l'admiration
pour Plutarque et Cosme l'Ancien : tant de promesses reniées !
« Ah! Catherine, il n'est même plus beau... » Ce « pianto » maternel
semble-t-il « ampoulé et trivial » ? Un tel style est celui de l'Italie
du XVP siècle, jusque dans l'association de la beauté et de la
bonté, souvenir du « kalos kagathos » des Grecs. L'opposition du
palais des songes et de la masure du cauchemar, habitée par un
« spectre hideux », traduit de façon clinique les obsessions nocturnes
de la mère, que ses rêves poursuivent dans l'état de veille. Racine
et Shakespeare, ici encore: Lady Macbeth et Athalie. C'est à Niobé,
à Hécube aboyante, que Musset assimile cette mère douloureuse :
encore son cas est-il plus dramatique, car elle doit renier la chair
de sa chair, alors que son fils est encore vivant. « Quand serai-je
là ? » crie-t-elle en frappant la terre, et c'est la prescience de sa
fin prochaine, dont son fils se jugera responsable. Rien n'est humain
comme l'aveuglement de cette mère, qui s'en tient aux apparences,
et ne devine pas le double jeu : preuve que Lorenzo joue serré,
et ne se laissera pas détourner par le sentiment filial, aussi puissant
chez lui cependant que l'amour de Fiesco pour sa femme.
Annoncé dès la scène 2 par une réplique de l'orfèvre (« Et quand
on me bannirait comme tant d'autres ! »), le chur des bannis
est noble et poignant. C'est la sortie des prisonniers au second acte
de Fidèlio. La réapparition de Maffio donne à l'acte son unité
(action et temps). Le triste défilé convainc Marie : ces ordres d'exil
(12) Passons sur : « la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche
de cristal ». Musset était un naturaliste contestable. Ailleurs (« Pâle étoile du
soir... ») il fait phalène du masculin. Et puis, le mot crapaud dans une jolie
bouche...

12
178 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

sont l'uvre d'un fils indigne. Des imprécations contre Florence,


écho des clameurs de Camille contre Rome, le mouvement strophique
et l'allargando revêtent ce finale d'une grandeur épique.

L'invocation d'un banni à Philippe (« Que Philippe vive


! ») préparait le monologue de celui-ci. Mais tout de suite
son inaptitude à l'action est patente. Intellectuel de cabinet, qui
cultive l'utopie en la connaissant pour telle, il ne sauvera pas
Florence : il se pose trop de questions, s'enveloppe trop frileusement
d'un réseau d'objections. Il hésite entre la doctrine de l'homme
corrompu (race de Caïn) et celle du rachat par le baptême. Il croit
à « l'éducation des basses classes », aux pouvoirs du mot «
». Théoricien sentencieux, il lui faudrait être Archimède
ou Léonard, mais « le premier pavé de l'édifice » est trop dur à
soulever. Et pourtant, il se sent convié à travailler au bonheur
des hommes.
Création remarquable, très supérieure au Verrina de Fiesco
et d'une tristesse irrémédiable. Satire tantôt attendrie, tantôt
narquoise, de l'homme de bien aux prises avec les faits : la liste
serait longue des intellectuels brillants et incapables, velléitaires
et paralytiques, champions de la non-violence bafoués par la
violence. Musset ici s'élève au type : l'humaniste en proie aux
hommes.
Par contraste, la sortie furieuse de Pierre, averti de l'insulte
faite à sa sur, nous replonge dans l'action, habilement suspendue
aussitôt. Il faut dans tout grand créateur un feuilletoniste génial.
Le portail d'une église. Lorenzo n'entrera pas. Mais il laisse sans
impatience, avec une secrète nostalgie de la foi, le bon Valori
vanter les attraits du catholicisme esthétique, délicieux mélange
de sensualité sublimée et de pureté mystique. Paroles naturelles
à un prêtre de la Renaissance italienne, mais aussi pour les
lecteurs de 1834 souvenirs du Génie du Christianisme dont on
pourra suivre la trace chez Renan, Verlaine, Barrés. (« Et ô, ces voix
d'enfants chantant sous la coupole ! ») C'est encore un Fantasio
plus amer qui réplique : « Ce que vous dites est parfaitement vrai,
et parfaitement faux, comme tout au monde. » La pirouette est
destinée au jeune Tébaldéo, qui s'approche, autant qu'au prêtre.
Attiré par la louange « de la tolérance et de l'enthousiasme sacré »,
le « jeune homme au violon » de Raphaël (13) se mêle timidement
(13) « Raphaël, dont il est original de dire du mal aujourd'hui (cela donne
un air de grand connaisseur assurément) » (Revue fantastique, 1831).
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 179

à l'entretien, en « desservant bien humble de la sainte religion


de la peinture ». Il va s'éloigner par discrétion, après avoir reçu
commande. Fausse sortie; Lorenzo, resté silencieux pendant ces
confidences, le rappelle. Il le soumet à un examen dont la progression
dramatique laisse plus haletant l'enquêteur que l'objet de l'enquête.
Tébaldéo a parlé comme l'eût fait Lorenzo avant sa corruption.
Le prince trop tôt mûri vient de se découvrir un jeune frère.
S'en faire un allié, sous prétexte de portrait ? « Vous faites le
portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des
miens », entendons de ses cauchemars homicides. Puis, l'image de
la Mazzafirra toute nue, qui n'était que boutade libertine, lui
inspire son plan : le Duc nu, sans cotte de mailles, vulnérable...
Il faut être sûr d'un complice inconscient. Une série de railleries
cinglantes lui ouvrira cette âme, par effraction. Comme Fiesco
(11, 17), mais avec plus d'esprit, il feint de se méprendre sur le
sens d'un tableau, que présente modestement l'artiste dont la barbe
n'est pas encore poussée. Une vue d'un cimetière, le Campo-Santo;
la première remarque n'est qu'humiliante : « Est-ce un paysage
ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en
large ? » Mais la seconde: « Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité ? »
implique deux négations : Tébaldéo n'a pas de talent; les morts
ont pu constater que l'âme n'est pas immortelle. Réplique à double
sens, digne de Hamlet par l'équivoque et les prolongements
philosophiques. Et l'on ne sait ce qui attriste le plus les « grands
yeux » de l'enfant, mais sa réponse prouve qu'il a saisi :
« L'immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes
y arrivent en souriant. »
Lorenzo l'a provoqué pour vérifier sa conviction : tous les
Florentins sont pervers, corrompus, serviles. Autant de questions,
autant de pièges; autant de coq-à-l'âne apparents aussi (il suffit
de taire les transitions) et de blasphèmes (« Ton Dieu... Par la
mort du Diable !... »). Après leur entretien, l'enfant de chur,
scandalisé, bavardera: Lorenzo a sa réputation à soutenir. Il insulte
en sa victime le sentiment national, renvoie au malheureux l'injure
que lui a décochée Sire Maurice : « Qu'appelles-tu ta mère ?
Florence, seigneur. Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère
n'est qu'une catin ». A sa grande surprise, l'artiste contre-attaque,
avec l'audace du courage tranquille et de la pureté: il y a du fumier
dans Florence, mais les fleurs en ont quelquefois besoin. Lorenzo
en sera-t-il réduit à menacer de délation ? « Comment entends-tu
ceci ? » Le jeune penseur n'en a cure et poursuit sa démonstration.
« La corde d'argent ne s'ébranle qu'au passage du vent du nord;
180 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

les champs de bataille font pousser les moissons, les terres


engendrent le blé céleste. » [La génération de 1813 en
Allemagne, celle des Arndt, Becker, Kleist, venait de le prouver.
Mais Musset transpose seulement Diderot: De la Poésie Dramatique,
ch. XVIII : « C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du
fanatisme arme les hommes de poignards (...) que le laurier
d'Apollon s'agite et verdit. » Renan reprendra le tout au chapitre XXI
de L'Avenir de la Science.] Pour le reste, le caprice de qui
gouverne Florence ne fera jamais de lui un « humilié et offensé »;
Lorenzo y perd ses épigrammes, ses rebuffades et ses rébus;
Tébaldéo a son stylet, son « coltello » à la ceinture. Soulevé d'une
joie imprudente, Lorenzo pourrait dire comme le duc de Reichstadt
devant Flambeau: « Enfin ! J'en vois donc un ! » Un allié ! Il peut
parler du grand uvre en projet, prononcer les mots qui l'étouffent:
« Frapperais-tu le duc, si le duc te frappait ?...
« Je le tuerais, s'il m'attaquait.
« Tu me dis cela à moi ?
« Pourquoi m'en voudrait-on ? Je ne fais de mal à personne. »
Après une dernière chausse-trape, que Tébaldéo esquive comme
les autres, ingénument : « Es-tu républicain ? aimes-tu les
princes ? Je suis artiste; j'aime ma mère et ma maîtresse » (14),
il capitule. Ces deux sentiments l'atteignent au vif; lui aussi, aime
sa mère; lui aussi, aimerait « sa maîtresse », s'il en était une qui
fût digne. Il a donné son cur à la dernière maîtresse, la mort,
avec laquelle il veut hâter son rendez-vous; les noces n'auront
lieu que trop tard encore :
« Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau
d'importance pour le jour de mes noces. »
Confrontation poignante, magistralement menée; Musset l'avait
d'abord conçue tout autre; dans une petite chambre de son palais,
Lorenzo, seul avec Freccia, le soumet à trois tentations : l'amour
d'une vieille sybarite, taillable à merci; les bonnes grâces du Duc,
qui trouvent l'apprenti plus accessible (être chargé de peindre à
fresque et d'orner de deux statues une petite chapelle au fond de
Sainte-Marie pareille à celle des Tornabuoni, confiée à Ghirlan-
daio), et enfin une bibliothèque et un orgue dont il pourra disposer.
Mais tout cela sentait l'enfer : Tébaldéo y percevait le sifflement,

(14) « Dans Don Carlos, Posa dit à Philippe II : « Je ne puis être serviteur
des princes; je ne puis distribuer à vos peuples ce bonheur que vous faites
marquer à votre nom. » Quel est le jeune homme ayant du talent ou non, mais
ayant quelque énergie, qui ne se sente battre le cur à ces paroles ? » (Mélanges
de littérature : Un mot sur l'art moderne, 1833).
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 181

« les écailles d'argent des ailes du tentateur ». Il pleurait de bonheur


en s'asseyant à l'orgue. Pourtant, la terreur le chassait; et Lorenzo
devait fléchir, ôter le masque pour le retenir. Dans la version
définitive au contraire, en présence de Valori, il joue jusqu'au bout
son terrible rôle. Sa sortie précipitée le sauve seule d'une défaillance,
mais elle claironne. Et l'énigme reste entière, jusque dans le mot
de « noces », qui relève, chez le traducteur de Quincey, de «
comme un des beaux-arts ».

