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DES USAGES INATTENDUS D’UN DISPOSITIF INSTITUTIONNEL : MISES

EN VALEUR DE L’INTERSTICE CLINIQUE

Elodie Leenaert, Marie Vervecken

De Boeck Supérieur | « Cahiers de psychologie clinique »

2016/1 n° 46 | pages 55 à 84
ISSN 1370-074X
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 16/01/2021 sur www.cairn.info via Université libre de Bruxelles (IP: 164.15.128.33)

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ISBN 9782807390140
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DES USAGES
INATTENDUS
D’UN DISPOSITIF
INSTITUTIONNEL :
MISES EN VALEUR
DE L’INTERSTICE
CLINIQUE
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Elodie LEENAERT1
Marie VERVECKEN2

Résumé  Que vient faire une personne dans un lieu de soin ?


En nous penchant sur cette question, nous mettons en évi-
dence un triple interstice irréductible, structurant toute pra-
tique clinique. Une disjonction surgit entre mandat institu-
tionnel et subjectif, entre une prise en charge axée autour de 1 Psychologue
son but ou de sa cause et, entre ce que l’un croit dire, ce qu’il clinicienne, chercheuse
à la Pièce, L’Equipe
dit et encore, ce que l’autre entend. a.s.b.l., leenaertelodie@
Nous émettons l’hypothèse que ce triple interstice est clin- gmail.com.
ique, c’est-à-dire qu’il constitue une opportunité de mise au 2 Psychologue
travail. Nous mettons cette hypothèse à l’épreuve du terrain clinicienne,
via deux constructions de cas issues de notre recherche dans chercheuse au Foyer
de L’Equipe a.s.b.l.,
deux institutions de rééducation fonctionnelle aux indications marievervecken@gmail.
différentes. com.

DOI: 10.3917/cpc.046.0055 55
56 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

Au confluent des contraintes institutionnelles et subjectives,


nous examinons les usages que font ces deux sujets des dis-
positifs institutionnels. Il en ressort que l’usage singulier est la
règle, inhérent à la logique de chaque cas, puisque toute insti-
tution est inadaptée à un sujet qu’elle n’a pas encore rencon-
tré. Il en ressort aussi que leurs difficultés, épinglées comme
fonctionnelles, découlent des difficultés qu’ils rencontrent
dans le lien à l’autre. Ces sujets viennent, contrairement à ce
qui est prévu par les mandats institutionnels, soigner ce lien
ce qui, dans une boucle rétroactive, a un effet d’apaisement
sur leur propre personne.
Dans la rencontre clinique, un pari raisonnable est donc à faire en
accueillant l’inattendu. Loin de constituer un frein, les interstices
que nous mettons en exergue, si nous y prenons garde, soutien-
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nent la constitution d’une institution trouée protéiforme, c’est-à-
dire qui se prête aux multiples usages qu’en font les sujets qui
s’en saisissent. Il s’agit donc de soutenir un cadre tel qu’il puisse
soutenir en retour les façons qu’a le sujet d’y prendre appui.
Mots-clés  usage, fonction, dispositif institutionnel, inter-
stice, clinique.

ON THE UNEXPECTED USES OF AN INSTITUTIONAL


DEVICE: SHEDDING A LIGHT ON THE CLINICAL GAP
Abstract  What brings someone to a clinical setting? By ad-
dressing this question, we uncover a triple irreducible gap
structuring every clinical practice. A disjunction arises between
institutional and subjective mandates, between therapeutic sup-
port focused on its purpose or on its cause and between what
one believes they said, what they are actually saying and fur-
thermore, what the other understands.
We hypothesize that this triple gap is clinical, which means that
it presents a work opportunity. We challenge this hypothesis by
conducting two case studies stemming from our research in two
institutions of functional re-education with different indications.
At the confluence of institutional and subjective constraints,
we examine how these two subjects make use of the institu-
tional devices. It appears that the singular use of the institution
is the rule, inherent to each case’s logic, as every institution is
unsuited to a particular subject as long as no meeting has taken
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 57

place. It also turns out that the subjects’ difficulties, labelled as


functional, result from the problems they are facing in their in-
terpersonal bonds. In contrast to what is planned by the insti-
tutional mandates, the subjects come to improve these bonds.
This, by retroaction, has a calming effect on themselves.
During the clinical meeting, a reasonable gamble has to be
taken in order to embrace the unexpected. Far from being a hin-
drance, the gaps that we highlight, if they are properly taken into
account, support the creation of a protean institution, i.e. an
institution that allows different uses by its subjects. Therefore,
the goal is to promote a setting capable of supporting various
uses for each subject.
Keywords  uses, function, institutional device, gap, clinical.
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1. Mise au jour d’un triple interstice

Pourquoi un homme qui ne se considère pas comme toxi-


comane s’adresse-t-il à une institution pour toxicomanes ?
Pourquoi quelqu’un qui souhaite aller mal demande-t-il à
séjourner dans une communauté thérapeutique ?
En psychiatrie, les prises en charge sont tissées de ces in-
congruités. Elles portent toutes implicitement en elles cette
question : que vient faire un humain dans un lieu de soin ?
Nous proposons d’envisager tout accompagnement en psy-
chiatrie comme comportant de structure un triple interstice.
Interstice irréductible, faille dans notre savoir qu’il serait vain
de vouloir colmater. Mais surtout, qui recèlerait des potentia-
lités cliniques. C’est ce que nous proposons d’explorer à tra-
vers cette question : quels usages singuliers un patient peut-il
faire d’une institution ?
Commençons par déplier ce triple interstice.

1.1. Une institution ? Au nom de quoi ? Entre institution


officielle et institution subjective
3  Schaepelynck, V.
Le concept d’institution est difficile à situer, comme le rap- (2013). Institutions.
pelle Schaepelynck3. Dans le champ sociologique, s’il est Le Télémaque, 44(2),
clair qu’il s’applique à des réalités non naturelles mais socia- pp. 21-34.
lement instituées4, il s’avère particulièrement compliqué de 4  Ibid.
58 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

5  Gavarini, L. (2003). déterminer les contours de ces réalités. Au fil de son histoire
Institution des sujets. épistémologique, la notion d’institution se décline dans une
Essai de dépassement
du dualisme et critique
tension permanente entre une idée de stabilité et de dyna-
de l’influence du misme d’une part et, entre matérialité sociale et subjective
néolibéralisme dans d’autre part5, ces registres n’étant pas mutuellement exclusifs.
les sciences humaines.
L’Homme et la société, S’il y a lieu de penser l’institution comme un « mélange
147, pp. 71-93. inégal de la reproduction des rapports sociaux et un lieu de
6  Bellegarde, P. (2003). créativité sociale »6, il est intéressant de se demander ce qui
Institutionnalisation, provoque le changement en son sein. Où se situe l’action
implication, restitution.
Théorisation d’une
subjective dans le balancement constant entre l’instituant et
pratique associative. l’institué7 ? Répondre à la question n’est pas chose aisée. Il y
L’Homme et la société, a bien, dans nos institutions de soin, des patients. Au sens éty-
147, pp. 95-114, p. 95.
mologique, le patient est celui qui subit l’action d’un agent.8
7  Robin, s’appuyant
La mise en en évidence de cette relation inégalitaire sous-
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sur l’enseignement de

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Castoriadis met « en tend la vision de l’institution, née dans les années ‘60, selon
tension la réalité double laquelle l’individu, en position de patient, se trouve aliéné par
de l’institution. D’une
part, son mouvement
les forces normatives de l’agent institutionnel. Toutefois, nous
créateur, proprement considérerons dans cet article l’individu en tant que sujet,
action d’instituer, de c’est-à-dire comme un être capable de « penser son état sub-
fonder, d’établir […] :
c’est l’instituant. D’autre jectif, ainsi que ses assujettissements »9. Avec l’introduction
part, […] le résultat du de la notion de subjectivité, la contrainte ne s’exerce donc plus
mouvement créateur.
L’institué, c’est ce qui
uniquement de l’institution vers l’individu mais également
s’est cristallisé, figé, dans le sens inverse. De plus, Gavarini10 rappelle que l’action
établi. » Dans Robin, normative de l’institution joue un rôle dans la construction
D. (2013). Dépasser
les souffrances du sujet en le préservant de l’anomie. En ce sens, l’institution
institutionnelles. Paris: aliène le sujet tout comme elle en soutient la constitution. Il
P.U.F., p. 75. en va de même de l’action du sujet sur l’institution.
8  « Au cours du Le présent travail se situe au point de rencontre entre l’ins-
XIVè S., patient reçoit
en philosophie le titution et le sujet. Considérer ces deux entités comme dyna-
sens didactique et miques engage implicitement la notion de contrainte, au sens
étymologique “qui de force contraire.
subit” (1370), désignant
également la personne D’une part, nous pouvons considérer qu’il n’est d’institu-
qui subit (1380), par tion sans contraintes d’existence. Ces contraintes sont inhé-
opposition à agent. »
Dans Rey, A. (2012).
rentes à sa nature d’objet émergeant du social. Les institutions
Dictionnaire historique de dans lesquelles nous exerçons sont reconnues, c’est-à-dire
la langue française. Paris: qu’elles sont mandatées officiellement. Le mandat désigne
Le Robert, p. 2475.
« le titre par lequel une personne donne à une autre le pou-
9  L. Gavarini, 2003,
op. cit., p. 86. voir de faire quelque chose en son nom »11. Les institutions
10  Ibid.
trouvent leur légitimité d’action au nom des pouvoirs publics
qui, en contrepartie des moyens symboliques, légaux et finan-
11  A. Rey, 2012,
op. cit., p. 1993. ciers qui leur sont nécessaires, les astreignent à une mission.
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 59

