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Le rôle d’Orphée dans l’opéra de Claudio

Monteverdi, Orfeo, favola in musica

Travail réalisé pour l’obtention du Bachelor of Arts HES-SO en musique

Simon Ruffieux, chant

Professeur/e d’instrument/de chant : Delphine Gillot


Tuteur/tutrice du travail : Laurence Jeanningros

Année académique 2022-2023


HEMU - Haute Ecole de Musique de Lausanne
Table des matières
Abstract .................................................................................................................................. 3

Remerciements ....................................................................................................................... 4

Introduction ............................................................................................................................ 5

Cadre de réflexion et méthodologie ........................................................................................ 7

Contexte historique................................................................................................................. 9

L’Orfeo de Claudio Monteverdi – un tournant musical ....................................................... 9

Clés, ambitus et diapasons ................................................................................................ 11

L’approche du rôle par l’air Possente Spirto – Écoute et analyse........................................... 12

Décryptage ....................................................................................................................... 12

Résumé............................................................................................................................. 17

Texte et voix – les deux piliers d’Orphée .............................................................................. 19

Le texte ............................................................................................................................ 19

La voix ............................................................................................................................. 22

Conclusion ........................................................................................................................... 25

Références ............................................................................................................................ 26

Annexes ............................................................................................................................... 29

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Abstract

Ce travail présente une réflexion autour du rôle d’Orphée dans l’opéra L’Orfeo, favola
in musica (SV 318, « Orphée, fable en musique ») de Claudio Monteverdi et plus
particulièrement sur les compétence nécessaires à ce rôle-titre. L’aspect vocal, notamment la
tessiture, ainsi que l’aspect émotionnel y sont traités pour permettre une approche plus
évidente du rôle d’Orphée. La démarche de recherche a été effectuée à partir d’ouvrages de
référence, d’enregistrements de l’opéra ainsi que d’un entretien avec un chanteur
professionnel.

Mots-clés : Orfeo, Claudio Monteverdi, clés d’interprétation

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Remerciements

Je tiens à remercier

Madame Laurence Jeanningros, responsable de travail de Bachelor, pour sa disponibilité, son


enthousiasme et ses précieux conseils.

Monsieur Valerio Contaldo, ténor, pour m’avoir offert de son temps entre deux tournées de
concerts et avoir répondu avec grand soin à mes questions.

Monsieur Anthony Di Giantomasso, professeur de phonétique à l’HEMU, qui a répondu


volontiers à mes questions et m’a aiguillé dans ma recherche.

Marie-Claude Chappuis, mezzo-soprano, pour son soutien et ses bons conseils.

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Introduction

« Il faut que tu commences maintenant à travailler ton Orfeo, c’est peut-être le travail d’une
vie, mais tu seras magnifique dans ce rôle ».
(Marie-Claude Chappuis, mezzo-soprano, 2021)

Ces mots lancés par ma professeure de chant, Marie-Claude Chappuis, résonnent


encore en moi et résument en une phrase l’origine de ma réflexion sur ce rôle. D’abord, ils ont
fait naître mon intérêt pour le personnage d’Orphée. Je connaissais, bien sûr, l’opéra de
Claudio Monteverdi et la musique de cette période m’attirait déjà particulièrement. La
monodie accompagnée de Caccini, les débuts de l’opéra (Euridice de Jacopo Peri en 1600
puis L’Orfeo de Claudio Monteverdi en 1607) ou encore les madrigaux : tous ont en commun,
selon moi, la beauté du chant, le chant pur et l’essence même de la voix. Mais, malgré cet
intérêt pour les œuvres du XVIIe siècle, je ne m’étais jamais imaginé en Orphée tout
simplement parce que pour moi, il s’agissait d’un rôle de ténor. Je me voyais Papageno,
Guglielmo, éventuellement Don Giovanni, mais jamais Orfeo.

Pourtant, quand j’y pense, mon premier souvenir avec L’Orfeo était une version où le
rôle-titre était tenu par un baryton. J’étais alors très jeune et loin d’imaginer devenir un jour
chanteur professionnel, mais cette version de Jordi Savall et de La Capella Reial sur laquelle
j’étais tombée un peu par hasard, m’avait totalement bouleversée. À l’époque, j’ignorais tout
de ce chant, je découvrais de nouvelles sonorités et un monde nouveau. Je me souviens de
l’entrée magistrale du maestro vêtu d’une grande cape noire, des trompettes triomphantes de
la toccata et finalement d’Orphée interprété dans cette version par Furio Zanasi. Je pense qu’il
s’agit de ma première grosse claque musicale et c’est peut-être de là qu’émane ma réticence à
aborder le rôle. J’en ai fait, avec le temps, une sorte d’objet sacralisé, un idéal insaisissable.

Alors ce jour où, Marie-Claude Chappuis, qui fut la Messagera de René Jacobs ou la
Speranza de Giovanni Antonini, m’a encouragé à me plonger dans la partition de Monteverdi,
j’ai d’abord été très touché. Ces mots, venant d’une artiste que j’admire énormément, ont eu
un impact considérable sur moi. Pour la première fois, j’acceptais d’entrevoir un éventuel
Orphée qui sommeillait en moi. Je voulais faire d’Orphée un nouveau compagnon de route.
Mais à quel prix et comment m’y prendre pour faire honneur à cette musique divine ? La

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question de ma légitimée dans ce rôle demeure. Malgré l’excitation et le temps qui ont passé,
je cherche encore des réponses. Ce rôle m’est-il vraiment accessible ? En ai-je les
compétences nécessaires ? Et quelles sont-elles d’ailleurs ? comment les acquérir ? Orphée me
donne le vertige, mais Dieu qu’il me passionne.

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Cadre de réflexion et méthodologie

Dans le cadre de ce travail, j’ai abordé le personnage d’Orphée par quatre approches
différentes dans le but d’élargir au maximum ma connaissance du rôle selon plusieurs aspects.

En premier lieu, j’ai cherché à comprendre ce qui rendait L’Orfeo si novateur dans son
écriture et qui a amené les spécialistes à parler de « tournant » dans l’histoire de la musique.
J’ai d’abord contextualisé brièvement l’œuvre et mis en exergue les nouveautés introduites
par Claudio Monteverdi dans son opéra. Il m’a semblé primordial de comprendre les enjeux
musicaux et extramusicaux ainsi que ce qui a rendu L’Orfeo si particulier. Ces éléments ont
nourri ma réflexion lors mon travail sur la partition. Pour cette recherche, je me suis basé sur
les travaux de D. Morrier, L. Schrade, R. Tellart R. Goldron, F.-R. Tranchefort, J.-C. Henry et
G. de Kerret. À cette recherche s’est ajoutée la question de la tessiture. Une lecture du travail
de Denis Morrier, musicien et musicologue spécialiste de la musique baroque et en particulier
de l’œuvre de Monteverdi, m’a permis d’éclairer la question de la tessiture et de comprendre
pourquoi initialement le rôle d’Orphée était destiné à un ténor.

La deuxième étape de mon travail a consisté à approcher le rôle d’Orphée à l'aulne du


célèbre air Possente Spirto situé dans l’acte trois. Cet air rassemble plusieurs aspects
caractéristiques du rôle, notamment en termes de technique vocale et de pouvoir expressif. En
effet, c’est le moment où Orphée déploie toute la beauté de son chant « surhumain » pour
charmer Caronte. Ce passage combine l’écriture proche, à la fois du récitatif et de l’air, ce qui
me permet d’analyser les différents types de chant d’Orphée. Pour cela, j’ai procédé à l’écoute
de quatre enregistrements, deux interprétés par des ténors et deux par des barytons. Je me suis
également basé sur l’analyse de Denis Morrier et de Laura Naudeix, enseignante-chercheuse
en études théâtrales ainsi que sur le cours d’histoire de la musique d’Arnaud Chevalley,
professeur à la Haute École de Musique de Lausanne.
Suite à ces différentes écoutes et à mes constations qui en ont découlé, j’ai ressorti
deux éléments qui m’ont semblé être les deux piliers du rôle d’Orphée à savoir, le texte et la
voix. Pour mieux comprendre sur quoi se base la bonne exécution de ces deux composants, je
me suis principalement basé sur le travail de phonétique enseigné par Anthony di
Giantomasso, professeur et chef de chant à la Haute École de Musique de Lausanne.

