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LA

COMÉDIE À L’ITALIENNE ET LA MORALE NIETZSCHÉENNE

Olivier LAHBIB
Lycée Merleau-Ponty, Rochefort-sur-Mer

Quelle profonde leçon de morale nous fournit la comédie à l’italienne ! Nous n’avions
rien compris à l’humanité et à la moralité avant d’en être instruit par elle ! En quoi ce genre
de comédie apporte-t-il quelque chose de nouveau et d’essenQel à la morale ? Reste-t-il pri-
sonnier du quesQonnement moral judéo-chréQen, en manifestant l’impossible détachement
de la culpabilité et du péché  ? Le contexte culturel de l’Italie des années du Boom écono-
mique et de la reconstrucQon forcerait ces moQfs tradiQonnels. On délimitera chronologi-
quement la comédie italienne ou plutôt « à l’italienne »1 de l’année 1958, avec le Pigeon de
Monicelli jusqu’à la fin des années 1970, avec les dernières comédies d’Ebore Scola, où la
nostalgie est la plus forte. Ce n’est pas seulement une période de la vie italienne qui est mise
en scène, c’est l’humanité elle-même, au-delà des contradicQons entre la réalité économique
de l’Italie des années 1960-75 et les conservaQsmes catholiques.
Pourtant, ce qui fait, dans sa grande diversité, tout l’intérêt de ce courant arQsQque,
c’est qu’il propose des pistes pour échapper à la théorie du péché originel, de la faute et de
la debe infinie ! Jusqu’à quel point la comédie à l’italienne réinvente-t-elle la morale, en ré-
fléchissant sur le sens de la vie ? Constater que la vie humaine est une singularité indépas-
sable et en même temps qu’elle entreQent le senQment d’un échec, c’est l’hypothèse iniQale
par laquelle le problème moral est posé. À travers la figure de l’héroïsme tragi-comique, la
quesQon des valeurs est relancée. La grande invenQon de la comédie italienne consisterait
dans la déterminaQon de héros aux prétenQons non remplies. Leurs ambiQons sont toujours
déçues, et toutes les tentaQves d’exister s’inversent dans leur contraire. Ce sacrifice des aspi-
raQons n’est pas anecdoQque. Faisons l’hypothèse qu’il apporte une contribuQon essenQelle
au programme nietzschéen de transmutaQon des valeurs ! En quoi la comédie à l’italienne
permet-elle d’en comprendre le sens ?

1 Pour ne pas confondre la comédie italienne, issue de la Commedia dell arte, du XVIe siècle, avec ce
courant cinématographique du XXe siècle, on parlera de comédie à l’italienne, décrivant un type de
comédie alliée au drame, formant une comédie dramatique, ancrée dans les mœurs de l’Italie de
l’après-guerre. L’ouvrage historique le plus complet sur le sujet est celui d’Enrico Giacovelli, Il était une
fois la comédie à l’italienne, Roma, Gremese, 2017.

L’enseignement philosophique – 73e année – Numéro 2


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LE FANFARON OU LE PACTE AVEC LE DIABLE


La figure du Fanfaron dans le film de Dino Risi (1962) est fondamentale. Le Qtre français
trahit l’intenQon du Qtre italien, il Sorpasso2, le dépassement, d’abord au sens de l’acQon de
doubler ceux qui s’abardent sur sa route. C’est le caractère du personnage de Bruno : dou-
bler, affirmer l’intensité de sa quête de puissance et de joie en doublant. Mais ce personnage
à la manière d’être fanfaronesque a besoin d’entraîner avec lui un témoin, un faire-valoir, un
reflet de son énergie. Comme tout fanfaron, il lui faut un public, un spectateur. Celui qu’il
entraîne avec lui dans sa course, sans direcQon, sans but, au jour le jour, selon son bon plaisir
et son besoin d’argent, c’est l’opposé absolu, l’étudiant sérieux, qui a pour souci de réviser
ses examens et le projet d’une vie rangée. Le Fanfaron est au contraire l’aventurier sans foi ni
loi, sans autre principe que son bon plaisir.
Ce road-movie est révoluQonnaire, parce qu’il ouvre les yeux à celui qui est promis au
bonheur sage, à la vie raisonnable, et lui fait entrevoir le délire de la pure intensité vitale, le
plaisir pour le plaisir, la jouissance de l’instant. C’est bien un récit iniQaQque, la confrontaQon
du bien et du mal, la révélaQon de la séducQon du mal. Il semble se jouer ici le même scéna-
rio que dans la tentaQve par laquelle Méphistophélès entraine le brave docteur Faust dans
les parages de l’enfer. C’est bien le mythe de Faust qui est rejoué sur les routes de la cam-
pagne génoise. Le diable, ou plutôt son VRP est revenu dans le grand corps de Bruno (Vibo-
rio Gassman). Les indices ne manquent pas, le numéro que l’étudiant doit appeler, 04 26 62
4, aisément réducQble en 6663, comme l’expression finale du pacte, « c’est avec toi que j’ai
passé les deux plus beaux jours de ma vie » et conséquemment, une fois le pacte rempli, la
mort de Faust (l’étudiant Roberto, joué par Jean-Louis TrinQgnant).
Si cebe comédie est le prototype de la comédie italienne, la plus dynamique, et peut-
être la plus jubilatoire, c’est certes grâce au talent de Viborio Gassman qui apporte tellement
au personnage, mais c’est aussi que la vitesse du déplacement permet de consQtuer un vrai
dilemme moral ; le problème se pose comme à Achille : une vie courte et intense ou une vie
longue et ennuyeuse. Mais cebe quesQon est formulée sur le mode de la transgression :
faut-il inventer ses valeurs ou les subir ?
La finesse supérieure de cebe œuvre Qent aussi à l’ambiguïté et à la richesse du per-
sonnage du Fanfaron. Il pourrait n’être qu’un fat jouisseur, intéressé, roué, profiteur  ; la
scène avec le pompiste dans la staQon-service dirait alors tout de ses intenQons4. Pourtant
peu à peu, entre deux coups de klaxon, il apparait dans sa fragilité, ses contradicQons, son
désarroi. Il est toujours sur le fil, espérant trouver de l’argent par tous les moyens, sautant
sur les occasions, sans souci du lendemain. Mais en même temps, il avoue qu’il est définiQ-
vement seul, ne reconnaissant pas sa fille qu’il n’a pas vue depuis cinq ans, avouant qu’il n’a
pas de vrais amis. Toute son existence paraît aussi superficielle que son comportement. Mais
c’est là sa grandeur, qui l’arrache à l’interprétaQon diabolique. S’il est si profondément hu-
main dans ses échecs, ses limites, il est d’autant plus fascinant et tentateur, car il assigne à