Cet article est né de notre travail de chercheuses clini-


ciennes dans les institutions résidentielles que sont la Pièce et
Le Foyer de L’Equipe a.s.b.l.12, toutes deux liées par conven-
tion à l’Inami13. Les termes de ces conventions définissent la
Pièce comme une « communauté thérapeutique pour patients
qui présentent à la fois une psychose chronique et une dépen-
dance à un produit psycho-actif. »14 Le Foyer de L’Equipe est,
lui, en charge d’accueillir des patients qui, « en raison d’une 12 www.equipe.be

maladie ou trouble psychiatrique invalidant [...], ont perdu cer- 13  Institut National
d’Assurance Maladie-
taines habiletés ou ne disposent que d’habiletés limitées, et ce
Invalidité.
dans au moins un des domaines suivants : autonomie de base
14  Convention conclue
[...] ; autonomie résidentielle [...] ; autonomie communautaire entre le comité de
[...] ; langage et communication [...] ; socialisation [...] ; vie l’assurance soins
active [...] ; adéquation du fonctionnement personnel »15. de santé et l’a.s.b.l.
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“L’Equipe” concernant
Les visées socio-thérapeutiques des deux institutions dites la communauté
de « rééducation fonctionnelle » y sont également exposées. thérapeutique “La
La Pièce a pour objectif de « réaliser des changements dans la Pièce”, Bruxelles,
7 juillet 1997, p. 1.
vie du bénéficiaire afin d’arrêter (ou du moins mieux contrô-
ler) la toxicomanie et les épisodes délirants et de réaliser une 15  Avenant à la
convention signée le
réinsertion sociale »16. Le Foyer de L’Equipe « vise à remé- 1er décembre 1978
dier, dans un délai limité, à certaines difficultés de ces pa- entre le comité de
tients, afin de les traiter au moment où elles surgissent et de l’assurance de soins
de santé de l’Institut
permettre à ceux-ci un retour progressif dans la vie sociale »17. National d’Assurance
Dans les deux cas, les buts poursuivis sont sensiblement iden- Maladie-Invalidité
tiques : limiter le recours aux structures hospitalières et au et l’établissement
de rééducation
circuit psychiatrique en général, favoriser la participation à la fonctionnelle “Le
vie professionnelle ou la reprise d’études. À ceci près que la Foyer”, section internat
prise en charge au Foyer inclut un spectre diagnostique plus de l’a.s.b.l. L’Equipe,
Bruxelles, 1er janvier
large que celle de la Pièce tandis que la dimension toxicoma- 2008, p. 4.
niaque en est exclue.
16  Ceci “implique
Ces contraintes sociales, inévitables, ne sont pas sans notamment que le
conséquences. En effet, « la mise en œuvre d’une bureau- patient puisse se
maintenir dans la vie
cratie nécessaire pour l’équivalence avec la structure sociale
d’une façon autonome
environnante »18 astreint l’institution et le partenaire sociétal et puisse s’engager
à une définition commune du dispositif institutionnel. Or, dans des relations
sociales.“ Convention,
cette définition n’est pas neutre, tout comme la place qu’elle 1997, op. cit., p. 2.
assigne au patient, celle d’un objet de soin. Ce dernier reste en
17  Avenant à la
position de patient de l’agent sociétal. convention, 2008,
D’autre part, nous pouvons considérer qu’il n’est non op. cit., p. 2.
plus de sujet sans contraintes d’existence. À nous rappeler 18  Bellegarde, 2003,
les mots de Lacan qui le théorise, « le sujet n’est sujet que op. cit., p. 98.
60 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

d’être assujettissement au champ de l’Autre »19, l’Autre en


tant qu’instance symbolique et socialisatrice. Le fait que l’in-
dividu ne soit finalement pas ‘un’ est la condition même de sa
subjectivité. De fait, le sujet, tout comme l’institution, est en
proie aux tensions internes qui le déterminent : ses désirs, ses
pulsions, ses traumatismes, ses manques, son héritage sym-
bolique transgénérationnel... Il doit faire avec ces contraintes
d’existence. Mais le fait que le sujet soit structurellement
divisé20 lui permet aussi de prendre position, par rapport à
un dispositif institutionnel par exemple. C’est « paradoxale-
ment, parce qu’il se sait aliéné, qu’il connaît ce par quoi il
est déterminé »21. Conceptuellement, le patient quitte sa place
de patient quand nous lui reconnaissons la capacité de deve-
19  Lacan, J. (1973). nir agent vis-à-vis du dispositif institutionnel, quand nous le
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Séminaire livre XI.
Les quatre concepts
considérons comme sujet et non plus objet de soin. Qu’elle
fondamentaux de la le veuille ou non, l’institution est donc également mandatée
psychanalyse. Paris: subjectivement par le patient. Au nom de quoi s’adresse-t-il
Seuil, p. 172.
à elle sinon ? Au nom de quoi permet-il qu’elle assure une
20  Hoffmann, C. (2007). fonction pour lui ?
Subjectivité post-
oedipienne et division
C’est au sujet que nous prenons le parti de poser la ques-
du sujet, La différence tion, mobilisant une grille de lecture psychanalytique des inte-
sexuelle en débat. ractions entre contraintes institutionnelles et subjectives. Les
Journées de Barcelone
de la Fondation
conventions respectives de la Pièce et du Foyer arrêtent une
européenne pour la définition officielle de leurs fonctions sociales. Rien ne nous
psychanalyse. assure que la définition subjective que donneront les patients
21  Gavarini, 2003, de ces fonctions vienne recouvrir la version officielle. C’est là
op. cit., p. 86. le premier interstice à mettre en évidence.
22  Zenoni, A. (2009).
L’autre pratique clinique. 1.2. Un séjour ? Pour quoi ou pourquoi ?
Toulouse : Erès. Entre but et cause de la prise en charge
23 (2001). La psyché :
le cadet de mes De cette aporie entre définitions sociale et subjective découle
soucis ? Note politique une autre mise en tension : un interstice émerge entre une
relative aux soins de prise en charge thérapeutique pensée à partir du but d’un sé-
santé mentale. Magda
Alvoet, Ministre fédéral jour en institution et une prise en charge pensée à partir de sa
de la Santé publique, cause, distinction développée par Zenoni22.
de la Protection de Axer la prise en charge autour d’un but thérapeutique
la Consommation et
de l’Environnement, bouche implicitement l’interstice que nous venons de mettre
en collaboration avec en évidence entre attentes sociales et position subjective. Si
Franck Vandenbroucke, nous prenons pour exemple le fascicule informatif relatif aux
Ministre fédéral de
Affaires sociales et des soins de santé mentale23 publié à destination du grand public
Pensions. par le cabinet de la Ministre fédérale Magda Aelvoet dès 2001,
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 61

la santé mentale est décrite comme une visée souhaitable et


souhaitée par tous. Cette vision n’opère pas de distinction
entre la dimension psychique singulière et la dimension so-
ciale. Le patient occupe une position voulue « centrale » dans
une vision « écologique » de la santé sans qu’aucune mise en
tension ne soit envisagée : « Notre volonté est de reconnaître
davantage chaque patient(e) en tant que personne unique, et
lui permettre ainsi de participer pleinement à la société. »24 La
supposée demande thérapeutique est appréhendée de la même
manière : si « le/la patient(e) et sa demande de soins consti-
tuent le point de départ pour l’organisation des soins de santé
mentale »25, c’est que la participation des patients aux soins
est considérée comme « la première étape nécessaire vers la
participation sociale »26. L’évidence se déploie sur fond d’une
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présumée adéquation entre subjectivité et citoyenneté, entre
subjectivité et attentes de l’autre et donc, au bout du compte,
d’une harmonie possible dans le rapport à l’autre. Après tout,
la santé n’est-elle pas définie par l’O.M.S. comme « un état de
complet bien-être physique, psychique et social »27 ?
Une telle approche de la prise en charge thérapeutique,
centrée autour d’un but supposé commun, fait donc l’écono-
mie de la disjonction entre attentes singulières et collectives.
Elle se supporte de la vision idéelle et idéale de l’abrasion du
premier interstice, celui qui se crée entre la position du sujet
et celle de l’autre. Le patient y devient simultanément sujet et
objet de soin.
C’est la structure même de la notion de but qui se trouve ici
engagée. Orienter une prise en charge à partir de qui devrait
en précipiter la fin lui intime une structure temporelle particu-
lière. Le désir thérapeutique de l’usager y est pensé a priori,
avant même de le rencontrer. C’est donc à partir du désir iné-
vitablement fantasmé, projeté d’un patient futur que le dispo-
sitif thérapeutique se constitue.
A contrario, axer la prise en charge selon ce qui la cause
laisse ouvert le premier interstice, celui du rapport entre le
sujet et le social. Car il y a bien quelque chose dans ce rap- 24  Ibid, p. 34.
port qui fait nécessité puisque, ce patient, nous finissons par 25  Ibid.
le rencontrer. Comme le rappelle Zenoni : « la fréquentation 26  Ibid, p. 10.
d’un centre, la participation à des activités prétendues théra-
27  Site de l’O.M.S. :
peutiques, et la vie en collectivité pas comme les autres sont http://www.who.int/
d’abord la conséquence d’une difficulté [...] quelque chose topics/mental_health/fr/
62 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

qui vient à la place d’activités et d’une vie qu’il est difficile,


problématique ou insupportable de faire et vivre “dehors”. »28
Tenir compte de ce qui rend nécessaire un séjour en institution
engage donc à penser la problématique du rapport subjectif
à l’autre. Mais cette approche reste tributaire de la structure
temporelle propre au lien causal : des difficultés que le patient
rencontre dans ce rapport, nous ne savons rien a priori. Nous
ne pouvons que tenter de les appréhender dans l’après-coup
de sa rencontre.
Penser le dispositif institutionnel à partir d’un but thérapeu-
tique conduit à ignorer la valence subjective du symptôme. Le
penser à partir de ce qui cause le fait d’y recourir a l’avantage
de réintroduire l’aspect subjectif dans la prise en charge, pour
ensuite faire le constat que nous ignorons quelle sera la nature
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de cette cause. Ce double point d’aveuglement, connaître le
but thérapeutique mais méconnaître le sujet ou, reconnaître
le sujet mais méconnaître la cause de ses difficultés, dessine
un second interstice. La conséquence en est que le dispositif
institutionnel est par essence inadapté au sujet à venir.

