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TRAVAILLER À L’HÔPITAL : UN SIÈCLE ET DEMI DE

RECONFIGURATIONS DES MÉTIERS

Christian Chevandier

École nationale d'administration | « Revue française d'administration publique »

2020/2 N° 174 | pages 317 à 328


ISSN 0152-7401
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DOI 10.3917/rfap.174.0021
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TRAVAILLER À L’HÔPITAL :
UN SIÈCLE ET DEMI DE RECONFIGURATIONS
DES MÉTIERS

Christian CHEVANDIER
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Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université du Havre
(Laboratoire CNRS IDEES Le Havre)

Résumé
Depuis le milieu du xixe siècle, l’activité des hôpitaux n’a cessé de se modifier, nécessitant la mise
en place de nouveaux métiers, dont le principal est celui d’infirmière. Mais les métiers en eux-
mêmes, les qualifications comme les pratiques, ont singulièrement évolué tandis que les effectifs
n’ont cessé de croître. Après la Libération, la mise en place de l’État social s’est accompagnée de la
promotion d’un nouveau métier, celui de directeur, qui s’est peu à peu imposé face au corps médical.

Mots-clefs
Histoire, hôpital, métier, infirmière, directeur d’hôpital

Abstract
— Working in the Hospital: A Century and a Half of Professional Reconfiguration — Since the
middle of the 19th century, the activity of hospitals has been constantly changing, leading to the
setting up of professional profiles, the main one being that of nurse. However, if the professions,
skills and practices have evolved significantly, the number of staff continued to grow. After the
Second World War, the establishment of the Welfare State promoted the new profession of hospital
directors, which gradually imposed itself on the medical profession.

Keywords
History, Hospital, Profession, Nurse, Hospital Director

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L’hôpital a singulièrement changé depuis le milieu du xixe siècle. L’institution qui


accueille et héberge s’est transformée en une structure où l’on est soigné, où l’on guérit
souvent, où l’on meurt de plus en plus. Employant 133 000 personnes aux lendemains
de la Libération et sept fois plus dans les années 2010 (Chevandier, 1997, p. 9, et Juven
et alii, 2019, p. 11), les établissements publics sanitaires sont devenus un secteur dont la
main-d’œuvre est un élément décisif, tant par son rôle que par ses effectifs. Alors que les
dépenses de personnel nécessitaient moins d’un dixième de son budget en 1853, elles cor-
respondaient à près de la moitié un siècle plus tard et à 59 % en 1985 (Rochaix, 1996, p. 372
et 453). La qualification de ces travailleurs, de plus en plus nombreux, a singulièrement
évolué : la pratiques et les compétences d’une infirmière, voire d’un aide-soignant, sont
sans commune mesure en cette première moitié du xxie siècle avec ce qu’étaient sous le
Second Empire celles des femmes (et des hommes) œuvrant auprès des malades. Comprendre
l’hôpital d’aujourd’hui nécessite de percevoir des modifications produites en fonction de
l’évolution thérapeutique et des moyens que la société a accepté de mettre à son service.
La taxinomie des métiers hospitaliers s’est précisée depuis le milieu du xxe siècle,
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notamment grâce aux nomenclatures des métiers que l’Institut national de la statistique
et des études économiques (INSEE) a bâties par des processus d’agrégation et une série
d’intitulés standardisés d’emplois dénommée pour le recensement de 1954 « catégories
socioprofessionnelles » (CSP), devenues professions et catégories socioprofessionnelles
(PCS) en 1982 (Chevandier, 2018, p. 153-162). Dans cette nomenclature, les médecins sont
comptabilisés comme « cadres et professions intellectuelles supérieures », les infirmières
avec les « professions intermédiaires » et les aides-soignantes en tant qu’« employés ».
Loin d’être uniquement outil de dénombrement, ces classifications ont aussi pour fonc-
tion d’alimenter la réflexion et l’anticipation sans pour autant être performatives. Elles
contribuent ainsi à mieux identifier la fonction d’une activité et à cerner son principal
domaine, le « cœur de métier », qui dans le monde hospitalier est constitué au xxe siècle par
les métiers du soin. Ces PCS en reflètent les trois niveaux de qualification : très qualifiés
(médecins), qualifiés (infirmières) et pas ou peu qualifiés (agents de service hospitalier
et aides-soignants) (Chevandier, 2011). La mise en perspective de la construction de ces
activités professionnelles, mais aussi des autres métiers pratiqués à l’hôpital, ouvriers et
administratifs (y compris le personnel de direction), permet de cerner bien des aspects de
l’évolution du secteur hospitalier et son rapport à la société.

