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Bion, un penseur en quête de pensées

Florence Guignard-Bégoin
Dans Le Coq-héron 2014/1 (n° 216), pages 17 à 28
Éditions Érès
ISSN 0335-7899
ISBN 9782749240695
DOI 10.3917/cohe.216.0017
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Florence Guignard

Bion, un penseur en quête de pensées

Nous sommes réunis aujourd’hui pour tenter d’en apprendre un peu plus
sur Bion et sur la psychanalyse contemporaine : qui est Bion ? Et qu’appelle-
t-on la psychanalyse contemporaine ?
Les organisatrices de cette journée ont ajouté d’emblée un troisième terrain
d’investigation aux deux précédents, en annonçant sur la plaquette de présenta-
tion que Bion était un psychanalyste théoricien de la pensée. Puisqu’elles m’ont
fait l’honneur de me demander une contribution, j’ai donc choisi d’aborder la
conjonction de ces deux vastes sujets – Bion, et une psychanalyse contempo-
raine – sous l’angle de la pensée.
Qu’est-ce donc que la pensée ?
On peut déjà donner une première réponse, assez utile sous son aspect
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modeste : la pensée est le produit d’une activité du psychisme. C’est sous cet
angle que je tenterai de resituer le parcours de Bion dans sa recherche, à l’aide
d’outils psychanalytiques, sur les sources et les modes de fonctionnement de
cette activité à la fois banale et mystérieuse.

Découvertes freudiennes sur le fonctionnement psychique

Remarquons tout d’abord qu’un point de vue psychanalytique sur la


pensée exige d’inclure un certain nombre de concepts freudiens comme critères
de départ à une telle exploration. Au minimum, il s’agit :
– des pulsions ;
– de la structure psychique, considérée tant sous l’angle de la «  première
topique freudienne » – ics, pcs/cs – que sous celui de la « deuxième topique » –
Ça, Moi, Surmoi ;
– des principes du fonctionnement psychique – « processus primaires/processus
secondaires » impliqués dans l’organisation des mécanismes de défense de l’in-
dividu, lorsqu’il est confronté aux aléas de sa vie extérieure comme de sa vie
psychique interne.

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Le Coq-Héron 216 C’est pourquoi je commencerai par rappeler brièvement les découvertes
de Freud dans ce domaine, car c’est sur la base de son expérience clinique qu’il
a élaboré ses théories psychanalytiques successives et les paramètres techni-
ques de la cure analytique :
– En découvrant l’importance insoupçonnée des pulsions et de la psycho-
sexualité dans les affections mentales, à commencer par l’hystérie1, il a orienté
1. S. Freud, « L’étiologie de la recherche sur le fonctionnement de la pensée vers ses soubassements
l’hystérie » (1896), dans ocf, inconscients.
III, Paris, Puf, 1989.
2. S. Freud, «  Formulations – En imposant au sujet en analyse l’inhibition expérimentale, tant de son acti-
sur les deux principes du vité motrice que de son activité perceptive sensorielle, il a permis à celui-ci
cours des événements psychi- de privilégier ses perceptions endopsychiques, induisant ainsi un mouvement
ques  » (1911), Psychanalyse
à l’Université, dans Résul- intrapsychique de régression vers les formes primitives de pensée représenta-
tats, idées, problèmes, vol. II, tive – ce qu’il a désigné sous le terme de « processus primaires2 ».
Paris, Puf, 1984. – La règle fondamentale dite « d’association libre » a, d’une part, favorisé l’évo-
3. S. Freud, « Le travail du
rêve  » (1900), dans L’inter- cation par le patient de sa Weltanschauung d’enfant et, d’autre part, contraint
prétation des rêves, Paris, celui-ci à effectuer un travail psychique de transformation de ces formes et
Puf, 1967, p. 241-432. contenus de pensée en « processus secondaires », afin de pouvoir les communi-
4. S. Freud, Trois essais sur la
théorie de la sexualité (1905), quer durant la séance d’analyse sous forme de pensée verbale.
Paris, Gallimard, 1962. – Ces deux conditions du « cadre analytique » ont conduit Freud à découvrir la
5. S. Freud, « La dynamique permanence sous-jacente d’un fonctionnement inconscient de la pensée, dont le
du transfert » (1912), dans La
technique psychanalytique, point d’émergence observable se situe dans le récit du rêve3.
Paris, Puf, 4e éd., 1972. – Rapidement, Freud a observé une organisation universelle du développement
6. Voir notamment  : P.  Hei- psychique, sous la diversité des psychopathologies de ses patients : il s’agit de
mann, «  À propos du
contre-transfert  » (1950), la névrose infantile4, qui s’organise autour du complexe d’Œdipe et des identi-
dans P.  Heimann, M. Little, fications qui s’y rattachent. Dans la cure analytique, cette structure se manifeste
A. Reich et L. Towers (sous sous la forme de la « névrose de transfert5 ».
la direction de), Le contre-
transfert, Paris, Navarin, coll. – Constitué par la répétition inconsciente, dans la relation analytique, des moda-
« Bibliothèque des Analy- lités de penser les relations émotionnelles et de vivre les identifications liées au
tica », 1987, p. 7-22 ; H. Rac- passé, le transfert du patient sollicite, chez l’analyste, un mode contre-transfé-
ker, Études sur la technique
psychanalytique, Transfert rentiel inconscient de pensée. L’étude conjointe du transfert et du contre-trans-
et contre-transfert (1979), fert a apporté, dès les années 1950, d’importantes informations sur le rôle joué
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Césura, Lyon, 1997. par l’économie pulsionnelle dans le fonctionnement de la pensée en séance et
7. S. Freud, « L’inconscient »
(1915), dans Métapsycho- le déroulement du processus analytique6.
logie, ocf, XIII, Paris, Puf, – Irréductibles l’une à l’autre, les deux théories freudiennes de l’appareil
1988. psychique peuvent être considérées comme deux modèles du fonctionnement
8. S. Freud, « Pour introduire
le narcissisme » (1914), dans de la pensée qui se complètent l’un l’autre :
La vie sexuelle, Paris, Puf, – la première topique de l’appareil psychique avec la subdivision de
1973. celui-ci en trois strates – l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient7 –
9. S. Freud, « Le problème
économique du masochisme » pose les bases théoriques des destins pulsionnels dans l’organisation de la
(1924), dans ocf, XVII, Paris, personnalité ;
Puf, 1992, p. 9-23. – au travers de l’approfondissement des problématiques du narcissisme8,
10. S. Freud, Inhibition,
symptôme et angoisse (1926), du masochisme9 et de l’angoisse10, le postulat d’une pulsion de mort va
dans ocf, XVII, Paris, Puf, orienter les recherches issues de la deuxième topique11 et de la deuxième
1992. théorie des pulsions vers la question primordiale de la résistance au chan-
11. S. Freud, « Le Moi et le
Ça » (1923), dans ocf, XVI, gement en tant qu’écueil majeur dans le développement de la pensée et
Paris, Puf, 1991, p. 257-301. l’intégration des découvertes humaines.
12. S. Freud, «  Deuil et – Enfin, développé à partir de la pathologie du deuil – Freud12, Karl Abraham13,
mélancolie  » (1915-1917),
dans Métapsychologie, op. puis Melanie Klein14 – le concept d’«  objet interne  » a mis en valeur celui
cit. d’«  espace psychique interne  » en psychanalyse, ouvrant la voie à l’étude,

