Texte Voyage Chamanique

Le voyage chamanique au tambour
Des traditions mongoles aux thérapies du troisième millénaire

Laetitia Merli
Dans Multitudes 2019/4 (n° 77), pages 169 à 176
Éditions Association Multitudes
ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.077.0169
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Le voyage chamanique
au tambour
Des traditions
mongoles aux thérapies
du troisième millénaire
Laetitia Merli

Dans le chamanisme occidental, riche de mul- santé et la prospérité de ses clients. En Mongo-
tiples cosmologies syncrétiques, hybrides et lie, le chamane confirmé est appelé « chamane à
multiculturelles, l’apprenti se construit son cheval », celui qui chavauche un tambour, ver-
propre monde par une succession d’interpré- sion avancée du « chamane qui marche à pied »,
tations de ses expériences cognitives, percep- c’est-à-dire, celui qui joue de la guimbarde en
tuelles et somatiques qui le fabriquent en tant attendant de recevoir officiellement son tam-
que « chaman ». Les stages, initiations et diverses bour des mains de son maître initiateur. Le rôle
expériences tendent à la fabrication de ce corps du tambour est central dans le chamanisme
chamanique, pour soi et au regard des autres, nord-asiatique, l’objet est respecté : on ne sau-
capable de se mettre en contact et d’interagir, rait le poser au sol, le bousculer ni le prêter, il
dans une relation volontaire et maîtrisée avec est « animé », donc vivant pour ceux qui s’en
l’invisible, mondes-autres vécus comme exté- servent, il est monture, vaisseau, moyen de
rieurs ou intérieurs à soi, parallèles, subtils ou transport… une longe est dessinée sur son
faisant partie d’une intériorité élargie. flanc et des chevrons indiquent la colonne ver-
Le voyage au tambour est caractéristique tébrale de l’animal. Dans sa partie creuse, il est
d’un chamanisme nord-asiatique (Sibérie- réceptacle des entités et objets invisibles, dont
Mongolie) que l’on nomme « chamanisme à le chamane fait l’extraction, déblaye et nettoie
tambour » en opposition à un « chamanisme à son patient, il s’en sert comme d’un récipient
psychotropes », utilisant des plantes pour ouvrir qu’il ira vider au loin ou qu’il fait mine de jeter
les perceptions (ayahuasca, peyotl, iboga…). Le par la porte de la yourte. En contact direct avec
voyage est en principe celui du chamane qui, les entités spirituelles qui vont l’aider dans sa
chevauchant son tambour comme une mon- mission, le chamane va volontairement dans
ture, va dans l’autre monde à la rencontre des leur monde négocier au mieux les intérêts de
esprits avec lesquels il va négocier la chance, la ses patients. C’est cette habilité, contrôlée et
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Multitudes 77
maîtrisée du voyage volontaire et autonome dans leur production, ils sont en perpétuelle
qui fait du chamane l’intercesseur privilégié construction et racontent l’histoire du cha-
entre les mondes. Son pouvoir vient de cette mane, sa biographie mais aussi le processus
faculté à voyager à sa guise et à s’ouvrir à des même de son initiation. Ce n’est pas un objet
perceptions que les autres n’ont pas. De la peur biographique, mais véritablement un objet
qu’il suscite aussi : toujours à la marge, entre lehagiographique co-construit avec les entités
visible et l’invisible, la transe qui lui ouvre lesspirituelles et les divers contacts et commu-
portes de la perception est vue comme trans- nications engagés avec l’autre monde. L’objet
gressive, sauvage et libre, donc potentiellement n’est pas dissociable d’un parcours singu-
dangereuse pour l’ordre établi. lier, d’une narration qui met en scène le par-
cours initiatique du chamane, ses visions, ses
rêves, ses ancêtres, ses souffrances… Donc, en
Le son, porte termes d’écriture, ces artefacts sont en soi des
du monde invisible narrations. Ces objets que j’appelle « artefacts
Dans sa conception musicale, le son est la porte intentionnels » sont produits intentionnelle-
du monde invisible, les percussions sont les ment dans un cadre thérapeutique ou initia-

appels du chamane et les messages des esprits, tique dans lequel l’agent fabricant insuffle de
les vibrations sont bénéfiques et curatives. Le ses prières, mais aussi de son parcours. Objets
chamane joue littéralement du tambour sur ses intentionnels qui condensent les intentions du
clients qui sont enveloppés, touchés, traversés chamane, sa vie, son œuvre et le processus de
par les vibrations de la peau tendue de l’ani- son initiation, l’objet devient objet mémoire
mal. Cette peau, plus ou moins travaillée selon de toutes les expériences vécues dans le corps
les cultures, qu’il faudra chauffer au feu pour la et extériorisées : ce qui donne corps au sacré
retendre, renforce l’aspect vivant de l’objet. Le devient objet de transfert de l’expérience.