L’HÔPITAL D’AVANT LA MÉDICALISATION

Hôpital et hospice ont la même étymologie qu’hôtel : la première mission de ces


établissements religieux fut l’accueil des pèlerins et des nécessiteux. Mais si les soins de
type médical y étaient fort rares au début du Moyen Âge, le développement des universités
dans le même milieu ecclésiastique a contribué à une présence médicale moins marginale au
cours des xive et xve siècles en dépit de fortes inégalités régionales. Jusqu’à la Révolution
française, les établissements hospitaliers furent avant tout des institutions ecclésiastiques,
mais aussi de grands propriétaires, au capital formé d’immeubles urbains, de fonds ruraux
et de placements fonciers. La plus grande partie du personnel qu’ils employaient travaillait

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la terre (grangers, fermiers – y compris citadins –, laboureurs, jardiniers, vignerons) 1. Il


n’en reste pas moins que, si des religieuses y exerçaient en nombre, des laïcs se trouvaient
à leur côtés auprès des malades depuis le Moyen Âge. L’institution de l’Hôpital général
sous le règne de Louis XIV n’a pas fondamentalement changé la vocation d’accueillir
et de soigner d’institutions qui variaient d’une ville à l’autre. Dans les années 1780, le
chirurgien Jacques Tenon détaillait le personnel de l’Hôtel-Dieu de Paris, ne trouvant qu’un
cinquième de clercs et de sœurs, mais un tiers de religieuses parmi les femmes travaillant
auprès des malades, allant jusqu’à calculer un ratio d’« un serviteur par quatre malades
½ » (Tenon, 1998, p. 299-309).
Sous l’Ancien Régime, la part primordiale du clergé dans les soins comme dans
l’éducation l’avait rendu légitime au point que la suppression de la dîme, qui assurait leur
financement, ne fut pas demandée par les cahiers de doléance du Tiers État et que même
la noblesse pouvait insister sur cette mission ecclésiastique et la destination des biens du
clergé 2. Dès 1790, des mesures libérales, notamment la loi Le Chapelier qui abolissait les
corporations, supprimèrent l’enseignement de la médecine et enlevaient toute légitimité
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au corps médical. Trois ans et demi plus tard, devant les effets désastreux d’une telle déci-
sion, la formation médicale fut rétablie pour se scinder un peu plus tard en deux niveaux,
l’officiat de santé et le doctorat. Le corps des officiers, à la formation moindre, fut très
vite reconnu comme obsolète, quand bien même il fallut attendre un siècle avant qu’il ne
fut placé en extinction. Après la Révolution et avant même l’Empire, c’est tout le cadre
législatif et réglementaire de l’exercice de la médecine, mais aussi de l’hospitalisation et
de l’assistance, qui était établi pour perdurer jusqu’à la Troisième République. L’empreinte
cléricale demeura longtemps tout en disparaissant peu à peu : les religieuses n’étaient qu’à
peine un vingtième des travailleurs hospitaliers au début de la Cinquième République, avant
une disparition presque complète, conséquence autant de l’exigence de qualification que
de l’extinction du groupe social (Lalouette, 2006 ; Cuchet 2018).

DES MÉTIERS DE PLUS EN PLUS QUALIFIÉS


SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

Les trente premières années de la Troisième République furent celles d’une mutation
hospitalière de premier ordre, notamment pour le personnel. À partir du milieu des années
1880, la part du personnel dans les dépenses hospitalières, qui depuis le début du Second
Empire stagnait à un peu moins d’un dixième, se mit à croître régulièrement, l’importance
de cette dynamique étant amplifiée par la croissance continue des dépenses hospitalières.
Après des tentatives infructueuses en 1835 et 1862, une formation générale de niveau
primaire fut financée par la ville de Paris à partir de 1878 pour les filles et garçons de
salle déjà en place, pour certains analphabètes (Poisson, 1998). Trois décennies plus tard,
à la Salpêtrière, une « école des infirmières » assurait une formation initiale à des femmes
relativement jeunes (entre 19 et 26 ans). Déjà, la possibilité d’une carrière était envisa-
gée, puisque l’âge maximal se voyait repoussé à 32 ans pour celles qui avaient travaillé
en service de soins – beaucoup d’entre elles, même très jeunes, avaient déjà un passé

1. Voir ainsi « Sociologie domaniale » (Durand, 1974, 157-168).


2. Par exemple, la noblesse du baillage d’Amiens, dans l’article 35 de son cahier (Serna, 2019, 54).

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de travailleuse hospitalière lorsqu’elles commencèrent ces études. Dans des conditions