Le Cardinal tenait à entendre la marquise en confession; il l'en


avait pressée, le marquis avait à peine tourné les talons; elle avait
renvoyé Son Eminence à « demain ». Nous y voici. La scène est
hardie; trop pour qu'on ait joué Lorenzaccio avant 1896 et la
République anticléricale. Un précédent, scabreux : une confession
dans Le Ciel et l'Enfer, de Clara Gazul; la pénitente s'y accusait
d'avoir fait gras le Vendredi-Saint, ayant avalé une mouche. Balzac
excepté, le Romantisme n'épargna pas le haut-clergé : Eugène Sue,
Lamartine (l'évêque de Jocelyn), le montrent inhumain, fanatique
ou taré. Mais aucun de leurs prêtres n'a l'envergure de Cibo.
11 monologue, pendant que la marquise procède, dans son oratoire,
à quelque laborieux examen de conscience. « Oui, je suivrai tes
ordres, Farnèse ! » (c'est ainsi qu'il nomme, sans respect excessif,
le Souverain Pontife, Paul III); il évincera le trop honnête Valori;
dirigera Ricciarda, dont il évoque très complaisamment, avec
l'insistance d'un Néron tenté par l'inceste (15), le comportement
intime chez le « tyran adoré ». Qu'elle n'essaye pas du
d'alcôve et des « malheurs de la patrie »! « Il ne fallait
pas me prendre pour confesseur. »
Et d'abord, perdre Lorenzo; tant de questions n'ont d'autre but :
« Qui vous a tenu ces discours ? Qui vous a écrit cette lettre ? »
Qu'elle soupçonne Lorenzo, et le pape le saura. Mais elle, dont la
perspicacité n'égale point les charmes, n'a point éventé de
« combattant suprême ». Elle sert Lorenzo involontairement, et
taira seulement le nom du Duc. Il n'est si subtil qui ne fasse un
pas de clerc. « Avez-vous averti votre mari ? » ; c'est lui souffler
l'aveu qu'elle jettera au marquis dès son retour. Cibo l'inquiète
par son inquisition, ces menaces de refuser l'absolution, qui sentent
leur billet de confession. Tant, qu'elle ne dit plus « mon père »,
mais « mon beau -frère », puis « Malaspina »: la confession tourne

(15) Même dans la scène IV, 4, il ne jouera pas les Laffemas et les Scarpia.
L'âge, sans doute... Sa luxure est de voyeur, et par mâle interposé. De plus,
« l'ambition et la volupté ont souvent le même langage » (Rivarol).
182 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

à la querelle, et sordide : « Ah ! comme les hommes sortent


d'eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence ! Cela est
effrayant. » Ligotée par son désir et l'astuce du « rabouilleur »,
flattée et choquée, respectant son mari, plaignant son absence,
ambitieuse non pour elle, mais pour les « familles », cette patriote
socialisante (intelligence verbeuse, véhémence, religiosité) va se
faire indicatrice et tout compromettre: si Lorenzo échoue, cherchez
la femme. Demeurée seule avec son péché, déjà caressé en pensée,
elle peut bien ouvrir sa fenêtre, appeler à l'aide la triste Florence :
son libérateur ne saurait trouver que haine aveugle en cette
Montespan larmoyante.
Rien à attendre non plus de sa mère et de sa tante : au palais
Soderini, pas de refuge, mais reproches, gémissements, et l'affligeant
témoignage que ses désordres mentaux pourraient être héréditaires.
D'autant que, pour s'accomplir, il faut ne jamais se démasquer,
plaisanter même les héros du cher Plutarque. Cattina, ni Marie
ne s'en doutent, quand il dit « du mal de Lucrèce ». Et elle, si
le Duc « en pantoufles » abordait sa couche, se fourrerait-elle
« bien gentiment son petit couteau dans le ventre » ? Se
comme la Lucrezia de La Mandragore : « Mais je ne crois
pas que vous me trouviez en vie demain matin » ? Le devancerait-
elle, comme Ricciarda ou la frétillante Gabrielle ? Cette convoitise
du Duc, c'est la limite qu'il s'est tracée; mais silence, et
comediante !
Pourtant, quel beau « conte de fées », la chute des Tarquins !
« Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils. »
Brutus souffle, la tyrannie tombe. Et la bobinette cherra. Trop beau
pour être vrai. Pas si simple, à Florence, en 1537 : « Brutus était
un fou, un monomane, et rien de plus. » Ce que les Florentins
diront de moi. « Cela était indigne d'un honnête homme d'établir
une République à la barbe de cet excellent duc. » Le comble, c'est
qu'elle dura. Brutus dut bien occire ses fils, qui trahissaient pour
les Tarquins (« C'est une histoire de sang »); il délivra tout de
même Rome.
Lorenzo hésite encore : Brutus un, ou Brutus deux ? « Je suis
très fort sur l'histoire romaine. » Soulèvement des bons, ou les
ides de Mars ? Après la palinodie de Bindo et Venturi, son choix
sera fait. A Philippe, le sursaut des consciences; à lui, le petit
couteau. S'il surgit un Marc-Antoine (le Cardinal) pour retourner
la foule contre ses libérateurs, il reste l'expédient de Brutus après
Philippe :
« Caesar, now be still;
I kill'd not thee with half so good a "will. »
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 183

Quand il crie : « Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de


Brutus » alors qu'il est au bord de la crise nerveuse c'est
déjà du second Brutus qu'il s'agit.
Il est intervenu en effet un épisode dont la hantise ne le lâchera
plus : sa mère a vu le spectre de son Lorenzino d'autrefois, « un
jeune enfant vêtu de noir » qui lui ressemblait comme un frère.
Il s'en est allé quand Lorenzaccio a tiré la cloche, au matin
en rentrant.
Magnifique intrusion du merveilleux, plongée dans la poésie la
plus fascinante à la fois et la plus vraie. Justifiée par l'époque et
le lieu, par l'angoisse de la mère dont les chagrins prennent, tout
naturellement, forme pathologique, par l'hérédité des Soderini :
Lorenzo est une « fin de race ». Ce sceptique, ce railleur, ne met
pas en doute une seconde cette hallucination. Son hyperesthésie
d'orphelin trop doué se meut sans surprise dans le fantastique.
Nous savons, nous, par George Sand (la promenade aux gorges de
Franchard) et par le poète, que Musset vit son « double intérieur »,
son Doppelgànger. Lui, qui s'arrache du cur son drame du vice
et de l'échec, prête, naturellement encore, à son héros sa conviction
pathétique. Il emporte facilement notre adhésion : le fait rapporté
est archétypique (I6). Une certaine tension du tragique ne peut se
passer de spectre; il est exigé par l'inconscient collectif : « The
table is full », constate Macbeth quand il veut s'asseoir à la place
de Banco. Et toujours le spectre est chargé d'un ordre de l'au-delà :
la statue du Commandeur ou le « Ghost of Hamlet's Father »
remémorent aux vivants leur devoir : fidélité à la foi, la vocation,
la mission. Le chant du coq, ou comme ici le tintement d'une
cloche peuvent bien dissiper les fantômes : le sens de leur apparition
n'en est pas moins net, et inoubliable : « Si mon spectre revient,
dites-lui qu'il verra bientôt quelque chose qui l'étonnera. »
Avec la prodigalité et la diversité du génie, après avoir égalé
Shakespeare, Musset renchérit sur Molière. Pas de contre-plaqué
de sublime et de grotesque : la bigarrure de la comédie humaine.
« On frappe », et ce pourrait être le spectre, tant l'atmosphère
fantastique a été créée en quelques répliques. Ce n'est que Bindo,
avec Venturi. Leur intrusion sauve le projet de Lorenzo, qui allait
céder, se confier à ces femmes. La sortie de celles-ci lui laisse le
temps de se reprendre; il chargera de nouveau contre la calomnie,
le mépris et la haine. Il connaît de longue date cet ambitieux et

(16) « C'est du romanesque, dit un homme qui portait de la flanelle au mois


de mai » (Revue fantastique).
184 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

ce marchand, et les mobiles de leur patriotisme : sauver la caisse


et leurs privilèges. « Business » et « make money » : il y a en eux
du Laffitte (le Keller de Balzac) et du Dambreuse. Guizot a dit :
« Enrichissez-vous ! » L'enfant terrible venge le Romantisme des
sarcasmes de l'industrie cotonnière. Bindo se préoccupe du qu'en-
dira-t-on, quant à l'affaire de la terrasse; mandé par Marie (à qui
son fils allait se fier !), il veut un démenti officiel; malgré ce qu'il
sait des efforts de Lorenzo pour compenser par l'adresse sa faiblesse
physique (« Je t'ai vu faire des armes à Rome »), il agrémente ses
soupçons d'injures préalables, traite son neveu de « chien »,
sans aller jusqu'au « fils de catin »; solidarité de clan, et les
femmes écoutent à la porte. Espère-t-il un soufflet de Lorenzo, un
duel qu'on publierait ? Lorenzo l'a jugé. « L'histoire est vraie, je
me suis évanoui. » Puisqu'il n'a pas senti l'appel à l'aide : « Le
croyez-vous, mon oncle ? », aucune confidence n'est possible. Et de
pirouetter vers l'artiste en chausses et bonnets de coton: « Bonjour,
Venturi. A quel taux sont vos marchandises ? comment va le
commerce ? » Le mot taux implique prix taxé, protectionnisme :
c'est le pauvre, le popolo magro, qui paie, avec l'amen des vertueux.
Qui n'a pas ses vices ? Venturi a « contracté au collège l'habitude
innocente de vendre de la soie ».
Bindo ne se laisse pas désarçonner. Son programme électoral,
Lorenzo devra l'entendre; il prône, sous le couvert de la liberté
et du patriotisme, une république de ploutocrates, de type vénitien.
Oui, ou non ? « Êtes-vous des nôtres ou n'en êtes-vous pas ? »
Comme si les choses étaient si simples ! Troisième aspect de
l'opposant à côté de l'utopiste Philippe et de la violence brouillonne
de Pierre : le tribun qui grise de mots des auditoires fascinés.
« Voilà mon oncle qui reprend haleine. » Cruel et brillant dans le
pastiche, Lorenzo dégonfle cette enflure; humaniste et auteur
comique, il est capable de périodes ronflantes et de métaphores
suivies; et il le prouve, par son image de la toupie; il a lu les
Philippiques, le futur tyrannicide, les vraies, pas celles de Cicéron.
Il parodie Démosthène dans sa diatribe contre l'attifement verbal
et vestimentaire du nouvel Eschine (Musset pense-t-il aux Grecs
de David ?). « Je suis des vôtres », mais il reprend son persiflage.
Le républicanisme ? Question de pilosité, de barbes « radicales » ;
au mieux, de sueurs du peuple, et de respiration cutanée : « L'amour
de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés. »
Il pourrait lui en cuire; le Duc le sauve; pour les beaux yeux
de Cattina, il visite « en personne un pauvre serviteur ». Lorenzo
s'y attendait, et le lui fera expier. En bernant Bindo et Venturi,
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 185

il gagne du temps, s'accorde réflexion, détourne l'entretien : le


joueur de gobelets fait d'autant plus florès que le maître est pressé.
Coup double, d'un seul mensonge à l'adresse des irréductibles :
« Ce que vous demandez vous sera accordé » : à Bindo, l'ambassade
à Rome (il a parlé de Rome), à Venturi un privilège pour ses
fabriques (il fut question de privilèges). Le fils de pape les bénit :
« La paix soit avec vous. » Passez muscade ! les favoris malgré eux
sont congédiés. Surpris, mais sans rancune, même contre leur
abjection :
« C'est un tour infâme.
« Qu'est-ce que vous ferez ?
« Que diable veux-tu que je fasse ? Je suis nommé.
« Cela est terrible. »
Pas de « mâle gaieté » à la Molière; l'humour rageur de Swift.
On comprend que Villiers soit allé frapper chez Musset le jour
qu'il quitta cette planète : « Mais vous savez qu'il est mort ?
Oui, je voudrais le voir. » Le rêveur-railleur des Contes Cruels
voulait saluer un maître, restitué à lui-même.
Plus lugubre encore, le tête-à-tête avec le Duc : la victime et le
bourreau sont seuls pour la première fois, et la dernière, avant
le renversement des rôles.
En quelques mots, le sort de la marquise est réglé (« La Cibo
est à moi...; elle m'ennuie déjà ») : elle est donc tombée comme
les autres; la misogynie du contempteur de Lucrèce en est renforcée;
et son inquiétude pour Catherine aggravée. Justement, la convoitise
du Duc s'avoue; Lorenzo biaise : « C'est... une voisine... C'est une
vertu... c'est une pédante; elle parle latin. » Vainement, il tente
de leurrer Alexandre, de détourner son attention :
¦ « Une autre fois, mignon à l'heure qu'il est je n'ai pas de temps
à perdre il faut que j'aille chez le Strozzi. »
Non, il n'a plus de temps à perdre : la course à la mort est
commencée; le tempo du drame s'accélère, comme à la fin de la
Damnation de Faust. Lorenzo brûle les étapes, accable Philippe
Strozzi, « ce vieux fou, ce vieux misérable, ce vieux gibier de
potence », promet une liste de suspects, annonce Tébaldéo qui fera
le portrait du Duc, s'offre au passage le plaisir de gouailler : « Si
vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez
d'un butor ! Cela prouve bien que vous n'avez jamais essayé. »
Le dernier mot du butor reste gros de menaces : « Je te dis de
parler de moi à ta tante ».
Scène où la variété, la rapidité des émotions et des faits, les
186 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