2 Le chef d’œuvre de la comédie italienne (et de Dino Risi) est intitulé pour sa sortie en langue an-
glaise : « The easy life », ce qui trahit partiellement l’idée de dépassement.

3 Pour aller encore plus loin, mais peut-être trop, on notera aussi que le numéro minéralogique de la
Lancia Aurélia B24 du fanfaron permet aisément de reconstituer le nombre du diable…

4 Scène de la station Agip : C’est Roberto, qui paie le plein d’essence, et le Fanfaron garde la monnaie
« et ces deux-là (billets) que tu vas me donner ».

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LA COMÉDIE À L’ITALIENNE

l’existence une dimension de liberté, d’évasion, qui ne transparaîtrait pas dans des calculs
malins !
L’étudiant Roberto, plus effacé, subit son existence. C’est grâce au point de vue décalé
de notre Méphistophélès en Lancia Aurelia B24, qu’il s’aperçoit que ses projets et ses espé-
rances expriment faiblement sa vraie idenQté. Imiter la réussite de son cousin Alfredo, avo-
cat, rêver de posséder « une bonne Fiat 1500 et épouser une genQlle peQte femme qui lais-
sera parler son mari », tout cela sur le même plan, c’est finalement, il le comprend, rater sa
vie  ! Vivre sa vie selon le modèle familial (ou même familialiste) et économique du Boom,
cela semble en effet bien terne par rapport à la frénésie de mouvements du Fanfaron, qui
l’emporte vers son desQn.
Mais, en vérité, il est absolument faux de parler de desQn, Roberto ne meurt pas parce
qu’il y serait desQné, comme si l’on disait par exemple, que son manque de réflexe ne lui
permebrait pas de s’éjecter de la voiture précipitée vers le gouffre. Cela voudrait dire qu’il ne
serait pas à la hauteur de la vie découverte grâce au Fanfaron, à la hauteur du risque don-
nant sens à la vie, Mais cela supposerait qu’il y ait une finalité à l’œuvre dans les choses. Plus
simplement, tout cela se termine par l’irrupQon de l’accidentel, et toutes les grandes
construcQons intellectuelles n’ont pas raison de la conQngence. Bien sûr, la lecture faus-
Qenne du film voudrait que, après avoir énoncé la formule faQdique « c’est avec toi que j’ai
passé les deux plus beaux jours de ma vie », comme Faust disant à la fin du Faust II « O Au-
genblick, du bist so schön, bleib  !  », avant de tomber raide mort, Roberto subisse le sort
promis. Il avouerait que le diable a rempli son contrat : son âme, sa belle âme apparQent au
malin, il est mûr pour la damnaQon. Dans ce cas, nous parlerions du desQn, et de la nécessité
pour une telle fin. C’est tout l’inverse semble-t-il : l’accident, c’est l’inabendu, l’imprévisible,
ce qui au dernier moment, à la dernière minute change tout. Aussi Le Fanfaron est-il dans
l’orthodoxie de la comédie dramaQque italienne, la comédie devient une tragédie, le rire
accouche de larmes, l’abente heureuse de la stupeur. Tragédie relaQve dans ce cas, puisque
le spectateur imagine très bien notre Fanfaron (Bruno), se faisant prêter suffisamment d’ar-
gent pour s’offrir un nouveau cabriolet vrombissant, en quête de nouvelles vicQmes, klaxon-
nant inlassablement sur les routes d’Italie : « entre Rome et Amalfi : deux heures ! ».
La criQque sociale, assez âpre, et même amère, est, certes, présente dans le Fanfaron,
mais on est de nos jours davantage sensible à cebe quête : comment un personnage aussi
irraQonnel et scandaleux est-il fondé à nous ouvrir les yeux sur ce que vaut notre vie  ? La
révélaQon la plus raQonnelle peut-elle venir du point de vue le plus extérieur à la raison.
C’est encore une fois le plaisir contre le raisonnable, la folie contre la sagesse, Calliclès qui
ouvrirait les yeux de Socrate. Comme si, finalement, on devait sacrifier le sage au profit du
fou, la réflexion sur le bien au profit de la démesure du tyran. L’aspiraQon à la liberté se ter-
mine par la mort, comme si tout éveil était vain. D’ailleurs, les scènes se prêtant au « Me-
mento mori » rythment tout le film. Quelle morale désespérante ! Non pas parce que le gen-
Ql et méritant étudiant (qui serait une « belle personne » comme on dit de nos jours…) se
trouve condamné, mais parce que la libéraQon comme but de l’humanité ne portera ses
fruits qu’autant que le hasard le permebra. Toutes les belles espérances ne valent que le
court laps de temps, où le sort aveugle ne frappe pas. Une belle leçon de vie, qui annule
tout, qui rappelle le non-sens fondamental. En fait, il n’y a ni Dieu ni Diable, seulement des
aspiraQons déçues, des accidents contraires à nos vœux. Tout ce qui est grand chavire aussi
bien, et même mieux, que ce qui est peQt ; la vie, comme la Fortuna, égalise tout, avec sans
doute la cruauté supplémentaire de faire survivre plus longtemps ceux qui n’apprennent
rien.