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Finalement, j’ai mené un entretien avec le ténor suisse Valerio Contaldo. Il s’agit d’un
processus permettant d’acquérir des informations provenant directement du terrain afin
d’approfondir la question de la tessiture et de mettre en lumière les différents aspects du rôle,
par le prisme d’un professionnel. Mon choix s’est porté sur Valerio Contaldo pour sa grande
expérience dans le domaine de la musique baroque. Il a tenu le rôle-titre d’Orphée à plusieurs
reprises, sous la direction de célèbres chefs d’orchestre comme Rinaldo Alessandrini, Iván
Fischer ou encore Leonardo García Alarcón. De plus, son bagage universitaire en musicologie
et en littérature italienne a apporté une dimension supplémentaire à l’entretien. Comme
plusieurs thématiques ont été abordées lors de cet échange, j’ai fait le choix d’intégrer ces
interventions tout au long de mon travail afin d’enrichir chacun des sujets abordés.

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Contexte historique

L’Orfeo de Claudio Monteverdi – un tournant musical

C’est ainsi que nombre de spécialistes décrivent L’Orfeo. Ils ne le considèrent pas
seulement comme une œuvre à part entière, mais aussi comme un pivot dans l’histoire de la
musique et comme le début de l’opéra. En tant que chanteur, il me semble important de
concevoir l’opéra et le rôle d’Orphée avec toute cette dimension « révolutionnaire ».
Comprendre ce tournant dans l’histoire de la musique influence indéniablement la façon dont
j’aborde le rôle.

Écrit en 1607 à Mantoue, L’Orfeo de Claudio Monteverdi est une fable en musique qui
retrace l’histoire d’Orphée et de son amour pour Eurydice. Il est considéré comme le chef-
d’œuvre fondateur du répertoire lyrique occidental, alliant avec maestria théâtre, poésie, chant
et musique instrumentale pour créer un équilibre parfait (D. Morrier, 2002). Il voit le jour sept
ans après L’Eurydice de Jacopo Peri (1561-1633) que ce dernier présentait en grande pompe
au Palazzo Pitti pour accompagner les festivités du mariage d’Henri IV et de Marie de
Médicis. À l’origine, il s’agit d’une commande du prince héritier Francesco de Gonzague qui,
ayant assisté à L’Eurydice de Peri, voulu « la même chose, en mieux » (F.R. Tranchefort,
1978). Il est intéressant de faire le parallèle avec l’œuvre de Peri, d’une part parce que les
sujets sont semblables, mais aussi parce qu’en comprenant le contexte dans lequel naît l’opéra
de Peri on comprend l’évolution apportée par Monteverdi. Jean-Christophe Henry dans son
article Claudio Monteverdi est-il l’inventeur de l’Opéra ? synthétise la création de L’Orfeo
par rapport à la musique de son temps. Il explique d’abord que L’Eurydice de Peri émane des
discussions de la Camerata Bardi à Florence autour de la question des idéaux de la Grèce
antique et du renouvellement de la tragédie. Pour la Camerata, le contrepoint est l’obstacle
majeur à la sincérité de l’expression, de l’émotion et à la montée des sentiments. Les membres
de l’académie, notamment Vincenzo Galilei, s’interrogent sur l’obstination à décliner
polyphoniquement les sentiments d’un seul personnage alors que les anciens faisaient vibrer
les passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre. L’Eurydice de Peri
voit donc le jour en l’an 1600, mais souffre d’un trop grand dépouillement. Pour son Orfeo,
Monteverdi ne renie pas l’écriture de la polyphonie et des madrigaux et ne se contente plus
uniquement du « recitativo secco » pratiqué par Peri. Il utilise le discours fleuri et simple du

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madrigal pour traiter les parties chorales de L’Orfeo ainsi que le contrepoint savant de l’école
franco-flamande pour ses symphonies ou les moments dramatiques du livret (J.C. Henry).
Monteverdi assouplit la déclamation de Peri par un chant aux lignes plus libres et plus
flexibles qui vient parfois interrompre ou compléter quelques ritournelles strictement
instrumentales (R. Goldron, 1966). Pour Roger Tellart, Monteverdi était conscient de
l’impuissance du recitar cantando à assurer seul son plein d’épanouissement et sut concilier
plusieurs techniques afin de promouvoir librement la réforme lyrico-dramatique. Il s’agit de
l’un des grands bouleversements dans l’écriture musicale et le plus significatif dans le cadre
de mon travail basé sur la place du chanteur. Le texte sert la musique (selon la seconda
pratica), certes, mais il n’est pas question d’en oublier la musique. Tellart parle de « miracle
de ne pas l’[émousser], tout en respectant scrupuleusement la puissance du mot ». En tant que
chanteur, il est donc important d’avoir conscience de l’importance de la voix et des affects
traduits par la musique telle que l’a voulu Monteverdi et ne pas se résoudre à placer
uniquement dans le texte le pouvoir dramatique. En vérité, chaque mot, dans le son, possède
une âme. C’est une transfiguration, par le son pur, de la parole en mélodie, une recréation de
la vie du mot à travers le sentiment porté par le mot ; elle n’est pas limitée à la sonorité du
mot, à la signification, mais elle montre qu’on peut dépasser son aspect purement physique
pour atteindre les racines de son essence spirituelle (L. Schrade, 1991). Je reviens sur cette
notion du chant pur et du texte dans le chapitre « Texte et voix – les deux piliers d’Orphée ».

Autre innovation soulevée par François-René Tranchefort, l’emploi de la couleur


instrumentale pour caractériser les personnages. L’orchestre ne se contente pas
d’accompagner le chant. Monteverdi dessine déjà la technique du leitmotiv en reprenant par
exemple l’interlude de l’acte trois dans le cinquième. La voix par rapport aux instruments
devient concertato, c’est-à-dire que l’instrumental établit un dialogue avec elle. L’orchestre
s’agrandit : on compte 36 instruments pour L’Orfeo et chaque timbre a sa raison d’être au
niveau du sentiment (G. de Kerret, 2018).

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Clés, ambitus et diapasons

Dans ce travail, j’ai aussi cherché à comprendre d’où me venait cette ambiguïté face à
la question de la tessiture. Cette dernière vient peut-être d’une interprétation faussée de la
partition manuscrite dont la question des clés et des diapasons de l’époque doit être prise en
compte. Avec le « commentaire musical et littéraire » de Denis Morrier pour l’Avant-Scène
Opéra ainsi que mon entretien avec Valerio Contaldo j’ai tenté d’y voir plus clair.

