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LE RÔLE DE L'ACTION DANS L'ACCÈS AUX CONCEPTS D'OBJETS :

APPORT DE LA NEUROPSYCHOLOGIE ET DES NEUROSCIENCES


COGNITIVES

Solène Kalénine

John Libbey Eurotext | « Revue de neuropsychologie »


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2009/2 Volume 1 | pages 150 à 158
ISSN 2101-6739
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2009-2-page-150.htm
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Article de synthèse
Rev Neuropsychol

2009 ; 1 (2) : 150-8 Le rôle de l’action dans l’accès


aux concepts d’objets : apport
de la neuropsychologie
et des neurosciences cognitives
The role of action in accessing object
concepts: evidence from
neuropsychology and cognitive
neurosciences
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Solène Kalénine Résumé Les approches de la cognition incarnée stipulent que les
concepts d’objets sont enracinés dans nos expériences
Laboratoire de psychologie
et neurocognition (CNRS UMR 5105), sensorimotrices. Le traitement des concepts d’objets réactiverait automatiquement les expé-
Université Pierre-Mendès-France, riences sensorimotrices associées à ces objets et reposerait par conséquent sur les réseaux
Grenoble
<solene.kalenine@upmf-grenoble.fr> neuronaux impliqués dans la perception et l’action. Dans ce cadre, l’expérience motrice aurait
un rôle crucial dans la formation et le traitement de certains concepts. Cette proposition est
soutenue par des arguments expérimentaux en neuro-imagerie, en neuropsychologie et en
psychologie cognitive. Les études en neuro-imagerie révèlent que le traitement des concepts
d’outils, avec lesquels nos interactions sont principalement motrices, active spécifiquement le
système visuomoteur impliqué dans les actions réelles et la sémantique de l’action. Ces acti-
vations spécifiques aux concepts d’outils semblent d’ailleurs davantage liées au fait qu’il
s’agisse d’objets manipulables que d’objets fabriqués, conformément à certaines observations
neuropsychologiques. En outre, la réactivation des expériences motrices influence le traite-
ment conceptuel. Plusieurs études comportementales chez l’adulte et chez l’enfant indiquent
que l’action a un impact sur l’accès aux concepts d’objets. Ces résultats soulèvent la question
de l’émergence de connaissances contextuelles et fonctionnelles sur les objets à partir de
l’expérience motrice et amènent de nouvelles perspectives sur l’évaluation et la rééducation
des patients apraxiques.
Mots clés : formation de concept • aptitudes motrices • sémantique • neurosciences • apraxie

Abstract Embodied views of concepts claim that object


concepts are grounded in the sensori-motor system.
According to such views, conceptual processing would automatically reactivate our
sensorimotor experience with objects and would consequently rely on the neural net-
works involved in perception and action. In this framework, motor experience may have
a crucial role in the formation and processing of particular kinds of concepts. In the pre-
sent paper, we report some of the main arguments in the neuroimagery, neuropsycho-
logy and cognitive psychology fields, which support this assumption. First, we present
the neuroimaging studies of conceptual processing. They revealed that in comparison to
doi: 10.1684/nrp.2009.0017

other conceptual categories such as animals, conceptual processing of tools specifically


activates the visuo-motor system involved in action execution and action semantics.
Moreover, tool-selective activations seem more deeply linked to object manipulability
Correspondance : than object domain. Neuropsychological deficits toward artefact concept categories
S. Kalénine may actually be related to the impairment of manipulable objet concepts. On the one

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hand, this points out the necessity to take into account object manipulability when asses-
sing conceptual knowledge. On the other hand, it suggests that action experience could
shape concept formation and processing at the neural and cognitive levels. Thus, we
then review empirical findings from behavioural studies using compatibility and priming
tasks, which demonstrate that, the reactivation of action information influences concep-
tual processing. Finally, we consider how contextual and functional knowledge could
emerge from motor experience, given that context of use and function are essential for
manipulable objet concepts such as tools. The findings reported here raise the issue of
the relationship between manipulation and function knowledge and provide new direc-
tions for the assessment and rehabilitation of apraxic patients.
Key words: concept formation • motor skills • semantics • neurosciences • apraxia