tambour sonne différemment, même parfois
faux, comme un vieux carton, selon l’humi- Dès les années 1960, des études scienti-
dité du lieu ; et quand la peau est bien tendue fiques sont entreprises : Andrew Neher1 relate
et chauffée, la vibration a une réalité tangible des expériences menées en laboratoires autour
qui se ressent très profondément dans le corps. des stimulations auditives et visuelles, soit
avec des percussions, soit avec des stimuli de
Costume, objets, tambours, chants, per- lumières flash. Il note que l’on peut activer
cussions, tout le décorum, artefacts et perfor- de larges zones d’unités sensorielles autant
mances sont là pour matérialiser cette commu- avec des tambours qu’avec des lampes flash
nication avec l’autre monde des non-humains ; en stimulant l’oreille ou la rétine, en rythme.
tout cela consiste à rendre visible l’invisible, à Un seul battement de tambour comporte
prendre conscience de cette autre dimension, plusieurs fréquences, donc plusieurs batte-
la concevoir, lui rendre un culte et cristalliser ments « enveloppent » la personne dans un
dans ces actions et objets des intentions parti- bain de fréquences multiples qui vont agir à
culières (prières, vœux, engagement, parcours
1 Andrew Neher, « A Physiological explanation of un-
initiatique, vécu personnel). Ces artefacts sont usual behavior in ceremonies involving drums », Human
« intentionnels » et évolutifs, loin d’être fixés Biology, 34:2, 1962, p. 151-60, California, U.S.A.
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Mineure Vivre avec les esprits
des niveaux différents. Pour lui, ce n’est pas le sont plus sensibles aux stimuli. Se pourrait-
rythme qui compte, car si on utilise un clic ou il que dans certaines cultures, ces facultés
un ton unique, les effets sont peu probants. Le aient été plus encouragées que dans d’autres,
tambour avec ses multiples fréquences touche donc plus facilement transmises génétique-
une aire plus large dans le cerveau, les stimu- ment, alors que dans les sociétés occidentales
lations touchent plusieurs nerfs et se faufilent et judéo-chrétiennes, au contraire, ces mou-
plus largement. Les expériences en laboratoires vements intérieurs et extérieurs ont été plus
montrent que les mêmes effets sont attendus généralement refrénés ? Aujourd’hui, une mul-
avec des stimulations lumineuses : activité titude de terrains ethnographiques montrent
électrique augmentée dans le cerveau, percep- des situations d’initiation interculturelle
tions inhabituelles, contractions musculaires dans lesquelles les comportements des initiés
chez certains, mouvements du corps… et les répondent aux attentes indigènes quel que soit
résultats des expériences qui avaient été faites l’individu engagé dans une telle démarche.
à partir des stimulations lumineuses sont éten-
dus aux stimulations avec tambour.
