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LE LANGAGE EST UN « LIEU » DE COMMUNICATION

Chang-Hoon Lee

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2013/3 n° 121 | pages 83 à 91


ISSN 0765-3697
ISBN 9782804185923
DOI 10.3917/soc.121.0083
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2013-3-page-83.htm
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Dossier

LE LANGAGE EST UN « LIEU » DE COMMUNICATION


Chang‑Hoon LEE *

Résumé : Le langage est en pleine mutation. Phénomène déjà palpable mais qui s’accen‑
tue de nos jours, il n’est pas seulement « instrument », mais toujours davantage « lieu » de
communication par une sorte de spatialisation qui lui est propre. Au travers d’une nouvelle
forme de socialisation, le langage ne redevient‑il pas cette « ancienne nouvelle » manière
d’être ensemble ? On essaie ici d’envisager ce « langage comme lieu » et son enjeu social à
partir d’une approche phénoménologique des pratiques langagières actuelles.
Mots clés : langage, spatialisation, lieu, sentiment
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Abstract: The language is in full mutation. As an already palpable phenomenon but which
is getting more accentuated nowadays, it is not only an “instrument”, but more and more
also a communication “place” by a sort of spatialization of its own. Through a new form of
socialization, doesn’t language become again this “new old” manner of being together? We
try here to consider this “language as place” and its social stake, from a phenomenological
approach of the present language practices.
Keywords: language, spatialization, place, feeling

Le langage à l’ère de l’image et la sociologie


Paradoxalement, il faut parler de l’image pour bien aborder l’état actuel du lan‑
gage 1. Cela veut dire qu’il faut tenir compte du fait que le poids de l’image croît
sans cesse, lui faisant occuper une posture de plus en plus essentielle dans la
société. Ainsi, notre époque est celle de l’image. Réputé moins habile que l’image
dans les situations de communication où s’imposent de plus en plus la séduction et

* Chercheur au CeaQ à l’Université René‑Descartes (Paris V), Sorbonne. Doctorant en


Sociologie, il prépare une thèse sur le langage publicitaire. pubstique@hanmail.net.
1. « Langage » sera entendu ici d’une manière générale comme « langage verbal »,
comme langage par « mots », comme medium à « double articulation ».

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la persuasion immédiate, le langage a tendance à perdre du poids. Marie‑Hélène


Milano estime même que « le langage désormais soumis à un régime essentielle‑
ment visuel, perd, en quelque sorte, son identité, son autonomie, un peu de son
âme aussi » 2. Néanmoins, il serait hâtif de parler d’un totalitarisme de l’image
car, malgré ce déclin, le langage verbal ne peut rétrocéder au‑delà d’un certain
point. En effet, ce mode digital de la communication humaine dispose de moyens
sans équivalents liés à l’imaginaire, et sa puissance éternelle de métamorphose lui
garantit de demeurer un médium aussi nécessaire que l’image, mode analogique 3.
En un sens, l’histoire même de toute l’humanité est comme concentrée dans ces
rapports entre image et langage, et telle époque privilégiera l’image et telle autre le
langage. Défendant le langage, Roland Barthes avertissait, il y a déjà longtemps,
que l’on est encore et plus que jamais « une civilisation de l’écriture » 4 malgré
l’invasion de l’image.
À l’aube du XXIe siècle, les faveurs du développement de la technique ne sont
pas réservées à la seule image. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il
offre également un rayonnement renouvelé au langage. Ne doit‑on pas faire face,
notamment, à cette explosion des échanges verbaux par Internet et téléphone por‑
table ? C’est ainsi que le langage participe bel et bien, au même rang que l’image,
à cette « extase de la communication », expression chère à Jean Baudrillard. On
peut ainsi aussi parler d’un superbe retour de la galaxie Gutenberg 5 en pleine ère
du numérique. Toutefois, en une telle conjoncture, ce qui compte n’est plus de
constater que le langage se trouve encore physiquement capable de « rivaliser »
avec l’image, mais d’observer particulièrement comment le langage se donne à lire
dans ce rapport de « concours » avec l’image.
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Dans la tradition sociologique, les faits qui relèvent du langage ont toujours été
inclus dans l’étude des activités sociales. Déjà, Auguste Comte est d’avis, puisque
le langage est un problème de sociologie, que « la vraie théorie générale du lan‑
gage est essentiellement sociologique » 6. Aujourd’hui, Michel Maffesoli rappelle
l’importance de ce point de vue : « Que le langage soit société est une chose
admise 7. » En effet, il semble, curieusement, que la sociologie contemporaine n’ait
pas manifesté un intérêt suffisant pour le langage. L’une des raisons n’en serait‑elle
pas que l’importance des mots serait trop écrasante pour la sociologie elle‑même ?
Ou bien, comme le langage vit à même la vie sociale, une inévitable presbytie nous
empêche‑t‑elle de le remettre en question ?