Si l’on sait que le rôle-titre lors de la création de l’opéra était tenu par le ténor
Francesco Rasi, il faut prendre en considération plusieurs éléments. D’abord les clés qui
définissent la nature des tessitures et donc celle des instruments et des voix. À l’époque de
Monteverdi, quatre types de tessitures sont connues : soprano (clé d’Ut 1 et
exceptionnellement Sol 2), alto (Ut 3), ténor (Ut 4) et basse (Fa 4). Les notions de barytons et
de mezzo-soprano ne sont alors pas connues (D. Morrier, 2002), mais si l’on regarde
l’ambitus d’Orphée, on remarque que son écriture est assez centrale et ne dépasse pas souvent
l’octave (si bémol grave au fa dièse aigu lors des moments les plus expressifs). À ce stade, il
n’y aurait donc pas de raison d’exclure un baryton pour le rôle d’Orphée, mais c’est sans
compter le dernier élément, celui du diapason. À l’époque, le la3 (l’actuel la 442Hz) varie
d’un pays, voire même d’une région à l’autre. À Mantoue au XVIIe siècle ce dernier était
donc plus aigu, avec un la à minimum 466Hz, soit au moins un demi-ton supérieur à notre
diapason actuel (D. Morrier, 2002). Pour Valerio Contaldo, qui a interprété le rôle aussi bien à
440Hz qu’à 465Hz, un diapason à 440Hz permettrait de distribuer le rôle d’Orfeo à un ténor
ou un baryton, selon les goûts du chef. En revanche, pour une version en 465Hz ou plus
(certains chefs utilisent des diapasons encore plus aigus, autour de 500Hz), il considère, en
soulignant qu’il s’agit d’une opinion tout à fait personnelle et que le choix du ténor est plus
judicieux. Il rappelle néanmoins que cela dépend du chanteur : pour un ténor, il est
indispensable d’avoir des graves solides (quel que soit le diapason) et pour un baryton, une
certaine souplesse dans son registre aigu.

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L’approche du rôle par l’air Possente Spirto – Écoute et analyse

Comment parler d’Orphée sans écouter son chant. Dans le cadre de ce travail, il m’a
semblé important de passer par l’écoute pour comparer plusieurs interprétations d’Orphée afin
d’en ressortir les principales caractéristiques. Il n’est évidemment pas question de porter un
jugement de valeur sur les performances des différents interprètes, mais de mettre en exergue
différents éléments utiles pour l’exécution du rôle.

Pour cette écoute, j’ai ciblé un extrait de l’œuvre, l’air Possente Spirto (désigné ainsi
selon son incipit) qui se situe dans l’acte trois, au centre exact de l’œuvre. Il correspond au
moment où Orphée, alors dans son périple aux Enfers pour sauver Eurydice, tente de charmer
par son chant, Caronte, nocher des Enfers. Si j’ai choisi de me concentrer sur ce passage,
c’est parce qu’il offre un condensé des compétences requises pour le rôle d’Orphée,
applicable sur l’ensemble de l’opéra, tant au point de vue technique que dramatique. Le
commentaire musical et littéraire de Denis Morrier ainsi que l’analyse de Laura Naudeix
viendront appuyer certains points de mon analyse. De même que le commentaire d’Arnaud
Chevalley, professeur d’histoire de la musique à La Haute École de Musique de Lausanne,
dans son chapitre consacré à la naissance de l’opéra ainsi que sur mon entretien avec le
chanteur Valerio Contaldo.

Décryptage

Pour comparer différentes approches du rôle d’Orphée, j’ai sélectionné quatre


enregistrements (live) de l’air, dont deux chantées par un ténor et deux autres par un baryton
afin d’identifier d’éventuelles différences liées directement à la question de la tessiture. Ces
écoutes me permettent aussi, plus globalement, de voir comment les chanteurs professionnels
s’approprient le rôle et la manière dont il le chante. J’analyse leur performance sur le plan
technique et expressif, tout en gardant à l’esprit que l’interprétation de l’air dépend aussi de
l’époque, de la tradition, de la qualité de l’enregistrement, de l’orchestre et de la direction.
Dans le cadre de ce travail, j’ai fait le choix de me concentrer principalement sur la
performance du chanteur.

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Pour cette écoute j’ai choisi les versions suivantes : celle de Hernán Schvartzman
(direction) avec le Nederlandse Reisopera & La Sfera Armoniosa et Samuel Boden (ténor) en
Orphée en 2020. Celle d’Ivor Bolton (direction) avec le Monteverdi-Continuo-Ensemble et
les membres du Bayerisches Staatsorchester, Christian Gerhaher (baryton), 2014. Celle de
Jordi Savall (direction) avec Le Concert des Nations, La Capella Reia et Furio Zanasi
(baryton), 2002. Et finalement, celle de Paul Agnew (direction) avec Les Arts Florissants et
Cyril Auvity (ténor) en 2017.

Aspects techniques

Ce qui est frappant d’entrée de jeu dans toutes les interprétations, c’est la grande
virtuosité des chanteurs. L’air Possente Spirto est une écriture noble, richement ornée et
assurément virtuose. Ces ornementations visent évidemment à conférer au chant d’Orphée
une dimension divine, mais aussi, indépendamment de la trame narrative, à déployer tout le
savoir-faire des chanteurs. En d’autres mots, c’est « le » moment pour montrer sa belle voix.
La partition éditée à Venise en 1609 est de ce point de vue très intéressante, car elle propose
deux parties de chants superposées avec la didascalie suivante en haut de page : « Orfeo al
suono del Organo di legno, & un Chitarrone, canta una sola de le due parte » (« Orphée, au
son de l’orgue à tuyaux et d’un chitarrone, chante une seule des deux parties ». On y trouve
ainsi une partie en valeur simple, probablement la version originale telle que Monteverdi l’a
écrite, ainsi qu’une seconde partie, cette fois-ci richement ornée, probablement telle que le
chanteur (sans doute Rasi, qui en plus d’être chanteur était compositeur et joueur de
chitarrone) l’a faite à l’époque. Arnaud Chevalley nous précise qu’il est difficile de savoir si
c’est le compositeur lui-même qui l’a voulu ainsi, ou si c’est une manière de montrer
comment cela peut être fait, et comment cela a été bien fait lors de sa création. Dans tous les
cas, on peut bien imaginer qu’il ne s’agit pas là d’un modèle à suivre, comme l’écrit Tim
Carter à propos de la musique de Caccini, dont l’air « Qual trascorrendo » que l’on retrouve
dans le recueil Le nuove musiche ressemble étrangement au Possente Spirito de Monteverdi
(Anthony Pryer, 2019) : « il n’y a probablement pas une seule version “correcte” d’un air de
Caccini. Sa partition doit être vue comme des improvisations gelées, qui nécessitent une

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souplesse d’interprétation, et surtout, la sprezzatura, pour être ramenées à la vie1 ». Cette
sprezzatura qui me semble être au centre de l’œuvre de Monteverdi et qui est décrite dans La
naissance de l’opéra. Traduire la pensée musicale en devenir (A. Alix, F. Decroisette, J.
Heuillon) par : « terme difficile à définir et à traduire […] à partir du
verbe sprezzare (dédaigner, mépriser) […] qui cache l’artifice et montre que ce que l’on fait
et dit est fait sans effort, et presque sans y penser. […] La sprezzatura désigne donc une
posture générale destinée à dissimuler l’effort pour se consacrer pleinement à l’expression du
texte mis en musique ». Les versions de ces quatre chanteurs, à peu de chose près,
correspondent à la partie ornée écrite dans la partition. Ils n’ont pas renié totalement l’idée de
la sprezzatura par quelques libertés prises, mais on peut tout de même en déduire qu’il est tout
fait admis de se fier à la partition pour.

Figure 1. Exemple de la double portée (sodo et passagiato) dans Possente Spirto. Venise : Edition de 1609.

Possente Spirto est aussi un témoignage précieux des différents moyens d’écriture
utilisés à l’époque par Monteverdi, notamment en termes d’ornementation (ribattuta di gola,
trillo, groppo, cascata). Ces « figures de rhétorique et d’éloquence qui servent à dire les
affects du texte » (G. de Kerret, 2018). Je constate en écoutant les différentes versions qu’il
est important d’avoir une maitrise de ces différentes techniques, en particulier pour cet air,
mais aussi pour l’ensemble de l’opéra. Tous les chanteurs, aussi bien ténors que barytons font
appel à leur connaissance et à leur technique de l’ornementation pour rendre honneur à la
partition. Dans le cadre de mon cursus à la Haute École de de Musique de Lausanne, ma
professeur de chant Delphine Gillot qui a une grande connaissance de la musique ancienne,
m’enseigne les bases de la pratique de la musique du début du XVIIᵉ siècle, notamment avec
des airs de Caccini ou de Monteverdi. Des ouvrages spécifiques permettent également

1
« there is probably no single ‘correct’version of a Caccini song. His score should be seen as frozen
improvisations which need interpretative flexibility, and above all, sprezzatura, to bring them to life » (traduction
suggérée par Laura Naudeix dans La liberté du chant au risque de la prière dans l’Orfeo de Monteverdi).