contrastes et les revirements causent un vertige. L'unité en est


pourtant parfaite : elle s'achève comme elle a commencé, sur le
symbole de Lucrèce; la misanthropie de Lorenzo (misogynie est
trop peu dire) n'avait plus qu'un retranchement : sa foi en
Catherine; dernier bastion menacé : demain, peut-être, il aura la
preuve de son irrémédiable solitude. A la fin du siècle, l'Ennemi
du Peuple d'Ibsen y puisera sa force. « L'enfant du siècle » n'y
trouve qu'une raison plus désespérée d'agir, et d'agir vite. Catherine,
objet de son « estime », ne serait-elle pas aussi l'objet d'une passion
qui n'ose se nommer, la seule qui puisse agiter ce cur d'aristocrate,
qui ne saurait aimer que dans sa maison ? Devant la répulsion trop
mal cachée de sa mère, la palinodie des bourgeois, la lubricité du
Duc, sa haine grandit : elle est à la mesure de son isolement.
Cette exaltation du héros solitaire aurait quelque chose
si elle n'était justifiée par sa clairvoyance assez effrayante.
Le même jour, après le repas du soir : Lorenzo a dit au duc
qu'il allait « au plus vite manger le dîner » de Philippe Strozzi.
Les trois dernières scènes de l'acte vont se dérouler dans la soirée.
Philippe et le Prieur déplorent les événements près de Louise,
muette, et de Lorenzo « couché sur un sofa ». Lorenzo écoute, et
se tait, par méfiance de toute parole, inutile et dangereuse.
Les autres ne manqueront pas d'attribuer ce morne silence à « la
dégradation et à l'abrutissement » (dont parlera en 1863 la censure
de Napoléon III).
« L'enfer, c'est les autres. » Mais cet anxieux a besoin de société,
même s'il y est insulté. Pas assez introverti, cet altruiste supérieur,
pour tolérer la solitude. Nous ne le verrons seul, nous ne l'entendrons
soliloquer, que lorsque toute compagnie lui sera interdite par la
nécessité d'agir.
Filippo II Strozzi (1488-1538; il n'a que 49 ans, Musset le vieillit
de dix ans) avait épousé Clarisse de Médicis, petite-fille de Laurent
le Magnifique. Après la révolution de 1527, il tâche de canaliser
l'ambition de ces Médicis qu'il avait essayé d'abattre; il aide
Alexandre, ne réussit pas à obtenir sa confiance, conspire avec les
bannis; marchera sur Florence à la nouvelle de la mort du Duc,
sera battu par Cosme I" à Montemurlo; incarcéré à Florence, il
se donne la mort.
Musset respecte l'esprit de cette vie : opposition de principe,
qui consent tard à la violence, convictions qui poussent au suicide.
Lorenzo et lui seront seuls à sacrifier leur existence. Le respect
n'empêche pas Lorenzo de juger une action si hésitante, empêtrée
par les scrupules. Il l'écoute, le cur déchiré, analyser le mécanisme
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 187

des vendettas inexpiables, celle des Montaigus et des Capulets :


« Ah ! pourquoi suis-je père ? » Et pourquoi Lorenzo est-il neveu
de Catherine ? Gémissements superflus; il faut agir. Philippe est
fier de Pierre : « Oh ! ma patrie ! pensais-je, en voilà un... », mais
redoute sa fougue. Lui aussi, il ouvre la fenêtre sur Florence, ses
« rues sombres » où le sang coule quelque part, celui de Salviati
l'offenseur, ou celui de Pierre. Lorenzo se tait : sang inutile; c'est
à la tête qu'il faut frapper; et même, à quoi cela servira-t-il ?
Philippe veut croire à la justice; Lorenzo connaît Sire Maurice et
les Huit; ils valent les Onze de Socrate : « un tribunal d'hommes
de marbre, une forêt de spectres... » la schiuma de' ribaldi. Mais à
quoi bon le dire ? Philippe comprendra assez tôt.
Pierre entre, avec Thomas et François Pazzi: il annonce la mort
de Salviati : fausse nouvelle, l'offenseur n'est que blessé. Pourtant
Lorenzo est ému; enfin, quelqu'un ne s'est pas borné à des mots !
il sort de son silence, marche vers Pierre : « Tu es beau, Pierre,
tu es grand comme la vengeance ! » C'est chercher une nouvelle
insulte, et Philippe doit s'interposer. Dimoff assure que Musset
change la date de la brouille, intervertit l'ordre des faits : mais
non ! il en montre les origines. Lorenzo, menacé de défenestration,
doit demander au seul Thomas comment on dépêche une crapule :
« En sorte que vous l'avez frappé à l'épaule ? Dites-moi donc un
peu... » Contre tant d'ennemis, que vous reste-t-il ? Moi : il n'est
pas un homme, celui qui n'a eu quelque jour à répliquer comme
Médée.
Il se glisse vers le palais du Duc. L'Apollon entripaillé pose
demi-nu pour Tébaldéo. Giomo chante sur la guitare. On a blâmé
la vulgarité de cette strophe, regretté le chansonnier preste d' « A la
Saint-Biaise, à la Zuecca... », d' « Ah ! si j'étais femme, aimable
et jolie... », de « Beau chevalier qui partez pour la guerre ».
Pouvait-il confier une ariette à cette brute ? Ses jurons, son dialogue
avec le Duc, où pleuvent les « meurtres facétieux », font trembler,
loucher « terriblement » le petit peintre. A peine entré, Lorenzo
s'empare de la cotte de mailles, en vante le fini, la légèreté
(« Croyez-vous cela à l'épreuve du stylet? »). Il va coqueter avec
le danger mortel. La plus anodine de ses paroles, en présence de
Giomo, peut être fatale. Il lui faut paraître plein de sollicitude :
« C'est une prudente habitude... Vous avez eu tort de la quitter » ;
se faire offrir des alibis, disculper par le Duc même. Lui, Lorenzo,
n'aurait jamais eu l'idée de le faire poser sans cuirasse : « C'est
le peintre qui l'a voulu... Regarde les antiques ». D'après Varchi,
il avait pensé le frapper à la chasse. Musset creuse l'image, en fait
188 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

une eau-forte: « J'étais en croupe derrière vous, et en vous tenant


à bras-le-corps, je la sentais très bien ». Vrai mythe à la Durer :
le Chevalier et la Mort. Mais le bravaccio ignore Durer, et ne se
défie de personne.
Ces précautions prises, le ténorino peut sortir, avec la cotte :
« Où diable est ma guitare ? Il faut que je fasse un second dessus
à Giomo. » La nuit est propice, le puits profond. « Toise quel
giaco, e s'usci con esso, e lo getto nel pozzo del Seggio Capovano. »
La terreur de Tébaldéo va tout compromettre; il claque des dents
(a-t-il vu le larcin ?) interrompt la séance; le Duc réclame
sa cotte; Giomo à la fenêtre aperçoit Lorenzo près du puits.
Le rebelle est perdu. Tout le grand jeu, alors ! Quel feu d'artifices !
La rouerie de Fantasio (et le souvenir de Célimène et de son grand
flandrin de vicomte, qui, trois quarts d'heure durant, « crachait
dans un puits pour faire des ronds »), de l'insolence piquante :
« N'allez-vous pas faire un valet de chambre d'un fils de pape ?
Vos gens la trouveront »; un jeu de mots libertin : « Si j'étais
due de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de mes cottes »,
et surtout l'argument majeur, qui frappe plus bas que la ceinture :
« A propos, j'ai parlé de vous à la chère tante ». Tant de présence
d'esprit ne trompe qu'à demi Giomo, qui préviendra le Cardinal.
La première manche est gagnée ; la fin de la partie, celle qui suivra
la mort du tyran, est d'ores et déjà perdue.
D'autant que Salviati n'est pas mort: il vient demander vengeance
contre les Strozzi, en menteur aussi effronté que le « poète troyen »
de La Guerre de Troie... Déposition perfide, qui ménage les Pazzi.
Le Duc annonce une répression sévère pour « demain matin »;
les frères Strozzi seront arrêtés à la scène 3 de l'acte III, qui se
passe donc le lendemain.

Acte troisième. Nécessaire pour la vraisemblance le bruit


coutumier empêchera les voisins d'intervenir , la « répétition
générale » avec Scoronconcolo a surtout un intérêt
Lecteur de Dante (« ô dents d'Ugolin ! ») et qui
subit l'enfer moral dès cette terre, Lorenzo, libre de hurler sa rage,
s'abandonne à l'attrait de la folie, avec l'épouvante de ne plus
la contrôler. La psychanalyse parle de la fuite dans la maladie
(« die Flucht in die Krankheit ») : si Lorenzo pouvait devenir fou,
toute responsabilité lui serait ôtée : il connaîtrait enfin le repos.
Mais qui simule le délire (Hamlet, l'Henri IV de Pirandello) connaît
le péril : comment repasser le gué vers la raison ? En tirades
apparemment désordonnées, Lorenzo rassemble les injures dont
« les oreilles lui tintent » : « Lâche, lâche, ¦ ruffian le petit
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 189

maigre, les pères, les filles... » Il interpelle son pire ennemi, le


Cardinal, futur pape: « Ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc »;
il rongera le crâne d'Alexandre parce qu'il le poursuit de la pire
haine : la haine intellectuelle.
Il interrompt le spadassin qui commence un récit scabreux : « Il
y avait un jour à Padoue une petite demoiselle... » Rien de plus
révélateur. Le Lorenzo de Musset a pu être un débauché, il ne l'est
plus; sa vie dissolue est terminée. La préparation de la vengeance
confisque son temps et toutes ses pensées. Ici, son refus d'écouter,
plus loin ses souvenirs de Caffagiuolo, éclairent la chasteté du
héros, son besoin de pureté, presque son puritanisme : « J'aurais
pleuré avec la première fille que j'ai séduite, si elle ne s'était mise
à rire ». Lorenzo comme Musset n'a jamais guéri de ce rire.
« Quel orgue, une âme d'enfant, jusqu'à la première femme qui
en joue, et le fausse ! » (P.-J. Toulet). Mais on devine qu'il n'a
plus recommencé; fanfaron de vice, mais pour le seul compte
du Duc.
La scène 2 n'est que l'antichambre de la vaste scène suivante.
Pierre enrage d'avoir manqué Salviati, Philippe essaie de le calmer;
il ne parvient qu'à se déconsidérer : « ne vous mêlez pas de tout
cela »; Lorenzo le lui redira. Pourtant, Philippe va chez les Pazzi;
il dotera de son nom la conspiration. Mais il veut un plan (« Pas
de plan ? pas de mesures prises ?» ) ; il ne cesse de se poser des
questions: ses tirades sont zébrées de ?; il rêve d'un gouvernement
sans le peuple mais pour le peuple, d'inspiration sociale, voire
socialiste (il y a encore du George Sand là-dessous). Lorenzo est
seul réaliste; Philippe paralysera la conjuration en se mettant à
sa tête; Pierre, aussi verbeux que son père, négociera l'intervention
de l'étranger (François I*r).
Plein d'illusions juvéniles, il croit encore à la justice, et se laisse
arrêter après Thomas : « Les Huit me renverront souper à la
maison ». Et Philippe, « seul, s'asseyant sur un banc », troque
les ? pour les ! Sa rhétorique ne cède pas : « le saint appareil des
exécutions judiciaires » devient seulement « un tribunal répondant
des quolibets d'un rustre ». Le droit est souffleté sous ses yeux :
passer à l'action, mais laquelle ? Et quelles chances de réussite ?
Lorenzo le surprend dans cet état de colère stérile, « l'homme
sans peur et sans reproche ». Il le raille légèrement: « Demandes-tu
l'aumône, Philippe, assis au coin de cette rue ? » On est dans la
rue, et, bien qu'elle soit désertée depuis la double arrestation, les
murs entendent : il faut continuer à jouer. Philippe veut, comme
toujours, des mots, il espère sa ration de verbiage, comme l'intoxiqué
190 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