2. M.‑H. Milano, « Iconisation du verbal », in La danse des signes…, Hatier, Paris, 1999,
pp. 79‑104.
3. P. Watzlawick et al., Une logique de la communication (1967), Seuil, Paris, 1972,
pp. 57‑65.
4. R. Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, p. 43.
5. M. McLuhan, La galaxie Gutenberg (1967), Gallimard, Paris, 1977.
6. A. Comte, Système de politique positive (1854), Presses universitaires de France,
Paris, 1969, p. 38.
7. M. Maffesoli, Éloge de la raison sensible (1996), La Table Ronde, Paris, 2005, p. 197.

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Lorsque la sociologie veut étudier le langage, elle se met dans une situation
bien particulière, où les mots sont à la fois l’objet et le moyen de la recherche.
S’agissant des mots en tant qu’objet pour elle, se pose cette question épineuse
qu’ils relèvent d’un double statut : « signe linguistique » et « pratique sociale ». Pas
de contradiction frontale, mais pas non plus d’accord simple. Puis, s’agissant des
mots en tant que moyens, Michel Maffesoli nous conseille de savoir accepter, avec
modestie, de vivre un paradoxe : « Indiquer une direction assurée avec des “mots”
n’ayant, en rien, l’assurance du concept 8. » Cette situation ne concerne‑t‑elle pas,
après tout, la plupart des sciences humaines et sociales ? Ainsi, Gilles Deleuze fait
remarquer qu’« il n’y a que des mots inexacts pour désigner quelque chose exac‑
tement » 9. C’est, en bref, à cause de cette dualité de statut et de ce paradoxe que
le langage constituera, pour la sociologie, le domaine d’une grande « dé‑simulta‑
néité » 10 entre l’évolution sociale et la réflexion théorique.

Un « tremblement » identitaire dans le langage


Dans une telle perspective, s’agissant, ici, de l’évolution sociale du langage, il
semble que celui‑ci connaisse une sorte de « tremblement identitaire ». Cela s’ob‑
serve évidemment sur le plan sémiologique. La frontière entre signifiant linguis‑
tique et signifiant iconique devient floue. Ils s’éloignent toujours plus de leur lignée
traditionnelle sous l’effet d’une certaine sophistication, de la technique de l’image
comme du traitement de texte. On observe ainsi des phénomènes tels qu’une
« iconisation du verbal » et une « verbalisation de l’iconique ». En outre, quant à
la forme des mots, on assiste à diverses déformations ou mutations, inspirées par
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une imagination débridée mais dont la tendance générale est une « déviance »
des normes, acceptées pour le « bon usage » de « LA » langue française, correcte
et élégante. En ce qui concerne le champ sémantique, la valeur des mots s’érode,
ils en perdent toute fraîcheur et même tout goût, prenant l’aspect de stéréotypes
par incantation et répétition. On observe souvent en conséquence un certain féti‑
chisme : l’ordre de priorité entre le signe et ce qu’il signifie s’inverse et les mots
usurpent la place de ce qu’ils indiquent. Par ailleurs, des expressions pourtant
grammaticalement correctes, mais s’écartant des normes culturelles, causent sou‑
vent un certain malaise.
Ainsi, on peut dire que le « brouillage sémiologique », la « bizarrerie formelle »,
l’« absurdité sémantique » et le « déphasage culturel » semblent constituer le trait
majeur de notre usage du langage. On pourrait certes les considérer comme étant
avant tout des phénomènes de l’apparence. Mais Nietzsche dit que la vérité des
choses est dans leur apparence elle‑même et Michel Maffesoli avertit qu’à certains
moments, le vrai savoir est dans l’aspect tremblant de ce qui vit 11. Aussi, suivant

8. M. Maffesoli, Le temps des tribus (1988), La Table Ronde, Paris, 2000, p. IV.
9. G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996, p. 9.
10. M. Maffesoli, Au creux des apparences, Plon, Paris, 1990, p. 244.
11. M. Maffesoli, Le temps des tribus (1988), La Table Ronde, Paris, 2000, p. v.