matérielles satisfaisantes (elles étaient nourries, logées, blanchies et percevaient même une
petite indemnité), les deux années de formation, avec des cours magistraux et des travaux
pratiques, dont les stages occupaient la moitié du temps, se sont révélées d’un bon niveau.
Singulière transformation lorsque les mots « infirmière » et « infirmier » étaient auparavant
employés indistinctement avec « servant » ou « servante » pour nommer des femmes et des
hommes sans qualification. Ce glissement sémantique, qui correspond à l’apparition d’un
nouveau métier, n’est d’ailleurs pas une spécificité et s’est également produit en Angleterre
(Dingwall, Rafferty et Webster C., 1993). Rien non plus de spécifiquement hospitalier dans
cette dynamique de professionnalisation, et l’on peut trouver un calendrier proche pour les
gardiens de la paix parisiens, autre groupe professionnel non lié à une activité productive
et pour lequel la politique de la municipalité était active. Ce processus de professionnali-
sation s’est accompagné, comme dans une grande partie du monde du travail salarié non
productif, de l’adoption d’un uniforme, la tenue dans les services de soins s’éclaircissant
lors de la Troisième République en même temps que la qualification s’affirmait jusqu’aux
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« anges blancs » de la Grande Guerre.
À des fonctions politiques différentes, des docteurs en médecine ont contribué à
organiser les professions de santé et préparé l’hôpital à en tirer profit : Désiré Magloire
Bourneville (comme conseiller municipal de Paris puis député, en impulsant et en orga-
nisant la création des cours municipaux pour le personnel de l’Assistance publique de
Paris : « servantes et serviteurs devenus infirmiers et infirmières »), Antoine Chevandier
(comme député, par la loi du 30 novembre 1892 supprimant l’officiat de santé : « Nul ne
peut exercer la médecine en France s’il n’est muni d’un diplôme de docteur en médecine »)
et Émile Combes (comme ministre de l’intérieur et président du Conseil, par la circulaire
aux préfets du 28 octobre 1902 qui promeut la création d’écoles d’infirmières et prévoit
la nécessité d’en rendre obligatoire le diplôme pour exercer : « Plus la science progresse,
plus apparaît important le rôle de l’infirmière. »).
La Première Guerre mondiale, qui peut être perçue comme la matrice de la protection
sociale, a permis des progrès qui ont changé les pratiques médicales et chirurgicales, renfor-
çant la dimension thérapeutique des hôpitaux tandis que se renforçait l’amplification d’une
dynamique séculaire. Ainsi, les rapports et études que des médecins et des juristes ont rédigés
à propos d’activités diverses lors du conflit (par exemple sur le rôle des gares régulatrices
sanitaires lors de l’évacuation des blessés) étaient bien plus critiques et pertinents que les
textes des militaires ou des ingénieurs des secteurs considérés. En assumant leur mission
d’observation de la société, ces deux groupes professionnels ont bénéficié d’une position
de surplomb qui leur a permis une vision plus large que restreinte au domaine réduit de
leurs compétences, donc d’appréhender le monde de l’hôpital au sein de l’ensemble de la
société (Larcan et Ferrandis, 2008). Par ailleurs, en s’opposant à des décisions aberrantes du
commandement militaire, les médecins ont pu acquérir l’habitus de la défense des patients
face à une institution surtout soucieuse d’un impossible fonctionnement formel. Plus d’un
siècle plus tard, cet élément de leur identité professionnelle est encore bien perceptible 3.
C’est également durant ces années que s’imposa le principe d’une unité de commande-
ment, y compris dans l’activité économique et dans les sites industriels, rendant d’autant
moins légitime une autorité bicéphale et préparant les conditions d’une concurrence entre
médecins et directeurs dans la conduite de l’hôpital.