sa drogue; « parle, parle, le temps est venu ». Le taciturne demande


d'abord les objectifs. « Pierre et Thomas sont en prison : est-ce
là tout ?» Il ne s'en affecte pas, se fait fort de les libérer, si
Philippe s'éloigne, ce qui rassurera le Duc; d'autre part, quelle
importance, une insulte d'un Salviati ? Le vrai coupable est
Alexandre. Il laisse Philippe parler son soûl, mais refuse au vieil
homme blessé, radoteur, les consolations vaines : « Parle-moi; je
suis faible ». Il est dans le vrai, mais n'a plus la force de railler
ni de consoler cet astrologue qui titube dans le faux. Ce n'est qu'à
l'annonce d'une révolte des « cinquante jeunes gens » des Pazzi
et des « quarante » Strozzi, qu'il se décide à mettre en garde le
« bon monsieur » qui ne veut pas rentrer chez lui.
L'avertissement est solennel et presque d'outre-tombe. C'est d'un
homme qui va mourir, qui va mourir demain, soit qu'il manque
son crime, soit qu'il le réussisse. Il voudrait sauver le sage qu'il
vénère : « Prends garde à toi ! » La phrase va retentir tout au
long de sa confession. « Tu as pensé au bonheur de l'humanité. »
Le démon « plus beau que Gabriel », le tentateur le plus dangereux,
c'est celui qui brandit les mots de « patrie, bonheur des hommes »,
et surtout celui de liberté. « Freiheit ! Freiheit ! » ; l'appel soulève
la fin du Wilhelm Tell et tout le Fiesco; il a suscité le Sturm und
Drang, soutenu le philhellénisme, amené d'inutiles séismes en 1830.
Devant l'indignation du vieux théoricien, Lorenzo est contraint
d'avouer son projet :
« Je suis en effet précieux pour vous, car je tuerai Alexandre. »
« Pour vous » ; non pour l'humanité, ni même pour Florence,
qui ne saura pas en profiter. L'entretien pourrait se terminer là;
nous serions privés de l'essentiel, la confession de Lorenzo.
Confession que seule une impulsion secrète déclenche : Philippe
n'a pas douté; il n'a eu qu'un bref réflexe, involontaire : « Toi ? »
Puisqu'il ne doute pas, et il sera le seul , il a droit, lui seul,
à des explications.

« Vous faites le portrait de vos rêves ? » avait-il dit à Tébaldéo.


Voici les siens, rêves d'une jeunesse qui fut « pure comme l'or »,
et tout occupée d'un serment passionnel inexplicable, celui des
Gracques, ou, à défaut, d'Harmodios et d'Aristogiton : « Je jurai
qu'un des tyrans de la patrie mourrait de ma main... Peut-être
est-ce là ce qu'on éprouve quand on devient amoureux. » « Je crois
rêver », dit Philippe. « Et moi aussi », répond-il. Ce n'est pas le
même rêve; le sien est plus noir. Il poursuit la douloureuse autopsie.
De quoi est-il mort ? Au départ, noblesse (« Mon nom m'appelait
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 191

au trône »), bonté, mais orgueil. Qualifié d'athée par Sire Maurice,
Lorenzo porte son christianisme comme une croix : il croit au
châtiment métaphysique : « pour mon malheur éternel, j'ai voulu
être grand », et donc au libre-arbitre; la Providence a pu le choisir
(cette conviction, à l'heure de l'action, frôlera la mégalomanie) ; il
éprouva par la suite l'automatisme de la vocation: il est la « statue
de fer blanc » qui marche, il ne s'appartient plus, possédé par
l'idée fixe et dépossédé de soi aliéné. Il mesure ce que cette
« exaltation fiévreuse » a de commun avec la folie pure et simple
(« Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou... ») Dépouillé de toutes
vertus, il serre contre lui la folie d'une seule : la vertu civique,
comme les mystiques leur folie de la croix.
« J'ai voulu d'abord tuer Clément VII. » Inutile d'en donner
les raisons à Philippe, qui les comprend. Pape en 1523, Jules de
Médicis, fils naturel de ce Jules de Médicis qui fut tué dans la
conspiration des Pazzi, prit parti contre Charles-Quint. Mais, après
le sac de Rome en 1527, l'infernalità crudele (Cellini) , il
subit l'alliance impériale avalisée par lui, jusqu'à sa mort en 1534.
« Je n'ai pas pu le faire, parce qu'on m'a banni de Rome avant
le temps » : Lorenzo connaît le sort des bannis, il est au ban de
la société. De là, sa solitude, plus que de son orgueil qu'il accuse,
chrétiennement. Elle explique sa tactique : agir seul, « arriver à
l'homme », cet homme qu'il étreint à bras-le-corps à la chasse,
« me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante ». La fin de
la phrase évoque le spectre de Marc-Antoine, hantise du nouveau
Brutus : « et laisser la fumée du sang d'Alexandre monter au nez
des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée ».
Il « lève l'appareil » de sa blessure, sans un cri, fait toucher
ses plaies à Philippe : sa tactique exigea que lui, « pur comme
un lis », enlace le tyran par tous les moyens, y compris les
répugnants : « Qu'importe ? ce n'est pas de cela qu'il s'agit. »
Il s'agit... que tout cela sera vain; livres et historiens leurrent les
âmes nobles en travestissant les marmitons de la « vilaine cuisine » .
On lit trop Plutarque et Tite-Live, trop de contiones et d' «
oratoires », pas assez Salluste, Suétone ou Tacite. Et pas
assez le récit de la Conjuration des Pazzi par Politien (De pactiana
conjuratione, 1478). Pas assez le De Tyranno de Salutati, qui,
dès 1400, mettait le rebelle en face des réalités : le tyrannicide
est légitime, si le tyran est vraiment exécré de tous; mais si,
comme c'est le cas pour Alexandre , le peuple aime le tyran,
c'est que ce peuple est indigne de la liberté, donc le tyrannicide
est odieux.
192 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Surtout, Philippe n'a pas lu assez Machiavel. Lorenzo a médité


les Histoires Florentines et Le Prince. C'est pourquoi il va aux faits,
drieto alla verita effettuale délia cosa , plutôt qu'à l'imaginaire
- alla immaginazione di essa . Et pourquoi il y a, dans ce prince
sans pouvoir, du renard et du lion. Comme s'il avait assisté aux
colloques dans les Orti Oricellari, chez les Ruccellai, il connaît
le troisième livre des Discorsi sopra la prima deçà di Tito-Livio,
et l'immense chapitre sur les Complots. Machiavel comprend
l'emportement des justes ressentiments; il exalte les deux Brutus,
au point qu'un lecteur, l'un des sicaires qui manquèrent
Clément VII après la mort de Léon X , répondra, sur l'échafaud,
au confesseur : « Otez-moi d'abord ce Brutus de la tête ! » Mais
Machiavel n'en affirme pas moins la vanité des conspirations,
l'inutilité du tyrannicide, qui ruine la liberté qu'il prétend servir.
Amère leçon de réalisme, que Lorenzo n'oublie pas, même s'il
décide de passer outre (Iff).

(17) Et Musset, lui, a lu Alfleri, l'auteur le plus préoccupé par ces problèmes.
George Sand évoquait, au lieu de Lucrèce, Virginia. En marge de la Virginia
d'Alfieri, Musset va mettre Philippe dans une situation presque identique à
celle du centurion Virginius, qui tua sa fille avec un couteau de boucher parce
qu'elle était désirée par le décemvir Appius Claudius, comme Louise par
Salviati : mais Philippe ne songe point à ce remède d'un autre âge; il ne prend
même pas la précaution d'éloigner Louise; son aveuglement n'aboutit qu'à la
laisser empoisonner. En revanche, Philippe ressemble au Guillaume de Pazzi
(dans La Congiura de Pazzi, 1777) qui multiplie les conseils de prudence à son
fils Raymond; et Raymond, comme Lorenzo, agira, malgré tout, même si son
acte ne peut rien changer aux destinées de Florence. Enfin, Musset suggère
parfois que son Lorenzo, comme le Brutus second d'Alfieri, est « un être qui se
situe entre l'homme et Dieu ».
Et Musset a lu, comme son Fantasio, comme Nerval, Jean-Paul Richter : il
lui emprunte l'image du plongeur sous sa cloche de verre; [au contraire, la
comparaison : « ils tournent autour de moi, comme autour d'une curiosité
monstrueuse apportée d'Amérique », est toute classique, et de La Fontaine].
« Sous l'empire d'une idée puissante, nous nous trouvons, comme le plongeur
sous la cloche, à l'abri des flots de la mer immense qui nous environne. »
Jean-Paul qui déplore la bêtise des femmes quand elles sont bonnes, leur
méchanceté quand elles ont de l'esprit; Jean-Paul qui note : « Le cur frappé
de l'enthousiasme devient étranger à tout sentiment terrestre, il ressemble à
ces lieux consacrés par la foudre où les anciens n'osaient ni marcher ni bâtir. »
Musset recopiait ces « Pensées de Jean-Paul », parmi d'autres, dans des articles
de mai et juin 1831. Il y dit comme de Shakespeare : « Sa plume et son cur
allaient ensemble. » Les Français le jugeront « trivial et ampoulé » : « ampoulé
et trivial sont deux mots qui remplissent merveilleusement et arrondissent
avec aisance la bouche d'un sot ». C'est réfuter les critiques les plus fréquentes
sur ces tirades, où, pour mettre enfin son cur à nu, le héros passe de
dernier lambeau de ses rêves, à des images d'une vulgarité amère : pas
une « de ces dix mille maisons que voilà ne vomit à ma vue un valet de charrue
qui me fende en deux comme une bûche pourrie, pas une goutte de poison ne
tombe dans mon chocolat ». Avec un luxe de détails véristes il décrit lui,
le puritain la corruption des mères pauvres qui prostituent leurs filles « dans
un sourire plus vil que le baiser de Judas ».
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 193