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d’approfondir tels ou tels aspects techniques de la musique ancienne. Pour le trillo par
exemple, le travail de Paulina Francisco dans son article intitulé The Seventeenth Century
Trillo : Historical Practice for the 21st Century Singer vient compléter mon apprentissage.

Figure 2. Exemple d’ornementations dans Possente Spirto. Venise : Edition de 1609.

Finalement, sur le plan vocal, les différentes performances mettent en exergue


plusieurs points intéressants, notamment en ce qui concerne les différentes tessitures.
L’ambitus de l’air s’étend sur une douzième. C’est l’étendue la plus grande pour Orphée dans
l’opéra tout entier, ce qui souligne le côté particulièrement expressif de l’air. Monteverdi le
pousse d’ailleurs à son paroxysme en écrivant, au centre de la troisième stance, une vocalise
descendant du fa aigu au si bémol grave. Ce passage me permet de comparer les différentes
approches des chanteurs face à cette étendue vocale. Je remarque que les barytons ont
tendance à utiliser davantage la couverture de le voix, surtout dans le registre aigu, ce qui
modifie quelque peu la voyelle, mais qui leur permet de mieux développer le son, alors les
ténors utilisent davantage les résonateurs et le côté plus cuivré de leur timbre dans ce même
registre. À l’inverse, dans le registre médium grave, le son des barytons est un peu plus
généreux en termes d’harmoniques, un peu plus ample et sonore. Bien sûr n’y a pas une façon
« correcte » de faire, mais je constate qu’il y a tout de même quelques différences audibles
entre un Orphée ténor et un Orphée baryton. Dans le chapitre suivant que j’ai intitulé « Texte
et chant – les deux piliers d’Orphée », je me penche plus en détail sur la question du son pur
et de la couverture de la voix.

Aspects dramatiques

Orphée est un personnage complexe sur le plan psychologique et il est primordial à


l’approche de ce rôle, d’avoir une vision claire et précise du caractère que l’on souhaite lui
conférer. C’est en réalité la clé pour incarner un personnage de la manière la plus pure et la
plus sincère possible. À l’opéra, comme au théâtre ou au cinéma, l’interprète doit faire corps

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avec son rôle. Valerio Contaldo le définit très bien. Pour lui « il s’agit de donner vie à une
vision plus large du personnage, comprendre ses réactions, imaginer un parcours
psychologique ». Ce qui est intéressant dans le personnage et qui lui donne toute cette
profondeur, c’est autant son côté demi-dieu, fils d’Apollon, plus noble et courageux, que son
côté humain, l’autre moitié, plus sensible, presque faible et qui se laisse aller à ses émotions.
Là, les interprétations des différents chanteurs sont évidemment différentes. Tous ont imaginé
leur propre Orphée dans lequel ils y mettent de leur propre personne, ce qui rend leur
interprétation unique. Pour Valerio Contaldo, c’est par la « moitié » humaine qu’il aborde le
personnage, celle qui selon lui est la présente dans L’Orfeo. Il souligne que la prétendue
magie de la musique n’en est pas une, que l’effet de son chant malgré une expertise technique
sans faille et un énorme engagement expressif est nul et que seul le sommeil (Caronte finit par
s’endormir) vient à son secours. Il met ainsi en exergue le véritable hiatus entre le monde
d’Orphée et le monde des dieux, ce qui d’ailleurs causera sa perte, à prétendre être l’égal des
dieux, jusqu’à désobéir aux injonctions de Pluton.

La musique donne cependant des clés d’interprétation, car Monteverdi utilise plusieurs
types de chant dans le but de montrer plusieurs facettes d’Orphée. La musique au service du
drame, encore et toujours, peut-être poussée à son paroxysme dans Possente Spirto. Pour
Arnaud Chevalley, faire de Possente Spirto un air semble assez aventureux, car malgré sa
forme a priori strophique, la richesse de l’ornementation le rapproche davantage du récit. On
se trouverait alors face à un « mixte » entre un air et un récit, un recitar cantando « quasi-
arioso », dont la particularité a évidemment une influence sur le chant. Quand dans le récit
l’importance du sens et de l’intelligibilité est au centre, dans l’air, c’est davantage le son et la
projection qui est de mise. Possente Spirto serait donc un travail de dosage entre le sens du
texte et le respect de ce dernier, et une démonstration vocale « demi-divine » ou
« surhumaine » dans le but de charmer Caronte et d’émouvoir le public. Ce double discours
est aussi le résultat d’une construction bien précise de l’air tel que Monteverdi l’a imaginé. En
effet, comme l’explique Denis Morrier, le compositeur confronte trois styles de chant
différents dans ce même air en prenant soin de varier l’accompagnement. Ce passage se
présente dans le livret de Striggio en six stances de cinq tercets, suivies d’un quatrain pour
conclure, le tout écrit sur le principe de la terza rima2. Monteverdi les organise de manière

2
« Terza Rima is a series of threes, the two outer lines of each riming with each other, the inner line riming with
the two outer lines of the next three » (J. S. P. Tatlock, 1936). « La Terza Rima est une série de trois, les deux

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symétrique en les regroupant par trois (donc deux fois trois stances). Le premier groupe
explore un même mode de chant, le cantar passaggiato (chant orné) alors que le deuxième
groupe, en plus du cantar passaggiato, fait appel au chant d’affetto (expressif) et sodo
(simple). Monteverdi nous livre un Orphée musicien et conscient, à ce moment, du pouvoir
surhumain de son chant. Laura Naudeix le définit par « une supplication doublement efficace,
car adressée aux dieux, mais aussi aux spectateurs, appelés à entrer en empathie avec le
personnage ».

J’ai alors demandé à Valerio Cantaldo comment lui s’y prenait face à un rôle dont
l’enjeu dramatique et les facettes psychologiques prennent autant d’importance. Comment
montrer l’espoir, le désespoir, l’amour, la peur ou la colère en restant crédible. Lui aborde les
différentes émotions que traverse Orphée comme une palette d’expression (ou d’affetti) pour
différencier l’attitude du personnage qui n’est pas la même si l’écriture fait référence à une
« canzonetta » (comme Vi ricorda, O boschi ombrosi dans l’acte deux) ou à une écriture plus
« noble » comme dans Possente Spirto. Elle est encore différente dans l’acte cinq qui est selon
lui un peu à part : « nous sommes en présence d’une scène où coexistent la mémoire du
bonheur (et la déification de la femme, véritables topos littéraires dantesque et pétrarquesque),
la folie et la dépression. Orfeo se retrouve au point de départ, mais seul, abandonné, ayant
perdu tout pouvoir et surtout en en étant conscient. » Son souci majeur et d’arrivée à rendre
tous les affects de manière maîtrisée, qu’il définit par « cet art de la simulation, ou d’une
interprétation techniquement expressive, mais travaillée » (idée qui se rapproche de la
sprezzatura). On pourrait ainsi dire que l’écriture vocale est intimement liée au parcours
psychologique du personnage et qu’il « suffirait » de « suivre » la partition de Monteverdi
pour incarner Orphée de manière crédible sur le plan émotionnel.

