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Méditation assise : penser au sans penser.

Un exercice spirituel dans le Zen de Dōgen


Laurentiu Andrei
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2017/1 (Tome 142), pages 15 à
28
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130788539
DOI 10.3917/rphi.171.0015
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Méditation assise : penser au sans penser.


un exercice spirituel
dans le Zen de Dōgen

Dès son apparition en Chine sous la forme du Chán, le Zen est


une école d’inspiration bouddhiste dont le nom est la translittération
chinoise de la notion sanskrite dhyāna. Cette notion désigne un état
de contemplation ou d’absorption méditative qui résulte de la pratique
bouddhiste du recueillement de l’esprit, samādhi, lors de laquelle
l’esprit se stabilise ou se focalise sur un objet unique1. Il en résulte
plusieurs types de dhyāna, comme différentes étapes d’avancement
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vers l’équilibre total de l’esprit où advient la connaissance la plus
haute ou la sagesse, prajñā2. À son arrivée sur le sol chinois, cette
forme du bouddhisme qu’est le Chán se distingue notamment par un
accent particulier mis sur la pratique de la méditation dans la posture
assise du lotus et par le fait de considérer le dhyāna comme étant
d’emblée en parfaite union avec le prajñā3.
Rien d’étonnant dès lors qu’au Japon, l’un des plus importants
penseurs bouddhistes, Dōgen Kigen (1200-1253)4, après le retour de
son périple dans la Chine des Sòng, exhorte ses disciples à s’adonner
sans relâche à la méditation assise, zazen, comme pratique boud-
dhique par excellence sur la voie de l’éveil. Ainsi écrit-il : « La

1. Une première version de cette étude a été présentée le 21 mai 2016, dans
le cadre des rencontres du groupe de philosophie du Centre d’études japonaises
de l’Inalco. Je remercie Takako Saito et Frédéric Girard pour leurs conseils avisés
qui ont grandement contribué à son amélioration.
2. Pour une définition plus détaillée de ces notions, on peut consulter Cornu,
2006.
3. Sur ce point, voir Bielefeldt, 1990, p. 92. Cf. Suzuki, 2003, pp. 94 sqq et
Kim, 2000, p. 51.
4. Considéré comme le fondateur de Sōtō-shū, une des écoles du Zen au Japon,
dont l’équivalent chinois est Caódòng Zōng, une des écoles du Chán. Toutefois,
il semble que Dōgen abhorre l’idée d’une école zen séparée de l’enseigne­ment
bouddhiste de l’origine (Kim, 2000, pp. 45 sqq).
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pratique du Zen est la méditation assise. » (Zazen-gi, DZZ I, 100)5.


Dōgen indique ainsi clairement que la méditation assise concentre,
en quelque sorte, en elle toute l’essence du Zen. Afin de comprendre
pourquoi cette pratique devient centrale dans son enseignement, il
faut s’interroger sur la nature de cette pratique : en quoi consiste-
t-elle ? Qu’est-ce que méditer dans la posture assise ?
On se propose ici principalement d’examiner comment Dōgen
lui-même rend compte de cette pratique. Dans nombre de ses écrits,
il donne des instructions précises à cet égard et insiste sur le choix
et le soin accordés au lieu de méditation, mais aussi sur la pos-
ture du corps et sur la disposition de l’esprit. Il explique ainsi que,
outre l’attention accordée à la posture physique, le fait de s’asseoir
en méditation revient fondamentalement à ne penser ni au bien ni
au mal, à penser au sans penser et à écarter le projet de devenir
un éveillé. Ces trois exigences primordiales concernent le jugement
moral, l’attitude psychologique ou intellectuelle du pratiquant et la
finalité de la pratique elle-même. D’un sens abstrus, elles sont éga-
lement formulées dans un registre de la négativité, de sorte qu’on
pourrait estimer que le Zen promu par Dōgen relève d’une forme
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d’amoralisme accompagné d’un anti-intellectualisme et greffé sur une
sorte de quiétisme. Ce serait là une lecture hâtive. Les pistes de
réflexion qui suivent visent à montrer que la pratique du Zen, telle
que Dōgen l’envisage, est à comprendre comme un exercice spirituel,
qui, dans une volonté de surmonter toute attitude dualiste à l’égard
de soi, de l’éveil et du monde, cherche à tenir ensemble théorie
et pratique, corps et esprit ou encore sujet et objet. On peut ainsi
caractériser cette manière de s’exercer comme une pratique de soi,
dans la mesure où elle consiste à se connaître soi-même selon le
mode d’un détachement de soi, que le maître zen appelle dépouil-
lement du corps et de l’esprit (shinjin datsuraku).