Que son ivresse verbale, si émouvante lorsque l'on évalue le lent


amoncellement de silences que ce testament pulvérise, ne nous cache
pas la progression de ses épreuves. Il fallut visiter tripots et mauvais
quartiers, y tenter la misère. Pouvait-il compter sur elle ? Il a
trouvé « les masses » installées dans la corruption, résignées aux
vices des grands, et prêtes à les exploiter, favorables, d'instinct,
par démagogie, à la tyrannie du panem et circenses. Les scènes
politiques précédentes sont résumées en deux lignes : « J'ai vu
les républicains dans leurs cabinets (y compris Philippe Strozzi),
je suis entré dans les boutiques, j'ai écouté et j'ai guetté ». Rien à
espérer des classes moyennes, ni des professions libérales. Et quant
aux politiciens de métier: « j'ai bu, dans les banquets patriotiques,
le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ». Restent « les
clercs » : ils ont trahi (Auguste Comte, Fourier, Lamennais) : « à
quoi servent-ils ? que font-ils ? comment agissent-ils ? Qu'importe
que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? » Baudelaire
se souviendra-t-il de cette autre « Confession d'un enfant du
siècle », plus poignante que le roman, par la magie de toute une
préparation dramatique qui la met en situation, lorsqu'il constatera,
lui aussi, que l'action n'est pas la sur du rêve ? Mais Lorenzo
ne sortira pas « satisfait » de ce monde : il ruine sans joie les
objections prévisibles de Philippe : en appeler au peuple, alors qu'il
se rue à la servitude, se fier à l'honnêteté des républicains ?
« Ni eux ni le peuple ne feront rien. » Par un procédé peut-être
unique, Musset annonce ici le sujet de la seconde moitié de son
drame : deux actes et demi, qui ne seront que vérification de cette
imployable clairvoyance. Il y a « gageure », mais on n'a jamais,
au théâtre, joué si souverainement cartes sur table. « Je n'ai rien
à perdre », dit Lorenzo. L'auteur dramatique injoué se répète ces
mêmes paroles lorsqu'il risque son chef-d'uvre sur ce coup de
dés : une construction sans précédent.
La scène, de nouveau, pourrait se rompre ici, sur la dernière
concession au bavardage et la dernière mise en garde : « Parle, si
tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore plus à tes
actions... Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer
tes enfants. »
Mais il restait la confidence capitale. « Pourquoi tueras-tu le
Duc, si tu as des idées pareilles ? » demande Philippe, dans son
incorrigible ingénuité d'homme livresque. Il n'a pas compris qu'une
existence peut se vouer à ce qu'elle sait inutile. (Ce lettré n'a pas
de vocation littéraire, à ce qu'il paraît.) Lorenzo veut signer sa vie
par son acte, comme on signe l'uvre qui absorba le meilleur de

13
194 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

votre temps, sans espoir de réussite terrestre ni posthume, pour


se justifier à soi-même son incompréhensible présence sur terre.
Nul retour en arrière; le vice ne vous lâche pas; et les humiliations
exigent réparation : « C'est mon meurtre que tu honores »; je
forcerai les « républicains », ces « lâches sans nom », à commenter
mon geste, dans un sens ou dans l'autre : « J'aurai dit aussi ce
que j'ai à dire; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais
pas nettoyer leurs piques » ; le « bavardage humain » sera forcé
de tenir compte de moi. Erostrate incendia le temple de Diane à
Ephèse, et l'on défendit sous peine de mort de prononcer son nom ;
Brutus le jeune parvint au même résultat pour avoir voulu délivrer
Rome : mais « qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou
Erostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient ».
Rien de moins « gratuit » que cet acte, sanctification, ou plus
modestement, excuse d'une descente en enfer. On ne commença
pourtant de s'apercevoir de Lorenzaccio qu'à l'heure où confluèrent
les courants qui exaltaient l'individu: Stendhal, Carlyle, Nietzsche,
Ibsen, Strindberg. Les gens de théâtre, sauf Sarah, qui ne vit
dans ce rôle qu'un travesti « en or », attendirent 1' «
» pour comprendre ce drame. Et, certes, la « nausée » est
ici, mais la forme y dépasse l'anecdote : le mal de Lorenzo, reflet
de l'angoisse humaine, n'est pas plus de 1537 que de 1834 ou de
1950 : il est de tous les temps.
Résumons. Le drame, pour Philippe et pour Ricciarda, c'est qu'ils
voient le bien et veulent servir Florence, mais ne peuvent découvrir
le chaînon qui joindrait les deux idées-forces. Comment installer
un gouvernement de quelques Salomons au service d'un peuple de
Marc-Aurèles? Transmuer un tyran subalterne, maquignon lubrique
et féroce, en délices de sa maîtresse et délices du genre humain ?
Le conflit, chez Lorenzo, provient d'un autre manque, d'une
négation constatée. Avec une certitude de source sûre, puisqu'il
est un Médicis. En politique, le mal est ce qui nuit, mais le bien
n'est pas ce qui sert; le grand chemin de la misère sociale est pavé
de bonnes intentions. Service inutile. Cosme l'Ancien, Père de la
Patrie, bannissait force « gens de bien », quitte à gâter Florence :
« Mieux valait une ville gâtée qu'une ville perdue; on ne dirigeait
pas l'État le rosaire aux doigts » (Machiavel). Tuer le Duc est
un bien, qui sera stérile, ou nuisible, pour Florence, et cause
de damnation, devant les hommes sinon devant Dieu, pour le
meurtrier. Lorenzo ne brandit pas l'apophtegme de Thomas
dont se targuait Charlotte Corday : « Le crime fait la honte,
et non pas l'échafaud » : qu'est-ce qui le prouve ?
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 195

Cet homme sans épée dispose d'un parfait scalpel, dont il se


fouille le cœur et les reins. « Je connais les hommes. » Parce qu'il
se connaît. Espion ou guetteur aux créneaux. Cet informateur
enfant a surtout puisé en lui ses renseignements. Florence est à
son image, — pervertie, incurable. Le miracle est que ce débat,
soumis aux continuels ressacs de l'introspection, ne le frappe pas
d'ataxie. Rien de plus coordonné, de moins gesticulatoire, que sa
marche vers un seul geste. A m Anfang war die Tat. « Le vrai mérite
est de frapper juste », annonçait-il dès la scène première, à la
barbe du Duc, dans une tirade sinistrement ambiguë. La
psychanalyse de Szondi parlerait ici de « moi pontifex oppositorum » et
de « fatalisme dirigeable ». Disons qu'il se sacrifie pour devenir
ce qu'il est, laissant à sa mère Florence une chance, avec la
conviction que le mal qui vit en l'homme ne lui permettra pas de
la saisir.
Consternante précocité du héros; et plus effarante, celle de
l'auteur : ils ont à peu près le même âge. Dans quelques années,
Musset, consumé, devra se taire, se survivre vingt ans, vidé, tari,
presque aussi aphasique que Baudelaire en ses derniers mois. Mais
n'avait-il pas tout dit ici ?
**
*
Après la lecture, commentée par Catherine et Marie, d'un perfide
— ou inconscient — billet du Duc qui affiche les bons offices de
Lorenzo entremetteur, sans soulever un doute dans ces âmes
décidément candides jusqu'à la trahison; après une escarmouche
anodine entre le Cardinal et la marquise, — va se dérouler une
scène d'alcôve dans l'atmosphère étouffante d'un jour d'orage.
« Elle m'ennuie déjà. » Cette certitude rend le dialogue d'un comique
sinistre : « Je veux essayer mon pouvoir », décide la Marquise.
Elle va prendre la suite des « honest whores » du théâtre
élizabéthain (18).
Bianca Capello, même après son mariage avec François de Médicis,
fils de Cosme et duc de Toscane, sera en butte à l'hostilité de son
beau-frère, le Cardinal Ferdinand de Médicis, et cela jusqu'à la
mort subite de Bianca et de François, après un dîner de chasse.
(18) Sur les « sources », Musset a souvent pris position, avec esprit : « II est
très possible, très aisé même, de se rencontrer avec quelqu'un qu'on n'a pas lu,
presque autant que de se brouiller avec un ami pour un mot qu'on n'a pas
dit » (Revue fantastique, avril 1831). C'est évident; il ne l'est pas moins que
Barberine est un démarquage et un raccourci, médiocre, du Portrait de Mas-
singer. Ce qui implique que Muss"et a pu lire aussi Women beware Women de
Middleton et le White Devil de Webster : Ricciarda croit pouvoir user, pour le
bon motif, d'une influence semblable à celle de Vittoria Corombona ou de
Bianca Capello.
196 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

Le même destin menace Ricciarda : pareil au prophète du


Campanile, YHabacuc de Donatello, que Florence nomme la vieille courge
(// Zuccone) à cause de son crâne dénudé, Cibo, le « vautour à
tête chauve » décrit des cercles autour d'elle : « Est-ce que l'heure
de ma mort serait proche ? » Elle va lutter, mais si maladroitement !
Elle veut régner sur l'esprit et le cœur d'Alexandre; elle oublie,
— Cibo le lui rappellera — qu'on ne le captive que par les sens :
« Tu as une jolie jambe » réplique le Duc à son verbiage, comme
il disait à Sire Maurice : « Voilà, pardieu, un beau cheval... Eh !
quelle croupe du diable ! » II juge, avec assez de bon sens, qu'une
discussion politique, par cette chaleur et quand on est si dévêtus,
« cela est fatigant ». D'autant qu'il pense à Catherine.
Dialogue de sourds, d'une saveur acre : comme Philippe,
Ricciarda poursuit son rêve : transformer le Duc en souverain généreux,
aimé, capable de faire le bonheur de Florence; roi constitutionnel
à l'intérieur, indépendant à l'extérieur. Un souverain doit s'appuyer
sur le peuple; elle est la première qui tienne ce langage devant
Alexandre. Lui, fonde son pouvoir sur l'impôt et la crainte, et ne
s'inquiète guère des mazarinades : qu'ils me haïssent, pourvu
qu'ils me craignent; qu'ils chantent, mais qu'ils payent! « L'aiglon »
de Ricciarda n'a aucune envie de faire trembler César ni le « vieux
du Vatican ». Encore moins d'épouser Florence, « comme le doge
l'Adriatique », sur le Bucentaure, le jour de l'Ascension, dans le
tableau de Guardi, qui est au Louvre, ou celui d'Antonio Canaletti.
« Te souviens-tu du Père de la Patrie ? » dit-elle, comme Marie
à Lorenzo, — leitmotiv ici parodique.
Instrument de la Providence, qui donne son dernier avertissement,
la marquise accumule les maladresses. Hantée par sa double
terreur : celle de sa mort, et de la mort d'Alexandre, elle joue son
va-tout avec sincérité, mais une gaucherie continuelle. Singer les
Cassandre, quand le Duc est tourmenté par la disparition de son
giaco ! « Mais, enfin, on t'assassinera... Tant que tu es vivant,
la page n'est pas tournée dans le livre de Dieu. » Invoquer la
Postérité, l'Histoire, dont le Duc se moque ! Parler du pardon
populaire et de « larges indulgences » pour les princes ! Accuser,
sans oser les nommer, les mauvais conseillers ! Evoquer les
cauchemars du « dernier sommeil », les châtiments « dans le séjour
hideux des trépassés », avec une religiosité persuasive et une
puissance d'imagination digne de Consuelo; accuser Alexandre de
craindre l'Empereur, et terminer par : « Tu crois avoir tout fait
quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit », — c'est se
saborder à plaisir. Et comme elle refuse l'évidence ! « Tu n'es pas
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 197

méchant, non, sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être. »