3. Songeons aux urgentistes alertant la population de la crise sanitaire lors de l’été 2003.

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Nombre de connaissances ont évolué pendant le conflit, dans les domaines médicaux,
chirurgicaux et psychiatriques, en de véritables changements de paradigme, la clinique
devenant plus prépondérante, y compris (et peut-être surtout) lors de l’étape initiale du triage
des blessés. Les pratiques se sont vite adaptées, contribuant à améliorer les réponses données
par le personnel soignant qualifié (Debout, 2014), renforçant ainsi sur une base technique
l’identité des infirmières. Par leur rôle dans l’application de méthodes antiseptiques, elles
ont contribué, parfois plus que les médecins, à mettre en œuvre les découvertes d’Henry
Dakin et d’Alexis Carrel. Plus encore que les pratiques diagnostiques de bactériologie et
de radiologie permettant d’identifier rapidement la gangrène, ce sont elles qui ont modifié
le paysage olfactif de l’hôpital et le message qu’il diffusait, l’odeur du désinfectant se
substituant communément à celle des chairs pourries. Cette professionnalisation étayée par
la technique s’est accompagnée de la perte de la réputation ancillaire jusque-là attachée au
personnel des services de soins. Le voile, porté par les bénévoles sans qualification venues
de milieux privilégiés et mises en avant par la presse, a été approprié par les infirmières de
profession, pour la plupart d’origine populaire, jusqu’à devenir le symbole de leur métier
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pour un demi-siècle. Enfin, le marché du travail bouleversé par la baisse quantitative de
la main-d’œuvre masculine a conduit les hommes à délaisser les métiers des services de
soins, peu valorisés et mal payés ; cela a contribué, tout autant que la construction sociale
des identités sexuées, à féminiser presque complètement le groupe social des infirmières
(Chevandier, 2011).
Si, comme souvent dans beaucoup de métiers en période de crises, voire simplement de
tension, la durée de formation des infirmières a été réduite lors du conflit, elle fut ensuite très
vite alignée sur deux années, le niveau supérieur de ce qui se faisait auparavant. Surtout, à
l’issue de la guerre, des textes préparés avant le début les hostilités ont formalisé le contexte
de leur activité professionnelle. C’est le cas notamment du décret du 27 juin 1922 créant
un brevet de capacité pour les infirmières hospitalières et leur octroyant le titre d’infir-
mière diplômée d’État, prenant également en compte les visiteuses d’hygiène sociale et
les infirmières exerçant dans des secteurs particuliers (petite enfance, système scolaire,
hygiène mentale). Il fallut attendre des textes de 1938 et 1951 pour que les deux métiers,
infirmière et assistante sociale, fussent véritablement distincts. Après la guerre suivante
et dans le contexte de la mise en place de l’État social 4, la loi du 8 avril 1946 a rendu le
diplôme d’État nécessaire pour l’exercice à l’hôpital tout en donnant une définition précise
du métier : « Est considérée comme exerçant la profession d’infirmier ou d’infirmière toute
personne qui donne habituellement, soit à domicile, soit dans des services publics ou privés
d’hospitalisation ou de consultation, des soins prescrits ou conseillés par un médecin. »

4. Le sociologue Robert Castel préfère ce terme à « État-providence », qui lui semble « impropre à [en]
signifier les finalités » (Castel, 1996, p. 269 et 281).

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L’HÔPITAL LORSQUE L’ÉTAT ASSUME SA MISSION SOCIALE

Si les institutions hospitalières n’ont pas hésité à mettre en œuvre les mesures antisé-
mites du régime 5, la politique hospitalière de Vichy n’a pas présenté de spécificité liée au
caractère dictatorial du régime et à sa politique de collaboration. Elle fut marquée par la loi
du 21 décembre 1941, dite parfois de « l’hôpital toutes classes », qui ouvrait à l’ensemble
de la population les hôpitaux jusque-là réservés aux indigents. Préparée sous la Troisième
République, elle fut appliquée en grande partie après la Libération. Avec la création de la
sécurité sociale, les rapports étaient profondément changés au sein des établissements, où
c’étaient des assurés sociaux et non des assistés qui étaient hospitalisés. Là encore, il convient
d’élargir le champ d’analyse et la proximité s’impose avec la loi d’avril 1941 qui étatise
les polices municipales, jamais aboutie sous la Troisième République du fait de l’influence
du corps des élus municipaux et dont les dispositions ont perduré. Parmi les réformes de la
Libération, la création du statut de fonctionnaire a eu des effets dans les hôpitaux publics.
Leurs personnels, auparavant régis comme employés municipaux, constituent désormais
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la troisième fonction publique dotée d’un statut national : le livre IX du Code de la santé
publique en 1955, puis en 1986 le titre IV du statut général de la fonction publique.
Bien des métiers hospitaliers ont été bouleversés ces années-là. Au début de la deuxième
moitié du xxe siècle, deux types de pharmaciens exerçaient dans les hôpitaux publics : les
pharmaciens-résidents, à temps complet et fonctionnaires assujettis au statut de 1955, et
les pharmaciens-gérants, à temps partiel, n’exerçant théoriquement que dans les établis-
sements de moins de 400 lits et pouvant tenir en ville une officine privée. Les progrès de
la pharmacopée, avec notamment les sulfamides et la théophylline dans les années 1930,
puis les antibiotiques lors de la décennie suivante, le développement de l’industrie phar-
maceutique et la solvabilisation publique par la prise en charge de nombreux médicaments
par la sécurité sociale ont contribué à l’émergence d’un nouvel acteur de la gestion de
l’hôpital, les laboratoires pharmaceutiques privés. Si ces entreprises sont restées longtemps
dépendantes des prescripteurs, le rapport de force s’est, sinon inversé, du moins rééquilibré
dans les années 1970 et 1980. L’hôpital est intéressant pour l’industrie pharmaceutique de
multiples façons, comme client certes, mais aussi par les recherches qui y sont effectuées
et parce qu’il est un terrain de choix pour y dénicher les prescripteurs, actuels ou futurs,
qui contribuent à plus de 80 % de la consommation de leurs produits (Cahuzac, 1999). Le
rôle nouveau de cette industrie, qui jusqu’aux années 1990 assurait la quasi-totalité de la
formation continue des médecins, modifie à son profit plusieurs usages professionnels à
l’hôpital, dont celle des praticiens hospitaliers. Les administratifs doivent tenir compte de
cette donnée tout comme les pharmaciens des hôpitaux dont la pratique s’est modifiée,
plus encore que celle de leurs confrères d’officine.
Après la loi de l’hôpital toutes classes, deux grands textes législatifs ont contribué à
établir le contexte de l’activité hospitalière. Préparée depuis une quinzaine d’année d’abord
dans les milieux médicaux de la Résistance, inspirée par les réformateurs gaullistes et men-
désistes, l’ordonnance du 30 décembre 1958 a créé les centres hospitaliers universitaires et
modifié considérablement les études médicales en associant les facultés de médecine aux
hôpitaux des villes universitaires. Dans ce cas encore, l’innovation s’est révélée relative car
était mentionné auparavant « le rôle, non négligeable, que doivent jouer les hôpitaux dans le