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ces deux avis, nous pensons que la nature sociale du langage de notre époque
pourrait se révéler tout particulièrement au travers d’une étude de cette « appa‑
rence tremblante ».

La formation d’un nouvel espace social par les mots ?


Supposant qu’il y a un certain rapport entre cette mise en cause de l’identité du
langage et le lien social, notre hypothèse est que ce qui est engagé dans ce rapport
est ce que nous appellerons une « spatialisation » du langage.
Pour cette spatialisation, on peut d’abord penser aux cas où ce sont les mots en
eux‑mêmes qui forment un véritable espace d’autoréférence. Comme cas extrême,
on peut évidemment penser au cri du bébé, puisque, matériau phonatoire, le cri
y est à la fois contenant, contenu et référent du message. Puis, nous pouvons
penser à diverses interjections, qui éclatent comme des manifestations de douleur,
de danger, de surprise, de joie, de tristesse, etc. Ainsi, ces expressions : Aïe ! Ouf !
Hélas ! Oh là‑là ! Mon œil ! C’est pas vrai ! Ah mon Dieu !... Le point commun
de telles manifestations est qu’elles sont à la fois contenant, contenu, support et
sens du message. Un autre cas semblable est celui des « gros mots ». On peut dire
que leur sens est plus ou moins pris en compte, mais que ce qui reste pourtant
l’essentiel est cet acte même d’exprimer « verbalement » tel sentiment désagréable
ou agressif. Dans ces divers cas, on peut dire que ces expressions sont à considérer
comme une simple transcription linguistique d’un sentiment. C’est ainsi qu’ils fonc‑
tionnent plutôt comme des « signaux » que leur caractère rapproche de l’« indice »
et de l’« icône » peirciens. N’étant plus outils qui apporteraient une information,
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constituant en eux‑mêmes un espace physique au sens strict, ils sont moyens de
manifestation directe du sentiment.
Une spatialisation qui mérite toute notre attention est celle du cas où cet espace
« se forme » par une évacuation du sens des mots « ordinaires ». Dans cette optique,
on peut tout d’abord songer à ce genre d’échange verbal minimal anodin qui se
produit dans un ascenseur : « ‑A : Il fait beau aujourd’hui ! ‑B : Ah oui, vraiment
beau. » Dans ce cas, le langage est bien évidemment utilisé comme outil de com‑
munication. Pourtant, chacun sait que ce qui compte alors n’est pas une transmis‑
sion d’informations sur les conditions météo : c’est le besoin de communiquer en
faisant partager un sentiment, par exemple pour maintenir une bonne relation de
voisinage. Il s’agira là de la mise en œuvre d’un principe ludique, au sens de règle
de base du jeu de la vie sociale au sens goffmanien, ainsi la célèbre notion de
« face » 12. L’essentiel dans ce genre de processus de socialisation est que le langage
y joue comme contenant d’un besoin de lien social, pas d’une information. À savoir
que le contenu signifié du message s’effaçant, le sens de l’existence de ce qui est
énoncé se réduit à former un espace où puisse être partagé un sentiment. Une telle
formation d’espace moyennant « évacuation » du sens des mots peut se trouver

12. E. Goffman, « Perdre la face ou faire bonne figure ? », in Les Rites d’interaction, Minuit,
Paris, 1974, pp. 9‑42.

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aussi dans la sphère sentimentale. Voici un exemple de dialogue entre amants :