L
es approches traditionnelles de la cognition suppo- mise en évidence en opposant différentes catégories
sent que nos connaissances sur le monde sont d’objets. Cette méthode permet effectivement d’écarter les
stockées dans un espace sémantique amodal distinct processus perceptifs et moteurs liés aux stimuli et à la tâche
des systèmes neuronaux impliqués dans la perception (par (communs à toutes les catégories) et d’isoler les mécanis-
exemple, la vision, l’audition, l’olfaction), l’action (par mes sensorimoteurs à la base de certains concepts. En ce
exemple, le mouvement, la proprioception) et les expérien- qui concerne les déficits catégoriels spécifiques observés
ces émotionnelles. Depuis une dizaine d’années, les appro- en neuropsychologie [3], la principale distinction étudiée
ches de la cognition incarnée ont proposé une nouvelle oppose les catégories d’objets naturels, comme les ani-
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conception du fonctionnement cognitif et social [1]. maux, aux concepts d’objets fabriqués, comme les outils.
Ces approches suggèrent au contraire que nos connaissan- L’idée générale est que si le traitement conceptuel est
ces seraient enracinées dans les expériences sensorimotri- sous-tendu par la réactivation de nos expériences sensori-
ces que nous avons vécues lors de nos interactions avec motrices avec les objets, alors les réseaux neuronaux impli-
l’environnement. En accord avec une conception non abs- qués dans l’action avec les objets devraient être spécifique-
tractive de la mémoire [2], ces modèles envisagent que nos ment recrutés lors du traitement des concepts d’objets pour
connaissances sur les objets ne sont pas a priori dissociées lesquels les expériences motrices d’utilisation sont domi-
des épisodes dans lesquels nous avons interagi avec eux. nantes comme les outils [4, 5].
Plusieurs groupes d’arguments appuient effectivement le La manipulation réelle des objets dépend du fonction-
rôle des expériences sensorimotrices dans la formation et nement d’un large réseau frontopariétal. Au-delà de leur
l’accès aux concepts d’objets. implication dans l’exécution des actions, les neurones des
Dans cette synthèse, nous nous centrerons particulièrement régions prémotrices et pariétales de ce réseau auraient des
sur le rôle de l’action, sur le développement et le traitement propriétés particulières qui leur permettraient d’être activés
conceptuel. Nous tenterons de préciser dans quelle mesure en dehors de toute action réelle. Tout d’abord, le système
l’expérience motrice façonne l’accès aux concepts d’objets. visuomoteur aurait pour rôle de coder les transformations
Si les expériences motrices sont à la base des concepts visuomotrices nécessaires à l’exécution du geste. Pour
d’objets, alors l’accès à ces concepts devrait automatique- cela, certaines populations de neurones dits « canoniques »
ment s’accompagner d’une réactivation neuronale des des cortex préfrontal et pariétal seraient activées dès lors
expériences motrices qui leur sont associées. Ce phéno- que le potentiel pour l’action
mène devrait être particulièrement à l’œuvre pour les objets (l’affordance) est reconnu, c’est-à-dire lorsqu’un objet
avec lesquels nos interactions sont majoritairement potentiellement manipulable est détecté, cela avant même
motrices. Nous chercherons ensuite à évaluer dans quelle qu’une action ne soit effectivement réalisée. En effet, la sim-
mesure la réactivation des expériences motrices aurait un ple vision d’un objet manipulable active le cortex prémo-
impact sur l’accès aux connaissances sur les objets. Cette teur et le cortex pariétal postérieur, principalement dans
question nous amènera à reconsidérer le lien entre l’accès l’hémisphère gauche. Ces activations frontopariétales sont
aux connaissances sur la manipulation et sur la fonction des le plus souvent associées à l’activation de régions temporo-
objets, question fondamentale pour l’évaluation et la réédu- occipitales, notamment du gyrus temporal moyen posté-
cation des patients apraxiques. rieur, de la partie médiale du gyrus fusiforme et de la jonc-
tion occipito-temporale. Notons que, même si au sens
strict, seuls les neurones des régions prémotrices et pariéta-
Recrutement du système visuomoteur les sont dotés de propriétés motrices (c’est-à-dire sont acti-
vés lors d’un mouvement réel), ces régions temporo-
lors du traitement des concepts d’outils occipitales pourraient être associées au système visuomo-
En neuro-imagerie, l’implication des systèmes sensori- teur en raison de leurs interactions cruciales avec le cortex
moteurs dans le traitement conceptuel a été principalement pariétal adjacent. Le deuxième rôle majeur du système