Une technique du corps et de l’esprit

Après s’être formé, d’abord au Japon, puis en Chine, Dōgen se sent


investi de la mission de transmettre la vérité de l’éveil, réalisée auprès
de son maître Tiāntóng Rújìng (1163-1228). Dès son retour au Japon
en 1227, il rédige un premier ouvrage concernant la méthode pour

5. Toutes les traductions des textes de Dōgen sont de notre cru. DZZ désigne
les œuvres complètes de Dōgen : Dōgen zenji zenshū dans l’édition indiquée en
bibliographie.
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réaliser l’éveil6. Celle-ci se résume en un mot, zazen, la médiation


assise. Ce premier ouvrage, intitulé Fukan zazen-gi (DZZ V, p. 4 sqq.),
Recommandations générales pour la méthode de la méditation assise,
s’inspire de manuels de méditation tels que le Tso-chan-i (Zazen-gi),
du moine chinois Cháng-lú Zōng-yí7. Cette méthode de méditation,
qui semble ne consister que dans le fait de s’asseoir (shikan taza) est
décrite par Dōgen dans les termes suivants :
Pour l’étude du Zen, il faut une pièce silencieuse. Il faut être modéré avec la
nourriture et la boisson. Laisser de côté tout engagement et toute préoccupation,
sans penser au bien ou au mal, au pour ou au contre. Arrêter les mouvements
de l’esprit, de l’intellect ou de la conscience et arrêter la pensée discursive,
les conceptions et les perceptions. Ne pas avoir l’intention de faire un buddha.
L’étude du Zen n’a rien à voir avec le fait d’être assis ou allongé. Là où l’on
s’assoit de manière habituelle, étendre une natte épaisse et par-dessus ajouter
un coussin. On peut ensuite s’asseoir en la posture du lotus ou du demi-lotus.
Dans la posture du lotus, on place d’abord le pied droit sur la cuisse gauche et
ensuite le pied gauche sur la cuisse droite. Dans la posture du demi-lotus, on
place simplement le pied gauche sur la cuisse droite. On desserre les vêtements
et la ceinture, en les ajustant convenablement. On place la main droite sur
la jambe gauche et la main gauche (tournée vers le haut) sur la main droite,
de sorte que les extrémités des pouces puissent se toucher. On s’assoit bien
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droit et on cherche à adopter une posture corporelle correcte, ni penché à
gauche, ni penché à droite, ni en avant, ni en arrière. On vérifie l’alignement
des oreilles et des épaules et celui du nez et du nombril. On place la langue
contre le palais, dents alignées et bouche fermée. Les yeux restent toujours
ouverts et la respiration se fait doucement par le nez. Lorsque la posture est
correcte, on inspire une fois profondément et on expire. On balance le corps
de droite à gauche et on s’immobilise dans une position assise stable. (Fukan
zazen-gi, DZZ V, pp. 5-7)8.

L’importance accordée au choix et au soin du lieu de méditation9,


à la modération alimentaire et au désengagement de toute affaire
mondaine et, enfin, à la posture, montre que cette pratique est un
exercice conjoint du corps et de l’esprit. Le maintien de la posture
corporelle s’accompagne, en effet, d’une attitude mentale adéquate
qui se traduit sous la forme d’un abandon de toute préoccupation
du quotidien et surtout par le fait de se garder de tout jugement

6. Sur les raisons que Dōgen donne à son entreprise, voir Fukan zazen-gi
senjutsu yurai, DZZ V, p. 2 sqq.
7. Dōgen reprend nombre d’idées de l’auteur chinois, mais il le fait aussi de
manière critique (DZZ V, pp. 2 sqq, voir Bielefeldt, 1990).
8. Voir DZZ IV, 177 sqq.
9. En effet, ailleurs, Dōgen y insiste : « Pour la pratiquer, on a besoin d’un
endroit calme où étendre un tapis épais à l’abri des courants d’air, vapeurs, pluie
ou gel   ; il faut protéger et préserver ce lieu de pratique. […]. Ce lieu doit être
lumineux de jour comme de nuit et il est recommandé de le maintenir chaud en
hiver et frais en été. » (Zazen-gi, DZZ I, p. 100).
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évaluatif, en termes de bien ou de mal, de pour et de contre (juste