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inaugurée par Freud à la fin de sa vie et poursuivie depuis, des problèmes posés Wilfred R. Bion :
par les pathologies narcissiques graves, la psychose et les perversions15. Les la psychanalyse en devenir
derniers travaux de Freud sur le clivage dans la perversion16 ont jeté les bases
de ce que l’on a pu actuellement désigner comme une troisième topique17,
qui prend en compte les éléments négatifs responsables de la pathologie de la
symbolisation et de la prise de sens de la réalité. Bion est le pionnier de cette
troisième topique. C’est dans cette perspective qu’il faut entendre son œuvre.

Esquisse pour un portrait de la démarche bionienne

Nous sommes prêts maintenant pour observer la démarche de Bion dans


ce domaine dont vous et moi, ici présents, sommes particulièrement tributaires
pour remplir nos fonctions professionnelles, présentes ou à venir.
La pensée de Bion témoigne d’une rare puissance de compréhension des
découvertes et des connaissances antérieures, et d’une capacité exceptionnelle
d’utilisation de celles-ci pour la création d’une œuvre personnelle.
Différant fondamentalement en cela du fonctionnement winnicottien –
dans lequel le souci de l’étiologie se manifeste constamment – l’œuvre de Bion
trouve, tout comme celle de Freud, son axe central dans l’épistémologie, c’est-
à-dire, dans « l’étude des processus psychiques de connaissance ». C’est dire
que le modèle bionien n’échappe pas à l’hybridation métaphorique inhérente à
tout modèle réaliste dans le domaine des sciences humaines.
À la suite de Freud et de M. Klein, Bion a tenu compte des rôles essentiels
que jouent tant le langage que les relations identificatoires dans les processus 13. K. Abraham, « Esquisse
de développement de la pensée. Il s’est attaché à conceptualiser une théorie d’une histoire du développe-
intéressant « les liens-entre-les-liens » – ou liens au deuxième degré. ment de la libido basée sur
la psychanalyse des trou-
Prodigieux penseur de la limite, il ne s’est pas seulement intéressé aux bles mentaux  » (1924), dans
extrêmes de la psychopathologie, mais également aux extrêmes limites de la Œuvres complètes, t. II, Paris,
vie psychique sous deux aspects : la naissance de la pensée chez l’infans et l’an- Payot, 1966.
14. M. Klein, « Le deuil et
crage de la pensée groupale dans l’organisation psychique individuelle. L’ex- ses rapports avec les états
pression même de sa théorie psychanalytique de la pensée se situe intentionnel- maniaco-dépressifs » (1940),
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lement à la limite de deux langages, le mathématique et le métaphorique. dans Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1967, p.  341-
La théorie psychanalytique bionienne de la pensée ne se base pas sur 369.
l’idée classique d’une source énergétique neutre ou neutralisée qui donnerait 15. S. Freud, « Le féti-
naissance à l’activité de penser. Bion intègre les dimensions pulsionnelles, chisme  » (1927), dans ocf,
XVIII, Paris, Puf, 1994,
émotionnelles et identificatoires inconscientes en tant que facteurs signifiants p. 125-131.
et structurants de cette activité. C’est dire que, pour lui, l’état de conscience 16. S. Freud, « Le clivage
n’est pas directement requis pour les processus de pensée. Limitant strictement du moi dans le processus de
défense » (1938), dans Résul-
le concept de « conscience » à la définition qu’en a donnée Freud : « L’organe tats, idées, problèmes, vol. II,
pour la perception des qualités psychiques », il attribue une importance particu- Paris, Puf, 1985, p. 283-286.
lière au concept d’« omnipotence », fonctionnant dans le domaine de la pensée 17. A. Green, Propédeutique.
La métapsychologie revisi-
sous forme d’« omniscience », soit « l’affirmation dictatoriale qu’une chose est tée, Seyssel, Champ Vallon/
moralement juste et l’autre fausse ». Puf, 1995.