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L’IMPOSSIBLE CULPABILITÉ
Tout ce qui est grand et beau devra mourir, bien avant tout ce qui est peQt et laid. La
comédie à l’italienne procure une jouissance réconfortante, parente du plaisir esthéQque, un
plaisir indéfecQblement lié à la morale, le plaisir cruel des échecs. Tout ce qui relève la tête
est rababu, toutes les prétenQons inversées, l’échec est ruminé comme le terme de toutes
les tentaQves humaines. Ainsi pourrait-on l’interpréter : ne serait-ce qu’une manière de revi-
siter la finitude jouée et rejouée, dans la perspecQve du péché originel où l’homme est puni
de sa liberté, s’il n’y avait dans ce cinéma, une véritable révolte contre le senQment de
culpabilité ?
Considérons La plus belle soirée de ma vie (1972) d’Ebore Scola, qui explore justement
la quesQon de la culpabilité : comme Roberto dans Le Fanfaron, le personnage principal, le
pseudo DoVore Rossi, joué par Alberto Sordi, prononce la parole faQdique avant sa fin acci-
dentelle. Lui aussi tombe dans un gouffre, ce profond ravin qu’on aperçoit dès le début du
film. Mais là n’est pas l’essenQel, s’il est desQné à mourir, c’est une fois jugé pour ses fautes
qu’il mourra5. Or, précisément, le fou-rire qui accompagne sa mort, n’est pas celui d’un re-
pentant. De la même façon qu’il a vécu son pseudo-procès sur le mode de la farce où il a
joué, pleuré sur le mode de l’excès comique, sa mort lui paraît sans doute tout aussi absurde
et vaine. Rire nihiliste, et non de rédempQon, nihiliste car pour toutes ses fautes qui lui
valent ce soir-là la peine capitale, il n’est pas convaincu de sa culpabilité, d’ailleurs le crime
qu’il a vraiment commis signe purement simplement sa manière propre de survivre. Il est
donc malvenu de lui reprocher comme le font ses juges, personnages en outre si peu mo-
raux, d’être ce qu’il est. Le mal, en ce sens, ne suppose ni réflexion ni choix. Il n’est pas carac-
térisé intenQonnellement, il est de l’ordre du fait. Ce n’est pas d’après un acte de sa volonté
souveraine que le DoVore Rossi choisit de quiber le paradis originel, mais il saisit les occa-
sions une à une, comme elles se présentent. Aussi y a-t-il presque une forme de nécessité
dans la suite des actes qui font de lui un criminel. Ses calculs paraissent tellement innocents,
qu’il en est lui-même persuadé.
La comédie à l’italienne ferait-elle sur ces exemples le constat que le desQn, la fatalité,
manières plus nobles de parler du hasard, règnent sur les hommes et le monde, sans souci
aucun de la liberté qui devrait les inspirer ? Où est le bien, où est le mal s’il n’y a ni volonté ni
liberté ? Les personnages vivent selon leurs aspiraQons, leur énergie vitale, qui sont contra-
dictoires avec la morale : la morale, s’il y en a une, se trouve dans le sketch « Est bien pris qui
croyait prendre »6. de Dino Risi, Ugo Tognazzi y joue le rôle d’un père qui a toujours prôné
le mauvais exemple à son fils, en lui apprenant à tricher, à voler, etc. Quelques années plus
tard, la première page d’un journal montre le fils si mal éduqué accusé de parricide. Il sem-
blerait que tous les scénaristes italiens se soient donné le mot : il faut inverser tous les rôles.
La vicQme sera le bourreau, l’assassin l’innocent. Comme si, par un défi jeté à la morale, ce
n’était pas aux hommes de décider de la place du bien et du mal, paradoxalement réver-