ou injuste) (zenaku wo omowazu, zehi wo kansuru kotonakare)10. La
manière de s’asseoir dans une posture correcte demande de prêter une
grande attention à la position des jambes, des mains, du tronc, de
la langue, des yeux, etc. Cela favorise la régulation de la respiration
qui devient ainsi un objet de concentration. La stabilité et l’équilibre
physique de la posture se gagnent à l’aide d’une pratique de l’attention
qui, dans la méditation assise, doit se fixer sur une seule chose, par
exemple sur le bout du nez ou bien sur la respiration. L’équilibre
exigé pour le corps doit ainsi pouvoir refléter l’équilibre psychique
du pratiquant. On comprend ainsi que, dans le Zen, toute ascèse
du corps est toujours aussi un exercice spirituel, car chaque geste
doit se faire avec une pleine conscience et être accompagné d’une
attention constante tournée vers soi-même. Cet effort consiste à tenir
ensemble le corps et l’esprit (shinjin wo koshite) (DZZ I, p. 3) et à
réaliser l’unité profonde des deux (shinjin ichinyo) (DZZ II, p. 473).
Ce qui fait dire à Dōgen que :
C’est parce que le corps est toujours partout en l’esprit et l’esprit est
toujours partout dans le corps, que l’on dit « corps-esprit partout ». Cela
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signifie : dans le monde entier, dans toutes les directions, partout où il y a
corps, partout il y a esprit. (Juki, DZZ I, p. 253).

Mais, si ce lien psycho-physique, qui devient véritablement mani-


feste au sein de la pratique, fait sens, comment comprendre l’exhor-
tation de ne pas penser en termes de bien ou de mal, de pour ou de
contre (juste ou injuste) ? Est-ce une invitation à abandonner toute
préoccupation morale relevant d’une sorte d’amoralisme au fondement
de la voie bouddhiste ?

Sans penser au bien ou au mal ; penser au sans penser

Carl Bielefeldt a montré que, pour rendre compte du sens de


la pratique méditative que Dōgen désigne par la formule « juste
s’asseoir » (shikan taza), il faut s’interroger sur la question de savoir
comment faire usage de la pensée pendant zazen (Bielefeldt, 1990,
p. 79). En exhortant ses disciples à ne pas penser en termes de
bien ou de mal, Dōgen n’enseigne pas une forme de renoncement à
tout jugement moral lors de la pratique bouddhiste de la méditation

10. « Ne penser ni au bien, ni au mal. » (zen ya fushiryō nari, aku ya fushiryō
nari), ibid.
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assise. Dans un de ses écrits, il résume ainsi l’attitude d’un véri-


table adepte de la voie de l’éveil : « Un vieux buddha a dit : “Ne
pas accomplir de mauvaises actions. Pratiquer pieusement les bonnes
actions. Purifier sa pensée/intention (i)11. C’est l’enseignement de tous
les éveillés.” » (Shoaku makusa, DZZ I, p. 343). En citant cet adage,
il veut sans doute insister sur le fait que l’enseignement bouddhiste,
loin d’être amoral, promeut au contraire la moralité comme principe
de l’agir humain. Pourquoi alors estime-t-il que, lors de la pratique
de la méditation, on doit s’abstenir de toute forme d’évaluation ou de
préférence morale ?
Le sens de cette exigence est relatif à ce que l’on peut appeler un
jugement moral, à savoir le fait de penser ou d’évaluer quelque chose
(une attitude, une action, etc.) en termes de bien ou de mal, de juste
ou d’injuste. Les évaluations de cet ordre encombrent l’esprit qui perd
son équilibre naturel et développe ainsi du désir ou de la répulsion
à l’égard des choses et des phénomènes12. La pratique méditative est
destinée à purger l’esprit de ces évaluations, le ramenant à une sorte
de spontanéité naturelle. Cela semble, de prime abord, relever d’une
sorte d’amoralisme, de laisser-faire sur le plan éthique. Toutefois,
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de manière générale, dans la perspective bouddhiste, toute question
morale est relative à l’acte (gō), en tant qu’il est intentionnel13. Un
tel acte est un acte libre et entraîne notre responsabilité14, ce qui,
aux yeux de Dōgen15, représente un aspect doctrinal essentiel. C’est
pourquoi, lorsqu’il insiste sur le fait que, lors de la méditation assise,

11. Selon le Vocabulaire du bouddhisme japonais, cette notion désigne « le


mental (manas). Idéation ou, plus spécialement, volition, cetanā. (Filliozat, MEI, II,
§ 2253). En tant qu’intentionnalité elle constitue l’acte » (Girard, 2008, p. 463).
12. Or, tout cela est caractérisé par l’éphémère (mujō) et la vacuité (kūshō).
Précisons que, loin de se confondre avec un pur néant, un rien, la vacuité n’est
pas la matière ou la substance de ce qui est, mais son terme ultime, une sorte de
fond sans fond à partir duquel tout vient à être à travers/dans un tissu complexe
de relations mutuelles. Voir Girard, 2008 et Cornu, 2006.
13. Voir la notion de karman (Anguttara-nikāya III, p. 415).
14. Comme le note André Bareau : « Chacun est libre, à chaque instant,
d’agir en bien ou en mal, avec la seule restriction que lui imposent ses traits de
caractère propres qui sont, comme le reste, le produit de son activité passée. La
personne est à la fois la fille de ce qu’elle a été et la mère de ce qu’elle sera. Elle
est pleinement et seulement responsable de son sort. Cette responsabilité trouve
son essence, non pas dans l’acte matériel lui-même mais dans la volonté (cetanā),
dans la décision mûrement réfléchie qui est la cause morale (hetu) de celui-ci »
(Bareau, 1973, p. 86).
15. En effet, dans le fascicule intitulé Foi profonde en cause et effet (Jinshin
inga) (DZZ II, pp. 387 sqq), il déplore l’ignorance de certains adeptes du boud-
dhisme de son temps qui se contentent de nier la responsabilité et la causalité
karmique, sans prendre véritablement la mesure d’une telle négation.
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il faut écarter tout jugement évaluatif, il ne récuse pas pour autant