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Le Coq-Héron 216 La théorie bionienne des pulsions

Axes épistémologiques

Les principaux axes épistémologiques de la pensée bionienne sont les


suivants :
– étude du rôle des pulsions et de leur négatif, ce que je propose d’appeler leur
« entropie », dans l’organisation de la pensée humaine ;
– étude du rôle du psychisme de l’Autre dans la constitution des relations iden-
tificatoires et la naissance de la pensée du sujet ;
– étude du rôle de la mentalité groupale dans le développement psychique et la
psychopathologie de l’être humain.

Le trépied pulsionnel et son entropie

Bion fait intervenir le concept limite de «  pulsions  » sous sa forme la


plus élaborée – la moins instinctuelle et la plus « psychisée », pourrait-on dire
– en proposant ce que j’ai désigné comme « le trépied pulsionnel bionien » :
L (love), H (hate) et K (knowledge).
D’un point de vue méthodologique, l’établissement d’un système à trois
composantes constitue une base beaucoup plus équilibrée que ne pourrait le
proposer le meilleur des systèmes binaires ; en effet, tout système binaire finit
par enfermer notre réflexion dans une alternative, toujours manichéenne, et
donc stérilisante.
En plaçant d’emblée la « pulsion à connaître » (K) comme une compo-
sante organisatrice de la personnalité du sujet au même titre que l’amour (L)
et la haine (H), Bion ouvre le champ de la réflexion psychanalytique dans trois
directions :
– il va dans le sens d’une intégration des deux modèles topiques freudiens sur
la question des pulsions ;
– il donne un statut théorique aux découvertes de M. Klein sur la pulsion
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épistémophilique18 ;
– il aborde sous un angle nouveau la question du « principe de réalité ». En
effet, comme l’ont écrit Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la
psychanalyse : « On s’est souvent demandé comment l’enfant, s’il pouvait se
satisfaire comme à volonté sur le mode hallucinatoire, aurait jamais à recher-
cher un objet réel. »
18. M. Klein, « L’importance Dès lors que les motions pulsionnelles de l’infans ne vont pas seulement
de la formation du symbole s’orienter vers l’établissement de liens libidinaux avec la mère mais également
dans le développement du
Moi » (1930), dans Essais de vers l’établissement de liens cognitifs, le statut du principe de réalité par rapport
psychanalyse, Paris, Payot, au principe de plaisir/déplaisir devient plus compréhensible.
1967, p. 263-278. Du point de vue des générations des pulsions, j’ai proposé19 de placer le
19. F. Guignard, « Entre trépied pulsionnel bionien au niveau de la troisième génération de pulsions :
deuil et traumatisme  : le
masochisme », dans Épître à celles issues de l’union des pulsions sexuelles avec cet « élément de la réalité
l’objet, Paris, Puf, coll. « Épî- extérieure » invoqué par Freud dans son article de 1924 sur le masochisme20,
tres », 1997, p. 46-56. élément qui est exactement pris en compte par Bion dans son concept de « capa-
20. S. Freud, « Le problème
économique du maso- cité de rêverie de la mère » : le système pulsionnel adulte de cette dernière, avec
chisme », op. cit. son organisation et ses identifications œdipiennes.