« ‑A : Est‑ce que tu m’aimes ? B : Oui et toi ? A : Bien sûr. » Ici aussi, le plus souvent
ce qui est en jeu n’est plus une prise d’information sur la réciprocité ou la persis‑
tance d’une affection, mais plutôt la manifestation verbale du besoin de rendre
perceptible un lien, de l’expliciter. En fait, une telle spatialisation nous est familière,
parce qu’on la rencontre partout et en de multiples occasions quotidiennes. Ainsi,
les échanges au comptoir d’un café sont particulièrement éclairants. L’étude sur cet
aspect du langage d’Amar Mlahi le confirme : « Dans une conversation au café, ce
qui retient souvent l’attention des gens, ce n’est pas le contenu du message. Les
gens font comme s’ils s’y intéressaient, mais ce sont la théâtralisation du ton, la
façon de parler, les gestes, le regard qui l’emportent largement, car ce qui compte,
c’est l’être ensemble 13. » Ce genre de formation d’espace social se retrouve, d’ail‑
leurs, dans différentes cérémonies rituelles, religieuses, festives ou sportives…
Il y a, en outre, des cas où cette « socio‑spatialisation » par le langage peut
être sélective au travers d’un « cryptage » des mots, pour des motivations d’ordre
social. Le cas exemplaire est la pratique argothologique des jeunes de banlieue.
Ce type de parler codé sert d’abord à se protéger de compréhensions extérieures
indésirables. L’argot des collégiens joue un rôle semblable : sécuriser la communi‑
cation contre les maîtres ou les parents. Or c’est justement moyennant ce jeu de
cryptage/décryptage des mots que se forme un double espace, celui du partage
d’un sentiment d’appartenance à une même communauté, une connivence se
déclenchant ainsi tacitement entre ses membres, et celui d’une zone d’exclusion
sociale. Précisons, d’ailleurs, que ce type de spatialisation est envisageable selon
des critères fort divers : région, profession, statut, sexe, génération, etc.
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Nous pouvons ensuite songer à cet espace social spécial généré par l’échange
verbal sur Internet et par téléphone portable 14. S’agissant des réseaux électro‑
niques actuels, ce que nous pouvons observer n’est pas seulement une explosion
quantitative qui concernerait les échanges verbaux à fins d’informations, mais
aussi une explosion de l’envie de communiquer. Celle‑ci semble l’emporter sur
celle‑là. On se connecte à ces divers réseaux électroniques non pour fournir ou
acquérir des connaissances ou faire savoir son opinion, mais pour pouvoir parler à
quelqu’un ou participer à un acte de communication. En ce sens, ces réseaux sont
plutôt un espace se gonflant indéfiniment, un univers en expansion pour entrer en
relation avec toujours davantage d’autres afin de partager tout et n’importe quoi.
En ce sens, soulignent Michel Maffesoli et Moisés de Lemos Martins, les réseaux
électroniques actuels (Hi5, Facebook, Second Life, Twitter, etc.) confirment que
« la parole ne peut pas ne pas lier et que l’autre est toujours notre destinée » 15.

13. A. Mlahi, « La socialité et le langage dans les cafés : les cas de Fès (Maroc) et Barbès
(Paris) », Sociétés, n° 31, 1991, p. 59.
14. Il faudrait signaler qu’avec l’expansion de l’usage des SmartPhone, I‑Phone, I‑Pad, on
assiste en flagrant délit à une intégration électronique sous nos yeux entre deux nouveaux
modes de communication.
15. M. Maffesoli, M. de Lemos Martins, « À propos de l’imaginaire des médias », Sociétés,
n° 111, 2011‑1, p. 7.