1.3. Une demande ? Quelle formulation ?


Entre ce qui se dit et ce qui est entendu

Un troisième interstice relève, lui, de la structure propre au


langage tel que l’a conceptualisé Lacan. Nous nous appuyons
sur la théorie qu’il a élaborée, en ce domaine notamment, ain-
si que sur celle construite à sa suite par ceux qui sont partis
de son enseignement, en vue d’offrir une assise et une consis-
tance épistémologique à nos propres développements. Lacan
part de la linguistique saussurienne pour épingler la dimen-
28  A. Zenoni, 2009, sion signifiante comme sous-tendant la logique de l’incons-
op. cit., p. 55. cient.
29  Laurent, E. (2003). Selon cette conception, tout dialogue est de l’ordre du ma-
Les traitements lentendu, ce qui fait émerger notre troisième interstice car,
psychanalytiques des
psychoses. Les feuillets comme le dit Laurent, « on ne sait jamais ce qu’on dit »29. Dès
du Courtil, 21, pp. 7-24, lors, la demande, en ce compris la demande de soin, comme
p. 16. elle doit en passer par la parole, n’est jamais celle que nous
30  Chatenay, G. (2004). croyons.
Le monde de la lettre
est silencieux. Les
En effet, le langage n’est pas un code et ne relève donc
feuillets du Courtil, 22, pas d’une combinatoire univoque30. Un signifiant ne renvoie
pp. 57-71. pas à un signifié, c’est-à-dire que la signification n’est pas
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 63

stabilisée de manière unique pour tous selon une même ré-


férence puisque celle-ci fait défaut dans le langage31, ce que
Lacan met en exergue. Un signifiant, ne signifiant rien en lui-
même, s’articule à un autre signifiant, ce qui produit un effet
de sens32. Le signifié résulte donc de leur rapport. Dans la
parole, ce qui cause le sens n’est pas le sujet mais le signi-
fiant. Or, l’équivoque veut qu’à un signifiant donné, des tas
d’autres signifiants et même n’importe quel autre signifiant,
aussi étranger soit-il au premier, peut venir s’articuler33. C’est
à l’infini que peut s’effectuer la production de significations
autour d’un même terme.
Cette subordination du signifié au signifiant et l’équivoque
fondamentale à ce dernier se répercutent en une division du
sujet34, évoquée plus haut : il échappe à lui-même. En parlant,
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le sujet en dit plus que ce qu’il en sait, il dit autre chose que
ce qu’il voulait dire. C’est bien la dimension du signifiant qui
fait que nous pouvons lire entre les lignes35. Dès lors, cette
division insurmontable a pour conséquence le démantèlement
par Lacan de l’intersubjectivité36. Supposer une relation de
compréhension au cœur de la clinique et de la thérapeutique
reviendrait à nier la discontinuité entre signifiant et signifié.
Cela reviendrait à considérer le sujet comme transparent à lui-
même. Or, si nous envisageons l’inconscient comme consti-
tué de chaînes signifiantes, le sujet de la parole dit à son insu,
il est parlé.
Il y a donc un interstice insurmontable, une dissonance,
entre ce que nous croyons dire et ce que nous disons mais
encore, entre ce que l’autre croit en comprendre. En insti-
31  A. Zenoni, 2009,
tution, toute demande vient d’un ailleurs et est autre que ne op. cit.
le pensent ceux qui sont payés pour la recevoir. Faut-il donc
32  Zenoni, A. (1999).
attendre qu’un sujet formule une demande dans les termes La lettre, au-delà de
attendus par l’institution ? Et ce, alors que celle-ci ne pourra l’herméneutique. Les
y répondre et que le sujet ne s’entend pas. De quelle demande feuillets du Courtil, 17,
pp. 113-123.
se saisir alors ?
33  G. Chatenay, 2004,
op. cit.
34  A. Zenoni, 1999,
2. Conséquences du triple interstice op. cit.
sur la pratique
35  G. Chatenay, 2004,
op. cit.
Des interstices émergent donc entre les lectures officielle et 36  A. Zenoni, 1999,
subjective des fonctions d’une institution, entre une conception op. cit.
64 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

de la prise en charge institutionnelle axée autour d’un but ou


d’une nécessité, entre ce qui d’une demande, d’une histoire,
est entendu et ce qui pourrait vouloir se dire.
Qu’ont ces interstices inévitables comme conséquences sur
la pratique, dans la rencontre avec le sujet ? Constituent-ils
un frein à la clinique ? Au contraire, l’hypothèse que nous
allons développer veut que ce triple interstice, point de rup-
ture, d’achoppement, soit un interstice clinique, c’est-à-dire
une occasion de travail. C’est justement de ces failles qui ne
sauraient se résorber qu’émerge la potentialité d’un travail cli-
nique. Cet espace vide confère un jeu nécessaire à la créativité
propre à ce type de travail. Nous rejoignons en cela Foucart
qui, dans le domaine de la médiation culturelle, avance que la
pratique du travailleur social « se développe dans des inters-
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tices sociaux, au travers desquels se manifestent des effets
innovants qui bien souvent ne sont pas prévisibles, ne relèvent
pas d’une intentionnalité »37.

3. Notre hypothèse à l’épreuve de la clinique

3.1. Une méthodologie à l’affût de l’insu, de l’inattendu

Les vignettes cliniques qui serviront de matériel à la présente


étude ont été rédigées dans le cadre d’une recherche lancée
37  Foucart, J. par l’a.s.b.l. L’Équipe dans ses structures d’hébergement et
(2001). Interculturel réalisée par des cliniciennes-chercheuses mandatées à cet
et (re)construction
transactionnelle. Pensée
­effet. Cette recherche de terrain a pour visée de donner la pa-
plurielle, 3, pp. 65-72, role aux résidants, d’aller au-delà des données contenues dans
p. 66. leurs dossiers. Offre leur a été faite de venir témoigner de leur
38  Fouchet, P. (2009). expérience. Ce dispositif considère le sujet comme détenteur
L’autonomie : un abord d’un savoir sur ce qui lui arrive.
clinique. Dans T. Van
de Wijngaert & F. de Dans cette démarche, nous avons saisi ces institutions
Coninck, L’autonomie comme laboratoires de recherche. Nous avons choisi de recou-
en question. Lien rir à des constructions de cas. Ces constructions cherchent, à
social et santé
mentale (pp. 34-35). partir du discours du participant, à saisir la singularité d’une
Bruxelles : F.F.I.H.P., expérience, à dégager la logique du cas, à savoir la logique de
Les Cahiers de la Santé
de la Commission
ce à quoi le sujet est confronté38 et les moyens qu’il a trouvés
Communautaire pour y répondre. C’est à partir de ce point que peuvent se pen-
Française. ser les modalités de l’accompagnement39 du sujet, notamment
39  Ibid. institutionnel.
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 65

Les constructions de cas sont, selon nous, la voie royale pour


saisir ce que la clinique a à nous enseigner. Le choix particulier
du terme « construction » rappelle que ce processus a toujours
lieu dans le cadre d’une relation spécifique entre chercheur et
participant et qu’il trouve là sa validité. De plus, « l’origina-
lité de la méthode du cas, sa force souveraine réside dans le
fait que l’analyse exhaustive du cas – en puisant dans la sin-
gularité de la configuration qu’il examine – permet de mettre
à jour des processus psychiques qui peuvent avoir valeur de
généralité. »40 En outre, « l’étude de cas singuliers est souvent
l’occasion de découvertes et d’innovations – elle contient une
dimension prospective »41. C’est pourquoi, elle trouve toute sa
pertinence dans le cadre de l’objet qui nous occupe : saisir ce
qui, de la dissonance, nous enjoint à essayer des manœuvres
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subversives si nous suivons au plus près la clinique.

