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ABANDONNER OU RENFORCER L'ÉTAT WEBÉRIEN ?

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Calliope Spanou

Institut national du service public | « Revue française d'administration publique »

2003/1 no105-106 | pages 109 à 120


ISSN 0152-7401
DOI 10.3917/rfap.105.0109
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-
publique-2003-1-page-109.htm
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ABANDONNER OU RENFORCER L’ÉTAT WEBÉRIEN ?

Calliope SPANOU

Professeur à l’Université d’Athènes (Grèce)

L’expansion des activités étatiques a essentiellement suivi (et même a été identifiée
avec) le modèle webérien ; à tel point, que la reconsidération de l’interventionnisme
étatique a entraîné la crise de ce modèle. Si les difficultés relatives aux limites des
activités et aux garanties vis-à-vis de l’omniprésence étatique sont loin d’être nouvelles,
ce sont surtout les courants de la nouvelle gestion publique et de la gouvernance par
réseaux qui sont actuellement porteurs de la remise en cause du modèle webérien.
La thèse ici soutenue est que l’État webérien continue d’être (et même, doit être) la
base et le point de départ de réformes variées qui ne sauraient aller jusqu’à remettre
radicalement en cause son essence. La raison en est simple mais non moins fondamen-
tale : la nature de l’appareil administratif comme enjeu de pouvoir et enjeu démocratique
cristallise une conception de la démocratie (représentative) 1. Toute remise en cause
suppose une conception alternative de la démocratie et de ses principes de base. Ainsi,
l’État webérien, indépendamment de son caractère plus ou moins interventionniste,
social ou participatif, reste-t-il le point de référence pour une multitude de variantes de
l’organisation administrative, vis-à-vis desquelles la perplexité du droit va s’accroître.
Les impératifs du contrôle démocratique, de l’imputabilité et de la responsabilité,
qui sont par ailleurs les fondements du professionnalisme et de l’éthique des fonction-
naires, primeront sur les impératifs de l’efficience mise en avant par le modèle marchand
et de « démocratisation » promise par la « nouvelle gouvernance ». C’est dans ce
contexte que cet article examine ensuite l’essentiel de la logique du modèle webérien et
les sources principales de sa mise en cause, s’interroge sur les limites de cette dernière
et conclut sur l’actualité de son utilité au regard de la démocratie.

LA RATIONALITÉ POLITIQUE DU MODÈLE WEBÉRIEN

L’administration porte l’empreinte de la manière dont elle est censée servir la


démocratie ; sa structure et son fonctionnement traduisent des choix relatifs à la division

1. « La bureaucratisation (...) est l’ombre inséparable de la démocratie de masse », Weber (M.),


Économie et société, Paris, Plon, 1971/1995, t. 1, p. 301.
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du travail politique adoptée et aux limites de son rôle tant à l’égard du politique qu’à
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l’égard des citoyens. Des notions comme légitimité, responsabilité, imputabilité (accoun-
tability), réceptivité (responsiveness) constituent ses liens avec le type de démocratie
auquel elle correspond.
Partant d’une définition de l’État par ce qui fait sa spécificité, à savoir le monopole
de la contrainte légitime, la vision webérienne de l’administration correspond à une
division stricte du travail politique : élus, fonctionnaires et citoyens se voient assigner des
rôles bien circonscrits dans une perspective de spécialisation et de professionnalisation.
Les décisions reviennent au politique, leur exécution à la bureaucratie et la légitimation
de l’ensemble aux citoyens en leur qualité d’électeurs. Chacune de ces fonctions est régie
par des règles et des impératifs particuliers qui témoignent de leur nature différente. C’est
la rationalité instrumentale qui caractérise plus particulièrement l’administration,
puisqu’elle ne se présente que comme le moyen de mise en œuvre des décisions poli-
tiques. C’est là que réside, d’ailleurs, son rôle dans la démocratie : alors qu’elle n’est pas
forcément démocratique du point de vue de son organisation et de son fonctionnement,
elle sert la démocratie en tant qu’instrument qui met en œuvre avec précision et prévi-
sibilité l’impulsion donnée par le politique.
Correspondant au type de domination légal-rationnel, elle repose sur la règle im-
personnelle qui délimite son pouvoir et sa responsabilité et qui rend acceptable l’exercice
du pouvoir au nom d’une entité abstraite 2. Il y a renvoi à un seul centre de pouvoir, au
sommet de la pyramide hiérarchique, qui constitue le lien essentiel avec la démocratie et
par lequel transitent les orientations et directives politiques. Les règles générales, la
discipline et le contrôle comme la séparation des moyens d’administration 3 assurent la
subordination au pouvoir hiérarchique. La nomination des fonctionnaires, le caractère
professionnel de leurs activités et la perspective de carrière permettent leur désengage-
ment d’attaches extérieures. L’administration bureaucratico-monocratique signifie éga-
lement « la domination en vertu du savoir : c’est son caractère fondamental spécifique-
ment rationnel » 4, qui correspond, selon Weber, aux besoins de la technique moderne et
de la production économique. Précision, continuité, discipline et rigueur sont les avan-
tages de cette forme d’administration : elles la dotent de la prévisibilité nécessaire pour
les gouvernants et les gouvernés mais aussi pour le développement économique. Dans ce
contexte, les fonctionnaires accomplissent leurs tâches sine ira et studio, « sans haine et
sans passion », sans « amour » et sans « enthousiasme », « sans considération de per-
sonne », formellement, de manière égale pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous les
intéressés se trouvant dans la même situation de fait » 5.
La démocratie représentative, par la division stricte du travail qu’elle implique, ne
permet pas aux citoyens d’exercer un contrôle direct sur l’administration 6. La profes-
sionnalisation et la mise au point de l’appareil bureaucratique comportent par conséquent