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Ce qu’il faut justement relever ici, c’est que langage et ambiance sociale participent
d’une manière dialectique à cette formation d’espace social, par leur transforma‑
tion réciproque. En d’autres termes, l’ambiance sociale affecte l’usage des mots en
le transformant ou en modifiant ceux‑ci, mais cette mutation participe à la consti‑
tution d’une ambiance autre en retour. En effet, ce jeu sur ou avec les mots rend la
communication plus ludique et familière.
Finalement, nous avons à considérer la formation d’un espace social qui serait
engendré par la « création ». Une telle spatialisation est opérée par les médias
moyennant une communication « créative ». D’une manière générale, les médias,
vulgarisateurs par nature, doivent nécessairement viser à un certain « effet média‑
tique » pour attirer l’attention. Michel Maffesoli évoque ce caractère des médias :
« Celui qui rend public doit avoir du grain à moudre 16. » Ainsi, le langage des
médias, qui doit s’efforcer de constamment manifester quelque chose de « mer‑
veilleux » en mettant en œuvre tous les éléments, est par là poussé à une certaine
forme de créativité. Une telle exploitation du langage se constate dans la forme
que prennent les titres des articles de journaux, des films, des livres, les noms des
programmes télévisuels… Ce type d’espace, espace du « jeu de mots », est bien par
là lui aussi un nouvel espace, créateur d’un lien social avec ce jeu de la trouvaille
verbale, d’un espace public où partager quelque chose qui fait communauté.
En ce sens, l’un des principaux domaines où se crée cette sorte d’espace devrait
bien sûr être la publicité. De fait, une telle formation d’un espace de jeu verbal se
constate bien dans le langage publicitaire, dans les slogans, noms de produits,
noms de marques, etc. Pour attirer l’attention du public et l’amener à s’envier d’un
produit, la publicité va recourir désespérément à tout « effet de choc » productible
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par des mots. Le langage publicitaire constitue un cas extrême de cet usage du lan‑
gage où passe avant tout l’effet que doit produire la réception des mots, au‑delà de
leur simple compréhension. S’appuyant sur les dénominateurs les plus communs
possibles, il entreprend de former un espace virtuel public de jeu verbal sur la base
d’un partage d’allusions aussi bien culturelles que sociales. Cette formation d’un
espace social par les médias et la publicité est celle d’un « espace symbolique »
dans lequel se trouve souvent aussi bien contracté le temps, devenant temporalité
du mythe. C’est sans doute l’usage du langage de la poésie qui nous a le plus pré‑
parés à une telle spatialisation par les mots. Mais malheureusement, aujourd’hui,
la poésie n’est plus guère lue quotidiennement.
Nous venons donc d’examiner quelques catégories de formation d’un espace
social « dans » et « par » les mots. En fait, on pénètre dans cet « espace » en diverses
occasions, sous différentes formes, mais souvent à notre insu. Dans la vie quoti‑
dienne, nombreux sont les usages qu’il serait difficile de catégoriser, mais qui for‑
ment un espace ou deviennent eux‑mêmes espace social, ainsi la langue branchée,
le parler jeune, la plaisanterie, le mot d’esprit, etc.

16. M. Maffesoli, Homo eroticus : des communions émotionnelles, CNRS Éditions, Paris,
2012, p. 17.

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Un autre point à souligner, concernant ces processus de formation d’espace


par évacuation du sens, déformation formelle ou détournement culturel, c’est que,
consistant souvent en termes ou expressions inventés, codés, défigurés… on peut
leur trouver le caractère commun de « monstruosité ». Mais il nous semble que c’est
au travers de cette monstruosité servant à « faire espace » du langage que peut se
voir et se sentir quelque chose de proche. Elle fait espace mais en même temps
l’abolit en créant un espace de proximité, car les mots conçus dans ces condi‑
tions, en mettant l’accent sur l’émotionnel et supprimant la distance sociale par leur
monstruosité même, « montrent (“monstrent”) le proche » 17 au lieu de désigner le
sens lointain, comme le dit Michel Maffesoli. De là, ne peut‑on pas conclure à un
rapport entre la monstruosité et la proximité sociale ? « Plus le langage est mons‑
trueux, plus la distance sociale en jeu se réduit. »

Le langage comme « lieu » de communication


Comme il se peut que d’autres formes, par exemple la « langue de bois » du dis‑
cours politique, ne soient pas sans rapport avec une sorte de spatialisation, concer‑
nant cette « spatialisation » au sens où nous l’entendons, il nous faut plutôt adopter
une pensée paradigmatique de la manière d’Edgar Morin, où l’on « privilégie cer‑
taines relations logiques au détriment d’autres » 18. En ce sens, extrapolant cette
notion de formation d’espace à l’ensemble des usages du langage, nous pouvons
dire qu’il constitue alors bien en lui‑même un « lieu » de communication, « lieu »
qui s’étend de la « place physique » à cet « espace symbolique » où le sentiment se
forme et se partage.
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Si l’on estime que notre époque passe par une évolution nous faisant passer
d’une ère du logos à une ère de l’éros, le langage n’y participera plus tant comme
outil du « connaître » que comme ce qui « fait sentir ». Or c’est justement comme
« lieu » de la communication que le langage peut devenir une clé de cette évo‑
lution. N’étant plus tant contenu rationnel que contenant émotionnel, le langage
peut devenir d’abord cet « espace vital » où se forge une nouvelle forme de sociali‑
sation. On peut même se demander enfin si ce n’est pas au travers d’un tel « lieu »
aménagé par le langage que se maintient la vie sociale.
N’était‑ce pas là, d’ailleurs, le statut déjà conféré au langage par certains
auteurs ? Kurt Goldstein : « Dès que l’homme use du langage pour établir une
relation vivante avec lui‑même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un
instrument, n’est plus un moyen ; il est une manifestation, une révélation de notre
essence la plus intime et du lien psychologique qui nous lie à nous‑mêmes et à
nos semblables 19. » Michel Maffesoli également souligne que le mot « fait entrer en