3.2. Le cas de Monsieur F


40  Marty, F. (2009).
La méthode du cas.
C’est à la Pièce, institution mandatée pour traiter le double Dans S. Ionescu
diagnostic de toxicomanie et de psychose, que nous recueil- & A. Blanchet,
lons le témoignage de Monsieur F. De son récit, nous retien- Méthodologie de
la recherche en
drons la manière dont il expose les raisons qui l’ont pous- psychologie clinique
sé à faire appel à l’institution, car elles sont pour le moins (pp. 53-75). Paris :
P.U.F., p. 57.
inattendues : M. F est entré à la Pièce à cause d’un souci de
« drogue », certes... mais pas le sien, celui de son fils ! 41  Ibid, p. 53.
En effet, c’est à la « toxicomanie »42 de son fils, que M. F 42  Tout ce qui est écrit
attribue sa rencontre, fortuite, avec l’établissement. « La pre- en italique est issu de la
retranscription des dires
mière fois que je suis arrivé ici, je suis tombé à Bruxelles à des sujets au cours des
cause que mon gamin se droguait. », nous explique-t-il. Son entretiens de recherche.
fils lui « prenait » tout son argent, l’empêchant de payer son 43  Les souvenirs de
loyer. M. F s’est alors retrouvé « à la rue » à plusieurs re- M. F et les notes de
l’équipe de la Pièce ne
prises avant d’arriver à la Pièce. Il a pu profiter de ce premier sont pas concordants à
séjour pour économiser et acquérir une caravane où il a pu ce sujet.
se domicilier et ainsi, recouvrer ses droits sociaux43. Ce sont 44  Le deuxième
les mêmes difficultés qui l’ont poussé à entamer un troisième séjour de M. F fut bref,
séjour44 à la Pièce, à l’occasion duquel nous le rencontrons : motivé par des soucis
de logement et une
« il [mon fils] recommence [...] il m’a pris de l’argent pen- difficulté à être seul, tout
dant deux ans [...] à cause de la drogue. » Cette fois, M. F autant qu’à supporter
en est venu à s’en prendre à lui-même lors d’un vif échange les autres. Il ne
souhaitera pas évoquer
verbal entre les deux hommes : « Je me suis pris un cou- l’existence de son fils
teau et je me le suis mis dans la gorge. » Il présente cet acte cette fois-là.
66 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

comme l’ultime moyen de mettre fin à ce qui lui était insup-


portable : « “Comme ça”, j’ai dit, “c’est la dernière fois que
tu prends mon argent”. “Et tu dis que j’ai qu’à crever dans la
rue ?” “Eh beh”, je dis. “Je vais crever tout seul”, je dis. “Tu
n’auras jamais mon argent.” » Cet acte extrême – « J’avais
ma chemise plein de sang et tout le pantalon… » − aura, de
fait, l’avantage de faire « fuir » son fils par peur des ennuis
judiciaires : « D’un côté, si j’avais pas de couteau dans
ma gorge, il est encore toujours en train de me prendre
mon argent. »
Il en conclut : « C’est pour ça que j’ai dit que j’ai abouti
ici par hasard. Parce que bon, moi, je fume du joint, j’ai des
trucs... de l’alcool avec lequel je prends des médicaments,
c’est des cocktails Molotov [...] à cause de ce qui s’est passé
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avec mon gamin. » D’un point de vue comportemental, l’ad-
mission de M. F à la Pièce est donc cohérente avec les critères
d’entrée fixés par la convention en ce qui concerne l’usage de
produits psycho-actifs : il dit consommer du cannabis45. Elle
l’est également au vu de la notion de « psychose chronique » :
il y a « 16 ans », après « une sale expérience » au cours de
laquelle il est « sorti » de son corps, il s’est mis à entendre des
« voix » et a été hospitalisé à plusieurs reprises en psychiatrie.
Le point de vue de M. F sur la question est cependant sen-
siblement différent. Si, sur le versant psychique, il considère
bien être « tombé malade » à cette époque, il ne se considère
nullement comme faisant usage de « drogue » : « Non, jamais
eu de drogue, même pas de l’ecstasy, rien du tout. » − contrai-
rement à son fils ou aux autres pensionnaires. Étonnamment,
cette affirmation n’apparaît en rien entamée par le fait qu’il
dise consommer du cannabis, une consommation qu’il nuance
par ailleurs : « Et encore le cannabis pour moi, c’est rare.
C’est rare. C’est plutôt l’alcool que je suis plus tenté... » Ce
sont les effets liés à l’alcool qui seront effectivement les plus
présents dans la vie communautaire, parfois de manière pro-
blématique. Notons que la Pièce ne se trouve pas mandatée
45  La notion de pour traiter ce produit. Paradoxe, s’il en est...
dépendance restant,
dans ce cas, néanmoins Les motifs subjectifs qu’avance M. F peuvent donc, au
discutable. Monsieur premier abord, paraître incohérents avec la prise en charge
F évoque, à certains proposée par l’institution. La lecture clinique de son discours
moments, consommer
du cannabis pour ne nous permet cependant d’entendre autrement la place que
pas boire d’alcool. prend la notion de « toxicomanie » pour lui. Nous constatons
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 67

alors comment cette notion, lorsqu’il l’identifie chez l’autre,


s’articule à une difficulté centrale, qui le pousse à s’adresser à
l’institution : l’appel du passage à l’acte.
Bien que M. F n’en prenne pas lui-même, il pâtit néanmoins
des effets de la « drogue » à travers ceux qui en consomment,
et il range ces effets du côté de la mort : « Ça veut dire que
le consommateur se détruit. Celui qui vend, il lui vend de la
mort. Mais il donne de la mort aux autres aussi, comme mon
fils m’a fait avec moi indirectement. » Confronté au compor-
tement de son fils, il en est effectivement venu à se dire : « Ce
sera fini, ce sera lui ou ce sera moi. » « Et c’est pour ça que
j’ai fait une T.S., en fait. »
M. F appelle « T.S. » certains mouvements qui le poussent
à s’en prendre à son intégrité physique, comme le coup de
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couteau qui a précipité sa dernière entrée dans l’institution
ou les « cocktails Molotov » évoqués plus haut : « Je prends
de l’alcool, je prends des médicaments, je prends tout ! » Ces
« T.S. » apparaissent dans des contextes analogues aux soucis
rencontrés avec son fils : « À cause que quand je rencontre
des problèmes comme ça, alors, ça va pas. Alors, comme je
ressens tout… Si je suis bouleversé, quoi… Alors là, je suis
prêt à faire une T.S. » Notons que la consommation d’alcool
semble survenir dans les mêmes circonstances et peut donc
recouvrir les mêmes fonctions que les « T.S. » : « Moi, quand
je bois, c’est quand vraiment j’ai un problème, quoi. Sinon,
je bois pas. »
M. F relie ces impulsions mortifères à la position fonda-
mentale qu’il a la sensation d’occuper auprès des autres dans
son existence : « À part que j’ai toujours dû me débrouil-
ler tout seul, j’ai rien de personne, et que personne m’a dit
un jour “Je t’aime” sincèrement, ben, je vois que je ne sers
à rien, quoi, ici. » « Tout ce que j’ai pu voir, c’est que les
gens sont venus avec moi par profit. » Il relie ce sentiment à
son histoire : « Et ça, c’est à cause des homes.46 […] Parce
que c’était chrétien, c’était strict. On devait faire le bien. Et
quand moi je suis… j’ai atterri à l’extérieur… […] Je pensais
pas… Le monde était pas comme je pensais dans le home. Et
là, ça a été catastrophique pour moi. J’ai fait des T.S., je sais
46  M. F a peu connu sa
pas, peut-être depuis mes 14 ans. […] J’en ai fait peut-être famille et a été élevé en
une vingtaine, des T.S. » institution.
68 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

Suivant les dires de M. F, la nécessité de s’en prendre à lui-


même dépend donc de la qualité du lien à l’autre. Elle semble
survenir quand il est aux prises avec une relation à laquelle
il ne peut se soustraire, quand l’autre ne veut pas le lâcher,
comme son fils : « J’aime pas qu’on séquestre les gens ».
Mais cette nécessité survient aussi paradoxalement quand il se
trouve lâché par l’autre : « La première [T.S.], j’avais 16 ans.
[…] J’étais avec la petite amie de… la mère de mon fils, quoi.
[…] Il y avait un problème entre nous deux et j’ai voulu déjà
en finir déjà, quoi. […] Ben, je ne sais pas ce qui s’est passé.
Parce qu’elle ne voulait pas sortir avec moi et ça se passait bi-
zarre. […] Elle voulait déjà me lâcher après un petit moment.
Moi, ça m’a choqué et là… J’étais trop fragile en sortant de
là, quoi. » Cette situation se réitérera dans ses rapports futurs
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au sexe opposé : « À chaque fois que j’ai été avec quelqu’un,
pour finir, pour chercher l’embrouille, pour partir. »
Par ailleurs, M. F s’estime « trop émotif, trop émotif,
trop ». Au point que cela participe de sa « maladie » bien
avant les hallucinations : « Je ressens tout ». Il pose un lien
entre cette compétence et ses « T.S. », cette qualité entraînant
des effets néfastes pour lui : « la faiblesse humaine, c’est la
conscience et le cœur. » « Le fait c’est qu’il ne faut jamais
rester conscient, dans la conscience des conneries qu’on a
fait. […] Parce que du fait que vous allez rester conscients
des bêtises qui peuvent être aggravées, vous prenez ça grave,
vous allez être chagrinés. Alors votre cœur va avoir mal et
vous vous retrouvez dans une dépression. [...] On appelle ça
une mort psychologique. » Ce « tout » auquel il fait allusion
englobe donc la conscience de son propre ressenti mais éga-
lement celle du ressenti des autres, ce dont il peut se servir
pour les aider mais qui a un coût : « Quand on encaisse des
émotions, les malheurs des autres, on se met à leur peau, dans
leur peau et c’est là que la faiblesse arrive. »
M. F ne se trouve cependant pas sans ressource face à ses
difficultés. Au niveau relationnel, il choisit de se maintenir
à distance d’un rapport nocif aux autres : « Il y a un scien-
tifique qui disait : pour vivre plus longtemps… ce n’est pas
vous qui êtes emmerdeur, c’est les gens qui vous entourent
qui vous emmerdent. » Tandis qu’au niveau émotionnel, il
lui paraît indispensable d’épargner au « cœur » tout état de
« conscience » trop aigu. Il tente ainsi d’appliquer le conseil
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 69