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Le rôle de la « pulsion à connaître » Wilfred R. Bion :
la psychanalyse en devenir
Le concept de pulsion K permet de dépasser la conceptualisation malaisée
d’une origine purement prégénitale de la sublimation, telle que Freud l’avait
postulée, notamment dans son étude sur le Léonard21. En réintégrant à un 21. F. Guignard, « Léonard
et Sigmund. Amour, haine
niveau pulsionnel le désir de connaître, Bion ouvre tous les niveaux possi- et connaissance  », dans Au
bles de combinaisons, dans le positif comme dans le négatif, avec les pulsions vif de l’infantile, Lausanne,
d’amour et de haine (L et H). Delachaux et Niestlé, coll.
« Champs psychanalyti-
Comme le fait remarquer D. Meltzer22, Bion a apporté une extension ques », 1996, p. 113-126.
au concept freudien de «  complexe d’Œdipe  » en donnant une importance 22. D. Meltzer, Le dévelop-
première, aux côtés des pulsions d’amour (L) et de haine (H), à une « pulsion pement kleinien de la psycha-
nalyse. Freud, Klein, Bion,
à connaître  » mue par l’hubris23 – la démesure, «  l’audace », voire «  l’arro- Paris, Bayard, 1994 (3e  par-
gance » – du plaisir à connaître. tie, Signification clinique de
C’est ainsi grâce à son hubris, qui lui donnait une capacité exceptionnelle l’œuvre de Bion, 1978).
23. L’hybris (aussi écrit
d’associativité lui permettant de relier entre elles ses connaissances provenant hubris, du grec ancien ὕϐρις
de divers abords de l’être humain, que Bion a proposé de calquer sa modélisa- / húbris) est une notion grec-
tion de l’activité de penser sur le modèle physiologique de fonctionnement du que que l’on peut traduire
par démesure. C’est un sen-
tractus digestif. timent violent inspiré par les
Pour Bion, la métaphore prototypique du lien qui engendre cette déme- passions, et plus particulière-
sure du plaisir à connaître est celle du lien du nouveau-né avec le sein, dans un ment par l’orgueil. Les Grecs
lui opposaient la tempérance
fonctionnement normal et mutuel de projection identificatoire24 entre la mère et la modération. Dans la
et l’infans. Je reviendrai plus loin sur cette situation initiale du petit d’homme, Grèce antique, l’hybris était
puisque Bion fait de la projection identificatoire normale de la mère – la « capa- considérée comme un crime.
Elle recouvrait des violations
cité de rêverie » – le prototype de la capacité de penser. comme les voies de fait, les
A contrario, la «  projection identificatoire excessive  » décrite par M. agressions sexuelles et le
Klein comme un mécanisme psychotique est l’expression d’une haine de toute vol de propriété publique ou
sacrée. On en trouve deux
pulsion et de toute émotion, donc également de la démesure – hubris – qui exemples bien connus  : les
pousse l’être humain à tant de hardiesse pour connaître davantage. Autant dire deux discours de Démos-
que cette « projection identificatoire excessive » constitue une haine de la vie thène, Contre Midias et
Contre Conon.
elle-même. 24. Me basant sur une longue
expérience de traductrice en
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Le négatif de la pulsion, une ouverture conceptuelle majeure psychanalyse, j’ai adopté
cette traduction plus exacte de
l’anglais projective identifi-
Mais Bion se montre plus hardi encore lorsque, suivant la belle intuition cation. En effet, la différence
du poète Keats sur la « capacité négative25 », il parle de « pulsions au négatif » : de structure existant entre le
saxon et le français fait que,
(L-), (H-) et (K-). Ces «  qualités négatives  » sont à la base du négativisme, dans la plupart des cas, il est
du transfert négatif, de la réaction thérapeutique négative, ainsi que des idées plus exact de substantiver
toutes faites et préjugés en tous genres qui enferment l’être humain dans sa en français le qualificatif et
d’adjectiver le nom.
névrose – sa « bêtise », comme l’appelait si pertinemment le petit Hans – et 25. J. Keats (1795-1821)  :
l’isolent de lui-même et de ses semblables. Cette «  entropie de la pulsion  » « J’étais en discussion – non
éclaire également tout le champ des perversions. pas en dispute – avec Dilke à
propos de divers sujets ; plu-
En France, les travaux d’André Green ont largement utilisé l’apport sieurs choses me venaient à
bionien de la pulsion au négatif26. Pour ma part, je m’y suis attachée en particu- l’esprit et tout à coup je fus
lier dans le champ de la mentalisation27. frappé de découvrir ce qui
constitue la qualité qui forme
un Homme Accompli, parti-
Le concept d’espace psychique aujourd’hui culièrement en littérature, et
que Shakespeare possédait
à un haut degré – je veux
Avant d’aborder les éléments28 de la théorie de la pensée de Bion, il importe parler de la capacité néga-
maintenant d’esquisser les contours du champ conceptuel dans lequel ils vont tive  ; c’est-à-dire, lorsqu’un