5 Le personnage joué par Alberto Sordi dans La piu bella serata della mia vita (1972) est un entrepre-
neur italien matamoresque qui vient cacher de l’argent dans une banque suisse. À la suite d’un contre-
temps qui le retient en Suisse, il prend en chasse avec sa Maserati une jeune motarde moulée dans une
tenue de cuir noir. La Maserati tombe en panne, et il est recueilli dans un étrange château, où, lors d’un
repas pantagruélique, des juges à la retraite entreprennent son procès, jusqu’à l’aveu de ses crimes et
au verdict.

6 Dino Risi, I Mostri, 1963.

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LA COMÉDIE À L’ITALIENNE

sibles. La morale n’est plus une affaire de liberté, les valeurs ne sont pas au-dessus des
hommes, il n’y a que la fortune. Est-ce cela la morale de la comédie italienne ?

RENONCER AU SALUT
Inverser les points de vue, humilier les prétenQons, dénoncer les bonnes intenQons,
ridiculiser les saints, les probes… Pourquoi au fond la comédie à l’italienne programme-t-elle
la dérision et la destrucQon de tout héroïsme ? On retrouve ici la définiQon du comique dans
l’esthéQque hégélienne, c’est l’individu prétendant à la grandeur, qui n’est pas à la hauteur
de ses prétenQons. La tragédie n’abouQt pas  ; ou plutôt le sérieux, le sublime abendus se
retournent en leur contraire. Le personnage qu’il s’agit de sauver meurt de cela même qui
devait le sauver. C’est la mécanique très huilée de l’ironie : l’assassin est son ombre, comme
dans la sympathique comédie de Dino Risi, Le veuf (1959)7, avec le personnage incarné par
Alberto Sordi, qui meurt à la place de sa femme, alors qu’il avait si bien préparé son crime,
en sabotant un ascenseur.
Dans la comédie à l’italienne, il n’y a pas de salut8  ! C’est le cynique qui a le dernier
mot, c’est la déroute de la rédempQon chréQenne, rongeant la transcendance, l’humiliant.
On constate combien le lâche est souvent le plus efficace, le plus adapté. Le plus scandaleux,
le plus choquant ou le plus cruel parait le plus amusant : ainsi la scène de la cabine télépho-
nique dans une comédie tardive, déjà très nostalgique, Mes chers amis (1975) de Monicelli9.
Il y a chez le spectateur une sorte de jouissance cruelle, lorsque le personnage joué par Ugo
Tognazzi prend des nouvelles téléphoniques de ses « peQtes esQvantes », c’est-à-dire de sa
femme et ses filles qu’il a « oubliées » depuis les vacances d’été dans une staQon d’alQtude ;
maintenant l’hiver venu, ces malheureuses pataugent dans la neige, en claquebes. S’il n’y a
pas de salut, c’est qu’au fond l’espoir était peu consistant. Aussi ne faut-il pas désespérer de
l’homme, car on ne peut vraiment pas compter sur lui ! La grande quesQon est justement de
savoir si au fond l’espoir reste ici une valeur, comme le quesQonne Nietzsche. Le héros de la
comédie à l’italienne n’apprend pas de ses échecs. Il ne gagne rien dans son drame, il semble
acquérir de l’expérience et du savoir, mais même cela le perd. Plus on sait, moins on sait,
moins on se sauve. Comme une sorte de malédicQon, la recherche du salut précipite la solu-
Qon. La comédie à l’italienne ne fait que raconter joyeusement un drame, c’est une « tragé-
die enjouée ». N’est-ce pas là déjà, la formule de la transmutaQon ?
La transmutaQon des valeurs, c’est l’impossibilité d’abord de construire le salut avec la
conQnuaQon d’une culpabilité effecQve. On échappe à la morale du remords, l’insQnct de vie
est le plus fort. Les plus bas insQncts sont victorieux, comme sont proprement ridiculisés les
hommes qui vivent dans la mauvaise conscience.
Prenons l’exemple d’Affreux sales et méchants (1976). Que nous dit Ebore Scola, sinon
qu’il n’y a aucun sens à vouloir retrouver des pauvres vertueux et honteux d’être pauvres, le
prolétariat d’avant le Boom ? Ici au contraire les prolétaires vivent les conséquences de leurs
actes, en niant toutes les valeurs de la pureté. La pauvreté n’est pas elle-même une excuse.

7 Dino Risi, il Vedovo, 1959.

8 Pour paraphraser M. Foucault, il faudrait dire que Nietzsche a remplacé le salut par la santé. Dans la
comédie à l’italienne, la grande santé, c’est aussi assez trivialement la recherche du plaisir sans
contraintes morales (v. Foucault, Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 2001, p. 592).