de sa psychiatre : « Tu mets une barrière et tu t’inquiètes plus


pour les gens. Et pense une fois à toi… » Cette position, né-
cessité subjective, M. F la décline de diverses manières.
Premièrement, en termes de lieu : « si on est seul et qu’on
vit seul comme un ermite et que personne vienne nous emmer-
der et qu’on a notre propre source pour vivre, [...] on va vivre
longtemps […] Moi, j’aimerais trouver une maison, avec un
jardin et qu’on me laisse tranquille. » Il s’imagine y vivre en
autarcie, élevant ses propres animaux.
Deuxièmement, les « médicaments » sont pour lui une
aide « nécessaire » : « On est une petite plante et on doit se
ressourcer avec des médicaments pour nous aider à… [...]
Soulager le cœur, soulager le cerveau, pour pas qu’on pète
un câble, quoi. » En plus de stopper le cours infernal de ses
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pensées, la médication lui permet de gérer la présence des
autres, par moment insupportable. Il peut ainsi prendre leurs
« conneries » « en riant », plutôt que de s’en prendre directe-
ment à eux ou à lui-même : « [Ma synthèse de dogue47] c’est
pour pas arriver à me suicider. »
Troisièmement, après être sorti une unique fois de son
corps, il a trouvé un autre moyen de voyager, constructif, cette
fois : « ce que je fais maintenant, je me téléporte dans les bons
moments tout ça. Ça c’est mes voyages. [...] Temporels ». « Je
pense, comme toi et moi, et je ferme les yeux et je vois une
image. Comme mon frère qui est décédé, je le vois rigoler,
je vois ce qu’il dit aux gens, je vois qu’on se marre, et je me
marre, hein ! » « Je sais le faire tout le temps, constamment. »
« Alors : des bons moments que je voudrais pour me ressour-
cer, pour pas me faire des T.S. [...]. »
Quatrièmement, il a « fait une psychanalyse sur » lui-
même : « Tous les 3 mois, je vais au docteur D.48 […]
Maintenant, ce que j’arrive à faire, c’est mettre une carapace
devant moi. Pour pas ressentir. […] Je ressens pas tout. […]
On dirait comme si le satellite de mon corps c’était des éner-
gies. […] Il y a un rond alentours de moi, comme si c’était du
courant, mais des ondes positives. » Il peut maintenant choi-
sir d’entrer ou non en contact avec les autres pour les aider :
47  M. F nomme sa
« J’ouvre tout le temps que je veux et après, je dis stop, je médication selon cette
referme. » expression.
Enfin, la Pièce participe de ces solutions. Avoir ou devenir 48  La psychiatre de
sa propre « source » de vie – une source dans laquelle l’autre M. F.
70 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

ne vient pas ponctionner mais qu’il peut au contraire alimen-


ter – paraît essentiel pour M. F : « qu’on ne m’empêche pas
de [...] respirer de l’air positif ». L’institution semble, au
moins pour un temps, pouvoir assurer cette fonction. Elle
lui offre un lieu de retraite, de mise à l’abri, analogue à sa
« maison » idéale ou à la caravane achetée après son premier
séjour : « C’est le paradis pour moi, ici, hein. Parce qu’on
mange bien, on nous ennuie pas, les répondants font tous leur
boulot comme y faut, comme vous. » Il se dit satisfait de la
disponibilité de l’équipe : « J’aime bien le groupe de l’équipe
qui font du formidable travail. Dommage pour ceux qui ne
veulent pas l’entendre. » Le séjour lui offre ainsi « du temps
de repos » après l’agression. Il semble avoir trouvé à la Pièce
un équilibre viable dans sa relation à l’équipe, entre absence
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et envahissement.
Cette fonction institutionnelle ne semble possible qu’à la
condition que M. F opère une nette distinction parmi les usa-
gers : « Ce qui m’aide ici ? Ben, vous. Rien que vous autres.
L’équipe. […] L’équipe entière. Pas les patients. » « Même,
moi, ça m’aide… pas de voir les gens malades… […] Non !
Ça ne m’aide pas. Mais j’ai vos énergies à vous […] Je les
prends pour moi. […] Quand vous rigolez ou quand vous êtes
de bonne humeur. […] Je m’envoie dans mon corps tout ce
qui est des joies, de la joie… »
Si M. F se distingue lui-même des « toxicomanes », des
autres patients de l’institution, nous ne pouvons écarter l’hy-
pothèse que ce signifiant ait joué un rôle dans son choix d’y
poser candidature. Choix sinon surprenant que de venir se
protéger des agissements d’un fils « toxicomane » dans un
lieu empli de « toxicomanes » sans en être un… Après tout,
la Pièce est un lieu qui traite de la toxicomanie et grâce à elle,
M. F a pu se constituer un savoir sur le sujet : « C’est grâce
à la rue et le centre ici que j’ai connu la gravité des gens, à
quel point qu’ils changent pour de la drogue, quoi. [...] C’est
très choquant pour moi. Alors, j’ai pu comprendre quelle vio-
lence [que mon fils] avait envers moi. » Il estime également
que la drogue a, pour le toxicomane, la même fonction que
la médication pour lui-même : « C’est la conscience [...] Ça
c’est pour atténuer ça, quoi, les pires souffrances. [...] Moi,
je comprends bien. »
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 71

Nous constatons que les fonctions que peut assurer une


institution pour M. F sont tributaires de la structure des dif-
ficultés auxquelles il se trouve soumis dans le lien à l’autre,
ainsi que de la logique des solutions qu’il met en place pour
y remédier.
En ce qui concerne les aspects toxicomaniaques du tableau
clinique, la prise en charge de M. F à la Pièce vient s’inscrire
dans les trois interstices cliniques exposés plus haut. D’abord,
l’institution n’est pas mandatée de la même manière officiel-
lement et subjectivement. Elle est socialement mandatée pour
traiter le rapport de M. F aux produits psycho-actifs tandis
que M. F la mandate pour se préserver du rapport que son
fils entretien à ces produits. Ensuite, tenir compte de la cause
du séjour permet de mettre en évidence la valence subjective
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des symptômes. M. F vient avant tout adresser à l’institution
une demande de soin du lien à l’autre. Mais entendre cette
demande n’empêche pas pour autant de travailler autour d’un
but thérapeutique. À suivre la logique des difficultés de ce su-
jet, rendre vivable la relation à l’autre, en lui offrant a minima
une possibilité temporaire de séparation, le préserve du pas-
sage à l’acte en général… et donc aussi des passages à l’acte
psycho-actifs que sont les « cocktails Molotov ». Améliorer
la relation à l’autre agit donc indirectement sur la dimension
toxicomaniaque des symptômes du moins, quand ils relèvent
du passage à l’acte. Pour finir, la demande de M. F s’ins-
crit tout entière dans l’équivocité propre au langage : il ne
se considère pas comme faisant usage de drogue, ni comme
toxicomane alors que l’aspect toxicomaniaque de son com-
portement est un des critères d’entrée à la Pièce. Nous consta-
tons que ces trois mises en tension offrent pourtant une réelle
occasion de travail. La mise en évidence d’autres fonctions
institutionnelles que celles attendues officiellement confère
un sens différent au séjour, tout aussi pertinent cliniquement.
La Pièce n’est pas un foyer pour parents battus, elle n’est
pas non plus destinée à prendre en charge les problèmes d’al-
coolisme. Pourtant l’acceptation de l’inattendu permet in fine
de créer un dispositif sur lequel M. F peut s’appuyer : « Ben,
ici je suis bien […] Je suis bien encadré. Je suis bien encadré.
Je suis bien encadré. » Même si cette solution institutionnelle
trouve ses limites au vu de la logique relationnelle du sujet.
Ainsi, M. F déclare à propos de l’institution : « Et après, bon,
72 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

on nous pousse toujours vers la sortie en pensant qu’on… »


Il mettra pourtant lui-même fin à son troisième séjour. Dans
le rapport de sortie, nous pouvons lire : « c’est une visite de
son fils qui a précipité son départ, qu’il justifie par le fait qu’il
le devait, sans en dire plus. Ce fut à nouveau un départ dans
l’urgence […]. »