l’agir moral, qui consiste, d’une part, à s’abstenir du mal et, d’autre
part, à faire le bien. Ainsi, dans toute action morale, le travail du
négatif précède et accompagne le travail du positif, y compris sur
le plan de la pensée, qu’il s’agit de purifier et de corriger lors de
la méditation assise. Pour mieux comprendre, examinons ce qui se
passe concrètement. Dès que la posture adéquate est adoptée, il faut
parvenir à « Penser au sans penser. Comment pense-t-on au sans
penser ? Non-penser. Voici la technique requise du zazen » (Fukan
zazen-gi, DZZ V, p. 7)16.
Dans ce passage, Dōgen évoque un dialogue entre maître et dis-
ciple, mondō, qu’il affectionne particulièrement :
Alors que le grand maître Yakusan Kōdō17 était assis, un moine ques-
tionna : « À quoi pensez-vous ainsi solidement assis ? » Le maître répliqua :
« [Je]18 pense au sans penser. » Le moine demanda : « Comment pense-t-on
au sans penser ? » Le maître répondit : « Non-penser. » (Zazen-gi, DZZ I,
p. 103).

Ce récit revient dans plusieurs écrits de Dōgen et notamment


dans ceux qui concernent les instructions de méditation19. Ayant la
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saveur d’un véritable kōan20, les formules présentes dans cet échange
contiennent, selon Dōgen, l’essence même de l’enseignement prodigué
par Śākyamuni lui-même. L’aspect essentiel de la méditation assise
tient ici au fait qu’elle est décrite comme un exercice de la pensée
qui consiste à penser au sans penser (kono fushiryō tei wo shiryōseyo).
La formule « penser au sans penser », semble désigner un état ou il

16. Voir encore : « Après avoir ainsi contrôlé le corps et l’esprit, inspirez


profondément et ensuite expirez complètement. Ainsi solidement assis, pensez au
sans penser. Comment pense-t-on au sans penser ? Non-penser. Voici la technique
(hōjutsu) du zazen. Zazen n’est pas la pratique [graduelle] du dhyāna (shūzen). C’est
la porte du Dharma de la grande paix [de l’esprit]   ; c’est pratique et réalisation
non-obscurcies. » (Zazen-gi, DZZ I, p. 101). Ici, Dōgen tient à distinguer zazen
et dhyāna, afin de souligner le fait que la pratique de la méditation assise dont
il parle n’est pas à comprendre simplement comme une étape du recueillement
méditatif, samādhi. Il cherche ainsi à écarter toute compréhension graduelle de
la pratique.
17. Yàoshān Hóngdào (751-834).
18. Dans le texte, le sujet n’est pas et n’a pas besoin d’être exprimé, comme
c’est souvent le cas dans la phrase japonaise. Sur ce point voir Girard, 1994, p. 99
et Nakagawa, 2005, pp. 31 sqq.
19. Pour une analyse comparative de ces différents écrits, voir Bielefeldt,
1990.
20. À savoir, un problème (litt. « un cas ») de nature dialogique, dont la forme
paradoxale choque le sens commun   ; le kōan est souvent utilisé à titre d’outil
pédagogique dans l’entraînement zen lors des rencontres entre maître et disciple,
afin de provoquer ou vérifier l’éveil chez ce dernier (Heine et Wright, 2000).
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Méditation assise 21