9 Mario Monicelli, Amicei miei, 1975.

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Chacun dans cebe famille nombreuse vit dans la recherche de son bien-être, parallèlement
et conflictuellement avec les autres, leur solidarité n’est que superficielle. Il n’y a entre eux
qu’inceste, jalousie et violence. Cebe famille est un résumé de l’humanité, dans sa coexis-
tence forcée, darwinienne. La valeur de l’immédiat, ainsi qu’une religiosité qui s’arrête aux
rites signent la fin de la transcendance, si aucune valeur ne vaut plus que l’argent, l’argent
même n’a rien de sacré, il se gâche, se perd et se retrouve. Que reste-t-il  ? Se moquer
d’abord de tout ce qui prétend valoir au-delà des condiQons de la survie, et pourtant pouvoir
en jouer !
La comédie à l’italienne nous donnerait ainsi une idée très inabendue du surhumain,
avec ce rire qui dit oui à l’existence dans son incongruité, son absence de logique, son renou-
vellement, le devenir avec sa féconde férocité.

LE DÉPASSEMENT DU NIHILISME
La comédie à l’italienne, parce qu’elle paraît joyeusement destructrice, n’est pas pure-
ment nihiliste. C’est plutôt le nihilisme vaincu par lui-même, puisqu’affronter la négaQon,
c’est pour lui retrouver une forme d’affirmaQon, celle du rire dans le malheur ! La meilleure
illustraQon de la philosophie nietzschéenne des valeurs ne serait-elle pas le procédé de la
comédie à l’italienne ? Une tragi-comédie, une comédie qui se termine mal, où la négaQvité
est acceptée de façon posiQve, le malheur fait rire. On peut Qrer des rires de ce qui nourrit
les larmes.
L’expression « Il n’y pas de dernier homme » trouverait peut-être une illustraQon heu-
reuse dans le personnage du présentateur génial de Guillaume les dents longues10, où Alber-
to Sordi excelle dans l’expression de l’impossibilité du doute, dans cet appéQt d’exister sans
jamais éprouver de honte ni voir la malignité, dans une forme d’innocence, d’affirmaQon de
soi sans hypothèques. L’obsQnaQon de celui qui ne voit pas toutes les moqueries qui de-
vraient l’accabler emporte tout. Si le « dernier homme » nietzschéen est celui qui ne guérit
pas de la mort de Dieu et de l’effondrement de la transcendance, alors le héros de la comé-
die à l’italienne n’est ni le « dernier homme », ni d’ailleurs encore une fois nihiliste, car il ne
subit pas la souffrance d’avoir perdu la transcendance, tant elle est devenue ridicule. Il pré-
fère l’immanence, exprimant une tendresse, non pour l’infini mais pour le fini. Dans son
individualité farouche, dans sa solitude – qu’on pense au personnage du père joué par Nino
Manfredi dans Affreux, sales et méchants11, ou même au Viborio Gassman du Fanfaron –
l’anQ-héros trouve en lui de quoi échapper à la debe, qu’on dit infinie. L’homme ne doit rien,
à personne, à aucun dieu, aucune société, mais bien sûr les personnages dont nous appré-
cions la fantaisie ont suffisamment de ruse pour jouer les vertueux, de façon formidable-
ment hypocrite, dénonçant ainsi le statut des anciennes valeurs. Celles-ci sont renversées,
parce qu’elles ne peuvent être vécues et suivies que dans l’hypocrisie. Cela s’applique no-
tamment aux divers films qui s’abaquent à la quesQon du divorce dans l’Italie catholique des
années 60 et 70.
C’est donc ainsi que s’opère la transmutaQon : l’homme finalement ne craint pas son
ombre. Le moi n’est pas une objecQon contre l’existence, il n’est pas diminué par l’étroitesse
de son être. Sa force est finalement d’assumer sa limite, comme lieu de réalisaQon de sa