Résumé

À l’issue de ces écoutes et à ce stade de mon travail, je peux lister quelques éléments
qui me semblent importants dans l’exécution du rôle d’Orphée. Tout d’abord, la virtuosité des
chanteurs. Tous, peu importe leur tessiture, ont une grande maitrise de leur instrument dont ils
connaissent les possibilités et les limites. Dans ce sens, je constate qu’une technique et une
endurance vocale solide sont nécessaires pour ce rôle. Je constate également les différences de

lignes extérieures de chaque rime se rejoignant, la ligne intérieure rejoignant les deux lignes extérieures des trois
suivantes » (traduction).

17
timbre, d’émission et de projection du son entre les chanteurs ténors et les chanteurs barytons,
mais je peux affirmer que le rôle est parfaitement adapté à l’un ou à l’autre. Autrement dit, la
tessiture d’un rôle n’est pas forcément déterminée uniquement par les exigences techniques de
la partition, mais aussi par les compétences et les caractéristiques uniques des chanteurs
disponibles. Un autre élément qui me semble primordial, c’est de la présence scénique et le
jeu d’acteur. Indépendamment de la mise en scène (par exemple l’Orphée très mobile de la
version de Boden ou plus statique dans celle de Zanasi), je constate que le pouvoir expressif et
dramatique passe aussi par le corps, les expressions du visage et la gestique. Orphée est à la
fois chanteur et acteur et l’interprète doit être capable d’assurer ces deux aspects.

18
Texte et voix – les deux piliers d’Orphée

« […] Enfin, en ce qui concerne la musique, on est bien forcé d’avouer qu’elle est égale en
beauté à la poésie, et qu’elle la sert si bien qu’il serait complètement impossible de la
remplacer par une plus belle. »
(Don Cherrubini Ferrari au duc de Vincent)

On pourrait résumer à cette citation le travail sur le rôle d’Orphée tant le génie de
Monteverdi réside justement dans ce parfait équilibre entre le texte poétique et le texte
musical. Alban Berg écrit à ce propos : « Monteverdi sut articuler la musique de telle façon
qu’elle fût consciente à chaque instant de sa fonction au service du drame. » C’est aussi ce
que j’ai constaté lors de mes écoutes. Les mots gouvernent la musique et non plus le contraire.
C’est le changement majeur pour l’époque, la spécialité de la seconda pratica. Le chanteur
chante un affect afin d’émouvoir l’auditeur lui-même qui pourrait avoir la même expérience
(G. de Kerret, 2018). Il y a donc d’un côté le respect du texte et de l’autre la musique (ciblée
dans ce travail sur la voix). Le travail de phonétique de Monsieur Anthony di Giantomasso
ainsi que mon entretien avec le chanteur Valerio Contaldo constitue la base de cette
recherche.

Le texte

D’abord, il faut se familiariser avec le livret d’Alessandro Striggio (1573 - 1630),


membre à l’époque de l’Accademia degli Invaghiti, dont l’écriture regorge de références aux
importants ouvrages de l’humanisme italien. Valerio Contaldo, qui a suivi un cursus en
musicologie et en littérature italienne à l’université de Genève, souligne l’importance de ces
références pour une compréhension plus approfondie du texte et une mise en perspective
historique. Il en parle d’ailleurs en relevant la référence évidente, et la plus présente, aux
textes de Dante : « le passage en Enfer, la versification en terza rima de Possente Spirto, les
citations quasi littérales de la Comedía dans la bouche de la Speranza ». Et il en va de même
pour l’influence de la poésie de Pétrarque, Poliziano, Guarini, Ovide ou Virgil. Pour Denis
Morrier, l’œuvre de Striggio va même au-delà, notamment dans l’attention portée aux mots et
aux figures de style en fonction de leur richesse sonore et leur rayonnement sémantique.

19
Monteverdi vient en quelque sorte transfigurer ce travail. Cette prouesse est due
notamment à la pratique hautement maitrisée du stile rappresentatio ou recitar cantando et à
la maturité d’écriture typique de la seconda pratica que Monteverdi a pu développer
notamment au travers de ses madrigaux. La musique soutient et renforce la signification et
l’expression dramatique du texte en utilisant par exemple des inflexions musicales et des
rythmes pour se rapprocher au plus près de la façon dont les mots sont prononcés dans la
conversation parlée. « Parler en chantant, une espèce de représentation vraisemblable du
sentiment du sujet hic et nunc, à mi-chemin entre la déclamation et le chant » comme l’écrit
Gaël de Kerret. Il y a donc chez Monteverdi et dans L’Orfeo, une unité cohérente et
indissociable entre ces deux éléments. De plus, il y a peu de doute musical à ce niveau, car la
partition manuscrite de L’Orfeo de Monteverdi qui nous est parvenue est particulièrement
complète.

Une fois ce travail sur la compréhension du texte effectué, on peut s’attarder sur la
phonétique des mots. En pratique, on observe quelques « règles » permettant une meilleure
exécution de l’italien. Étant donné que l’écriture est basée sur le recitar cantando, il est
essentiel de partir du livret, aussi bien du point de vue phonétique, c’est-à-dire la maîtrise des
phonèmes et morphèmes italiens, que syntaxique, ce qui permet de structurer les phrases et de
considérer une hiérarchie des mots, parfois au travers de la versification, voire de la
ponctuation. C’est de cette manière que le chanteur peut faire des choix qui auront une
influence sur l’expression. Dans ce sens, Anthony di Giantomasso suggère un travail sur le
texte en top and down en partant de la voyelle vers la phrase.

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TOP

Voyelles
de l’accent
tonique

Syllabes
Atones / tonique

Mots

Syntagmes

Phrase

DOWN

Figure 3. Top and down des composants d’une phrase.

Voyelle :
Une voyelle pure, c’est à dire non couverte, équilibrée dans le premier et le deuxième formant
(f1 et f2) et produit grâce aux différents résonateurs (cavité buccale, cavité pharyngée et
ventricule de Morgagni) + une consonne, qui forme une unité syllabique. Une voyelle pure est
une voyelle non couverte (voir chapitre suivant sur le chant pur). Le but est que le public
perçoive chaque voyelle.

Syllabe :
Une syllabation (décomposition en syllabes de la chaîne parlée) correcte. On distingue deux
catégories de syllabes ; les syllabes toniques et les syllabes atones (ou non tonique). En italien
le cas des doubles consonnes joue un rôle prépondérant dans la compréhension du mot. Ex :
gratto et grato. Ce sont deux mots différents avec deux significations différentes. Il est donc
primordial de les syllaber de manière correcte pour que le sens soit correct.
Grato = gra-to et gratto = gra(t)-to. À noter que seul les consonnes momentanées, c’est-à-
dire les consonnes dont le mode d’articulation fait intervenir un blocage complet de
l’écoulement de l’air, peuvent être entre parenthèses. Ces dernières sont donc longues et
divisées, contrairement aux consonnes simples qui sont courtes.

Mot :
Divisé en classe ouverte et fermée. Les mots de classe ouverte étant les mots les plus
importants (nom, adjectif, verbe et adverbe) et les mots de classe fermée étant d’une
importance moindre et dont l’accentuation n’est pas forcément recommandée.

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Syntagme :
Le travail sur les syntagmes est très important, car il change le sens, en fonction de l’endroit
des respirations. L’accent tonique du mot important est le point culminant de la phrase.

Phrase :
Finalement, il faut voir la phrase dans son entier pour créer la ligne musicale avec une
direction.

Dans L’Orfeo de Monteverdi, la musique est si proche du texte que si ce travail sur le texte est
correctement exécuté, il correspond aux intentions musicales. L’accent tonique est souligné
par des valeurs plus longues ou un changement harmonique par exemple. Les mots importants
correspondent aux points culminants des phrases. Les inflexions de la voix, proche de celles
de la voix parlée, renforcent la compréhension du texte. Cela rejoint l’idée que l’une des clés
de l’interprétation d’Orphée réside dans le respect du texte.