n’y a plus aucune pensée, plus aucun contenu, plus aucun objet de
la pensée. Mais, qu’est-ce qu’une pensée sans objet ? Est-ce encore
de la pensée ? Comment pense-t-on au sans penser ? Dans la bouche
du disciple, cette question trahit une certaine manière de penser, que
le maître saisit immédiatement et cherche à corriger. Alors que le
disciple attend une réponse positive, le maître lui sert au contraire
une réponse frappante par sa négativité : « non-penser » (hishiryō).
Cela afin de désavouer cette attitude du commun qui cherche toujours
à séparer le contenu (l’objet) de pensée du sujet pensant. Dès lors,
faut-il comprendre qu’il faut interrompre toute pensée, ne rien penser
et adopter ainsi la condition du minéral ?
Pour répondre à cette question, rappelons que le Zen est une forme
du bouddhisme qui manifeste une très grande méfiance à l’égard de
toute spéculation gratuite et plus généralement à l’égard de la théo-
rie21. De fait, le Zen se réclame d’« une transmission séparée, hors
les écritures, qui n’établit ni mots ni lettres » (kyōge betsuden furyū
monji), une transmission d’esprit à esprit, de maître à disciple, sans
le concours d’un apprentissage livresque et sans l’appui d’enseigne-
­ments prodigués à travers des doctrines. Cette méfiance concerne
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évidemment toute forme d’expression de l’absolu22. En effet, selon la
sinologue Anne Cheng :
L’absolu ne pouvant être appréhendé que de manière négative, il s’agit
de faire le vide dans l’esprit, de manière à ce qu’il ne produise plus aucune
pensée pourvue d’un contenu, c’est-à-dire consciente du soi et génératrice
de karma. Laisser tomber tout effort délibéré, tout « projet » de l’esprit,
tel que s’initier à l’enseignement du Bouddha, réciter les sūtra, adorer les
images ou accomplir les rituels, mais aussi chercher à fixer ou purifier son
esprit, voire contempler la vacuité (qui est elle-même un objet). » (Cheng,
2002, p. 410).

21. Comme le note Paul Demiéville : « Le Tch’an est un mouvement de


réforme, de retour à la praxis contre la théorie, d’anti-intellectualisme poussé jus-
qu’aux limites du rationnel  ; les monastères Tch’an finissent par tourner aux bed-
lams (la folie a toujours été de tradition dans la sagesse chinoise). » (Demiéville,
1977, p. 16).
22. La méfiance à l’égard du langage semble même le disqualifier en tant
qu’outil de médiation adéquat pour la fin qu’est la vérité absolue de l’éveil. De
fait, en leur simple qualité de conventions, les mots demeurent ainsi liés à jamais
à l’aspect relatif ou mondain de la réalité, un aspect limité par essence, qui relève
seulement de ce que l’on appelle vérité conventionnelle (zokutai). Au sein du boud-
dhisme, on parle, en effet, d’une double vérité (nitai) : la vérité conventionnelle,
qui réfère à la réalité relative ou mondaine, celle qui fait l’objet de l’expérience
ordinaire de la majorité des individus n’ayant pas accédé à l’éveil, et la vérité
absolue (shōgitai), qui correspond à la vision ultime de la réalité, accessible seule-
­ment aux éveillés. Comme cette dernière va au-delà de l’aspect phénoménal de la
réalité, aucun langage, de par sa structure même, ne saurait la saisir. Sur le sens
de ces notions, voir Girard, 2008.
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22 Laurentiu Andrei

La recherche de l’absolu s’opère ainsi par un évidement de l’esprit


de toute pensée, de toute intention ou encore de tout effort à l’égard
de l’absolu. Toute étude et toute pratique apparaissent dès lors comme
dépourvues de sens. Mais est-ce le cas pour la méditation assise que
préconise Dōgen ? Le maître zen japonais ferait-il preuve d’anti-
intellectualisme dans les recommandations adressées à ses disciples ?
Dōgen explique que lorsqu’on adopte la posture de la médita-
tion assise, tout affairement et toute agitation mentale doivent ces-
ser. L’esprit (shin), qu’il soit intention (i) ou conscience (shiki), doit
se tenir à l’écart des habitudes et des préoccupations mondaines, en se
détachant du fourmillement incessant des pensées (nen), des représen-
tations (sō) et des perceptions (kan)23. Mais, pour Dōgen, la pratique
n’est pas quelque chose qui se trouve au-delà de la pensée (shi), de
même que la pensée ne se situe pas ailleurs que dans la pratique
(gyō) (DZZ I, 158). Il s’agit de faire taire la pensée et calmer l’agi-
tation de l’esprit24, sans pour autant adopter la condition du minéral.
Ainsi, l’interruption totale des pensées ne semble pas concerner la
pratique de la méditation assise telle que Dōgen la décrit25. On peut
estimer qu’au sein de la pratique de la méditation assise il s’agit non
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pas de renoncer à penser, mais de pratiquer une sorte d’époché, une
suspension du jugement. Qu’est-ce à dire ? Plutôt que de chercher
une interruption totale des pensées qui viennent et qui passent, il faut
parvenir à se détacher de ces pensées en tant que contenu (objet) de
la pensée. Ainsi, la formule « non-penser » doit plutôt être comprise
comme un mode de penser où l’on se détache des pensées que l’on
pense. C’est pourquoi, dans la mesure où « sans penser » (fushiryō)
et « non-penser » (hishiryō) désignent des dispositions non discrimi-
natoires de l’esprit26, s’exercer à penser au sans penser, c’est-à-dire