17. Ibid., p. 38.


18. E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, Paris, 2005, p. 147.
19. K. Goldstein, « L’analyse de l’aphasie et l’étude de l’essence du langage », in Henri
Delacroix et al., Psychologie du langage, Alcan, Paris, 1933, p. 495. Cité par Walter
Benjamin, in Œuvres III, p. 43.

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communication de sentiment avec autrui » 20, par son expression habituelle : « On


ne parle pas mais on “se parle”. » Dans le même registre, mais au plan spirituel, on
peut citer Walter Benjamin : « Le langage n’est aucunement l’expression de ce que
par lui nous croyons exprimer, mais bien l’expression immédiate de ce qui en lui
se communique. Ce “se” est une essence spirituelle. Il est donc évident dès l’abord
que l’essence spirituelle qui se communique dans le langage n’est pas le langage
même, mais quelque chose qu’il convient d’en distinguer. […] Que communique
le langage ? Il communique l’essence spirituelle qui lui correspond. Il est fonda‑
mental de savoir que cette essence spirituelle se communique dans le langage et
non par lui 21. »
Pour nous, cette déclaration de Walter Benjamin, si radicale et taxée parfois
de « mysticisme », n’est en aucun cas insensée. En fait, elle est d’une extrême per‑
tinence. Nous venons d’essayer de montrer, pour notre part, comment ce « dans »
se forme. Mais ce qui restera mystique à jamais est le langage lui‑même. En termes
de connaissance, il nous demeure « inconnu », selon Julia Kristeva. En fait, c’est
cet aspect « mystique », par cette « spatialisation » que le langage constituera,
d’une manière aussi matricielle que symbolique, ce « lieu » où pourra se dérouler
la vie sociale en une nouvelle forme de socialisation. C’est là, dans ce tremblement
identitaire que notre langage fait lien, pour sa part, en cette ère où le numérique
fait lien.
Notre réflexion voudrait être, en quelque sorte, la remise en honneur d’une
dimension stigmatisée ou oubliée du langage, mais qui vit indéniablement dans sa
pratique quotidienne, et même qui la fait vivre : le sensible. Pour être plus probante,
elle devrait s’appuyer sur un appareil scientifique plus rigoureux, plus à même de
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mieux cerner cette société formée par le langage, cette « socialité langagière ».

Bibliographie
Barthes, R., « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964.
Benjamin, W., « Sur le langage en général et sur le langage humain » (1916), in Œuvres I,
Gallimard, Paris, 2000.
Comte, A., Système de politique positive (1854), Presses universitaires de France, Paris,
1969.
Deleuze, G., Parnet, C., Dialogues, Flammarion, Paris, 1996.
Goffman, E., « Perdre la face ou faire bonne figure ? », in Les Rites d’interaction, Minuit,
Paris, 1974.
Goldstein, K., « L’analyse de l’aphasie et l’étude de l’essence du langage », in H. Delacroix
et al., Psychologie du langage, Alcan, Paris, 1933.
Kristeva, J., Le langage, cet inconnu, Seuil, Paris, 1981.
Maffesoli, M., Le temps des tribus (1988), La Table Ronde, Paris, 2000.
Maffesoli, M., Au creux des apparences, Plon, Paris, 1990.

20. M. Maffesoli, Éloge de la raison sensible (1996), La Table Ronde, Paris, 2005, p. 197.
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Sociétés n° 121 — 2013/3


Chang‑Hoon LEE 91

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