5. Voir ainsi à l’Assistance publique de Paris la note de service du 31 octobre 1940 pour application du
texte du 3 octobre 1940 portant statut des juifs, puis la circulaire du 16 juillet 1941 pour le second statut du
2 juin 1941 (archives de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Recueil des arrêtés et circulaires, 1940-1941).

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domaine tant de l’enseignement médical que de la recherche » 6. Depuis son application, les
apprentis médecins doivent à partir de la quatrième année suivre des stages dans les services
hospitaliers. Élément essentiel de cette réforme, l’instauration du temps-plein médical hos-
pitalier modifia sensiblement l’intervention médicale dans un hôpital où seuls les internes
étaient jusque-là présents en permanence. C’est également dans un contexte de réformes,
lorsque Jacques Chaban-Delmas était à Matignon, que fut votée la loi du 31 décembre 1970
instituant le service public hospitalier et organisant la planification sanitaire. Les années
gaulliennes, celles des débuts de la Cinquième République, correspondent à une réelle
amélioration des conditions de vie des Français. Outre une hausse sensible du pouvoir
d’achat, en lien avec l’augmentation de la productivité du travail, cette amélioration s’est
concrétisée d’abord par une priorité donnée à l’Éducation nationale, avec la construction
d’établissements scolaires, alors que les effectifs notamment enseignants ont doublé entre
1960 et 1971. Puis la place essentielle fut donnée à l’hôpital, avec la création de 55 000 lits
entre 1970 et 1975 et surtout des recrutements considérables, qui conduisirent les effectifs
du personnel hospitalier à doubler entre 1966 et 1977. La croissance n’avait pas été négli-
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geable auparavant, puisque l’INSEE dut, pour le recensement de 1962, mettre en place la
catégorie socioprofessionnelle « services médicaux et sociaux » dans le groupe des cadres
moyens. Le personnel des services de soins fut le premier bénéficiaire de ce phénomène,
ce qui lui donna un tout autre rôle au sein de l’hôpital. Ainsi, alors que les ouvriers étaient
en nombre non négligeable à la fin du xixe siècle, ils n’en constituèrent cent ans plus tard
que 12 % des effectifs (Chevandier, 1997, p. 49-50), la plus grande partie étant désormais
constituée par le personnel soignant ou paramédical, dont de nouveaux métiers de niveau
moyen de qualification contribuèrent à l’efficacité de l’institution 7. Les conséquences s’en
manifestèrent en de nombreux domaines, le syndicalisme par exemple, où les hommes furent
longtemps les plus actifs, se féminisa considérablement, à tel point que dans les années
1970 des femmes se trouvèrent à la tête de deux grandes fédérations syndicales de la santé.
Ce mouvement, qui donnait au travailleur du cœur de métier une nouvelle place, a revêtu
une importance accrue par l’institution dans les hôpitaux d’instances représentatives au
rôle au moins consultatif. Mis en place par une circulaire ministérielle de décembre 1958,
les comités techniques paritaires, composés pour moitié de représentants des syndicats,
avaient pour mission l’instruction des dossiers examinés en conseil d’administration. Six
mois plus tard, c’est un décret qui installait le Conseil supérieur de la fonction hospita-
lière avec des fonctions consultatives à l’égard du personnel hospitalier : recrutement,
salaires, carrières, etc. Nul doute également que le grand mouvement des infirmières de
1988, dont l’efficacité doit aussi à la capacité de femmes socialisées dans l’après-1968 à
mobiliser des répertoires d’action originaux et efficaces, peut être interprété comme une
lutte d’émancipation féminine dont les conditions ont été favorisées par la transformation
du secteur (Chevandier, 2009, p. 386-390).
L’évolution rapide du niveau d’instruction et de qualification des infirmières a modifié
leur image dans la société tout comme leurs pratiques sociales, permettant de souligner le
décalage entre un capital culturel fort et des salaires peu élevés (Bourdieu, 1979, p. 372-374
et 410-413) et révélant les contrastes entre les générations au sein du monde du travail.
C’est ainsi que des élèves infirmières ont pu mettre en porte à faux dans les années 1970

6. « Définition et rôle de l’hôpital », Bulletin d’information du ministère de la santé publique et de la


population, no 2, 1956, p. 15-17.
7. Le remplacement en 1973 au ministère de la santé du Conseil de perfectionnement des écoles d’infirmières
(en place depuis 1922) par le Conseil supérieur des professions paramédicales est significatif d’une spécialisation
dans des domaines de qualification.