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visuomoteur serait de permettre la compréhension des cette différence qui expliquerait la différence de traitement
actions réalisées par les autres. Cette fonction serait assurée entre les concepts d’outils et d’animaux, mais bien la diffé-
grâce à la capacité de neurones dits « miroirs » des cortex rence d’expérience sensorimotrice avec ces objets. Par
prémoteur et pariétal [6]. Les neurones miroirs, qui pulse- conséquent, le fait qu’un objet soit manipulable ou non
raient à la fois lors de l’exécution et lors de l’observation pourrait être plus à même de prédire les mécanismes à
d’actions, apporteraient au système moteur une capacité l’œuvre dans le traitement conceptuel que son domaine
de résonance. En effet, l’observation d’actions active les d’appartenance.
cortex prémoteur et pariétal inférieur, notamment le gyrus
supramarginal, et ce principalement dans l’hémisphère
gauche. Comme lors de la vision d’objets manipulables,
l’activation des cortex prémoteur et pariétal durant l’obser- Caractère manipulable des objets :
vation d’actions s’accompagne fréquemment de l’activa- un facteur déterminant du traitement
tion de certaines régions temporo-occipitales telles que le
gyrus temporal moyen et supérieur, le sillon temporal supé-
conceptuel
rieur ou le gyrus occipital supérieur. En comparant le traitement conceptuel des objets fabri-
Dans l’ensemble, il semble donc qu’en l’absence qués et des objets naturels, certaines études en neuro-
d’action réelle, le système visuomoteur puisse être recruté imagerie n’ont pas montré d’activation spécifique substan-
à partir d’informations de nature perceptive : la perception tielle en réponse aux concepts d’objets fabriqués. Dans
d’un objet manipulable (neurones canoniques) ou la per- l’étude de Marques et al. [9], les participants réalisent une
ception d’une action (neurones miroirs). Par conséquent, tâche de vérification de propriétés lors d’une étude par ima-
si des régions motrices peuvent être recrutées en l’absence gerie par résonance magnétique fonctionnelle (IMRf), impli-
d’action réelle et les concepts enracinés dans nos expérien- quant des concepts d’objets naturels et fabriqués et des pro-
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ces sensorimotrices, alors le système visuomoteur devrait priétés visuelles et de mouvement. Les mêmes propriétés
être impliqué dans le traitement des concepts d’action (par sont utilisées pour les concepts d’objets naturels et fabri-
exemple, les verbes d’action) et des concepts d’objets avec qués. Par exemple, « est long » est à la fois présenté avec
lesquels les interactions sont principalement motrices (par serpent et tuyau, « coupe les arbres » avec castor et scie.
exemple, les concepts d’outils). En accord avec cette hypo- Les auteurs observent un recrutement spécifique de certai-
thèse, la majorité des études qui ont comparé les régions nes régions cérébrales en fonction du type de propriétés,
impliquées dans le traitement sémantique de différentes visuelles ou d’action, notamment au niveau du cortex
catégories d’objets montre que le système visuomoteur est temporo-occipital (visuel) et de la jonction temporo-parié-
spécifiquement recruté lors du traitement des concepts tale (action) mais aucune activation spécifique aux catégo-
d’outils. Globalement, la récupération de connaissances
ries d’objets naturels ou fabriqués. Ainsi, les connaissances
variées sur les outils par rapport à d’autres objets active le
semblent effectivement être organisées en termes de dimen-
cortex prémoteur gauche, le lobule pariétal inférieur gau-
sions sensorimotrices (par exemple, propriétés visuelles et
che, dont le gyrus supramarginal, le gyrus temporal
d’action) et non en termes de domaines, puisque cette
moyen postérieur gauche et la partie médiale du gyrus fusi-
structuration ne semble pas donner lieu à un traitement dif-
forme [7, 8]. Les mêmes régions sous-tendent les connais-
férent des concepts d’objets naturels et fabriqués.
sances liées à l’action. D’une part, le système visuomoteur
est largement activé lorsque les connaissances testées por- Or, les études qui ne sont pas parvenues à mettre en
tent explicitement sur la manière de manipuler les objets. évidence de distinction cérébrale entre objets naturels et
D’autre part, ce réseau est davantage impliqué lorsque les fabriqués semblent présenter une caractéristique méthodo-
participants traitent des concepts d’action que lorsqu’ils logique commune. Contrairement aux autres études, les
traitent des concepts d’objets, que ce soit à partir d’images catégories opposées ne sont pas restreintes aux animaux
(c’est-à-dire images d’action versus images d’objets) ou de et aux outils. Dans l’étude de Marques et al. [9], par exem-
mots (c’est-à-dire verbes d’action versus noms d’objets). ple, les objets naturels sont effectivement des animaux,
L’implication du cortex temporal postérieur dans la séman- mais les catégories d’objets fabriqués sont diverses : outils,
tique de l’action peut être mise en relation avec sa proxi- véhicules, meubles, vêtements, objets plus ou moins mani-
mité avec l’aire visuelle sensible au mouvement (MT+). pulables. Ces résultats sont concordants avec certaines dis-
L’ensemble de ces données corrobore les théories de la sociations neuropsychologiques qui ne respectent pas la
cognition incarnée et démontre que le système visuomoteur dichotomie classique entre objets naturels et fabriqués [3].
est largement impliqué dans le traitement conceptuel. D’une part, des doubles dissociations semblent exister au
Les régions motrices des cortex frontal et pariétal ainsi que sein de chaque domaine. Par exemple, alors que le patient
les régions temporo-occipitales associées sous-tendraient E.W. [10] est très altéré en dénomination d’images d’ani-
spécifiquement les concepts d’actions et les concepts maux, ses performances sont préservées pour les fruits et
d’outils, par rapport aux concepts d’animaux. Bien que les légumes. En revanche, le patient J.J. [11] présente le profil
concepts d’outils et d’animaux diffèrent en termes de inverse. D’autre part, certaines catégories, telles que les ins-
domaine (objets naturels et fabriqués), ce ne serait pas truments de musique et les parties du corps, semblent avoir