Logique féminine : si tu l'étais, pourquoi serais-je dans ton lit ?
Le sens de son acte, de sa vie, est en jeu : réplique ironique du
conflit de Lorenzo.
Quand le Duc consent à répondre, de son style laconique, il
bouscule cette argumentation. Son inconscience est fondée sur sa
puissance et l'exemple : « Je vaux, ma foi, mieux que le pape ».
César est son beau-père; pourquoi se révolter contre lui? Renseigné
par Lorenzo, Giomo, Salviati, il est convaincu que son peuple
l'aime. Et « de qui veux-tu que j'aie peur ? » Un nom ! Si la
marquise nomme Lorenzo, c'en est fait de lui. Mais elle méprise
trop Lorenzaccio pour le croire capable... Reste à se sauver de
la disgrâce, par la flatterie : « Tu es brave comme tu es beau ! »,
par un appel — trop indirect pour être efficace — à la sensualité,
à « ce soleil étouffant qui nous pèse » (elle a pourtant peu de
« vains ornements », peu de « voiles »). Ah ! ne pas être seulement
une favorite parmi d'autres, un nom sur une « liste infâme ».
Tente-t-elle d'expliquer ses ambitions (« pour toi, et ma chère
Florence »), ses souffrances : « Tu souffres. Qu'est-ce que tu as ? »
Essaie-t-elle de l'alexandrin racinien : « Tu comptes les moments;
tu détournes la tête » ? Esquisse-t-elle un chantage au suicide ?
« C'est peut-être la dernière fois que je te vois. » Nul écho : le Duc
pense à Cattina. « Sombre comme l'enfer », elle hausse le ton,
déploie ce drapeau noir de la peste qui claque dans le prologue
du Décaméron, proclame les pratiques d'envoûtement dont le Duc
est l'objet dans la moindre « chaumière » : ses portraits ont un
couteau dans le cœur. Excédé, Alexandre la renvoie à « demain
matin », lendemain qu'il ne verra jamais : « II faut que j'aille à
la chasse » ; l'y poursuivra-t-elle ? Tout à l'heure, il dira à Lorenzo
(IV, I) : « Quant à la Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles; hier
encore, il a fallu l'avoir sur le dos pendant toute la chasse. »
Un suspens de plus : le rendez-vous avec Cattina, ou plutôt avec
la mort, n'aurait pas lieu. Non; l'adieu de Ricciarda paraît définitif.
Apparition du Cardinal : ruse de casuiste — outre le désir de
voir sa belle-sœur en déshabillé. Elle libère sa conscience du secret
de la confession. Il pourra parler de cette liaison « sans péché ».
Le Duc entraîne Malaspina non sans rudesse : « Voilà qui sent
le prêtre. »
Seule, et tenant le portrait de son mari, — comme dans
Le Portrait et Barberine — , la marquise rêve, sous l'orage qui
éclate, de « l'ombre des forêts ». Souffle d'air pur, lyrisme rural,
nostalgie de chastes tendresses à la Mylord Edouard : Musset
198 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

excelle à balayer, en quelques lignes idylliques, les miasmes des


passions et des cités malsaines.
Un banquet véhément — il y passe des souvenirs des Cenci de
Shelley — termine l'acte : les quarante Strozzi tracent les plans
de la conjuration. Non sans anaphores (« II est temps que... »),
le chef de famille invite ceux qui ont du cœur à tirer l'épée, frapper
aux portes des quatre-vingts palais, au nom de la Liberté. Il boit
à la mort des Médicis, oubliant que Lorenzo en est un. Ceux-ci ont
frappé plus vite: Louise, « la nouvelle Lucrèce », meurt empoisonnée.
Et Philippe, sous le coup, sent chanceler sa raison, comme le
Roi Lear devant Cordelia étranglée. L'incohérence de ses propos
montre quelle familiarité l'amant bafoué de Venise avait acquise
avec la folie : dans le brouillard qui s'abat sur cette intelligence,
une lueur subsiste, celle qu'il avait dédaignée, mais que sa mémoire
braque en lui comme l'idée fixe : Lorenzo avait dit : « Je vous
réponds de tout, si vous quittez Florence », et Philippe marmotte :
« Je m'en vais d'ici... l'important, c'est que je m'en aille... si je
n'y suis plus, on ne vous fera rien. » Délire ambulatoire et
claustrophobie (« ne m'enfermez pas... ») , sautes de pensée et contradictions:
« Vous enterrerez ma pauvre fille... ne l'enterrez pas, c'est à moi
de l'enterrer... N'enterrez pas ma pauvre enfant »), images
obsessionnelles (« Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées...
si elles restent ouvertes... il est temps que je ferme ma boutique... »),
tout révèle une intuition clinique du syndrome de la démence.
Mais l'humour noir ne désarme pas : armés d'une joie sinistre,
les conjurés ont déjà oublié Louise pour ce symbole: notre Lucrèce,
ils font de son linceul un drapeau.

Le quatrième acte, onze brèves scènes, a la rigueur des théorèmes


de Spinoza dans L'Ethique, mentalement ponctués d'un c.q.f.d.
Le temps est venu, la mort est sur le Duc ? La preuve, son
aveuglement dans le dialogue avec Lorenzo. La révolte gronde, on
a tué deux Allemands, sans compter l'attentat contre Salviati, le
meurtre de Louise dont le Duc ignore l'auteur (« à moins que ce
ne soit vous », gouaille le mignon) : voilà bien des remous !
mais il pense à Cattina; et Lorenzo peut plaisanter impunément
le vol du giaco : « La perle des tantes dans le négligé le plus
galant »; l'appât lui masque la mort même, ... et aussi un cheval
qu'il vient d'acheter. Quos vult perdere...
Les événements ne changent pas les hommes ? La preuve :
Pierre et Thomas, libérés selon la promesse de Lorenzo, ne songent
pas qu'il puisse être leur libérateur; ils apprennent la mort de
leur sœur, des moines qui viennent chercher le cadavre : Thomas
ANNALES DE LA FACULTÉ DE LETTRES DE TOULOUSE 199

dit: « ô Dieu du ciel !» et « s'asseoit à l'écart » pour prier; Pierre


crie vengeance.
Les vaines agitations n'interrompent pas la marche du héros,
« force qui va », comme Hernani, si l'on y tient, mais plus efficace;
il ne vocifère pas : « Je crèverai dans l'œuf la panse impériale »,
mais il tue le Duc. Sans illusions, non sans périls. La preuve,
son monologue, où les « pulsions » envahissent dangereusement
le champ de la conscience : souvenirs d'enfance (« les fleurs, les
prairies, les sonnets de Pétrarque », les solitudes de Caffaggiulo),
ruminations sur l'hérédité, la fatalité prénatale. « De quel tigre
a rêvé ma mère enceinte de moi ? » Olympias, selon Plutarque,
rêva d'un aigle; « de quelles entrailles fauves, de quels velus
embrassements suis-je donc sorti ? » (lionne et renard) ; « le
spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel
Egisthe ? ». Superstitions, intersignes : « le corbeau sinistre », la
comète; Machiavel notait, comme un présage funeste pour l'alliance
de Florence avec Louis XII, que la foudre venait de noircir les
trois lys d'or gravés à la façade du Palais-Vieux. Et, dernière forme,
inévitable en ces circonstances, de déséquilibre mental : la
mégalomanie : « Suis-je le bras de Dieu ? »
Rien ne peut plus sauver Alexandre ? La preuve; malgré les
injonctions de Cibo : « Allez au palais ce soir », la marquise s'y
refuse et son rôle est fini. Le Cardinal doit se démasquer; l'épisode
n'est pas un hors-d 'œuvre : il contient en germe le cinquième acte,
dominé par Cibo; dans l'immédiat, il révèle un rival de Lorenzo.
Leur but est le même : se débarrasser d'Alexandre; les moyens
diffèrent ; Cibo veut le renverser, faire nommer un autre gouverneur
qu'il dominera ; régner lui-même, en attendant mieux que Florence :
toute la chrétienté. Le désintéressement de Lorenzo est souligné
par le contraste; sa figure en paraît plus pure, à lui qui tire « l'épée
flamboyante de l'archange ». Mais l'ambitieux se heurte à cet obstacle
dérisoire: l'obstination d'une pécheresse repentante; l'intimidation,
la révélation emphatique de sa puissance à venir échouent; sa seule
arme, le secret de la liaison, est inutile : l'épouse a résolu de tout
dire. La marquise retrouve une verve mordante pour railler l'ennemi
qu'elle domine, et qui se vautre dans l'abjection, prodigue des
conseils luxurieux à « faire rougir •» sa pourpre même : « N'avez-
vous pas lu l'Arétin ?» Il trouve à qui parler, à sa grande surprise,
et l'outragée ne le lui cède point en violence : « Pour gouverner
Florence en gouvernant le Duc, vous vous feriez femme tout à
l'heure, si vous pouviez. » Ces colères, cette mise à nu des âmes,
— et de la plus ténébreuse — , sont présentées avec une magistrale
200 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

ironie: Ricciarda n'a plus aucune influence. Mais qu'elle fléchisse,


qu'elle se laisse prendre aux évocations de Cibo, qui la voit la
reine de Florence, qu'elle cède pour ce soir seulement, et le meurtre
n'aura pas lieu. C'est la perfection, pour le dramaturge, cette
peinture à loisir des caractères, dans des situations telles que les
instants sont comptés. De plus, totale objectivité : s'il a mis
beaucoup de soi dans Lorenzo, et reste un lyrique, ces deux êtres
sont inventés par la seule force du génie; en outre, la noirceur
d'âme de Cibo se trouve être le mobile du meurtre, puisque symbole
de mœurs que le héros veut détruire. Les traits de moraliste n'y
manquent même pas (à l'adresse de George?), qui mêlent leur
sombre comique à cette scène « élizabéthaine » : « II n'y a rien
de si vertueux que l'oreille d'une femme dépravée. »
La péripétie de l'aveu est brutalement introduite : Entre le
marquis : « Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis
livrée à Alexandre... » Le Cardinal fait une sortie furtive, assaisonnée
du pire juron. L'auteur avait pensé à une excuse complaisante du
marquis (« C'était le délire qui parlait sur vos lèvres... ») qui
sauvait la face et son bonheur; la marquise sortait : « Vengez-vous
de ce prêtre » ; allait-elle dénoncer Cibo au Duc, et sauver celui-ci
par son intrusion ? Musset a peut-être eu tort de renoncer à ce
suspens. Un court dialogue de deux gentilhommes (V, 3) donnera
le consolant épilogue : le marquis a pardonné, la mort a passé
sur la liaison de sa femme, tout est oublié : via col vento ! Conte
bleu dans un drame noir, sourire narquois ou philosophie résignée :
« Fragilité, ton nom est femme. »
Les ruses de Cibo ont échoué: deux petits faits vont-ils désarmer
Lorenzo, l'abattre au poteau ? Dans la chambre du crime, parée
pour « les noces », où le feu chauffera sans éclairer, Catherine entre.
« Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo ? » Avant-
dernière tentation : la piété filiale. La cause de ce coup au cœur
est le billet d'Alexandre « dans lequel il me disait que tu avais dû
me parler d'amour pour lui ». Lorenzo va-t-il courir à son chevet ?
Un mot l'en dissuade: Catherine a tenté de le disculper; la mamma
ne l'a pas crue. La dernière tentation ? « Et, dis-moi, que penses-tu
de sa lettre ? » Si Cattina hésite, la preuve est faite qu'il n'est plus
de Lucrèces. Il faut renoncer, « laisser tomber ». Alors, dans
l'éréthisme de toutes ses facultés, la seconde nature l'emporte sur
les nerfs ravagés. Lorenzo commence la séduction de sa tante; pour
le compte de qui, cette fois ? « Le vêtement du vice collé à ma
peau... Je suis vraiment un ruffian. » Le Gianettino de Schiller
plaisantait sa sœur courtisée par Fiesco; cette situation-ci est
ANNALES DE LA FACULTÉ DE LETTRES DE TOULOUSE 201