La voix

L’autre aspect déterminant pour Orphée est la recherche d’un son pur. La clarté de la
voyelle pure influe sur le sens, ou en d’autres termes, l’intelligibilité du texte. Dès lors que
l’on couvre la voix (coprire la voce), le sens est affecté, mais la voix est, harmoniquement,
plus généreuse. Anthony di Giantomasso parle de « sens versus son », dont il est question de
trouver le juste équilibre. Pour illustrer ce phénomène, j’ai procédé à deux enregistrements de
ma voix sur une même voyelle (« i »), l’un en produisant un son pur et un deuxième en le
couvrant. À l’aide d’un spectrographe (image ci-dessous), j’ai analysé le résultat de ces deux
séquences.

22
Voix pure (sens) Voix couverte (son)

Figure 4. Comparaison de la production d'un son pur et d'un son couvert à l’aide d’un spectrogramme.

Dans l’exemple de gauche (voix pure), on remarque que la distribution et l’équilibre


entre les différents formants sont parfaits. On distingue une coordination entre le premier et le
deuxième formant : le formant 1 (f1) autour de 300 hertz et le formant 2 (f2), appelé également
« formant du chanteur » autour de 3'000 hertz. C’est ce formant qui permet au chanteur d’être
entendu et de passer par-dessus l’orchestre sans chanter en force. Ici, la voyelle est pure (non
couverte) et parfaitement intelligible. On remarque également qu’il n’y a pas de vibrato
(ondulation de la ligne sur le schéma), mais que le son est tout de même vibrant (≠ à une note
blanche, sans aucune vibrance du son). La question du vibrato d’ailleurs est intéressante chez
Monteverdi. On entend parfois dire qu’il ne faut pas de vibrato. Pour Anthony di
Giantomasso, c’est un faux débat, selon lui le son doit vibrer, tout son vibre, mais il faut
définir son importance en fonction de l’accent tonique, de la note, de sa longueur ou de son
pouvoir expressif. Une fois que les voyelles sont pures, les consonnes (qui sonnent avec) elles
aussi le sont, pour autant qu’elles sont distribuées dans les syllabes correctement formées.

Dans l’exemple de droite, j’ai employé la couverture de la voix pour produire mon
son, notamment en soulevant mon palais mou pour permettre au son de résonner dans la
caverne pharyngée et en arrondissant les lèvres (couverture labiale) pour rallonger le tuyau et
permettre au son de développer les résonances graves. Ce procédé modifie le timbre des

23
voyelles ouvertes lorsque le chanteur monte dans les aigus. Ainsi le [i] est compensé par [y],
le [e] par [ø], [ø] par [o], etc. Cette couverture est aussi un moyen de préserver le chanteur de
la pression sous et sus-glottique excédante. Cela permet au chanteur de mieux contrôler la
position de son larynx dans le cou, l’empêchant de monter en excès lors de vocalises
ascendantes. Dans cet exemple, on remarque que la distribution entre les différents formants
est moins nette. Les choses se mélangent et sont un peu plus floues. On se trouve face à un
phénomène où le son prime sur le sens, où l’intelligibilité de la voyelle est quelque peu
affectée, mais dont le son est plus riche. Cela se remarque notamment au niveau des
harmoniques aigus (entre 8'000 et 12'000 hertz) plus présentes de l’exemple de droite. D’autre
part, on constate que le son couvert vibre davantage ce qui a une influence sur son pouvoir
expressif.

En résumé, la question n’est pas vraiment de choisir l’une manière plutôt que l’autre
sur l’ensemble de l’opéra. Il s’agit plutôt d’un juste dosage en fonction du drame et des
capacités du chanteur, notamment par rapport à sa zone d’intelligibilité (qui n’est pas la même
pour un ténor que pour un baryton). Peut-être que chez Monteverdi les accents toniques
peuvent supporter une couverture de la voix, en revanche si l’on applique ce procédé sur une
syllabe non accentuée, on se retrouverait face à une « mer de son » et la compréhension serait
plus difficile. Dans les différentes écoutes de l’œuvre, j’ai constaté que les chanteurs
privilégiaient tantôt le sens, tantôt le son. Ces choix sont tout à fait justifiables dans la mesure
ou tantôt le texte est au centre et fait avancer l’histoire (récitatifs), tantôt il est secondaire,
mettant l’accent sur la beauté du son (airs). Cette différenciation deviendra évidente plus tard,
par exemple chez G. F Haendel ou W. A. Mozart, mais ne l’est pas forcément chez
Monteverdi où airs et récitatifs se ressemblent.

Un dernier paramètre primordial à prendre en compte est le cadre dans lequel se donne
l’opéra. À l’époque de sa création, L’Orfeo se serait joué, selon le musicologue britannique
Iain Fenlon, dans une camere lunghe, une salle étroite des appartements de la Princesse de
Ferrare (sœur du Duc de Mantoue), pour les membres de L’Accademia degli Invaghiti. On
peut donc imaginer que les chanteurs pouvaient se contenter du son pur. Aujourd’hui,
certaines productions sont jouées dans des salles de 2’000 ou 3’000 places, avec des
orchestres parfois imposants obligeant le chanteur à utiliser des moyens techniques pour
projeter sa voix.

24
Conclusion

En conclusion de ce travail, je peux d’abord affirmer que la question de la tessiture


(donc entre un ténor ou un baryton) pour incarner le personnage d’Orphée ne constitue pas
l’élément central de la réflexion autour du rôle. Nous l’avons vu, cela dépend du diapason,
des choix du chef et des caractéristiques propres à chaque chanteur. Ce sont justement ces
caractéristiques qui sont davantage déterminantes. L’habilité vocale d’une part, la maitrise de
son instrument, une bonne technique, de l’agilité dans les vocalises, une bonne émission du
son et de l’endurance pour tenir durant toute la durée de la pièce. Et puis de l’autre,
l’importance à accorder au texte et à sa prononciation. Les « puristes » diront peut-être dire
qu’il faut être italien et avoir baigné dans la culture italienne, l’italianità, depuis toujours,
pour servir justement le texte et l’œuvre de Monteverdi. Je suis plus modéré sur la question et
pense qu’il est possible, même en tant que non italianophone d’accéder à cette finesse
rhétorique, au prix cependant d’un travail rigoureux sur la langue. Je préconiserais donc, dès
que possible, l’apprentissage de l’italien (moderne) puis celui de Striggio. Il y a le travail
phonétique qui permet une élocution intelligible et le travail littéraire qui permet de mieux
comprendre le personnage, son fonctionnement et ses émotions. La clé selon moi, à l’issue de
ce travail réside dans l’équilibre entre ces différents paramètre. De cet équilibre, résulte le
dernier élément, beaucoup plus subjectif, de l’expressivité et de la sensibilisée. Anthony di
Giantomasso a dit un jour qu’il ne fallait pas confondre égo et interprétation et je trouve cela
bien dit. Il n’est jamais question de mettre son égo en jeu lorsque l’on monte sur scène, mais
d’interpréter la partition, avec sa propre sensibilité certes, mais toujours dans le but de servir
au mieux l’art.

Orfeo est un opéra sur le pouvoir de la musique et parle donc à tous les musiciens.
Nous sommes tous des Orfeo en puissance. Tout le monde peut se reconnaître dans « Orfeo
son io ». Concernant le mien, je n’ai pas la prétention d’affirmer qu’il sera magnifique, je ne
peux pas même dire s’il sera, tout court, mais ce travail m’aura permis d’alimenter et de
solidifier mes connaissances sur le sujet.

25
Références

Ouvrages

Morrier, D. (2002). « Commentaire musical et littéraire ». Orfeo, Avant-Scène Opéra, n° 207,


pp. 3-63. Paris : Edition Premières Loges.