23. « Au-delà de l’esprit, de l’intellect ou de la conscience, il n’y a ni pensée,


ni représentation, ni perception. » (Zazen-gi, DZZ I, p. 100).
24. « L’organe mental est comme le singe, qui ne connaît pas le moindre
moment de répit ; si on désire le plier et le soumettre il faut s’appliquer à la réci-
tation du Grand Véhicule. » (Sūtra du lotus, tr. Robert, 1997, p. 448).
25. Il semble d’ailleurs que, de manière générale, au sein du bouddhisme :
« Le flux de pensée n’est jamais interrompu sauf en des cas exceptionnels tels
que le recueillement d’inconscience (asaṃjñisamāpatti) et le recueillement d’arrêt
(nirodhasamāpatti). » (Lamotte, 1970, t. V, 2171, n. 3).
26. Selon le Digital Dictionary of Buddhism, fushiryō et hishiryō sont deux
manières de rendre le sanskrit acintayitvā, « ne pas discriminer ». Cf. acintya,
« ce qui dépasse la pensée, ce qui est inconcevable » (Monnier-Williams, 1920).
Dans ce contexte, l’utilisation de ces deux types de négation possède un carac-
tère idiosyncrasique : si hi peut se comprendre au sens de « ce qui est différent
de », « ce qui est d’une nature différente [éventuellement plus haute] », fu semble
simplement désigner « absence de », « sans [quelque chose] ».
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Méditation assise 23

à non-penser, ne relève donc pas d’une sorte d’anti-intellectualisme,


mais d’une manière de penser détachée de l’objet auquel on pense27.
L’exercice de la pensée consiste ainsi à ne pas porter un jugement
de valeur qui relève d’un attachement aux choses et phénomènes
engendré par l’ignorance et la force de l’habitude28. Les pensées ne
sont pas supprimées, mais elles ne sont plus objet d’attachement. La
pratique de la méditation assise qui réside dans le « non-penser » est
au fond une forme de détachement d’une certaine manière de penser
discriminatoire, qui fonctionne selon une logique dualiste ignorant
l’unité profonde du sujet et de l’objet, du moyen et de la fin, du soi
et du monde. Non-penser est ainsi considéré par Dōgen comme une
manière juste de penser (shōshiryō) (DZZ II, p. 141), dans la mesure
où elle débarrasse l’esprit de la multitude des vues (opinions, ken)
que nous avons accumulées au sujet des choses et phénomènes, nous
permettant ainsi de les saisir dans leur réalité (nyojitsu)29.
La pratique de la méditation assise préconisée par Dōgen n’est
donc pas une inactivité totale de l’esprit, elle relève tout au contraire
d’une véritable discipline spirituelle, destinée à libérer la pensée des
opinions erronées (jaken) et apporter ainsi le calme de l’esprit. Il
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n’en reste pas moins que cette manière de s’asseoir simplement sans
visée dans la posture de la méditation peut paraître curieuse comme

27. À cet égard, Masao Abe écrit : « Although Zen is often misunderstood to
be an anti-intellectualism, a cheap intuitionism, or an encouragement to animal-
like spontaneity without consideration of good and evil, it embraces, in fact, a
profound philosophy. It is a philosophy based on a ‘non-thinking’ which is beyond
both thinking and not thinking, grounded upon ‘Self-Awakening’, and arising from
wisdom and compassion. And while in practice, Zen expresses and lives this philo­
sophy in a non-philosophical, vivid, and direct way, the philosophical basis is never
lacking. » (Abe, 1989, p. xxi).
28. De manière générale, le bouddhisme enseigne que la source de toute la
souffrance réside dans l’ignorance (mumyō) qui est elle-même une manière incor-
recte de se rapporter aux choses et phénomènes et de les évaluer. « Si l’esprit a
quelque chose qu’il apprécie, il y a nécessairement quelque chose qu’il déprécie.
S’il y a quelque chose qu’il juge vrai, il y a nécessairement quelque chose qu’il
juge faux. S’il apprécie une chose, il déprécie toutes les autres. S’il affectionne une
chose, il se met à détester tout le reste. L’esprit ne réside pas dans la forme, ni
dans l’informe ; il ne demeure pas dans la demeure, ni dans la non-demeure. S’il a
une demeure, il ne peut éviter d’être enchaîné ; s’il a une fonction, celle-ci est un
lien. Si votre esprit estime les dharmas, les dharmas parviennent à vous retenir. S’il
vénère un seul dharma, il a nécessairement quelque chose qu’il méprise. » (Traité
de Bodhidharma, tr. Faure, 1986, p. 86).
29. Cela requiert à la fois d’exercer sa pensée à l’aide de techniques médita-
tives rigoureuses pour corriger les vues (opinions) erronées (jaken) et une amélio-
ration de soi d’un point de vue éthique, qui implique, une discipline du désir,
pour écarter les passions ou les souillures morales (bonnō) et une discipline de
l’action, pour éliminer les tendances mauvaises (zuimen) du point de vue de l’agir
(Lusthaus, 2002, p. viii).
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pratique spirituelle. Serait-ce là une forme de quiétisme ? Quelle est


la finalité de cette pratique que Dōgen situe au fondement même de
la voie bouddhiste ?