autrement intense. Lorenzo lui-même ne peut la prolonger. Après


une oraison mentale qui ne peut être que celle des plus démunis :
« Ne nous induisez pas en tentation; mais délivrez-nous du mal »,
il chasse la jeune fille muette de stupeur et de dégoût : « Va dire
à ma mère que je te suis. » Nous ne saurons jamais ce que Marie
et Cattina auront pensé du meurtre du Duc, ni si elles ont plaint,
admiré, absous le justicier : le reste est silence.
Et c'est un nouveau monologue: forme d'expression qui s'impose.
Lorenzo eut un confident; il ne peut en avoir d'autre; sa nervosité
est désormais telle, qu'il parle ses pensées, comme Hamlet.
Sa damnation n'est plus niable; du libre-arbitre, qu'il affirme
toujours, il constate les limites: « Je puis délibérer et choisir, mais
non revenir sur mes pas quand j'ai choisi ». Cet aristocrate n'aurait
vu, comme Chamfort, dans le jansénisme, qu'un stoïcisme dégradé
et jeté à la populace. Il est, pourtant, le juste à qui manqua la grâce.
Il n'a voulu prendre qu'un masque et ne peut plus se trouver.
Mais il croit au salut des autres: « Pauvre Catherine... si je n'étais
pas là ». Des souvenirs se discernent (19), mais la forme, jusque
dans l'emphase, est ajustée au héros.
Philippe a recouvré un reste de raison, dans la lie même du
calice, à l'enterrement de Louise. Funérailles d'Ophélie, d'Atala,
gémissements de Verrina sur Berthe dans Fiesco, soupir de Faust
(« Un jour de plus, pensais-je en voyant l'aurore »), pleurs
d'Agamemnon sur Iphigénie ? il s'agissait surtout d'opposer la
tristesse du père à la sécheresse de cœur de l'ambitieux Pierre :
« Le temps des larmes est passé. » C'est le dialogue de Malcolm
et de Macduff à la fin du quatrième acte de Macbeth : Malcolm
veut traiter la douleur du père, qui vient de perdre tous ses
« pretty chickens », par une fière cure de revanche; mais Macduff :
« He has no children. » « Enfant — dit Philippe — sais-tu ce que
c'est que le temps des larmes ? » Les faits le sollicitent encore :
François Ier envoie réclamer son nom comme l'emblème d'un
soulèvement. Philippe répond vertement, et nie la légitimité de
toute insurrection aidée par l'étranger. « II y a soixante ans que
je sais ce que je devais répondre à la lettre du roi de France. »
Nouveau débat moral esquissé. Mais, surtout, il est démontré que
seul Lorenzo est dans le vrai : il a eu raison de ne pas compter
sur Philippe et de lui recommander le secret. Les tergiversations

(19) « O Alexandre ! je voudrais que tu fisses ta prière... » Othello en use


ainsi avec Desdémone; Hamlet, au contraire, rengaine, car son beau-père est en
prières. Cette fille maudite qui regarde sa tête rasée « dans le miroir cassé
d'une cellule », c'est Gretchen.
202 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

du vieillard lui attirent le mot terrible, shakespearien, de Pierre,


sur « l'occasion » qu'est la mort de Louise. « Une occasion, mon
Dieu, cela, une occasion ! » L'éternelle querelle des générations a
eu lieu; renié par ses fils, privé de sa fille, Philippe n'entrevoit
plus que son prochain suicide : « Ton jour est venu, Philippe !
tout cela signifie que ton jour est venu. »
Sur le Lungh'Arno, devant « une longue suite de palais », Lorenzo
se livre à l'ultime vérification; dernier défi à la lâcheté. Fiesque
avait averti Andréa Doria; Lorenzo avertit Alamanno, Pazzi, le
provedditore Corsini : demain, deux d'entre eux le dénonceront.
Ce soir, personne ne le croit; il est ivre ou fou; on le chasse avec
des insultes.
Chez les bannis, la dissension s'affirme : on veut le nom de
Philippe; on repousse Pierre, qui mâche déjà l'herbe d'une autre
vengeance, à tirer de ces « pourceaux ».
L'impatience pousse Lorenzo par la ville, avec des alternances
de dépression et d'excitation, conformes à sa nervosité
cyclothymique ; il ne tient pas en place, s'épuise à mimer son acte imminent,
répéter un futur dialogue, ressasser les précautions à prendre.
Prodigieuse radiographie du cerveau d'un criminel. Mais sa lucidité
ne l'abandonne pas; ses propos ne sont pas si décousus qu'on n'y
relève des vérités qui prouvent une double vue : il ne doute plus
de la vertu de Cattina, ni de la mort de sa mère; « Pierre est un
ambitieux; les Ruccellai seuls valent quelque chose » : c'était la
famille préférée de Machiavel, et Ruccellai fera seul de l'opposition
républicaine; il prévoit leur étonnement, celui même de Philippe,
après son acte; il produira ses preuves, la clé de la chambre du
crime. Comme un noyé revit sa vie en quelques secondes, il revoit
Louise à son travail sous les marronniers, et la petite fille du
concierge à Cafaggiuolo : dernière songerie de pureté, évocation
du « vert paradis des amours enfantines ».
Il refuse, malgré son besoin d'excitants, les « paradis artificiels » :
« Je viderai un flacon. — Non, je ne veux pas boire. » II interpelle
le clair de lune glacé : « Te voilà, toi, face livide », souvenir du
Brutus le Jeune de Léopardi : « Et toi, lune candide, surgis de
cette mer arrosée par notre sang. » II a des envies de danser, de
sauter « comme un moineau » sur les poutres et les plâtras où
des tailleurs de pierre font un crucifix : « Je voudrais voir que
leur cadavre de marbre les prît tout d'un coup à la gorge. »
II s'invente du merveilleux, se joue un spectacle, lui, l'auteur
comique, se tire des fusées avant la fête, avec une gaminerie tragique,
dans l'ingénuité retrouvée. Il en oublie de flairer Cibo, qui le suit
ANNALES DE LA FACULTÉ DE LETTRES DE TOULOUSE 203

et l'espionne; il sort en courant; son « petit couteau » va servir


enfin.
Le Duc a soupe « comme trois moines » ; les avertissements du
Cardinal puis de Sire Maurice: « Prenez garde à Lorenzo », seront
vains. Les mêmes ennemis qu'à la scène quatre du premier acte;
ils n'ont jamais convaincu le « gladiateur aux poils roux », qui va
payer sa balourdise; il est tout à sa concupiscence; quand paraît
Lorenzo, il suit son mignon au rendez-vous comme un endormi
l'hypnotiseur. Le Cardinal n'a plus qu'à s'en remettre à la
Providence : « La volonté de Dieu se fait malgré les hommes. »
L'assassinat, en dépit de Varchi et de George, est court, discret,
presque muet. La volonté de Lorenzo est si tendue qu'il méduse
sa victime, la désarme, la persuade que ses accusateurs ont menti.
Alexandre meurt en toucheur de bœufs abruti par l'ivresse et les
rêves de luxure. Lorenzo frappe sans l'aide du spadassin : son acte
est bien à lui.
Scoronconcolo ne reconnaît le Duc que trop tard. Lorenzo a berné
son complice même, qui a le cri de Maffio à la première scène :
« Ah ! mon Dieu ! c'est le duc de Florence ! », tant le pouvoir est
encore sacré pour le peuple.
Le meurtrier à la fenêtre hume la fraîcheur de la nuit. « Si fece
a una délie finestre, che rispondono sopra la via larga. » II a le
cœur « navré de joie ». Bonheur de s'être accompli, blessure d'avoir
payé si cher, de devoir payer encore, déception que laisse « la
cueillaison d'un rêve ». Il est venu, le jour qui me révélerait à
moi; je ne m'étais vu jamais que sous un déguisement... Est-ce là
tout ? Vienne donc au plus vite le Jugement : veniet dies quae me
mihi revelabit. Comme Werther, René, le Faust de Berlioz, il
invoque la nature et l'éternel repos, — mais avec une sobriété
« classique ». Et l'action de nouveau s'impose, — d'abord la fuite.
Il a deux preuves en main : la clé, et la bague gravée à son doigt
par les crocs de la bête : « ne mai gli lascio quel dito, ch'egli gli
teneva rabbiosamente afferrato co' denti ».

« Le cerf aux chiens », la curée, avant le coup de balai et


l'opération de police un peu rude. Les courtisans, « complimenteurs
du matin », encombrent la salle du palais ducal et les environs.
Guichardin surgit, symboliquement: c'est l'heure du machiavélisme
pratique, mais il va trouver son maître. Saint-Simon a brossé de
telles scènes où coassent, désemparées, les grenouilles de cour (mort
du Dauphin, mort de Louis XIV). Musset pense à « l'escampative »
de Charles X, à Thiers, La Fayette... Veut-il convaincre les banquets
patriotiques que la chute de Louis-Philippe ne changerait rien ?
204 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

La République est déjà confisquée; elle le fut dans la nuit; les


républicains dormaient. Avec Giorno, Cibo a flairé, trouvé, escamoté
le cadavre, prévu le mouvement populaire, déclenché le processus
infaillible : démentis officiels, largesses démagogiques dilatoires,
action diplomatique rapide en sous-main, courriers partout, élections
dirigées, candidat imposé. Au peuple qui est « comme l'eau qui
va bouillir », du vin et de la mangeaille; dominos aux croisées,
sable autour de la porte (« métier la rena dinanzi al palazzo »);
le Duc aura passé la nuit à une mascarade, « corne spesse volte
soleva facere », — et il dort. Le corps est déjà enterré, dans la
sacristie : « Nous l'avons emporté dans un tapis », ricane Giorno :
un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, ainsi passe la gloire,
le toro bravo, après l'estocade, n'est plus qu'une vache morte.
La police même, — les Otto di Pratica — , ne sera reçue que dans
une heure ou deux, quand le successeur sera nommé. Le Cardinal
n'apparaît qu'un instant, ne prononce qu'une phrase, encore est-ce
du Virgile, chant VI, une allusion au rameau d'or qui repousse
lorsqu'on l'arrache, allusion (à la lettre !) sibylline, inintelligible
à la plupart. Technique, toute cléricale, de l'abrutissement de
l'opinion par l'obscurité des formules.
Pour les notables, c'est l'invitation aux votes : ils s'y mettent :
Octavien de Médicis ? il est de la branche collatérale. Le Cardinal ?
et c'est Sire Maurice, qui proteste : « Y pensez-vous ? » ; pour
Ruccellai, qui n'ira pas jusqu'à proposer Philippe Strozzi, le
cardinal est déjà le maître; on le laisse agir, « au mépris de toutes
les lois » ; il l'est bien plus encore et depuis longtemps, puisque
l'autorisation du pape est déjà arrivée! (Cibo a vu venir les choses) ;
Canigiani propose le fils naturel d'Alexandre : Julien, qui a
cinq ans; sur quoi Guichardin: oui, « Cibo serait régent, et l'enfant
mangerait des gâteaux ». Trêve de débats ! la candidature officielle
est annoncée : Cibo, qui vient d'envoyer trois estafettes pour
« joindre Lorenzo », formule ambiguë à souhait, fait prier ces
Messieurs « de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis ».
Malgré le vote « blanc » de Ruccellai, l'unanimité est proclamée;
d'ailleurs, Côme, prévenu à Trebbio, sera ici demain matin. Vettori
argue du principe de la cause jugée, comme Bindo disait: « Je suis
nommé », en dépit de l'objection savoureuse de Niccolini le couard:
« Nous aurions dû choisir quelqu'un qui fût plus près de nous. »
A quoi tient le sort des peuples !
Le lieu change, pour cette seule fois: Venise, où Lorenzo rejoint
Philippe. Musset pouvait mettre la scène avant la précédente.
Lorenzo a galopé toute la nuit. Mais le dramaturge a multiplié
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 205