2. Ibid., p. 297 et s.
3. Ibid., p. 294 et s.
4. Ibid., p. 299.
5. Ibid., p. 300.
6. M. Weber lui-même observait que « même si l’on essaie de tenir ce fonctionnariat professionnel dans
la plus étroite dépendance, il reste qu’il contient en germe la bureaucratisation et, surtout, il ne peut être ni
nommé ni rappelé par les moyens d’une “démocratie directe” authentique ». Selon Mosher (F.), Democracy
and the Public Service, Oxford University Press, 1982, (2e éd.), p. 4-5, l’administration et la fonction publique
professionnelle sont très éloignées de la démocratie entendue comme le gouvernement par le peuple.
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le risque de créer un mécanisme hors contrôle démocratique qui aurait tendance à


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s’autonomiser 7.
C’est à ces inquiétudes que tente de répondre la construction de l’instrumentalité.
Ce n’est que par la subordination au politique que le contrôle et l’imputabilité de la
bureaucratie peuvent être effectivement mis en œuvre. Le double postulat de la
séparation entre administration et politique et de la subordination de la première aux élus
tente de prévenir le risque d’autonomisation. L’administration est dépourvue de
légitimité propre mais elle en tire une de sa subordination au politique qui oriente et
contrôle ses activités 8. L’administration bureaucratique constitue un mécanisme qui
reçoit l’impulsion de haut en bas (top-down), c’est-à-dire du politique, à travers le
sommet de la pyramide hiérarchique. Autrement dit, elle est tournée vers le haut, ce haut
qui émet les instructions et les directives et à qui elle est tenue de rendre des comptes.
La subordination hiérarchique et le principe de légalité constituent des substituts du
contrôle démocratique direct et des manières de prolonger la chaîne du contrôle
démocratique dans la partie de l’appareil politico-administratif qui est la plus éloignée
des principes de la démocratie.
La légitimité de l’exercice du pouvoir, question essentielle pour la démocratie, est
relayée par la question de la responsabilité et du contrôle. Dans le cas de la démocratie
représentative, procédurale, la légitimité de l’administration est jugée selon sa confor-
mité aux normes et procédures prédéfinies. D’où le poids de la légalité et du droit pour
l’organisation et le fonctionnement administratifs. La légitimité administrative est
indirecte alors que la responsabilité et le contrôle s’organisent de manière linéaire et
suivent la structure hiérarchique. Le contrôle démocratique est assuré par la subordina-
tion au politique et par la légalité, qui sont censées remonter à la volonté populaire.
La primauté du politique ainsi que les règles juridiques formelles visent à rendre le
fonctionnement de l’administration bureaucratique prévisible et à contenir sa marge de
discrétion qui risque de nourrir l’arbitraire. En réalité, il s’avère impossible d’éliminer le
pouvoir discrétionnaire. La règle de droit fait nécessairement l’objet d’une interprétation
qui peut être synonyme de discrétion. L’accroissement des activités administratives tend
par ailleurs à élargir cette possibilité tout en rendant potentiellement insuffisants le suivi
et le contrôle politique de l’action administrative. Tout renforcement du pouvoir de
discrétion ouvre une brèche dans la chaîne du contrôle démocratique, ainsi que la voie
vers l’autonomisation de l’administration ; cela crée à son tour un vide de légitimation,
de responsabilité et de contrôle. Puisque l’administration n’a pas de comptes à rendre
directement au corps électoral, son pouvoir de discrétion est une source de problèmes
potentiels pour la démocratie.
La responsabilité et le contrôle constituent des substituts au contrôle démocratique.
Ils peuvent toutefois avoir des contenus différents et être organisés de manières diverses.
Chaque type de responsabilité 9 définit de manière différente les limites de la discrétion
bureaucratique ; il s’appuie également sur une évaluation positive ou négative de

7. Weber (M.), op. cit. p. 378. Voir également Etzioni-Halevy (E.), Bureaucracy and Democracy. A
Political Dilemma, Routledge Kegan Paul, 1985, p. 88 et s.
8. Voir Chevallier (J.), Science administrative, Paris, PUF, 2002, p. 258 et s.
9. La responsabilité, par exemple, peut être distinguée en responsabilité objective, vis-à-vis d’un tiers,
et subjective, qui se réfère davantage au sentiment de responsabilité du sujet qui en est animé (Mosher F., op.
cit., p. 9-12). Le conflit entre ces deux types de responsabilité est tout à fait possible ; leur nature différente a
donné lieu à de vives controverses théoriques, comme par exemple celle qui a opposé Herman Finer et Carl
Friedrich. Il est cependant douteux que l’une puisse exister en l’absence de l’autre.
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l’administration et implique un type de légitimité différent (directe ou indirecte). Seule