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un statut particulier et peuvent se comporter comme des Au niveau comportemental, les principaux arguments
concepts naturels ou fabriqués, respectivement. proviennent des effets de compatibilité et d’amorçage liés
Filliter et al. [12] ont cherché à dissocier l’influence du à l’action. Tout d’abord, les données comportementales
domaine de l’effet de la manipulabilité sur l’identification confirment que la simple vision d’un objet manipulable
des objets. Ces auteurs partent du constat que les adultes réactive les informations motrices qui lui sont associées.
normaux et les patients cérébrolésés identifient habituelle- Les effets de compatibilité rapportés par Tucker et Ellis
ment plus rapidement et plus précisément les objets fabri- [14] apportent des arguments décisifs dans ce sens. Dans
qués que les objets naturels. Ils émettent l’hypothèse qu’il cette étude, les participants catégorisent des objets manipu-
s’agirait en fait d’un avantage pour les objets manipulables lables en objet naturel ou fabriqué à l’aide d’un dispositif de
qui serait masqué lorsque ce facteur est confondu avec le réponse nécessitant une saisie main entière et une pince
domaine des objets (par exemple, animaux versus outils). fine. La saisie main entière implique les cinq doigts de la
Afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse, ils proposent à main avec le pouce opposable aux autres doigts, alors que
des adultes normaux des couples mot-image correctement la pince fine correspond à une saisie entre le pouce et
appariés ou non. Ces couples correspondent à des objets l’index. Les objets présentés induisent soit une saisie main
naturels manipulables (par exemple, fruits et légumes) et entière (par exemple, bouteille, concombre), soit une pince
non manipulables (par exemple, oiseaux) et à des objets fine (par exemple, allumette, cerise). Les temps de réponse
fabriqués manipulables (par exemple, ustensiles) et non pour catégoriser les objets sont plus rapides lorsque l’action
manipulables (par exemple, véhicules) en proportion équi- induite par l’objet est compatible avec l’action exercée sur
valente. Les participants doivent indiquer si l’appariement le dispositif de réponse.
est correct. Les auteurs rapportent à la fois un effet du Des résultats concordants sont obtenus avec des para-
domaine et de la manipulabilité des objets. Ils observent digmes d’amorçage. Myung et al. [15] présentent auditive-
effectivement des temps d’identification plus courts pour ment des paires de mots amorce-cible. Les participants réa-
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les objets manipulables que non manipulables, bien que lisent une tâche de décision lexicale sur le mot cible. Un
l’effet s’inverse lorsque la familiarité des objets est contrô- même nom d’objet cible est présenté une fois avec une
lée. De plus, ils notent un avantage des objets naturels par amorce induisant la même manipulation (par exemple,
rapport aux objets fabriqués, contrairement à ce qui était piano-clavier d’ordinateur) et une fois avec une amorce
couramment observé lorsque la manipulabilité n’était pas non reliée (par exemple, couverture-clavier d’ordinateur).
prise en compte. La manipulabilité des objets affecte égale- Les résultats montrent que les temps de décision lexicale
ment le traitement de différents types de liens conceptuels, sont plus rapides lorsque l’amorce et la cible impliquent la
et ce dès cinq ans. La rapidité d’identification de relations même manipulation, confirmant l’impact de la réactivation
catégorielles principalement fondées sur la ressemblance des informations motrices sur l’accès au concept.
Les auteurs retrouvent, par ailleurs, des résultats similaires
perceptive (par exemple, labrador-caniche) et de relations
dans une seconde expérience fondée sur la mesure des
thématiques fondées sur des liens contextuels/fonctionnels
mouvements oculaires. Lorsque les participants doivent
(par exemple, bol-tartine) est comparée pour différentes
choisir parmi quatre images d’objets celle qui correspond
catégories d’objets, naturels ou fabriqués, manipulables
au nom qu’ils viennent d’entendre, ils regardent plus sou-
ou non [13]. Chez les enfants de cinq à sept ans, comme
vent le distracteur partageant la même manipulation que les
chez les adultes, le traitement des relations contextuelles et
autres distracteurs.
fonctionnelles est plus rapide pour les objets manipulables
En outre, les expériences d’amorçage indiquent que des
que non manipulables, qu’ils soient naturels ou fabriqués.
représentations statiques ou dynamiques d’actions peuvent
Dans l’ensemble, ces résultats démontrent qu’au-delà du
effectivement induire une résonance motrice et faciliter le
domaine, la manipulabilité influence l’identification et la
traitement conceptuel ultérieur des objets manipulables.
catégorisation des objets. L’action aurait donc un rôle privi-
Borghi et al. [16] demandent à des participants de catégo-
légié dans l’accès aux concepts d’objets manipulables.
riser en naturel ou fabriqué des images d’objets manipula-
bles qui peuvent être saisis avec la main entière (par exem-
ple, marteau, pomme) ou avec une pince fine (par exemple,
Influence de l’action sur le traitement stylo, cerise). Ces images d’objets sont amorcées par des
des concepts d’objets manipulables images de main en position de saisie main entière ou de
pince fine, préalablement associées avec le geste de saisie
Les études en neuro-imagerie ont démontré que le trai- correspondant. Les participants catégorisent plus rapide-
tement des concepts d’outils et des concepts d’action ment les objets lorsqu’ils induisent une saisie compatible
s’accompagne d’une activation du système visuomoteur. avec la position de la main présentée en amorce.
Il reste à savoir si la réactivation des expériences motrices L’influence de la réactivation des expériences motrices
a un effet notable sur le comportement, si elle facilite le sur le traitement conceptuel des objets manipulables a pu
traitement sémantique des objets manipulables et si elle être mise en évidence chez l’enfant à partir de cinq ans
concerne tous les objets manipulables, naturels et [17]. Dans cette étude, des représentations dynamiques
fabriqués. d’actions sont utilisées en amorce. Il s’agit de films de