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des monitrices qui avaient commencé leurs études avec un niveau primaire supérieur et
devaient encadrer des bachelières scientifiques dont certaines avaient effectué deux années
d’études médicales. Par ailleurs, le fait que les formatrices n’avaient parfois exercé que
brièvement en service de soins leur ôtait la légitimité que peuvent avoir les moniteurs de
l’enseignement professionnel qui sont, d’abord, d’excellents ouvriers. La hausse de la
qualification des infirmières et la croissance de leurs effectifs les a également éloignées
des personnels non qualifiés des services de soins. Si ce fut à l’occasion d’une grève que,
pour contourner l’opposition du ministère des finances et des affaires économiques, a été
créé en 1949 le corps des aides-soignants, un peu mieux payés que les agents de service
et dont le déroulement de carrière était moins aléatoire, aucune formation spécifique ne
fut dans un premier temps prévue. Le certificat d’aptitude à la fonction d’aide-soignant
ou d’aide-soignante n’a été instauré qu’en 1956 8, transformant le premier niveau de
qualification de non qualifié en peu qualifié, dynamique qualitative que l’on observe dans
le troisième quart du xxe siècle pour les autres niveaux de qualification du soin, lorsque
les infirmières sont recrutées au niveau du baccalauréat et que des médecins lauréats de
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concours très sélectifs doivent désormais se trouver en permanence auprès des malades.
Mais les agents de service en fonction auprès des malades et les aides-soignants, tout
« invisibles » qu’ils semblent dans le monde hospitalier, n’en ont pas moins un rôle de
premier plan (Arborio, 2001).
Comme en de nombreux domaines d’activités, le phénomène de glissement des tâches
est facilité par le fait qu’il s’agit d’assurer celles d’un groupe professionnel plus qualifié.
C’est à partir à la fin du xxe siècle, à un moment où le niveau requis pour commencer une
formation d’infirmière ou des études de médecine est presque le même, qu’une volonté
d’appropriation de signes compris comme étant de distinction du corps médical se manifeste
dans une partie du groupe social des infirmières. Cela explique en partie la mise en place
d’un ordre national du type de ceux qui avaient été instaurés par Vichy dans le cadre de
sa politique corporatiste, mais aussi par la nouvelle dénomination des élèves infirmières,
désormais « étudiants en soins infirmiers » 9. Une dynamique semblable peut être mise en
perspective pour le niveau inférieur de qualification : au certificat d’aptitude à la fonction
d’aide-soignant ou d’aide-soignante est substitué en 2007 le diplôme d’État d’aide-soi-
gnant. Mais, pour fonctionner, l’hôpital n’en nécessite pas moins que les travailleurs soient
capables d’autonomie au ras du terrain, dont la conscience apparaît en nombre d’indices
(comme un des critères des évaluations des stages dans la grille du programme de 1972
des études d’infirmière : « Prend des initiatives à sa mesure »), ce qui rend d’autant plus
floues les frontières des niveaux de qualification.

8. Arrêté du 23 janvier 1956 portant création d’un certificat d’aptitude aux fonctions d’aide-soignant et
d’aide-soignante dans les hôpitaux et hospices publics ou privés.
9. Le sens du mot « élève », qui renvoie à une formation professionnelle parfois prestigieuse, n’a pas été
compris dans le cadre de cette substitution.

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travailler à l’hôpital : un siècle et demi… 325

