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Patrick Laurence et François Guillaumont (dir.

Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de


l’Antiquité à nos jours

Presses universitaires François-Rabelais

La douleur de l’écriture dans les Lettres familières


de Pétrarque
Véronique Abbruzzetti

DOI : 10.4000/books.pufr.2216
Éditeur : Presses universitaires François-Rabelais
Lieu d'édition : Presses universitaires François-Rabelais
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 22 mai 2013
Collection : Perspectives Littéraires
ISBN électronique : 9782869063372

http://books.openedition.org

Référence électronique
ABBRUZZETTI, Véronique. La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque In : Les
écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours [en ligne]. Tours : Presses universitaires
François-Rabelais, 2010 (généré le 10 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pufr/2216>. ISBN : 9782869063372. DOI : 10.4000/books.pufr.2216.
Véronique Abbruzzetti
Université Sorbonne Nouvelle
Paris III
La douleur de l’écriture
dans les Lettres familières
de Pétrarque

[…] nuit et jour je lis et écris à tour de rôle, je fais alterner


mes travaux pour me détendre, si bien qu’une tâche sert de
repos et de soulagement pour une autre. Je ne trouve aucun
autre plaisir ailleurs, aucune autre douceur de vivre : mais
ce plaisir me comble et m’occupe à tel point que, si on me
l’enlevait, je ne saurais où trouver travail ou repos. Les oc-
cupations croissent entre mes mains et elles se présentent
l’une après l’autre sur la in de ma vie, et si je dois dire la
vérité, je suis effrayé par la masse énorme de choses à faire
dans une vie si courte. Ce qui arrivera, Dieu seul le sait ; il
connaît parfaitement mes désirs, et s’ils sont utiles à mon
âme, il les secondera, j’espère ; en tout cas ma bonne volonté
sera à elle-même sa récompense, même toute nue et dépouil-
lée des réussites qu’elle souhaitait. Entre-temps je halète, je
veille, je sue, je m’agite et lutte, et là où est plus dense la haie
des obstacles, j’y porte mes pas avec plus d’entrain, stimulé
et poussé que je suis par la nouveauté même ou la dificulté
de la tâche. Le travail est certain, son résultat incertain, c’est
un mal qui m’est commun avec tous les autres qui sont en-
trés dans ce stade. Au milieu de ces occupations s’écoule le
temps qui me reste, et moi je m’en vais avec lui vers la in ;

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né mortel je suis accablé par des inquiétudes immortelles :


ma main est affaiblie à force d’écrire, mes yeux à force de
veiller, mon cœur à force de se faire du souci ; je suis tout
endurci et calleux, pour employer, les mots de Cicéron ; et si
par hasard j’arrive où je voudrais, ce sera bien […].1

Ces lignes extraites de la lettre familière XIX, 16, adressée à son ami
Guido Sette2 depuis Milan, probablement le 28 mai 1357, ne laissent pas seu-
lement entrevoir un Pétrarque au travail, mais elles montrent aussi un lettré
pour qui écrire est une pratique continue, une discipline3 qui, si elle apporte
quelques joies, ne s’exerce pas sans douleur. Il représente, d’ailleurs, la dou-
leur dans sa réalité la plus physique, c’est-à-dire les transformations que la
lecture et l’écriture font subir à son corps. Mais il ne s’agit pas pour lui de