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Le Coq-Héron 216 évoluer. Je veux parler du concept d’espace psychique. Ce champ avait été
travaillé notamment par les Baranger29 sous l’angle de l’espace analytique ; ils
ont étudié les « bastions » défensifs qui risquent de se former dans cet espace,
menaçant de ruiner le processus analytique s’ils ne sont pas repérés et travaillés
à temps.
Le concept d’espace psychique a été enrichi par les apports de Bion sur
la théorie psychanalytique de la pensée. On en trouve des prémisses dans la
définition du Moi donnée par Freud en 1923 : « Le Moi est avant tout un Moi
corporel  ; il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la
projection d’une surface […] il représente la superficie de l’appareil mental30. »
Curieusement, dans cette description spatiale devenue célèbre, Freud redouble
la notion de bi-dimensionnalité de l’espace du Moi.
Avec la découverte de la projection identificatoire en 194631, M. Klein
aboutit à décrire un appareil psychique tridimensionnel, dont les espaces
internes sont régis par des processus inconscients – clivage, déni, idéalisation
et projection identificatoire – qui rendent compte de la simultanéité de plusieurs
modes de fonctionnement psychique, chacun d’eux impliquant divers aspects
tant du Moi que des objets du Moi – notamment du Surmoi – et des pulsions
contenues dans le Ça.
Dans le prolongement de cette perspective topique kleinienne, Bion
propose la métaphore suivante :
« Je postule l’espace psychique comme une chose en-soi (Kant) : inconnais-
sable, mais pouvant être représenté par des pensées. »
Pour lui, les relations existant entre l’espace psychique et l’espace analy-
homme est capable d’être tique sont analogues à celles qui existent en astronomie entre l’espace astrono-
dans l’incertitude, le mystère mique et l’espace exploré : la représentation que nous parviendrons, au fil du
et le doute sans s’irriter ni temps analytique, à contenir dans l’espace analytique sous une forme symbo-
tenter d’atteindre faits et rai-
son » (Lettre à ses frères, 21 lisée – dont le prototype est la pensée du rêve – ne concernera jamais qu’une
décembre 1817). infime portion de l’espace psychique de l’analysant.
26. A. Green, « L’hallucina-
tion négative  » (1977), dans
Éléments β
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Le travail du négatif, Paris,
Éditions de Minuit, 1993.
27. F. Guignard, « Le couple Le matériau brut avec lequel vont se former les pensées est constitué par
mentalisation/démentalisa-
tion, un concept métapsycho- les éléments sensoriels, que Bion désigne sous le terme d’« éléments β ». Bion
logique de troisième type  », n’attribue aucune signification symbolique intrinsèque à ces éléments senso-
Rev. franç. de psychosomat., riels, dont il a néanmoins reconnu de plus en plus l’importance et la valeur au
n° 20, 2001, p. 115-135.
28. W.R. Bion, Éléments de cours de sa vie de chercheur.
la psychanalyse, op. cit. Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, je n’entrerai cependant pas dans les
29. M. Baranger, W. Baran- détails de cette évolution de sa relation avec les éléments β. Il nous suffit de
ger, Problemas del campo
psicoanalitico, Buenos Aires, retrouver, dans cette mise en avant d’une source sensorielle, à la fois la fidélité
Kargieman, 1969. de Bion à la pensée de Freud – cf. les recherches de celui-ci dans l’Esquisse… et
30. S. Freud, « Le Moi et le l’importance du perceptif dans sa théorisation – et la nouvelle mise en relation
Ça », op. cit.
31. M. Klein, « Notes sur théorique effectuée par Bion, entre cette source et d’autres aspects non aboutis
quelques mécanismes de l’œuvre freudienne, ici, « l’élément de la réalité extérieure » mentionné par
schizoïdes  » (1946), dans Freud dans Le problème économique du masochisme et défini par Bion comme
Développements de la psy-
chanalyse, Paris, Puf, 1966, l’activité de penser/rêver, qu’il appelle « fonction α », et dont il trouve le proto-
p. 274-300. type dans ce qu’il appelle la « capacité de rêverie de la mère ».

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Fonction α, un « concept vide » Wilfred R. Bion :
la psychanalyse en devenir
Ainsi, les pensées prennent leur source dans l’expérience émotionnelle,
fruit de la rencontre des pulsions d’un être humain avec la fonction α – ou
« capacité à penser les pensées » – d’un autre être humain. Cette fonction α est
l’appareil d’un appareil psychique que Bion rebaptise de façon plus spécifique
un « appareil à penser les pensées », ce qui fait des « pensées » un élément
indépendant de cet appareil. J’y reviendrai.
Cet appareil fonctionne sur le mode de la projection identificatoire
normale, conçue selon le modèle de la découverte kleinienne d’un processus
résultant du clivage et de la projection d’une partie du Moi d’un être humain
dans un autre être humain. Lorsque ce processus de projection identificatoire
fonctionne normalement, celui qui « émet » une projection identificatoire est
à même d’utiliser sa propre perception endopsychique pour « intuiter » ce que
pourrait être la perception sensorielle et émotionnelle du « récepteur », et pour
tenter d’anticiper la signification approximative que ce récepteur va pouvoir
donner à cette projection faite en lui, tant au niveau des contenus émotionnels
qu’au niveau de la démarche de pensée qui contient ces émotions.
Considérant, avec logique, que la première occasion d’une telle rencontre
peut être observée dans la relation qui s’établit entre l’infans et sa mère, Bion
désigne plus concrètement l’application princeps, prototypique de cette fonc-
tion α – dont il veut faire un « concept vide » –, sous le vocable de « capacité
de rêverie de la mère ».
Avec cette tentative de proposer des « concepts vides », on voit ici l’ef-
fort fourni par Bion d’un point de vue méthodologique pour éviter d’utiliser
des concepts dont la philosophie, puis la psychologie et la psychanalyse ont
déjà amplement usé, voire abusé, tels que «  symbolisation, mentalisation,
abstraction  ». En donnant à ses propositions conceptuelles une simple dési-
gnation de série alphabétique, il cherche à éviter au maximum ce qu’il appelait
« une pénombre d’associations » – en d’autres termes, le poids de condensation
et les déformations qui pèsent sur chaque concept depuis sa création jusqu’à
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aujourd’hui.
On trouve dans sa fameuse « grille32 » l’accomplissement le plus abouti
de ses tentatives.
Pourtant, Bion n’était pas dupe du degré d’efficacité de ses propositions de
définition alphabétique, pas plus qu’il ne pouvait pour autant éviter complète-
ment la référence aux concepts psychanalytiques déjà installés. C’est ainsi que
la dénomination de « capacité de rêverie » met en évidence une démarche typi-
quement bionienne de théorisation à partir de Freud : en plaçant le rêve comme
« contenu » premier des pensées et la « pensée du rêve » comme « contenant »
de celles-ci, il situe au niveau de l’activité onirique inconsciente la mystérieuse
transformation du pulsionnel en quelque chose de l’ordre de la pensée, transfor-
mation dont nous ne connaissons pas beaucoup mieux les modalités que nous ne
connaissons celles de la transformation de la matière inerte en matière vivante.
Bion considère que l’écoute du psychanalyste en séance est de l’ordre
de la «  capacité de rêverie de la mère  ». Certains auteurs psychanalystes, et
non des moindres, ont pu s’y tromper et croire qu’il s’agissait là d’une « atti- 32. W.R. Bion, Entretiens
psychanalytiques (1977),
tude maternante  », variante des notions winnicottiennes de holding et de suivi de La grille et de Césure,
handling, ainsi que de la «  mère suffisamment bonne  ». Il va de soi qu’une Paris, Gallimard, 1980.