10 Luigi Filippo D’Amico, Gugliemo il dentone, troisième sketch de I Complessi, 1965.

11 E. Scola, Bruti, sporchi et cattivi, 1976.

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LA COMÉDIE À L’ITALIENNE

puissance : «  il y trouve une raison pour être lui-même l’éternelle affirmaQon de toutes
choses, dire oui et amen d’une façon énorme et illimitée »12.
Mais quelle est l’humanité qui a ainsi accompli la transmutaQon et renversé l’idéal,
aboli la morale de l’intenQon, et fait sonner creux les valeurs ? Elle se caractérise par sa mé-
diocrité, son renoncement à la pureté, ses calculs étroits et sa lâcheté. Un type humain ma-
gistral vient de naître en morale, à côté du plus hideux des hommes dont parlait Nietzsche13,
voici qu’est annoncée la catégorie du personnage un peu minable, l’être inachevé, le bouf-
fon, celui qui affirme seulement son appéQt de vivre, sans complexes, sans idéal, vaguement
nostalgique de ce qu’il aurait pu être, mais trop lâche pour renoncer au réel.
Chaque personnage vit dans son monde14, et n’entre pas de façon efficace dans l’agen-
cement que le film propose. Il apparQent à la comédie à l’italienne d’approfondir la logique
du réalisme, et même du néo-réalisme qu’elle transcende, de thémaQser cebe nouvelle ca-
tégorie esthéQque, celle du «  minable  » portant ou pas son «  marcel  », le tricot de corps,
cliché de ces époques. Voici de beaux parleurs qui ne sont que des minables : le minable ici
c’est celui qui jouit de sa médiocrité dans une totale assompQon de sa finitude, comme si
c’était son droit d’aspirer aux plus bas penchants, comme s’il n’y avait pas d’autres réussites
qu’à s’enfoncer résolument dans sa finitude. Ici l’homme n’apprend pas de ses échecs, tout
échoue, il n’y a pas de dépassement, il n’y a même pas l’ambiQon de renverser la table, celle
des dix commandements, de ses menaces, seulement de ruser avec sa conscience contre les
interdits. Mais on ne contrôle rien, tout va à volo. Ceux qui disent la vérité, la disent malgré
eux, mais ils sont loin d’être des saints, ce sont souvent les plus menteurs. Il n’y a pas d’auto-
rité pour garanQr le vrai, il est relaQvisé comme le reste. Au fond, ces personnages savent et
expriment combien l’humanité a d’épaisseur, à condiQon de se jouer de ses valeurs, et de la
comédie de toutes les évaluaQons. Nietzsche aurait-il été convaincu par la figure de l’anQ-
héros des comédies à l’italienne ? Le minable qui n’est certes pas un idéal, est pourtant la
volonté de puissance la plus adaptée à l’amour de la terre.

DES FIGURES DE « L’ESPRIT LIBRE »


Que nous enseignerait donc la comédie à l’italienne à l’égard de la morale nietz-
schéenne ? Comme Nietzsche dénonçait le côté prudhommesque de l’esprit bourgeois alle-
mand, de la fin du XIXe s., la comédie à l’italienne de son côté, ne s’arrêtant pas à une cri-
Qque d’ordre marxiste, règle son compte à la société du Boom, la morale issue du capitalisme
victorieux, celle qui corrompt même les pauvres : ainsi, dans Affreux, sales et méchants,
même le lumpenprolétariat est effecQvement pourri et consentant. Cela vaut aussi pour le

12 Nietzsche, Ecce Homo, §6, Œuvres philosophiques complètes, tome VIII, Paris, Gallimard, 1974, p.
314.

13 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, Le plus hideux des hommes, in Œuvres philosophiques com-
plètes, tome VI, Paris, Gallimard, 1971, p. 285 : celui qui trop lâche ou indifférent, serait accusé de non-
assistance à personne (Dieu) en danger.

14On retiendra bien sûr le caractère profondément aphoristique des films à sketch, dont le nombre et
l’importance marquent le caractère aussi délié de cette humanité. Il y a autant d’incohérences qu’il y a
d’individus, mais tous font pourtant une sorte de monde.

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corps des travailleurs : c’est le corps lui-même qui est engagé par la corrupQon du Boom15. En
cela la comédie à l’italienne serait la morale nietzschéenne simplement appliquée, tenant
compte de la réalité sociale mais examinant la volonté de puissance humaine toujours mar-
quée par les mêmes défauts, les défaillances de l’homme qui rendent son abachement à la
vie indéfecQble. Sous les aspects de la volonté libre et des choix individuels se jouent, de
façon plus érupQve et irraQonnelle, la volonté de puissance, la nécessité de vivre et de se
dépenser.
La dépense vitale s’effectue sans compter : contre une lecture darwinienne de
Nietzsche, la volonté de puissance à l’œuvre dans les comédies à l’italienne, s’effectue non
pas en transformant le monde, en le changeant ou en renversant l’ordre des choses, mais en
s’y adaptant. Pour s’y adapter, le voir autrement, les personnages doivent s’arranger avec
leur conscience, comme se moquerait Nietzsche. Pour une telle humanité, il n’y a pas de
faits, mais seulement des interprétaQons. S’arranger avec sa conscience ne témoigne pas
tant de mauvaise foi, que d’une vraie liberté spirituelle. Qu’est-ce qu’un «  esprit libre  » au
sens nietzschéen : peut-être au sens propre un esprit libéré du poids de la debe, de toute
debe ? L’esprit libre ne doit rien à personne, et se joue de toute dépendance, même à soi.
Aussi triomphe-t-il dans l’ironie et, pourquoi pas, le cynisme, quand celui-ci est l’expérience
de la liberté. L’esprit libre est aussi innocent que les personnages inconséquents de la comé-
die à l’italienne. Sans remords, ce qui ne veut pas dire immoraux, mais, au mieux, amoraux.
Pourtant ces personnages, du Fanfaron aux Monstres, jusqu’au « DoVore Alfredo Rossi » de
La plus belle soirée et à Mes chers amis, éprouvent tous un plaisir conQnument renouvelé
dans la transgression, comme s’il fallait perpétuellement confirmer dans un éternel retour
l’assompQon de leur orientaQon amorale : contre les règles de la société et de la famille16, il y
a pour eux le plaisir de dépasser les limites, et de jouir des avantages de l’individualisme,
avec cebe claire conscience que la puissance vitale individuelle est la règle d’évaluaQon abso-
lue. Certes l’altruisme est moqué, et il semble que s’impose une forme d’individualisme for-
cené. On ne parlera pas à propos de ces personnages les plus emblémaQques d’une morale
de créateurs, mais plutôt d’une exaltaQon du corps et de la santé, la grande santé, celle qui
donne un sens aux émoQons et aux pulsions, chez Viborio Gassman et Sophia Loren, dans
ses rôles de prosQtuée au grand cœur, affichant un corps assumé et non pas corseté.
Ainsi est valorisée l’énergie corporelle, dans le Fanfaron, à travers l’opposiQon entre
l’intellectuel Roberto, pris dans les rets de la conscience culpabilisée, et les bons réflexes, du
grand Viborio Gassman17, qui dévore la vie et saute à temps de la Lancia précipitée dans la