1. […] diebus ac noctibus vicissim lego et scribo, alternum opus alterno relevans solatio, ut
unus labor alterius requies ac lenimen sit. Nulla michi delectatio aliunde, nulla vivendi dulcedo
alia ; sed hec ipsa me pregravat atque exercet usqueadeo ut hac dempta vix intelligam unde michi
labor aut requies. Res michi equidem inter manus crescunt et subinde alie atque alie adveniunt
abeunte vita, verumque si fateri oportet, terret me tanta ceptorum moles in tam parva vite area.
De eventu Deus viderit, cui notissima est voluntas mea, quam si utilem anime noverit, adiuvabit,
spero ; utcunque autem ipsa sibi voluntas erit premium, quamvis nuda et optatis spoliata succes-
sibus. Ego interim anhelo vigilo sudo estuo nitor in adversum, et ubi densior dificultatum sepes,
eo alacrior gressum fero, ipsa rerum novitate seu asperitate excitus atque impulsus. Certus labor,
fructus incertus, malum michi comune cum ceteris stadium hoc ingressis. His intento deluunt
temporum reliquie et ego cum illis ad extremum eo et mortalis immortali premor exercitio ; dextra
quidem calamis, oculus vigiliis, pectus curis atteritur ; totus iam « obdurui » atque « percallui »,
ut Ciceronis nostri verbo utar ; et si forte perveniam quo velim, bene erit […], Pétrarque, Lettres
familières XIX, 16, 5-7, Paris, Les Belles Lettres, 2005, t. 5, p.382-83. Trad. A. Longpré.
2. Guido Sette, né en 1304, − la même année que Pétrarque −, fréquenta avec lui les
universités de Montpellier et de Bologne, avant d’embrasser la carrière ecclésiastique et de
devenir évêque de Gênes en 1358. En 1361, il fonda l’abbaye bénédictine de Cervara, près
de Portoino, où il mourut en 1367.
3. C’est d’ailleurs à une discipline presque monastique que Pétrarque assimilait l’écriture
dans la lettre familière VII, 3, adressée à son ami Ludovic de Beringen depuis Avignon, le
14 janvier 1343, soit un peu moins de deux ans après son couronnement poétique : « Surrexi
demum hora solita − consuetudinem meam nosti − dumque quotidianis laudibus Deo dictis, ex
more manum calamo applicuissem […] » : « Je me suis levé enin à l’heure coutumière − tu
connais mes habitudes −, et lorsque j’eus pris ma plume comme d’ordinaire après avoir
récité mes prières quotidiennes […] », Pétrarque, Lettres familières VII, 3, 11, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, t. 2, p. 348-349. Trad. A. Longpré. La signature de Pétrarque porte
d’ailleurs la mention ad auroram (« à l’aurore »).

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livrer uniquement un aperçu de son quotidien ; son intention, me semble-


t-il, va bien au-delà du simple auto-portrait. L’hypothèse que je formulerai,
ici, est que son discours, ou plutôt ses discours sur la douleur physique pro-
voquée par son travail, visent à redéinir sans cesse l’étendue de son activité
intellectuelle. Mais Pétrarque ne s’en tient pas là et la deuxième hypothèse
que j’émettrai est que la description de la douleur de l’écriture représente
pour lui l’amorce d’une conversion, d’une mutatio animi.

PÉTRARQUE SCRIPTOR ET AUCTOR

Dans ses lettres familières, Pétrarque ne cesse de répéter à ses interlocuteurs


qu’il a constamment la plume à la main : il écrit ses lettres, il rédige ses innom-
brables ouvrages, il compose ses poésies et, source supplémentaire de souf-
france, il doit pallier la carence ou l’incapacité des copistes. Ce qui est d’autant
plus douloureux pour lui, si l’on se souvient qu’en 1333, il a découvert à Liège
le manuscrit du Pro Archia et qu’en 1345, la découverte d’une partie des Let-
tres à Atticus lui a donné l’idée de rassembler sa propre correspondance. Dans
la courte lettre familière VII, 4 de l’automne 1347, adressée au maître de théo-
logie Giovanni Coci, de l’ordre des Ermites de saint Augustin, responsable
de la bibliothèque pontiicale avignonaise, qui lui avait demandé, au nom du
Pape Clément VI, une liste exacte des œuvres de Cicéron, Pétrarque répond
que « tout dépend de ceci : d’avoir la chance de découvrir les exemplaires
corrigés que vous me demandez. Toi qui connais les vices de notre époque,
tu sais à quel point les bons livres font défaut, alors qu’on amasse avec tant de
peine et de labeur des richesses inutiles et superlues, bien plus, tout à fait nui-
sibles et funestes4 », égratignant au passage les copistes incapables d’exécuter
correctement la tâche qui leur a été assignée (la transcription du manuscrit
sans erreurs) et soulignant les vanités de ce monde.
Pétrarque est, ici, dans un double rôle : celui de l’expert qui, se tenant
dans une position extérieure à la tâche du copiste, saura l’évaluer, saura

4. Totum in hoc vertitur : quam michi in illis quos poscitis emendatis codicibus reperiendis,
fortuna faverit. Nosti enim, expertus seculi nostri crimen, quanta sit rerum talium penuria, cum
tamen inutiles et supervacue, imo vero penitus damnose funesteque divitie tantis curis ac labori-
bus aggregentur. Pétrarque, Lettres familières VII, 4, 4, t. 2, p. 350-351.