3.3. Le cas de Monsieur A


Le Foyer est subventionné en vue de mettre en œuvre « un
programme de rééducation fonctionnelle intensif »49. D’après
sa convention, ce dernier « vise à atteindre des buts concrets
dans un délai toujours limité »50. Tout séjour est donc pensé
en fonction de ce but à savoir, l’acquisition « d’habiletés » par
les « bénéficiaires » : « Le but général de la rééducation fonc-
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tionnelle dans l’établissement est d’augmenter les habiletés
des patients […] et d’adapter leur mode de vie afin de réaliser
des résultats significatifs dans au moins un des domaines sui-
vants : [...] domaine de la vie active [...] ; domaine de l’auto-
nomie et de la situation d’habitation [...] ; domaine de l’ins-
cription dans le lien social et la citoyenneté »51. L’équipe est
d’ailleurs tenue d’envoyer des rapports à son pouvoir subsi-
diant pour l’informer de cette évolution.
Toutefois, bien des demandes de prise en charge s’écartent
de ces prescriptions prises de manière littérale. Mais l’enjeu
d’un séjour pourrait se situer dans cet écart.
Prenons le cas de M. A. Sur le plan fonctionnel, M. A est
un homme autonome, qui s’exprime clairement, tout à fait
capable de se trouver un logement, de subvenir à ses besoins
en termes d’alimentation, de rencontrer de nouvelles per-
sonnes, de faire les démarches nécessaires pour s’inscrire à
une formation, pour être engagé pour un emploi ou encore,
pour obtenir des allocations.
Pourtant, M. A dit venir au Foyer en vue de régler ses pro-
blèmes administratifs (à savoir, qu’il n’a pas d’adresse où se
domicilier) et financiers. Cette problématique pourrait nous
évoquer, a priori, une prise en charge d’ordre plutôt social par
49  Avenant à la un C.P.A.S., par exemple. Mais ces difficultés pratiques ne
convention, 2008, trouvent leur éclairage que si nous partons de ce qui amène M. A
op. cit., p. 2. à demander un séjour au Foyer. En effet, ses difficultés dans le
50  Ibid, p. 5. champ du social découlent de son rapport très délicat et tendu à
51  Ibid, pp. 6-7. l’autre ainsi que de la précarité de son rapport à lui-même.
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 73

Si le Foyer est mandaté pour une rééducation fonctionnelle,


M. A le mandate subjectivement pour une mise à l’abri de ce
qui l’assaille quand il ne dispose pas de ce support institution-
nel et qui pourrait le mener jusqu’à une désinsertion totale :
« Je ne suis pas passé loin, pas de la mort mais… […] en fait,
oui, de la mort dans la société, […] être coupé de la société
complètement. »
M. A dit être quelqu’un de nerveux et apparaît, en effet, ra-
rement apaisé. Sa trajectoire est émaillée de ruptures (géogra-
phiques, relationnelles, symboliques) qui, brisant ses repères,
le laissent face à un vide quant à sa place dans le monde et la
signification de ce dernier. « Je me disais : “Qu’est-ce que je
fais là ? Franchement, je comprends rien à ce pays.” », son
nouveau contexte de vie le laissant dans une totale perplexité.
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À plusieurs reprises, M. A sera arraché à son contexte
de vie et envoyé d’un pays à l’autre, d’un groupe familial à
l’autre, pour des raisons de survie, d’argent mais surtout, hors
de tout contexte désirant. C’est au cours de ses migrations
successives qu’émergent le sentiment d’être « exclu » et un
sentiment d’étrangeté qui ne le quitteront plus. Il se situe sys-
tématiquement à la place de celui qui n’a pas de place.
Déchiré entre les pays maternel et paternel, M. A ne sait
plus à quelle communauté se référer et peine à arrimer et
unifier son identité aux contours incertains par la voie de la
nationalité : « Je me sens comme ça tiraillé entre deux natio-
nalités. Parce que c’est vraiment deux mondes qui n’ont rien
à voir. » Son identité apparaît vacillante, poreuse à la présence
de l’autre : « J’attrape ton tic » (de prononciation), nous as-
sène-t-il, par exemple, en conversant avec nous.
M. A situe dans ces déracinements l’origine de ses diffi-
cultés : « Je crois que c’est là que j’ai commencé à péter les
plombs. »
Depuis le début de l’âge adulte, M. A connaît des phases
de décrochage complet où plus grand-chose ne semble le rac-
crocher à la vie. Quand il va moins bien, il rompt sur tous les
plans et s’isole : « j’ai beaucoup déprimé. Je suis resté seul.
Beaucoup beaucoup déprimé. » Plus rien ne l’anime alors.
« J’ai touché le fond ». Son décrochage généralisé se mani-
feste également sur le plan alimentaire : « je ne mangeais
plus du tout […] Est-ce que… Je ne sais pas, j’avais peut-être
l’impression que je me préparais au pire, qu’il y avait une
74 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

guerre ou quoi, que je n’avais plus à manger. Enfin je deve-


nais fou. » Il finit par se replier dans un sentiment de menace.
M. A alterne entre des phases en solitaire, où il est rattrapé
par la solitude qui le plonge dans une détresse massive et des
phases où il vit en couple, pris dans une relation qui rapide-
ment l’envahit. Une boucle s’installe : il tombe sur une fille
avec laquelle il entame une relation et semble tomber de la
même manière dans son appartement, sans transition, presque
sans s’en rendre compte : « Jusqu’au moment où j’ai rencon-
tré une autre fille. […] et puis ça a été très très vite. […],
j’sais pas ce qui s’est passé, on a décidé de vivre ensemble. »
Rapidement, cela tourne mal, il ne se sent pas à sa place :
« c’était son appart’ […] je ne me sentais pas vraiment chez
moi. » Et après avoir vécu le trop de présence, il se perd dans
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la solitude : « j’ai vraiment été seul et je me sentais un peu
perdu. »
La relation vient comme porter atteinte à son individualité
fragile, à sa liberté : « j’en avais marre d’être, qu’on soit tout
le temps l’un sur l’autre. […] Enfin, j’aime la liberté. » En
effet, M. A se trouve pris entièrement et instantanément dans
ces relations, toute étape potentielle étant court-circuitée.
Les femmes se substituent les unes aux autres dans une sorte
de chaîne, la relation à celles-ci ne ressortant pas d’un inves-
tissement particulier de la part de M. A mais d’un appel qu’il
ressent comme émanant de leur part. Il avait, par exemple, été
vivre avec la dernière de ses compagnes : « parce qu’elle se
sentait seule ».
N’ayant pas le support d’un désir sur lequel l’ancrer, sa vie
valse donc au gré de ses rencontres au caractère tumultueux.
Parallèlement à la série des femmes se déroule une série de
boulots et de formations par lesquels il va passer et qui dé-
bordent rapidement M. A, l’obligeant à prendre la fuite : « Le
travail, à un moment, c’est trop. […] Ça dégénère toujours.
[…] Quand je sens que ça ne va plus aller, je préfère partir. »
en raison également de difficultés relationnelles puisque cela
s’est « toujours mal passé avec [s]es collègues. »
La rencontre de l’autre est, pour lui, fondamentalement em-
preinte d’agressivité : « La vie, c’est une compétition. » Pour
décrire toute relation, il use de la formule : « C’est comme un
couple », ce qu’il déplie comme le fait que le début est tou-
jours serein mais rapidement suivi de tensions. Et dès que ça
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 75

dérape du côté de l’autre, c’est la rupture, soudaine et totale.


Le conflit le happe : « Quand ça commence à monter, je ne
lâche pas, j’en rajoute, ça m’amuse ». La violence peut alors
déborder les mots, sans qu’apparemment, pour lui, une limite
ne soit franchie. M. A a fondamentalement affaire à un autre
qui le veut ou lui en veut, l’envahit, l’agresse, le séduit ou le
lâche. Car si son rapport aux autres s’avère périlleux, la soli-
tude, elle, le précipite vers la folie et la dépression : « parfois
c’est profitable de vivre seul […]. Mais à un moment donné,
faut pas que ça dure trop longtemps sinon on… […] on pète
un peu les plombs. » M. A vient donc chercher un appui cru-
cial sur la relation puisque le lien à l’autre le soutient, l’anime
et lui est même vital.
Les particularités de M. A dans son rapport à lui-même et
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aux autres engendrent une inscription très ardue sur la scène
du monde puisqu’elles mettent en péril toute forme de sta-
bilisation : « J’arrive pas à me stabiliser. Vraiment depuis,
depuis 10 ans, je suis jamais resté à la même adresse plus
d’un an. »
Selon sa convention, le Foyer s’adresse à des « adultes ayant
des troubles psychiatriques »52. Or, M. A ne s’identifie pas du
tout à cela mais se considère plutôt comme un immigré en mal
de repères. Il situe la cause des difficultés qu’il a rencontrées
dans une différence culturelle. Son interprétation étiologique
porte sur son immigration. M. A dit se sentir « perdu » car il
n’est « pas sûr » d’être « au bon endroit en fait », car il vient
d’ailleurs, car il ne se sent pas chez lui.
« Moi, on va me dire, je suis… schizophrénique ou, […]
bipolaire ou… […], je ne vois pas ce que ça veut dire vrai-
ment pour moi. » Il envisage le second terme s’il peut le re-
lativiser comme banal ou alors, comme trait lié à sa créati-
vité, ce qui lui offre une communauté d’appartenance dont
découlent une étiquette et une utilité sociales : « Bipolaire,
peut-être. Mais alors, tout le monde est bipolaire ou alors, la
plupart des gens, c’est-à-dire avoir des hauts et des bas, […].
Déjà qu’au niveau, je pense, le fait d’être créatif, […] ça peut
pousser, enfin. […] je pense que la plupart des artistes sont
bipolaires. Pas, pas maladivement bipolaire. Mais je pense
qu’ils sont bipolaires ». Artiste est l’un des termes investi par
M. A pour asseoir quelque peu son identité et gagner en valo-
risation sociale. 52  Ibid, p. 2.
76 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