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Le Coq-Héron 216 mère « suffisamment bonne » doit posséder une « capacité de penser » telle que
Bion l’a définie comme « capacité de rêverie de la mère ». Mais le point de vue
de Winnicott est plus général et son approche plus phénoménologique que ne
l’est la démarche de Bion, centrée sur un souci méthodologique et métapsycho-
logique majeur : les origines de la pensée.

Éléments α

Partis des éléments sensoriels β, nous avons défini une fonction de penser,
la fonction α, générée chez l’infans par l’union de deux systèmes pulsionnels
distincts et de deux organisations psychiques distinctes, même si elles fonc-
tionnent souvent sur un mode fusionnel : la mère et l’infans. Ici, Bion rejoint
le Freud du Problème économique du masochisme  : on ne peut «  mettre en
marche » un appareil psychique sain – un « appareil à penser les pensées » – sans
l’apport d’un appareil psychique déjà constitué – ce qui implique une organi-
sation pulsionnelle et relationnelle ayant passé par une élaboration œdipienne,
quelle qu’elle soit.
Il nous reste à nous pencher sur la nature du produit de la transformation
des éléments sensoriels β chez l’infans. En effet, Bion innove ici encore : son
ambition est de fragmenter le produit de « l’appareil pour penser les pensées » et
d’étudier les éléments de ce qui constitue la pensée humaine : les éléments α.
Et c’est là qu’il effectue la plus remarquable intégration conceptuelle qui
ait jamais été proposée dans l’histoire de la pensée humaine : il postule que
les éléments de pensée sont le produit de toute la « matière » sensorielle brute
– « donné » physiologique – qui, lors de leur « séjour » dans la « capacité de
rêverie de la mère », vont se transformer en « matière » émotionnelle pensable
et symbolisable, « matière » qui compose chacun des éléments α de pensée.
De même que les oiseaux redonnent à leurs petits une nourriture prédi-
gérée par eux – la métaphore est de moi –, l’appareil à penser les pensées de la
mère fonctionne pour contenir et prédigérer les projections identificatoires de
l’infans, et pour les restituer dans un état moins « brut » – ce qui signifie essen-
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tiellement : « détoxiqué » de ses angoisses de ne rien comprendre à rien, quin-
tessence des angoisses de mort du nourrisson dont M. Klein a si bien parlé.
La répétition incessante par l’infans du double mouvement de projection
identificatoire et de réintrojection de ces éléments α va peu à peu permettre
la constitution en lui d’un appareil interne à penser les pensées – c’est-à-dire,
d’une fonction α – qui va gagner progressivement en autonomie et, dans le
même mouvement de réintrojection qui concerne les objets d’investissement –
d’abord externes, puis aussi internes –, va sculpter la personnalité de ce nouvel
être humain.

Le rôle de la « réalité » dans la pensée de Bion

Avec Bion, le concept freudien de principe de réalité va déployer


toutes ses dimensions d’« expérience émotionnelle », mettant en jeu, à partir
du principe de plaisir/déplaisir, le conflit de l’amour (L) et de la haine (H),
«  travaillé  » par la pulsion à connaître (K) et suscitant des expériences de
ce que Bion désigne comme «  l’angoisse catastrophique  », expression dans
laquelle il utilise le sens étymologique de « catastrophe » : un renversement de