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aussi repérer l’exemplaire fautif, et dans le rôle du lettré pour qui le livre
est un indispensable instrument de travail. Mais en 1347, il n’a pas encore
vraiment endossé le rôle du philosophe, pour qui un « bon livre » est celui
qui mène au Bien.
Dans la lettre familière XVIII, 12 du 14 novembre 1355, Pétrarque revient
encore une fois sur le travail des copistes. La lettre est adressée au cano-
niste Giacomo da Firenze, qu’il avait connu à Florence en 1350 : Giacomo,
grand collectionneur de manuscrits, lui avait remis, à cette occasion, un
exemplaire incomplet des Institutions oratoires de Quintilien et vers la in
mars 1351, il avait envoyé au poète quatre discours de Cicéron, le Pro Plan-
cio, le Pro Sulla, le De imperio Cn. Pompei et le Pro Milone que Pétrarque
avait l’intention de faire transcrire.
En 1355, il lui restitue enin les discours de Cicéron rassemblés en un
seul volume et justiie ainsi son retard, au début de cette lettre familière :

Ton Cicéron a été avec moi plus de quatre années. La cause


d’un si grand retard est l’extrême rareté de copistes com-
pétents ; et cela a causé un dommage incroyable aux études,
car ce qui était naturellement obscur a ini par devenir in-
intelligible et ce qui a été complètement négligé par tous a
ini par disparaître.5

La remarque dépasse la simple déploration : Pétrarque instaure ici une


différenciation des tâches : au copiste la tâche ancillaire, − mais indispen-
sable − de la transcription, au lettré l’élucidation au sens propre du terme,
de la pensée d’autrui. Deux tâches qui devraient être complémentaires,
étroitement liées, mais que l’incompétence de l’un (le copiste) sépare irré-
médiablement, rendant impossible le travail de l’autre (le lettré).
La transcription des discours de Cicéron traîne en longueur, à cause, − nous
précise Pétrarque −, de la paresse des copistes, et il décide alors de se faire
scriptor, c’est-à-dire, au Moyen Âge, celui qui copie sans ajouter le moindre

5. Cicero tuus quadriennio et amplius mecum fuit. Tante autem dilationis causa est scriptorum
hec intelligentium ingens raritas atque penuria, quam iactura studiorum incredibilis consecuta
est, dum que naturaliter obscura erant, intelligibilia desierunt esse novissimeque neglecta prorsus
ab omnibus periere. Pétrarque, Lettres familières XVIII, 12,1, t. 5, p. 274-275.

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commentaire : « […] j’ai renoncé à l’aide extérieure qui me faisait défaut


pour me tourner vers mes propres moyens, et j’ai mis à l’ouvrage mes doigts
fatigués et ma plume [calamus] usée et épuisée »6 : on notera que la douleur
physique concerne surtout l’instrument [le calamus] devenu prolongement du
corps, et que Pétrarque se représente ici comme une « machine écrivante ».
Devenu copiste, s’adressant à un collectionneur de manuscrits, Pétrar-
que lui donne un « truc », comme on le fait entre gens de métier : « et pour
transcrire j’ai employé une méthode que je voudrais que tu connaisses toi
aussi si jamais tu entreprenais un tel travail. »7 Mais cette méthode va,
en fait, instaurer une distinction nette entre le scriptor et l’auctor. Voici ce
qu’il dit : « Je n’ai lu le texte − [il s’agit du Pro Plancio] − que lorsque je le
transcrivais. “Quoi donc,  dira quelqu’un, tu écrivais et tu ignorais ce que
tu écrivais ?” »8 : première étape de la méthode, présentée comme propre
au copiste, réduit, lui, au rôle de simple exécutant.
Mais dans la suite des propos de Pétrarque, la différenciation se fait
très vite et il ne s’agit plus de méthode de transcription, mais de technique
d’appropriation du texte, de mémorisation si importante pour lui, puisque,
comme il le dit dans sa correspondance, sa mémoire assume, à l’occasion,
la fonction d’une bibliothèque mentale :

Il m’a d’abord sufi de savoir que c’était un ouvrage de


Cicéron et un très rare ; mais tandis que j’avançais étape par
étape, une telle douceur s’offrait à moi et une telle ardeur
m’entraînait que tout en lisant et en écrivant je n’éprouvais
qu’un seul chagrin, à savoir que ma plume n’allait pas aussi
vite que je le souhaitais, et je craignais que mes yeux ne la
précèdent et qu’en lisant mon ardeur à écrire n’arrive à se
refroidir. Ainsi donc, ma plume retenant mes yeux et mes
yeux stimulant ma plume, j’avançais, si bien que non seule-
ment je pris plaisir à mon travail, mais que tout en copiant,

6.  […] deicientientibus externis ad domestica vertor auxilia fatigatosque hos digitos et hunc
exesum atque attritum calamum ad opus expedio. Ibid., 3.
7. […] et hunc quidem in scribendo morem tenui quem, siquid tale forsan aggrediare, tibi
quoque notum velim. Loc. cit.
8. Nichil legi nisi dum scribo. «Quid ergo» dicat aliquis, ’scribebas et quod scriberes ignora-
bas ? Ibid., 4.