Toutefois, sans adhérer littéralement à ces diagnostics, M. A


a pu saisir le Foyer comme institution du champ psychiatrique
pour lui adresser une demande. Mais quelle demande ? Car il
ne va pas de soi que M. A veuille son propre bien. « En fait,
ça peut aider d’être bipolaire quelque part. […] parce que tu
as besoin des, des moments […] où tu es vraiment dans un
calme tout à fait calme et quasiment triste et déprimé […]
pour pouvoir créer ». Il a une certaine pente à aller mal par
laquelle il est attiré. « Il y a des fois, je voudrais vraiment être
déprimé, tu vois ? […] parce que, […] je me souviens que je,
voilà, j’ai déjà été plus créatif que maintenant […] Mais vrai-
ment, quand je dis créatif, ça veut dire : je fais quelque chose
et je suis vraiment […] heureux de le faire et, enfin, heureux
du résultat […] quand j’étais [dans un autre centre de réédu-
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cation fonctionnelle], j’ai écrit beaucoup de poèmes et quand
je les lis maintenant, je me dis : “C’est fou, c’est, j’arrive-
rais pas à faire aussi bien maintenant” […] parce que, c’est
vraiment une période déprimante pour moi mais, mais très
heureuse aussi parce que… […], j’arrêtais vraiment pas […]
d’écrire des poèmes. Mais maintenant, je veux le faire, j’y
arrive pas ». Il obtient par là une satisfaction paradoxale qu’il
recherche. « Pour apprécier un peu le bonheur, il faut, il faut
être très triste ».
M. A est accueilli dans un lieu de soin mais n’est pas cer-
tain de vouloir aller mieux. Il y a là un hiatus entre la raison
sociale d’être de l’institution et la demande inconsciente du
sujet duquel nous pouvons faire émerger la responsabilité de
ce dernier. Un mieux-être ne pourra être obtenu qu’à partir de
son consentement ou plutôt, de son choix d’une autre voie à
suivre. « Je pense qu’il n’y a pas de hasard. […] j’avais envie
d’aller très mal […]. Parce que, on a le choix. Si on veut aller
bien, je pense qu’on peut vraiment y arriver. »
Et, malgré cette attraction jouissive pour le mal-être, M. A
a fait le choix de se servir de l’occasion d’un séjour au Foyer
dans l’optique d’un apaisement : « Moi, depuis que je suis ici,
j’ai beaucoup avancé. » Sans être dupe du fait qu’il n’a pas
de garantie quant à la pérennité de ce dernier : « Je ne suis
pas sûr parfois que même maintenant ça ne m’arrive pas de
déprimer. Même maintenant. »
Alors que le ressort de la thérapeutique est censé être le
susdit programme de rééducation fonctionnelle intensif, pour
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 77

M. A, le premier élément qui l’a aidé est le service hôtelier du


Foyer notamment, les repas : « Ça apporte de la stabilité, moi
je pense, en premier. » L’institution, avec ce qu’elle charrie de
routines organisationnelles, confère une structure à sa vie qui,
sans cela, peut rapidement prendre une tournure chaotique :
« il y a des repas réguliers. […] manger avec les autres et
tout ça aux mêmes heures […], c’est équilibrant. » Elle met
de l’ordre dans le monde de M. A et lui garantit de la conti-
nuité là où il était pris dans une succession de ruptures, ce
qui lui permet d’échapper à l’« instabilité » qu’il a toujours
connue.
Le cadre institutionnel, avec sa fonction de limitation, ba-
lise donc ses journées mais aussi ses relations. Il supplée le
frein qui peut lui manquer, traite l’immédiateté pulsionnelle
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dans laquelle il peut être pris et canalise ainsi son action : « en
venant ici, ça m’empêche de faire… De faire des bêtises, sor-
tir avec des filles pour sortir avec des filles par exemple. […]
Si, j’étais à l’extérieur, ça irait vite. Et puis on se dirait : “On
va vivre ensemble, on fait ceci cela.” Mais en étant ici, il y a
une sorte de… Je ne sais pas. Je suis structuré ».
Ensuite, M. A se soutient également du partenariat qu’il
parvient à nouer avec l’équipe. « La deuxième chose, c’est
que, il y a des gens qui sont là pour, pour t’aider. » La dispo-
nibilité d’intervenants qu’il connaît le sécurise. De plus, l’ins-
titution, en émergeant comme lieu d’une possible adresse,
paraît l’avoir mis à l’écart d’une autonomie trop radicale qui
le faisait sombrer : « J’aime bien me débrouiller seul pour
beaucoup beaucoup de choses mais […], voilà, j’aime bien
quand même avoir de l’aide parce que je pense il y a des,
enfin, dans la vie, personne n’est vraiment capable de s’en
sortir tout seul tout seul. […] il y a longtemps, je pensais que
c’était possible mais maintenant, je me rends compte, c’est,
c’est impossible. »
Finalement, M. A trouve un appui important dans les di-
verses rencontres qu’il fait au Foyer : « il y a une troisième
chose qui, qui est pas, […] c’est pas très visible mais qui est
encore plus importante que le reste, c’est la relation entre
humains […] tu vois de nouvelles […] façons de penser que
tu ne connaissais pas, des façons d’agir que tu ne connaissais
pas, […] autant du côté des travailleurs que du côté… […]
des, des résidants […] ça apporte beaucoup beaucoup […]
78 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

au niveau de l’expérience humaine […]. Et donc, quelque


part, même si, on n’a pas avancé, je ne sais pas, à d’autres
niveaux, ça, ça aide pour la suite ». Pour M. A, l’essentiel du
soin ne se situe donc pas dans quelques critères pratiques de
réhabilitation psycho-sociale mais bien dans ce qui fait le sel
et la particularité de la communauté thérapeutique : « les ren-
contres humaines ». « Tout le temps [...] rencontrer de nou-
velles personnes » offre un peu d’air à cet homme pour qui
tout lien peut si vite basculer.
Il se sert donc du Foyer pour se mettre à distance à la fois
des relations dans lesquelles il pourrait être englouti ou qui
pourraient le mettre à mal mais aussi, d’une solitude délétère
via la communauté. La juste distance, si difficile à calculer
pour M. A, semble avoir pu être trouvée par celui-ci dans
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l’accompagnement proposé au Foyer, un lien à juste dose thé-
rapeutique : « j’ai besoin de tranquillité aussi, […] tu sais,
être entouré comme ça, être dans sa chambre un peu seul,
parfois, c’est l’idéal je pense pour une personne qui a… Qui
a envie de se retrouver, et qui a envie de se réintégrer un peu
dans la société et de suivre un chemin… » Il trouve au Foyer
une balance présence-absence qui le soutient dans sa propre
présence au monde.
Toutes ces dimensions participent d’un effet de protection
et d’apaisement pour M. A dans ce « lieu apaisant » où il
parvient à être « tranquille ». S’il ne vient pas au Foyer dans
l’optique prévue de l’accroissement de ses habiletés, il fait
bien une série d’usages imprévus de son séjour qui lui sont
propres et qui lui permettront, selon lui, de « [s]e rétablir tout
doucement… mentalement », ce qui favorisera, finalement,
l’exercice de ses capacités.
Le Foyer n’est pas un centre d’intégration culturelle pour
immigrés, il n’est pas un centre pour jeunes hommes céliba-
taires, pas plus qu’un centre de médiation de dettes. Pourtant,
il l’aura été pour M. A, réalisant, par la voie de l’interstice,
l’occasion d’un travail clinique.

3.4. Enseignement tiré des constructions de cas


Au niveau du premier interstice :

Les fonctions subjectives que MM. A et F intiment aux ins-


titutions dans lesquelles ils séjournent n’équivalent pas aux
fonctions officielles définies par leur mandat. Elles sont
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 79

multiples, inattendues et tributaires de la structure singulière


des difficultés de ces sujets et partant, de leurs coordonnées
subjectives : mise à l’abri d’une solitude mortifiante, mise à
l’écart de relations envahissantes et ravageantes, structuration
par un cadre de vie scandé par des moments journaliers... Elles
permettent un recours autre que celui du passage à l’acte.
Notre constat rejoint celui de Flémal53 selon lequel les sujets
répondent de manière fort différente aux méthodes d’accueil
et de traitement qui leur sont proposées. D’un point de vue
logique, il est impossible de maîtriser les effets que devrait
avoir un dispositif sur un sujet si nous considérons ce dernier
en tant que tel. Tout changement ne pourra advenir qu’à partir
du consentement et du choix de ce dernier. Se pencher sur
la pluralité des usages et en tenir compte dans l’accueil et la
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prise en charge du patient s’impose et permet d’éviter l’écueil
de la standardisation de la pratique54, qui écrase la singularité.
Au niveau du deuxième interstice :