Les chercheurs se demandent aussi si le La réalité cérébrale
de la transe

schéma comportemental en réponse à ces sti-
muli dépend des cultures auxquelles appar- Corine Sombrun, une des premières fran-
tiennent les « cobayes ». Les résultats montrent çaises à avoir été initiée au chamanisme
que, quelle que soit la culture d’origine, l’in- mongol avec transe au tambour, témoigne de
dividu ajuste sa réaction selon les bénéfices ce phénomène : il a fallu qu’elle dépasse son
qu’il en retire, si cela lui est agréable ou pas. « entraînement » traditionnel pour entrer en
On peut en déduire que puisque les notions transe sans son tambour et se soumettre aux
d’agréable, de confort et de bénéfices retirés appareils de mesure. « Maintenant mon cer-
dépendent de notre éducation, des normes veau connaît le chemin » dit-elle. Elle a ainsi
véhiculées par notre société et de l’inconfort pu participer au programme d’étude du pro-
inhérent à la prise de conscience du regard fesseur Flor-Henry et son équipe de l’Alberta
de l’autre, le lâcher-prise menant à la transe Hospital d’Edmonton au Canada2. Pendant
est potentiellement accessible à tous, mais se plusieurs années, elle a été initiée par une cha-
contrôle inconsciemment ou pas selon l’image mane mongole et a poursuivi son apprentis-
que l’on a de soi. D’autres se posent la question sage de la maîtrise de la transe. Depuis le jour
de l’hérédité : la sensibilité au flash light semble où elle a tapé sur son premier tambour et hurlé
suivre des schémas familiaux, de transmission comme le loup qu’elle voit en vision, elle est
génétique, donc il y aurait des familles plus passée par différentes phases d’adaptation de
sensibles aux stimuli que d’autres. sa pratique. La chamane mongole Enkhetuya
lui a donné les clefs du chamanisme mongol
Ces expériences pionnières posaient déjà que Corine a su ajuster à ses propres concep-
les jalons d’une thérapie possible par la transe
du fait que nous sommes tous potentiellement 2 Pierre Flor-Henry, Yakov Shapiro & Corine Sombrun,
« Brain changes during a shamanic trance: Altered modes
aptes à vivre des états modifiés de conscience of consciousness, hemispheric laterality, and systemic
et que, de façon héréditaire, certaines familles psychobiology », Cogent Psychology, 4:1, 2017.
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Multitudes 77
tions du monde3. Aujourd’hui, elle réussit à Ces dernières années, il a également été
entrer en transe sans tambour ni costume et démontré que l’entraînement régulier à la
se prête volontiers à ces expériences scienti- méditation pouvait s’observer objectivement
fiques. L’équipe du professeur Flor-Henry a dans le cerveau et même qu’une certaine élas-
étudié le cerveau de Corine en état de veille ticité du cerveau permettait à celui-ci de se
normale tout d’abord, puis en état de transe. modifier selon les habitudes de son proprié-
Ils ont constaté qu’elle ne souffrait d’aucune taire. D’autres recherches ont montré que les
pathologie à l’état normal. En revanche, les percussions du tambour, du hochet ou de la
tracés de l’encéphalogramme en état de transe guimbarde, comme certaines techniques du
étaient ceux d’une personne souffrant de schi- corps, permettaient également cet accès à un
zophrénie, de troubles bipolaires et de dépres- état de conscience modifiée.