LES DIRECTEURS, DE NOUVEAUX PROTAGONISTES

La réforme de 1941 prévoyait explicitement la fonction de directeur. Auparavant


exercée par un membre du conseil d’administration (qui selon les établissements pouvait
être nommé recteur, prieur ou proviseur), cette responsabilité, à l’Assistance publique de
Paris, avait pu être confiée à des personnalités de premier plan comme, de 1920 à 1938, le
docteur en médecine Louis Mourier, auparavant sous-secrétaire d’État dans les gouverne-
ments Painlevé et Clemenceau. Paradoxalement, à un moment où les médecins devenaient
plus présents à l’hôpital et leurs pratiques plus efficaces, les réformes des années 1940
ont contribué à donner aux juristes une place essentielle à l’hôpital. Le parcours (et les
travaux sur l’histoire de l’hôpital 10) de trois hommes sont significatifs de la place prise
par les juristes à l’hôpital dans la seconde moitié du xxe siècle. Né en 1919, président de
l’université Paris 2 Panthéon-Assas, conseiller technique au sein de plusieurs cabinets
ministériels (à l’Éducation nationale ainsi qu’à la Santé publique et à la Population),
membre de l’Institut de France, président de l’Académie des sciences morales et politiques,
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actif dans les sociétés savantes qui lui ont attribué plusieurs prix, auteur, après sa thèse sur
les hôpitaux en droit canonique, d’une impressionnante bibliographie en histoire du droit
hospitalier et d’une synthèse faisant autorité (Imbert, 1982), le professeur Jean Imbert a
marqué le monde hospitalier par son action et ses travaux tout en demeurant dans le cadre
de l’université. Né quatre ans plus tard, Maurice Rochaix, qui aurait aimé avoir une carrière
universitaire 11, a intégré le corps des directeurs d’hôpital après une thèse de droit soutenue
en 1957 sur « Les questions hospitalières de la fin de l’Ancien Régime à nos jours ». Publiée
puis rééditée à la fin du siècle, elle présente notamment l’intérêt d’une mise en perspective
prenant en compte explicitement le temps présent (Rochaix, 1996). Il dirigea alors des
centres hospitalo-universitaires (Livourne, Bordeaux, Lyon) qui le mettaient au contact de
dirigeants politiques nationaux, présida la Fédération hospitalière de France, contribua aux
travaux du Commissariat général au Plan lorsqu’il était question des hôpitaux et participa
avec Jean Imbert à l’élaboration de la loi hospitalière de 1970.
De deux décennies leur cadet, Christian Maillard suivit la formation de directeur à
l’École nationale de la santé publique et exerçait déjà en centre hospitalier lorsqu’il com-
mença à la faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-Marseille un doctorat soutenu
en 1971. Pour cette recherche, il s’appuya sur sa pratique au centre hospitalier régional de
Nîmes lors de la décennie précédente : « Essai d’application des méthodes de management
à l’hôpital public ». Deux décennies plus tard, il publia une Histoire de l’hôpital de 1940 à
nos jours. Comment la santé est devenue une affaire d’État, ouvrage original bien distinct
de sa thèse (Maillard, 1988). Sa carrière le mena à Nîmes, Gap, Lyon, et se termina au
début du xxie siècle au poste de secrétaire général de l’Assistance publique-Hôpitaux de
Marseille où il exerçait depuis plus de vingt ans. Elle est bien proche de celle de nombre
de membres du groupe social des directeurs d’hôpital, à l’identité forte, étayée par la
culture du service public et le service de l’intérêt de la population. L’itinéraire de ces trois
auteurs d’ouvrages d’histoire de l’hôpital, dont l’évolution des problématiques est à elle
seule un discours, est significatif d’une professionnalisation d’un corps dans la France
des Quatrième et Cinquième Républiques. Une tentative pour le mettre en rapport avec

10. Si ces trois auteurs ont été choisis tant leurs carrières sont archétypiques, leur travaux ne suffisent
pas pour penser l’hôpital et ses métiers qui ont été l’objet et le sujet de nombreux chercheurs, notamment du
philosophe Michel Foucault et des sociologues Everett C. Hughes et Jean Peneff.
11. Entretien avec l’auteur, 7 février 2003.