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perspective de 180 degrés. C’est sa façon de mettre l’accent sur le boulever- Wilfred R. Bion :
sement, la révélation que constitue la découverte d’une pensée véritable par la psychanalyse en devenir
l’appareil à penser d’un penseur  : « Eurêka  !  » Il reprend ainsi, comme l’a
fait René Thom33 en mathématiques, le sens premier du terme « catastrophe » :
« bouleversement ».
Ainsi, Bion est conduit à affirmer l’inverse complémentaire du titre de cette
conférence : les pensées n’ont pas besoin d’un penseur pour exister. C’est au
penseur de partir à leur quête s’il veut se développer. Mais il doit alors accepter
de traverser des moments inouïs et inattendus d’angoisse catastrophique. C’est
cette « angoisse catastrophique » qui sous-tend la souffrance psychique décrite
par M.  Klein dans la «  position paranoïde schizoïde  » et dans la «  position
dépressive » ; on la retrouve dans le concept bionien de « terreur sans nom », et
dans le concept meltzérien de « terreur des objets morts ».
C’est ainsi que le psychotique, qui souffre d’une haine térébrante de la
« vérité de la réalité », tant sous sa forme de réalité extérieure que de réalité
psychique, va construire contre cette vérité un «  antimonde  » au moyen du
délire et/ou de l’hallucinose. Le névrosé, lui, va s’accrocher aux «  préjugés
de base » de sa « mentalité de groupe », préférant maintenir en lui ses aspects
névrotiques – ce que j’ai appelé un « coin de bêtise » – plutôt que d’affronter
l’angoisse catastrophique qui menace sa cohérence. Quant au pervers, il va
utiliser sa pulsion d’emprise sur la réalité extérieure pour cliver et dénier tout
ou partie de sa perception endopsychique, projetant dans autrui ce qu’il refuse
de reconnaître comme éléments internes d’une « vérité de la réalité » qui limi-
terait son omnipotence.
Selon moi, la « chasse aux pensées » offre comme corollaire des perspec-
tives nouvelles pour disposer celles-ci dans des liens nouveaux les unes avec
les autres, ce qui augmente les chances de prolifération de nouvelles espèces de
pensée. Songeons, par exemple, au formidable destin de cette moisissure qui, le
jour où elle a été examinée par un chercheur plutôt que d’être nettoyée comme
d’habitude, s’est révélée posséder des pouvoirs incommensurables  ; je veux
parler de la pénicilline, ancêtre de tous les antibiotiques. Songeons également
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à l’exploration du système binaire de notation des informations – 1-0-1-0 – qui
a permis le développement du monde virtuel dont nous n’avons pas encore
épuisé toutes les découvertes.
Nous avons vu que la « réalité extérieure », que Freud associe au principe
de plaisir/déplaisir pour produire le principe de réalité, ne peut être utilisable par
le psychisme qu’à condition qu’il s’agisse d’un élément psychique. C’est donc
en ce lieu précis que prend place le concept bionien de « fonction α », dont le
prototype est ce qu’il désigne comme la « capacité de rêverie de la mère ». Il faut,
en effet, posséder un degré non négligeable de capacité à tolérer l’incertitude – ce
que Bion, après le poète Keats, a désigné comme une « capacité négative » – pour
maintenir en soi, suffisamment fort et suffisamment longtemps, cette « attention
passive » qui, peut-être, un jour, attirera un peu plus de pensée, de réalité et de
33. R. Thom, Paraboles et
vérité, bouleversant du même coup l’idée que l’on se faisait jusqu’alors de la catastrophes, Paris, Flamma-
réalité de soi-même, de l’autre, et du monde en général. rion, coll. « Champs », 1983.

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Le Coq-Héron 216 Le rôle de la « vérité » dans l’activité de penser

Expressions d’une « vérité » asymptotique qui ne se conçoit que comme


un « point O » virtuel, les pensées, nous l’avons vu, existent indépendamment
du penseur.
Selon Bion, le penseur peut entretenir divers types de relations avec les
pensées :
– soit il les côtoie sans les investir, donc sans découvrir leur part de « vérité » ;
Bion qualifie ce mode de relation de « commensalisme » ;
– soit il entre en relation avec elles et en tire profit, tant pour son propre déve-
loppement que pour celui des pensées en question. Il s’agit d’un mode de rela-
tion en « symbiose » ;
– soit, enfin, le penseur met en place une organisation défensive qui « parasite »
les pensées. Par crainte d’être détruit par la vérité contenue dans celles-ci, il met
en place un système sciemment mensonger et destructeur. Il s’agit alors d’un
mode de pensée en « parasitisme ».
Ainsi, pour Bion, la vérité ne requiert pas d’être pensée par quelqu’un
pour exister (cf. le « Eppur, si muove ! » de Galileo Galilei).
En revanche, c’est l’appareil psychique du «  penseur  » qui a besoin de
vérité pour se développer, au même titre que le corps a besoin de nourriture.
Il est évident, pour Bion, que la «  vérité absolue  » (O) ne peut jamais être
contenue par un psychisme humain. Il va d’ailleurs plus loin, en affirmant que
toute vérité requiert un certain degré de falsification pour être saisie par un
appareil psychique. C’est ainsi qu’il aimait à rappeler qu’« il n’est pas de plus
grand menteur que celui qui prétend ne jamais mentir » !
Comme l’approche de la réalité, dont elle ne se différencie jamais complè-
tement, l’approche de la vérité constitue une situation critique par excellence
et engendre toujours de l’angoisse, analogique à « l’angoisse signal » décrite
par Freud et prototype de toute angoisse : « l’angoisse catastrophique » que je
viens de décrire.
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La « mentalité de groupe » dans le fonctionnement individuel