sion grave. Les trois pathologies d’un seul
coup. Et puis, retour à la normale, en dehors
de la transe. Les chercheurs sont enthousiastes Un chamanisme
à l’idée de pouvoir observer un aller-retour intemporel et universel
entre des états normaux et pathologiques, Depuis les années 1960, l’ouverture d’esprit et

dans le même cerveau et dans un intervalle les changements de mentalités font que de plus
de temps assez bref. Serait-il alors possible en plus de personnes sont prédisposées à vivre
d’envisager un aller-retour en sens inverse ? Si l’aventure de la transe. Selon les époques, le
on arrivait à identifier ce processus qui mène chamanisme s’est vu transformé dans les per-
d’un état normal à un état pathologique, on ceptions occidentales. D’abord, perçu comme
pourrait imaginer que des personnes atteintes « une sorte de religion diabolique et sauvage » à
de troubles pathologiques retrouvent un état la fin du XVIIe siècle, il a connu diverses inter-
normal. Pour l’instant, aucune conclusion ne prétations jusqu’à nos jours, où la tendance est
peut être tirée de ces expériences si ce n’est à l’expérience vécue et au développement per-
que l’observation des zones du cerveau acti- sonnel et spirituel, créant de véritables proces-
vées confirme que la transe active fortement sus de subjectivisation. La figure du chamane
les zones sensorielles perceptives, c’est-à-dire, n’incarne plus désormais la marginalité et la
une stimulation des cinq sens et de l’intelli- folie, mais au contraire, la sagesse, la connais-
gence perceptive. Ces conclusions, même bal- sance, la créativité, la singularité toute connec-
butiantes, prouvent déjà, et c’est une avancée, tée. De la contre-culture des années 1970 à
que le chamane n’est pas seulement un acteur l’actuelle déferlante New Age, avec les succès de
mimant une action culturellement codifiée, Carlos Castaneda et de Michael Harner, le cha-
mais que la transe a une réalité physiologique manisme s’est popularisé ; non plus comme un
et cérébrale tangible. système de représentations et de pratiques indi-
gènes à étudier ou à combattre, mais comme un
système originel et universel, singulier et sub-
3 Laetitia Merli, De l’ombre à la lumière, de l’individu
à la nation. Ethnographie du renouveau chamanique en versif adapté à notre XXIe siècle.
Mongolie postcommuniste, Paris, École pratique des hautes
études, Centre d’études Mongoles et Sibériennes, Coll.
Nord-Asie, 2010; La Quête du Son, Film documentaire sur Michael Harner, fondateur à la fin des
l’initiation d’une française en Mongolie, 2004. années 1970 de la Foundation for Shamanic
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Studies, prône un core shamanism, c’est-à-dire, notre réalité ordinaire, peut comporter le ciel,
un chamanisme essentiel, dépouillé de toutes les océans, les montagnes, toutes les merveilles
contingences culturelles. Un ensemble de tech- du monde réel et plus encore, puisque tout est
niques psychocorporelles expérimentées et possible dans la fantaisie visionnaire de chacun.
éprouvées sont enseignées lors de séminaires, Les stagiaires peuvent expérimenter le monde
de festivals ou de rassemblements chamaniques d’en haut en s’élevant dans les airs, en visua-
un peu partout en France, en Allemagne et en lisations, pour accéder de la même manière à
Suisse. Les stagiaires sont initiés au voyage cha- une autre dimension intérieure ou extérieure
manique, mais c’est l’animateur organisateur du à soi, qui permet d’atteindre un espace virtuel
stage qui joue du tambour pour des élèves allon- infini. La deuxième consigne pour un voyage
gés au sol en totale immobilité. La conception au tambour classique, pour aller rencontrer
même du voyage chamanique au tambour est son animal de pouvoir par exemple, va être de
alors complètement renversée. On peut parler chercher ou de laisser venir un ou plusieurs
de « voyage inversé » dans lequel ce n’est plus le animaux et de vivre somatiquement, dans son
chamane qui voyage, mais bien le patient à qui corps et ses perceptions, le voyage, les paysages,
le chamane ouvre un monde dans lequel il va les rencontres avec des entités animales ou féé-

lui-même trouver les réponses à son mal-être, riques. Les témoignages sont riches de détails
trouver de la force, de l’énergie, des ressources… et de ressentis : visions colorées de paysages
Le voyage au tambour popularisé par et de mondes divers, visions d’animaux exis-
Michael Harner dans son chamanisme univer- tants ou imaginaires, visions d’entités à formes
sel implique la construction d’une cosmologie humaines ou incarnant des divinités, fusion
interne, personnelle et subjective, mais qui va avec les animaux ou avec les éléments (eau,
au-delà de soi, dans une vision du monde uni- air, feu…), changement de forme corporelle
fiée et connectée à plus grand que soi. Les dif- (lycanthropie ou autre), télépathie ou discus-
férentes techniques retenues, comme le voyage sion avec les entités, sensations de déplace-
chamanique au tambour, la rencontre avec les ments (voler, ramper, courir, nager, couler…)
animaux de pouvoir, l’extraction et le recou- et de vitesse.