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j’appris beaucoup de choses et les coniai à ma mémoire. De


fait comme il faut prendre plus de temps pour écrire que
pour lire, ce que l’on écrit s’imprime plus profondément et
se ixe plus fortement.9

Et Pétrarque continue :

Je vais cependant te faire un aveu : à force d’écrire j’en étais


arrivé à éprouver je ne dirais pas du dégoût [tedio animi]
− qu’est-ce qui convient moins à Cicéron ? − mais une
grande fatigue de la main, si bien que je n’approuvais plus
le projet que j’avais formé et que je me repentais de mon
entreprise […].10

Cette différenciation est, en fait, établie par le conlit entre lenteur et


rapidité, entre la main et l’œil, entre l’activité mécanique, presque machi-
nale de la transcription qui provoque la souffrance physique − la grande
fatigue de la main (sed labore manuum victus − et l’activité intellectuelle
(l’œil aussi rapide que la pensée) qui, elle, abolit toute douleur et ne pro-
cure que plaisir. L’auctor, capable de comprendre et d’apprécier ce qu’il lit,
l’emporte alors sur le scriptor et s’en détache radicalement.
Mais au moment où Pétrarque, devenu scriptor par nécessité, est sur le
point d’abandonner, il le redevient par choix. Un choix suscité par Cicé-
ron lui- même : Pétrarque est tombé sur le passage du Pro Plancio, 27, 66 :
« Ces discours, Cassius, que tu as coutume de lire lorsque tu es oisif, je les
ai composés, moi pendant les jeux et les fêtes, ain de n’être jamais complè-
tement oisif », mais qu’il interprète de manière erronée, car le manuscrit

9. Michi autem ab initio satis fuit nosse quod Tullii opus esset idque rarissimum ; procedenti
vero per singulos passus, tantum dulcedinis occursabat tantoque trahebar impetu ut legens simul
ac scribens laborem unum senserim, quod tam velociter ut optabam calamus non ibat, quem
verebar oculis anteire, ne si legissem scribendi ardor ille tepesceret. Sic igitur calamo frenante
oculum atque oculo calamum urgente provehebar, ut non tantum opere delectatus sim, sed inter
scribendum multa didicerim memorieque mandaverim. Ibid., 4-5, p. 275-276.
10. Fatebor tamen : iam scribendo perveneram ut non dicam tedio animi − quid enim Ciceroni
minus convenit ? − sed labore manuum victus, susceptum consilium non probarem meque iam
non mei negotii peniteret […]. Ibid., 6, p. 276-277.

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que Giacomo da Firenze lui a fourni est fautif : voici ce que Pétrarque
écrit : « […] je tombai sur ce passage où Cicéron lui-même rappelle avoir
transcrit les discours d’un je ne sais qui […] “Car les discours dont tu
nous dis, Cassius, que tu as coutume de les lire lorsque tu es de loisir,
sache que je les ai écrits” et il ajoute en plaisantant selon son habitude
avec son adversaire : “inculte et sauvage, pour ne jamais être totalement
oisif”11, lisant dans le manuscrit de Giacomo da Firenze rudis et ferus au
lieu de ludis et feriis. Abusé par une coniance excessive dans la qualité
des manuscrits que lui prêtait son ami et abusé aussi par sa connaissance
de Cicéron dont il sait apprécier l’humour, Pétrarque faillit, en ce point
précis, à sa tâche de commentateur, d’interprète des paroles de Cicéron, et
pour reprendre ce qu’il écrivait au début de sa lettre, je dirais que l’inin-
telligible (dû au copiste) a rendu le texte cicéronien − au moins pour un
temps − totalement obscur.
Mais soyons indulgents avec Pétrarque, car plus intéressant est ce qui
suit : « En lisant ce passage, je rougis […] et me dis à moi-même : “Cicéron
a donc copié les lettres des autres et toi tu ne te soucies pas de copier les
discours de Cicéron ? Est-ce là ton ardeur, ton amour, est-ce là l’honneur
que tu réserves à ce divin génie ?” »12 : l’auto-exhortation qui implique la
reprise du travail fastidieux du copiste, et donc la reprise de la douleur de
l’écriture (la fatigue de la main et de la plume), ne signiie pas seulement
l’acquittement d’une dette envers Cicéron : au plaisir procuré par la lec-
ture des discours de ce dernier répond la souffrance physique, la torture
subie, le labor. Contrairement à ce qu’afirme Pétrarque, il ne s’agit pas
non plus, uniquement, d’un hommage rendu au « divin génie » : par la
relation spéculaire qu’il établit avec Cicéron, il réintègre en fait sa fonction
d’auctor et en réafirme toute la dignité.