15 Cela vaut pour Affreux, sales et méchants, et bien sûr pour Le Boom où le personnage joué par Alber-
to Sordi s’est engagé à vendre un de ses yeux. (Vittorio De Sica, Il Boom, 1963).

16 V. dans Le Fanfaron, l’épisode où Bruno considère, presque ému, et surtout moqueur,  la famille
nombreuse italienne empilée sur un side-car : « C’est ça la famille italienne. Et grand père vous l’avez
mis au clou ? »

17 Cest cette même énergie qui anime le héros de Parfum de femme (Profumo di donna, 1974) de Dino
Risi, où Vittorio Gassman joue le rôle d’un officier fanfaronesque de l'armée italienne, devenu acciden-
tellement aveugle et qui entreprend son dernier voyage, cette fois accompagné d’un appelé, ordon-
nance et souffre-douleur, spectateur de ses provovcations, jusqu’à Naples où il a prévu de se suicider.

L’enseignement philosophique – 73e année – Numéro 2


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LA COMÉDIE À L’ITALIENNE

mer ; comme également dans Drame de la jalousie (1970)18 la frénésie d’amour de Monica
Vi•, ou encore la force des personnages de Sophia Loren, par exemple dans Mariage à l’ita-
lienne (1964)19. On trouve la créaQon de « nouvelles » formes d’amour, avec des couples non
légiQmes, caricatures du schéma matrimonial, jusqu’à la contestaQon ouverte de l’ordre ca-
tholique et fasciste dans Une journée par`culière (1977)20, avec Marcello Mastroianni dans le
rôle de l’homosexuel traqué.

L’AMOR FATI
Plus généralement, la comédie à l’italienne privilégie l’expression de l’humanité dans
son imperfecQon, ses échecs, ses décepQons. Elle révèle dans les limites de l’existence la
grandeur d’un abachement fini à la finitude21. C’est dans cebe perspecQve qu’il faudrait
comprendre le personnage du maçon joué par Marcello Mastroianni dans Drame de la jalou-
sie. La tragédie est en marche, on le sait dès le début du film, elle est immanente à la passion
amoureuse, le malheur est apparenté aux moments de bonheur, comme si la logique de
l’amour, son développement et son approfondissement dans la jalousie devaient conduire au
pire. Mais il faut prendre l’existence d’un bloc : la passion amoureuse dit à la fois la quête
d’un absolu, mais son applicaQon à une individualité implique sa difficulté, la souffrance, et
la trivialité du quoQdien. Comme si la fatalité, ou plutôt les convenQons oppressantes aux-
quelles doivent se soumebre les couples et les amoureux, faisaient parQe du jeu. Nietz-
schéenne dans son esprit, la comédie à l’italienne dit un grand Oui à la vie, en prenant en
charge le réel avec toute sa pesanteur. Si la morale nietzschéenne célèbre l’existence finie
dans la joie, la morale des films de Risi et de Scola sait bien que le terme est inévitable, ne le
craint pas, n’en mesure le sens qu’à la toute fin.
La conscience qui s’affranchit mesure son impuissance : elle développe une certaine
lucidité, puisque les choses sont ce qu’elles sont, et qu’il ne sera pas possible de les modifier,
comme le décrit très bien le personnage du Bel Antonio (1960)22 joué par Marcello Mas-
troianni, se laissant condamner à la disgrâce.
Voici un fatalisme joyeux, ou plutôt désabusé, on peut être heureux dans l’inéluctable.
Ce n’est finalement pas une morale de la révolte, mais de l’adaptaQon, de la débrouillardise.
Elle nous apparait même comme une assez bonne illustraQon d’une significaQon possible de
l’éternel retour : quelle vie mérite de revenir  ? Quelle vie choisir alors qu’il n’y a guère de
choix  ? Pour ceux qui admebraient que la philosophie nietzschéenne pourrait se résumer
sous la forme un peu caricaturale de l’arQculaQon de la doctrine de la volonté de puissance

18 Ettore Scola, Dramma della gelosia : tutti i particolari in cronaca, 1970.

19 Vittorio De Sica, Matrimonio all’italiana, 1964.

20 Ettore Scola, Una giornatta particulare, 1977.

21 Tandis que le néo-réalisme héroïsait l’effort des pauvres pour se maintenir simplement vivants et
dignes dans l’existence, la comédie à l’italienne pointe les monstres qui sommeillent dans les individus
ordinaires.