les scènes a posteriori, où des aveugles agitent des questions déjà


réglées : l'hypothèse sarcastique de Lorenzo : « Que dirais-tu si
les républicains t'offraient d'être duc à sa place ? » et le couplet
de Philippe : « La liberté est donc sauvée ?» ne prennent leur
valeur que si nous savons d'avance ce qui s'est passé. A l'optimisme
indéracinable du théoricien : « Et tu crois que les Pazzi ne font
rien ? », Lorenzo oppose la tranquille certitude du désespoir
« tranquille, plus que je ne puis dire ». Cependant, Musset ajoute
un trait à Philippe : « Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc
à la main ? » Excellente notation de psychologie des peuples :
l'acharnement des Romains sur les cadavres, de Tibère à Mussolini
par Vitellius; il contraste avec le respect des Grecs (cadavre
d'Hector rendu à Priam, Antigone) ; bientôt, la foule se jettera
sur Lorenzo expirant et le poussera dans la lagune; Musset a-t-il
revu le geste du Persée de la Loggia, commandé à Cellini par
Cosme I*r ?
La « voyance » de Lorenzo s'oppose au songe creux. Comme s'il
avait entendu les propos de Pierre, lui aussi ne trouve dans son
acte que « l'occasion » ... pour les habitants de Pistoie d'égorger
tous leurs chanceliers ! Quand Philippe ouvre la fenêtre pour
respirer « la liberté qui est dans le ciel », le crieur public proclame
que la tête de Lorenzo est mise à prix par les Huit qui provoquent
au meurtre toutes les classes, y compris les repris de justice.
Et Pierre, dans son auberge d'outlaw, en une invective qui se
souvient des Ràuber de Schiller, maudit Lorenzaccio.
Vigny terminait La Maréchale d'Ancre par le cri d'un artisan
sur les conséquences de la chute de Concini : « Et nous ? » ;
Pouchkine laissait la parole à l'Innocent après la pendaison des
boyards et la mort de Boris Godounov : « Pleure, pauvre peuple
russe... » La disparition du tyran ne délivre pas le peuple. Musset
substitue à ces larmes une bouffonnerie : six Six, assure le
marchand de soie, ont concouru à la mort d'Alexandre, assassiné
de six blessures, un six à six heures de la nuit, à vingt-six ans,
en 1536 (2°), après avoir régné six ans (Varchi : « l'anno 1536,
avendo 26 anni, a 6 del mese, aile 6 ore di notte, con 6 ferite,
avendo regnato 6 anni) ; l'orfèvre le rabroue pour ces contes de
vieille femme; malgré Roberto Corsini, le provedditore, qui leur
a offert les clés de la forteresse (« trahison de haute justice »,
accuse déjà le marchand), les républicains n'ont rien fait, sinon
« braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux ». Un en-marge

(20) 1536, ancien système, avant le comput de Grégoire XIII, 1582. Pour
nous, 1537.

u
206 ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE

de La Fontaine (« L'Écolier et le Pédant »), montre que la haine


des Salviati et des Strozzi continuera chez les enfants, sous l'il
des cuistres qui ont vu dans l'événement 1' « occasion » de poèmes
grotesques.
En l'honneur de « ceux qui pieusement... », Musset avait montré
les étudiants aux prises avec les soldats; ils réclamaient le suffrage
universel : « les boules ! » (« le palle ! ») ; l'épisode, supprimé, a
laissé trace dans la version définitive : « Les étudiants seuls se
sont montrés », et l'on signalera le massacre d'une centaine d'entre
eux.
Lorenzo vient d'apprendre la mort de sa mère; il veut sortir,
ce qui équivaut au suicide. Aux conseils de Philippe, à ses
maladroites, il oppose une dernière fois sa « gaieté », le
vide de sa vie: « J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre
seulement », et sa misanthropie. De « grands gaillards à jambes
nues » n'osent même pas l'assassiner pour toucher la récompense.
Il va faire un tour au Rialto, (seule touche de couleur locale;
le blessé de Venise redoutait de peindre, même en une pochade,
la ville de son tourment). Le garde du corps que Strozzi lui adjoint
trop tard revient annoncer sa mort: il s'est donc trouvé un valet
de charrue pour le fendre en deux comme une bûche pourrie.
« Old man, it's not so difficult to die » (Manfred). Le dernier cri
de Philippe retentit comme un hurlement du Roi Lear sur ses
bruyères; il implique damnation, par défaut de terre sainte, et la
résurrection de la chair compromise par les murènes : « Quelle
horreur ! quelle horreur ! Eh quoi, pas même un tombeau ? »
Dans Florence, la brigade des acclamations crie « Vive Médicis ! »
comme au mariage d'Alexandre; les soldats de Charles-Quint
chargent, comme avant, la canaille. Cibo, toujours émissaire secret
du Pape, dicte à Cosme la formule de serment, comme on le lui
a « ordonné ». L'oligarchie est triomphante, apparemment, ainsi
que l'Église. On entend Cosme parler « dans l'eloignement », comme
si le serment ne concernait pas le peuple qui l'écoute. Il concerne
à peine celui qui le prononce. Machiavel conte qu'il assista au
serment de réconciliation de Louis XII avec Henri VIII; puis, le
roi de France le prit à part pour s'esclaffer : « L'ai- je bien juré ? »
La comédie humaine et la comédie politique continuent.
Si l'on ne badine pas avec le vice, on ne badine pas non plus avec
la tyrannie.
Une fresque historique, qui restitue la vie d'une ville chère aux
amoureux de la beauté, révèle un état d'âme collectif, réveille une
grande époque troublée. Sous la botte de l'occupant, un peuple
artiste mais désuni souffre et s'agite vainement. Des ombres de
taille endeuillent ses rues: un allié suspect, François Pr; un maître,
Charles-Quint; une institution plus redoutable que vénérée, d'où
devrait pourtant venir le salut : la Papauté. Toutes les classes
sociales sont représentées : familles, popolo grasso, classes
moyennes, étudiants, et « les derniers des ouvriers de l'orfèvre » ;
sans désordre ni disparates, avec une parfaite unité dans la diversité.
Une masse de pierres : la Forteresse; une masse de muscles, de
cruauté ingénue et de suffisance : le gauleiter Alexandre.
En dépit, ou à cause, de ces calamités politiques, les lettres
et les arts florissent; la Renaissance s'épanouit; certains remous
laissent pressentir un lointain Risorgimento.
Un débat politique éternel : le Contre-Un, en face du Prince.
La servitude est-elle « volontaire »? Dieu et la nature assignent-ils
des limites à la tyrannie ? Le pouvoir doit-il s'appuyer sur le
consentement des peuples ? Le refus, la révolte, le tyrannicide,
l'appel à l'étranger sont-ils légitimes? L'humanisme peut-il prêcher
la haine au nom de la liberté ? Débat théorique, souci principal
de Philippe Strozzi; mais aussi débat pratique, qui est le lot de
Lorenzo: faut-il agir ? peut-on agir ? à quoi bon agir ? La réponse
est donnée par le terrible dernier acte, comme elle fut donnée
par 1830. Dure leçon de scepticisme politique. L'aristocrate Musset
dénonce d'avance « l'illusion quarante-huitarde ».
Un drame, énorme (cinq actes, mais trente-neuf tableaux) et
concis, rien n'y est inutile , haletant par le rythme
de l'action dans le temps, course à la mort) et par le style,
nerveux, dégraissé, âpre, avec juste le nécessaire d'emphase
italienne et de brises de lyrisme. A une scène près, l'unité de lieu
est respectée; Florence et son destin restent toujours présents.
L'unité d'action n'est jamais mise en cause, les intrigues adjacentes
(Cibo, Ricciarda, Pierre Strozzi) convergeant, à l'insu de ceux qui
les mènent, vers un seul but: devancer l'acte de Lorenzo. Une mise
en uvre à la fois complexe et simple; une progression constante,
fatale et fatidique, où le « bavardage humain » n'est suscité que
par les faits.
208 ANNALES DE LA FACULTE DES LETTRES DE TOULOUSE

Une technique originale, qui procède par suspens et séquences,


à laisser déconfits les plus habiles feuilletonnistes, les plus rodés
des cinéastes. Elle multiplie les scènes « dépassées », exhibe les
ratiocinations des pauvres cervelles sur des problèmes déjà
périmés : flatus vocis; vous discutez, et les faits marchent; ils
vous ont démenti d'avance.
Des personnages, de chair et d'os, vivants et pourtant symboliques,
inoubliables. Le plus conventionnel, Cibo, est encore assez nuancé
pour ruiner la convention même, et devenir un type, quand
les autres fabricants de prêtres tarés n'ont su camper que des
fantoches.
Un homme : Lorenzo; plausible, historiquement; émouvant par
tout ce que l'auteur lui a donné de ses sens, de son cur, de son
esprit, de son âme tourmentée, voire malade; par tout ce qu'il nous
confesse du « mal du siècle »; mais autonome: le cordon ombilical
est coupé; nous ne songeons pas à le confondre avec son créateur,
qui vaut mieux que lui, et qui ne le vaut pas; nullement
éternel. Son « cas » excède son époque; sa mélancolie
est la nôtre et celle de 1834. Héros par son mystère, qui persiste
en dépit de l'art avec lequel Musset le dévoile peu à peu, le met
à nu, nous apporte plus d'éléments pour résoudre l'énigme. Mystère
de la vie même : « c'était un pauvre petit être mystérieux comme
tout le monde », dirait Arkel; « as indeed we ail are ». Un frère
plus lucide, plus doué, plus torturé que nous, plus courageux;
mais un frère.
Musset l'a pris dans Varchi ? dans George Sand ? Oui, et dans
Shakespeare, Byron, il y a du Caïn et du Manfred en lui ,
(« l'oubli, l'oubli de moi ! »), dans Schiller et les Italiens :
Machiavel, Cellini, Alfieri, Léopardi. « Lisez les Italiens, vous
verrez s'il les pille ! » Mais de tous ces emprunts, dont certains
à peine voilés (à Racine, à Molière), il a fait un être sublime et
triste et fou, parce que pétri des rêves et de la douleur de l'auteur.
Récrivez donc un Lorenzo de Médicis, pour voir ! Pierre de
touche de l'or pur : Sophonisbe, au contraire, est toujours à récrire.
De sa douleur? Mais soulevée par une joie secrète, celle de tenir
le chef-d'uvre à vingt-quatre ans ! après, et avant, des
balbutiements, ou des réussites charmantes, mais limitées (même
Badine). Vaincu par l'amour, ses faiblesses et la vie, le rescapé
de Venise a mérité de se transfigurer en Lorenzo; et il le sait.
Au flanc du volcan, la terre est fertile, après l'éruption. Un hosanna
soulève le poète pendant qu'il nous livre cette humanité souffrante.
Il nous atteint par elle bien plus que dans Les Nuits, mais il avait
ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE TOULOUSE 209

raison : « les chants désespérés... frappe-toi le cur ». Il s'est


frappé le cur, à Paris, Florence, Venise, où qu'il ait conçu et
achevé son drame. Et sa revanche ! Il la tient, sa revanche sur
George; la vengeance de Lorenzo, c'est la sienne. De là, l'exultation
mal tue qui donne à cette longue suite de visions son unité, sa
frappe et son incomparable accent. Drame de l'échec où tout
proclame la victoire : style, énergie, satire, exigences souveraines :
domination et grandeur. Il sait que par Lorenzaccio il conquiert
l'immortalité; et Lorenzo le sait aussi; c'est pourquoi sa marche
à la mort a cette assurance offensante pour le vulgaire. Mort, où est
ta victoire, si le cadavre de la lagune doit émerger, ne plus cesser
de revivre ?
C'est trop peu de dire que nous recevons de Musset le drame
romantique parfait, le seul, celui qui unit Racine et Shakespeare
et justifie des piles d'écrits théoriques qui réclamaient cette union.
Il a tenu la gageure, et il a gagné. Mais par delà les théories,
il donnait corps, il se sentait visité par cette chance suprême :
le passage du génie. Il ne la retrouvera plus ? Un chef-d'uvre
suffit, d'une telle ampleur, de telles dimensions, d'une telle
résonance.
sur de Et
Lorenzo
quelqu'un, autre
prit ladrame
relève« : injouable
Villiers, avec
», autre
sa Morgane,
prodige.

André Lebojs.

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