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la responsabilité formelle-légale est compatible avec l’administration bureaucratique
classique. En effet, le choix des modalités de responsabilité et de contrôle de la
bureaucratie est intimement lié à la conception implicite de la démocratie 10. Il mérite
d’ailleurs de rappeler que le type de contrôle adopté a, en outre, une fonction implicite
d’orientation de l’action administrative. De ce point de vue, il faudra distinguer les types
de contrôle au regard de leurs effets sur les comportements administratifs 11. Ces types
de contrôle sont intéressants pour une raison supplémentaire : ils supposent à chaque fois
un acteur différent : l’action du public, la hiérarchie, les supérieurs politiques et le
pouvoir législatif, et plus récemment, le marché.
Toute tentative d’élargir le champ de discrétion de l’administration équivaut à la
reconnaissance, plus ou moins explicite, qu’elle peut avoir un type de légitimité
administrative propre et directe dont le fondement et le rapport avec la légitimité du
politique restent à clarifier. S’engager dans cette voie conduit à prendre des distances par
rapport à la conception webérienne de l’administration ; les notions de responsabilité et
de contrôle sont alors à redéfinir. L’abandon du modèle bureaucratico-monocratique pose
la question du mode de coordination, de la responsabilité et de l’imputabilité et,
finalement, de la légitimation des décisions ainsi produites.

LA MISE EN CAUSE DU MODÈLE WEBÉRIEN

Le modèle marchand d’administration et la nouvelle gestion publique

Le modèle marchand — point de rencontre entre l’École du Public Choice et le


managérialisme autour de la supériorité du marché et la gestion privée — conteste la
conception traditionnelle de la bureaucratie webérienne et prétend offrir une alterna-
tive 12. Ce qui importe le plus, ce n’est pas la manière dont la bureaucratie sert la
démocratie mais l’efficacité de l’administration en tant que mécanisme d’allocation de
ressources. C’est de ce point de vue que la bureaucratie est critiquée comme improduc-
tive, rigide, gaspilleuse et inefficace 13. La « nouvelle gestion publique » sert justement
cette conception de l’administration, en transférant les méthodes de gestion privée dans
l’administration.
Les caractéristiques essentielles de ce modèle incluent la séparation stricte entre
politique et administration, et entre décision et mise en œuvre notamment en ce qui

10. Gruber (J.), Controlling Bureaucracies. Dilemmas in Democratic Governance, Berkeley, University
of California Press, 1987.
11. Gormley (W.-T.) (1989), Taming the Bureaucracy. Muscles, Prayers and Other Strategies, N.J.,
Princeton University Press, 1989, p. 12 et s., introduit par exemple la distinction entre contrôles « catalytiques »
et « coercitifs », avec une catégorie intermédiaire, les contrôles « incitatifs » (hortatory).
12. Les rapports avec la démocratie semblent moins préoccuper Schumpeter, qui attend de la
bureaucratie non seulement qu’elle soit efficace dans l’accomplissement de ses fonctions et capable de
conseiller les hommes politiques, mais qu’elle soit suffisamment puissante pour guider ces derniers.
Schumpeter (J.-A.), Capitalism, Socialism and Democracy, Routledge, 1943/1994, p. 293.
13. Voir. Schumpeter (J.-A.) op. cit., p. 207 ; Niskanen (W.-A.), Bureaucracy : Servant or Master ?,
Institute of Economic Affairs, 1973 ; Tullock (G.), Le marché politique, Association pour l’économie des
institutions, Paris, Économica, 1978.
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concerne la fourniture des services qui sont alors assignés à des unités organisationnelles
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séparées, de préférence hors secteur public : les privatisations, le contracting out, etc., en
sont les procédés communs, conduisant à ce qui a été appelé « l’État creux ».
L’agencification, c’est-à-dire la fragmentation du monolithe bureaucratique n’est censée
présenter que des avantages, puisqu’elle rend la concurrence et donc le choix possibles,
entraîne la réduction des coûts et accroît la flexibilité de gestion des unités organisa-
tionnelles. L’esprit entrepreneurial 14 complète le tableau.
Le modèle marchand est loin d’être cohérent ; il se présente sous des formes
extrêmement variées et n’échappe pas à des contradictions internes qui sont le plus
souvent dues à la confrontation de deux logiques opposées : la logique politique et la
logique managériale 15. Cependant, au cours de sa période d’hégémonie, il est devenu
« le nouveau paradigme » de réformes administratives, représentant selon V. Wright 16 le
Zeitgeist et prônant la remise en cause de la différenciation entre public et privé, et
l’accroissement de la discrétion aux dépens des règles générales et des procédures
uniformes. L’accent est mis sur la « substance » et non sur les procédures 17 et sur le
destinataire qui est alors vu comme client et consommateur individuel à qui il faut offrir
le choix afin de guider le jeu par ses préférences.
C’est notamment la notion de réceptivité qui affiche l’ambition d’aller au-delà des
notions de légitimité, de responsabilité et de contrôle : si la démocratie est la forme de
gouvernement qui respecte les citoyens, elle devrait en même temps assurer la prise en
compte de leurs besoins et préférences, et être assez flexible pour suivre les mutations de
ces derniers. Or, en principe, ce sont les élus qui sont censés exprimer les intérêts et
préoccupations du peuple ; comment l’administration pourrait-elle en prendre connais-
sance et y répondre directement, sans la médiation politique ?
C’est là tout le paradoxe de cette notion de réceptivité. Elle semble supposer la
capacité de la bureaucratie à détecter les aspirations populaires et à formuler ses activités
en conséquence 18. Ce paradoxe consiste, en d’autres termes, au renversement potentiel
qu’opère la notion (et l’exigence) de réceptivité administrative par rapport au modèle
bureaucratique classique, qui reçoit toute impulsion du sommet politique. La réceptivité
suppose une communication directe entre l’administration et son environnement ainsi
que la possibilité d’agir de manière autonome en vue de répondre aux demandes de
celui-ci (pouvoir discrétionnaire accru). Elle renvoie ainsi à une légitimité directe. Le
renversement du modèle ne va pas sans emporter des conséquences sur les principes
d’organisation et de fonctionnement de l’administration (légitimité, responsabilité et
contrôle), qui devraient être redéfinis.
Pour le modèle marchand d’administration, la réceptivité est en plus censée
représenter l’essence même de la démocratie. L’attitude « d’écoute » du client est érigée
en forme (ou plutôt en substitut) de la prise de parole (voice) politique, et souligne la