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celui des « hauts médecins » 12 dont la première étape serait la carrière de Robert Debré,
permet de percevoir l’abandon progressif de la primauté de l’identité de juriste chez les
administratifs de l’hôpital tandis que les disciplines médicales prévalent à l’évidence pour
les médecins. Cette différence est renforcée par un temps long médical qui s’oppose à celui
plus restreint des juristes-directeurs, et le fait que Robert Debré soit né presque quarante
ans avant Jean Imbert conforte cette impression.
La formation professionnelle initiale constitue le plus souvent le premier acte de
la mise en place d’un groupe professionnel dont la qualification est, de ce fait, certifiée.
C’est pour doter le pays d’une haute administration capable de renouveler celle qui, au
début de la décennie, s’était montrée singulièrement défaillante que l’École nationale
d’administration fut instaurée en 1945, processus dans lequel le juriste Michel Debré
(fils du professeur Robert Debré) a eu une action décisive. La réforme hospitalière puis
la création de la sécurité sociale avaient rendu nécessaire un corps qualifié de direction
(et d’inspection, ces deux fonctions étant assurées par des groupes très proches au sein
de l’administration), dont la légitimité permettrait une relative indépendance par rapport
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aux autorités locales, notamment municipales, fondamentale pour appliquer une politique
définie au niveau national. Assez sommaire, un premier centre de formation des cadres de
la santé publique fut mis en place par le ministère en 1947. Lors de la décennie suivante,
c’est un enseignement de politique sanitaire qui était dispensé dans le cadre de l’ENA.
Mais les réformes de la fin des années 1950 ont rendu indispensable une formation plus
spécifique qui s’est formalisée avec la création de l’École nationale de la santé publique
dans un faubourg de Rennes. En 1961, elle accueillait la première promotion d’élèves-
directeurs, recrutés sur concours après une licence (de droit pour la plupart). Comme les
normaliens, les énarques 13 et les polytechniciens, ils étaient rémunérés lors de leurs trois
années d’études contre l’engagement de servir l’État. D’une vingtaine d’élèves au début
des années 1960, les effectifs des promotions dépassèrent la centaine dix ans plus tard. Bien
plus que de fournir une simple capacité de gestion, Robert Debré estimait qu’il était de « son
devoir [d’] introduire parmi les fonctionnaires de nos administrations, nos enseignants,
nos dirigeants, l’opinion publique entière, le souci de l’homme malade […], bref établir
en France une administration de santé publique » (Rochaix, 1996, p. 414). Parallèlement,
dès la fin des années 1950, la réflexion sur un aspect jusque-là peu pensé se déployait
avec le développement de l’économie de la santé avant sa progressive autonomisation
(Benamouzig, 2005). Le milieu administratif hospitalier s’en imprégnait, notamment par
des périodiques comme, dès 1945, Techniques hospitalières médico-sociales et sanitaires,
puis à partir de 1960, la revue Gestions hospitalières et, huit ans plus tard, du Bulletin
trimestriel de l’ENSP.
Spécialistes de l’histoire du droit, une discipline juridique différente de l’histoire ensei-
gnée dans les anciennes facultés des lettres, beaucoup de ces juristes avaient une approche
assez large et il s’agit là d’un des facteurs de la part croissante dans le monde hospitalier,
notamment dans le recrutement des personnels de direction, de deux disciplines conçues
académiquement dans le giron des facultés de droit, l’économie et les sciences politiques
(Le Van Lemesle, 2004). Accessoirement, cela explique la part congrue des chercheurs
en sciences sociales dans les institutions académiques ou les sociétés savantes d’histoire
de l’hôpital et de la médecine où médecins et juristes 14 sont en nombre. Fonctionnaires

12. Si l’on me permet cette expression calquée sur celle de « haut fonctionnaire ».
13. Remarquons que, contrairement à ce qui est advenu pour les élèves de l’ENA, aucun néologisme n’a
été formé pour désigner les élèves de l’ENSP.
14. En une approche large incluant économistes et politistes.

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d’autorité, tiraillés « entre logique professionnelle et régulation d’État » (Schweyer, 1999),


les directeurs d’hôpital se sont organisés en partie, paradoxalement, comme un corps inter-
médiaire dans la Fédération hospitalière de France. L’on retrouve, à une autre dimension
et sans en avoir ni l’influence ni les moyens, le principe d’un corps intermédiaire mis en
place au milieu du siècle par les directrices d’écoles d’infirmières, appuyant, promouvant
ou combattant dans la deuxième moitié du xxe siècle des modifications des études initiales
des infirmières, n’hésitant pas à recourir à la grève des examens ou à l’intrusion dans les
locaux du ministère de la santé 15.

*
* *
« La structure hospitalière est très différenciée en termes de statuts alors que les
fonctions des uns et des autres sont beaucoup plus poreuses. Cela crée un fort sentiment
de discrimination tant les uns sont considérés et les autres sont mésestimés, alors même
qu’ils sont, non seulement complémentaires, mais parfois très connexes en termes de
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compétences », explique la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury (Fleury, 2017).
L’histoire des métiers de l’hôpital, de la professionnalisation des tâches et des niveaux de
qualification explique cette différenciation comme ses effets. Si l’évolution des populations
hospitalisées ou placées a été un des facteurs des mutations du travail hospitalier, ses effets
doivent être appréhendés sur un temps long et ne pas donner l’impression d’une nouveauté ;
en cela la question de la dépendance et du grand âge n’a rien d’inédit (Capuano, 2018).
C’est pourquoi l’hôpital d’aujourd’hui, pensé lors des dernières décennies de la Troisième
République puis dans la Résistance, n’est pas frappé d’obsolescence. Les métiers se sont tout
autant adaptés que renouvelés dans une institution qui n’a cessé de s’améliorer. L’évolution
de la société et une place différente de l’État, qui prend en partie en charge les conditions
du bien-être des citoyens, ont imposé un nouvel acteur, le groupe des administrateurs, qui
s’est peu à peu substitué dans ce rôle au corps médical. Celui-ci se concentre désormais sur
le cœur de métier, dont l’efficacité progresse, à un moment où la croissance des effectifs
des trois niveaux de qualification des métiers du soin affirme sa prééminence.

Bibliographie

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Bourdieu, Pierre (1979), La distinction, Paris, Éditions de Minuit.
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15. Christian Chevandier, Un corps intermédiaire dans la formation professionnelle. Le comité d’entente
des écoles d’infirmières (1949-2019), à paraître.

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328 christian chevandier

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