11. […] dum subito ille michi locus oblatus est ubi Cicero ipse orationes alterius nescio cuius
[…] « Nam quas tu » inquit, « commemoras, Cassi, legere te solere orationes cum otiosus sis,
eas ego scripsi» et ut solet, cum adversario suo iocans : « rudis », inquit, « et ferus, ne omnino
unquam essem otiosus ». Ibid., 7, p. 276-277.
12. Quo lecto sic exarsi quasi verecundus […] et mecum : « Ergo, alienas Cicero scripsit, tu
Ciceronis orationes scribere negligis ? hic animi fervor, hoc studium, hic divini honos ingenii
est ? » Loc. cit.

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LA FERREA VOLUPTAS

Par la description des souffrances que procure l’écriture, Pétrarque a rappelé


deux de ses fonctions, auxquelles va s’ajouter celle de poeta qui est au centre
de la lettre familière XIII, 7, adressée de Vaucluse au moine bénédictin Pierre
d’Auvergne et probablement datée du début novembre 1352. Dès l’incipit de
cette longue missive, Pétrarque revient sur la douleur de l’écriture, mais dans
un discours paradoxal au sens propre du terme, il en loue les bienfaits :

Chose étonnante, je désire écrire mais je ne sais ni à quoi ni à


qui ; et pourtant − âpre volupté [ferrea voluptas] −, le papier,
la plume, l’encre, les veilles me sont plus chères que le som-
meil et le repos. Bref, je suis constamment tourmenté, je lan-
guis quand je n’écris pas ; c’est ainsi que − nouvelle bizarre-
rie − quand je ne fais rien, je me fatigue, quand je travaille,
je me repose. Mon cœur dur comme pierre, qu’on pensait
vraiment né des rochers de Deucalion, quand il se penche
tout entier sur des manuscrits, quand il fatigue ses doigts
et ses yeux, alors ne sent pas le froid et la chaleur, alors se
sent comme enveloppé d’une molle couverture, craint d’en
être tiré et s’y attache, ses membres refusant de lui obéir ;
mais lorsqu’il en est séparé par quelque obligation, c’est al-
ors seulement qu’il commence à sentir la fatigue : il entame
quelques jours de vacances comme un âne paresseux qu’on
force à escalader une montagne rocailleuse sous un lourd
fardeau ; puis il reprend sa tâche avec non moins d’avidité
que l’âne qui, rompu de fatigue, retrouve sa mangeoire
pleine et ne refait pas moins ses forces par les longues veil-
les consacrées à l’étude que celui-là en mangeant et en se
reposant. Que faire donc, puisque je ne peux ni m’arrêter
d’écrire ni consentir à prendre du repos ? Je vais t’écrire, non
que le sujet de ma lettre te concerne tout particulièrement,
mais parce que je n’ai actuellement personne qui me soit
aussi proche, qui soit plus avide de nouvelles et principale-
ment de celles qui me regardent, qui soit plus curieux de
découvrir ce qui est caché, plus apte à comprendre ce qui est
dificile et à jauger ce qui est invraisemblable.13

13. Mira res dictu, scribere cupio nec quid aut cui scribam scio ; et tamen − ferrea voluptas −
papirus calamus atramentum nocturneque vigilie somno michi sunt et requie gratiores. Quid

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La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque │ 159