S’asseoir sans visée

Dōgen, par son choix de la vie ascétique de moine bouddhiste,


a été très tôt confronté dans son étude et sa pratique de la voie de
l’éveil au problème suivant : si l’on a originellement la bouddhéité
(busshō), étant ainsi naturellement éveillé (et donc libéré de la souf-
france de l’existence) dans ce corps-esprit (shinjin), pourquoi a-t-on
encore besoin de pratiquer l’enseignement du vieux Śākyamuni ?30
Autrement dit, que vise-t-on lorsqu’on pratique zazen, si l’éveil est
déjà là, en quelque sorte ? Ses instructions pour la méditation assise
sont d’ailleurs claires : « N’ayez pas l’intention de faire un buddha.
Abandonnez l’activité même de vous asseoir ou de vous allonger. »
(Zazen-gi, DZZ I, p. 100).
Même la visée qui semble la plus noble, celle de devenir un
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éveillé (sabutsu) est à éviter, a fortiori l’aspect utilitaire de la médi-
tation assise. Cependant, la méditation assise ne saurait se réduire à
une attitude oisive, car il n’est pas question de ne rien penser ou de
ne rien faire. Au contraire, « l’effort dans la pratique de la voie » (kufū
bendō)31 doit être constant, dans la mesure où seul cet effort permet
d’actualiser l’état d’esprit ou l’attitude des anciens maîtres, en suivant
leur modèle. Dōgen met ainsi en évidence la nécessité de la pratique
qui imite la voie tracée par les anciens maîtres, véritable actualisation
de leur discours (gowa genjō), c’est-à-dire de leur enseignement au
sujet de l’éveil (DZZ I, p. 286). Il estime que ce discours, qui exprime
la vérité de l’éveil, s’actualise précisément au sein de la pratique de
la méditation assise et il propose ainsi de réévaluer le rapport entre
théorie et pratique dans la poursuite de la voie bouddhiste, dans une
conception de la pratique qui n’exclut pas l’étude théorique des mots
et des lettres où se recueille l’enseignement des anciens maîtres. Or,
qu’enseignent-ils ? Ils enseignent à méditer en position assise afin de
calmer l’esprit (anshin). C’est à travers cette posture physique, dont
l’adoption et le maintien requièrent une attention constante (sai), que
l’on exerce son esprit (yōjin) (DZZ II, p. 470). Loin d’être une simple

30. Sur ce point, voir Kim, 2000, pp. 22-23.


31. Expression que Dōgen utilise souvent pour caractériser la méditation
assise elle-même.
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Méditation assise 25

manière de s’asseoir, la posture assise est un véritable entraînement à


la maîtrise de l’esprit (jōshin)32(DZZ III, p. 263), qu’il faut pratiquer
inlassablement pour se libérer de la souffrance33. Or, il ne s’agit, ce
faisant, ni plus ni moins que de se connaître soi-même (jiko)34.
De fait, Dōgen n’a de cesse d’insister sur le fait que : « Apprendre
la voie bouddhiste, c’est s’apprendre soi-même. » (Genjō-kōan, DZZ I,
p. 3) Cette véritable pratique de soi revient paradoxalement à s’oublier
soi-même, c’est-à-dire, explique-t-il, à se dépouiller du corps et de
l’esprit (shinjin datsuraku)35. Comme son vieux maître chinois le lui
avait enseigné, ce dépouillement advient lors de l’effort qui consiste
à maintenir correctement la posture physique du zazen, où l’on se
détache du flux perpétuel des pensées qui caractérise l’état conscient,
pour faire place à l’éveil36. Ce travail du négatif, qui s’exerce alors
sous la forme du non-penser, n’est pas un moyen habile (hōben)37 dont
on se sert pour réaliser l’absolu ou l’éveil. De manière générale, au
sein de l’école zen Sōtō qui se réclame de Dōgen, on considère que
tout peut être un moyen, à l’exception du zazen (Pye, 2003, p. 152).
Cela parce que l’on estime « que tout moyen pervertit la fin qu’il vise,
que toute médiation transforme l’absolu en relatif, l’éveil en illusion »
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(Faure, 1987, p. 67). Le zazen, en tant que tel, est connaissance et
pratique de soi. C’est la raison pour laquelle, la pratique de la médi-
tation assise, telle que Dōgen la conçoit, n’est pas une technique ou
un art (jutsu) dont la visée se situerait à l’extérieur de la pratique
même. Selon lui, l’aspect fondamental de la pratique méditative réside

