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DOI : 10.4000/books.pufr.2216
Éditeur : Presses universitaires François-Rabelais
Lieu d'édition : Presses universitaires François-Rabelais
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 22 mai 2013
Collection : Perspectives Littéraires
ISBN électronique : 9782869063372
http://books.openedition.org
Référence électronique
ABBRUZZETTI, Véronique. La douleur de l’écriture dans les Lettres familières de Pétrarque In : Les
écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours [en ligne]. Tours : Presses universitaires
François-Rabelais, 2010 (généré le 10 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pufr/2216>. ISBN : 9782869063372. DOI : 10.4000/books.pufr.2216.
Véronique Abbruzzetti
Université Sorbonne Nouvelle
Paris III
La douleur de l’écriture
dans les Lettres familières
de Pétrarque
Ces lignes extraites de la lettre familière XIX, 16, adressée à son ami
Guido Sette2 depuis Milan, probablement le 28 mai 1357, ne laissent pas seu-
lement entrevoir un Pétrarque au travail, mais elles montrent aussi un lettré
pour qui écrire est une pratique continue, une discipline3 qui, si elle apporte
quelques joies, ne s’exerce pas sans douleur. Il représente, d’ailleurs, la dou-
leur dans sa réalité la plus physique, c’est-à-dire les transformations que la
lecture et l’écriture font subir à son corps. Mais il ne s’agit pas pour lui de
1. […] diebus ac noctibus vicissim lego et scribo, alternum opus alterno relevans solatio, ut
unus labor alterius requies ac lenimen sit. Nulla michi delectatio aliunde, nulla vivendi dulcedo
alia ; sed hec ipsa me pregravat atque exercet usqueadeo ut hac dempta vix intelligam unde michi
labor aut requies. Res michi equidem inter manus crescunt et subinde alie atque alie adveniunt
abeunte vita, verumque si fateri oportet, terret me tanta ceptorum moles in tam parva vite area.
De eventu Deus viderit, cui notissima est voluntas mea, quam si utilem anime noverit, adiuvabit,
spero ; utcunque autem ipsa sibi voluntas erit premium, quamvis nuda et optatis spoliata succes-
sibus. Ego interim anhelo vigilo sudo estuo nitor in adversum, et ubi densior dificultatum sepes,
eo alacrior gressum fero, ipsa rerum novitate seu asperitate excitus atque impulsus. Certus labor,
fructus incertus, malum michi comune cum ceteris stadium hoc ingressis. His intento deluunt
temporum reliquie et ego cum illis ad extremum eo et mortalis immortali premor exercitio ; dextra
quidem calamis, oculus vigiliis, pectus curis atteritur ; totus iam « obdurui » atque « percallui »,
ut Ciceronis nostri verbo utar ; et si forte perveniam quo velim, bene erit […], Pétrarque, Lettres
familières XIX, 16, 5-7, Paris, Les Belles Lettres, 2005, t. 5, p.382-83. Trad. A. Longpré.
2. Guido Sette, né en 1304, − la même année que Pétrarque −, fréquenta avec lui les
universités de Montpellier et de Bologne, avant d’embrasser la carrière ecclésiastique et de
devenir évêque de Gênes en 1358. En 1361, il fonda l’abbaye bénédictine de Cervara, près
de Portoino, où il mourut en 1367.
3. C’est d’ailleurs à une discipline presque monastique que Pétrarque assimilait l’écriture
dans la lettre familière VII, 3, adressée à son ami Ludovic de Beringen depuis Avignon, le
14 janvier 1343, soit un peu moins de deux ans après son couronnement poétique : « Surrexi
demum hora solita − consuetudinem meam nosti − dumque quotidianis laudibus Deo dictis, ex
more manum calamo applicuissem […] » : « Je me suis levé enin à l’heure coutumière − tu
connais mes habitudes −, et lorsque j’eus pris ma plume comme d’ordinaire après avoir
récité mes prières quotidiennes […] », Pétrarque, Lettres familières VII, 3, 11, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, t. 2, p. 348-349. Trad. A. Longpré. La signature de Pétrarque porte
d’ailleurs la mention ad auroram (« à l’aurore »).