Ces lignes sont volontairement déstabilisantes : Pétrarque se présente


comme un être hybride, bifrons, tout à la fois épistolier et lettré : tous deux
sont pourvus des mêmes instruments (« le papier, la plume, l’encre »), tous
deux s’épuisent dans des veilles consacrées à l’étude et à l’écriture. Mais
l’activité intellectuelle susceptible de nouer une relation avec autrui (le des-
tinataire de la lettre et /ou le lecteur de ses ouvrages), activité qui procure
un plaisir ambigu (l’oxymorique ferrea voluptas) devient rapidement acti-
vité vaine, réduite à un geste de la main qui, prenant le dessus sur l’esprit,
semble ne vouloir agir que par et pour elle-même, en toute autonomie. Car
même si Pétrarque reconnaît l’intérêt que Pierre d’Auvergne lui porte, la
déclaration « Je vais t’écrire, non que le sujet de ma lettre te concerne tout
particulièrement », l’élimine en fait comme destinataire de la lettre qui,
par son sujet en effet, ne le concerne pas directement puisqu’elle va entiè-
rement porter sur la fonction de Pétrarque comme poète. Mais avant de
transformer ses lignes en soliloque, il joue sur les rapports étroits entre lui
et Pierre d’Auvergne : « Tu connais, − lui dit-il − en partie l’état de mon
âme inquiète ; je vais ajouter une petite histoire qui va t’étonner davantage
et te prouver que j’ai dit la vérité. »14
Et Pétrarque revient aux années 1339-1340, durant lesquelles il com-
mença l’Africa, qui lui vaudra d’obtenir la couronne poétique le 8 avril 1341.
Voici la petite histoire étonnante : un de ses amis, le voyant épuisé par son
activité intellectuelle, lui conisque tous ses livres, son nécessaire à écrire et
verrouille la bibliothèque de Pétrarque avec la prescription suivante : « Je
t’impose un congé de dix jours et à partir de maintenant je t’interdis de lire

multa ? crucior semper et langueo nisi dum scribo ; sic − nova perplexitas − in quiete laborans in
laboribus conquiesco. Durum pectus ac saxeum et quod vere deucalioneis ex lapidibus ortum putes,
ubi totum membranis incubuit, ubi digitos oculosque lassavit, tum frigus estumque non sentit,
tum sibi compositum lodice mollissima videtur metuitque divelli, et obsequium sibi negantibus
membris, heret ; ubi vero iubente necessitate distrahitur, tum primum lassari incipit et perinde
laborum ferias init, quasi segnis asellus sub iniquo fasce scrupolosum montem iussus ascendere ;
mox non minus avide ceptum repetit quam plenum fessus ille presepe, nec minus longis lucubra-
tionibus quam is pabulo et quiete reicitur. Quid ergo, quando neque a scribendo cessare neque
requiem pati possum ? Scribam tibi non quod magnopere te ista contingant, sed quia neque rerum
cupidior novarum et precipue mearum, neque occultarum vestigantior, neque dificilium intelli-
gentior, neque incredibilium examinantior alius michi tam proximus nunc erat. Pétrarque, Lettres
familières XIII, 7, 1-3, t. 4, p. 166-167.
14. Audisti ecce iam partem status mei laboriosique animi, et fabellam interseram que te mirari
amplius cogat meque vera locutum probet. Loc. cit.

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ou d’écrire quoi que ce soit pendant ce temps. »15 « […] Qu’est-il arrivé,


penses-tu ? − continue Pétrarque − cette journée se passa dans l’ennui et
me parut plus longue qu’une année ; le jour suivant je souffris d’un mal
de tête du matin au soir ; vint le troisième jour : je commence à sentir des
frissons de ièvre. Instruit de la chose, mon ami revint et me remit les clés ;
je me rétablis soudain et lui, par la suite, me voyant me nourrir de mes tra-
vaux, comme il le disait, s’abstint de me faire une semblable requête. Que
pourrais-je donc dire ? Ne sont-elles pas conformes à la vérité des paroles
du Satirique selon qui la manie d’écrire est incurable comme d’ailleurs
toutes les autres ? J’ajouterais que c’est une maladie contagieuse. »16
La guérison immédiate et présentée comme quasi miraculeuse n’est en
fait que reprise du travail et donc reprise de la douleur de l’écriture, retour
dans le lieu d’où il avait été exclu (sa bibliothèque), et surtout réactivation de
cette maladie d’écrire de la poésie, qui cite les vers 50- 51 de la satire VII de
Juvénal : Tenet insanabile multos scribendi cacoethes et aegro corde senescit.
Pétrarque porte sur lui-même un diagnostic bien plus exact que celui
de son ami : cette maladie, − celle d’écrire de la poésie, cancer insidieux
réservé à quelques-uns −, qui devient contagieuse, lui permet d’afirmer
la singularité de son activité.
Mais cette lettre qui ne devait pas concerner Pierre d’Auvergne, qui
n’était que produite par le désir irrépressible et mécanique d’écrire, prend
soudainement un tour tout différent.
Tout un lexique médical la jalonne : ainsi l’insanabile scribendi cacoethes
devient-il un contagiosus morbus, et Pétrarque reconnaît en être le propaga-
teur : « En effet − dit-il − à combien d’autres, penses-tu, moi qui te parle,
n’ai-je pas communiqué cette maladie ? Ils étaient peu nombreux, à notre
époque ceux qui écrivaient de la poésie, maintenant tout le monde le fait, et