32. Notion comparable à la notion grecque d’ἐγκράτεια (Aristote, Éthique de


Nicomaque VII, 1-10).
33. À ce propos, P. Oltramare écrit : « C’est par l’esprit, le citta, que l’homme
souffre. Laissé à lui-même, l’esprit enlace de plus en plus l’individu dans les liens
d’une existence misérable. Mais qu’on maîtrise le citta, on se dégage et l’on gué-
rit. » (Oltramare, 1923, pp. 116-117).
34. À ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre article indiqué dans
la bibliographie.
35. Sur la signification de cette formule, voir (Heine et Wright, 2010,
p. 133).
36. « La non-activité de l’esprit, c’est l’absence de pensée [munen]. Dans
la substance de l’absence de pensée se trouve naturellement la sapience et la
sapience foncière, c’est l’aspect véritable (tchen siang). Les Buddha et Bodhisattva
se servent de l’absence de pensée pour parvenir au corps de loi (dharmakāya) de
délivrance. » (Les entretiens du maître de dhyāna Chen-houei [Hézé Shénhuì (668–
760)], tr. Gernet, 1977, p. 13).
37. À savoir, un procédé souvent de nature rhétorique qui consiste à recourir
au paradoxe à des fins sotériologiques. Par exemple, on estime que tout discours,
même celui des sūtras, n’est qu’un outil, un instrument dont on peut éventuellement
se servir pour atteindre la sagesse ou l’éveil. On le qualifie souvent d’expédient ou
de moyen habile, destiné à ceux qui n’ont pas encore atteint le degré d’élévation
nécessaire pour accéder directement à l’éveil.
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26 Laurentiu Andrei

précisément dans le dépassement de la dichotomie entre moyens et


fins. C’est pourquoi, il estime qu’elle n’est pas un simple moyen pour
atteindre l’éveil et avance l’idée d’une indistinction entre pratique et
réalisation (shushō ichinyo), qui repose sur la non-dualité (funi) de
la pratique et de la réalisation de l’éveil, de la lettre et de l’esprit,
de la théorie (discours/enseignement) et de la pratique. La pratique
méditative se confond ainsi en quelque sorte avec l’enseignement (le
dharma bouddhiste) et avec l’éveil lui-même. N’étant pas un art de
la production, car elle ne produit rien, mais débarrasse seulement
l’esprit de ce qui l’encombre, on peut caractériser la méditation assise,
sans risquer de se tromper, comme un art de la performance : un
art dont la visée ou la finalité ne se distingue nullement de son
accomplissement ou de sa mise en œuvre, qui réside dans le non-
penser. Ainsi, lorsqu’on médite en position assise, on ne franchit pas
des étapes vers l’éveil, mais on entre directement dans l’éveil38. C’est
seulement à partir d’une telle posture exempte d’erreur que l’on peut
agir comme il convient, sans nuire à l’ordre des choses, mais en étant
bénéfique aux autres39. Bref, cette pratique de soi a une dimension
indéniablement éthique.
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***
Caractériser la tradition du Zen dans son ensemble comme un
anti-intellectualisme, un amoralisme ou encore un quiétisme, apparaît
ainsi comme une appréciation réductrice, provenant d’une suréva-
luation de la dimension ontologique de la pensée zen, au détriment
de sa dimension éthique et ascétique. Cette appréciation repose sur
la tendance à considérer que les notions ont pour fonction exclusive
de désigner ou de nier des réalités, au premier rang desquelles, la
pensée. Il s’agit là d’une lecture partielle, si ce n’est partiale, qui
fait un usage réifiant de notions qui ont, dans le contexte de la pra-
tique, une fonction différente, car destinées à désigner des attitudes ou
des dispositions de l’esprit, c’est-à-dire des manières d’appréhender
ou de se rapporter à la réalité, dans sa dimension conventionnelle
ou absolue. C’est pourquoi la lecture éthique ou ascétique que l’on
peut faire à partir des écrits de Dōgen nous semble plus nuancée à
l’égard de la pratique bouddhiste de la méditation assise. On peut
considérer cette pratique comme une véritable « archéologie de soi-
même » qui consiste, au moins en partie, en « un examen des pensées

38. Voir note ci-dessus 16.


39. Shoaku makusa, DZZ I, pp. 343 sqq.
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Méditation assise 27

et arrière-pensées » (Faure, 1998, pp. 227-228). Dans le Zen de


Dōgen, l’accomplissement de cette pratique de soi se trouve dans le
non-penser, compris comme une manière de s’apprendre soi-même
tout en s’oubliant.
Laurentiu Andrei
Centre de recherche Philosophies et rationalités
(Université Blaise Pascal)
laurentiu.andrei@hotmail.fr

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