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800 ms, durant lesquels un adulte mime l’utilisation d’un les conditions. En phase test, l’expérimentateur présente
objet manipulable. Les objets cibles étudiés sont précédés aux enfants deux versions allongées de l’objet utilisé en
d’amorces reliées ou non. Les enfants ont pour consigne de familiarisation : une version allongée horizontalement
dénommer les objets cibles (expérience 1, enfants de 9 à (objet long) et une version allongée verticalement (objet
12 ans) ou de catégoriser les objets cibles en objet de bri- haut). Les enfants doivent choisir lequel des deux objets
colage ou autres (expérience 2, enfants de 5 à 11 ans). Un est un « wug ». Il y a trois essais de test. Les résultats révè-
effet de facilitation est observé dans les deux expériences : lent une nette préférence pour l’objet test congruent avec
les cibles reliées sont plus rapidement identifiées et catégo- l’action réalisée en phase de familiarisation en condition
risées que les cibles non reliées, particulièrement chez les « action » : les enfants qui ont fait bouger l’objet verticale-
plus jeunes enfants. Notons que l’ampleur de l’effet d’amor- ment considèrent que l’objet test haut est un « wug » mais
çage est toutefois moins importante dans la seconde expé- pas l’objet test long, et inversement. En revanche, aucune
rience (catégorisation) que dans la première expérience différence entre les choix pour les deux objets tests n’est
(identification). De plus, il n’est pas certain que l’effet observée dans les conditions « sans action » et « sans
d’amorçage observé soit associé à une activation automa- action, sans mouvement ». Ces résultats démontrent que
tique des informations motrices. En effet, l’objet cible est dès deux ans et demi, l’expérience sensorimotrice de
clairement identifiable au cours de la vidéo, puisque le l’enfant façonne la formation des catégories d’objets.
mime correspond à un objet précis (par exemple, une per- Nous pouvons alors nous demander quelle est la part
sonne en train de scier). L’hypothèse alternative selon des expériences motrices dans l’accès aux concepts
laquelle l’effet d’amorçage est dû à une préactivation de d’objets manipulables. Nous savons que les connaissances
l’objet lui-même plutôt que de l’action ne peut pas être reje- contextuelles et fonctionnelles sont au cœur de la compré-
tée. Cette étude est cependant la première à avoir tenté de hension des objets fabriqués [19]. Lorsque le domaine et la
mettre en évidence l’influence de l’amorçage par l’action manipulabilité des objets sont strictement contrôlés, les
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sur l’accès aux concepts d’objets chez l’enfant. connaissances contextuelles et fonctionnelles sont plus
L’ensemble de ces résultats comportementaux démon- facilement accessibles pour les objets manipulables [13].
tre que les objets manipulables et les représentations Par conséquent, quels sont les liens entre l’expérience
d’actions induisent automatiquement la réactivation des motrice et les connaissances sur le contexte d’utilisation et
expériences motrices qui leur sont associées. Ces informa- la fonction des objets ?
tions liées à l’action influencent en retour le traitement des
concepts d’objets manipulables. Ce phénomène semble
généralisable à tous les objets manipulables, naturels ou Expérience motrice et connaissances
fabriqués. Il serait également à l’œuvre au cours du déve- contextuelles et fonctionnelles
loppement. Ces arguments appuient le rôle crucial de
l’action avec les objets dans la formation et le traitement Des pistes de réflexion sur les rapports entre contexte et
des concepts d’objets manipulables. Cependant, quelle action proviennent des travaux à l’appui du principe d’ins-
que soit la méthode utilisée, les études comportementales tanciation [20]. Selon ce principe, les concepts de niveau
ont majoritairement cherché à réactiver certaines expérien- surordonné (par exemple, ustensiles) réactiveraient une col-
ces motrices préalablement acquises par les participants. lection d’exemplaires (par exemple, verre, fourchette, pas-
Peu de recherches ont directement manipulé l’expérience soire, fouet). Ces exemplaires réactiveraient en retour les
motrice afin de préciser dans quelle mesure une nouvelle informations sensorimotrices qui leur sont associées. En
activité motrice avec un objet inconnu façonne la manière accord avec les théories de la cognition incarnée, les
de concevoir cet objet. L’expérience de Smith [18], réalisée concepts surordonnés ne seraient pas plus abstraits que les
sur des enfants de deux ans et demi, démontre néanmoins concepts de niveau de base, puisque l’accès à ces concepts
clairement l’influence de l’expérience sensorimotrice de se ferait via la réactivation des expériences perceptives et
l’enfant sur la catégorisation des objets. Dans une phase motrices avec les exemplaires de niveau de base. Le lien
de familiarisation, elle présente aux enfants un « wug » : moins direct entre les concepts surordonnés et les expérien-
un nouvel objet de forme quasiment ronde agrémenté de ces sensorimotrices entraînerait toutefois un coût de traite-
deux sortes de poignées. Les enfants sont répartis dans ment, qui permettrait de rendre compte de la supériorité du
cinq conditions. Dans la condition « action verticale », les niveau de base classiquement reportée dans la littérature.
enfants font bouger l’objet eux-mêmes selon un axe vertical En analysant des normes de génération de propriétés chez
(« le long de l’arbre »). Dans la condition « action horizon- l’adulte, Marques [21] a comparé les attributs produits pour
tale », les enfants font bouger l’objet eux-mêmes selon un des concepts de niveau de base et de niveau surordonné sur
axe horizontal (« le long de l’herbe »). Dans les conditions plusieurs caractéristiques. Il remarque que, concernant les
« sans action », les enfants observent l’expérimentateur concepts surordonnés, seulement 17 % des attributs géné-
faire bouger l’objet horizontalement ou verticalement. rés sont communs à la majorité des exemplaires de la caté-
Dans la dernière condition « sans action, sans mouve- gorie concernée (par exemple, « à des roues » pour « véhi-
ment », l’expérimentateur présente simplement l’objet à cule »). Parallèlement, 15 % des attributs générés sont
l’enfant en le dénommant. L’objet est dénommé dans toutes présents chez quelques exemplaires de la catégorie unique-