4. Totum in hoc vertitur : quam michi in illis quos poscitis emendatis codicibus reperiendis,
fortuna faverit. Nosti enim, expertus seculi nostri crimen, quanta sit rerum talium penuria, cum
tamen inutiles et supervacue, imo vero penitus damnose funesteque divitie tantis curis ac labori-
bus aggregentur. Pétrarque, Lettres familières VII, 4, 4, t. 2, p. 350-351.
aussi repérer l’exemplaire fautif, et dans le rôle du lettré pour qui le livre
est un indispensable instrument de travail. Mais en 1347, il n’a pas encore
vraiment endossé le rôle du philosophe, pour qui un « bon livre » est celui
qui mène au Bien.
Dans la lettre familière XVIII, 12 du 14 novembre 1355, Pétrarque revient
encore une fois sur le travail des copistes. La lettre est adressée au cano-
niste Giacomo da Firenze, qu’il avait connu à Florence en 1350 : Giacomo,
grand collectionneur de manuscrits, lui avait remis, à cette occasion, un
exemplaire incomplet des Institutions oratoires de Quintilien et vers la in
mars 1351, il avait envoyé au poète quatre discours de Cicéron, le Pro Plan-
cio, le Pro Sulla, le De imperio Cn. Pompei et le Pro Milone que Pétrarque
avait l’intention de faire transcrire.
En 1355, il lui restitue enin les discours de Cicéron rassemblés en un
seul volume et justiie ainsi son retard, au début de cette lettre familière :
5. Cicero tuus quadriennio et amplius mecum fuit. Tante autem dilationis causa est scriptorum
hec intelligentium ingens raritas atque penuria, quam iactura studiorum incredibilis consecuta
est, dum que naturaliter obscura erant, intelligibilia desierunt esse novissimeque neglecta prorsus
ab omnibus periere. Pétrarque, Lettres familières XVIII, 12,1, t. 5, p. 274-275.
6. […] deicientientibus externis ad domestica vertor auxilia fatigatosque hos digitos et hunc
exesum atque attritum calamum ad opus expedio. Ibid., 3.
7. […] et hunc quidem in scribendo morem tenui quem, siquid tale forsan aggrediare, tibi
quoque notum velim. Loc. cit.
8. Nichil legi nisi dum scribo. «Quid ergo» dicat aliquis, ’scribebas et quod scriberes ignora-
bas ? Ibid., 4.
Et Pétrarque continue :
9. Michi autem ab initio satis fuit nosse quod Tullii opus esset idque rarissimum ; procedenti
vero per singulos passus, tantum dulcedinis occursabat tantoque trahebar impetu ut legens simul
ac scribens laborem unum senserim, quod tam velociter ut optabam calamus non ibat, quem
verebar oculis anteire, ne si legissem scribendi ardor ille tepesceret. Sic igitur calamo frenante
oculum atque oculo calamum urgente provehebar, ut non tantum opere delectatus sim, sed inter
scribendum multa didicerim memorieque mandaverim. Ibid., 4-5, p. 275-276.
10. Fatebor tamen : iam scribendo perveneram ut non dicam tedio animi − quid enim Ciceroni
minus convenit ? − sed labore manuum victus, susceptum consilium non probarem meque iam
non mei negotii peniteret […]. Ibid., 6, p. 276-277.
que Giacomo da Firenze lui a fourni est fautif : voici ce que Pétrarque
écrit : « […] je tombai sur ce passage où Cicéron lui-même rappelle avoir
transcrit les discours d’un je ne sais qui […] “Car les discours dont tu
nous dis, Cassius, que tu as coutume de les lire lorsque tu es de loisir,
sache que je les ai écrits” et il ajoute en plaisantant selon son habitude
avec son adversaire : “inculte et sauvage, pour ne jamais être totalement
oisif”11, lisant dans le manuscrit de Giacomo da Firenze rudis et ferus au
lieu de ludis et feriis. Abusé par une coniance excessive dans la qualité
des manuscrits que lui prêtait son ami et abusé aussi par sa connaissance
de Cicéron dont il sait apprécier l’humour, Pétrarque faillit, en ce point
précis, à sa tâche de commentateur, d’interprète des paroles de Cicéron, et
pour reprendre ce qu’il écrivait au début de sa lettre, je dirais que l’inin-
telligible (dû au copiste) a rendu le texte cicéronien − au moins pour un
temps − totalement obscur.