Bion a proposé un modèle épistémologique extrêmement original, inté-


ressant l’articulation qui existe entre ce qui régit l’organisation psychique
spécifiquement individuelle d’un sujet, et ce qui, à l’intérieur même de
son fonctionnement mental, impose à celui-ci la contrainte aveugle d’une
« mentalité de groupe » telle qu’elle a été décrite par Freud sous le terme de
« Massenpsychologie34 ».
Inhérente au fonctionnement mental de tout individu, la mentalité de
groupe n’entre pas pour autant dans la catégorie des processus psychiques,
n’étant ni organisée ni influencée par la problématique du désir – qui ne saurait
34. S. Freud, Totem et tabou avoir de statut métapsychologique autre qu’individuel – pas plus que par le
(1912-1913), Paris, Galli- déroulement temporel de l’histoire des relations d’objet et des identifications
mard, 1993  ; « Psychologie
des masses et analyse du du sujet. Tandis que les processus psychiques individuels sont créateurs de
moi » (1921), dans ocf, XVI, pensée, la mentalité de groupe ne fait qu’imposer des préjugés et des « idées
Paris, Puf, 1991, p.  5-85  ; toutes faites ».
Malaise dans la culture
(1930), dans ocf, XVIII, Expression de l’origine grégaire de l’animal humain, et gardant en cela
Paris, Puf, 1994. son caractère instinctuel brut et intemporel de préservation de l’espèce – et

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non de l’individu –, la « mentalité de groupe » se manifeste au travers d’un Wilfred R. Bion :
ensemble de postulats de base liés à la volonté de cohérence à tout prix de la la psychanalyse en devenir
« horde primitive ». Totalement inconsciente, cette volonté est responsable du
profond mal-être qu’éprouve le sujet toutes les fois qu’il pense, désire ou agit
en désaccord avec ces postulats groupaux de base.
La mentalité de groupe est caractérisée par le niveau extrêmement élémen-
taire des émotions qui y ont droit de cité. Ces émotions rudimentaires sont
interchangeables, rémanentes et indéracinables. Elles s’imposent tantôt :
– sur le mode de la persécution, voire de la paranoïa à l’égard de
« l’étranger », dans la mentalité dite d’« attaque/fuite » ;
– sur le mode du despotisme absolu exercé sur la vie sexuelle et affec-
tive individuelle de soi-même comme d’autrui, dans la mentalité dite de
« couplage » ;
– sur un mode d’adoration immature pour un chef suprême dont on attend
toute sécurité et toute satisfaction, dans la mentalité dite de « dépendance ».
Bion souligne la façon instantanée dont une mentalité de groupe peut être
échangée contre une autre, ce qui le conduit à penser qu’il ne s’agit probable-
ment que des différentes facettes d’un seul et même phénomène.
Mécanisme élémentaire d’intercommunication, la mentalité de groupe
constitue, pour le sujet, à la fois un moyen d’exprimer ses idées personnelles
sous le couvert de l’anonymat, et à la fois une menace constante quant à la satis-
faction de ses besoins et de ses désirs. La résultante du conflit existant entre les
désirs de l’individu et sa mentalité de groupe crée la culture du groupe auquel
il appartient.
Selon Bion, la façon la moins invalidante pour le sujet d’intégrer ses
besoins grégaires d’animal humain est constituée par le « groupe de travail »,
dont le but est en accord avec les exigences du principe de réalité, et qui permet
à un individu d’échanger avec ses semblables au niveau de ce que Bion désigne
comme un « sens commun » minimum.
En parvenant à une telle élaboration conceptuelle à partir des travaux de
Freud sur les questions de société, ainsi qu’à partir de sa propre expérience
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clinique des groupes, Bion a installé une nouvelle épistémologie de ce que l’on
pourrait appeler «  le roc du socius  », butée bien souvent indépassable chez
l’individu, trop terrifié d’avoir à assumer les « changements catastrophiques »
inhérents à son développement de sujet au travers du processus analytique. Par
exemple, les notions de « Surmoi archaïque » et de « meurtre du père de la
horde primitive  » y sont prises en considération sans hypothèse étiologique
(phylogénétique), mais de façon clairement distincte de toute organisation
œdipienne, fût-elle précocissime.

Conclusion

L’universalité de la théorie de la pensée de W.R. Bion tient autant à sa


méthodologie rigoureuse, qui l’a fait rechercher la qualification des parti-
cules élémentaires du fonctionnement du penseur, qu’à l’articulation qu’il a
réussi à établir entre l’individu et le socius. Sa spécificité tient au fait qu’il a
considéré le fonctionnement de cette articulation à l’intérieur du fonctionne-
ment psychique individuel, ce dernier étant considéré dans l’intégralité de ses
processus, conscients et inconscients.

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Le Coq-Héron 216 Il a ainsi exploré et exploité jusqu’à leurs extrêmes limites les découvertes
freudiennes intéressant les soubassements pulsionnels, topiques et économi-
ques des aspects les plus abstraits et les plus rationalisés de la pensée humaine,
toujours en devenir.

Résumé
Bion construit une théorie de la pensée dont l’universalité tient à une méthodologie
rigoureuse articulant l’individu et le socius. Dans une démarche principalement épisté-
mologique, il introduit dans la métapsychologie le concept de capacité négative. Prodi-
gieux penseur de la limite, Bion propose une théorie intéressant les liens-entre-les-liens,
basée sur le négatif de la pulsion et sur le rôle de la réalité, de la vérité et de la mentalité
de groupe dans le fonctionnement psychique individuel.

Mots-clés
Théorie psychanalytique de la pensée, capacité négative, fonction α, réalité et vérité,
mentalité de groupe.
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