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représentation. Presses universitaires de Rennes. doi :10.4000/books.pur.53197

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Articles

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Tatlock, J. (1936). Dante's Terza Rima. PMLA, 51(4), 895-903. doi:10.2307/458073

Francisco, P. (2022). The Seventeenth Century Trillo: Historical Practice for the 21st Century
Singer (Doctoral dissertation, Indiana University).

26
Alix, A., Decroisette, F., & Heuillon, J. (2018). La naissance de l’opéra. Traduire la pensée
musicale en devenir. Traduire. Revue française de la traduction, (239), 53-62.

Partition

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Médiagraphie

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Henry, J.-C. Claudio Monteverdi est-il l’inventeur de l’Opéra ? [page web]. In


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27
France Musique. (2018, 26 décembre). Monteverdi : L’Orfeo (Les Arts Florissants / Paul
Agnew / Cyril Auvity /Léa Desandre. . .) [page web]. In YouTube. Consulté le 16.02.2023.
Accès: https://www.youtube.com/watch?v=pYUGVnfwDcE

Cyril Auvity est l’invité de la matinale du 07 mars 2017. (2017, 7 mars). France Musique
[page web]. Consulté le 16.02.2023. Accès :
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/l-invite-du-jour/cyril-auvity-est-l-invite-
de-la-matinale-du-07-mars-2017-2563600

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Annexes

Questions sur le rôle d’Orfeo dans l’opéra éponyme de Claudio Monteverdi.


Intervenant : Valerio Contaldo, ténor

Au premier abord, le rôle d’Orphée peut paraître quelque peu vertigineux. Quel a été votre
point de départ pour aborder ce rôle et quels en sont les enjeux principaux ?

C’est un rôle que je n’ai jamais cherché volontairement et qui m’a longtemps fait un peu peur
de par son côté symbolique, puisque L’Orfeo est considéré comme le premier opéra de
l’histoire. Pourtant, c’est un langage qui n’a jamais été éloigné de mes emplois précédents
puisque j’ai pu aborder plus tôt des rôles secondaires dans le Retour d’Ulysse,
L’Incoronazione di Poppea, ou encore des opéras de Cavalli et bien sûr les madrigaux et la
musique sacrée de Monteverdi (notamment le Vespro). Il y a une part de heureux hasard dans
l’arrivée de ce rôle dans ma vie, puisque deux chefs, considérés comme de grands spécialistes
actuels (Rinaldo Alessandrini et Leonardo García Alarcón, avec lesquels je collabore
régulièrement) m’ont engagé quasi en même temps pour des tournées en 2017. C’était
inattendu, mais j’ai tenu à relever le défi.

Je pense que l’enjeu principal dans le fait d’aborder le rôle est la prise de conscience que l’on
se trouve devant quelque chose de presque révolutionnaire, une espèce de summa des
techniques de composition de la renaissance et en même temps face à une ouverture vers un
nouveau langage musical, fruit des recherches sur le recitar cantando initié à Florence par la
Camerata de’ Bardi. On peut y déceler même une sorte de ligne de démarcation dès la fin du
2ème acte, comme si, symboliquement, la mort d’Eurydice annonçait un passage dans un
autre monde, aussi bien d’un point de vue dramatique qu’esthétique.

Comment voyez-vous votre Orphée, sur le plan psychologique et émotionnel ?

Il y a évidemment lieu de se demander : quel est ce pouvoir ? Est-il explicable ? Est-il réel ou
fantasmé ? Questions que j’aime à laisser ouvertes puisqu’on est dans le domaine de
l’irrationnel. Certes, la mythologie, la religion, la psychologie peuvent venir à notre secours
pour expliquer, mais de manière limitée et arbitraire…

De mon côté, j’ai toujours abordé le personnage d’Orphée à partir de sa « moitié » humaine,
qui est la plus présente dans l’Orfeo. En réalité, bien qu’étant demi-dieu, la prétendue magie
de la musique n’en est pas une. Par exemple, l’effet de son chant, malgré une expertise
technique sans faille et un énorme engagement expressif est nul. Seul le sommeil vient à son
secours. Il y a un véritable hiatus entre le monde d’Orphée et le monde des dieux. C’est
d’ailleurs ce qui causera sa perte, sa prétention d’être l’égal des dieux, jusqu’à désobéir aux
injonctions de Pluton.

L’évolution psychologique est selon moi intimement liée à l’écriture vocale d’Orphée : Chant
simple, syllabique, tantôt recitar cantando « quasi-arioso », tantôt canzonetta, aux deux
premiers actes ; chant extrêmement orné pour la pièce centrale « Possente Spirto », souvenir
de sa part divine ; chant délié, fragmenté pour le monologue du Ve acte, avant le retour d’un
chant orné dans le duo avec Apollon et le retour dans le monde des dieux.

29
Qu’avez-vous personnellement apporté au rôle ? Et inversement, que vous a-t-il apporté, à
vous ?

Honnêtement, c’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Il existe maintenant une
énorme discographie, depuis les années 1950 (et en faisant abstraction des transcriptions de
d’Indy, Respighi ou encore Hindemith) et toutes sont le reflet d’une évolution dans la
connaissance des pratiques d’exécution (les traités et les écrits de l’époque continuent d’être
dépoussiérés et réinterprétés), de l’organologie (certaines interprétations d’avant les années
1980 utilisent encore des harpes, voire des violons modernes, par exemple).
Lorsque j’écoute une version, je la mets toujours en rapport à ce que je fais du rôle
présentement. Je crois que chaque interprète du rôle a apporté quelque chose de personnel et
peut être source d’inspiration, même pour des détails apparemment insignifiants.
Évidemment, certains interprètes m’ont plus marqué que d’autres, mais je n’aime pas établir
de classement. Parfois, je privilégie une écoute critique, parfois, je me laisse simplement
porter, en essayant de déceler le cheminement de l’interprétation, quelles que soient les
divergences que je peux avoir avec tel ou tel autre interprète.
Je considère qu’une interprétation, sur scène et encore plus au disque, ne peut jamais être
« définitive », elle n’est qu’une image à un moment donné. Dans mon travail, j’essaie juste de
continuer ce chemin en remettant en question ce que j’ai fait en approfondissant mes
connaissances, ma compréhension du rôle. Ce ne sera jamais fini, mais je pense qu’il est
important de transmettre ce que l’on a reçu ou cherché.
Si je ne devais retenir qu’une chose de ce que le rôle m’a apporté, c’est la conscience qu’on
peut, au travers d’un chant en rapport aussi intime avec le texte, construire une palette
expressive quasi infinie, qui est beaucoup moins immédiate pour des répertoires opératiques
plus tardifs. Mais pour ces derniers, cela peut être un travail utile, notamment sur les récitatifs,
et ce au moins jusqu’à Verdi (pour l’opéra italien).

Quelles ont été pour vous les plus grandes difficultés dans l’apprentissage et l’exécution de ce
rôle ? Et inversement, quelles ont été les évidences ?

J’ai eu la chance de fréquenter un cursus en musicologie et en littérature italienne à


l’université de Genève en parallèle de mes études de guitare (bien avant mes études de chant).
La langue littéraire italienne est historiquement assez particulière, puisque le pays unifié est
très jeune ; pourtant il existe une tradition littéraire, une langue liée véritablement à la poésie,
au théâtre et à tous les arts en général, qui remonte au Moyen-Âge et qui n’a que peu évolué
jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les références dans le texte de Striggio sont évidentes : la
plus présente est indubitablement celle de Dante ; le passage en Enfer, la versification en terza
rima de « Possente Spirto », les citations quasi littérales de la Comedía dans la bouche de la
Speranza, par exemple, et bien d’autres. Mais il y a aussi l’influence de la poésie de Pétrarque
ou encore de la tradition pastorale récente (Poliziano avec La Fabula d’Orfeo, Guarini avec Il
Pastor fido) ou plus ancienne avec Ovide (Les Métamorphoses) et surtout Virgile, poète
mantouan (guide de Dante dans la Comedìa et dont la Speranza est une sorte d’alter ego dans
L’Orfeo). Toutes ces références permettent une compréhension plus approfondie du texte et
une mise en perspective historique.