15. Decem inquit, tibi dierum ferias indico et ex facto iubeo nequid hoc tempore legas aut
scribas. Ibid., 5, p. 168-169.
16. Quid expectas ? transiit dies ille anno longior non sine tedio ; die altero dolorem capitis a
mane ad vesperam passus sum ; tertius dies illuxerat : quasdam febris motiunculas sentire ceperam.
Rediit ille re cognita clavesque restituit ; ita ego repente convalui et ipse postmodum me laboribus
ali videns, ut dicebat, a simili se prece continuit. Quid igitur dicam ? ita ne verum est ut, sicut
ceterarum rerum, sic scribendi « cacoethes insanabile », quod ait Satyricus ; quod ego addo, conta-
giosus etiam morbus sit ? Ibid., § 6-7, p. 168-169.

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La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque │ 161

rares sont ceux qui écrivent autre chose17 ». Le contagiosus morbus se trans-
forme plus loin en latens morbus18, une maladie qui a gagné la Curie19, − non
pas ses prélats, mais ses médecins et juristes − pour exploser, si je puis dire,
en pestis : à la prolifération des poètes de toutes catégories sociales correspond
l’extension de la peste, et le terme n’est pas neutre sous la plume de quelqu’un
qui a vu bon nombre de ses amis et Laure elle-même emportés par celle de
1348. L’incurable maladie d’écrire est bien une maladie mortelle.
À ce constat sans appel suit l’aveu de sa propre responsabilité :

En ce qui concerne mes contemporains, je porte une part


non négligeable de responsabilité, de l’avis de certains. C’est
ce que j’avais entendu dire à beaucoup de gens. Mais pu-
issé-je un jour obtenir la guérison tant souhaitée des autres
maladies de mon âme − quant à celle-ci, je ne l’espère au-
cunement − aussi vrai qu’averti enin et comme sorti de
mon engourdissement grâce à mille indices, je me suis i-
nalement rendu compte de cette réalité, à savoir que, cher-
chant à me faire plaisir, je me suis sans y prendre garde nui
à moi-même comme à beaucoup d’autres […]20

Et s’il proclame la singularité de la poésie que nulle étude ne peut favo-


riser21, Pétrarque convertit désormais son soliloque en la confession de

17. Quam multos enim putas me, qui tecum loquor, morbi huius contagiis infecisse ? solebant in
memoria nostra rari esse qui hoc scriberent ; nunc nemo non scribit ; rari aliud scribunt. Ibid., 7.
18. Nihil actum erat, nisi et in ipsam Romanam Curiam − quis crederet ? − novissime latens
morbus irreperet : « La mesure n’aurait pas été pleine, si − qui pourrait le croire ? − cette
maladie latente ne se fût glissée dernièrement jusque dans la Curie elle-même. » Ibid., 12,
p. 170-171.
19. […] dici non potest quam late iam vagetur hec pestis que paucorum nuper hominum fuit :
« On ne saurait dire jusqu’où s’est étendu ce léau, qui récemment encore n’était le fait que
de quelques-uns. » Ibid., 13, p.172-173.
20. Quod ad coetaneos attinet, ut quidam putant, non minima culpe pars penes me est. Audie-
ram id quidem a multis ; sed ita michi quando − huius nullam spero − ceterorum animi mor-
borum sanitas votiva contingat, ut mille vix tandem indiciis admonitus et velut experrectus,
animadvertere primum cepi posse id verum esse, ut dum prodesse michi studeo, michi pariter
multisque nocuerim inadvertens […]. Ibid., 7-8, p. 168-169.
21. Si causam queris, res predulcis est gustu sed que admodum raris apprehendatur ingeniis,
et incuriositatis eximiique contemptus rerum omnium et elevati abstractique animi et nature