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ment (par exemple, « vole » pour « véhicule »). Ce résultat tion). L’ensemble de ces données suggère que le contexte
appuie l’idée que traiter un concept surordonné reviendrait dans lequel les objets sont rencontrés, notamment les scè-
à traiter des exemplaires. nes dans lesquelles les interactions avec les objets ont lieu,
Si les concepts surordonnés réactivent une collection facilite le regroupement d’actions variées, réalisées avec
d’exemplaires, ils devraient également transmettre des des objets manipulables divers, et, par conséquent, aide à
informations sur le contexte dans lequel cette collection accéder aux concepts surordonnés d’objets manipulables.
d’exemplaires a été rencontrée. L’information contextuelle Des stratégies centrées sur l’utilisation des informations
pourrait alors aider à relier ensemble des interactions sen- contextuelles pourraient par conséquent être envisagées
sorimotrices variables avec des objets différents. Elle facili- pour faciliter la compréhension des concepts surordonnés
terait donc particulièrement l’accès aux concepts surordon- chez le jeune enfant et chez l’adulte cérébrolésé.
nés et réduirait ainsi la supériorité relative du niveau de Concernant les relations entre manipulation et fonction,
base. Par exemple, le contexte de la cuisine permettrait de elles sont toujours l’objet de débat dans les recherches
relier divers ustensiles (par exemple, verre, fourchette, pas- actuelles. L’extraction de similarités fonctionnelles est-elle
soire) que des expériences motrices différentes ne permet- un mécanisme indépendant des expériences motrices ou
traient pas de regrouper directement. Dans l’une de leurs bien peut-on envisager que les connaissances sur la fonc-
expériences, Murphy et Wisniewsky [22] (expérience 2) tion des objets émergent justement de nos actions avec ces
présentent un nom de catégorie suivi d’une image durant objets ? Tout d’abord, l’existence de doubles dissociations
150 ms. Un point apparaît ensuite sur l’écran, et les partici- neuropsychologiques entre les connaissances sur la mani-
pants doivent déterminer si l’objet qui était sur l’image à cet pulation et la fonction des objets suggèrent une relative
emplacement appartient à la catégorie mentionnée. indépendance entre la part du « comment faire » (c’est-
Les temps de réponse et les erreurs sont enregistrés. Plu- à-dire, manipulation) et du « pour quoi faire » (c’est-à-dire,
sieurs facteurs sont manipulés : le nom de la catégorie fonction) dans l’utilisation des objets manipulables. Bux-
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peut être au niveau de base (par exemple, marteau) ou au baum et Saffran [24] ont, par exemple, comparé les
niveau surordonné (par exemple, outils), l’image peut cor- connaissances de patients cérébrolésés (hémisphère gau-
respondre à un objet isolé ou à une scène (c’est-à-dire, plu- che) apraxiques et non apraxiques sur la manipulation et
sieurs objets dans un contexte), et l’objet indicé peut appar- la fonction des objets. Le test proposé pour évaluer ces
tenir ou non à la catégorie mentionnée. Les résultats connaissances est un test d’appariement d’images sur la
montrent une interaction entre le niveau du concept et le fonction et/ou la manipulation. La consigne est de détermi-
type d’image : l’avantage du niveau de base est considéra- ner lequel des deux objets est le plus similaire à l’objet
blement réduit lorsque l’objet est présenté dans son cible. L’objet cible est similaire à l’un des objets de choix
contexte par rapport à une présentation de l’objet isolé. sur l’une ou l’autre des dimensions. Les patients apraxiques
De plus, lorsque l’objet à catégoriser est présenté dans se montrent davantage altérés pour les items reliés par la
une scène inappropriée [22] (expérience 4), les performan- manipulation (par exemple, piano-machine à écrire) ainsi
ces catégorielles chutent davantage au niveau surordonné que dans les tâches évaluant les connaissances sur les outils
qu’au niveau de base. et les parties du corps, alors que les patients non apraxiques
Une expérience récente a permis de comparer directe- sont davantage déficitaires sur les items reliés par la fonc-
ment l’effet de l’amorçage par le contexte et par l’action sur tion (par exemple, tourne-disque-radio) ainsi que dans les
la catégorisation des objets manipulables au niveau de base tâches évaluant les connaissances sur les animaux.
et au niveau surordonné [23]. Des objets manipulables, Ces observations appuient une relative indépendance des
naturels et fabriqués, sont amorcés soit par une photogra- réseaux neuronaux impliqués dans les connaissances sur
phie de main en position de manipulation de l’objet (amor- la manipulation et la fonction des objets.
çage action), soit par une scène dans laquelle l’objet pour- Les données issues des recherches en neuro-imagerie
rait être aisément rencontré (amorçage contexte). apparaissent cependant moins nettes. Dans la majorité des
Les participants réalisent une tâche de décision catégorielle études sur ce thème, les jugements sur la manipulation et
sur l’objet soit au niveau de base (par exemple, « une sorte sur la fonction des objets recrutent des régions similaires,
de bol ? »), soit au niveau surordonné (« une sorte d’usten- bien que certaines de ces régions apparaissent plus forte-
sile ? »). Dès sept ans, l’effet de la condition d’amorçage ment activées lorsque les connaissances concernent la
interagit avec le niveau de catégorisation requis. L’informa- manipulation. Boronat et al. [25] ont comparé la récupéra-
tion liée à l’action aide davantage l’accès aux concepts de tion de connaissances sur la fonction et sur la manipulation
niveau de base, tandis que l’information contextuelle faci- des objets à l’aide d’une tâche d’appariement d’images ou
lite davantage l’accès aux concepts surordonnés. Ces résul- de mots. Dans la condition « fonction », les participants
tats sont concordants avec les variations de résultats obser- doivent juger si les deux objets servent à la même chose.
vées entre les deux expériences de Mounoud et al. [17] : la Dans la condition « manipulation », ils doivent décider si
taille de l’effet de l’amorçage par l’action est moindre les deux objets se manipulent de la même manière. Les cor-
lorsque la tâche implique de traiter le concept au niveau tex prémoteur, pariétal inférieur et temporal postérieur de
surordonné (par exemple, catégorisation outils ou autre) l’hémisphère gauche sont activés dans les deux conditions,
par rapport au niveau de base (par exemple, dénomina- « fonction » et « manipulation », quels que soient les sti-