Mais soyons indulgents avec Pétrarque, car plus intéressant est ce qui
suit : « En lisant ce passage, je rougis […] et me dis à moi-même : “Cicéron
a donc copié les lettres des autres et toi tu ne te soucies pas de copier les
discours de Cicéron ? Est-ce là ton ardeur, ton amour, est-ce là l’honneur
que tu réserves à ce divin génie ?” »12 : l’auto-exhortation qui implique la
reprise du travail fastidieux du copiste, et donc la reprise de la douleur de
l’écriture (la fatigue de la main et de la plume), ne signiie pas seulement
l’acquittement d’une dette envers Cicéron : au plaisir procuré par la lec-
ture des discours de ce dernier répond la souffrance physique, la torture
subie, le labor. Contrairement à ce qu’afirme Pétrarque, il ne s’agit pas
non plus, uniquement, d’un hommage rendu au « divin génie » : par la
relation spéculaire qu’il établit avec Cicéron, il réintègre en fait sa fonction
d’auctor et en réafirme toute la dignité.
11. […] dum subito ille michi locus oblatus est ubi Cicero ipse orationes alterius nescio cuius
[…] « Nam quas tu » inquit, « commemoras, Cassi, legere te solere orationes cum otiosus sis,
eas ego scripsi» et ut solet, cum adversario suo iocans : « rudis », inquit, « et ferus, ne omnino
unquam essem otiosus ». Ibid., 7, p. 276-277.
12. Quo lecto sic exarsi quasi verecundus […] et mecum : « Ergo, alienas Cicero scripsit, tu
Ciceronis orationes scribere negligis ? hic animi fervor, hoc studium, hic divini honos ingenii
est ? » Loc. cit.
LA FERREA VOLUPTAS
13. Mira res dictu, scribere cupio nec quid aut cui scribam scio ; et tamen − ferrea voluptas −
papirus calamus atramentum nocturneque vigilie somno michi sunt et requie gratiores. Quid
multa ? crucior semper et langueo nisi dum scribo ; sic − nova perplexitas − in quiete laborans in
laboribus conquiesco. Durum pectus ac saxeum et quod vere deucalioneis ex lapidibus ortum putes,
ubi totum membranis incubuit, ubi digitos oculosque lassavit, tum frigus estumque non sentit,
tum sibi compositum lodice mollissima videtur metuitque divelli, et obsequium sibi negantibus
membris, heret ; ubi vero iubente necessitate distrahitur, tum primum lassari incipit et perinde
laborum ferias init, quasi segnis asellus sub iniquo fasce scrupolosum montem iussus ascendere ;
mox non minus avide ceptum repetit quam plenum fessus ille presepe, nec minus longis lucubra-
tionibus quam is pabulo et quiete reicitur. Quid ergo, quando neque a scribendo cessare neque
requiem pati possum ? Scribam tibi non quod magnopere te ista contingant, sed quia neque rerum
cupidior novarum et precipue mearum, neque occultarum vestigantior, neque dificilium intelli-
gentior, neque incredibilium examinantior alius michi tam proximus nunc erat. Pétrarque, Lettres
familières XIII, 7, 1-3, t. 4, p. 166-167.
14. Audisti ecce iam partem status mei laboriosique animi, et fabellam interseram que te mirari
amplius cogat meque vera locutum probet. Loc. cit.
15. Decem inquit, tibi dierum ferias indico et ex facto iubeo nequid hoc tempore legas aut
scribas. Ibid., 5, p. 168-169.
16. Quid expectas ? transiit dies ille anno longior non sine tedio ; die altero dolorem capitis a
mane ad vesperam passus sum ; tertius dies illuxerat : quasdam febris motiunculas sentire ceperam.