vrement d’âme sont très proches des thérapies
dites humanistes, des visualisations guidées Dans les témoignages recueillis, les ani-
et de l’hypnose. Les stagiaires sont invités à maux les plus courants (loup, ours, cerf, lion,
s’allonger sur le sol, les yeux bandés d’un fou- baleine, dauphin, aigle, serpent…) servent
lard, et à se laisser emporter par les percussions de moyen de locomotion pour partir explo-
du tambour. La consigne est simple, pour un rer ce monde et les sensations de fusion per-
voyage dans le monde d’en bas : s’imaginer dans mettent de devenir loup, ours, dauphin, aigle
un lieu de nature, connu ou imaginé, à partir et de courir, nager, voler directement. Au bout
duquel, en vision intérieure, repérer un passage d’une demi-heure à peu près, les battements
dans la terre, une grotte, souche d’arbre, source, de tambour vont adopter un rythme différent,
trou dans la terre ou dans un arbre qui permette signe qu’il est temps de « rentrer ». L’animateur
d’emprunter un tunnel, un boyau, un canal qui va indiquer qu’il est conseillé de revenir par
débouche sur un autre monde, celui du bas, le même passage pour « remonter » au point
qui, pareillement au monde du milieu, celui de de départ et, enfin, revenir prendre contact
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Multitudes 77
avec son corps allongé « ici et maintenant ». En Mongolie, par exemple, mais cela reste
Un moment d’échange permet au groupe de valable pour la Sibérie et les régions arctiques,
partager les expériences, de les interpréter, de le chamane utilise son tambour pour appeler les
les fixer aussi dans sa mémoire pour ne pas les esprits à descendre dans l’espace sacré et ritualisé
oublier. L’animateur peut notamment donner par l’intermédiaire de l’autel qu’il a pris le temps
une dernière consigne qui consiste à écrire ou de préparer avec des offrandes. Les objets cha-
dessiner à chaud tout ce qui vient d’être vécu. maniques, costume, tambour, mais également le
corps du chamane lui-même deviennent récep-
Dans le chamanisme occidental, l’appren- tacles des esprits. C’est le premier mouvement
ti se construit sa propre cosmologie voire sa centripète, qui va vers l’intérieur : le chamane
propre légende par une succession d’interpré- appelle, dans un mouvement qui va de l’exté-
tations de ses expériences cognitives et percep- rieur à lui et son patient, centre de l’attention
tuelles qui le fabriquent en tant que « chamane ». rituelle. Juste après cette « descente », c’est le
Les ressentis et les images intérieures associés à mouvement inverse qui se met en place, centri-
des techniques du corps et des mises en contexte fuge, qui va vers l’extérieur quand l’agentivité
(rituel, immersion en nature, contact avec les du chamane se transporte vers des espaces éloi-

arbres…) créent de nouvelles réalités partagées, gnés4. À la suite de Charles Stépannoff, on peut
des mythes d’un nouveau genre puisqu’ils sont nommer « espace réel » le lieu de la performance
somatiquement vécus. Cette matière sensorielle observable par l’assistance, et « espace virtuel »
et somatique, accumulée dans un processus les lieux postulés des actions qu’entreprend le
d’apprentissage va donner lieu à des interpréta- chamane dans l’autre monde. Actions qui se
tions, des échanges, des partages et constitue un matérialisent dans l’espace réel par les chants,
capital chamanique que l’initié se construit au musique et gestuelles du chamane.
fur à mesure des expériences vécues.