14. Osborne (D.), Gaebler (T.), Reinventing Government, Reading M.A., Addison Wesley, 1992.
15. Voir à ce propos Hood (C.), « A Public Management for all Seasons ? », Public Administration, 69,
1991, p. 3-19 ; Aucoin (P.), « Administrative Reform in Public Management : Paradigms, Principles, Paradoxes
and Pendulums », Governance, 3 (2), April 1990, p. 115-37 ; Pollitt (C.), Managerialism and the Public
Services, Oxford, Blackwell 1990 ; Wright (V.), « Reshaping the State : The Implications for Public Adminis-
tration », West European Politics, 17 (3), July 1994, p. 102-37.
16. Wright (V.), op. cit., p. 107-108.
17. Voir l’analyse des rationalités juridique et managériale de Chevallier (J.) et Loschak (D.), « Ratio-
nalité juridique et rationalité managériale dans l’administration française », RFAP, n° 24, oct.-déc. 1982,
p. 53-94.
18. Voir par exemple OCDE, Governance in Transition, Paris, 1995, p. 159.
114 CALLIOPE SPANOU

logique venue « d’en bas » du processus. Le droit de choisir représente la prédominance


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du consommateur individuel et le renforcement de sa position (empowerment) ; il se
présente même comme le substitut de la souveraineté du peuple.
Ainsi, le modèle marchand se veut-il le contre-pied de la bureaucratie. Il s’oppose
à son caractère centraliste, monopolistique et guidé par le sommet, qui la rend
indifférente à l’égard du client et consommateur de ses services. L’approche du
« gouvernement entrepreneurial » d’Osborne et Gaebler exprime justement cette idée 19.
Il ne fait pas de doute que l’écoute de son environnement ou de sa clientèle
apporterait quelques éléments de démocratisation au fonctionnement de l’administration.
Mais le contenu de la réceptivité reste équivoque tant qu’il n’a pas été apporté de réponse
à une série de questions relatives aux principes d’organisation administrative, au
fondement de la légitimité administrative directe, aux mécanismes d’agrégation des
demandes sociales et à la solution de la contradiction possible entre ce qui est demandé
par la base et ce qui est transmis par le sommet. L’esprit d’entreprise et la réceptivité du
marché sont difficilement compatibles avec le principe d’imputabilité qui régit l’action
administrative ; plus encore, les rapports entre politique et administration et le rôle des
règles de droit ne sont pas clarifiés 20. Comme le signale J. Gruber 21, ce qui fait le
caractère démocratique des contrôles et autres formes de contraintes sur l’action
administrative, c’est qu’ils sont imposés par le sujet politique de la démocratie.
Finalement, ce qui est en cause, c’est la conception implicite de la démocratie à laquelle
renvoie la réceptivité. Le statut de la réceptivité n’est donc pas clair ; en fait, le problème
soulevé consiste en la juxtaposition du modèle classique, qui reçoit l’impulsion d’en haut
(top-down), avec un modèle actionné d’en bas (bottom-up).
Tant que la réceptivité ne clarifie pas le contenu et les processus de responsabilité
et de contrôle, elle reste de loin insuffisante pour le renforcement de la démocratie ; elle
est en revanche susceptible de perturber la logique du modèle webérien. Il convient enfin
de signaler qu’une administration réceptive n’est pas forcément démocratique, tout
comme l’État providence, par exemple, n’est pas forcément un État démocratique.
La réceptivité, qui se veut un substitut de la légitimité démocratique, se trouve à
l’origine du « paradoxe » du modèle marchand 22 : il s’agit du rapport entre représenta-
tion politique (électeur) et réceptivité administrative (client). Dans quelle mesure la
légitimité autonome de l’administration est-elle compatible avec la légitimité politico-
électorale ? Comment faire le lien entre la réceptivité du pouvoir politique aux
citoyens-électeurs et celle de l’administration vis-à-vis de ses clients ? Et que se
passe-t-il lorsque les deux divergent ? Comment concilier la subordination de l’admi-
nistration au politique et, donc, sa réceptivité aux instructions venues du sommet, avec
sa capacité de répondre aux attentes des consommateurs des services fournis (venues
d’en bas) ?