Rediit ille re cognita clavesque restituit ; ita ego repente convalui et ipse postmodum me laboribus
ali videns, ut dicebat, a simili se prece continuit. Quid igitur dicam ? ita ne verum est ut, sicut
ceterarum rerum, sic scribendi « cacoethes insanabile », quod ait Satyricus ; quod ego addo, conta-
giosus etiam morbus sit ? Ibid., § 6-7, p. 168-169.
rares sont ceux qui écrivent autre chose17 ». Le contagiosus morbus se trans-
forme plus loin en latens morbus18, une maladie qui a gagné la Curie19, − non
pas ses prélats, mais ses médecins et juristes − pour exploser, si je puis dire,
en pestis : à la prolifération des poètes de toutes catégories sociales correspond
l’extension de la peste, et le terme n’est pas neutre sous la plume de quelqu’un
qui a vu bon nombre de ses amis et Laure elle-même emportés par celle de
1348. L’incurable maladie d’écrire est bien une maladie mortelle.
À ce constat sans appel suit l’aveu de sa propre responsabilité :
17. Quam multos enim putas me, qui tecum loquor, morbi huius contagiis infecisse ? solebant in
memoria nostra rari esse qui hoc scriberent ; nunc nemo non scribit ; rari aliud scribunt. Ibid., 7.
18. Nihil actum erat, nisi et in ipsam Romanam Curiam − quis crederet ? − novissime latens
morbus irreperet : « La mesure n’aurait pas été pleine, si − qui pourrait le croire ? − cette
maladie latente ne se fût glissée dernièrement jusque dans la Curie elle-même. » Ibid., 12,
p. 170-171.
19. […] dici non potest quam late iam vagetur hec pestis que paucorum nuper hominum fuit :
« On ne saurait dire jusqu’où s’est étendu ce léau, qui récemment encore n’était le fait que
de quelques-uns. » Ibid., 13, p.172-173.
20. Quod ad coetaneos attinet, ut quidam putant, non minima culpe pars penes me est. Audie-
ram id quidem a multis ; sed ita michi quando − huius nullam spero − ceterorum animi mor-
borum sanitas votiva contingat, ut mille vix tandem indiciis admonitus et velut experrectus,
animadvertere primum cepi posse id verum esse, ut dum prodesse michi studeo, michi pariter
multisque nocuerim inadvertens […]. Ibid., 7-8, p. 168-169.
21. Si causam queris, res predulcis est gustu sed que admodum raris apprehendatur ingeniis,
et incuriositatis eximiique contemptus rerum omnium et elevati abstractique animi et nature
egens prorsus ydonee. Itaque, quod experimento simul et doctissimorum hominum autoritate
compertum est, in nulla artium minus studio proicitur » : « Si tu en cherches la cause, je te
dirai que la poésie est chose bien douce au goût mais qu’elle ne peut être pratiquée que par
bien peu d’esprits, qu’elle requiert une rare indifférence et un rare mépris de tout, un esprit
élevé et détaché, une nature qui y soit propre. C’est pourquoi l’expérience et le témoignage
des hommes les plus savants ont démontré que dans aucun autre art l’étude est moins utile
que dans celui-ci. Ibid., 13, p. 172-173.
22. Obstupui primum erubuique ; tangebant animum etas hominis orisque habitus non parvi
doloris indicium pre se ferens […]. Ibid., 9, p. 168-169.
23. Quo dicto, me et qui aderant vertit in risum ; ipse nichilo letior factus abscessit […]. Ibid.,
9, p. 170-171.
24. Nunc intelligo non risum illi debitum sed miserationem et consilium fuisse, atque illius et
similium querelas iustitia non carere. Ibid., 10, p. 170-171.
25. Ipse criminibus meis plector. Ibid., 17, p. 174-175.
propager, c’en est fait de moi : les bergers, les pêcheurs, les chasseurs, les
paysans et les bœufs eux-mêmes ne vont mugir que des poèmes, ne vont
ruminer que des poèmes. »26 Mais cette pirouette inale et caricaturale
qui vise à faire rire le destinataire de cette lettre, et qui efface le repentir
et donc la faute et sa punition, ne révèle-t-elle pas combien il est dificile,
voire impossible, pour Pétrarque de renoncer à écrire, et à écrire de la
poésie ?
26. Quod si serpere ceperit, actum est : pastores piscatores venatores aratores ipsique boves mera
mugient poemata, mera poemata ruminabunt. Ibid., 21, p. 176-177.