Tenir compte de la nécessité qui a poussé MM. A et F à entrer


en institution invite à un constat supplémentaire. Bien que les
visées thérapeutiques institutionnelles soient clairement énon-
cées dans les conventions du Foyer et de la Pièce en termes de
rééducation fonctionnelle (faisant référence à des dites habi-
letés pratiques), c’est la problématique du lien à l’autre qui est
au centre de leurs difficultés. Alors que les institutions vou-
draient faire d’eux la cible de leur action curative, ces sujets
viennent, eux, faire soigner l’autre, celui qui n’a de cesse de
leur poser des problèmes, ce qui, dans une boucle rétroactive,
a in fine un effet curatif sur eux-mêmes.
Partir de la cause du séjour permet donc de dépasser l’enve-
loppe formelle des symptômes pour pouvoir se pencher sur
ce qui les sous-tend. En effet, si difficultés fonctionnelles il y
a pour MM. A et F, en termes administratif et financier – en 53  Flémal, S. (2014).
Ce qui fait obstacle
ce qui concerne le logement notamment – nous constatons au modèle : quelle
qu’elles découlent de difficultés relationnelles plus qu’elles place pour le sujet
ne les provoquent. C’est l’impossibilité de trouver une juste au sein des pratiques
standardisées ? Bulletin
place dans le lien à l’autre qui conduit ces sujets à se désinsé- de psychologie, 534,
rer socialement – si, toutefois, nous accordons une pertinence pp. 459-465.
à ce concept car, comme le rappelle Fouchet, « les institutions 54  Ibid.
ne se situent pas en dehors de la scène du monde – elles la 55  P. Fouchet, 2009,
constituent »55. Soutenir une réinsertion, comme énoncé dans op. cit., p. 35.
80 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

le mandat institutionnel, n’est donc pas de l’ordre d’une réé-


ducation, auquel cas elle trouverait sa résolution dans l’incul-
cation d’un mode d’emploi social. Vu la nature relationnelle
des problèmes rencontrés par les personnes qui ont recours
à ces institutions, le traitement devra s’opérer dans ce même
registre de la relation, par le biais de la rencontre.
Tenir compte de ce qui cause la prise en charge nous invite
à prendre nos distances avec tout but thérapeutique prédéfi-
ni : « Paradoxalement, c’est en se dessaisissant de leur but,
en tant que but fixé à l’avance, que les institutions créeront
les conditions de sa réalisation. »56 Il s’agit de se délester des
idéaux thérapeutiques en tant qu’idéaux mais pas en tant que
semblants. L’objectif thérapeutique vu comme une conven-
tion, une visée imaginaire, est nécessaire à la rencontre et à
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ses suites car il fait consister l’institution pour le sujet et pour
ses membres : « Les critères d’admission (conditions de base)
que l’on pourrait voir comme des objectifs ont une valeur cli-
nique qui contribue à l’amorce de travail. »57 Cette manœuvre,
qui fait du mandat de l’institution un prétexte à la rencontre
et au travail, soutient la constitution d’une institution protéi-
forme, c’est-à-dire ni informe, ni rigidiforme, mais qui se
prête à la multiplicité des usages particuliers.
Au niveau du troisième interstice :

L’équivocité propre au langage est une chance. MM. A et F


56  Zenoni, A. (2014).
Le sujet à l’origine du entrent en institution grâce à l’emploi de signifiants identifiés
réseau. Quarto, 108, comme proches de ceux énoncés dans les mandats. Or, quand
pp. 92-95, p. 95. nous nous penchons sur le sens premier de leur demande, nous
57  (2009) “On constatons qu’il y a maldonne. M. F ne veut pas soigner sa toxi-
m’envoie chez vous”. La comanie mais celle de l’autre. M. A n’est pas dépourvu de la
motivation du candidat :
injonction thérapeutique, capacité de régler ses problèmes administratifs. Leur demande
souhait de l’entourage est ailleurs. Pourtant, ce qui se déroule à partir d’un malenten-
et/ou du désir de la du permet un accueil et une mise au travail des problématiques
personne ? Dans T. Van
de Wijngaert & F. de de ces sujets qui n’auraient pas eu lieu sans cette parade.
Coninck, L’autonomie De surcroît, est-il possible que la demande du patient
en question. Lien équivaille jamais à l’offre de l’institution ? N’y aura-t-il
social et santé
mentale (pp. 85-91). pas toujours un décalage, une dissonance entre les deux ?
Bruxelles : F.F.I.H.P., Cliniquement, le troisième interstice ne gagne pas à être col-
Les Cahiers de la Santé maté : « La dérive consiste donc à vouloir que le patient for-
de la Commission
Communautaire mule ses souhaits dans les termes qui seraient les “modèles”
Française, p. 88. de l’institution – ce qui ne va pas sans ajouter d’entrée de jeu
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 81

une aliénation ou un forçage. Concrètement, on sait que les


patients [...] sont souvent amenés à “tordre” leur demande,
dans l’espoir de tomber sur “la bonne réponse” à donner pour
être admis. »58 Qui plus est, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas
demande formulée qu’il n’y a pas de sujet en demande : « il
y a des patients qui ne peuvent formuler leur demande qu’en
l’attribuant, en la référant à la pression exercée par l’autre. »59
Pour que le sujet puisse faire usage de l’institution, il faut
qu’il la rencontre, elle, ou l’un de ses constituants, en tant que
partenaire. C’est alors seulement que pourra être approché le
sens singulier de sa demande. La coloration que prendra cette
rencontre, par essence contingente, ne se laisse prédire par
aucun critère tel que la formulation d’une demande type au
moment de l’admission. Dans ces conditions, la pertinence de
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la rencontre entre un sujet et un dispositif ne peut être évaluée
qu’en termes de « pari raisonnable »60.

4. Conclusions

Toute pratique clinique est donc fondée sur des impossibilités,


des incompatibilités logiques, ce qui lui confère sa richesse.
Tout comme le sujet, elle se révèle structurellement irréduc-
tible, indéfinissable.
Cela nous amène à poser cette question de Jean Oury :
« Comment un ensemble institutionnel peut-il traiter l’en-
trop ? »61 Car « en-trop », il y aura toujours. Comment en se-
rait-il autrement alors que le dispositif institutionnel ne peut
être pensé qu’en amont d’une rencontre avec le sujet, avec ce
qu’elle a d’inattendu, de balbutiant, de déroutant, d’incom-
préhensible ? L’institution se trouve toujours en retard d’une
guerre. Que faire alors ?
Le constater nous invite d’abord à laisser leur juste place
à ces interstices mais également à être attentif à ce qui en
surgit, à faire cas de l’événement, c’est-à-dire de ce qui ne 58  Ibid, p. 85.
se laisse pas présager. Il faut que le savoir théorique soit
59  Ibid, p. 87.
troué pour laisser place à un savoir-y-faire clinique. Dans le
60  Ibid, p. 85.
cas contraire, une institution resterait une machine qui tend
à aplanir toute rugosité. Mais quand bien même l’institution 61  Oury, J. (2008). La
psychose, l’institution,
se laisserait aller à cette pente, ferait la sourde oreille à ce qui la mort. Paris : Hermann
soudain dissone au sein de son dispositif, les manifestations Editeurs, p. 10.
82 Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique

cliniques la rappelleraient à l’ordre : « la pulsion est là, à fleur


de peau, recouverte d’une dentelle fragile, démasquant l’im-
posture de notre position »62.
« Une dialectique impossible entre Discorde et Harmo­
nie »63 constitue le socle de tout travail clinique. Nous ferons
un pas de plus en faisant de cette dialectique impossible, de cet
interstice, la condition même de ce travail, forgeant sa nature.
En effet, comment penser une rencontre sans supposer au pré-
alable deux termes disjoints soit, un interstice ? Et n’est-ce
pas dans un interstice seul que peut se loger la dimension du
sujet ? C’est donc paradoxalement l’interstice qui permet à la
solution d’émerger. C’est entre ses bords que trouvent à se
construire des ponts entre le sujet et l’autre, entre le sujet et
l’autre lui-même, entre le sujet et le monde… entre le sujet et
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l’institution. En l’absence d’interstices structurels, de respira-
tions, d’espaces de liberté, pas de rencontre possible avec la
singularité autre, comme nous l’avons repéré dans les témoi-
gnages de MM. A et F. Oury voit, dans ces espaces, la condi-
tion pour que se dessinent « des lieux d’émergence, qui n’ont
d’existence que dans leur multiplicité ; lieux différentiels
62  Ibid, p. 41. d’une secrète tablature, chora qu’il faut préserver contre tout
63  Ibid, p. 44. impérialisme. »64 Il ne s’agit donc pas de plaider pour une ins-
64  Ibid, p. 44.
titution inconsistante mais, pour une institution protéiforme,
garante d’un cadre permettant au sujet de soutenir sa trajec-
65  (2009). Contribution
des représentants du
toire, qu’il y entre ou pas d’ailleurs.
monde politique, dans Mais travailler avec la faille, c’est travailler avec le risque, qui
T. Van de Wijngaert n’a pas forcément bonne presse de nos jours, particulièrement
& F. de Coninck,
L’autonomie en auprès des pouvoirs publics65. C’est là qu’Oury fait intervenir
question. Lien social la notion du désir de l’intervenant : « C’est une passion éthique
et santé mentale qui nous fait demeurer dans cet espace : l’espace d’accueil d’un
(pp. 36-39). Bruxelles :
F.F.I.H.P., Les lointain, d’un impossible. Cet accueil de l’inapparent, du non
Cahiers de la Santé encore dit, met en question notre assise, notre confort. »66
de la Commission Cet article a pour seule ambition d’ouvrir un espace de ré-
Communautaire
Française, p. 36. flexion, un interstice donc, dans le champ clinique, un champ
66  J. Oury, 2008,
dont les contours s’estompent sous nos tentatives de délimi-
op. cit., p. 42. tation. Mais telle Alice après s’être jetée dans le terrier du
67  Carroll, L. (2004).
lapin, nous pouvons constater que l’inattendu est aussi source
Les aventures d’Alice de trouvailles : « Car, voyez-vous, il se produisait depuis peu
au pays des merveilles. tant de choses étonnantes qu’Alice s’était mise à croire que
Paris : Flammarion,
p. 10. bien peu de choses, en réalité, étaient impossibles. »67
Des usages inattendus d’un dispositif institutionnel : mises en valeur de l’interstice clinique 83

(2009). « On m’envoie chez vous ». La motivation du candidat : injonction Bibliographie


thérapeutique, souhait de l’entourage et/ou du désir de la personne ?
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