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muli utilisés (mots ou images). Cependant, le lobule pariétal l’émergence d’activation au sein du système visuomoteur à
inférieur est davantage activé dans la condition « manipu- la suite de l’entraînement n’ait pas été directement mise en
lation » que dans la condition « fonction ». Des résultats relation avec l’acquisition de nouvelles connaissances
similaires sont obtenus par Kellenbach et al. [26]. La récu- fonctionnelles sur ces objets sur le plan comportemental.
pération des connaissances sur la fonction ne semble donc Malgré l’absence de preuves comportementales directes, il
pas être sous-tendue par un réseau spécifique. Très récem- semblerait que le système visuomoteur sous-tende l’acqui-
ment, Canessa et al. [27] ont toutefois pu mettre en évi- sition de nouvelles connaissances sur l’utilisation des objets
dence une activation spécifique du cortex temporal infé- manipulables, des connaissances qui relient intimement
rieur antérieur lors de la récupération des connaissances manipulation et fonction. Dans ce cas, l’évaluation précise
sur la fonction par rapport aux connaissances sur la mani- de ces deux types de connaissances chez les patients qui
pulation. Le contraste inverse (c’est-à-dire, manipulation semblent exclusivement touchés dans l’un de ces domaines
versus fonction) est quant à lui associé à l’activation du apparaît primordiale.
réseau frontopariétal classiquement rapportée en réponse
aux connaissances sur la manipulation. La spécificité des
réseaux neuronaux sous-tendant les connaissances sur la Conclusion et perspectives
fonction des objets reste cependant à être plus amplement
explorée, puisqu’il s’agit de la seule étude, à ce jour, ayant Chez l’enfant et chez l’adulte, les informations liées à
permis de montrer une réelle double dissociation entre l’action peuvent influencer l’accès aux concepts d’objets
manipulation et fonction en neuro-imagerie. manipulables, comme les outils et les ustensiles que nous
Une manière un peu différente d’envisager la probléma- utilisons quotidiennement. Ces résultats comportementaux
tique manipulation-fonction serait de considérer que le sys- sont concordants avec l’activation des régions du système
tème visuomoteur sous-tend particulièrement les connais- visuomoteur lors du traitement conceptuel de tels objets.
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sances sur les actions dirigées vers des buts précis, c’est- Cependant, le rôle de ces activations n’est toujours pas clai-
à-dire la « manipulation pour la fonction », plutôt que les rement défini : sont-elles nécessaires pour l’accès au sens
connaissances sur des actions sans objectif fonctionnel ou simplement concomitantes ? Dans le cas particulier des
(c’est-à-dire, saisie). Dans une étude en IMRf, Buxbaum et concepts d’objets manipulables, la réactivation des infor-
al. [28] observent le recrutement du système visuomoteur mations motrices est-elle indispensable pour accéder à la
lorsque les participants doivent juger si des objets manipu- fonction de l’objet ? Chez les patients apraxiques, nous
lables peuvent être utilisés avec le geste qui leur est pro- avons vu que l’accès aux connaissances fonctionnelles est
posé. Le geste proposé peut correspondre uniquement à préservé (« à quoi ça sert »), alors que les connaissances sur
l’utilisation de l’objet (par exemple, calculatrice-geste de la manipulation des objets sont largement altérées (« com-
pointage) ou, à la fois, à l’utilisation et à la saisie de l’objet ment on s’en sert »). Ces données neuropsychologiques
(par exemple, marteau-geste de saisie main entière). Ils rap- vont dans le sens d’un recrutement des informations motri-
portent une plus forte activation du lobule pariétal inférieur ces concomitant mais non nécessaire à l’accès à la fonction
gauche lorsque le geste d’utilisation est différent du geste de des objets. Cette conclusion mérite toutefois certaines
saisie (calculatrice-geste de pointage) que lorsqu’il s’agit du réflexions.
même geste (marteau-geste de saisie main entière). Cette Tout d’abord, nous savons que les connaissances fonc-
région du système visuomoteur serait particulièrement tionnelles des apraxiques sont relativement préservées.
impliquée dans la manipulation fonctionnelle. Des résultats Cela ne signifie pas qu’elles sont intactes, d’autant plus
concordants proviennent d’études récentes qui montrent que les tests neuropsychologiques utilisés pour cette éva-
l’émergence d’activité au sein du système visuomoteur à luation ne permettent pas toujours des mesures très fines.
la suite de séances d’entraînement durant lesquelles les par- De plus, conclure sur le fonctionnement normal à partir
ticipants apprennent à utiliser de nouveaux objets. Dans des performances des patients reste toujours délicat, puis-
l’étude par IRMf de Weisberg et al. [29], les participants qu’il est difficile de connaître l’ampleur des réorganisations
réalisent dans l’aimant une tâche d’appariement d’objets fonctionnelles sur le plan cérébral et sur le plan des straté-
inventés (c’est-à-dire, apparier deux vues différentes d’un gies compensatoires utilisées. Dans l’étude de Barde et al.
même objet) avant et après avoir participé à une séance [30], des patients apraxiques et non apraxiques et des par-
d’entraînement. Durant la séance d’entraînement, les parti- ticipants témoins ont appris à associer de nouveaux gestes à
cipants apprennent à utiliser la moitié de ces objets : ils les de nouveaux objets. À la suite de la phase d’apprentissage,
manipulent afin de réaliser une action précise (comme les patients réalisent une tâche d’appariement entre des
déplacer des morceaux de bois). Par rapport à la première vidéos mettant en scène les actions apprises et des objets.
session en IRMf, l’identification des objets lors de la Ils doivent sélectionner parmi quatre objets au choix l’objet
deuxième session en IRMf s’accompagne d’une augmenta- qui correspond à l’action. Bien que les performances globa-
tion d’activité au niveau du cortex prémoteur, du cortex les des apraxiques soient inférieures à celles des non-
temporal postérieur et du sillon intrapariétal de l’hémi- apraxiques et des témoins, les patients apraxiques recon-
sphère gauche, cela particulièrement pour les objets ayant naissent bien mieux les actions apprises pour les objets
bénéficié de l’entraînement. On peut toutefois regretter que qui ont une structure physique affordante que pour les