Au niveau de l’interprétation, et c’est là la plus grande difficulté, on peut envisager des


espèces de palettes d’expression (ou d’affetti), puisque l’attitude n’est pas la même si

30
l’écriture fait référence à une « canzonetta » (comme « Vi ricorda, O boschi ombrosi ») ou à
une écriture plus « noble » comme dans « Possente Spirto ».
Le Ve acte est un peu à part : nous sommes en présence d’une scène où coexistent la mémoire
du bonheur (et la déification de la femme, véritable topos littéraire dantesque et
pétrarquesque), la folie et la dépression. Orfeo se retrouve au point de départ, mais seul,
abandonné, ayant perdu tout pouvoir et surtout en en étant conscient.

En ce qui me concerne, mais c’est quelque chose de très personnel, le souci majeur et
d’arriver à rendre tous les affects (et la palette est grande !) de manière maîtrisée : tout cet art
de la simulation, ou d’une interprétation techniquement expressive, mais travaillée, calculée,
si bien décrits par Diderot dans son « Paradoxe sur le comédien »

Comment avez-vous travaillé pour créer une interprétation personnelle tout en respectant les
traditions de l’opéra de Monteverdi ? Aviez-vous déjà une grande expérience dans ce
répertoire ?

Le premier impact avec le répertoire montéverdien remonte à mon adolescence. Pendant mes
années au lycée, mon professeur de musique était un inconditionnel de Monteverdi. Il avait
même organisé un voyage de quelques jours dans les 3 principales villes dans lesquelles il a
œuvré, et qui correspondent aux 3 principales étapes de ses activités de musicien : Crémone,
Mantoue et Venise. Inutile de dire que cela m’a profondément marqué. Ce même professeur
était également chef d’un très bon chœur amateur que j’ai intégré par la suite et avec lequel
j’ai pu très tôt aborder des pièces sacrées ainsi que des madrigaux.
En réalité, le véritable choc montéverdien a été pour moi le Vespro della Beata Vergine, que
ce même chœur a interprété juste avant que je n’en fasse partie. Ce n’est que plus tard, sous la
direction de Michel Corboz (qui a dirigé l’Orfeo au disque par deux fois) que j’ai pu chanter
les Vêpres.

En ce qui concerne mon interprétation, je pense qu’elle s’insère dans une tradition « latine »,
plutôt qu’anglo-saxonne.
J’ai eu la chance de travailler avec Gabriel Garrido (dont Leonardo García Alarcon fut
l’assistant quelque temps) pendant quelques années. J’ai chanté sous sa direction le rôle
d’Apollo et également enregistré un opéra de Cavalli Gli Amori di Apollo e di Dafne. Sa
méthode de travail était parfois brouillonne, mais il avait une grande connaissance du
répertoire italien des XVIe et XVIIe siècle. Par ailleurs, il avait une excellente connaissance
de la langue italienne.
Une autre rencontre décisive a été celle avec Rinaldo Alessandrini, autre grand spécialiste de
ce répertoire et peut-être encore plus pointilleux sur la langue et sur la réalisation des affects.
J’ai chanté mon premier Orfeo sous sa direction. C’est une grande chance !
J’avoue que leurs Orfeo sont mes préférés, pour la réalisation instrumentale et du continuo
(qui diverge ici ou là. Les indications de Monteverdi étant parfois contradictoires) et pour
leurs interprètes, à savoir Victor Torres et Furio Zanasi. J’ai d’ailleurs pu les côtoyer à
diverses reprises et j’en garde toujours des souvenirs mémorables aussi bien artistiques
qu’humains.
Leonardo García Alarcón, qui m’a confié le rôle pour l’enregistrer, fait aussi partie selon moi
de cette lignée « latine ». Je crois que nous y avons trouvé une belle entente.

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[N.B. J’ai la tentation d’écrire aussi au sujet de ceux que j’ai interprété avec Ivan Fischer et
Stéphane Fuget. Ça risque de prendre beaucoup de place, mais ça peut être intéressant
ultérieurement]

Orphée est l’un de ces rôles pouvant être interprété tant par un ténor que par un baryton. On
sait par ailleurs que le créateur du rôle, Francesco Rasi était ténor. Selon vous, ce choix
impacte-t-il le rôle d’une quelconque façon ?

En réalité, le registre de ténor au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, n’a rien à voir
avec ce que l’on entend par la suite. La tessiture est généralement centrale, pas beaucoup
d’aigus éclatants ou de vocalises interminables dans les suraigus ! Le siècle du ténor au sens
moderne du terme (et de toutes ses classifications) est plutôt le XIXe.

Cela permet de distribuer de nos jours le rôle d’Orfeo à un ténor ou un baryton, selon les
goûts du chef (ou des autres employeurs !) avec toutefois la variable non négligeable du
diapason. Si l’on choisit 465Hz pour le la3 (Je sais qu’un chef comme Gardiner utilise un
diapason encore plus aigu, autour de 500Hz), je considère (opinion tout à fait personnelle) que
le choix du ténor est plus judicieux. Après cela dépend du chanteur : pour un ténor, il est
indispensable d’avoir des graves solides (quel que soit le diapason), pour un baryton, une
certaine souplesse dans son registre aigu est nécessaire.
J’ai eu l’occasion d’interpréter le rôle aussi bien à 440Hz qu’à 465Hz et j’ai pu facilement
m’adapter, c’est donc possible !

En ce qui concerne Rasi, il faut préciser qu’il était non seulement chanteur (ténor, certes, mais
probablement avec une tessiture plus « centrale », comme je viens de l’écrire), mais aussi
compositeur (comme c’était souvent le cas à l’époque) et joueur de chitarrone (il devait
également s’accompagner lui-même), on peut donc supposer qu’il y a eu une part
d’improvisation dans son interprétation. D’ailleurs, dans l’air « Possente Spirto » il est fort
probable qu’il s’agisse de son ornementation, approuvée par Monteverdi. On peut par ailleurs
considérer les partitions (1609 et 1615) qui nous sont parvenues comme de véritables
« photographies » de la première mantouane de l’opéra.

Finalement, quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un chanteur qui souhaiterait se lancer dans


l’apprentissage et l’exécution de ce rôle ?

Chacun peut avoir sa méthode et je ne sais pas si je suis bien placé pour donner des conseils,
mais on part avant tout du texte ! Une connaissance minimale de la langue littéraire italienne
est indispensable. A partir de là nous sommes à peu près à la moitié du travail. Le reste est
basé essentiellement sur le rapport entre le texte et la musique. En tant qu’interprète, je me
pose deux questions fondamentales : Pourquoi ? Comment ?
Pourquoi a-t-il choisi telle hauteur, telle tournure mélodique sur tel mot, telle phrase ?
Pourquoi ces différences de longueur entre voyelles ? Pourquoi y a-t-il précisément cette
dissonance ? Etc. La clef réside selon moi dans la déclamation a haute voix du livret (ici mon
propre « Comment ? »). Avant de chanter la première fois le rôle, je me suis isolé dans une
sorte de « gueuloir » à la Flaubert (au sous-sol de ma maison !), tantôt en essayant simplement
de déclamer sur des hauteurs approximatives qui correspondent au dessin mélodique, tantôt en
m’accompagnant à la guitare, afin d’intégrer le langage harmonique, la structure plus
proprement musicale et de donner une hiérarchie au traitement du texte en musique.

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Je soussigné Mr Simon Ruffieux, déclare avoir écrit le présent travail sans aide extérieure
non-autorisée et ne pas avoir utilisé d’autre sources que celles indiquées.

Fribourg, le 26.02.2023

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