La cohérence entre les deux lieux doit res-
ter forte sinon les actions du chamane dans
Chamanisme traditionnel l’autre monde restent illisibles pour le public ;
et chamanisme occidental s’il reste au sol gisant, perdu dans ses visions,
Là encore, la différence avec le chamanisme le rituel ne sera pas performatif. Il doit engager
traditionnel est de taille puisqu’on part du le public émotionnellement pour que le rituel
principe que tout le monde a accès au voyage soit un succès. Le rituel est une expérience
et à la rencontre avec les esprits, alors qu’ail- collective dans lequel les participants accom-
leurs, seul le chamane voyage entre les mondes. plissent ensemble une opération d’imagination
Les adeptes sont invités à mettre en pratique qui consiste à percevoir l’autre monde dans
des techniques déjà reconnues pour réaliser l’espace réel immédiat. Les objets, costumes,
des expériences chamaniques afin d’apprendre et tambours participent à la narration. Tout ce
des choses sur soi et donner du sens au monde folklore, cette gesticulation du chamane, per-
et à la vie. Le principe est de faire voyager la çue comme diabolique chez les premiers obser-
conscience pour entrer en communication avec
4 Charles Stepanoff, « Transsingularities: the cognitive
les esprits, énergies, forces ou entités conçues foundations of shamanism in Northern Asia », Social an-
comme porteuses de savoir. thropology, 23 (2), 2015, p. 169-185.
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vateurs, renforce ce dispositif pour une parti- ties comme des perceptions amplifiées d’une
cipation cognitive et imaginative qui engage autre réalité et non comme des hallucinations,
le public dans la performance. On comprend elles donnent des informations concrètes sur
bien là déjà le lien avec l’hypnose, le chamane la manière de gérer sa propre vie, son rap-
raconte une histoire, suggère des nœuds exis- port à l’autre et plus largement, son rapport à
tant, des dénouements possibles, des obstacles, l’environnement et à l’invisible. On parle alors
des échecs et des solutions, des résolutions de d’enseignements qui viennent directement de
problèmes et conflits. la plante, des anges, de la Terre-Mère, d’entités
diverses ou de la Source, entité originelle. Les
Dans le chamanisme occidental, le visions issues d’autres plans de conscience ont
dépouillement total est atteint, la pratique est fait émerger un art dit « visionnaire » qui, peu à
dépouillée complètement jusqu’à intérioriser peu, prend sa place dans les galeries d’art.
tout l’imaginaire ; plus de costume, plus de
tambour, pas de grigri, pas de monde autre
peuplé d’esprits, mais des visualisations de Demain, tous chamanes ?
mondes imaginaires et des perceptions psy- Les peuples qui ont souffert de persécutions

cho-corporelles qui enracinent les pratiques coloniales et idéologiques prennent leur
comme autant de signes d’ancrage, autrement revanche aujourd’hui, quand ils voient des
dit, des « madeleines de Proust » qui inscrivent étrangers du monde entier venir s’intéresser à
l’expérience dans le corps du chamane. Le leurs croyances prétendument archaïques. Les
voyageur au tambour vit virtuellement des peuples à chamanes qui ont connu la coloni-
aventures qu’il enregistre dans son corps avec sation ou la soviétisation et qui redécouvrent
les mêmes forces et vertus que si c’était réel. Les leurs traditions, revendiquent le chama-
témoignages abondent en ce sens : « Ce que j’ai nisme comme marqueur culturel et, en même
vécu est plus réel que la réalité, j’étais vraiment temps, sont réconfortés dans la valorisation
un loup qui courait dans les bois ». de leur culture, puisque les étrangers sont de
plus en plus nombreux à s’y intéresser. Loin
Dans le chamanisme occidental encore, que de passer pour des incultes ou des sauvages,
ce soit avec ingestion de plantes dites « ensei- les chamanes et chamanistes de la planète se
gnantes », ou transe induite par les percussions retrouvent idéalisés par une certaine popula-