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objets qui ne présentent pas de structure physique affor- évaluations, que ce soit chez le patient cérébrolésé ou
dante. Cela signifie que les patients apraxiques sont capa- chez l’adulte sain.
bles d’utiliser les potentialités pour l’action des objets pour Enfin, les connaissances relatives à la manipulation des
apprendre de nouvelles actions avec de nouveaux objets, et objets ne sont pas les seules informations dont nous dispo-
que cette stratégie leur permet d’égaler les performances sons sur un objet familier. Même si les expériences motrices
des non-apraxiques. Dans cette expérience, seul l’appren- ont un poids prépondérant dans la compréhension des
tissage de connaissances relatives à la manipulation des objets manipulables, elles sont associées à d’autres types
objets a été testé. Nous pouvons néanmoins imaginer que d’informations sensorimotrices, notamment à des informa-
d’autres stratégies similaires existent pour acquérir de nou- tions visuelles qui pourraient également aider à accéder
velles connaissances fonctionnelles. aux connaissances sur l’utilisation des objets [30]. Ces infor-
mations multimodales sont elles-mêmes très liées au lan-
Ensuite, les connaissances fonctionnelles pourraient gage. Même si les simulations motrices ne sont pas effecti-
regrouper différents types d’informations qui ne sont pas ves chez les patients apraxiques, d’autres modalités
systématiquement tous évalués. Il semble important de dis- pourraient être sollicitées et permettre de récupérer les
tinguer des connaissances fonctionnelles spécifiques et connaissances fonctionnelles. Cette hypothèse soulève la
générales. Les propriétés fonctionnelles spécifiques des question de l’émergence des connaissances fonctionnelles
objets fabriqués, elles-mêmes corrélées à des attributs per- à partir de l’expérience motrice. Si la récupération des
ceptifs spécifiques, seraient cruciales pour l’identification connaissances fonctionnelles peut être relativement indé-
des objets. Par exemple, le fait de servir à couper et d’avoir pendante de la préservation des informations sur la mani-
une lame serait fondamental pour le concept couteau. pulation des objets, est-ce le cas lorsque nous apprenons à
Ces attributs fonctionnels spécifiques seraient d’ailleurs nous servir d’un nouvel objet ? Les études en neuro-
très proches des informations motrices, comme l’action de imagerie, impliquant des objets inventés [29], montrent
couper. En revanche, les connaissances relatives à la mani-
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effectivement une augmentation de l’activité du système
pulation des objets seraient moins proches d’autres visuomoteur après que les participants aient appris l’utilisa-
connaissances fonctionnelles plus générales, comme le tion fonctionnelle de ces nouveaux objets. En utilisant des
fait qu’un couteau sert pour le repas dans la cuisine, qui paradigmes d’apprentissage d’utilisation de nouveaux
pourraient être assimilées à des connaissances contextuel- objets, il serait possible d’approfondir la question de l’émer-
les. Pourtant, les fonctions spécifiques et générales des gence des connaissances fonctionnelles à partir de l’expé-
objets sont rarement dissociées lors de l’évaluation des rience motrice. Des recherches dans ce sens permettraient,
connaissances fonctionnelles. Il est possible d’envisager en outre, de préciser la part des autres informations senso-
que les connaissances fonctionnelles générales soient plus rielles, notamment visuelles dans l’accès aux concepts
proches des informations contextuelles et plus éloignées d’objets manipulables, et d’envisager de nouvelles pistes
des expériences motrices et des connaissances sur la mani- évaluatives et rééducatives pour les patients présentant
pulation des objets. Il semble donc important de distinguer des difficultés à utiliser les objets dans la vie
ces deux types de connaissances fonctionnelles lors des quotidienne. ■

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