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162 │ Véronique Abbruzzetti

sa faute (avoir nui à soi-même et à autrui), redonnant au moine bénédic-


tin Pierre d’Auvergne toute sa présence et toute la fonction de celui qui
connaît « l’âme tourmentée » de Pétrarque.
L’anecdote du père venu se plaindre auprès de lui du fait que son ils
se soit détourné du droit pour devenir poète − ce que it d’ailleurs Pétrar-
que lui-même − acquiert une dimension dramatique et fonctionne comme
preuve tangible de sa culpabilité : « Je restai tout d’abord interdit et je rou-
gis (erubui) ; j’étais touché par l’âge de cet homme et par l’expression de
son visage, qui était le signe d’une grande douleur »22 : cette rougeur de
la honte rappelle le rubor que le confesseur devait traquer sur le visage du
pécheur. Mais le poète tout auréolé de gloire se ressaisit et, dit-il : « Ces
paroles me irent rire moi et ceux qui étaient présents ; lui se retira sans
être aucunement plus heureux. »23
À une dizaine d’années de distance, ce rire méprisant est condamné
par un Pétrarque plus inquiet : « Maintenant, je comprends que ce n’était
pas de rires dont il était digne mais de compassion et de conseils et que ses
plaintes et celles de ses semblables n’étaient pas injustiiées »24 et qui, plus
loin dans sa lettre, avoue enin : « je suis puni de mes fautes. »25 Cela
semble être l’amorce d’une mutatio animi, mais qui n’est que provisoire,
car à la in de sa lettre, Pétrarque réafirme avec une orgueilleuse ironie
tout ce qui le sépare de tous ceux qui s’improvisent poètes, et il renie ce
qu’il a dit précédemment par ces mots : « Si cette maladie commence à se

egens prorsus ydonee. Itaque, quod experimento simul et doctissimorum hominum autoritate
compertum est, in nulla artium minus studio proicitur » : « Si tu en cherches la cause, je te
dirai que la poésie est chose bien douce au goût mais qu’elle ne peut être pratiquée que par
bien peu d’esprits, qu’elle requiert une rare indifférence et un rare mépris de tout, un esprit
élevé et détaché, une nature qui y soit propre. C’est pourquoi l’expérience et le témoignage
des hommes les plus savants ont démontré que dans aucun autre art l’étude est moins utile
que dans celui-ci. Ibid., 13, p. 172-173.
22. Obstupui primum erubuique ; tangebant animum etas hominis orisque habitus non parvi
doloris indicium pre se ferens […]. Ibid., 9, p. 168-169.
23. Quo dicto, me et qui aderant vertit in risum ; ipse nichilo letior factus abscessit […]. Ibid.,
9, p. 170-171.
24. Nunc intelligo non risum illi debitum sed miserationem et consilium fuisse, atque illius et
similium querelas iustitia non carere. Ibid., 10, p. 170-171.
25. Ipse criminibus meis plector. Ibid., 17, p. 174-175.

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La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque │ 163

propager, c’en est fait de moi : les bergers, les pêcheurs, les chasseurs, les
paysans et les bœufs eux-mêmes ne vont mugir que des poèmes, ne vont
ruminer que des poèmes. »26 Mais cette pirouette inale et caricaturale
qui vise à faire rire le destinataire de cette lettre, et qui efface le repentir
et donc la faute et sa punition, ne révèle-t-elle pas combien il est dificile,
voire impossible, pour Pétrarque de renoncer à écrire, et à écrire de la
poésie ?

Le discours pétrarquien sur la douleur de l’écriture, si souvent exhibée,


lui permet donc d’afirmer l’étendue de son champ de compétences et de
proclamer sa dignité de poète-lettré, inaugurant ainsi un nouveau type
d’intellectuel.
La ferrea voluptas envisagée dans toute sa concrète âpreté n’est pas sans
évoquer un cilice qui rappellera constamment à Pétrarque l’impérieuse
nécessité d’écrire, unique source de « plaisir » et de « douceur de vivre »,
pour reprendre les termes de sa lettre du 28 mai 1357, citée en introduc-
tion. Mais cette ferrea voluptas lui dira aussi − quand Pétrarque acceptera
de l’entendre − l’urgente obligation de sauver son âme.

26. Quod si serpere ceperit, actum est : pastores piscatores venatores aratores ipsique boves mera
mugient poemata, mera poemata ruminabunt. Ibid., 21, p. 176-177.

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