du tambour, une place fondamentale est don- tion occidentale qui vient de loin apprendre
née aux états modifiés de conscience conçus d’eux ce que, quelques décennies plus tôt,
comme des espaces-temps parallèles, niveaux d’autres Occidentaux tendaient d’étouffer. Le
de conscience différents, champs énergétiques chamanisme se développe à grande échelle car
autres, dans lesquels ce contact avec les enti- la demande venant de l’Occident augmente et
tés est possible. Les messages venant de guides en même temps, de plus en plus d’Occidentaux
spirituels ou directement de la Nature (Terre- viennent au chamanisme car l’offre « tradi-
Mère) conçue comme entité primordiale par- tionnelle » se diversifie. Il devient aujourd’hui
ticipent à un mouvement planétaire pacifique, très facile d’aller faire un stage chamanique
enclin à l’Amour Universel, au respect de la en Mongolie ou ailleurs. Les chamanes tradi-
nature et des animaux. Ces visions sont ressen- tionnels eux-mêmes veulent cette ouverture
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Multitudes 77
pour une meilleure harmonie sur la planète pies dites de troisième génération comme la
et entre les peuples, une prise de conscience méditation, la pleine conscience, l’hypnose
écologique, un meilleur respect des ressources et la sophrologie. On a longtemps considéré
naturelles… Un groupe de chamanes mongols le patient passif et seul le chamane actif, sau-
vient en France chaque année depuis deux ans tant, s’agitant et virevoltant avec son lourd
participer au Festival du Chamanisme fondé costume mais, grâce aux récentes études sur
par le Cercle de sagesse des traditions ances- le cerveau et les états modifiés de conscience,
trales. Ils ont eux-mêmes organisé un rassem- on peut dire que pendant le rituel auquel est
blement en septembre 2015 en Mongolie pour soumis le client, se jouent en lui les mêmes
inviter les délégations du monde entier dans mécanismes d’induction, de suggestions, de
une grande cérémonie collégiale pour la Terre- relaxation qui vont agir sur son inconscient,
Mère. Les chamanes mongols ont de plus en réduire les effets nocifs du stress, etc. L’éven-
plus d’apprentis occidentaux, ils veulent par- tail des outils thérapeutiques s’est élargi car
tager leur savoir et pensent sincèrement que les possibilités se diversifient, les mentalités
le chamanisme doit se propager au plus grand changent et la demande en matière spirituelle
nombre. Les avantages financiers apportés augmente. Grandit aussi le nombre d’Occi-

par ces nouveaux apprentis ne sont pas négli- dentaux qui souhaitent vivre plus en harmonie
geables et c’est aussi un moyen de voyager en avec la nature, ne font plus confiance à l’indus-
Europe, puisque souvent les apprentis invitent trie pharmaceutique, ni à l’industrie agro-ali-
leurs « maîtres » pour quelques séminaires et mentaire et veulent privilégier leur bien-être
cérémonies dans leur pays d’origine. Internet, avant leur carrière. L’homme d’aujourd’hui,
les réseaux sociaux, les voyages en avion de libéré des entraves d’une éducation judéo-
plus en plus faciles ont définitivement fait chrétienne trop stricte, peut expérimenter ce
entrer le chamanisme et les chamanes dans qui, quelques décennies plus tôt, était consi-
nos vies d’Occidentaux. déré comme marginal, totalement décrié ou
infantile, et peut enfin courir dans les bois,
Le chamanisme en Occident participe de embrasser les arbres, hurler comme un loup,
cette nouvelle attitude où l’esprit n’est plus jouer à l’Indien… Une nouvelle ère a débuté,
dissocié du corps ; il a influencé depuis long- lentement, mais sûrement et durablement.
temps le développement de thérapies telles que Demain, tous chamanes ? Peut-être pas, mais
les constellations familiales ou l’art-thérapie. en tout cas le chamanisme est bien présent en
Et aujourd’hui, il s’immisce dans les théra- Occident et offre de nouveaux possibles.
176

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