19. « La raison d’être des gouvernements démocratiques est d’être au service de leurs citoyens. La raison
d’être des entreprises est le profit. Et pourtant, ce sont les entreprises qui recherchent avec ferveur de nouveaux
modes pour satisfaire le peuple américain. Les gouvernements américains dans leur majorité sont aveugles
vis-à-vis de leurs clients, alors que les McDonald’s et les Frito-Lay sont guidés par leur clients », Osborne (D.)
et Gaebler (T.), op. cit., p. 166-167.
20. Voir Rockman (B.), « Honey, I Shrunk the State. On the Brave New World of Public Administra-
tion », in : Farazmand (A.) ed., Modern Systems of Government, Sage, 1997, p. 275-94 ; Rhodes (R.A.W.),
« The New Governance. Governing Without Government », Political Studies, 44 (4), September 1996,
p. 652-667.
21. Gruber (J.), op. cit., p. 13.
22. Aucoin (P.), op. cit., p. 128.
ABANDONNER OU RENFORCER L’ÉTAT WEBÉRIEN ? 115

La gouvernance par réseaux


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Une autre source de remise en cause du modèle webérien est la « gouvernance ». À
l’origine synonyme du « gouvernement », le terme polysémique et ambigu de gouver-
nance en est venu à énoncer « un nouveau processus de gouvernement, un nouveau mode
d’organisation du pouvoir ou un nouveau mode d’organisation de la société » 23. Il s’agit
selon P. Le Galès 24 « d’un processus de coordination de l’action de groupes, d’intérêts
et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs qui ont été collectivement débattus et
définis dans des milieux incertains et fragmentés ».
La problématique de la gouvernance est visiblement liée — mais aussi contribue à
— l’idée de la transformation du rôle de l’État : un État dont le rôle et la présence dans
le champ social et économique sont limités au profit du secteur privé et des associations
volontaires, du local et des citoyens. P. Duran et J.-C. Thoenig observent à cet égard que
les systèmes politiques modernes sont entrés dans « une phase d’expansion et de
différenciation qui conduit à substituer à l’espace apparemment intégré de l’État une
sorte de polyarchie institutionnelle marquée par la confrontation entre des pouvoirs
hétérogènes, peu prévisibles et difficilement hiérarchisables (...). Autrement dit, un
système autocentré, sinon hiérarchique, que structuraient la domination de l’État et la
limitation des acteurs au sein d’un cadre institutionnel clair, cède le pas à un univers
largement a-centrique que caractérisent l’éclatement des frontières et la diversité des
acteurs qui interviennent » 25.
Les changements qui poussent dans cette direction sont divers : la restructuration et
le renforcement de l’administration locale, l’intégration européenne, la globalisation,
l’émergence de groupes d’intérêt, d’associations volontaires, la libéralisation des
marchés, les privatisations mais également des réformes administratives qui ont produit
une fragmentation institutionnelle (quangos, autorités indépendantes, contracting out et
plus généralement la nouvelle gestion publique) 26.
La coordination — et donc la régulation — ne peut plus être assurée par l’État seul,
par le moyen de la centralisation, la hiérarchie et le commandement. L’État lui-même
n’est désormais vu que comme un acteur parmi d’autres dans un jeu complexe qu’aucun
acteur ne peut maîtriser. Les acteurs interdépendants forment des réseaux dans lesquels
la puissance est largement repartie et même dispersée ; contrairement à la bureaucratie et
à la coordination hiérarchique, c’est l’égalité entre acteurs qui caractérise la gouvernance
par réseaux. La coordination passe par des ajustements mutuels et par l’interdépendance,

23. Rhodes (R.A.W.), op. cit., p. 652-3. Voir aussi Stoker (G.) « Cinq propositions pour une théorie de
la gouvernance », Revue internationale des science sociales, mars 1998, p. 20 et s. Stoker codifie les éléments
essentiels de la gouvernance dans les cinq propositions suivantes : 1) la gouvernance fait intervenir un
ensemble d’institutions et d’acteurs qui n’appartiennent pas tous à la sphère du gouvernement ; 2) en situation
de gouvernance, les frontières et les responsabilités sont moins nettes dans le domaine de l’action sociale et
économique ; 3) la gouvernance traduit une interdépendance entre les pouvoirs des institutions associées à
l’action collective ; 4) la gouvernance fait intervenir des réseaux d’acteurs autonomes ; 5) la gouvernance part
du principe qu’il est possible d’agir sans s’en remettre au pouvoir ou à l’autorité de l’État. Celui-ci a pour rôle
d’utiliser des techniques et des outils nouveaux pour orienter et guider l’action collective.
24. Le Galès (P.), « Regulations and Governance in European Cities », International Journal of Urban
and Regional Research, 1998, p. 495.
25. Duran (P.), Thoenig (J.-C.), « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de science
politique, n° 46 (4), 1996, p. 580.
26. Voir Peters (B.-G.), Governance, Politics and the State, MacMillan, 2000, p. 50 et s. ; Le Galès (P.),
op. cit., p. 486.
116 CALLIOPE SPANOU