22 Mauro Bolognini, Il bell’Antonio, 1960. C’est moins une comédie dramatique, qu’un drame.

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LAHBIB

et de la contrainte de l’éternel retour23, les personnages de la comédie italienne sont


condamnés à vouloir inéluctablement ce qu’ils sont. Ils semblent ne pas hésiter, malgré les
signes annonciateurs de la mort, permanents, envahissants, dans Le Fanfaron comme dans
La plus belle soirée de ma vie, et sans doute est-ce cela aimer la terre, et renoncer aux ar-
rière-mondes, car il n’y a que le présent, l’avenir ne veut pas dire grand-chose. « C’est moi qui
ai voulu venir ? » demande Roberto, et il l’accepte ! On lui offre la capacité de faire sien le
desQn, d’assumer les conséquences fatales de son non-choix, il n’a pas su résister et tout ce
qui s’ensuit de son abandon, c’est définiQvement son affaire.
Le desQn revendiqué dans l’hypothèse de l’éternel retour consiste à suivre son tempé-
rament, ne rien envisager d’autre que d’aller au bout de soi. Le film de Scola Drame de la
jalousie décrit explicitement comment la vie est un desQn, « mon desQn », l’étrangeté de moi
en moi, selon la définiQon hégélienne du desQn, soi-même comme un ennemi, avec lequel il
faudra bien se ré-concilier. Mais sans doute la réconciliaQon demeurera-t-elle incomplète
entre l’esprit libre délivré de la culpabilité et l’éternel retour marqué par la conscience du
hasard, de la nécessité du hasard, aimerions-nous dire !

La comédie ne serait que cela, l’expérience d’un desQn trop grand et solennel pour soi,
décrivant l’ironie du sort, qui comme un hasard bien entendu, conduirait à la réussite du
sens caché des êtres. Content du sort qu’il s’est fait malgré lui, le « minable » habite son rôle.
Il s’en rend compte et en rit. Il y aurait donc au plus haut de la lucidité seulement l’éloge des
dimensions minuscules, celles des vies minuscules. Aussi par rapport à la forme dramaQque
du néo-réalisme, la comédie à l’italienne n’expose pas le malheur terrible, la vie triste et
cruelle des innocents, leur fatum, mais elle clame la profondeur du grotesque, l’existence
non-héroïque d’anQ-héros, de tous ceux qui mériteraient la piQé du spectateur, mais ne l’ob-
Qennent pas, et reçoivent au contraire un rire salutaire24, le rire qui salue ceux qui se sacri-
fient sans reconnaissance, l’étonnante disposiQon à tomber, avec bonne humeur, « regardez
comme je peux tomber bas…  », sans être totalement nihiliste. Mais ici la chute a plus de
grâce que tous les saluts. La morale de la comédie italienne, moins enivrante que les pro-
messes nietzschéennes, consisterait à s’apercevoir qu’il n’y a rien à sauver, l’existence consis-
tant à se réjouir du sens le plus fragile, à entretenir l’intensité vitale, à la couver comme un
feu qui devra s’éteindre.

COURTE FILMOGRAPHIE À PROPOS DE LA COMÉDIE ITALIENNE


Le Pigeon, Mario Monicelli, 1958.
Mes chers amis, Mario Monicelli, 1975.
Le veuf, Dino Risi, 1959.
Le Fanfaron, Dino Risi, 1962.

23 Voir par exemple Heidegger, Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1977, p. 17 et Jean Granier, Le problème
de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Seuil, 1966, p. 566.

24 Un excellent contre-point à ce diagnostic se trouve dans les derniers instants de L’homme qui rit de V.
Hugo. La comédie à l’italienne ne donne jamais au rire un effet spectaculaire et héroïque. Au contraire
de Hugo : « Il était l’Homme qui Rit, cariatide du monde qui pleure. Il était une angoisse pétrifiée en
hilarité, portant le poids d’un univers de calamité, et muré à jamais dans la jovialité, dans l’ironie, dans
l’amusement d’autrui. […] Cette grimace totale, il était cela  », Victor Hugo, L’homme qui rit, Paris,
Nelson, 1930, tome 2, p. 387-388.

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LA COMÉDIE À L’ITALIENNE

Les Monstres, Dinon Risi, 1963.


Parfum de femme, Dino Risi, 1976.
Drame de la jalousie, Ebore Scola, 1970.
La plus belle soirée de ma vie, Ebore Scola, 1974.
Affreux, sales et méchants, Ebore Scola, 1975.
Le Boom, Viborio De Sica, 1963.
Mariage à l’italienne, Viborio De Sica, 1964.

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