sans imposition d’en haut, et se fonde sur la confiance 27. L’action collective n’est plus
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guidée par un seul centre de pouvoir qui maîtrise les ressources nécessaires mais par
plusieurs centres qui disposent également de ressources importantes (information,
mobilisation, légitimité etc.). Contrairement au modèle bureaucratico-monocratique, la
gouvernance est « polycentrique » — et pour certains a-centrique. Dans ce cadre,
l’administration est censée perdre son monopole et sa suprématie et devient un partenaire
parmi d’autres, ce qui conduit à une redéfinition des limites de sa discrétion et du sens
du professionnalisme. Mais, en revanche, elle peut revendiquer une légitimité propre et
directe. Cependant, dans un tel contexte, ses rapports avec le politique peuvent devenir
antagonistes. Tant que l’administration n’est pas issue des élections, le fondement de sa
légitimité directe doit être recherché ailleurs.
Le pluralisme que ce modèle revendique prétend correspondre à une forme
d’« administration démocratique » — ce qui serait une contradiction en termes pour le
modèle webérien. Parfois, comme pour le modèle marchand, la légitimité démocratique
vient de la réceptivité aux préférences des clients ; mais parfois aussi la gouvernance
cherche les fondements de l’administration démocratique dans l’action communicative et
la démocratie délibérative 28. Dans ce contexte, l’administration est souvent vue comme
un champ d’action communicative, sous l’influence notamment de la théorie de
Habermas. L’administration se transforme en un système ouvert qui s’entretient avec son
environnement et est réceptif à ses besoins et exigences. La décentralisation et la petite
taille en sont des conditions structurelles importantes.
Pour certains auteurs, les réseaux de politique constituent un indice d’émergence de
la démocratie délibérative ; ils ont l’avantage de ne pas prédéterminer le type d’interac-
tion, contrairement au marché et à la hiérarchie (respectivement intérêt individuel et
soumission). Ils sont censés exprimer une logique « d’en bas » et traiter le désaccord par
le débat et l’argumentation, la persuasion et l’ajustement mutuel 29. Les réseaux mettent
en contact les bureaucrates, les élus et les acteurs sociaux en transcendant les
délimitations institutionnelles et l’organisation hiérarchique mais également l’idée d’une
administration neutre et anonyme. La légitimité de l’administration est, dans ce contexte,
censée découler de son action même 30. Ces auteurs lient les réseaux à l’émergence « de
l’administration postmoderne ».
La gouvernance, souvent accompagnée d’adjectifs, est sable mouvant. Elle reflète
les vœux et préférences de ceux qui l’emploient à leurs fins 31. C’est une notion qui a
l’avantage de servir de support à plusieurs idéologies et conceptions du rôle de
l’administration et de l’État qui vont de la démocratie délibérative à la nouvelle gestion
publique et au néolibéralisme. En tant que telle, elle soulève plus de questions que les
réponses qu’elle est censée fournir. Plus encore, elle présente souvent un caractère

27. Rhodes (R.A.W.), op. cit.


28. Dryzek (J.-S.), Discursive Democracy. Politics, Policy and Political Science, Cambridge University
Press, 1994, p. 4-14 ; Fox (C.-J.), Miller (H.-T.), Postmodern Public Administration, Sage, 1995.
29. Miller (H.-T.), « Post-progressive Public Administration : Lessons from the Policy Networks »,
Public Administration Review, 54 (4), July-August 1995, p. 384-385.
30. « Legitimacy is in the doing of something... For us the crucial question [...] is what should we do
next ? », Fox (C.-J.) et Miller (H.-T.), op. cit., p. 40 et 149 et s. ; Miller, op. cit., p. 379. Pour une analyse plus
large et plus critique des transformations de l’État post-moderne voir aussi Chevallier (J.), L’État post-
moderne, Paris, LGDJ, 2003.
31. Rhodes (R.A.W.), op. cit. p. 653 ; Stoker, op. cit., p. 20 ; Peters (B.-G.), op.cit., p. 7 et 37 ; Le
Galès (P.), op. cit.
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normatif, sinon crypto-idéologique, qui contribue à son adoption pratiquement incondi-


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tionnelle par des courants de pensée très différents.

LES LIMITES DE LA REMISE EN CAUSE ?

Les réformes qui prétendent mettre en œuvre la nouvelle gestion publique et la


gouvernance ont pris des formes extrêmement variées dans les divers pays et ont servi
des objectifs contradictoires. « Le label masque plus qu’il ne révèle », concluent
M. Bevir, R. Rhodes et P. Weller 32. Dans le même sens, C. Pollitt 33 conteste la
« convergence » des réformes en distinguant plusieurs types et en constatant que la
diversité se perpétue.
Schématiquement, on pourrait prétendre que les deux éléments profondément
politiques remis en cause par la nouvelle gestion publique et la gouvernance sont la
restriction de la marge de discrétion et un modèle de décision centré autour de l’État
comme acteur dominant.

La discrétion

La nouvelle gestion publique prône l’accroissement de la discrétion au profit de


l’autonomie des unités administratives ; cela est censé leur fournir la souplesse
nécessaire pour trouver les méthodes les plus appropriées en vue d’atteindre les résultats
visés ; du coup, elles seront en mesure de satisfaire le « client » tout en faisant face à
l’environnement concurrentiel du quasi-marché public. Là où le modèle webérien mettait
l’accent sur la direction et le contrôle centraux de l’action des unités organisationnelles
mais aussi de l’action collective, les rigidités (en termes de procédures, de règles à suivre,
de contrôles, etc.) qui en résultaient ont été considérées comme un obstacle à la
performance, comme une restriction de la liberté, de la flexibilité, etc.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que ces rigidités étaient souvent intention-
nelles : elles traduisaient la logique essentielle du modèle webérien qui exigeait de
pouvoir repérer à tout moment les irrégularités et les responsabilités au profit du principe
d’imputabilité et du contrôle démocratiques. Le déplacement vers les valeurs du marché
(efficacité et efficience) a conduit à reconsidérer leur utilité en mettant l’accent sur leurs
désavantages.
Cependant, cette nouvelle approche ne fournit pas de méthode alternative d’impu-
tabilité, de responsabilité et de lien avec le contrôle démocratique. Cela a été
particulièrement visible avec les Next Steps Agencies britanniques qui ont mis en lumière
les problèmes de l’affaiblissement (sinon de la coupure) du lien avec les responsables

32. Bevir (M.), Rhodes (R.A.W.), Weller (P.), « Traditions of Governance », Public Administration, 81
(1), 2003, p. 2. et une série d’articles sur divers pays dans le même numéro.
33. Pollitt (C.), « Convergence : A Useful Myth ? », Public Administration, 79 (4), 2001, p. 933-47.
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politiques et la chaîne de contrôle démocratique 34. Le retour à la question de l’éthique


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des fonctionnaires et l’importance qu’elle a acquise montrent également que l’esprit
entrepreneurial ne peut pas la remplacer totalement et que l’on attend beaucoup plus des
fonctionnaires que l’esprit d’innovation, d’initiative et de risque. Alors que tout cela
traduit des soucis contemporains, il ne faut pas oublier que ceux-ci n’ont qu’un rôle
complémentaire — bien que souvent contradictoire — avec les soucis qu’exprimait la
rationalité politique de l’administration bureaucratique.
On pourrait alors examiner de ce point de vue les réformes entreprises au cours des
années 1980 et 1990 et s’interroger sur leur impact sur les exigences du contrôle
démocratique. Il convient aussi de s’interroger sur d’autres aspects de ces réformes, à
savoir l’étendue et la profondeur des changements introduits et la manière dont ils
transforment l’État webérien. En quoi ces réformes contestent la rationalité du modèle
webérien ?
On pourrait même risquer l’hypothèse selon laquelle, malgré la ferveur qui a
caractérisé ces réformes dans certains pays, il n’est nullement certain qu’il y ait rupture
et non continuité dans les formes organisationnelles de type webérien et non webérien.
Cet argument est étayé par le fait que les cas de rupture avérés, auxquels il a bien fallu
remédier, ont mis en évidence les implications de cette rupture non pas avec la forme
bureaucratique mais avec les principes de fonctionnement et la rationalité qu’elle
exprime pour la démocratie : la préservation de la possibilité de contrôle et d’imputabilité
démocratiques.

La décision démocratique

De l’autre côté, la gouvernance par réseaux, en apparence plus démocratique et


pluraliste, sous-estime la nécessité de légitimation démocratique des décisions. Si aucun
acteur ne maîtrise le jeu, qui porte la responsabilité des décisions dans un environnement
a-centrique ? R. Rhodes admet, par exemple, que les réseaux constituent un défi pour le
principe d’imputabilité démocratique 35. Leur tendance à opérer de manière autonome et
à résister à la régulation centrale remet en discussion la question de la « gouvernabilité ».
La légitimation des réseaux par la référence à leur caractère démocratique et ouvert peut
être contestée : il s’agit d’une légitimité qui ne découle pas du principe démocratique
mais, dans le meilleur des cas, de la participation des « stakeholders » et l’action même.
En quoi la gouvernance est-elle plus démocratique ? Par quelle définition de la
démocratie ? L’État est-il réellement un acteur parmi d’autres ? Que devient le monopole
de la contrainte légitime ? Comment la responsabilité et l’imputabilité sont-elles conçues
et organisées ? Qui sont les stakeholders, comment sont-ils désignés, que se passe-t-il
avec les intérêts diffus, non organisés ? La légitimation fonctionnelle, à savoir la
représentation des intérêts divers suffit-elle ? La notion d’un intérêt (général), qui va
au-delà des intérêts particuliers des divers groupes sociaux, peut-elle être satisfaite ?

34. Le titre du livre est lui-même révélateur : Jenkins (S.), Accountable to None ?, Hamish Hamilton,
1995. Voir aussi (entre autres) Rouban (L.), « La réforme de l’appareil d’État », in : Wright (V.), Cassese (S.),
La recomposition de l’État en Europe, Paris, La Découverte, 1996 ; Barberis (P.), « The New Public
Management and a New Accountability », Public Administration, 76, Autumn 1998, p. 451-470. L’auteur
montre que la nouvelle gestion publique a exacerbé les problèmes d’imputabilité dans l’administration
britannique.
35. Rhodes (R.A.W.), op. cit., p. 666-667.
ABANDONNER OU RENFORCER L’ÉTAT WEBÉRIEN ? 119

Peut-on se fier à une « main invisible » en neutralisant les garanties développées dans le
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cadre de la démocratie représentative ?
Toutes ces questions visent à montrer que les réformes entreprises sous divers labels
et avec des intentions politiques variées, testent les limites du modèle webérien sans
cependant présenter des alternatives crédibles à sa rationalité politique. Ce n’est que dans
le cadre d’une conception différente de la démocratie — et plus particulièrement la
démocratie délibérative — qu’un modèle a- ou poly-centrique pourrait générer par
lui-même la légitimité des décisions. Or, en est-on là ? Les conditions de sa réalisation
sont-elles réunies ?

*
* *
Il n’est pas question de douter des changements survenus dans l’environnement
socioéconomique qui ont suscité la crise actuelle du modèle webérien. Ces changements
en ont entraîné d’autres, relatifs au mode d’organisation politique et administrative.
Cependant, ceux-ci ne vont pas pour le moment suffisamment loin pour produire un
nouveau modèle de référence, susceptible de remplacer les éléments essentiels du modèle
webérien 36. La nature politique de l’administration et l’enjeu qu’elle représente pour la
démocratie conduisent nécessairement à préserver le noyau dur de la logique webérienne,
dont le souci principal est la prévisibilité et le principe d’imputabilité qui sont
traditionnellement exprimés par l’administration bureaucratico-monocratique.
Dans la mesure où la légitimité du pouvoir trouve son origine dans le peuple,
l’élection — avec ses faiblesses — continue à être la méthode privilégiée de légitimation
générale du pouvoir et l’administration en dépend de manière indirecte. Le démocratie
représentative a besoin d’une administration tournée vers le haut ; les notions de
responsabilité, d’imputabilité et de contrôle sont définies en conséquence et déterminent
à leur tour l’essentiel des attentes vis-à-vis des fonctionnaires : professionnalisme,
éthique et sens de l’intérêt général.
De l’autre côté, ce type de démocratie et d’administration a besoin d’être complété
par la participation, la reconnaissance du pluralisme des acteurs sociaux hors État, la
décentralisation, autant que par l’efficacité et la réceptivité de l’action administrative aux
attentes des citoyens. D’ailleurs, l’administration n’a pas forcément à se présenter
comme un monolithe ; l’agencification, la discrétion, la flexibilité et la réceptivité
peuvent très bien coexister avec la rationalité du modèle webérien à condition qu’elles
soient accompagnées de méthodes alternatives permettant de préserver le lien avec le
principe démocratique et ses corollaires. D’autres formes organisationnelles comme
d’autres légitimités pourraient très bien émerger — et, en effet, elles ont émergé — à côté
de la légitimité démocratique incorporée dans le modèle webérien ; leur importance et
leur potentiel ne peuvent se mesurer que par ce qui fait la rationalité politique et
démocratique du modèle initial.
Il n’est pas exagéré de prétendre que dans le débat actuel autour de la remise en
cause de l’État webérien, on a fini par confondre la forme et la substance ; on est même
passé outre la question des rapports entre démocratie et bureaucratie et celle de la
prévisibilité de l’appareil de pouvoir dans un cadre démocratique, questions auxquelles

36. C’est dans ce cadre que J. Chevallier (op. cit.) place la notion d’État post-moderne comme une forme
politique ambiguë qui constitue une transition vers une conception différente de l’organisation politique.
120 CALLIOPE SPANOU

le modèle webérien avait apporté des éléments de réponse. Ces questions ont en revanche
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été remplacées par d’autres, à logique différente, qui ont servi la cause néolibérale de
l’État minimal et de la primauté du marché 37. Ayant changé les questions, l’État
webérien ne paraît plus la réponse appropriée et il serait donc à abolir, à remplacer. Mais
par quoi ? Un modèle d’entreprise, marchand, un « réseau » de gouvernance ? Dans ce
débat, l’essentiel a été noyé par des discours et affirmations idéologiques sur la
supériorité de la gestion privée ou la démocratie fonctionnelle et le caractère démocra-
tique des réseaux.
À la question formulée par le titre de cet article, on pourrait par conséquent répondre
qu’il n’est pas question d’abandonner l’État webérien mais il peut tout à fait être question
de le réformer. Et cette réforme, au lieu de le saper, peut le renforcer, en confirmant la
conception d’un État en rapport étroit avec les impératifs de la démocratie. Cet argument
s’appuie sur l’hypothèse que la conception établie de la démocratie esquisse le cadre dans
lequel diverses formes administratives peuvent être inventées, tout en traçant les limites
de la variation. Transgresser les limites entraîne des conséquences importantes sur la
manière dont la démocratie et ses corollaires (légitimité des décisions, imputabilité,
responsabilité et contrôle, intérêt général) sont entendus et organisés. C’est pourquoi la
logique essentielle du modèle webérien est à préserver malgré ses métamorphoses. Et ce
n’est que lorsqu’un nouveau modèle de démocratie sera en œuvre que le système
administratif pourra éventuellement abandonner la forme webérienne au profit de
quelque chose qui ne peut pas encore être identifié dans son ensemble.

37. J.-Q. Wilson constate que le plan Gore mettait l’accent sur la réceptivité des agences administratives
à la place de l’imputabilité démocratique qui en est quasiment absente. Wilson (J.-Q.), « Reinventing Public
Administration », Political Science & Politics, XXVII (4), Dec. 1994, p. 668. Voir aussi Kirlin (J.-J.), « The
Big Questions of Public Administration in a Democracy », Public Administration Review, 56 (5), 1996,
p. 416-23.

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